HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XII. — LA POLITIQUE DE LA PAIX.

 

 

La diplomatie et le régime parlementaire. — Passion posthume de la France pour la politique de guerres et de conquêtes à outrance. Les nations comme les individus portent durement la peine de leurs erreurs et de leurs violences. Le gouvernement de Juillet a rompu avec les routines révolutionnaires, et pris le droit public européen pour règle de sa politique extérieure. — Attitude des cours du Nord à l'égard de la royauté de 1830. Le czar Nicolas une petite guerre de représailles diplomatiques. Prévisions et prophéties du prince de Metternich. — La Belgique invoque l'appui de la Conférence de Londres pour contraindre la Hollande à exécuter le traité des 24 Articles. Prise de la citadelle d'Anvers. Un épilogue diplomatique. — Le droit d'asile ; ses bornes et ses limites. La question des réfugiés politiques. Conférences de München-Graetz. Réponse du duc de Broglie à la note comminatoire des cabinets de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg.

 

La tâche de la diplomatie, disait souvent le prince de Talleyrand, est bien ingrate ; on ne connaît guère que ses échecs, on ne parle jamais de ses succès. En effet, la diplomatie ne vit que de discrétion et de mystère ; elle doit s'envelopper de silence, condition bien difficile à remplir avec le gouvernement parlementaire qui exige la lumière, la publicité, le grand jour. Et cependant, pour ne pas perdre la confiance des autres puissances, combien de détails, combien de faits un ministre des affaires étrangères ne devra-t-il pas tenir secrets ? S'il n'observe pas cette réserve, ses rapports extérieurs deviendront presque impossibles. Dans ses relations du dehors, dans ses odyssées diplomatiques semées d'écueils et de récifs, le gouvernement nous représente un pilote intrépide et vigilant qui, au milieu de la nuit, dirige son vaisseau ballotté par des vents contraires, battu de la tempête. Le lendemain le temps est clair, les nuages ont disparu, le soleil brille à l'horizon, et les passagers montent sur le pont, sans se douter du péril qu'ils ont couru, des angoisses que le pilote a subies il se garde bien de les leur révéler, et ceux-ci accuseront peut-être sa lenteur. Ce navire, c'est la France, ces passagers, ce sont les Chambres qui s'imaginent volontiers que tout écueil qui n'est pas vu n'existe pas et auxquelles il serait imprudent de révéler la vérité. A certains égards, le département des affaires étrangères est la partie intellectuelle de tout gouvernement ; il en est comme la providence ; il épie les signes du temps ; il cherche à découvrir les rapports parfois lointains entre la destinée du pays et les événements du dehors ; souvent, il a l'apparence d'être inactif, inutile même mais l'imprévoyance, l'oubli, l'erreur d'un jour, une méprise, une fausse appréciation, ont des suites irréparables. Le chef de la diplomatie, roi ou ministre, doit être un observateur presque universel toujours l'œil fixé sur la carte du monde, aucun mouvement en Europe ne doit lui échapper. Que sera-ce, si la politique extérieure d'un gouvernement vient se heurter à d'autres obstacles encore, si son système rompt en visière à des préjugés, des tendances populaires, si les puissances étrangères ne lui tiennent pas compte de ses efforts, si à des rancunes mesquines, à une malveillance maladroite, elles sacrifient leurs intérêts immédiats, la cause générale de l'ordre européen, si elles ne comprennent pas qu'un trône brisé à Paris couvrira de ses éclats l'Italie et l'Allemagne ? Louis-Philippe, sa diplomatie, ses ministres, ont, pendant dix-huit ans, lutté contre les traditions révolutionnaires et militaires de 1792 à 1814, contre cet esprit défiant des cours du Nord, qui prêta d'abord à la royauté de Juillet les mêmes projets, et ne sut guère prendre son parti de sa sagesse.

La France s'était, en 1793, plongée dans un terrible bain de Jouvence, et elle ne se souciait guère de renouveler cette sinistre épreuve ; mais les événements soudains, étranges, immenses, qui, pendant vingt-cinq ans, avaient bouleversé l'Occident, lui laissaient un souvenir douloureux et éblouissant. Parfois, elle voyait, comme dans une rapide vision, se refléter cette épopée grandiose de Napoléon Ier promenant du nord au sud, de l'est à l'ouest du continent, ses armées victorieuses, faisant et défaisant des royaumes. Parfois cette passion posthume de guerres, de conquêtes, ce cauchemar belliqueux la hantaient. Elle se trouvait alors aux prises avec une véritable maladie morale et mentale ; elle écoutait ces avocats de l'apostolat général, ces amants cosmopolites de l'humanité qui l'enivraient de leurs déclamations elle ne les suivait sans doute pas jusqu'au bout, mais il ne lui déplaisait pas de s'entendre appeler le champion éternel des faibles, des bonnes causes impuissantes à triompher par elles-mêmes.

Rien de plus contraire à la grandeur de la France, au progrès général de l'Europe, que cette politique routinière de l'époque révolutionnaire et impériale, que cette rechute dans les vieilles pratiques du passé. La Providence se charge de punir les peuples et les individus qui violent les lois imprescriptibles de la morale, de la justice, et les procès-verbaux de l'histoire démontrent hautement cette vérité que les nations portent durement la peine de leurs erreurs, de leurs violences. Tous les États[1] qui ont scandaleusement et longtemps violé les maximes essentielles du droit public européen, ont fini par s'en trouver mal, les gouvernements aussi mal que les peuples. Au seizième siècle, Charles-Quint promène son ambition et sa force dans toute l'Europe, sans respect ni pour la paix, ni pour l'indépendance des États, ni pour les droits traditionnels des princes et des nations ; il tente sinon la monarchie, du moins la domination européenne il se lasse et se dégoûte à la peine, et il lègue à l'Espagne le règne de Philippe II, qui, poursuivant à son tour, sans génie comme sans cœur, les mêmes prétentions, laisse en mourant la monarchie espagnole, au dehors dépouillée de ses plus belles provinces, au dedans énervée et frappée de stérilité. Au dix-septième siècle, Louis XIV, abandonnant la politique mesurée de Henri IV, reprend avec plus d'éclat le rêve européen de Charles-Quint, et viole arrogamment, tantôt envers les princes, tantôt envers les nations, les principes du droit public de la chrétienté après les plus brillants succès, il se trouve hors d'état de porter le fardeau qu'ils lui ont fait il obtient à grand'peine de l'Europe une paix aussi triste que nécessaire, et il meurt laissant la France épuisée et presque contrainte de se renfermer, pendant plus d'un demi-siècle, dans la politique extérieure la moins fière et la plus inerte. Nous avons vu, sur une échelle plus grande encore, les mêmes emportements de l'ambition humaine aboutir aux mêmes ruines. Quelle n'a pas été, en Europe, la puissance de la révolution française, tantôt anarchiquement déchaînée par les assemblées populaires, tantôt despotiquement maîtrisée par l'empereur Napoléon ! Elle a, sous l'une et sous l'autre forme, remporté les plus éclatants triomphes ; mais en triomphant, elle a foulé aux pieds les principes, les traditions, les établissements du droit public européen ; et, après vingt-cinq ans de domination aveuglément hautaine, elle s'est vue obligée d'acheter bien chèrement la paix de cette Europe, théâtre et matière de ses conquêtes. Dans le cours de trois siècles, les plus grands de l'histoire, trois empires, les plus grands qu'ait vus le monde, sont tombés dans une rapide décadence, pour avoir insolemment méprisé et violé le droit public européen et chrétien trois fois ce droit, après avoir subi les échecs les plus rudes, s'est relevé plus fort que le génie et la gloire.

Avec la Restauration, avec la royauté de Juillet, la France sortit de cette voie funeste. C'est l'honneur et la gloire de Louis-Philippe d'avoir proclamé que la guerre n'est pas le régime habituel des gouvernements et des nations, d'avoir pris le droit public européen pour règle de sa politique extérieure. Il y avait un grand courage à ne pas retomber dans l'ornière de 1792, à suivre sans faiblesse, avec modération et dignité, une politique libérale, humaine, pacifique et chrétienne, à s'interdire les coups de théâtre, à faire appel au bon sens, à la raison, non à la fantaisie, à l'imagination de la France. On ne lui a pas rendu justice de son temps des esprits superficiels ont déclamé à perte de vue sur ce qu'ils appelaient l'abaissement du pays. La mission, le but de la monarchie de Juillet étaient infiniment élevés et difficiles à réaliser un gouvernement n'est pas tenu de faire sans cesse du nouveau, de l'extraordinaire ; il doit, avant tout, se montrer économe, avare du sang de ses peuples. Si la guerre défensive et offensive devient légitime en certains cas, de combien de précautions ne faut-il pas entourer ces terribles recours à la force matérielle, qui sacrifient tant d'existences précieuses, et presque toujours distraient les nations des idées de justice et de liberté ? Les violences, le système de guerre perpétuelle de la Révolution et du premier Empire amenèrent l'invasion, le démembrement de la France ; la Restauration, la royauté de Juillet ont inauguré la politique de la paix, de l'équilibre européen qui eut pour résultat la prospérité morale et matérielle de la nation, la conquête de l'Algérie.

A l'exemple d'une partie du public français, l'Europe absolutiste méconnut le caractère libéral et pacifique du gouvernement constitutionnel. Tout en acceptant ce qui se passait depuis 1830 en France et autour de la France, le bon sens des puissances continentales fut étroit et court, sans hardiesse et sans grandeur l'origine de la nouvelle monarchie française, la confusion et la lutte de ses principes, les désordres qui avaient assailli son berceau et qui la poursuivaient encore, les mauvaises traditions et le mauvais langage d'une partie de ses adhérents, toutes ces circonstances offusquaient et troublaient la vue des anciens gouvernements du continent. Ils ne pressentirent pas, et même après ces épreuves, ils ne surent pas apprécier à sa valeur ce qui a fait le mérite pratique et ce qui fera l'honneur historique du gouvernement du roi Louis-Philippe issu d'une révolution, ce gouvernement rompit nettement au dehors comme au dedans avec l'esprit révolutionnaire il ne prit point à son service la politique du désordre, aussi bien que celle de l'ordre, les pratiquant tour à tour l'une et l'autre, selon les désirs de son ambition ou les embarras de sa situation il a constamment réglé ses actes dans un esprit conservateur et selon le droit public européen. Les puissances continentales ne payèrent pas cette difficile constance d'un juste retour de leur part, l'attitude extérieure envers la monarchie de 1830 fut autre que le langage officiel le mauvais vouloir tantôt perçait, tantôt s'étalait derrière les relations et les déclarations pacifiques. On se résigne à nous, écrivait de Turin M. de Barante, en se réservant d'espérer, tantôt plus, tantôt moins, qu'il nous arrivera malheur... On s'est résigné à nous, d'abord avec étonnement et crainte puis on a regardé avec un espoir malveillant notre lutte contre le désordre ; puis on a eu quelque idée que si nous gagnions cette victoire, elle tournerait au profit des gouvernements absolus. Maintenant il s'agit de nous accepter, libéraux et point jacobins, calmes mais forts. On n'a pas encore bien pris son parti là-dessus.

L'empereur de Russie cherchait toutes les occasions d'entretenir et d'attiser la mauvaise humeur des cours de Berlin et de Vienne contre la royauté de Juillet déçu dans ses rêves d'avenir, atteint dans son orgueil, Nicolas qui rêvait de paraître le guide, le protecteur des souverains, le directeur de la politique européenne, ne pouvait pardonner à Louis-Philippe de s'entendre avec l'Angleterre, de ne pas reconnaître sa suprématie. A la nouvelle des journées de Juillet, il avait un instant caressé l'idée de devenir le héros d'une seconde restauration française, de se poser d'une manière éclatante comme le patron de la légitimité, comme le redresseur des torts des peuples. Il envoya l'ordre d'interdire l'entrée du port de Cronstadt aux bâtiments français qui se présenteraient avec le pavillon tricolore, et notre chargé d'affaires à Saint-Pétersbourg, M. de Bourgoing, eut à subir les éclats de son exaspération. Toutefois, il dut renoncer à ses projets, lorsqu'il vit les autres cabinets entrer en communication avec le nouveau roi des Français il réfléchit sans doute qu'il avait fallu vingt ans pour venir à bout de Napoléon Ier, que M. de Metternich refuserait d'adhérer à une coalition, que loin de pouvoir compter sur les subsides de l'Angleterre, la Russie aurait cette dernière contre elle. Il s'inclina devant la nécessité, mais il le fit de mauvaise grâce, vouant à notre gouvernement une haine passionnée qui se traduisait surtout par une petite guerre de manifestations puériles, de propos discourtois et dédaigneux. Il semblait qu'il mît de l'amour-propre à proclamer en face de l'Europe que sa résignation à notre endroit tenait surtout à son impuissance. Faiblesse indigne du souverain d'un grand empire qui lui attirait parfois de sensibles désagréments et ne tournait pas toujours à son avantage ! Il poussait le dépit jusqu'à interrompre les communications gracieuses et les compliments de pure étiquette que les princes régnants ont coutume de s'adresser au sujet des événements de famille lorsqu'il recevait le corps diplomatique, il comblait de prévenances et d'amabilités l'ambassadeur de France, tout en affectant de ne jamais lui parler de son roi, et se vantait de cette omission comme d'un oubli systématique.

Louis-Philippe avait voulu laisser au czar le temps de revenir à des impressions plus sages, de faire amende honorable de procédés excentriques dont il aurait dû sentir l'inconvenance en face de cette attitude calculée et persistante, il résolut de rendre coup pour coup, de ne pas supporter indéfiniment l'effet de ces boutades. En 1833, lorsque le maréchal Maison repartit pour Saint-Pétersbourg, le duc de Broglie lui donna les instructions les plus nettes et les plus précises il devait demander ses passeports, et choisir pour cela le prétexte le plus transparent, dès le lendemain de sa première visite officielle, si le czar ne se conformait pas dorénavant aux usages établis. De crainte de surprise, le ministre français fit prier M. Pozzo di Borgo de passer chez lui et lui confirma cette confidence. Averti de plusieurs côtés à la fois, Nicolas n'eut garde de se brouiller avec la France à la première réception officielle, il ne manqua pas de témoigner à notre agent les égards qui lui étaient dus, et de s'informer des nouvelles du roi des Français.

Dans mainte autre occasion, l'empereur se laissa aller à son penchant d'entretenir ces querelles d'étiquette, cette guerre de représailles diplomatiques, où il n'avait pas toujours le beau rôle. En 1843, le comte de Pahlen, ambassadeur de Russie, vint annoncer à M. Guizot qu'il avait un congé de quelques mois et qu'il allait quitter Paris. Notre ministre des affaires étrangères n'eut pas de peine à deviner que l'ambassadeur russe, alors doyen du corps diplomatique, avait reçu l'ordre de ne pas se trouver à Paris, afin de se soustraire à la nécessité de complimenter le souverain le 1er janvier. Pour ne point demeurer en retard, il recommanda au chargé d'affaires de France à Saint-Pétersbourg, de se dire malade à la fin de l'année et de ne point se joindre au corps diplomatique, lorsque celui-ci irait présenter au czar les hommages accoutumés. Ce dernier ressentit une violente colère ; l'ambassade de France fut frappée d'interdit et mise au ban de la société russe le gouvernement français tint bon, et jusqu'en 1848, un chargé d'affaires géra l'ambassade française à Paris, et réciproquement. Nicolas souffrit sensiblement de cet échec, et chercha à le dissimuler de toutes les manières plusieurs fois, il essaya de remettre les relations diplomatiques sur l'ancien pied, mais le cabinet des Tuileries exigeait pour condition le retour aux formes du protocole officiel de là des lenteurs et des tergiversations. Cependant, satisfait d'avoir en 1840, brouillé la France et l'Angleterre, mécontent des procédés révolutionnaires de lord Palmerston en Suisse et en Italie, frappé de voir la royauté de Juillet durer au delà de son attente, prendre une physionomie de plus en plus conservatrice, le czar s'était départi de sa rancune contre notre gouvernement des pourparlers entamés en 1848 allaient enfin aboutir, lorsque la révolution de Février éclata et fit retomber les combinaisons projetées dans le néant.

Avec de grands ménagements, beaucoup de réserves et de tempéraments, les cours de Berlin et de Vienne gravitaient, de près ou de loin, dans la sphère politique de l'empereur de Russie. Malgré les répugnances de sa cour, de ses proches parents, le roi de Prusse, d'abord hostile à la France, s'était laissé gagner par l'expérience consommée de Louis-Philippe, par la modération de sa politique, par la séduction entraînante du prince royal. Le premier il se détacha de cette espèce de Sainte-Alliance absolutiste que le czar avait tant à cœur de renouveler mais sa mort devait effacer les traces de la bienveillance qu'il nous portait dans les dernières années de sa vie.

A Vienne, nos progrès furent moins marquants et plus pénibles, à cause de la situation compliquée où se trouvait le prince de Metternich. Celui-ci admirait sincèrement la conduite de Louis-Philippe il ne cherchait pas à lui nuire, et il eût volontiers contribué à l'affermir la loyauté avec laquelle le gouvernement français conduisit les affaires de Belgique, refusa d'épouser en 1838 les prétentions irrégulières de ce pays, l'évacuation de la citadelle d'Ancône, lui avaient ramené l'estime et la confiance de l'ombrageux chancelier. Mais la royauté de 1830 était vue de fort mauvais œil par l'empereur d'Autriche, les membres de la famille impériale et la société de Vienne. Le prince se préoccupait aussi de ne pas affronter le ressentiment du czar, et à travers beaucoup d'hésitations, de timidités et d'obscurités, il cherchait vainement à rester impartial. Il envisageait avec effroi les tendances révolutionnaires de plusieurs provinces de l'empire d'Autriche et se plaignait constamment de l'état précaire des sociétés et des gouvernements modernes. Lorsque nos ambassadeurs lui reprochaient sa pusillanimité politique, sa subordination constante envers le czar, M. de Metternich se rejetait sur la situation de l'Europe. Il affirmait que la tranquillité dont on jouissait n'était qu'une trêve, que les puissances du continent étaient toutes tenues en échec par l'esprit d'anarchie, et quoique solides en apparence, à peu près également minées. Seule, la Russie restait intacte et ferme ; seule elle était destinée peut-être à sauver un jour l'Allemagne ; le moment n'était venu pour aucune cour allemande, pour l'Autriche moins que pour toute autre, de rompre avec la Russie. A vrai dire, le chancelier n'avait pas complètement tort, et les événements de 1848, la monarchie autrichienne à deux doigts de sa ruine, sauvée par les armées du czar, corroborent la justesse relative de ces prévisions. L'Autriche contenait en elle-même des éléments de bouleversement, d'antagonisme, qu'elle tirait de sa propre constitution elle n'était pas un État, mais un gouvernement, et, pour nous servir d'un mot très-juste, elle est composée, comme la Vénus de Milo, de trois morceaux principaux elle a la tête germanique, la poitrine magyare, les jambes slaves. Ajoutons que ces trois morceaux ne sont pas bien juxtaposés, qu'ils n'ont point pour lien indestructible un sentiment profond d'unité nationale, et nous comprendrons pourquoi le sang ne circule pas bien dans ce grand corps, toujours debout, et toujours plus ou moins chancelant, comme la tour de Pise. De là les terreurs, les angoisses prophétiques de M. de Metternich, ennemi de toutes les nouveautés, peu propre, malgré son intelligence si riche, si variée, à discerner l'esprit constitutionnel et l'esprit de révolution ; de là ces conceptions timides, cette circonspection exagérée, ce système d'immobilité politique, cette habitude invétérée de considérer le czar comme l'architecte, le restaurateur obligé de l'édifice séculaire autrichien[2].

En dehors des péripéties ordinaires, des incidents journaliers, de l'aspect général et normal de la diplomatie, le ministère du 11 octobre eut à résoudre trois questions capitales son action extérieure se concentra sur les affaires de Belgique, d'Orient et d'Espagne.

On a vu que le roi de Hollande avait, malgré les ratifications et les conseils des cours du Nord, de la France et de l'Angleterre, refusé d'adhérer à l'acte de la Conférence de Londres, connu sous le nom des Vingt-Quatre Articles. Ce traité, signé par la Belgique, obligeait les puissances à lui en assurer le bénéfice seules la France et la Belgique voulaient en finir sans retard l'Angleterre hésitait encore, étonnée de coopérer à la destruction des traités de Vienne l'Autriche, la Russie, la Prusse se montraient bien décidées à n'accorder en aucun cas le concours de leurs armes au triomphe de la révolution belge. Le roi de Hollande se servait de ces tiraillements pour opposer à la Conférence une série de moyens dilatoires et ajourner sa réponse définitive. Croyant faciliter une transaction, la Conférence s'adressa le 4 mai 1832 aux plénipotentiaires belges et hollandais, pour proposer l'ouverture d'une négociation propre à amener l'exécution volontaire du traité. Guillaume consentit à négocier directement avec la Belgique avant l'évacuation du territoire, et cela dans le seul but de gagner du temps le cabinet de Bruxelles répondit qu'il demandait avant tout à être mis en possession des territoires qui lui étaient attribués par le traité, s'engageant de son côté à rendre Vanloo et les parties du Luxembourg et de Limbourg réservées à la Hollande, au moment où celle-ci retirerait ses troupes de la citadelle d'Anvers.

Le conflit devenait insoluble, et menaçait de s'éterniser il y avait là une sorte de cercle vicieux, où il n'était possible ni de négocier, ni de recourir à la force, l'une des parties se montrant disposée à ouvrir la négociation avant, l'autre après l'évacuation du territoire. Pendant le mois d'août et une partie de septembre, le gouvernement belge s'adressa plusieurs fois à la Conférence, demandant l'évacuation préalable, et, en cas de refus positif de la Hollande, l'emploi des moyens coercitifs.

La Conférence se réunit le 1er septembre elle reconnut à l'unanimité la nécessité de mesures coercitives, mais ne parvint pas à s'entendre sur leur nature et leur portée. Le plénipotentiaire français, appuyé par lord Palmerston, fit valoir avec force les dangers continuels et croissants pour la paix de l'Europe, résultant de l'inaccomplissement prolongé du traité ; le conflit hollando-belge était comme une épée de Damoclès diplomatique menaçant l'harmonie, la bonne entente des puissances il fallait donc en finir, recourir à la force matérielle. Les plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie déclarèrent que leurs cours ne pouvaient admettre les mesures coercitives que sous forme de contrainte pécuniaire. L'accord reconnu impossible, on se sépara le 1er octobre, chacune des puissances restant seule juge de ce que son droit, son intérêt lui prescrivaient.

La Belgique s'empressa de se prévaloir des promesses implicites de la France et de l'Angleterre, et réclama l'exécution par la force du traité de 1832. Le duc de Broglie se prépara sans retard à remplir les engagements de notre gouvernement, et, le 22 octobre, M. de Talleyrand et lord Palmerston signèrent une convention d'après laquelle les deux puissances poursuivraient en commun l'exécution des Vingt-Quatre Articles. Les gouvernements de Belgique et de Hollande étaient requis d'opérer l'évacuation des territoires avant le 12 novembre en cas de refus de celle-ci, l'embargo serait mis sur ses navires, et le 15 novembre, une armée française entrerait en Belgique, pour faire le siège de la citadelle d'Anvers.

Lorsque cette convention fut signifiée aux cours du Nord, la Prusse et la Russie exprimèrent leur irritation de la manière la plus vive. Le roi de Prusse et le czar avaient dû abandonner dans le roi de Hollande, le premier son beau-frère, l'autre le beau-père de sa sœur ; pour conserver la paix à l'Europe, ils avaient, de leurs mains, taillé, façonné une royauté libérale issue d'une crise révolutionnaire, protestation vivante contre les monarchies traditionnelles, contre la politique des traités de Vienne de là, de poignantes blessures d'amour-propre et d'intérêts, d'affections froissées et meurtries. On pouvait réellement craindre que les cours du Nord ne s'entendissent pour ne pas faire d'autres concessions, et s'opposer à l'entrée des armées françaises en Belgique. D'autre part, le cabinet de Londres, au moment d'agir, éprouvait de grandes perplexités ; il craignait que les Français, après avoir chassé les Hollandais d'Anvers, ne voulussent s'y établir et garder cette place forte : de telles inquiétudes, dit avec justesse M. de Nouvion, n'ont rien qui doive surprendre de la part de l'Angleterre ; elle n'avait qu'à ouvrir sa propre histoire, pour y trouver, à chaque page, des précédents qui les autorisaient. En vain le prince de Talleyrand faisait remarquer que la France, qui avait refusé la couronne pour le duc de Nemours, ne pouvait avoir le projet de s'emparer par une perfidie d'une ville isolée à trente lieues de sa frontière. Il aurait pu adresser à lord Palmerston cette réponse dont on use envers les gens qui supposent toujours le mal chez les autres vous seriez donc capable de ces trahisons, puisque vous nous en imputez la pensée.

Le temps pressait le conseil des ministres se réunit le 14 novembre au matin sous la présidence du roi les tergiversations de l'Angleterre autorisaient à prévoir un refus de concours, l'attitude des cours du Nord était équivoque, leurs armées sur pied ; une guerre générale pouvait sortir d'une vigoureuse initiative qui paraîtrait un défi porté à l'Europe entière. Ni le roi, ni ses ministres n'hésitèrent en face de cette redoutable éventualité. Sire, dit M. Thiers, vous avez en 1830 refoulé en France les idées de guerre ; vous ne les refoulerez pas moins heureusement aujourd'hui au dehors en mettant la pointe de votre épée sur la poitrine de l'Europe. — Eh bien, messieurs, répondit le roi en se levant, entrons en Belgique.

A dix heures du matin, sans plus attendre la décision du cabinet britannique, le télégraphe portait au maréchal Gérard l'ordre définitif d'aller assiéger Anvers déjà notre avant-garde, à la tête de laquelle marchaient le duc d'Orléans et le duc de Nemours, avait quitté ses cantonnements, lorsque l'assentiment définitif de l'Angleterre arriva dans la nuit du 14 au 15. Le 19 novembre, 70.000 soldats français se déployaient sous les murs d'Anvers.

Ici se présentaient deux graves difficultés le général Chassé, commandant la citadelle, pouvait en quelques heures réduire en cendres la ville, ses maisons, ses monuments il fallait donc qu'on obtînt la citadelle sans exposer la ville, que le siège fût purement extérieur, s'accomplît en dehors de toute coopération des Belge£, avec la seule intervention étrangère. D'autre part, la Belgique, qui, implorant, obtenant notre secours, aurait dû se renfermer dans un silence reconnaissant, ne conservait pas une attitude convenable ; elle ne sut pas se taire au milieu des armes ; ses journaux retentissaient de clameurs sur son rôle passif, qu'ils représentaient comme une honte. Excités par ces stériles récriminations, ses habitants avaient accueilli nos troupes avec une extrême froideur le Parlement lui-même partageait ces fâcheuses dispositions. Forts de leur patriotisme, les ministres de Léopold, qui se flattaient d'obtenir une éclatante approbation de leur conduite, furent en butte aux accusations les plus véhémentes ; pour échapper à un vote de blâme, ils durent appuyer l'ajournement des débats, réclamer un déni de justice qui leur fut octroyé à la faible majorité de deux voix.

C'est au milieu d'un peuple que le sentiment de son inaction, la douleur de son impuissance, portaient à cet étrange aveuglement, à cette ingratitude nationale, que le maréchal Gérard entreprenait le siège d'une citadelle réputée imprenable. Il obtint d'abord que la ville fût épargnée par la garnison hollandaise ; résultat inappréciable, que les Belges, s'ils avaient voulu agir eux-mêmes, auraient compromis et anéanti ; il sauvait ainsi le principal port de la Belgique, sa métropole commerciale et d'immenses richesses.

Malgré des pluies continuelles qui délayaient le terrain et le convertissaient en un véritable marécage, les travaux de siège furent poussés avec une merveilleuse rapidité chefs et soldats rivalisaient de zèle et d'intrépidité, rappelant à l'Europe que l'armée de la France de Juillet n'avait pas dégénéré de l'armée de l'Empire. Le duc d'Orléans, le duc de Nemours faisaient régulièrement leur tour de tranchée, étonnant chacun par leur sang-froid, encourageant les travailleurs, se montrant aux endroits les plus dangereux. Le 23 décembre, après une belle défense, le général Chassé, voyant que la canonnade avait mis à nu les contreforts de la citadelle, et rendu inévitable la chute prochaine du rempart, consentit à capituler. Le maréchal Gérard demanda, en même temps que la remise de la place, la reddition des deux petits forts de Lillo et de Liefkenskock, placés sous un commandement particulier ; à cette condition, il consentait à mettre en liberté la garnison hollandaise. Le roi de Hollande refusa d'accéder à cette proposition, et le général Chassé dut être envoyé en France avec ses soldats comme prisonniers de guerre. Les Belges occupèrent aussitôt la citadelle, et notre armée regagna la France, saluée et fêtée par ces populations dont la jalousie, un mois auparavant, avait éclaté si mal à propos, et qui, cette fois, comprenaient les bienfaits de notre intervention. Solennel spectacle, écrit Nothomb, un des plus beaux spectacles qui soient dans l'histoire moderne ; ce n'est pas seulement une ville qui change de maître, ce ne sont pas quelques pans de murailles qui s'écroulent des principes sont là sur la brèche. La France avait, depuis quarante ans, fait de grandes choses elle les avait faites en hostilité avec l'Europe. Cette fois, ce n'est plus un désir de conquête qui la précipite au dehors ; la révolution de Juillet se dresse de toute sa hauteur ; elle veut prouver au monde qu'elle sait remplir ses engagements et exiger que d'autres remplissent les leurs appuyée sur l'Angleterre, elle dit à l'Europe : J'ai pour moi vos propres engagements ; vous n'avez pas le droit d'arrêter mon bras.

A défaut d'un traité régulier, le roi de Hollande avait, en 1833, signé un armistice indéfini sur les bases du statu quo, créant un état de choses intermédiaire, laissant subsister le traité du 15 novembre comme droit public de la Belgique par rapport à l'Europe, et comme base de négociations directes à ouvrir entre les deux intéressés. Il reste donc une sorte d'épilogue à raconter, et pour donner plus d'unité à notre récit, nous n'hésiterons pas à anticiper à franchir quelques années.

En 1838 seulement, le roi Guillaume se résout à céder ses sujets refusent de supporter plus longtemps des charges toujours croissantes, ses états généraux font entendre des paroles menaçantes il a accueilli avec joie toutes les chances de guerre civile et de guerre générale pour la France il les a vues disparaître une à une après avoir si longtemps espéré que la révolution de Juillet est à l'intérieur sans condition d'ordre, au dehors sans principe de réconciliation avec l'Europe, il a reconnu que ce gouvernement a conquis son droit de cité, s'est affermi, a grandi et pris sa place dans le concert des puissances. Il se déclare prêt à donner son adhésion au traité du 15 novembre 1831.

Mais alors les rôles sont intervertis la Belgique, en possession du Limbourg, moins Maëstricht, et du Luxembourg, moins la forteresse, la Belgique prospère et florissante a oublié les 24 Articles elle croit que leurs clauses sont frappées de caducité, qu'il existe contre elles une sorte de prescription diplomatique pour échapper au traité, elle invoque l'appui de l'Angleterre et de la France. Vain espoir ! lord Palmerston a déjà adressé aux ministres anglais résidant à Berlin, à Vienne et Saint-Pétersbourg une circulaire, où il déclare que le cabinet britannique ne s'écartera en rien des limites tracées par les 24 Articles de son côté, la France ne peut sacrifier la paix générale à l'intérêt, aux vœux plus ou moins raisonnables de la Belgique. Celle-ci dut subir l'arrêt de l'Europe l'abandon d'une partie du Limbourg et du Luxembourg était inévitable, car les nations, pas plus que les individus, ne sont tenues à l'impossible, et la Belgique ne pouvait détruire de son propre fait des actes diplomatiques réguliers dont le concert irrésistible des puissances réclamait le maintien. Contrainte de se soumettre et d'évacuer les territoires, elle obtint, sur d'autres points, par le traité du 19 avril 1839, des concessions notables, entre autres la remise des arrérages de la dette, la réduction de la rente annuelle de 8,400.000 florins au chiffre de 5 millions[3].

Nous prenons plaisir à reproduire ici les belles paroles de M. Nothomb qui résument le dénouement de cette grande affaire : Notre révolution, avant son neuvième anniversaire, est close elle est définitivement close pour la Belgique et pour l'Europe. C'est là un grand événement, le plus grand depuis 1830, c'est la pacification de l'Occident de l'Europe !... Cette révolution se présentera la tête haute dans l'histoire ; car elle a été heureuse et sage. Aux prises avec des difficultés extrêmes, la nation belge s'est constituée à ceux qui doutaient d'elle, elle a prouvé qu'elle savait être ; aux partisans des institutions libérales, elle a prouvé qu'on peut allier l'ordre avec la plus grande liberté ; aux partisans des intérêts matériels, elle s'est montrée capable d'organiser le travail public et privé. La révolution de 1830 a fait ce qu'aucune révolution n'a fait. Elle a fait un peuple, une constitution et une dynastie triple résultat qu'elle a obtenu sans guerre civile et sans guerre étrangère. Elle a amené l'Europe alarmée et la dynastie déchue à reconnaître et le peuple nouveau et la dynastie nouvelle... Echappée pendant cinq ans à la diplomatie européenne, elle a fait dans cet intervalle un magnifique essai d'existence ressaisie par la diplomatie européenne, elle s'est débattue, mais vainement ; elle a cédé, mais devant l'Europe entière qui a dû se lever contre elle ; il n'y a pas de déshonneur à céder à l'Europe il y a de l'honneur à exiger pour céder, que ce soit l'Europe qui le demande... Macaulay disait de la révolution anglaise de 1688 ce qui fait le mérite de cette révolution, c'est qu'elle reste la dernière. Nous espérons qu'il en sera de même de la révolution belge de 1830.

Les cours de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg, qui étaient restées spectatrices immobiles et attentives de notre intervention en Belgique, ne nous pardonnaient guère ce grand succès diplomatique elles voyaient avec amertume l'entente, l'action commune avec l'Angleterre s'affermir, s'étendre de jour en jour. La vieille Europe se sentait ébranlée sur ses bases : à Madrid, le roi Ferdinand VII, en abolissant la loi salique au détriment de son frère don Carlos, venait de rouvrir pour son peuple la carrière des révolutions don Pedro et don Miguel se disputaient, les armes à la main, la couronne du Portugal. Le roi de Sardaigne avait dû réprimer sévèrement des tentatives révolutionnaires à Gênes et à Chambéry la Suisse travaillait à réformer ses institutions dans un sens plus démocratique ; à Francfort, des troubles sérieux avaient éclaté, et la ville avait dû être occupée par les troupes autrichiennes et prussiennes. Les souverains absolus n'étaient que trop disposés à confondre l'esprit libéral avec l'esprit révolutionnaire, et il faut convenir que les entreprises radicales ne rendaient pas la distinction facile. En outre, ils avaient contre la France un grief trop réel, et lui reprochaient avec raison de donner asile à tous les réfugiés politiques, à d'incorrigibles fauteurs de conspirations en Italie, en Pologne, en Allemagne.

Le droit d'asile est sans doute une des prérogatives les plus nobles, un des attributs nécessaires des États indépendants il est beau, il est juste, que la France, cette terre classique de la pitié, reçoive et secoure, dans la mesure du possible, les étrangers chassés de leur patrie par les révolutions. Toutefois, le droit d'asile, comme tous les autres droits, a ses bornes et il ne faut pas que les étrangers se montrent indignes de l'hospitalité qu'on leur accorde, en créant au gouvernement des embarras extérieurs ou intérieurs. C'était déjà trop que les Chambres, sur la demande de Lafayette et de ses amis, eussent voté plusieurs millions, et fait entrer dans nos dépenses permanentes le budget des réfugiés politiques, la liste civile de l'insurrection extérieure. Les hommes les plus- considérables de l'émigration étrangère comprenaient et pratiquaient honorablement les devoirs de la reconnaissance, et certes, lorsque le comte Pozzo di Borgo se plaignait que la duchesse de Broglie reçût comme ami le prince Adam Czartoryski, ce noble chef de l'émigration polonaise, la duchesse avait raison de lui répondre fièrement : Le prince Czartoryski est depuis longtemps l'ami de ma mère et le mien je ne le chasserai pas de mon salon, parce que mon mari a l'honneur de représenter la France et son roi. Malheureusement, le plus grand nombre des réfugiés se conduisaient d'une tout autre manière ils faisaient peu de cas des injonctions de l'autorité, réservaient toute leur gratitude pour Lafayette, pour le parti révolutionnaire, qui, avec leurs idées de propagande universelle, leur semblaient les véritables représentants de la France. Mêlés aux insurrections contre la royauté de Juillet, ils s'inquiétaient fort peu de nous compromettre avec nos voisins, de nous faire accuser de déloyauté nationale, d'improbité politique, de violation des règles du droit public s'imaginant former chez nous une petite nation indépendante ayant ses chefs, ses lois, sa politique, ils poursuivaient ouvertement la guerre contre le gouvernement de leur pays, se réunissaient en comités, promettaient le secours de leurs bras aux séditieux de tous les pays. Par leurs menées et leurs provocations, ils étaient pour le gouvernement une source d'embarras, de complications sans cesse renaissantes, et ils contribuèrent, dans une large mesure, à entretenir contre nous la défiance, les préventions invétérées de l'Europe continentale.

Toutes ces raisons venaient à l'appui des dires du czar Nicolas qui ne perdait pas une occasion de nous décrier auprès de ses alliés. En 1832 et 1833, on avait remarqué de fréquentes allées et venues, des rencontres des trois souverains, de leurs ministres, de leurs diplomates dans de petites villes d'Allemagne. L'empereur de Russie qui était l'âme de ces conciliabules[4], y proposait contre la France des manifestations aventureuses, des résolutions extrêmes que la prudence de M. de Metternich et du roi de Prusse finissait par écarter ; après bien des pourparlers, bien des conversations, les trois souverains s'entendirent à München-Grætz pour rédiger une sorte de note comminatoire qu'on remettrait au gouvernement français, afin d'affirmer leur union intime, leur programme anti-révolutionnaire et leur suspicion à notre endroit cette note se terminait de la manière suivante : Dans le cas où la France ne réussirait pas désormais à déjouer les machinations auxquelles les perturbateurs se livraient sur son territoire contre les États étrangers, il pourrait en résulter pour quelques-uns de ces États, des troubles intérieurs qui les mettraient dans l'obligation de réclamer l'appui de leurs alliés cet appui ne leur serait pas refusé, et toute tentative pour s'y opposer serait envisagée par les trois cabinets de Vienne, Saint-Pétersbourg et de Berlin, comme une hostilité dirigée contre chacun d'eux.

Une pareille démarche revêtait le caractère d'une tentative d'intimidation préméditée, exigeait une réponse énergique du gouvernement français ; le duc de Broglie ne faillit pas à son devoir, et comme les communications des trois cours portaient l'empreinte des dispositions spéciales de chacune d'elles, il varia selon leurs diverses attitudes son langage et son accueil. Dans une remarquable dépêche adressée aux diplomates français à l'étranger, il s'exprima de la manière suivante J'ai répondu à M. de Hügel, ambassadeur d'Autriche, que si je ne devais voir dans le document qu'il venait de me lire, qu'une profession de foi plus ou moins contestable, je croirais superflu de la discuter, mais que, comme cette communication était sans doute autre chose qu'une manifestation de principes, j'étais amené à chercher quel pourrait en être le but... Aurait-on voulu, ai-je dit, insinuer que nous favorisons la propagande révolutionnaire ? je ne le pense pas. Si j'avais à cet égard la moindre incertitude, je repousserais par le démenti le plus formel l'apparence d'une imputation dans laquelle le gouvernement du roi verrait une injure gratuite qu'il est décidé à ne point tolérer. Penserait-on seulement que, sans favoriser l'action des propagandistes réfugiés parmi nous, nous la laissons s'exercer trop librement ? Ce que je peux vous dire, c'est que nous avons fait pour la réprimer tout ce que permettent les lois qui nous régissent. Nous ne pouvons, nous ne voulons aller au delà... Il est des pays où, comme nous l'avons déclaré, pour la Belgique, pour la Suisse, pour le Piémont, la France ne souffrirait à aucun prix une intervention des forces étrangères. Il en est d'autres à l'égard desquels, sans approuver cette intervention, elle peut ne pas s'y opposer, dans une circonstance donnée, d'une manière aussi absolue. C'est ce qu'on a pu voir lorsque l'armée autrichienne est entrée en Romagne. Ce qu'il faut en conclure, c'est que, chaque fois qu'une puissance étrangère occupera le territoire d'un État indépendant, nous nous croirons en droit de suivre la ligne de conduite que nos intérêts exigeront, c'est que ce sont là des occasions où les règles du droit commun n'étant plus applicables, chacun agit à ses risques et périls... J'ai cru que ma réponse aux trois envoyés devait être conforme à la couleur que chacun d'eux avait donnée à sa communication de même que j'avais parlé à M. de Hügel un langage raide et haut, je me suis montré bienveillant et amical à l'égard de la Prusse, un peu dédaigneux envers le cabinet de Saint-Pétersbourg. Ce qui a dû clairement ressortir de mes paroles, pour mes trois interlocuteurs, c'est que nous sommes décidés à ne tolérer l'expression d'aucun doute injurieux sur nos intentions, que les insinuations et les reproches seraient également impuissants à nous faire dévier d'une ligne de conduite avouée par la politique et par la loyauté, et qu'en dépit de menaces plus ou moins déguisées, nous ferons en toute occurrence, ce que nous croirons conforme à nos intérêts. Vous pourrez, monsieur, faire part du contenu de cette dépêche au ministre du gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité. Ce langage si ferme, si digne, resta sans réponse ni l'Autriche, ni la Prusse ne se souciaient de pousser leurs démonstrations jusqu'au bout, et l'essai de coalition, si on peut décorer la tentative du czar de ce nom un peu fastueux, n'eut pas d'autre suite la France, à des déclarations catégoriques, en opposait d'aussi formelles et avait le dernier mot dans ce débat.

 

 

 



[1] Guizot, tome IV, p. 7.

[2] Palmerston se demande si Metternich pourra s'émanciper du servage russe ; en 1833, les rapports de l'Angleterre avec la Russie n'étant guère meilleurs que ceux de la France, le ministre anglais écrit cette phrase significative : Avec les Russes, nous sommes absolument où nous en étions, grognant les uns contre les autres, nous détestant, mais ne désirant ni l'un ni l'autre la guerre.

[3] Aux ouvrages d'Auguste Laugel, de lord Dalling Bulwer, et d'Evelyn Ashley sur lord Palmerston, il faut ajouter le très-intéressant livre de M. Augustus Craven, qui a traduit dans la langue internationale diplomatique de nombreux extraits de la correspondance politique intime du célèbre homme d'État anglais. Ces lettres, dit M. Craven, sont d'autant plus sincères qu'aucune n'est officielle. Mais elles prouvent le contraire de ce que le traducteur veut démontrer elles mettent en relief avec une remarquable précision les défiances passionnées de lord Palmerston contre le gouvernement français, sa prétention de le traiter en subalterne. Nous analyserons quelques-unes de ces lettres qui ont rapport à la question belge elles ne modifient pas notre opinion sur la conduite de Louis-Philippe et de ses conseillers.

Lord Palmerston trouve fort dur d'être condamné à reconnaître comme nécessaire la dislocation d'un État dont la création en 1815 a été un des triomphes de l'Angleterre il tente d'abord d'escamoter la révolution de Belgique en poussant secrètement à l'élection du prince d'Orange. Il s'irrite contre Talleyrand qui, tantôt réclame pour la France le Luxembourg, et tantôt Philippeville avec Marienbourg, puis Landau, et Bouillon il consent à vivre avec elle dans les meilleurs termes d'amitié à condition qu'elle se contentera du plus beau territoire de l'Europe, et qu'elle n'aura pas l'intention de recommencer un nouveau chapitre d'envahissement et de conquête. Trois puissances sont d'accord avec nous, et je dois dire que si le choix du congrès tombe sur Nemours et que le roi des Français l'accepte, ce sera une preuve que la politique de la France ressemble à une épidémie adhérente aux murs de l'habitation royale et qui atteint l'un après l'autre tous ceux qui viennent l'occuper. Il recommande la stricte observation des traités de 1815, comme si la révolution belge ne les a pas en partie déchirés, comme si l'Angleterre songe à rendre aux Hollandais Ceylan et le Cap qu'elle leur a enlevés en échange de la création du royaume des Pays-Bas. Il récrimine contre les mesquines intrigues du Palais-Royal, contre la diplomatie à double face : Du moment où nous lui donnerions un potager ou une vigne, nous perdrions en principe tout l'avantage de notre position. Il confesse d'ailleurs qu'après l'avènement de Casimir Périer, il a observé un complet changement dans l'esprit, le tempérament de la politique française. On s'imagine que l'Angleterre doit aplanir les voies au nouveau gouvernement Palmerston ne s'en soucie guère et il écrit rudement à lord Granville : Que veulent-ils dire par leur influence dans les conseils des nations ? Si c'est le pouvoir d'amener ces nations à se soumettre ou à souscrire aux usurpations françaises, c'est le pied fourchu sous un nouveau déguisement, le vieil et détestable esprit d'agression qui renaît. Ce que veut la France est juste ou injuste, bon ou mauvais. Si l'un, on doit le faire, si l'autre, on ne le doit pas. Périer est un honnête homme, mais n'est-il pas dans la nature humaine qu'il ne soit parfois entraîné par la politique envahissante de Sébastiani, par l'absence de principes fixes chez le roi ? Faites-lui comprendre combien il est déraisonnable pour un gouvernement de demander que d'autres gouvernements sacrifient des principes et des intérêts permanents et généraux pour plaire, non pas même aux ministres eux-mêmes, mais au parti dont leur gouvernement a peur.

Au mois d'août 1832, se produit la brusque attaque des Hollandais, et dans sa monomanie de défiance, Palmerston soupçonne une entente secrète de ceux-ci avec la France pour un partage de la Belgique. L'armée française entre en Belgique les Chambres, le public anglais se montrent profondément troublés de cette intervention ; le chef du Foreign Office réclame l'évacuation immédiate, s'emporte contre Casimir Périer et ses collègues : S'ils ne doivent être que des marionnettes montées pour jouer le rôle que leur prépare le parti violent, peu nous importe qu'ils restent debout ou qu'ils tombent. Si les Français gardent la Belgique, ils auront à subir une guerre générale, perdront leur commerce, leurs ports de mer, leurs revenus ; le ministère sera chassé, et le roi pourra bien le suivre.

Talleyrand a proposé au plénipotentiaire prussien de partager la Belgique Je m'aperçois, écrit Palmerston, que Bülow a une terrible envie du Luxembourg, repoussons tous ces grignotements. Une fois que ces grandes puissances commencent à goûter le sang, elles ne se contentent pas d'un morceau, elles dévorent la victime. En 1815, il est vrai, on ne grignotait pas, on s'adjugeait d'un seul coup des provinces, de grandes colonies, et l'Angleterre n'était pas la dernière à la curée.

Un des biographes de Palmerston se montre plus juste que lui Lord Palmerston, écrit Bulwer, rend à peine justice au roi des Français dont la conduite a été, en somme, droite, mais qui naturellement était tenu de se conformer aux circonstances et de ménager les divers partis dont il était entouré.

On le voit par ce rapide résumé, lord Palmerston est affligé de la maladie du soupçon perpétuel il s'indigne que notre gouvernement, ayant en vue la grandeur, le prestige de la France, veuille, d'un commun accord avec l'Angleterre ou avec la Prusse, obtenir une rectification de frontières il ne lui pardonne pas de négocier dans ce but ; il oublie que l'histoire de son pays est pleine d'attentats au droit des gens, de rapts, de spoliations scandaleuses, et qu'il n'est ici question de rien de semblable ; il excelle à embellir la vérité, même dans ses confidences diplomatiques. La politique, même dans les gouvernements constitutionnels, est souvent ce qu'on ne dit pas ; à côté de la correspondance intime, il y a la correspondance secrète, que les instructions verbales viennent encore infirmer. Beaucoup de lettres confidentielles n'ont souvent d'autre but que d'être montrées à ceux dont on veut capter la confiance.

De son côté, le prince de Talleyrand entretenait une correspondance secrète avec un des membres de la famille de Louis-Philippe dans ces lettres inédites, on ne trouve aucune de ces perfidies, de ces noirceurs que le ministre anglais nous impute. Tout d'abord Talleyrand a deviné que le congrès est monarchique, qu'il élira le duc de Nemours ; il a vu que l'Europe fera obstacle à ce choix, que la France ne saurait tenir tête aux quatre grandes puissances coalisées. A son tour Talleyrand reproche très-justement à Palmerston d'exploiter ce que M. Laugel appelle finement le mai de la reconnaissance, de chercher à étouffer la gratitude du peuple belge envers la France qui l'a sauvé deux fois.

[4] Le motif de la rencontre des trois souverains en Bohême s'expliquera plus tard. Nesselrode écrit à Liéven (pour que la lettre me soit montrée) que ce n'est que pour un épanchement de cœur, et que la politique n'a rien à y voir. C'est comme s'ils voulaient vraiment nous empêcher de croire un mot de ce qu'ils disent. (Correspondance de lord Palmerston).