HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XIII. — LE TRAITÉ DE LA QUADRUPLE ALLIANCE.

 

 

La Turquie et les réformes de Mahmoud. — Méhémet-Ali. Engouement irréfléchi de la France pour le pacha d'Egypte. Bataille de Konieh. Politique des grandes puissances à l'égard de l'empire ottoman. Le traité d'Unkiar-Skélessi. — L'Espagne la terre classique de l'imprévu. Ferdinand VII. La Pragmatique-Sanction. Les Cortès par États. Le despotisme éclairé de Zea Bermudez. Martinez de la Rosa, Le Statut Royal. Traité de la Quadruple-Alliance. Défaite de don Miguel. La guerre civile en Espagne. Progrès de l'anarchie ; la Constitution de 1812. La France et l'Angleterre refusent l'intervention directe. La politique des grandes aventures. Toreno. Mendizabal. Isturitz. L'émeute de la Granja. M. Thiers demande l'intervention le roi s'y oppose. Démission du cabinet du 22 février 1836.

 

Depuis un demi-siècle, la Turquie vit d'une existence artificielle et factice qu'elle emprunte à l'Europe. Comme l'a dit M. de Bonald, les Turcs, campés en Europe, se sont suicidés par le long suicide de leur gouvernement leur orgueil fanatique, le Coran, loi fondamentale, à la fois religieuse, sociale et politique, ne leur ont point permis de s'incorporer, de s'assimiler les populations vaincues par eux ; ces nationalités diverses et ennemies se détachent l'une après l'autre de cet empire, comme les marbres d'une mosaïque qui se disjoint de toutes parts. Successivement il a perdu la Crimée, la Grèce, l'Algérie, une partie de ses îles de la Méditerranée, la Roumanie, la Serbie, l'Herzégovine. Ce simulacre d'empire ressemble à un édifice lézardé, dont la réparation est aussi chanceuse que la conservation, et si l'agonie de l'homme malade se prolonge, s'il continue à languir dans un état qui n'est ni la vie ni la mort, c'est que ses héritiers présomptifs ne sont pas d'accord sur le partage de la succession.

L'empire turc succombe sous le poids de ses propres vices, et lorsqu'il tente de les corriger, la Russie survient et ne lui permet pas d'entrer dans cette voie. Les essais de réformes n'ont consisté, la plupart du temps, qu'en stériles et incohérents plagiats de la civilisation européenne. C'est ainsi que Mahmoud II, en 1831, se préoccupait beaucoup plus d'emprunter à l'Europe chrétienne ses instruments, ses apparences extérieures que de trouver des hommes propres à les mettre en œuvre. Lorsque, dans la sanglante journée du 16 juin 1826, il massacrait les janissaires, ces nouveaux prétoriens orientaux, il avait à cœur de rétablir son pouvoir ébranlé, non de réformer l'état social et le gouvernement de ses peuples. Ses innovations portant bien plus sur le fond que sur la forme, étaient souvent abandonnées ou ne donnaient pas les fruits qu'en attendait ce novateur plus impétueux que réfléchi. Il jetait au vent des semences étrangères sans cultiver fortement lui-même le sol où elles devaient prendre racine et croître ; peut-être aussi ce sol restait-il, en dépit de toute tentative, ingrat et improductif par sa nature même.

En face de Mahmoud, au sein de l'empire, grandissait de jour en jour un autre réformateur plus habile, plus heureux, le célèbre Méhémet-Ali. Doué d'une forte et puissante intelligence, d'une ambition démesurée et sans frein, Méhémet-Ali, d'abord simple soldat d'Aboukir, se débarrasse, par la ruse et le massacre des mameluks, maîtres et tyrans féodaux de l'Égypte à travers mille péripéties, mille complots, mille intrigues, il réussit à s'emparer de ce pays, à s'en faire accorder l'investiture par la Porte qui n'y exerce plus depuis longtemps qu'une autorité fictive. Pour avoir une armée et une marine, il faut l'improviser, la tirer du néant ; il rencontre un officier français d'un grand mérite, le capitaine Sève grâce à lui, il enrégimente les fellahs (paysans égyptiens), déchus depuis longtemps du droit de porter des armes, les discipline à grands coups de cravache et arrive à posséder 130.000 hommes de troupes régulières organisées à l'européenne. Avec le concours de deux autres Français, il crée une marine, construit 31 navires de guerre montés par 16.000 hommes d'équipages. L'agriculture, avant lui, semblait frappée de mort la vallée du Nil, cet ancien grenier de Rome, reprendra une partie de son antique fertilité. Méhémet-Ali commence par confisquer les titres de propriété des Égyptiens, puis il s'adjuge le monopole de l'agriculture, et entreprend de faire de l'Egypte une sorte de grande ferme modèle, où il développe la culture de l'indigo, de la garance, du riz, du froment, de l'opium, des vers à soie, où il fonde des manufactures, des écoles de toute espèce ; il a pour fils Ibrahim-Pacha, guerrier redoutable, qui lui obéit avec le fanatisme des premiers sectateurs de Mahomet et qui est l'instrument, le bras de ce cerveau puissant. Mieux que Louis XIV lui-même, il peut dire l'État, c'est moi. La France tout entière, les Chambres, opposition et majorité, le gouvernement, nos diplomates, suivaient d'un regard sympathique, encourageaient cette résurrection d'un peuple galvanisé par un homme qui nous empruntait nos savants, nos officiers, nos chimistes, qui envoyait ses fils dans nos écoles, qui se disait notre protégé, notre élève, qui savait nous flatter, nous séduire, éblouir notre imagination. Méhémet-Ali n'était pas seulement un conquérant, un organisateur, c'était encore un habile diplomate ; comme l'écrit M. de Loménie, pour dissimuler, atteindre et agir à propos, détruire ses ennemis les uns par les autres, ce Louis XI circoncis, qui apprit à lire à l'âge de 46 ans, en eût remontré à Pisistrate, aux Borgia, à tous les grands roués des temps anciens et modernes. On lui lisait un jour une traduction de Machiavel, il se contenta de dire : les Turcs en savent plus long, et ce mot le dépeignait tout entier, lui le moins scrupuleux, le plus retors de tous les Turcs.

Cette admiration exclusive, presque passionnée, cet engouement pour Méhémet-Ali partaient d'un sentiment peu réfléchi et devaient entraîner de graves conséquences. La France qui voyait dans le fameux pacha son vicaire oriental, le continuateur de l'œuvre commencée sur les bords du Nil par le vainqueur des Pyramides, le restaurateur de son influence en Orient, le fondateur d'un nouvel empire arabe, la France se trompait lourdement. Sa politique, dans cette question, a pris sa source dans notre brillante expédition de 1798 en Egypte, dans le renom de nos généraux, de nos soldats, de nos savants, dans les souvenirs et les impressions qui sont restés de leurs exploits et de leurs travaux, dans des élans d'imagination, non dans des calculs de sécurité et d'équilibre un vif intérêt s'est attaché au théâtre de cette gloire nationale et singulière l'Égypte, conquise par une armée française, décrite par un Institut français, est devenue l'une des fantaisies populaires de la France nous avons eu à cœur ses destinées, et le nouveau maître glorieux et singulier aussi, qui la gouvernait alors avec éclat en se tournant vers nous, a été pour nous un allié naturel que nous avons soutenu par penchant et entraînement bien plus que par réflexion et intérêt.

Cette domination du vice-roi d'Égypte n'avait-elle pas quelque chose de précaire ? reposait-elle sur des bases solides ? n'était-ce pas un édifice brillant tout en façade et sans profondeur, qui s'écroulerait au premier choc de la civilisation européenne ? Ce gouvernement personnel, plus ambitieux que fort, ajoutait-il quelque chose à la prospérité, à la sécurité morale et matérielle de ses sujets ? Telle était la vraie question, la véritable mesure de l'intérêt qu'on devait porter à Méhémet-Ali. Celui-ci avait réussi à augmenter le revenu de l'Égypte dans la proportion de 1 à 7 ; il avait bien pu lui arracher 80 millions de revenus, mais par quels moyens, par quel système ? 2 Une population diminuée d'un tiers, les deux autres tiers plus misérables que jamais, l'Égypte incarnée dans un homme qui s'était constitué son unique propriétaire, son unique industriel, son unique commerçant, n'empruntant à nos institutions que des moyens d'accroissement, d'action et d'éclat ; le despotisme le plus brutal, le plus écrasant, n'ayant pour base que la haine, le détriment, l'oppression du plus grand nombre et aboutissant visiblement à la destruction de l'espèce humaine ; voilà le revers de cette médaille dont on cachait avec soin les défauts, de cette tyrannie orientale organisée à l'européenne. L'Égypte actuelle, écrit Loménie en 1840, est l'œuvre du génie enté sur l'égoïsme ; c'est une machine habilement construite que deux millions d'hommes s'épuisent t à faire fonctionner au profit d'un seul. Le fellah cultive et le pacha récolte, le fellah fabrique et le pacha vend, le fellah travaille, souffre et maudit le pacha qui pressure, bâtonne et exploite le fellah. En somme, le pacha a une belle armée, une belle flotte, de belles manufactures, de belles plantations, de beaux revenus et l'on peut dire, sans exagération, que les quatre cinquièmes de ses sujets s'estiment heureux quand ils ne meurent pas littéralement de faim.

Mais l'opinion publique française avait choisi le pacha pour idole, et l'Orient semblait devenu à nos yeux ce qu'il a été de tout temps pour les poètes, le pays des chimères, de l'invraisemblance. Méhémet-Ali était à la mode ! on pensait qu'il allait improviser de toutes pièces un immense empire, comme les enchanteurs des Mille et une Nuits font, d'un coup de baguette magique sortir de terre des châteaux, des géants, des armées de serviteurs fidèles. La France laissait de côté l'histoire pour le roman, la prose pour la poésie, la réalité pour le rêve. Malheureusement les nations comme les individus, payent cher leurs fantaisies et leurs caprices. Le traité du 15 juillet 1840 devait plus tard nous apprendre le danger de ces maladies d'imagination qui nous saisissent périodiquement et dont nous avons tant de peine à nous guérir.

En dépit de ses protestations, de ses serments de fidélité multipliés envers le sultan, Méhémet-Ali aspirait à secouer le joug de la Porte et à fonder, pour son propre compte, un État indépendant. Son idée fixe était qu'on lui concédât l'Égypte, le district d'Adana, la Syrie à titre héréditaire il y revenait sans cesse, cherchant à convaincre les envoyés français, rappelant l'exemple des Grecs et des Belges qui n'avaient pas eu la même déférence que lui pour les puissances. Je me considère, disait-il, comme un homme placé en présence d'un ennemi qui tient le fer levé sur lui j'ai devant moi un bouclier, vous me demandez de renoncer à ce bouclier, vous êtes mes amis, je vous le livre, mais parce que j'ai la confiance que vous avez une autre défense à me donner sans cela ce serait vouloir me tuer. Deux fois il avait demandé la Syrie au sultan, en récompense de ses victoires contre les Wahabytes, de l'appui qu'il lui avait prêté dans la guerre de Morée deux fois, le sultan lui avait manqué de parole. Mahmoud II avait conçu contre lui une haine violente, méditait constamment sa ruine le pacha résolut de prendre les devants et d'engager la lutte où le poussait son ambition. Un prétexte se présentait, il le saisit avec empressement il prétendit punir le pacha d'Acre d'avoir permis à six mille fellahs, émigrés d'Egypte, de s'établir en Syrie, et le 27 novembre 1831, Ibrahim-Pacha, après s'être emparé au pas de course de Gaza, de Jaffa, vint à la tête de 40.000 hommes assiéger Saint-Jean d'Acre. Un siège de six mois lui livra cette ville réputée imprenable en Orient depuis l'échec du premier consul Bonaparte il se dirigea alors au-devant de l'armée turque qui s'avançait à sa rencontre. Le vice-roi a levé le masque, refusé d'obéir aux injonctions du sultan, son fils et lui ont été déclarés rebelles, mis hors la loi, un firman d'excommunication lancé contre eux le 8, le 30 juillet 1832, à Homs, à Beylan, Ibrahim taille en pièces, anéantit les deux corps d'une première armée turque le 21 décembre, une troisième victoire remportée à Konieh lui livre l'Asie Mineure et lui ouvre la route de Constantinople.

La question d'Orient se posait brusquement chaque puissance devait y apporter ses prétentions, ses sentiments très-divers, selon ses intérêts et ses traditions. La Prusse, l'Autriche voulaient conserver l'intégrité de l'empire ottoman dans l'intérêt de la paix générale, surveiller et contenir les projets de la Russie.

L'Angleterre partageait la même préoccupation à un plus haut degré ; elle se souvenait du mot célèbre de lord Chatam : Je ne discute pas avec quiconque me dit que le maintien de l'empire ottoman n'est pas pour l'Angleterre une question de vie ou de mort. Guidée par ses nécessités de grande puissance navale et coloniale, elle voyait d'un œil inquiet le rapide accroissement des forces du pacha d'Égypte, notre fidèle allié d'autre part, l'occupation de Constantinople par les Russes, lui eût fait perdre une partie de son influence dans la Méditerranée, des débouchés commerciaux d'une importance majeure et ses communications avec l'Inde par la Turquie. Enfin l'Angleterre est la première des nations musulmanes, elle possède 48.000.000 de sujets qui obéissent aux lois de Mahomet, regardent le sultan comme son successeur et leur chef religieux la sécurité de son immense empire dans l'Indoustan exige que ceux-ci ne soient troublés ni dans leur religion, ni dans leurs préjugés ainsi, ses intérêts accidentels et permanents dictaient sa conduite.

La Russie, suivant avec fidélité les vues traditionnelles de Pierre le Grand et de Catherine II, voulait dominer l'empire ottoman en le protégeant elle se proposait de recommencer en Turquie cette tactique d'immixtion progressive, d'intervention déguisée qui lui avait si bien réussi en Pologne ; alors comme aujourd'hui elle cherchait tous les moyens de miner, d'affaiblir et d'asservir la Porte. On ne peut, à la vérité, s'empêcher d'admirer cette unité invariable dans la politique des czars qui marchent imperturbablement vers leur but, l'extension indéfinie de la puissance russe, sur terre et sur mer, par la diplomatie, par les armes, par la force et par la ruse. Ne point laisser les autres puissances se mêler de ses affaires intérieures, remplir tout l'Orient de sa présence, offrir et imposer partout sa garantie et son protectorat, remuer, exciter les populations turques, se servir de l'ascendant que la religion a sur les Slaves, les Grecs et les Roumains, et par la suprématie spirituelle, tenter d'arriver à l'empire d'Orient, profiter des divisions, des incertitudes, des conflits, de l'affaiblissement des nations européennes tel est le jeu ordinaire, telle l'habitude constante et séculaire de la Russie c'est une politique toute romaine, profondément machiavélique, qui ne reconnaît ni amis, ni ennemis, pour laquelle il n'existe que des instruments, mais dont on ne peut méconnaître la force et l'implacable ténacité. Catherine II disait à l'ambassadeur d'Angleterre, quand cette puissance armait contre elle : Puisque votre cour veut me chasser de Saint-Pétersbourg, elle me permettra, j'espère, de me retirer à Constantinople. Plus tard, Alexandre, insistant auprès de Napoléon pour avoir cette capitale, ajoutait il faut bien que j'aie dans ma poche les clefs de ma maison. Toute la politique russe est contenue dans ces deux mots célèbres[1].

La France avait une situation spéciale qui lui permettait une loyale impartialité, mais sa politique était compliquée et alternative elle voulait servir à la fois le sultan et le pacha, maintenir l'empire ottoman et grandir l'Egypte. Cette double tactique ne pouvait satisfaire deux ennemis mortels, armés de prétentions inconciliables fatalement, elle aurait pour résultat de nous aliéner les sympathies de l'un ou de l'autre.

Dès ses premiers revers, le sultan s'était hâté d'invoquer l'assistance de ses alliés seules la France et la Russie répondirent à son appel. L'Angleterre et l'Autriche, craignant d'augmenter le crédit de la France en appuyant sa solution, s'abstinrent au début.

Nous n'essayerons point de conduire le lecteur dans ce dédale de négociations, d'intrigues, dans cet imbroglio de pièges diplomatiques qui, pendant huit mois, eurent pour principaux acteurs le sultan et le pacha, le général Mouravieff et le comte Orloff, M. de Varennes et l'amiral Roussin. M. de Varennes, notre habile chargé d'affaires, entreprend de réconcilier Mahmoud et Méhémet, de rétablir la paix au moyen de concessions convenables faites à ce dernier mais le vice-roi s'obstine, réclame, outre le pachalik de Syrie, le district d'Adana qui lui fournira en abondance des bois de construction, et lui donnera un pied dans l'Asie Mineure au delà du Taurus.

Le général Mouravieff, envoyé extraordinaire du czar, arrive à Constantinople chargé d'offrir à la Porte le secours de sa flotte et de son armée. Après la bataille de Konieh, Mahmoud, rempli d'effroi, perd tout sentiment de dignité sa pusillanimité devient presque de la folie, il se hâte de demander en secret au czar l'assistance d'une flotte dans le Bosphore et d'un corps de 25 à 30.000 hommes. En vain quelques-uns de ses conseillers veulent l'éclairer sur les desseins des Russes. Que m'importe l'empire, s'écrie-t-il dans le délire de sa haine, que m'importe Constantinople ? Je donnerais Constantinople et l'empire à celui qui m'apporterait la tête de Méhémet-Ali !

L'amiral Roussin, nommé ambassadeur de France à Constantinople, y débarque au moment où la flotte russe entre dans le Bosphore. Il fait aussitôt savoir à la Porte que les ordres de son gouvernement l'obligent à se rembarquer, si les vaisseaux russes ne quittent immédiatement la rade il s'engage en retour à faire consentir Méhémet-Ali aux conditions que la Porte lui a proposées. Le sultan accepte son offre, et l'amiral écrit le 22 février au pacha : Persister dans les prétentions que vous avez soulevées, ce serait appeler sur votre tête des conséquences désastreuses, qui, je n'en doute pas, éveilleront vos craintes. La France tiendra l'engagement que j'ai contracté ; elle en a le pouvoir et je garantis sa volonté. Il ne me reste plus qu'à espérer que vous ne nous forcerez pas à attaquer une puissance en partie notre ouvrage, à ternir une gloire dont je suis l'admirateur sincère. Le pacha refuse avec hauteur de céder, et comme Ibrahim n'a pas remis l'épée dans le fourreau, qu'il parle toujours d'aller faire boire son cheval dans les eaux de Scutari, Mahmoud tend de nouveau les bras à la Russie.

Cependant le cabinet de Londres est enfin sorti de son inaction calculée, il a compris qu'il vaut mieux se mettre à la suite de la politique française en Orient, que d'assister à la prise de possession de Constantinople par les Russes. Les négociations, les intrigues continuent le 5 avril, une flotte russe jette de nouveau l'ancre dans le Bosphore et débarque 5.000 hommes de troupes sur le rivage asiatique, un corps d'armée de 24.000 hommes a franchi le Pruth et s'avance vers le Danube le plénipotentiaire russe encourage secrètement le sultan à ne rien accorder au vice-roi en dehors de la Syrie. Enfin les remontrances, la pression du corps diplomatique, l'envoi de deux escadres française et anglaise dans la Méditerranée, de nouvelles révoltes dans la Turquie d'Europe convainquent Mahmoud de la nécessité de céder la Syrie avec le district d'Adana. L'armée d'Ibrahim-Pacha commence aussitôt son mouvement de retraite et évacue l'Asie Mineure, les forces russes se retirent le 10 juillet, et pour cette fois, la paix paraît rétablie.

Mais la question d'Orient est de celles qui ont le triste privilège de renfermer dans leurs flancs la discorde et l'incendie, de faire naître comme une longue traînée de dissentiments et d'agitations ; avec elle, jamais on n'est plus près de la guerre que lorsqu'on croit la paix assurée. Le conflit avait pris fin entre Mahmoud et Méhémet-Ali il renaissait au même moment sous une autre forme le 6 mai, le lendemain du jour de la conclusion de la paix, le comte Orloff, ami particulier et confident intime du czar, était entré à Constantinople avec grand fracas, entouré d'un appareil inusité, revêtu du titre d'ambassadeur extraordinaire et de commandant supérieur de toutes les forces russes dans l'empire ottoman. L'arrivée de ce personnage, l'inutilité apparente, l'éclat fastueux de cette ambassade, inspirèrent aux autres cours de justes défiances que la Porte essaya vainement de dissiper, en affirmant que la présence du comte Orloff n'était qu'un signe explicite de la bonne harmonie entre la Sublime Porte et la Russie. On sut bientôt la vérité le 8 juillet 1833, deux jours avant le départ de la flotte russe, un traité secret de défense réciproque avait été conclu et signé entre le czar et le sultan. Par ce traité, chacune des hautes parties contractantes s'engageait à fournir à l'autre toutes les forces de terre et de mer dont celle-ci aurait-besoin pour la tranquillité et la sûreté de ses États l'article 8 portait ce qui suit : Comme S. M. l'empereur de toutes les Russies, voulant épargner à la Sublime Porte la charge et les embarras qui résulteraient pour elle de la prestation d'un secours matériel, ne demandera pas ce secours, lors même que les circonstances mettraient la Sublime Porte dans l'obligation de le fournir, la Sublime Porte ottomane, à la place du secours qu'elle doit prêter au besoin, d'après le principe de réciprocité du traité patent, devra borner son action en faveur de la cour impériale de Russie, à fermer le détroit des Dardanelles, c'est-à-dire à ne permettre à aucun bâtiment de guerre étranger d'y entrer sous un prétexte quelconque.

Ainsi la terreur que Méhémet-Ali inspirait à Mahmoud, la conviction que le pacha recommencerait bientôt la guerre conduisaient le sultan — le représentant de l'ombre de Dieu sur la terre — à devenir le client officiel, à subir la suzeraineté du czar. Oublieux des leçons de l'histoire, il suivait les mêmes errements qui avaient perdu la Pologne chrétienne et qui pouvaient faire de la Turquie une Pologne musulmane c'est lui-même qui introduisait à Constantinople son ennemi mortel et qui, pour éviter un moindre danger, encourait un péril bien autrement grave, semblable à l'homme qui préférerait la mort à une simple blessure. L'empire ottoman, on l'a dit souvent, c'est aujourd'hui l'empire d'une ville dont le comte Orloff emportait en 1833 les clefs dans ses poches. Le traité d'Unkiar-Skélessi assurait à la Russie une prédominance de fait qui avait tous les avantages de la possession sans en avoir les inconvénients ; il convertissait la mer Noire en un lac russe dont la Turquie lui gardait l'entrée contre ses ennemis possibles, étendait sa prépondérance jusqu'à la Méditerranée. Si le traité ne restait pas à l'état de lettre morte, M. de Varennes avait raison de s'écrier dans son indignation : Je vois bien que décidément, la Turquie n'est plus qu'une province russe.

Ce n'était pas là le résultat que l'Europe avait attendu de sa médiation pour sauver la Porte des armes d'Ibrahim la France avait le droit d'être blessée, l'Angleterre était atteinte dans ses intérêts fondamentaux les premières dépêches de lord Palmerston au cabinet des Tuileries ne parlaient de rien moins que de déclarer la guerre à la Russie, et de forcer le passage des Dardanelles avec une flotte combinée. L'Angleterre et la France témoignèrent à la Turquie leur ressentiment de son lâche abandon à Saint-Pétersbourg, M. de Lagréné, chargé d'affaires en l'absence de M. le maréchal Maison, remit au comte de Nesselrode une note où il déclarait que si les stipulations du traité devaient amener une intervention armée de la Russie dans les affaires intérieures de la Turquie, le gouvernement français se tiendrait pour entièrement libre d'adopter telle ligne de conduite qui lui serait suggérée par les circonstances, agissant dès lors comme si le traité en question n'existait pas. M. de Nesselrode répondit sur le même ton : Guidé par les intentions les plus pures comme les plus désintéressées, S. M. l'empereur est résolu de remplir fidèlement, le cas échéant, les obligations que le traité du 8 juillet lui impose, agissant ainsi comme si la déclaration contenue dans la note de M. de Lagréné n'existait pas.

De telles communications semblaient présager une guerre imminente les cabinets de Londres et de Paris ne se bornaient pas à de vaines protestations ; ils se hâtaient d'augmenter leurs forces navales dans la Méditerranée, d'imprimer à leurs armements la plus grande activité.

Le prince de Metternich n'avait pas vu sans inquiétude la domination morale des Russes à Constantinople convertie en droit écrit par le traité d'Unkiar-Skelessi ; mais, partagé entre son mécontentement et le désir d'éviter toute mésintelligence sérieuse avec le czar, influencé par cette peur des révolutions qui le caractérisait, par son aversion pour le pacha d'Egypte, autre révolutionnaire selon lui, il n'avait eu garde de joindre ses protestations à celles de l'Angleterre et de la France. Il profita des conférences de München-Graetz pour adresser à Nicolas d'amicales représentations et lui démontrer les inconvénients d'un traité que l'Europe ne pourrait pas laisser exécuter lorsque le moment viendrait. L'empereur de Russie n'avait au fond nulle envie de la guerre, il affecta de faire bon marché du traité, affirma au chancelier d'Autriche qu'il ne comptait en tirer aucun avantage particulier. Le chancelier fut ou voulut paraître rassuré ; il fit grand bruit des concessions verbales obtenues, et comme ni la France ni l'Angleterre ne se souciaient non plus de pousser jusqu'au bout leurs menaces, elles résolurent d'attendre ; les bruits de guerre s'apaisèrent et les escadres rentrèrent pour hiverner à Toulon et à Malte.

Dans cette première phase de la question, la politique de la France l'avait emporté quant à l'Egypte, mais la politique de la Russie avait triomphé à Constantinople. L'Angleterre et l'Autriche se voyaient menacées de perdre toute influence en Orient, et la première commençait à s'inquiéter sérieusement de notre faveur déclarée pour le pacha ; loin d'être vidée, la question d'Orient demeurait une fois de plus suspendue et ajournée, la paix conclue entre le vice-roi et la Porte n'était qu'une paix boiteuse, mal assise, peu sincère de part et d'autre, et le traité d'Unkiar-Skelessi demeurait une menace continuelle pour l'avenir.

Pour bien comprendre la nature, la cause des difficultés que présentaient au gouvernement français les affaires d'Espagne il est indispensable de se rendre compte du génie, du tempérament de ses habitants. La violence des passions, l'incohérence des résolutions et des actions, le goût des émotions et des grandes aventures, tels sont les traits caractéristiques de cette nation héroïque et fantasque, extrême dans ses défauts comme dans ses qualités, toujours prête à brûler ce qu'elle a adoré la veille, à adorer ce qu'elle brûlera le lendemain. Depuis quatre-vingts ans, sa vie politique ressemble à l'odyssée tragi-comique de Don Quichotte, son héros favori, ou à une de ces comédies de cape et d'épée de Calderon, de Lope de Vega, dont les personnages, avec leur énergie mêlée de jactance et de bravoure, leur audacieuse imprévoyance, la noblesse de leurs sentiments, se débattent avec aisance au milieu des plus étonnantes contradictions, de l'imbroglio le plus compliqué. Les mesures arbitraires, les coups d'État, les infractions à la constitution sont depuis longtemps en Espagne, le fait de tous les cabinets, de tous les partis les généraux s'y laissent comme les simples particuliers distraire de leurs devoirs militaires pour y pratiquer la politique des insurrections, des pronunciamentos, ce danger le plus grave d'un pays qui prétend à la liberté. En six mois, en moins de temps peut-être, le peuple espagnol criera : Viva el rey neto !Vive le roi absolu ! — et se soulèvera contre lui ; il appellera de ses vœux la monarchie constitutionnelle et lui refusera obéissance il portera aux nues la république et la vouera aux gémonies, il réclamera l'intervention étrangère et la maudira. Ne demandez pas à ces hommes du Midi, le respect de la légalité, l'énergie patiente, l'esprit de suite, conditions indispensables du régime parlementaire rien ne répugne davantage à leur mobilité, à leur fougue indisciplinée et leur orgueil individuel les rend peu aptes à sacrifier leurs penchants particuliers à l'intérêt général. Je ne suis pas si inquiet, disait l'un d'eux à notre ambassadeur, il y a pour l'Espagne une providence à part, et nous nous en tirerons. — Je ne m'étonne pas, répondit M. Bresson, que vous ayez une providence pour vous seuls, vous lui donnez assez à faire pour occuper tout son temps.

L'Espagne en effet, est la terre classique de l'imprévu, l'Eldorado du merveilleux politique Si c'était ici le lieu, disait M. de Loménie, je prouverais, en racontant l'histoire de ce singulier pays, qu'il n'en est pas un autre en Europe qui présente une telle mosaïque d'idées et de passions contraires, une telle absence de logique dans le développement des faits, un tel flux et reflux dans le mouvement des esprits, de telles bizarreries, de tels contrastes, de telles inconséquences dans les choses et dans les masses. L'histoire de l'Espagne ressemble au sol et aux mœurs de l'Espagne c'est un tissu d'accidents, grands ou petits burlesques ou glorieux, quelque chose de bizarre, de heurté, une olla podrida de faits où la fierté démocratique, le fétichisme monarchique, l'exaltation religieuse et l'individualisme jouent un rôle successif et souvent simultané. En moins de cinq siècles, l'Espagne a été tour à tour en Europe un symbole de liberté, de despotisme, de grandeur, de faiblesse, de lumière et d'abrutissement. Aujourd'hui, il y a un peu de tout cela dans sa situation ; l'Espagne se souvient de ce qu'elle fut, et elle a la conscience de ce qu'elle est. La France raisonneuse, railleuse, philosophique, saturée des fruits de l'arbre de la science et usée tout entière à la surface, la France de 89 ne ressemble guère à l'Espagne de 1840, abrutie il est vrai, par un long despotisme, mais jeune et inculte encore de cœur et d'âme, comme au temps du Cid. Aussi dans ce travail de fusion qui se fait chez elle entre tant d'éléments hétérogènes, il y a comme un perpétuel et capricieux mouvement de va-et-vient, une sorte de fièvre intermittente mélangée d'apathie et de délire qui semble prendre plaisir à déjouer toutes les prévisions. Dans ce tourbillon, les hommes passent et repassent aussi rapides, aussi imprévus que les choses. Nos Tirésias politiques qui ne se lassent jamais, prennent leur longue-vue, et, à chaque secousse nouvelle, ils s'épuisent en prophéties aussitôt démenties que formulées. L'Espagne va s'arrêter, disent-ils, et l'Espagne marche, l'Espagne va courir à sa ruine, et l'Espagne fait halte, l'Espagne se meurt, l'Espagne est morte, et l'Espagne vit toujours... Si je pouvais vous dérouler ici toutes les péripéties de cet imbroglio tragi-comique qui compose l'histoire d'Espagne depuis dix ans, où les vaincus de la veille sont les vainqueurs du lendemain, les vaincus du surlendemain, et ainsi de suite indéfiniment, où le mieux est toujours voisin du pire, où tout se commence et rien ne s'achève où la nation, nouvelle Pénélope, s'amuse à défaire la nuit l'ouvrage du jour, environnée de poursuivants qu'elle encourage tour à tour pour les mieux tromper, en attendant un Ulysse qui ne vient pas, si je pouvais peindre ce steeple-chase politique où les écuyers sont désarçonnés les uns après les autres, au moment même où ils se croient le plus près du but, vous en concluriez que le rôle de prophète est après celui d'acteur, le plus chanceux de tous quant à l'Espagne.

Le roi d'Espagne Ferdinand VII régnait depuis 1814, faisant peser sur son peuple une domination violente et cruelle il avait juré les deux constitutions ultra-libérales de 1812 et de 1823, et n'avait pas tenu ses serments. De 1814 à 1820, il fut roi absolu dans toute la force du terme ; en 1820, à une orgie de despotisme de six ans, succède une orgie démagogique de trois ans le roi, prisonnier des rebelles, délivré par l'intervention française, reprend son pouvoir qu'il signale par des vengeances impitoyables, aveugles, frappant sans distinction révolutionnaires et libéraux modérés. Veuf de trois femmes dont aucune ne lui à laissé d'enfants, il déteste sa famille et en particulier son frère don Carlos, héritier présomptif, dévot ascétique, dont le fanatisme étroit et sombre convient au parti absolutiste et apostolique. Il épouse en 1829 sa nièce Marie-Christine, fille de la reine des Deux-Siciles, et, voulant à tout prix écarter don Carlos du trône, fait publier en 1830 une Pragmatique Sanction qui reconnaît les filles capables d'hériter de la couronne.

Cette Pragmatique donne lieu à une des comédies les plus piquantes qui aient été jouées autour du lit d'un mourant durant la maladie du roi, le parti apostolique gagne Calomarde, ancien domestique devenu premier ministre grâce à lui, il arrache à Ferdinand la révocation de la Pragmatique. Le parti de la reine est dans la stupeur, celle-ci se prépare à l'exil ; mais, à l'étonnement général, le moribond ressuscite une nouvelle révolution de palais s'accomplit l'infante Louise-Charlotte, femme d'un caractère impérieux, administre de sa main deux soufflets princiers à Calomarde, les domestiques de Christine battent ceux qui tiennent pour le parti absolutiste ses amis dénoncent à Ferdinand l'intrigue dont il a été le jouet, reprochent à ce Géronte couronné sa pusillanimité, obtiennent une nouvelle rétractation, une confirmation définitive de la Pragmatique. Don Carlos, roi quelques heures avant, est exilé de Madrid, les ministres sont destitués, Calomarde remplacé par Zea Bermudez, la reine Christine déclarée régente par anticipation, des mesures de clémence adoptées, une amnistie accordée le 4 avril 1833, les Cortès par États convoquées pour prêter serment à l'infante Isabelle.

Les Cortès, sorte d'États Généraux comme ceux de notre ancienne monarchie, ne rappelaient guère ces Cortès d'Aragon du quinzième siècle, devant lesquelles, le souverain, à genoux, recevait l'investiture par cette fameuse formule : Nos otros, que cada uno por si, somos tanto como os, y que juntos, podemos mas que os, os hacemos a nuestro rey, con tanto que guardareis nuestros fueros, sino... no ![2] C'étaient les Cortès de Charles-Quint, de Charles IV, les Cortès de la monarchie absolue, dont la mission, depuis deux cents ans, n'était ni de discuter, ni de voter, mais seulement de rendre foi et hommage au souverain le Tiers-État n'y était représenté que par. les députés de trente-sept villes, désignés eux-mêmes par des fonctionnaires municipaux, tous nommés par le roi ou héréditaires. Les Cortès par États prêtèrent solennellement leur serment à la jeune reine, et, bientôt après, le 20 septembre 1833, Ferdinand VII mourut, léguant à l'Espagne un long avenir de révolutions et d'anarchie.

La Pragmatique Sanction avait tous les caractères d'un acte légitime et régulier, elle faisait revivre l'ancienne législation, celle qui, se rattachant aux Goths, permet aux femmes de monter sur le trône. Jusqu'à Philippe V, le fait avait été conforme au droit. C'est ainsi qu'au quinzième siècle, Isabelle la Catholique épousant Ferdinand le Catholique, lui apporta la Castille et fonda la monarchie espagnole. C'est ainsi que Charles-Quint monta sur le trône d'Espagne, car il n'était Espagnol que par sa mère. En 1714, Philippe V substitua à la loi espagnole une sorte de loi salique qui restreignait la succession des femmes au cas où il n'y aurait pour le trône aucun héritier mâle, soit direct soit collatéral il fit adopter ce principe par les Cortès réunies en 1717. En 1789, Charles IV, bien qu'il eût des fils, modifia la loi nouvelle introduite par Philippe V et revint aux anciennes traditions de la monarchie ; la mesure fut sanctionnée par les Cortès, mais non promulguée. Les Cortès constituantes de 1812 maintinrent, en le réglementant avec détail, le principe de la succession féminine. Ainsi la Pragmatique de 1830 consacrait le droit ancien et actuel de la monarchie.

Don Carlos et ses partisans ne l'entendirent pas de la sorte, ils se prétendirent lésés, et se préparèrent ouvertement à la guerre civile aux uns don Carlos apparaissait comme le représentant du pouvoir absolu, de la royauté de droit divin aux habitants de la Biscaye, du Guipuscoa et de la Navarre, il promettait le maintien de leurs antiques fueros ou privilèges, dont le sort, disait-il, était lié à celui de la vieille monarchie. A sa voix, les provinces basques se soulevèrent. Composés de vallées étroites, entourés de hautes montagnes, de précipices profonds, formant un véritable labyrinthe de gorges et de défilés où quelques centaines d'hommes décidés peuvent tenir en échec une armée entière, ces pays sont éminemment propres à une guerre de partisans pendant cinq ans ils furent le principal théâtre de la lutte, fournissant au parti carliste un refuge ; une citadelle, une pépinière de soldats.

Le gouvernement français se trouvait appelé à s'occuper des affaires d'Espagne d'une façon directe il y avait pour lui un intérêt de premier ordre à conserver de bonnes relations avec un pays si voisin. Il n'hésita pas à reconnaître la reine Isabelle, Ferdinand VII, roi de droit divin, ayant pu rétablir la loi traditionnelle espagnole sur la succession au trône, au même titre que Philippe V avait pu l'abolir. La demi-loi salique de ce dernier convenait mieux à la France qu'un système qui pouvait faire régner comme époux en Espagne un prince étranger, hostile peut-être à la maison de Bourbon mais don Carlos levait le drapeau de l'absolutisme, se posait comme l'ennemi déclaré-du régime parlementaire, demandait aide et protection aux puissances du Nord, tandis que la reine Christine, par la force des choses, par son caractère, se trouvait amenée à s'appuyer sur le parti libéral, et paraissait avoir la faveur de la majorité de la nation[3]. Leduc de Broglie adressa les instructions suivantes à notre ambassadeur : Le roi Ferdinand décédé, vous serez d'abord dans la position d'un agent dont le caractère officiel est comme suspendu jusqu'à ce qu'il ait reçu de sa cour de nouvelles lettres de créance mais vous n'en devez pas moins, monsieur le comte, offrir immédiatement à la reine tout l'appui qu'elle pourra désirer de notre part vous lui ferez connaître ainsi qu'à ses ministres, notre disposition bien formelle à lui accorder cet appui de la manière et dans la mesure qu'ils jugeront les plus utiles aux intérêts du gouvernement nouveau. Toutefois la France n'entendait pas se mettre à la disposition du gouvernement espagnol, et pour ne laisser aucun doute à cet égard, le duc de Broglie eut soin, dans des dépêches postérieures, de réserver formellement son droit d'examen. Nous avons voulu avouer tout haut ce gouvernement, lui donner force et courage, en lui déclarant qu'il pouvait compter sur notre amitié, et nous montrer disposés à écouter favorablement ses demandes, s'il était réduit à nous en adresser, mais sans nous dessaisir du droit inhérent à tout gouvernement d'en apprécier l'opportunité, la nature et la portée.

Cependant la régente hésitait avant de se livrer au parti constitutionnel ; le ministre du jour, M. Zea Bermudez, partisan prononcé de la monarchie absolue, voulait combattre don Carlos avec les principes que ce dernier invoquait, et renfermait dans les réformes administratives ses promesses de progrès. Il annonça lui-même dans un manifeste signé par la reine, le maintien de son système, un despotisme éclairé, despotismo illustrado : il se proposait de se concilier les puissances du Nord, comme si le premier intérêt du gouvernement nouveau n'était pas de s'appuyer sur l'Angleterre et la France, il prenait ouvertement parti en Portugal pour l'usurpateur don Miguel. De la sorte il ne pouvait satisfaire personne, et les généraux qu'il avait choisis lui-même, donnèrent l'exemple de la désobéissance, en publiant contre lui de violents manifestes. Il tomba le 15 janvier 1834 et fut remplacé par M. Martinez de la Rosa, chef du libéralisme modéré.

Député aux Cortès de 1812, jeté en prison par Ferdinand et déporté pour quatre ans aux Présides de Ceuta, ministre des affaires étrangères pendant la crise de 1820, réfugié en France depuis 1824, littérateur distingué, esprit fin, orateur éloquent, M. Martinez de la Rosa signala son entrée au pouvoir par trois mesures considérables. Il proposa de rompre avec don Miguel, de reconnaître doña Maria comme reine de Portugal et d'envoyer une armée espagnole à son aide pour chasser les deux prétendants. Une charte constitutionnelle fut publiée sous le nom d'Estatuto real, statut royal, et bientôt suivie de la convocation des Cortès organisées en deux Chambres législatives une Chambre haute dite des proceres, mi-partie viagère, mi-partie héréditaire, une Chambre des députés, composée de cent quatre- vingt-huit membres nommés par l'élection à deux degrés.

Presque au même moment, un traité connu sous le nom de la Quadruple-Alliance, était conclu entre l'Espagne, le Portugal, la France et l'Angleterre. En Portugal, don Miguel disputait le trône à dona Maria, fille de don Pedro qui avait abdiqué l'empire du Brésil et était venu au secours de celle-ci malgré de brillants succès, celui-ci n'occupait encore que Lisbonne, Oporto, quelques villes maritimes. Don Miguel luttait avec persévérance, et sa cause ne semblait pas désespérée ; il avait auprès de lui l'infant don Carlos qui avait proclamé ses droits à la succession de Ferdinand VII. Les cabinets de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg venaient de rappeler leurs ambassadeurs, restés jusque-là à la cour de Madrid, et témoignaient ainsi de l'appui qu'ils entendaient accorder aux champions des idées absolutistes.

M. Martinez de la Rosa avait déjà manifesté l'intention d'intervenir dans les affaires du Portugal, et la surprise fut grande à Paris, lorsqu'on y sut qu'un traité d'alliance allait être signé entre l'Angleterre, l'Espagne et le Portugal. Le premier ministre espagnol n'entrait pour rien dans cette négociation ; mais lord Palmerston, toujours disposé à nous marquer son mauvais vouloir et à affirmer la prépondérance exclusive de son pays, avait noué tous les fils de ce complot diplomatique, entraîné les ambassadeurs d'Espagne et de Portugal. Pour sauvegarder les apparences, les rédacteurs du traité se réservaient d'offrir au cabinet des Tuileries d'y accéder M. de Talleyrand fit observer qu'il ne pouvait accepter de telles combinaisons et reçut l'ordre de présenter un contre-projet où la France figurait comme partie contractante, au même titre et sur le même pied que l'Angleterre. Malgré les représentations de lord Palmerston, et son désir ardent de ne pas nous admettre dans les transactions relatives aux affaires de Portugal, ses collègues, plus soigneux que lui de la politique générale de l'Angleterre, comprirent l'inconvenance de son procédé, et se rendirent à nos exigences.

Le traité de la Quadruple-Alliance, signé le 22 avril 1834[4], avait pour but unique de prêter assistance à l'Espagne et au Portugal afin de terminer la guerre civile. L'Angleterre promettait de donner à cet effet le concours d'une force navale, et le roi des Français s'engageait à faire ce qui serait arrêté d'un commun accord entre lui et ses trois augustes alliés. Mais en Europe, il produisit une grande sensation : cet aparté, cette alliance des quatre monarchies constitutionnelles parut une sorte de défi jeté aux monarchies absolutistes et comme une réponse péremptoire aux tentatives de coalition de München-Grætz. On voulut lire entre les lignes on y lut une alliance éclatante de l'Angleterre et de la France, poursuivant ensemble une politique commune et associées pour d'autres plus grands objets. Ni le cabinet français, ni le cabinet anglais n'entendaient lui donner une telle portée, mais ils en acceptèrent volontiers les apparences.

Le traité de la Quadruple-Alliance eut presque aussitôt en Portugal des résultats décisifs[5] poursuivi, cerné par l'armée espagnole et les troupes de don Pedro, don Miguel déposa les armes le 26 mai et signa à Evora une capitulation par laquelle il s'engageait à quitter immédiatement la Péninsule. Don Carlos fut obligé de partager le sort de son cousin et de s'embarquer avec lui pour l'Angleterre, d'où il repartit bientôt pour gagner furtivement la Navarre.

En Espagne, la situation se compliquait tous les jours, malgré les succès diplomatiques de M. Martinez de la Rosa, malgré ses concessions, ses tentatives pour fonder une monarchie constitutionnelle sur la double base de l'ordre et de la liberté. Son gouvernement avait affaire à deux sortes d'ennemis les apostoliques, les absolutistes qui se ralliaient à don Carlos, les révolutionnaires, les partisans de la constitution de 1812 d'une part, la guerre civile dans les provinces basques, d'autre part, les insurrections, les pronunciamentos dans les provinces du centre et du midi.

En Navarre et en Biscaye, la guerre civile menaçait de s'éterniser ; elle avait bientôt revêtu un odieux caractère d'atrocité des deux côtés on refusait de faire des prisonniers sous prétexte de représailles, on en vint à brûler les villages, à fusiller les femmes, les enfants. Les carlistes, commandés par un hardi général, Zumalacarreguy, obéissaient avec fanatisme, agissaient avec décision, se montrant dans toutes les provinces, troublant même la sécurité de Madrid par leurs audacieuses incursions la présence de don Carlos au milieu d'eux, les subsides des cours du Nord, tout contribuait à enflammer leur zèle, à accroître leur espoir. Les généraux christinos manquaient de vigueur, de système bien conçu, et, soit incapacité, soit impuissance, s'attiraient de fréquents échecs.

En même temps, l'anarchie révolutionnaire se donnait libre carrière ; le statut royal rencontrait pour adversaire cette fameuse constitution de 1812, conçue dans un moment d'exaltation patriotique, votée, rédigée en présence de l'armée française ; constitution monarchique de nom, républicaine de fait, plagiat évident de notre constitution de 1791, œuvre impraticable et absurde, mais qui flattait les passions démagogiques, en leur donnant libre carrière. C'était la République une et indivisible, abaissant sous son joug et prenant à son service l'ancienne royauté. Elle avait pour soutenir sa cause, un parti tout formé, dressé à la lutte, habitué à la domination, conduit par des chefs connus du pays et qui avaient dans les mauvais temps défendu son indépendance et réclamé ses droits, pleins d'idées fausses et de sentiments nobles, mauvais publicistes, patriotes sincères et orgueilleux auteurs.

Les communeros, les descamisados de 1820 s'agitaient de toutes parts ; les sociétés secrètes conspiraient au grand jour dans beaucoup de villes, des juntes insurrectionnelles proclamaient leur indépendance, leur adhésion à la constitution de 1812 la populace massacrait les moines à Reuss, à Madrid à Barcelone, on incendia des couvents, et les ouvriers, cédant à des passions aveugles dont on a trouvé des exemples en d'autres pays, brulèrent une fabrique de machines à vapeur. Le 18 janvier 1835, à Madrid, huit cents hommes du 2e régiment d'infanterie légère se soulevèrent au cri de à bas les ministres ! assassinèrent le capitaine général Cantérac, s'emparèrent de l'Hôtel des Postes, où ils soutinrent un siège et obtinrent une capitulation, qui leur permit de s'acheminer vers l'armée du Nord, enseignes déployées, emportant au bout de leurs baïonnettes toute la force morale du gouvernement. Chaque ville voulut avoir son émeute ; à la fin du mois d'avril, le pouvoir n'était plus obéi dans aucune province.

M. Martinez de la Rosa était dépourvu des qualités nécessaires pour faire face à de tels dangers homme de principes et de méditation, bien plus que d'action, il n'avait pas cette énergie que Casimir Périer avait mise en France au service de la cause conservatrice ; doué au plus haut degré du courage passif, il manquait d'esprit d'initiative et de résolution, ne savait pas gouverner, et, pour nous servir de l'expression très-juste d'un écrivain espagnol, il était de la famille des martyrs, mais il n'était pas de la famille des héros — es de la familia de los martires, pero no es de la familia de los herœs. Longtemps il avait résisté au courant d'opinion qui poussait le parti constitutionnel à solliciter l'intervention armée de la France et de l'Angleterre ; mais, en face du péril révolutionnaire, de la guerre civile, il se résigna à cette démarche. Le refus des cabinets de Saint-James et des Tuileries l'amena à donner sa démission, à déposer le fardeau si lourd du pouvoir.

La France et l'Angleterre avaient à cœur de venir en aide au gouvernement espagnol, de lui donner un concours efficace, sans aller jusqu'à l'intervention elle-même elles avaient confirmé le traité de la Quadruple Alliance en signant au mois d'août 1834 des articles additionnels d'après lesquels Louis-Philippe s'engageait à prendre les mesures les mieux calculées pour empêcher qu'aucune espèce de secours en hommes, armes ou munitions de guerre ne parvînt aux carlistes par le territoire français ; de son côté, le roi d'Angleterre promettait de fournir à la reine d'Espagne des secours d'armes, de munitions, de l'assister avec des forces navales et une légion auxiliaire. En 1835, la demande d'intervention directe trouva des adversaires résolus et des défenseurs décidés auprès du gouvernement français. L'ambassadeur de France en Espagne, M. Thiers, ministre de l'intérieur soutenaient qu'on devait envoyer une armée en Navarre ; d'après eux, le traité de la Quadruple-Alliance, les promesses faites par nos envoyés constituaient pour la France une obligation morale et étroite d'assister énergiquement la régente sans notre concours, la cause du régime constitutionnel et de la reine Isabelle était perdue en Espagne la monarchie de 1830 avait là une occasion unique de montrer ses armées à l'Europe sans compromettre la paix, d'affirmer, de consolider son influence dans la Péninsule ; il fallait faire en 1835 pour la monarchie constitutionnelle ce que la Restauration avait accompli en 1824 dans l'intérêt de la monarchie absolue. Les Espagnols étaient tellement accoutumés à nous voir intervenir dans leurs affaires, depuis Henri de Transtamare jusqu'à Philippe V, Ferdinand VII et la reine Isabelle, que l'idée que nous finirions par intervenir chez eux s'y était accréditée de manière à ne pouvoir être déracinée ; ils nous considéraient non-seulement comme leur plus puissant appui, mais encore comme le principe vital de leur cause.

Louis-Philippe se montrait opposé à l'intervention directe et M. Guizot partageait sa manière de voir ; d'après eux, les obligations de la France ne dépassaient pas les termes du traité de la Quadruple-Alliance et des articles additionnels du mois d'août la France restait toujours maîtresse de sa détermination, puisqu'elle ne se liait que dans les limites de ce qui serait arrêté d'un commun accord entre elle et ses trois augustes alliées. La France avait assez à faire de fonder chez elle-même l'ordre et la liberté, et l'insurrection carliste ne la menaçait en aucune manière. Aidons, les Espagnols du dehors, disait le roi, mais n'entrons pas nous-mêmes dans leur barque si une fois nous y sommes, il faudra en prendre le gouvernail, et Dieu sait ce qui nous arrivera. Napoléon a échoué à conquérir les Espagnols et Louis XVIII à les retirer de leurs discordes. Je les connais, ils sont indomptables et ingouvernables pour des étrangers ils nous appellent aujourd'hui ; à peine y serons-nous, qu'ils nous détesteront et nous entraveront de tous leurs moyens. Rappelez-vous la dépêche où Rayneval, en nous prêchant l'intervention, en montrait les accompagnements ; il faudra, disait-il, que l'armée française, pour consolider son ouvrage, occupe pendant un temps plus ou moins long le pays qu'elle aura pacifié, sans quoi le feu s'y rallumera indubitablement... N'employons pas notre armée à cette œuvre interminable, n'ouvrons pas ce gouffre à nos finances, ne nous mettons pas ce boulet aux pieds en Europe. Si les Espagnols peuvent être sauvés, qu'ils se sauvent eux-mêmes eux seuls le peuvent si nous nous chargeons du fardeau, ils nous le mettront tout entier sur les épaules, et puis, ils nous rendront impossible de le porter... Nous ne pourrons jamais trouver en Espagne qu'un seul motif d'étonnement, ce serait qu'elle ne fût pas en proie successivement à toute sorte de gâchis et de déchirements politiques. Nous devons nous tenir soigneusement en dehors de tout cela, car dans ma manière de voir, il n'y a pour nous d'autre danger que celui d'y être entraînés, comme ceux qui dans les usines approchent leurs doigts des cylindres mouvants qui broient tout ce qui s'y introduit[6].

Les arguments de M. Thiers étaient spécieux, séduisants, ceux du roi étaient justes, solides, et les événements démontrèrent que l'Espagne pouvait se tirer d'affaire elle-même. D'ailleurs, le pays et les Chambres françaises repoussaient ouvertement l'idée de l'intervention sur ces entrefaites, le cabinet de Saint-James fit savoir que dans son opinion, il n'y avait pas lieu d'y recourir, et son avis entraîna le rejet du système de M. Thiers.

La France et l'Angleterre usèrent de tous les autres moyens propres à fortifier le gouvernement de la régente ; elles lui envoyèrent de nombreux secours d'armes et de munitions, le cabinet de Saint-James promit de fournir 7.000 ou 8.000 hommes sous le commandement d'un général anglais ; le cabinet des Tuileries accorda la translation en Espagne de la légion étrangère, l'autorisation 'de recruter en France une légion libre.

Cependant l'Espagne semblait courir plus vite à sa ruine, pareille à ces corps qui tombent et dont la chute se précipite de minute en minute ; elle offrait la triste image de ces peuples qui, dans les temps de révolution, errent sur le penchant des abîmes comme les troupeaux qui ont perdu leurs pasteurs : son avenir semblait chargé de ténèbres et d'orages. Loin de décroître sous le ministère Toreno, la guerre civile gagnait chaque jour en intensité l'émeute se réveillait avec une nouvelle fureur ; les juntes, cet éternel instrument de l'anarchie espagnole, s'organisaient de toutes parts, méconnaissant l'autorité du gouvernement, réclamant le renvoi du ministère, la réunion des Cortès constituantes, refusant avec hauteur de se dissoudre.

Le 14 septembre 1835, M. de Toreno se retira, et le pouvoir passa des mains des modérés aux mains des exaltés, des constitutionnels aux radicaux. Son successeur était M. Mendizabal, un des plus hardis parmi les chefs du parti avancé, dévoué à la politique de l'Angleterre, tout prêt à lui assurer la prépondérance diplomatique et commerciale, en échange de son concours armé. Mobile et présomptueux, habile à capter la popularité, incapable de gouverner, prenant l'agitation, le désordre pour le mouvement et l'activité, tel était ce nouveau ministre. Au lieu de combattre les révoltés du midi qui marchaient contre Madrid, il déclara approuver la politique des juntes, et annonça que leurs adresses seraient prises en considération ; à ce prix, celles-ci donnèrent leur démission. Des expédients révolutionnaires, la suppression et l'expropriation des corporations religieuses, la clôture des couvents, la dissolution répétée des Cortès avec une loi électorale beaucoup plus large, ne faisaient pas faire un pas à l'Espagne pour la délivrer de ses fléaux. M. Mendizabal s'était vanté de combler le déficit et de terminer la guerre en six mois il tomba le 14 mai 1836 sans avoir tenu une seule de ces promesses.

M. Isturitz, qui le remplaçait, était plus modéré, plus indépendant de l'influence anglaise ; mais sa bonne volonté ne lui servit de rien ; les juntes se reformèrent dans toutes les villes du centre et du midi, les carlistes semaient l'épouvante et l'effroi dans les provinces, et grâce aux rivalités des généraux constitutionnels, parcouraient l'Aragon, les deux Castilles, pénétraient jusque dans le royaume de Valence. L'armée chancelante, infestée par l'esprit révolutionnaire, le trésor vide, le crédit anéanti, l'anarchie régnant et gouvernant, voilà les obstacles contre lesquels se heurtaient et luttaient sans succès les nouveaux ministres.

Lord Palmerston, favorable au cabinet de Mendizabal[7], avait proposé au cabinet des Tuileries une demi-intervention, sorte de cote mal taillée entre l'intervention directe officielle et l'appui indirect, qu'il appelait la translimitation. Louis-Philippe repoussait ce moyen terme, refusait plus que jamais de mettre les armées de la France au service des révolutionnaires espagnols, de tirer les marrons du feu pour l'Angleterre, leur protectrice et leur alliée ; au contraire, M. Thiers, frappé de plus en plus des périls de l'Espagne, penchait pour une complète intervention. Devenu, depuis le 22 février 1836, président du conseil, il pesait de tout le poids de son influence et de sa parole en faveur de cette mesure.

Sur ces entrefaites, on apprit à Paris, la nouvelle de l'émeute de la Granja[8] ; la révolution espagnole avait suivi son cours naturel et envahi l'armée elle-même. Pour échapper aux chaleurs de l'été et se soustraire au dangereux séjour de Madrid, la reine Christine s'est retirée à Sainte-Ildefonse, au palais de la Granja le 12 août, les régiments casernés dans cette résidence se révoltent aux cris de Vive la constitution de 1812 ! et, conduits par leurs sous-officiers, se présentent devant le palais de la régente. En vain, les ambassadeurs de France et d'Angleterre veulent couvrir la reine de leur caractère officiel, on les repousse, on les contraint de se retirer une soldatesque ivre, furieuse assiège les portes du palais, nomme douze délégués avec lesquels la reine se résout à parlementer et à négocier pendant cinq heures. Malgré son courage, elle est forcée de s'humilier, cède et signe l'ordre de faire jurer la constitution de 1812.

A Madrid, l'émeute de la Granja a aussitôt son contrecoup la troupe fraternise avec la populace, un ministère révolutionnaire est formé, les reines rentrent à Madrid, les Cortès sont dissoutes, un décret royal convoque de nouvelles Chambres d'après le mode électoral prescrit par la constitution de 1812. Les ministres tombés parviennent à se dérober aux fureurs du peuple, mais le général Quesada qui, pendant plusieurs mois, a contenu la démagogie avec une rare fermeté, est arrêté dans sa fuite et lâchement assassiné son corps est coupé en morceaux, des lambeaux de son cadavre traînés dans les rues de la capitale dont les rassemblements séditieux, les révoltes de soldats, les vengeances particulières ensanglantent chaque jour les pavés.

Après avoir instruit M. Thiers de ces nouvelles, notre ambassadeur ajoutait : Je ne crois pas à une terreur en Espagne, mais les esprits sont très-frappés pas un journal n'a encore osé blâmer le meurtre de Quesada commis depuis dix jours ; pas un seul n'a osé élever un doute sur la parfaite spontanéité avec laquelle la reine a accepté la constitution la rédaction de tous les journaux modérés a été renouvelée. Il n'y a pas en ce moment à Madrid un seul journal d'opposition quant à un journal carliste, il n'est jamais venu dans la pensée de personne qu'il fût possible d'en établir un. Avec de pareilles mœurs, if est difficile de faire marcher un gouvernement basé sur la publicité et sur la libre discussion... Quant à nous, la partie intelligente des révolutionnaires voudrait ménager la France et hériter de son appui la partie brutale qui domine dans les rues et les casernes et malheureusement aussi dans les sociétés secrètes, d'où est sorti tout ce mouvement, affecte de nous braver et l'on entend perpétuellement répéter depuis plusieurs jours dans les cafés de Madrid ce mot qui a fini par y devenir proverbial : A ver ahora lo que haran esos picaros de Franceses. Nous allons voir maintenant ce que feront ces vauriens de Français.

En face de cette recrudescence démagogique, les deux systèmes de M. Thiers et de Louis-Philippe se trouvaient plus nettement aux prises, et le moment était venu de trancher le conflit. Le roi et le comte de Montalivet ne voulaient pas s'engager dans une voie contraire à leurs prévisions, au sentiment raisonné de la France la lutte n'était plus entre l'absolutisme et la monarchie constitutionnelle, elle était entre la révolution et l'absolutisme tous les rapports signalaient M. Mendizabal comme le fauteur secret des deux insurrections de la Granja et de Madrid, le gouvernement français ne pouvait porter un appui même indirect, à un pouvoir sorti d'une émeute de caserne conduite par quelques sous-officiers. Le roi demanda la dissolution immédiate du corps expéditionnaire rassemblé sur la frontière et le renvoi des volontaires sous les drapeaux. Le cabinet s'opposa formellement à cette mesure qui impliquait le rejet absolu de toute intervention dans l'avenir ; M. Thiers et ses collègues donnèrent leur démission qui fut acceptée le 25 août 1836. Rien, avait dit un jour le président du conseil, ne peut amener le roi à l'intervention, et rien ne peut m'y faire renoncer.

 

 

 



[1] Le traité de Berlin, en 1878, a consacré un premier démembrement de la Turquie au profit des puissances monarchiques.

[2] Nous autres, qui pris individuellement, sommes autant que vous, et qui réunis, pouvons plus que vous, nous vous faisons notre roi à condition que vous garderez nos droits ; sinon non...

[3] M. Bulwer ne partage pas cet avis. Nul doute, dit-il, que quelques membres de l'ancienne noblesse, une grande portion du clergé et de l'armée ainsi que la grande majorité des habitants des campagnes, s'ils avaient été consultés, ne se fussent déclarés en faveur de don Carlos, persuadés qu'il avait été frustré d'un héritage légitime par la faiblesse d'un vieillard et les intrigues d'une jeune femme.

[4] Le triomphe de doña Maria et l'avènement d'Isabelle seront deux événements importants en Europe, et ils donneront une force considérable au parti libéral. L'Angleterre, la France, la Belgique, le Portugal et l'Espagne, envisagés uniquement comme masse d'opinion, forment un corps puissant. Plus loin la Grèce se constitue sur les mêmes principes. Au sujet du traité de la Quadruple-Alliance, Palmerston écrit : Je l'ai emporté au conseil par un coup de main, en leur enlevant le temps de faire des objections. je regarde ceci comme un grand coup. D'abord cela décidera l'affaire de Portugal et servira un peu aussi à arranger celles de l'Espagne. Mais ce qui est d'une importance permanente et générale, c'est que cela établit entre les États constitutionnels de l'Occident une quadruple alliance qui servira de contre-poids à la Sainte-Alliance de l'Orient. Ce traité a été un fameux coup et il est entièrement mon œuvre.

[5] Lorsque Miguel s'est rendu, il avait avec lui 12.000 à 16.000 hommes, à l'aide desquels il aurait pu entrer en Espagne ; il avait avec cela 45 pièces d'artillerie et 1.200 hommes de cavalerie. Mais l'effet moral du traité les a consternés tous, généraux, officiers et soldats, et cette armée s'est rendue sans tirer un coup de fusil. La cause de don Carlos est maintenant désespérée la volonté publique s'est déclarée contre lui en Espagne, le quadruple traité est une barrière morale contre lui. (Correspondance de lord Palmerston.)

[6] M. Guizot a fait un magnifique éloge de cette politique de raison et de prudence à laquelle il s'est associé : Je comprends, écrit l'illustre historien, la tentation de la politique des grandes aventures et le plaisir passionné que des esprits généreux peuvent prendre à poursuivre à tout prix, le succès d'un dessein mêlé de doute et de mal, mais hardi et peut-être plein d'avenir. Il est doux de se livrer ainsi à toute sa pensée, de frapper l'imagination des hommes et de se croire, en changeant violemment la face du monde, le ministre de la Providence. Mais ce n'est point là la politique des gouvernements sains, ni des peuples libres, ni des honnêtes gens ; celle-ci a pour loi le respect du droit, de tous les droits, le soin des intérêts réguliers et permanents des peuples et quelque scrupule comme quelque patience dans l'emploi des moyens. Quand nous fûmes après 1830 appelés à agir dans les affaires de l'Europe, nous n'étions point indifférents à l'état et aux vœux des nations européennes ; nous n'ignorions point qu'il y avait là bien des plaies à guérir, bien des besoins légitimes à satisfaire. Nous aussi, nous avions, en fait de réformes européennes, nos ambitions et nos sympathies, et bien des souvenirs puissants, bien des apparences séduisantes nous poussaient à leur donner cours. Mais nous ne pouvions nous lancer dans ces entreprises sans y avoir, d'abord pour allié et bientôt pour maitre, l'esprit révolutionnaire, cet empoisonneur des plus belles espérances humaines. Nous étions de plus convaincus que l'appel à la force n'était pas le bon moyen d'accomplir les réformes et les progrès vraiment salutaires que l'Europe appelait de ses vœux. Ce fut notre résolution de pratiquer une politique assez nouvelle dans les relations des États, la politique des esprits sensés et des honnêtes gens. Les maîtres d'un grand et puissant génie n'ont pas manqué au monde ; ils ont déployé, en le gouvernant, des facultés supérieures, et changé avec éclat la taille et la face des États mais il y a eu dans leurs entreprises tant de conceptions superficielles et démesurées, tant de combinaisons arbitraires, tant d'ignorance des faits sociaux, de leurs lois naturelles, tant de volontés égoïstes et capricieuses que de justes doutes se sont élevés après eux sur le mérite définitif de ce qu'ils avaient pensé et fait, et qu'on a pu avec raison se demander s'ils avaient servi ou égaré les peuples dont ils avaient manié les destinées... Que d'objections et de reproches ne leur adresse-t-on pas aujourd'hui que d'erreurs, de lacunes, de conséquences funestes ne découvre-t-on pas dans leurs œuvres ! Que de mal mêlé aux succès qui ont fait leur gloire Nous avions à cœur d'éviter un tel mélange ; nous voulions porter plus de discrétion dans nos entreprises, les juger nous-mêmes avec plus d'exigence et ne rien tenter qui ne put supporter un examen sévère et une longue épreuve. Je conviens que pour les spectateurs comme pour les acteurs, il y a dans cette politique moins de séductions que dans celle des grands hommes ordinaires, et qu'en s'interdisant les distractions imprévoyantes, et les charlataneries populaires, on aggrave, dans le présent du moins, les difficultés déjà si grandes du gouvernement des États. Mais pour faire en ce monde un bien certain et durable, il faut savoir compter sur le droit, la liberté et le temps. Cette confiance a été au dehors comme au dedans la base de notre conduite.

[7] Mendizabal est l'homme de l'Espagne, disait-on... on s'imaginait qu'il allait opérer des miracles et les miracles n'arrivaient pas. On découvrit bientôt, en effet, qu'il ne possédait pas la poule aux œufs d'or dans ce cabinet secret où l'on croyait d'abord qu'il la tenait cachée. D'ailleurs Mendizabal, malgré ses tendances démocratiques, était beaucoup plus fait pour être le ministre d'un prince despotique que le leader d'un gouvernement parlementaire. Il ne savait rien de ce qui est nécessaire pour diriger une assemblée..... BULWER.

[8] Cette révolution, écrit Bulwer, le parti vaincu, avec l'exagération habituelle des Espagnols, accusa M. Villiers (ministre d'Angleterre à Madrid) d'en être le fauteur plusieurs même affirmaient, avec l'audace remarquable qui caractérise les hommes publies en Espagne, qu'on avait vu M. Southern, le secrétaire intime de M. Villiers, dans les jardins, un chapeau à la main rempli de guinées, qu'il répandait parmi les soldats insurgés.