HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XVI

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE NEUVIÈME.

 

 

Espérance que fait concevoir la réunion des ordres ; sages dispositions de l'assemblée. — Des gardes françaises, enlevés des prisons de l'Abbaye, sont fêtés au Palais-Royal. — L'assemblée, informée de cet événement, reste dans les limites de son pouvoir ; les gardes françaises retournent à l'Abbaye, et le roi leur pardonne. — Les électeurs du tiers état de Paris ont des réunions ; ils représentent dans la capitale l'opinion modérée, et les habitués du Palais-Royal représentent l'opinion violente. — Discussions des électeurs ; invitations qu'ils adressent aux Parisiens. — Les troupes nombreuses sont appelées ; préparatifs milliaires. — Effervescence dans Paris, surtout au Palais-Royal ; efforts pour exciter l'indiscipline parmi les troupes. — Projet, réunions des amis du duc d'Orléans. — Mirabeau demande le renvoi des troupes ; adresse de l'assemblée au roi. — Rapport de Mounier sur le travail relatif à la Constitution. — La Fayette propose d'adopter une déclaration des droits qu'il a rédigée. — Réponse du roi à l'adresse de l'Assemblée — Renvoi de Necker. — Scènes d'insurrection au Palais-Royal et dans Paris. — Des électeurs se réunissent à l'Hôtel de Ville. — Douze cents gardes françaises vont au Palais-Royal ; ils veulent attaquer les troupes ; déjà elles se ont repliées sur Versailles. — Projet de la cour. — Dangers qu'un ramas de bandits fait courir à la capitale ; pillages, barrières incendiées. — Les électeurs, de concert avec les magistrats municipaux, prennent des mesures et nomment un comité permanent ; formation de la milice bourgeoise. — Agitation de l'Hôtel de Ville. — Impudence de Flesselles ; exaltation du Palais-Royal. — Le 13 juillet, le projet d'attaquer la Bastille a peu de partisans. — Séance de l'Assemblée nationale ; la demande du renvoi des troupes est inutilement renouvelée ; arrêté qui déclare les conseillers du monarque responsables des malheurs publics. — Événements qui, le 14 juillet, précèdent le siège de la Bastille. — Prise de cette forteresse. — Assassinats. — Acte d'immunité. — Horrible fête. — Séance de l'Assemblée nationale, le 14 juillet. — Physionomie des courtisans pendant cette journée. — Les personnes qui entourent le roi lui cachent la prise de la Bastille ; il en est informé dans la nuit par le duc de Liancourt. — Louis XVI se rend avec ses frères à l'Assemblée ; discours qu'il prononce. — Il est reconduit au château par les députés, et reçoit les témoignages de l'allégresse publique. — Une députation prise dans les trois ordres est envoyée à Paris ; crainte qu'éprouvent, pour l'avenir, les meilleurs citoyens : ces craintes ne sont point générales. — Discours à l'Hôtel de Ville ; Bailly est nominé maire de Paris et la Fayette commandant de la milice parisienne. — Rappel de Necker. — Situation de Paris. — Première émigration. — Visite de Louis XVI à la capitale. — Son retour.

 

Pendant quelques jours, on put espérer de la réunion des ordres un résultat heureux. La plupart des représentants, dont l'opinion venait de triompher, étaient résolus à ne point abuser de la victoire : un certain nombre de ceux qui regrettaient la séparation des chambres se croyaient cependant obligés de seconder l'assemblée nationale dans ce qu'elle voudrait d'utile et de juste. Plusieurs discussions annoncèrent le désir de rapprocher les esprits de soutenir l'autorité roule et d'oublier de tristes débats pour s'occuper enfin des lois que réclamait la France. Malgré les tentatives des députés opposant, les effets que produisit la réunion prouvent ce qu'on aurait obtenu, si elle eût été proposée par le roi et consentie par les représentants, à l'ouverture des états généraux.

Une partie des députés réunis à regret déclarèrent (30 juin) qu'ils ne pourraient voter avant d'avoir reçu de nouveaux mandats. C'était leur devoir ; mais on s'aperçut facilement qu'ils cherchaient à embarrasser et à retarder la marche de l'assemblée. Les tentatives faites dans ce dessein furent repoussées avec fermeté, mais sans violence. Le cardinal de la Rochefoucauld lut un acte de réserves délibéré, par ses collègues au moment de se rendre dans la salle des états ils s'y réunissaient, disaient-ils, pour traiter d'affaires générales, conformément à la déclaration du 25 juin, sans préjudice du droit constitutionnel de s'assembler et de voler séparément. Cet écrit annonçait la prétention d'exprimer l'opinion de l'ordre de l'église ; l'archevêque de Vienne le désavoua au nom de la majorité du clergé. Plusieurs gentilshommes présentèrent successivement des protestations ou des réserves, que l'assemblée écouta d'abord avec patience : lorsqu'elle en fut fatiguée, elle ordonna que toutes les pièces de ce genre, au lieu d'être lues, seraient déposées sur le bureau, pour qu'on en délibérât, s'il était nécessaire, après la vérification des pouvoirs.

L'évêque d'Autun — Talleyrand-Périgord — fit la motion d'annuler les mandats impératifs. On lui répondit que sans doute la constitution ne permettrait pas d'en donner de semblables ; mais que les électeurs avaient pu faire ce qu'aucune loi n'interdisait encore ; et que le député qui avait juré de se conformer à la volonté de ses commettants ne pouvait être délié de son serment que par eux-mêmes. L'ordre du jour fut adopté, lorsque Sieyès eut fait observer avec adresse qu'un bailliage, en s'obstinant à mettre ses députés dans l'impossibilité de voter, se nuirait beaucoup à lui-même, mais ne nuirait point à l'assemblée nationale, dont les travaux ne pouvaient être interrompus ni retardés par l'absence de quelques-uns de ses membres.

Des nobles s'assemblèrent encore plusieurs fois dans la salle de leur ordre. Ils y rédigèrent (5 juillet) une déclaration portant qu'ils ne cessaient point de regarder comme maximes inviolables et constitutionnelles la distinction des ordres, l'indépendance des ordres, la forme de voter par ordre et la nécessité de la sanction ravale pour l'établissement des lois. Cent trente-huit députés étaient présents ; quatre-vingt-neuf seulement furent d'avis de cette déclaration collective ; ils ne la présentèrent pas à l'assemblée nationale ; leur désir était que le roi voulût la recevoir et la conserver, jusqu'au moment, où ils jugeraient utile de la publier. Louis XVI refusa ce dépôt, qu'accepta le comte d'Artois. Les réunions particulières des nobles devinrent toujours moins nombreuses ; et ils ne se trouvèrent que quatre-vingts à la dernière (11 juillet). C'étaient les plus ardents : ils voulaient que les députés se retirassent dans leurs bailliages, pour y faire adopter une protestation qui serait déposée dans les cours souveraines ; et ils nommèrent une commission pour la rédiger ; mais les événements ne leur permirent pas de donner suite à ce projet.

Aussitôt après la réunion des ordres, l'assemblée s'occupa de commencer les grands travaux que lui imposaient ses devoirs, et plusieurs dispositions sages semblèrent promettre des lois mûrement réfléchies. Les députés arrêtèrent de se diviser en bureaux, afin d'approfondir les questions qui seraient ensuite portées à la discussion générale ; ils décidèrent que, pour donner à l'examen préparatoire tout, le temps nécessaire, les séances générales et publiques n'auraient lien que trois fois par semaine. Il fut également arrêté qu'on ne pourrait délibérer sur une motion que le lendemain du jour où elle aurait été faite, et que tout projet constitutionnel ou législatif serait soumis à une discussion de trois jours.

Le tiers état offrait aux premiers ordres toutes les marques de déférence qui pouvaient se concilier avec ses opinions. Ainsi, dans chacun des trente bureaux, le président fut choisi parmi les ecclésiastiques ou parmi les nobles. Un comité ayant été nommé pour proposer le plan du travail sur la constitution, le hasard voulut qu'aucun député du clergé ne fût appelé à faire partie de ce comité. On vit s'élever un débat honorable pour tous les ordres. Les membres du tiers demandèrent que le scrutin fût annulé ou que des ecclésiastiques fussent adjoints à la commission. Le clergé refusa, en exprimant sa reconnaissance des sentiments qui lui étaient témoignés ; hu noblesse se joignit au tiers état pour insister ; mais les ecclésiastiques persistèrent dans leur refus : ils dirent qu'ils avaient concouru à l'élection, qu'ils étaient satisfaits des choix, et qu'ils leur donnaient une entière confiance.

Pour la nomination du président de l'assemblée, beaucoup de députés portèrent leurs regards sur le duc d'Orléans ; c'était un hommage qui paraissait dû à un prince du sang. Leurs dispositions changèrent à la première observation que le duc était accusé d'intrigues et que Louis XVI verrait ce choix avec peine. Les amis du duc d'Orléans ne parvinrent à lui épargner le désagrément de n'être pas nommé qu'en prenant, avec plusieurs de leurs collègues, l'engagement formel qu'il n'accepterait pas. Il fut nommé et s'excusa. On convint alors de choisir le président parmi les membres du premier ordre ; et l'archevêque de Vienne réunit la grande majorité des suffrages.

Un événement qui répandit l'alarme dans Paris vint mettre à l'épreuve la prudence de l'assemblée. Le colonel des gardes françaises avait jugé nécessaire à la discipline de retenir ces militaires dans leurs casernes perdant les jours l'effervescence. Trois cents soldats avaient enfreint la consigne et s'étaient mêlés au peuple, dans les réjouissances de Paris pour la réunion des ordres. Les onze plis coupables, ceux qui avaient entraîné les autres, fuirent envoyés en prison (30 juin). Un émissaire accourt au Palais-Royal ; il annonce que des gardes françaises, victimes de leur patriotisme, sont arbitrairement arrêtés et vont être transférés de l'Abbaye à Bicêtre. Quelques voix crient, et une foule d'autres répètent : A l'Abbaye ! Trois ou quatre cents hommes partent du Palais-Royal ; leur nombre s'accroit dans chaque rue ; ils sont cinq on six mille en arrivant à la prison. Les portes sont enfoncées, les onze gardes françaises enlevés et conduits en triomphe au Palais-Royal, où l'on déclare qu'ils resteront sous la sauvegarde du peuple : on fait couler le vin, et l'on célèbre comme des actes patriotiques l'insubordination de ces militaires et l'attentat de la multitude. Le lendemain, vingt habitués du Palais-Royal se rendent à Versailles, porteurs d'une requête à l'assemblée nationale. La députation qu'elle avait reçue peu de jouis auparavant se disait chargée d'exprimer les sentiments d'une partie des citoyens de Paris ; les nouveaux envoyés, dans leur lettre au président, parlent au nom de toute une nation[1].

L'assemblée, après avoir refusé de les admettre, discuta la question de savoir si elle pouvait intervenir pour apaiser les troubles. Clermont-Tonnerre, Fréteau, Mounier, représentèrent avec force combien il importait de se renfermer dans les limites du pouvoir législatif et de ne point gêner l'action de l'autorité royale, surtout dans les faits d'insubordination militaire et d'émeutes. En reconnaissant ce principe, une faible minorité demandait que l'assemblée prit en considération le danger des circonstances, et qu'elle nommait des commissaires pour s'entendre avec les ministres sur les moyens de ramener la paix. Mirabeau, adoptant la première opinion, soutint qu'il n'y avait pas lieu à délibérer ; et reproduisit son projet d'adresse avec les changements que la réunion des ordres rendait nécessaires. Cette lecture excita peu d'intérêt. Les députés nouvellement réunis voyaient avec horreur Mirabeau ; et les autres craignaient de paraître l'avouer pour leur chef. Lorsque, dans la tempête, cet orateur levait son front avec audace, on était subjugué par son caractère et par son éloquence ; mais il venait avec calme donner aux Français une leçon de morale ; en l'écoutant, on pensait à sa réputation, à sa vie ; on comparait ses mœurs et ses paroles ; il ne pouvait plus entraîner les esprits :. L'assemblée qui ne voulait ni empiéter sur le pouvoir exécutif ni laisser les troubles s'accroître, fil rappeler aux Parisiens la nécessité, de l'union et de la paix, seules capables de seconder ses intentions et ses travaux ; elle déclara qu'elle donnerait toujours l'exemple du plus profond respect pour l'autorité royale, dont dépend la sécurité de l'empire ; et décida qu'elle enverrait une députation supplier le roi d'employer au rétablissement de l'ordre la clémence et la bonté si naturelle à son cœur. Par un sentiment juste des convenances, l'archevêque de Paris fut désigné pour présider cette députation, à laquelle le roi répondit : Votre arrêté est fort sage ; j'approuve les dispositions de l'assemblée des états généraux, et, tant qu'elle continuera à me donner des marques de confiance, j'espère que tout ira bien. Dans une lettre à l'archevêque, le roi s'exprima avec fermeté et dignité, sur l'intérêt que tous les ordres, tous les corps, tous les citoyens ont à maintenir l'action des lois protectrices de la paix publique ; il ajoutait que cependant, si clémence étant pour la première fois invoquée par les représentants de la nation, il écouterait un sentiment de bonté quand l'ordre serait rétabli. Cette lettre rendue publique excita dans le Palais-Royal beaucoup de joie, mais aussi une agitation très-vive ; des débats tumultueux s'élevaient en discutant les moyens de prouver que le désordre n'existait plus. Les électeurs de la ville de Paris se trouvaient assemblés, ainsi que je l'expliquerai bientôt : une députation populaire alla les consulter. Le sage avis qu'ils donnèrent fut écouté ; les gardes françaises retournèrent se constituer prisonniers, et le roi pardonna[2].

Dans la capitale, les électeurs du tiers étaient convenus, en terminant leurs opérations, de se réunir quelquefois pour conférer sur les affaires publiques et pour correspondre avec leurs députés. Cependant ils avaient fait demander au ministre de Paris — Villedeuil — si ces réunions lui paraîtraient sans inconvénient ; et, sur sa réponse que des électeurs, après avoir rempli leur mission, ne conservent aucun caractère et ne doivent plus s'assembler, ils avaient abandonné leur projet. Lorsque la séance du 25 juin eut excité de vives alarmes, ils y revinrent, et, tourmentés du besoin de se voir et de s'entendre, ils se réunirent une première fois au musée de la rue Dauphine (25 juin) ; le lendemain, le prévôt des marchands et les échevins leur accordèrent l'autorisation, refusée d'abord, de s'assembler dans une salle de l'Hôtel de Ville. C'est là qu'ils reçurent la députation dont je viens de parler. Presque tous ces élus de la bourgeoisie étaient sincèrement attachés au roi et à l'État ; les plus influents étaient des hommes paisibles et fermes, ennemis des troubles par amour même de la liberté. Quelques énergumènes, qui se montraient tantôt dans leurs réunions, tantôt dans celles du Palais-Royal, étaient sans crédit parmi eux. L'assemblée des électeurs et le club du Palais-Royal formèrent bientôt deux puissances, dont l'une représentait les opinions modérées, et l'autre les opinions violentes. Le 1er juillet, un abbé[3] lut aux électeurs un projet d'adresse pour supplier Sa Majesté de retirer la déclaration du 25 juin, d'éloigner les troupes, et d'autoriser la capitale à rétablir sa garde bourgeoise. Ce projet, quoi m'il n'al rien de contraire aux opinions de ceux qui l'entendaient, fut accueilli froidement. Les électeurs étaient inquiets de l'irruption que la multitude avait faite la veille dans la prison de l'Abbaye ; ils pensèrent que, sur les graves sujets dont on venait de les entretenir, ils pouvaient s'en remettre la vigilance de l'assemblée nationale, et qu'ils serviraient mieux la chose publique en faisant des recommandations au peuple qu'en adressant des remontrances au roi : ils finirent par adopter l'arrêté suivant, que proposa Moreau de Saint-Méry :

L'assemblée des électeurs de la ville de Paris déclare qu'elle ne peut voir sans la plus profonde douleur quelques personnes entraînées par des mouvements inconsidérés, ou cédant peut-être à des insinuations dangereuses, manifester des alarmes sur le bonheur public, dont s'occupe le meilleur et le plus chéri  des rois, et que l'assemblée nationale ne peut manquer de consolider pour jamais, si tous les citoyens s'empressent d'y concourir par mie conduite dont la modération et l'amour de la paix doivent être la base.

En conséquence l'assemblée invite, au nom de la patrie, tous les chefs des corporations, tous les pères de famille, tous les Français habitant de celle capitale, à porter, à répandre partout des sentiments de calme et d'union, enfin à soutenir le caractère d'iule grande nation, si justement célèbre par son amour et sa fidélité inviolable pour ses rois.

 

Les causes d'anarchie qui se développèrent empêchent de voir combien d'éléments d'ordre existaient encore. Il en restait assez, si l'on avait su les réunir, les diriger ; mais les courtisans et le gouvernement lui-même fournirent des armes à la fougue et à l'ignorance, contre la modération et les lumières.

La cour s'était repentie bientôt d'avoir consenti, dans un moment d'effroi, à la réunion des ordres. Les progrès même de la modération dans l'assemblée étaient un sujet d'alarmes pour certains hommes, qui craignaient surtout de voir un état de choses régulier devenir l'ouvrage de leurs adversaires. Les fruits de conciliation et de paix qu'on obtenait du rapprochement des ordres furent perdus à l'instant où l'on ne put douter que la cour faisait avancer des troupes nombreuses et pressait leur marche sur Versailles et sur Paris. L'armée, dont les représentons de la nation se trouvèrent pour ainsi dire investis, s'élevait, le 7 juillet, à trente mille hommes ; et quinze ou vingt mille autres devaient la renforcer encore dans l'espace de quelques jours. On n'aurait pas permis, au château, de mettre en question si les troupes seraient fidèles ; cependant on avait de préférence fait approcher des régiments étrangers, dont les soldats ne comprenaient pas notre langue. Le plus illustre des vieux guerriers de la France, le maréchal de Broglie, appelé pour commander cette armée, avait des pouvoirs très étendus ; les gardes du corps eux-mêmes étaient sous ses ordres. Il établit son quartier général à Versailles, et s'entoura d'un état-major aussi nombreux que s'il allait entrer en campagne. Les cantonnements étaient parcourus, avec une activité continuelle, par de jeunes officiers porteurs d'ordres de leurs généraux ; et ces jeunes gens choisis parmi les plus dévoués se répandaient, dans leurs courses, en propos fort inconsidérés. Des chefs de corps, non moins étourdis, exprimaient publiquement leur dédain pour les députés, et le plaisir qu'ils auraient à les disperser. Au milieu d'un bruyant appareil d'infanterie, de cavalerie, de trains d'artillerie, quelques ordres étaient exécutés avec un étrange mystère. À Versailles, c'était dans la nuit que les postes étaient relevés, sans qu'on entendit de tambour ni de commandement ; le pas mesuré des troupes avertissait seul de leur passage ; et ce sinistre silence ajoutait à l'impression causée par le spectacle menaçant qu'on avait eu dans le jour.

Toutes ces forces militaires, si l'on en croyait ceux qui les avaient réunies, étaient uniquement destinées à rétablir le calme et à garantir des troubles l'assemblée nationale elle-même. Il y aurait beaucoup d'ignorance ou de mauvaise foi à soutenir que telle était la vérité. Les personnages qui formaient au château une espèce de gouvernement secret étaient résolus à employer la force contre l'assemblée et n'hésitaient qu'entre deux projets. Les uns proposaient de transférer les états généraux à Compiègne ou à Metz, d'arrêter les députés les plus populaires et de faire adopter la déclaration de juin par ce qui resterait des trois ordres. Les autres voulaient dissoudre les états généraux, arrêter les principaux députés, et renouveler, au parlement, une partie des promesses de la séance royale. Il parait que la cour attendait, pour se décider, qu'un nouveau ministère fût établi. Louis X VI ignorait la véritable destination des troupes qu'on faisait appeler. Confier d'avance à sa faiblesse des projets hardis, c'eut été les rendre inexécutables. On ne pouvait compter, pour l'entrainer à des mesures violentes, que sur un moment où de nouveaux ministres et quelques personnes de sa famille lui auraient exagéré les dangers réels et lui auraient montré un seul et dernier moyen de salut. En attendant, on disait au roi que des forces imposantes étaient, nécessaires pour rétablir la tranquillité, pour assurer sa puissance ; et les excès des révolutionnaires ne laissaient pas manquer d'arguments les conseillers du monarque.

Necker, entouré de défiance à la cour, ne savait de l'arrivée des troupes que ce qu'en savait à peu près tout le monde. Deux occupations absorbaient la plus grande partie de ses jours et de ses nuits ; il avait besoin d'efforts continuels pour remédier à la pénurie du trésor et à la rareté des subsistances. On ne pouvait, sous ce double l'apport, avoir un ministre plus habile ; mais il eût fallu, au-dessus de lui, un ministre chargé des intérêts politiques, un homme d'État, capable de former un lien entre le roi et l'assemblée. Necker était dans une position fausse, telle qu'il se l'était faite, lorsqu'il avait consenti à rester, sans s'assurer les moyens d'être utile. Voyant qu'il n'obtenait aucune attention, quand il se hasardait à dire un mot au roi sur la nécessité d'avoir un plan de conduite avec les états généraux, il le pria de lui faire connaitre si ses services avaient cessé d'être agréables à Sa Majesté ; et il offrit, si ses craintes étaient fondées, de quitter la France, en évitant tout ce qui pourrait donner de l'éclat à son départ. Je prends votre parole, lui dit le roi, mais restez. Cette réponse était peu rassurante ; et le ministre recevait des avertissements nombreux sur les intrigues dirigées contre lui. Chaque jour, plusieurs personnes lui écrivaient on lui disaient qu'il serait arrêté. Il avait offert de s'éloigner, mais de graves considérations ne lui permettaient point d'insister : il répondit à de timides conseils qu'il ne pourrait envoyer sa démission sans accroître les embarras, déjà si grands, de Louis XVI ; que cette démission provoquerait des méfiances, petit-être des excès, dont il ne voulait pas être responsable ; qu'en conséquence, quel que dût être son sort, il remplirait son devoir, il attendrait. Ce langage était celui d'un honnête homme et d'un sujet fidèle ; j'ai déjà dit que Necker était l'un et l'autre. Mais, dans un temps où il aurait été si nécessaire d'exposer toute la vérité au roi, à la reine, et de leur montrer l'abîme qui s'ouvrait sous leurs pas, Necker ne tenta point d'effort décisif ; seulement il essayait quelquefois de leur inspirer des idées de prudence, en leur demandant s'ils étaient bien sûrs des troupes.

Tandis qu'un grand appareil militaire se développait autour de la capitale, on voyait croître l'agitation publique. Les discours, les propos, devenaient plus violents dans les lieux de réunion, et surtout au Palais-Royal. Des pamphlets, des chansons et des caricatures étaient distribués. On répandit par milliers une Lettre au comte d'Artois, et la Confession de madame de Polignac. Des hommes intelligents, actifs, s'occupaient d'exciter l'indiscipline parmi les troupes. La Bretagne avait vu des actes d'insubordination utilitaire ; et, sur d'autres points de la France, des soldats avaient refusé de prêter main forte à l'autorité dans des émeutes pour les grains[4]. De pareils exemples donnaient de grandes espérances aux clubs parisiens ; et ils se croyaient assurés de la victoire s'ils parvenaient à entraîner les gardes françaises dont plusieurs avaient déjà fraternisé avec le peuple. Ce nombreux régiment était un corps d'élite, longtemps cité pour modèle de discipline ; mais die-rentes causes le préparaient à embrasser la défense du tiers état. Une partie des gardes françaises étaient mariés, ce qui leur donnait des relations habituelles et des intérêts communs avec la classe ouvrière et la petite bourgeoisie. À Paris, à Versailles, ils entendaient sans cesse parler de politique, et participaient, plus que les autres militaires, au mouvement des esprits. Enfin, ils étaient mécontents. Après avoir perdu leur colonel, le maréchal de Biron, qu'ils chérissaient comme un père, ils avaient désiré que son neveu lui succédât ; mais le duc du Châtelet avait été nommé, et s'était fait détester d'eux, en les tourmentant par une sévérité minutieuse, excessive et en les privant de plusieurs avantages qui devaient leur être chers. Les autres régiments étaient aussi l'objet de démarches actives. Lorsque les environs de la capitale furent encombrés de troupes, il entra chaque jour dans Paris des soldats qu'attirait la curiosité et qui se dérobaient pour quelques heures à la surveillance de leurs chefs. Ces soldats étaient accueillis, fêtés ; les agents des clubs s'emparaient d'eux et les conduisaient au Palais-Royal ; là, en les faisant boire au tiers état, on leur demandait s'ils auraient le courage de tirer sur leurs frères qui réclamaient l'abolition des privilèges, surtout de celui qui réservait aux nobles les places d'officiers. En même temps, d'adroits émissaires s'introduisaient dans les cantonnements ; ils y faisaient pénétrer leurs opinions, ils y distribuaient de l'argent ; et les prostituées aussi jouèrent un rôle dans les séductions politiques[5].

Les rentiers, fort nombreux dans Paris, étaient convaincus que la dissolution de l'assemblée nationale entraînerait une effroyable banqueroute : ils se lamentaient sur le sort de leurs ils se déchaînaient contre les projets de la cour, avec l'ardeur de gens qui défendent leur fortune et leur existence. Mais ce n'étaient pas seulement des intrigants habiles, des clubistes fougueux et des rentiers effrayés qui agitaient les esprits. Les trois quarts des Français avaient mis leur espoir dans l'assemblée nationale ; si elle était dissoute, ils voyaient les abus se perpétuer, l'arbitraire des ministres et l'insolence des nobles devenir plus intolérables. Toutes les promesses de la philosophie, tous les projets du patriotisme, il faudrait y renoncer ! Quelques améliorations que ne refusait pas la bonté de Louis XVI, on ne les obtiendrait que sous le bon plaisir des courtisans ! Ces idées excitaient l'indignation dans les âmes. Beaucoup d'hommes honnêtes, ennemis du désordre, faisaient entendre des paroles véhémentes. On ignorait alors le danger d'agiter les dernières classes du peuple ; bien des gens croyaient qu'on peut les soulever pour un seul jour ; et déjà l'on put observer que, dans les révolutions, lorsque la noblesse se fait, contre la bourgeoisie, un appui de la force militaire, la bourgeoisie cherche à se créer une armée dans la multitude.

Les amis du duc d'Orléans voyaient avec joie une cour aveugle seconder leurs desseins, et croyaient toucher au moment de réaliser les ambitieuses espérances qu'ils avaient conçues pour un prince à qui l'intérêt et l'affection les unissaient. Mais, à cette époque, des hommes complètement insensés auraient pu seuls tenter de changer la branche régnante. Louis XVI était aimé, la France respectait ses vertus ; et ce monarque avait un fils, deux frères et deux neveux. L'écrivain qui supposerait possibles tous les forfaits qu'il eût fallu commettre pour s'emparer du trône aurait l'imagination d'un romancier, et non la raison d'un historien. Le projet du parti sur lequel nous arrêtons nos regards était d'amener Louis XVI à nommer le duc d'Orléans lieutenant général du royaume. L'autorité du lieutenant général était immense : ses pouvoirs étaient les méfies que ceux du régent ; il choisissait les ministres, il disposait des finances et de l'armée, il exerçait momentanément l'autorité royale. Un rang si haut et. si favorable pour mettre à profit les chances que peut recéler l'impénétrable avenir d'une révolution exaltait l'ambition des hommes voués à la fortune du prince, dont ils auraient partagé la puissance.

Ses principaux partisans étaient le duc de Biron[6], son ami le plus intime, le comte de Valence ; quelques hommes attachés à sa maison, le comte de la Touche, son chancelier, Chanderlos de Laclos, son secrétaire, honteusement fameux par le roman des Liaisons dangereuses, le marquis de Sillery, qui seul portait dans cette intrigue mine entière bonne foi : il était persuadé que le faible bonis XVI, pour conserver son autorité, avait besoin de la remettre en d'autres mains durant la tempête ; il croyait aussi que le duc d'Orléans, dans de liantes fonctions, révèlerait à la France les qualités qui le rendaient cher aux hommes admis dans sa familiarité.

Tous pensèrent qu'il était indispensable de s'assurer l'appui de Mirabeau ; et Laclos fut chargé de l'entretenir d'un projet qui déjà ne lui était pas inconnu. 31irabeau voulait gouverner, et peu lui importait quelle voie le mènerait au pouvoir ; il était irrité du peu de succès qu'avaient obtenu ses efforts pour rallier les hommes modérés, il était indigne de l'obstination de la cour à rendre plus violente une lutte qu'il avait voulu terminer. Pen de jours après sa conférence avec Laclos, il reçut une somme, en attendant un ministère. Lorsqu'on rapproche les tares qualités et les vires honteux de cet être extraordinaire, il se présente à l'imagination commue une espèce de centaure. L'état de gène où tant de fois il s'était vu réduit par ses désordres et par la sévérité de son père l'avait rendu étranger à toute délicatesse sur les moyens de se procurer de l'argent. Il se novait probe parce qu'il n'en recevait que pour exécuter ce qui était conforme à ses opinions ; et jamais il ne pensait être lié par un engagement qui cessait de convenir à son but. Il disait un jour au comte de Narbonne : Un homme comme moi peut recevoir cent mille écus, mais on n'a pas pour cent mille écus un homme comme moi.

Mirabeau assista à plusieurs conciliabules des partisans du duc d'Orléans[7]. Tous conjecturaient que l'emploi des forces militaires dont s'entourait la cour, et même que leur seule présence amènerait une collision avec le peuple. Ils prévoyaient aussi que les moyens de résistance préparés dans la capitale, l'exaltation et le nombre des hommes intéressés à la cause du tiers état, la défection de quelques régiments, donneraient au parti populaire des avantages qui porteraient la terreur au château. On décida que, dans le moment du péril, le duc se présenterait à Louis XVI, lui offrirait de se dévouer au rétablissement de l'ordre, et lui demanderait le titre de lieutenant général du royaume, un grand pouvoir étant nécessaire pour étouffer la guerre civile, pour sauver le trône et la France. Cependant on prévoyait des obstacles. Diverses hypothèses furent passées en revue. Il y en avait une dans laquelle le duc d'Orléans serait proclamé lieutenant général par le peuple de Paris ; le duc se hâterait de protester au roi de st fidélité ; et tout serait mis en œuvre pour déterminer Louis XVI à rendre légal le titre décerné par la puissance populaire.

Le complot dans lequel entrait Mirabeau était, à ses yeux, un projet fort simple. Il parla ouvertement à plusieurs députés des avantages qu'il y aurait à ce que le duc d'Orléans fût lieutenant général dit royaume, et de la probabilité que la force des choses amènerait cette combinaison politique. Les pièces relatives au 6 octobre promirent qu'il en parla à des députés très-modérés, tels que Bergasse et Monnier, et à de très-exaltés, tels que Buzot et Robespierre. Les dangers du royaume et la nullité du roi étant d'une égale évidence, si un des princes eût offert les hautes qualités qui sauvent un empire, les hommes éclairés auraient désiré sans doute que Louis XVI voulut se mettre en tutelle durant les jours d'orage ; mais ce moyeu de salut manquait à la France. Monsieur, avec beaucoup de prudence et de finesse, évitait de se faire des ennemis ; il était estimé ; cependant aucun ordre, aucun parti, ne l'eût désigné au choix du monarque. Le prince de Condé était honoré pour ses talents militaires ; mais rien en lui n'annonçait un homme d'État, et ses opinions politiques étaient repoussées par la plupart des Français. Le duc d'Orléans avait de la popularité ; la considération lui manquait. Le scandale de ses mœurs n'était point effacé, aux yeux de la France, par quelques actes de patriotisme mêlés à des actes de démagogie : un petit nombre d'amis, de commensaux, formaient en réalité tout son parti. Quelle confiance aurait-il obtenue, miel empire aurait-il exercé pour calmer les passions et pour rapprocher les esprits, s'il se fût présenté chargé d'un titre que jamais Louis XVI ne lui eût volontairement accordé, et qu'il aurait arraché à ce malheureux roi ? On duit admirer Mirabeau lorsque, se rendant justice, il juge ce qui lui manque pour exercer sur l'assemblée un irrésistible ascendant ; et que, jaloux de l'acquérir, il cherche à s'approcher des hommes intègres qu'éloignent de lui les désordres de sa vie. Mais, lorsqu'il va s'unir au duc d'Orléans, il abandonne la route qu'il s'était tracée. L'amour-propre et l'ambition puisqu'il ne voit pas quelle répulsion exciterait un lieutenant général, décrié pour ses mœurs, qui prendrait. un Mirabeau pour ministre.

Il y avait à l'exécution du complot un premier, un invincible obstacle, dans l'excessive faiblesse du prince qu'on voulait appeler à de si hantes destinées : il ne pouvait. diriger ni même servir une grande entreprise. Brave dans un combat, spirituel dans un salon, le duc d'Orléans était sans force et sans idées au milieu des troubles civils. Ses nombreux ennemis l'ont peint dévore d'ambition, avide de vengeance ; et son effroyable vote dans un effroyable procès semble être une preuve suffisante de toute accusation dirigée contre lui. La vérité est que jamais son âme sans vigueur n'a pu nourrir aucune des passions qui supposent une certaine énergie de caractère. Jeté dans l'opposition, à l'époque des premiers troubles, les applaudissements de la multitude l'amusèrent ; mais, dès que son rôle devint sérieux, il perdit tout repos. Incapable d'agir lui-même, autant que d'empêcher ses amis d'agir, en proie à des irrésolutions perpétuelles, tantôt il pensait que son unique moyen de salut était de se faire craindre de la cour ; tantôt il songeait à se réconcilier avec elle et commençait des démarches, presque aussitôt interrompues. Il craignait que sa popularité ne le compromit un jour, il tremblait de la voir s'affaiblir ; et, tourmenté de sa situation, sans oser eu sortir, il rerettait avec amertume le temps où le plaisir seul dévorait ses journées.

Mirabeau n'était pas homme à devenir simple agent d'une intrigue. La redoutable crise qu'on voyait approcher l'appelait à prendre, dans l'assemblée nationale, la place que Iii destinait son talent et son courage. Il voulut, tout à la fois, avertir le roi des dangers où l'entrainaient d'insensés conseillers, et se mettre à la tête des hommes qui soutiendraient contre eux la lutte avec intrépidité. Il annonça, dans la séance du 8 juillet, qu'il venait dénoncer un péril qui menaçait la paix du royaume, la sûreté de l'assemblée et celle du monarque. Il montra la représentation nationale investie de plus de troupes, dit-il, qu'une invasion de l'ennemi n'en rencontrerait peut-être ; mille fois plus du moins qu'on n'en a pu réunir pour remplir nos engagements les plus sacrés, pour conserver notre considération politique, et cette alliance des Hollandais, si précieuse, si chèrement conquise, et surtout si honteusement perdue... Il s'attache à prouver non-seulement que la présence des troupes est inutile, puisque, après une émeute dans Paris, un mot du roi a suffi pour rétablir l'ordre, mais encore qu'elle est funeste, parce qu'en éveillant les alarmes elle excite la multitude à s'agiter, à se précipiter dans le danger. Il demande si les conseillers de pareilles mesures sont certains de maintenir toujours la discipline, s'ils ne voient nul inconvénient à placer les militaires près du foyer des discussions politiques, et s'ils se flattent que des soldats français immoleraient aveuglément leurs parents et leurs amis. Il demande si les conseillers de ces mesures désastreuses ont bien étudié dans l'histoire comment les révolutions ont commencé, comment elles se sont opérées ; et, lorsqu'on sait quelle était sa situation, il est impossible de ne pas être frappé de ces paroles : Ont-ils observé par quel funeste enchaînement de circonstances les esprits les plus sages sont jetés hors des limites de la modération, et par quelle impulsion terrible un peuple enivré se précipite vers des excès, dont la première idée fait frémir ? Enfin, il demande si ces conseillers ont lu dans le cœur d'un bon roi, s'ils savent avec quelle horreur ce monarque verrait les hommes qui auraient allumé le feu d'une sédition, qui l'exposeraient à verser le sang de son peuple, et qui seraient la cause première des rigueurs, des violences, des supplices, dont une foule de malheureux deviendraient les victimes. Sa conclusion, adoptée avec enthousiasme, est qu'une très-humble adresse supplie le roi d'ordonner le renvoi des troupes.

Je n'ai pu qu'indiquer les idées principales de ce di-cours animé par une dialectique pressante. L'adresse au roi, que Mirabeau fut chargé de rédiger, est pleine d'éloquence et caractérise cette époque. Les témoignages de respect et d'amour n'y sont point épargnés ; mais on y voit le tribun que rien n'arrêtera dans sa marche, qui s'incline devant son roi et relève sa tête altière[8].

Mirabeau avait aussi proposé de demander, pour Paris et pour Versailles, l'établissement d'une garde bourgeoise qui, sous les ordres de Sa Majesté, veillerait à la tranquillité publique. La formation de semblables milices venait d'être autorisée dans différentes villes du Midi, et plusieurs hommes sensés jugeaient que la même mesure serait utile dans la capitale. Necker en avait parlé à Baille, mais, selon son usage, sans insister. La proposition de Mirabeau fut écartée par cette considération Très faible, qu'il fallait ne présenter qu'une seule demande, celle du renvoi des troupes. Cependant les Français allaient bientôt s'armer de toutes parts, des bataillons de bourgeois et de paysans allaient couvrir les villes et les campagnes ; et, levés dans le tumulte, ne recevraient d'ordres que de leurs municipaux ou d'eux-mêmes. Si le roi, lorsqu'il en était encore temps, eût ordonné l'établissement. des gardes bourgeoises, il n'aurait point trouvé d'obstacle pour les soumettre à une organisation régulière, et la force publique n'aurait pas échappé de ses mains.

À peine Mirabeau descendait-il de la tribune, qu'il y fut remplacé par Mounier, chargé du rapport sur l'ordre qu'on devait suivre pour le travail relatif à la constitution. En passant ainsi de la demande du renvoi des troupes à la recherche des moyens de fonder les lois, l'assemblée prit un aspect imposant.

Le rapporteur examine la question, tant débattue, de savoir si nous avons une constitution. Il rappelle que nous avons quelques lois fondamentales, quelques maximes avouées : la France est une monarchie, l'ordre de succession au trône est réglé, les Français ne peuvent être imposés sans leur consentement, etc. ; rependant il ne pense pas que nous ayons une constitution, puisque tous les pouvoirs se confondent, et qu'on ne voit pas inique que le pouvoir judiciaire soit nettement séparé du pouvoir législatif. Il demande à quelle époque il faudrait remonter pour retrouver la constitution française : serait-ce aux temps des champs de Mars et de Mai, où tous les hommes libres délibéraient en armes ? serait-ce aux temps de l'aristocratie féodale ? ou bien à ceux où les trois ordres, convoqués pour fournir des subsides, se laissaient interdire, par arrêt de conseil, le droit de délibérer ? oit colin aux jours qui se sont écoulés depuis 161i ? Toutefois le rapporteur invite à ne pas disputer sur les mots, lorsqu'ou est d'accord sur les choses : il s'agit de liner la constitution de la France ; peu importe ensuite que les uns pensent qu'elle est nouvelle, et que les autres disent qu'elle est ancienne, pourvu qu'elle reçoive de l'adhésion universelle uni saint caractère. Ne jamais abandonner ses droits, et ne jamais les exagérer, est un principe que Mounier recommande d'avoir toujours présent dans le travail dont l'assemblée va s'occuper. Nous n'oublierons point, dit-il, que les Français ne sont pas un peuple nouveau, sorti récemment des forêts pour former mie association ; mais qu'ils sont une grande société pli vent resserrer ses liens, qui vent régénérer le royaume, et pour qui les principes de la véritable monarchie seront toujours sacrés. Nous n'oublierons pas que nous devons un respect et une fidélité inviolables à l'autorité royale ; et que nous sommes chargés de la maintenir, en opposant des obstacles invincibles au pouvoir arbitraire.

Ces sages idées semblent promettre que l'observation va guider nos législateurs ; mais, dans la suite du rapport, on reconnaît l'influence du moment. Sieyès et Bergasse étaient du comité de constitution : la métaphysique politique était eu crédit dans l'assemblée, et les abstractions conduisaient à la popularité. Mounier, homme positif, n'avait pu faire entièrement prévaloir ses vues au sein du comité ; il avait cependant obtenu que la déclaration des droits, demandée par un grand nombre de cahiers, ne pourrait être définitivement arrêtée que lorsque la constitution serait achevée ; il avait fait aussi reconnaitre que, les différentes parties de la constitution ayant dus rapports entre elles, on devait n'en décréter aucune avant de les avoir discutées toutes. Le rapport expose l'utilité de ces précautions ; mais le plan de travail qu'il développe ensuite n'en présente pas moins un véritable luxe d'idées abstraites. Voici la récapitulation que Monnier fait de ce plan :

Déclaration des droits de l'homme.

Principes de la monarchie.

Droits de la nation.

Droits du roi.

Droits des citoyens sous le gouvernement français.

Organisation et fonctions de l'Assemblée nationale.

Organisation et fonctions des assemblées provinciales et municipales.

Principes, obligations et limites du pouvoir judiciaire.

Fonctions et devoirs du pouvoir militaire.

Lorsque, pour éclairer les Français, pour assurer leur liberté, il aurait fallu leur donner des lois justes et non leur lire des dissertations métaphysiques, la Fayette (11 juillet) vint proposer une déclaration des droits de l'homme qu'il avait rédigée. Les idées vagues, incomplètes, hasardées, qu'on n'évitera jamais dans un morceau de ce genre, allaient rendre plus difficile la tâche du législateur, en ajoutant à l'effervescence du peuple, déjà trop séduit par les rêves d'une liberté folle et d'une égalité chimérique. On a depuis demandé à la Fayette comment il n'avait pas craint les effets de cette déclaration sur la multitude : il a répondu qu'un péril imminent menaçait l'État, que l'assemblée pouvait être dispersée et la nation livrée au despotisme, qu'il avait voulu planter un drapeau sous lequel viendraient, dans d'autres temps, se rallier les Français. Peur accomplir ce noble dessein, il eût fallu proclamer, non des phrases vagues, mais quelques dispositions législatives évidemment applicables à la France, et qui fussent les articles essentiels de la constitution que les hommes d'honneur et de courage réclameraient dan, des temps plus heureux. La Fayette était né avec l'amour de la liberté, comme d'autres naissent avec l'amour des arts ; mais presque toutes ses notions en politique se réduisaient à celle : qu'il avait reçues dans un pays bien différent du notre. On ne peut le juger si l'on ne distingue pas en lui deux hommes : l'un dirigé par un noble instinct vers le bonheur public, impassible dans le danger, toujours prêt à se dévouer pour défendre la liberté menacée, ou pour arrêter les excès qu'enfante la licence ; l'autre nourri d'idées rêveuses, et si peu propres à lui donner les moyens de tracer un plan de législation, que jamais il n'a su distinguer nettement la monarchie de la république, ni les Français des Américains.

Lally-Tollendal fit l'éloge des sentiments qu'il venait d'entendre exprimer, et les applaudissements éclatèrent à ces mots : M. de la Fayette parle de la liberté comme il l'a su défendre. Mais, après cet hommage, Lally ne dissimula point ses alarmes sur le danger qu'il verrait à ne parler que du droit de nature à une société nombreuse et déjà vieille. Si, avec l'intention la plus pure, dit-il, nous mettions en avant, Ilan, une déclaration, les droits naturels sans les joindre immédiatement aux droits positifs. songez quelles aimes nous donnerions à nos calomniateurs : comme ils triompheraient, comme ils diraient que, sur cette égalité primitive, nous voulons établir la subversion de toute autorité !... Que serait-ce, messieurs, si quelques imaginations déréglées, comprenant mal nos principes, si quelques esprits pervers voulant les mal comprendre, se laissaient entraîner à des désordres, se portaient volontairement à des excès, dont certainement cous gémirions pins que ceux qui nous les reprocheraient ; mais qu'on nous reprocherait enfin, et que nous nous reprocherions nous-mêmes ? L'assemblée fut émue ; elle adopta l'avis de ne rien arrêter de définitif sur la déclaration des droits avant de statuer sur les autres parties de la constitution.

L'orage que la cour appelait avec tant d'imprudence était près d'éclater ; et cependant un grand nombre d'hommes influents conservaient encore toute leur modération. Le roi répondit à l'adresse de l'assemblée (11 juillet) que la présence des troupes avait été rendue nécessaire par des scènes de désordre trop connues ; que des gens mal intentionnés pourraient seuls égarer ses peuples sur les vrais motifs des mesures qu'il avait dit prendre, même pour assurer la liberté des délibérations au sein des états généraux ; que, si cependant les troupes causaient de l'ombrage, il consentirait à transférer les états à Noron ou à Soissons, et qu'alors il se rendrait à Compiègne. Cette espèce de proposition excita des murmures. Toutefois le comte de Crillon fut écouté avec faveur eu disant que la parole d'un roi honnête homme est la plus sûre des garanties et en invoquant la confiance de ses collègues dans les vertus de Louis NVL Vainement Mirabeau s'efforça-t-il de déterminer l'assemblée à redoubler ses instances ; pas une seule voix ne se joignit à la sienne.

Dans la capitale, les électeurs cherchaient à calmer les esprits, Un des membres fougueux de leur minorité, Carra, soutint que le droit d'être érigé en commune est, pour chaque ville, un droit imprescriptible ; et il voulait que la réunion des électeurs reconnut en elle l'assemblée réelle et active des communes de Paris ; il eut plus de modération en parlant de la nécessité d'avoir une milice bourgeoise et de choisir, pour la composer, dans les familles les plus honnêtes. Sa première proposition fut rejetée ; sur la seconde, les électeurs arrêtèrent que l'Assemblée nationale serait suppliée d'obtenir, pour la ville de Paris, l'établissement d'une garde bourgeoise. Dans la même soirée (11 juillet), un député apporta des nouvelles rassurantes : Versailles, disait-il, était tranquille ; une séance royale, dont on était menacé depuis piailles jours, n'aurait lias lien, et tout annonçait que Necker jouissait de l'entière confiance du roi. Les applaudissements brumans, excités par ces nouvelles, prouvèrent combien étaient vives les inquiétudes qu'elles venaient dissiper. Cependant quelques murmures d'incrédulité se mêlèrent aux applaudissements ; et, lorsque le président proposa de fixer au 16 juillet la séance suivante, un négociant, nommé Deleutre, fit des prédictions sinistres. Il dit que des renseignements positifs l'assuraient que d'affreux malheurs menaçaient l'assemblée nationale et Paris ; que, loin de différer la réunion suivante, ou devrait se mettre en permanence ; et, rappelant le 13 juillet de l'année précédente, où la prèle avait dévasté une partie du royaume, il affirma que, si l'on ne prenait de promptes mesures, le 13 juillet de cette année serait plus désastreux encore. Les électeurs s'ajournèrent au surlendemain.

Il semble que toujours les conseillers de Louis XVI se chargeaient de prouver que les hommes défiants étaient ceux qui prédisaient avec justesse. Necker n'était plus ministre. Il avait reçu à trois heures un billet du roi qui lui rappelait son offre de quitter le royaume et lui demandait que son départ fût prompt et secret. Breteuil, appelé pour le remplacer, avait proposé de le faire arrêter, craignant qu'il ne se jetât dans Paris et n'excitât sédition ; mais Louis XVI avait dit : Je suis certain que M. Necker tiendra sa promesse. Au moment où l'ordre du roi lui parvint, il allait se mettre à table ; ses convives étaient nombreux ; on n'aperçut aucun changement dans sa situation. Cependant, occupé des plus graves pensées, il examinait si son devoir n'était point de demander à Louis XVI un dernier entretien, pour s'efforcer de l'éclaircir sur l'abîme où des insensés l'entraînaient : il jugea que le roi attribuerait sa démarche à l'intérêt personnel, à l'ambition, et sentit qu'elle serait inutile. Après le diner, il engagea sa femme à l'accompagner dans une promenade ; et, monté en voiture, il lui fit part des ordres auxquels il se conformait : sa fille n'en fut instruite que le lendemain par un billet écrit en roule. Necker n'avait fait aucun préparatif de voyage ; il prit sous un nom supposé des chevaux à la première poste, et, voulant sortir de France par le chemin le plus court, il se dirigea sur Bruxelles. Deux gardes du corps déguisés avaient la mission de ne pas le perdre de vue jusqu'à la frontière et de l'arrêter s'il se faisait connaitre : ces officiers eurent peine à suivre sa marche rapide. Peu de joins auparavant, le ministre avait mandé à des négociants de Bruxelles, chargés d'achats de grains, qu'il leur offrait pour caution de leurs avances sa fortune personnelle, et spécialement ses deux millions prêtés au trésor. A son arrivée, il leur écrivit que sa position était changée, mais que ses offres restaient les mêmes, et il les pressa de continuer leurs envois ; ensuite il partit pour la Suisse.

Le lendemain de l'exil de Necker (12 juillet), cet événement n'était connu dans Paris, à dix heures du matin que par les personnes les mieux informées des affaires publiques. En apprenant cette nouvelle, le premier mouvement était d'incrédulité et le second d'effroi, Les hommes les plus exempts de passion demandaient comment le nouveau ministre pourrait gouverner, dans des circonstances où toute l'habileté de Necker suffisait à peine pour remédier à la pénurie du trésor et à celle des subsistances[9]. Les premiers qui portèrent la nouvelle au Palais-Royal furent traités d'aristocrates et subirent des violences. Cependant le bruit du renvoi de Necker se répandit dans les divers quartiers de la capitale : partout il excitait de profondes alarmes ; on croyait voir la famine, la banqueroute et la guerre civile prèles à fondre sur Paris.

Vers trois heures, la foule devint immense au Palais-Royal. Camille Desmoulins sortit du café de Foy, un pistolet à la main ; la fureur bouleversait ses traits ; il s'élance sur une table et s'écrie : L'exil de Necker est le signal d'une Saint-Barthélemy des patriotes ; les régiments étrangers, campés au Champ-de-Mars, entreront ce soir dans Paris pour égorger ses habitants. Aux armes ! arborons une cocarde. Il arrache une feuille d'arbre et la met à son chapeau. En un instant, les arbres du jardin sont dépouillés ; et la cocarde verte devient le signe de ralliement. Une voix dit que, dans ce jour de deuil, les théâtres doivent être fermés. Des groupes s'ébranlent, se dirigent vers les différents théâtres, en ordonnent la clôture et sont partout obéis. Quelques hommes entrent dans tut cabinet de figures de cire que Carlins montrait au Palais-Royal ; ils y prennent le buste de Necker, et celui du duc d'Orléans, qu'on disait aussi exilé ; ils les entourent de crêpes, et les promènent dans les rues. Les gens armés de sabres, de pistolets, de bâtons, leur forment une escorte, et commandent aux passants de se découvrir devant les bustes. Arrivés à la place Vendôme, un poste militaire leur ferme le passage, disperse le cortège et tue un garde française qui seul fait résistance.

Le baron de Besenval, qui commandait sous les ordres du maréchal de Broglie, avait fait avancer, dans les Champs-Élysées, des compagnies de gardes suisses, plusieurs régiments de cavalerie et des canons. Royal-allemand était en bataille sur la place Louis XV : son colonel, le prince de Lambesc, irrité de voir les soldats atteints par les pierres que la populace lançait du Pont-Tournant, prit un détachement, commanda la charge, et entra aux Tuileries où la foule était considérable : un cri d'effroi s'éleva dans toute l'étendue du jardin. Le prince et son détachement se retirèrent fort vite, parce que des hommes du peuple étaient près de les enfermer, en faisant tourner le pont. Un vieillard qui fuyait tomba, mais il est faux que le prince de Lambesc lui eût porté mn coup de sabre. Le bruit se répandit que les troupes faisaient aux 'tuileries un horrible massacre. Les rues étaient pleines de gens dont les uns fuyaient, dont les autres criaient aux armes. C'était un dimanche, et, selon l'usage, cent mille Parisiens avaient le matin passé les barrières : cette multitude d'hommes, de femmes, d'enfants qui rentraient le soir, et trouvaient un affreux tumulte dans les rues qu'ils avaient laissées paisibles, embarrassés pour regagner leurs demeures, ne sachant comment éviter les dangers qui les environnaient, mirent le comble au désordre dont ils étaient épouvantés.

Les électeurs ne devaient s'assembler que le lendemain ; mais quelques-uns se rendirent dans la soirée à l'Hôtel de Ville, et trouvèrent la place couverte d'une foule exaltée qui demandait des armes et l'ordre de sonner le tocsin. La multitude maltraita une patrouille du guet, la désarma et, enhardie par cette facile victoire, fit irruption dans l'Hôtel de Ville, en criant qu'elle allait y mettre le feu si ses demandes n'étaient pas écoutées. La barrière qui séparait du public les électeurs fut brisée : à peine étaient-ils quinze on seize ; trop peu nombreux pour délibérer, ils s'efforçaient de gagner dit temps. Trois cent cinquante fusils qui se trouvaient dans une salle, Parent livrés à ceux qu'on ne pouvait empêcher de s'en emparer. Cependant, pet à peu, d'autres électeurs venaient, à travers les dangers, se réunir à leurs collègues. Ils prirent, à onze heures da soir, un arrêté pour convoquer les districts[10], et pour inviter les citoyens à empêcher les attroupements et toute voie de fait. Les partisans des vues de la cour ont dit que les électeurs étaient coupables d'avoir voulu arrêter l'anarchie, et auraient dû la laisser se dévorer elle-même. Une telle politique est celle des passions. Lorsqu'une ville est jetée dans un péril imminent, et que ses magistrats l'abandonnent, c'est pour les notables habitants lm droit et un devoir de s'assembler et de chercher à prévenir une conflagration générale.

Ain approches de la nuit, les scènes tumultueuses avaient commencé à prendre un nouveau caractère. Des gardes françaises, animés par les récits qu'on leur faisait de l'invasion de Royal-allemand dans les Tuileries, allèrent attaquer un détachement de ce corps, posté près de la Madeleine, et firent une décharge qui tira trois cavaliers (neuf heures du soir). Le détachement ne répondit point au feu, et, se replia sur la place Louis XV. A onze heures, douze cents gardes françaises, en hou ordre, arrivèrent au palais-Rural ; et des acclamations répondirent à leurs cris de : Vive le tiers état ! Au milieu de bruyants transports, il fut décidé qu'on irait chasser les troupes de la place Louis XV. Les gardes françaises marchèrent, suivis de quelques centaines de bourgeois armés, et précédés d'enfants de douze à quinze uns, qui portaient des torches et des leur ternes. L'entreprise était téméraire ; on devait trouver aux Champs-Élysées, non-seulement, une infanterie supérieure en nombre, mais encore de la cavalerie et de l'artillerie. Cette attaque pouvait être fatale à la cause populaire ; mais Besenval, n'ayant reçu aucun ordre du maréchal de Broglie et craignant de laisser en contact avec le peuple ses troupes dont la fidélité lui paraissait de plus en plus douteuse, les avait fait toutes replier sur Versailles.

Jamais projet ne fut plus mal concerté que celui de la cour. Le baron de Besenval et le prince de Lambesc semblent avoir reçu et fidèlement rempli la mission d'irriter le peuple, de l'exciter à prendre les armes et de le laisser ensuite exercer ses vengeances. Pour s'assurer quelques chances de succès, il aurait fallu un plan bien arrêté, dont l'exécution eût immédiatement suivi le départ de Necker ; il aurait fallu, dans la nuit du 11 au 12 juillet, occuper militairement Paris, et faire arrêter les hommes les plus Maliens du parti populaire. Mais ceux qui se mêlèrent, d'une manière si déplorable, de vouloir sauver l'État n'avaient aucune idée de la résistance qu'ils devaient rencontrer. La cour avait réuni des forces considérables, elle jugeait cet appareil suffisant ; et le maréchal de Broglie croyait que, pour mettre le peuple en fuite, il suffirait de lui montrer des uniformes. Rien de pins absurde que la fable, tant répétée, des batteries qui tireraient à boulets rouges pour incendier Paris. Les bruits populaires offrent un contraste frappant avec les pièces lues dans le procès de Besenval. Les plus importantes sont trois lettres du maréchal de Broglie, adressées à cet officier, en date des 11 et 12 juillet. On trouve ces mots dans la première : Donnez les ordres les plus précis et les plus modérés aux officiers qui commanderaient le détachement que vous seriez dans le cas d'employer, pour qu'ils ne soient que protecteurs, et évitent avec le plus grand soin de se compromettre et d'engager aucun combat avec le peuple, à moins qu'on ne se porte è mettre le feu, on à commettre des excès ou pillages qui menaceraient la sûreté des citoyens. Le nouveau ministère passa deux jours en pleine sécurité. Breteuil s'occupa beaucoup de s'installer dans son hôtel et de former ses bureaux. On discutait encore quand le moment d'agir était venu. Il paraît que les conseillers de Louis XVI étaient d'accord pour dissoudre les étals généraux et pour renouveler la déclaration du 25 juin, mais qu'ils étaient fort divisés sur les moyens d'exécution. Un ministre pensait qu'au lieu de porter cette déclaration au parlement il vaudrait mieux le supprimer et rétablir les grands bailliages. Un autre examina s'il serait avantageux de convoquer une assemblée de notables et donna de grands éloges à l'ancien plan de Calonne. Les uns désiraient que la famille nivale se rendit à Metz les autres qu'elle ne quittât point Versailles. Rien n'annonçait, dans le conseil, la présence d'un danger auquel il faut rapidement pourvoir ; le départ de Necker semblait avoir assuré l'avenir de la France. Des hommes de plus d'expérience et de capacité, des hommes d'un autre caractère, auraient-ils pu réussir ? Je ne le pense pas : en admettant qu'ils eussent comprimé Paris, ils n'auraient point empêché un soulèvement général en France[11]. Les Bretons s'armèrent à la nouvelle de l'exil de Necker, et la garnison de Hennies refusa d'agir contre eux. Les Dauphinois proclamèrent le refus de l'impôt, si le gouvernement attentait à la liberté des représentants de la nation. À Lyon, des citoyens des trois ordres se réunirent à l'Hôtel de Ville, sous la présidence des magistrats ; ils déclarèrent que, si l'assemblée nationale était dissoute, la perception de tous les impôts cesserait. Ils prirent sous leur sauvegarde les membres de l'assemblée nationale ; ils jurèrent, sur l'autel de la patrie, de défendre leurs justes droits avec le courage le plus inébranlable, recommandant la France entière les familles des généreux citoyens qui se dévoueraient pour elle. Ce mouvement se manifestait, avec plus on moins de vigueur, dans diverses provinces ; il eût fait éclater la guerre civile. et la guerre civile eût amené la défection des troupes.

Les Parisiens passèrent la nuit du 12 ou 15 juillet, dans d'affreuses anxiétés. Ou ne doutait pas que, dès le point du Jour, toutes les forces militaires dont on était environné fondraient sur la capitale. Un péril plus imminent encore la menaçait. J'ai dit qu'un grand nombre de gens sans aveu y étaient amenés par la misère et l'espoir du pillage. L'autorité donnait du travail, sur les hauteurs de Montmartre, à vingt mille d'entre eux ; et ce n'était guère que la moitié de cette hideuse population. Ils se répandirent, avec la nuit, dans les rues, et pillèrent des boutiques d'armuriers. Quelques-uns de ces furieux avaient des torches et criaient qu'ils allaient mettre le feu aux hôtels des aristocrates. Guidés par des contrebandiers, ils incendièrent plusieurs barrières. Le jour n'arrêta point leurs criminelles prouesses ; la confusion augmentait par le bruit du tocsin qui se fit d'abord entendre dans quelques églises, et bientôt retentit dans toutes à la fois. Des bandits envahirent le riche couvent de Saint-Lazare ; ils fracassèrent les meubles, volèrent et s'enivrèrent : le pillage durait depuis trois heures lorsque des gardes françaises et des bourgeois vinrent chasser ces brigands. Le garde-meuble de la couronne fut dévasté, et l'on en vil sortir des gens en haillons, dont les mis étaient grotesquement couverts d'armures antiques, dont les autres portaient des armes précieuses par leur richesse ou par des souvenirs historiques : un d'eux avait dans ses mains l'épée de Henri IV !

Les électeurs, eu plus grand nombre que la veille, s'assemblèrent de bonne heure à l'Hôtel de Ville (15 juillet). Ils jugèrent que, pour sauver Paris de l'anarchie, il importait de conserver les formes légales, autant que le permettaient des circonstances terribles. Ils envoyèrent une députation à Flesselles, prévôt des marchands, pour l'inviter à venir occuper sa place. Après quelque hésitation, il se rendit à l'Hôtel de Ville, et le peuple l'applaudit. Les officiers municipaux reparurent ; après s'élu concertés avec les électeurs, tous ensemble, sur le réquisitoire du procureur dit roi et de la ville, prirent un arrêté qui établissait une milice bourgeoise, prescrivait de remettre toutes les armes aux districts, défendait les attroupements, et nommait un comité permanent, chargé de la sûreté et de l'approvisionnement de la capitale[12].

Ce comité, pour former la milice, décida que chaque district ferait sur-le-champ une liste de deux cents citoyens connus ; et ce nombre devait être augmenté de manière à ce que la garde bourgeoise fût, en quelques jours, de quarante-huit mille hommes. Il fallait un moyen pour distinguer, parmi les gens armés, ceux qui veillaient à la tranquillité publique et ceux qui voulaient la troubler ; il fut décidé que la garde bourgeoise porterait une cocarde bleue et rouge : c'étaient les couleurs de la ville. Quiconque paraitrait en armes sans avoir cette cocarde, ou la porterait sans être inscrit dans son district, serait arrêté. En même temps, pour éviter que les Parisiens eussent, deux signes de ralliement, on la disparaitre la cocarde verte : il suffit d'annoncer que celle couleur verte était celle du comte d'Artois.

Les armés de l'Hôtel de Ville étaient discutés, rédigés, transmis, au milieu effroyable tumulte. Des milliers de voix criaient perpétuellement : Des armes ! A chaque instant, il accourait des hommes effarés : les troupes, disaient-ils, pénétraient dans Paris ; elles étaient dans tel faubourg, dans telle rue, dont les habitants fraient pour échapper au massacre. Dos députations des clercs du parlement, de ceux du châtelet, des élèves en chirurgie, etc., \allaient offrir leurs service : pour la défense de la ville. Les gardes françaises demandaient, au nom de leurs camarades, à se réunir à la milice parisienne. Lus districts envoyaient des députations pour adhérer aux arrêtés ou pour proposer de nouvelles mesures. La place de Grève était encombrée de voitures, de chariots, de bagages, que le peuple amenait de divers côtés, s'emparant de tout ce qui lui paraissait suspect, ou utile à sa cause. Il ne laissait plus passer librement aux barrières, et les personnes dont le rang ou le nom semblait annoncer des relations avec la cour étaient amenées à l'Hôtel de Ville[13].

Les électeurs ne pouvaient trouver d'ai put que dans la confiance publique ; ils faillirent la perdre par la duplicité de Flesselles qui se jouait d'eux. et qui, fatigué par de bruyantes demandes sans cesse renouvelées pour avoir des armes, dit étourdiment qu'on distribuerait des fusils, qu'un manufacturier s'était engagé à lui en livrer douze nulle avant le soir. L'avis fut donné à tous les districts d'envoyer des commissaires pour recevoir ces armes. On juge quel tumulte éclata quand le peuple se vit tromper dans son attente. Le prévôt des marchands fut accusé de trahison. Pour détourner le péril, il envoya la multitude chercher des armes aux couvents des Célestins et des Chartreux. Flesselles avait un esprit léger ; ses opinions l'attachaient au nouveau ministère, et ses habitudes d'homme du monde lui faisaient croire qu'il suffisait de gagner du temps, en abusant le peuple.

Le Palais-Royal retentissait de motions sanguinaires. Ou v placardait la mise à prix de la tête du comte d'Artois ; on y distribuait une liste de proscription où se trouvaient aussi les noms du prince de Condé, du maréchal de Broglie, du prince de Lambesc, de Besenval, de Breteuil, de Foulon, de Berthier, etc. Des menaces atroces étaient proférées contre la duchesse de Polignac et contre la reine. Flesselles, le comité, les électeurs, étaient dénoncés comme des ennemis du peuple, qui attendaient le moment de livrer Paris aux troupes étrangères. Quelques meneurs parlaient de prendre la Bastille : ils auraient été désespérés que le parti de la cour eût cédé à l'ascendant de l'assemblée nationale, à l'union des citoyens ; ils voulaient que la révolution triomphât par un grand mouvement populaire qu'eux seuls dirigeraient. Chaque démagogue s'indignait en lui-même de ne pas présider à l'Hôtel de Ville, et de ne pas y voir ses amis à la place des électeurs. Les chefs des agitateurs étaient Camille Desmoulins, Saint-Huruge, Danton, Marat, Tintot, Santerre, etc. Les intrigants et les fanatiques exaltaient la populace ; et des groupes, des rassemblements, obéissaient à leur impulsion. Dans quelques quartiers, on entendit les cris de : Vive le duc d'Orléans ! vive le lieutenant général du royaume ! Mais les bandes qui poussaient ces clameurs étaient si peu nombreuses et trouvaient si peu d'échos, qu'évident-nient le prince n'avait, dans la capitale, qu'un très faible parti.

Le projet d'attaquer la Bastille n'eut, dans la journée du 13, que fort peu de partisans. Presque tous les électeurs, presque tous les hommes sensés, ne jugeaient ni utile ni possible de prendre cette forteresse. On devait croire qu'elle opposerait une résistance vigoureuse ; et l'artillerie de ses remparts suffisait pour porter le carnage parmi les assaillants. L'attaque clouterait aux chefs des corps qui menaçaient Paris un grand moyen d'arrêter la défection de leurs troupes en excitant l'amour-propre militaire, et pourrait décider l'invasion de la capitale. Si l'on pensait que la victoire fût possible, devait-on en courir les hasards, lors que la fermeté de l'assemblée nationale, l'attitude des Parisiens, l'indiscipline qui gagnait les troupes, assuraient que bientôt le bon et faible Louis XVI serait amené à changer de résolution ? Les électeurs voulaient défendre la liberté ; mais ils ne voulaient ni renverser ni avilir l'autorité royale. Si l'on sortait de ces jours le crise, en agissant avec prudence, les malheurs publics seraient bientôt réparés ; mais, si l'on s'abandonnait la violence, si l'on engageait un combat, la défaite, livrait Paris il de terribles représailles, et la victoire l'exposait à tomber sous le joug des plus effrénés démocrates. Tels étaient les motifs qui portaient les meilleurs citoyens à repousser l'idée d'assiéger la Bastille.

Le 13 juillet, tous les membres de l'assemblée nationale, quelles que fussent leurs opinions, se rendirent à leur poste. La plupart montraient une tristesse calme ; les plus ardents laissaient percer une indignation qu'ils s'efforçaient de cou-tenir, et les partisans de la cour essayaient de déguiser leur espoir. Les hommes modérés furent les premiers à prendre la parole. Mounier, en reconnaissant au monarque le droit de choisir les ministres, demanda si l'assemblée pourrait, sans trahir ses devoirs, ne pas avertir le roi des dangers que ses conseillers attiraient sur la France : il pensa que la représentation nationale devait solliciter le rappel des anciens ministres[14], et déclarer qu'elle ne pouvait accorder aucune confiance à leurs successeurs, qui apportaient avec eux la banqueroute et la guerre civile. Il conjura ses collègues de ne point se laisser détourner des travaux de la constitution et de s'y livrer avec fout le calme qu'exige la création de lois durables. Lally-Tollendal, dont l'amitié pour Necker était connue, s'avança le front chargé de tristesse ; il fit l'éloge de ce ministre ; et son éloquence, toute de sentiment, émut l'assemblée. Un autre député de la noblesse, le comte de Virieu, dit que dans le péril de la France, tous les ordres devaient s'unir étroitement ; et il les pressa de consacrer ensemble, par un serment, les arrêtés qu'une partie de l'assemblée avait pris, les 17 et 20 juin. Des acclamations lui répondirent : plusieurs membres de la majorité de la noblesse adoptèrent sa proposition ; aucun ne se levant pour la combattre, Matthieu de Montmorency s'écria que l'adhésion était unanime. Ceux qui auraient pu réclamer gardèrent le silence ; ils ne voulurent pas, au milieu des dangers publics, jeter de nouveaux troubles dans l'assemblée. Quelques phrases de Clermont-Tonnerre excitèrent un puissant intérêt. Il peignit, en traits rapides, la situation de la capitale : Les troupes, dit-il, y présentent deux spectacles également effrayants : des Français indisciplinés qui ne sont dans la main de personne, et des Français disciplinés qui sont dans la main du despotisme. On applaudit à plusieurs reprises ces mots : La constitution sera ou nous ne serons plus. Grégoire lança, contre les courtisans, des accusations pleines de virulence ; et l'archevêque de Vienne eut la douleur d'être interrompu par des murmures, tandis qu'il rappelait, avec dignité, que jamais des paroles violentes ne doivent sortir de la bouche d'un prêtre.

L'assemblée demanda au roi, par une députation, de ramener la tranquillité dans la capitale en éloignant les troupes et. en établissant une garde bourgeoise ; elle ne lui déguisait point que la principale cause des malheurs publics, était le changement de ministres : elle lui offrait, si sa réponse était favorable, d'envoyer des députés à Paris, pour porter cette heureuse nouvelle, et pour contribuer rétablit' la paix.

Lorsque l'orateur de la députation prononça le mot d'assemblée nationale, le roi l'interrompit brusquement et dit : les états généraux. Sa réponse aux demandes qui lui étaient présentées fut sévère. Je vous ai déjà fait connaître mes intentions sur les mesures que les désordres de Paris m'ont forcé de prendre : c'est é moi seul à juger de leur nécessité ; et je ne puis, à cet égard, apporter aucun changement. Il ajouta que l'étendue de la capitale ne permettait pas d'en confier la surveillance à finie garde bourgeoise. Quant à l'envoi d'une députation à Paris : Votre présence, dit-il, n'y ferait aucun bien ; et elle est nécessaire ici pour accélérer les travaux dont je ne cesserai de vous recommander la suite.

Cette réponse blessa profondément le plus grand nombre des dépités. La Fayette demanda qu'on fit peser sur les hommes qui trompaient le roi la responsabilité de leurs actes ; et l'arrêté suivant fut adopté :

L'assemblée nationale, interprète de la nation, déclare que M. Necker, ainsi que les autres ministres qui viennent d'être éloignés, emportent avec eux son estime et ses regrets ;

Déclare qu'effrayée des suites funestes que peut entraîner la réponse du roi elle ne cessera d'insister sur l'éloignement des troupes extraordinairement rassemblées près de Paris et de Versailles, et sur l'établissement des gantes bourgeoises ;

Déclare de nouveau qu'il ne peut exister d'intermédiaire entre le roi et l'assemblée nationale ;

Déclare que les ministres et les agents civils et utilitaires de l'autorité sont responsables de toute entreprise contraire aux droits de la nation et aux décrets de cette assemblée ;

Déclare que les ministres actuels, et les conseillers de Sa Majesté, de quelque rang et état qu'ils puissent être, ou quelques fonctions qu'ils puissent avoir, sont personnellement responsables des malheurs présents, et de tous ceux qui peuvent suivre.

 

L'assemblée décréta qu'elle resterait en permanence, afin d'être plus tôt instruite des événements et de prendre sans retard les mesures qui seraient nécessaires. Ces motifs étaient réels, mais n'étaient pas les seuls. Beaucoup de députés avaient reçu des avis alarmants, et l'opinion générale était qu'il y aurait des arrestations dans la nuit ; les députés menacés jugèrent que leur plus sûr asile était dans l'assemblée nationale en séance.

L'archevêque de Vienne à qui son grand âge ne permettait plus de soutenir des fatigues prolongées, et qui cependant ne voulait point se démettre de la présidence dans de pareils moments, demanda qu'on fit choix d'un vice-président : l'assemblée nomma la Fayette.

La nuit ne fut pas aussi orageuse, pour la capitale, qu'on devait le redouter. Toutes les rues étaient illuminées pour rendre la surveillance moins difficile. Des patrouilles de la garde bourgeoise, d'autres formées de gardes françaises, désarmèrent des bandits et prévinrent de nombreux désordres ; mais le tumulte et la confusion recommencèrent avec le jour (14 juillet). Une affiche du comité permanent indiqua un point de Paris où il offrait des travaux à tous les ouvriers qui ne pourraient s'en procurer, et enjoignit aux chefs des corporations de maintenir dans l'ordre tous ceux qui se trouvaient sous leur surveillance. Mais une foule prodigieuse faisait retentir de clameurs de Ville ; et, de montent en moment, des hommes hors d'haleine venaient renouveler l'annonce de l'arrivée des troupes et de l'attaque des faubourgs. Plusieurs de ces hommes n'éprouvaient pas des alarmes réelles ; il y avait parmi eux des émissaires du Palais-Royal, chargés de tout tenter pour effrayer les électeurs, dont la place eût été bientôt remplie si l'on eût réussi à les éloigner. Le comité rappela, dans une proclamation, la première réponse que le roi avait faite pour rassurer l'assemblée nationale sur la destination des forces militaires ; il déclara que, si des régiments apportaient la dévastation dans Paris, ce ne pourrait être que par l'ordre de chefs traitres ana roi et à la patrie, et que les citoyens opposeraient une défense légitime à une agression criminelle. L'ordre fut donné à tous les districts de dépaver les rues, d'élever des barricades, et d'employer tous les moyens de résistance que pourraient suggérer le zèle et le patriotisme.

Les gens que Flesselles avait trompés revenaient furieux de leurs vaines recherches. Le comité, informé qu'un dépôt considérable de fusils existait aux Invalides, envoya le procureur du roi et de la ville demander au gouverneur les armes qui lui étaient confiées. Tandis que ce magistrat négociait, la multitude envahit l'hôtel des Invalides ; et bientôt trente mille fusils, qui devaient armer la garde bourgeoise, furent dispersés dans des mains inconnues. Les régiments campés au Champ-de-Mars ne firent aucun mouvement. Depuis vingt-quatre heures, beaucoup de soldats venaient se réunir au peuple ; et les chefs de corps déclarèrent à Besenval qu'ils ne pouvaient pins répondre de leurs troupes.

De bonne heure, le cri à la Bastille s'était fait entendre dans plusieurs quartiers, et les orateurs du Palais-Royal excitaient les groupes à se porter contre cette forteresse. De bonne heure également, les électeurs avaient envoyé des députés au gouverneur de la Bastille — de Launey —, pour lui demander de faire retirer les canons dont la vue irritait le peuple ; et pour l'assurer que, s'il promettait de ne point commettre d'hostilité, les Parisiens ne tenteraient aucune entreprise contre lui. Il fallut longtemps à la députation pour revenir à travers les flots de peuple qui remplissaient les rues ; enfin, elle apprit au comité que le gouverneur donnait sa parole de ne point faire feu, à moins qu'il n'y fût contraint pour sa défense. Les électeurs arrêtèrent que cette réponse serait, sans retard, annoncée à la capitale. Déjà plusieurs d'entre eux étaient sur le perron de l'Hôtel de Ville pour lire la proclamation, et le trompette allait sonner, quand un coup de canon se fit entendre du côté de la Bastille. Bientôt une foule considérable se précipita sur la place de Grève eu polissant le cri de trahison.

L'explication donnée de ce grand mouvement fut que des citoyens s'étaient approchés de la Bastille pour demander des armes au commandant ; que, celui-ci ayant fait baisser le pont-levis, ces citoyens étaient entrés sans défiance, et qu'alors il avait fait relever le pont et tirer sur eux. Quelque absurde que fût ce récit, il a longtemps été répété. Les faits sont faciles à rétablir. Depuis le matin, une foule toujours croissante se portait aux environs de la Bastille ; des coups de fusil étaient tirés de loin contre le fort sans que la garnison, qu'ils ne pouvaient atteindre, paria y faire attention ; mais un groupe s'approcha du premier pont et fit feu ; alors un coup de canon partit des remparts.

Le comité tenta d'arrêter l'effusion du sang qu'il n'avait pu prévenir : il envoya une nouvelle députation au gouverneur pour le déterminer à recevoir un détachement de milice bourgeoise qui garderait la Bastille, de concert avec la garnison ; ces forces réunies seraient sous les ordres de la ville.

Les scènes de tumulte se succédaient sans interruption autour des électeurs. La députation ne reparaissant point, on craignit avec raison qu'il ne lui eût pas été possible de se faire reconnaitre. Une autre partit, précédée d'un tambour et d'un drapeau : elle eut un moment d'espérance. Des soldats, rangés sur la plate-forte, l'aperçurent et firent des signes de paix, en agitant leurs chapeaux, en renversant leurs armes ; et, sur le point où se trouvaient les députés, le peuple cédait à l'invitation de s'éloigner ; mais les signes pacifiques cessèrent, et le feu recommença. Le peuple aussitôt accusa de trahison les envoyés ; et plusieurs furent maltraités, tandis que le feu de la place faisait tomber des hommes autour d'eux. Après de vains efforts, ils se retirèrent, l'âme navrée de leur impuissance à prévenir des désastres.

Un rassemblement nombreux, mais mal armé, sans chefs et sans expérience, n'avait aucun moyen de forcer la Bastille. Il est constant que, de tolites les balles tirées dans la journée par la multitude, une seule atteignit un des soldats de la garnison. Mais la scène allait changer. Les députés, en retournant à l'Hôtel de Ville, rencontrèrent deux troupes qui marchaient ensemble : l'une, d'environ trois cents gardes françaises, ayant à leur tête Élie, ancien officier au régiment de la reine ; l'autre, d'un nombre à peu près égal de bourgeois et d'ouvriers, commandés par Hullin : ces troupes avaient du canon ; elles allaient assiéger la Bastille[15].

Des bruits de trahison étaient répandus dans le peuple ; on ne passait plus sur la place de Grève, sans entendre des menaces d'incendier l'Hôtel de Ville et d'égorger les électeurs. Des furieux entouraient le comité permanent et lui demandaient à grands cris de donner l'ordre d'attaquer la Bastille. Le comité ne céda point ; il chargea deux électeurs de se rendre à l'assemblée nationale pour lui exposer l'état où se trouvait Paris et pour la supplier d'aviser, dans sa sagesse, aux moyens de détourner les horreurs de la guerre civile[16].

Un homme, demi-mort de frayeur, fut amené par une patrouille ; on avait trouvé sur lui un billet que Besenval envoyait à de Launey pour lui ordonner de tenir jusqu'à la dernière extrémité. La lecture de ce billet mit le comble à la fureur populaire ; des imprécations étaient adressées à Flesselles, à tout le comité. Un vieillard s'écria : Que faisons-nous avec ces traîtres ? Marchons à la Bastille ! La foule se précipita sur ses pas ; il ne resta pins que le comité. Après quelques moments passés dans une effrayante solitude, un homme parut à la porte de la salle et dit : La Grève frémit de rage ; partez, ou vous êtes perdus ; il s'enfuit. Les électeurs restèrent, mais dans une horrible anxiété. l'ne nouvelle foule ne tarda pas à les entourer, demandant toujours l'ordre d'attaquer la Bastille. Une députation plus nombreuse que toutes les précédentes allait être envoyée au gouverneur, lorsqu'on entendit dans le lointain un bruit extraordinaire, une espèce de mugissement qui, en approchant, devint semblable au fracas de la tempête ; c'était le bruit de vingt mille voix qui criaient : La Bastille est prise !

Cette forteresse venait de céder à l'audace des hommes commandés par Élie et par Hullin. L'esprit de parti seul a pu dire qu'urne grande intrépidité n'était pas nécessaire au succès. Une preuve du contraire, c'est que près du tiers des assiégeants fut tué ou blessé[17]. Il fallait d'autant plus de courage, que ceux qui se dévouaient devaient compter sur une résistance plus longue et plus terrible. De Lannoy n'avait que deux cents hommes suisses ou invalides, mais de puissantes murailles protégeaient sa faible garnison ; ses munitions de guerre étaient considérables, la famine seule pouvait le contraindre à se rendre ; il avait peu de vivres, mais il en avait pour plusieurs jours. Des détails circonstanciés sur la prise de la Bastille sont impossibles à donner ; les récits varient et se contredisent. Le premier pont-levis tomba tout à coup : les uns prétendent que ce fuit par l'ingénieuse audace d'un garde française nommé Tournay ; d'autres que ce fut par la trahison d'un soldat du fort ; d'autres, que ce fut l'effet d'un coup de canon dirigé par un heureux hasard. Les assiégeants se précipitèrent dans la première cour ; ils y trainèrent du canon et continuèrent l'attaque. De Launey avait perdu la tête, même avant le commencement de l'action. Besenval, qui le jugeait un homme faible, avait demandé un autre gouverneur ; mais le maréchal de Broglie avait répondu qu'il ne serait pas juste de priver cet officier de sa place. En voyant les progrès des assaillants, de Launey, hors de lui-même, voulut mettre le feu aux poudres ; un de ses sous-officiers, nommé Béquard, employa la force pour l'empêcher de commettre cet acte de désespoir. Il consentit à capituler, mais ce fut un militaire suisse qui s'occupa des conditions. La demande de sortir avec les honneurs de la guerre ayant été refusée, il ne fut question que d'assurer la vie à ceux qui se rendaient ; et la capitulation fut acceptée par Élie, foi d'officier. Une multitude furieuse inonda la Bastille, et voulut que les prisonniers fussent conduits à l'Hôtel de Ville. Élie, Dullin et d'autres chefs des vainqueurs prirent de Launey sous leur garde ; ils l'environnaient et s'épuisaient eu efforts pour détourner les coups que lui portait une populace en délire. Les héros de cette journée ne trouvaient ni respect ni confiance dans des misérables qui n'avaient point partagé leurs périls. Arrivés à la place de Grève, de Launey leur fut arraché. Hullin, dont la haute taille et la vigueur secondaient le courage, lutta vainement et fut terrassé. Quand il se releva, il vit la tête de de Launey sur une pique ; les assassins la portaient en trophée au Palais-Royal.

Le major de la Bastille, De Losmes de Salbrai, fut égorgé. Le marquis de Pelleport, dont il avait adouci la captivité, tentait de le défendre et le couvrait de son corps, en s'écriant : Vous allez tuer le père des prisonniers ; j'ai été cinq ans à la Bastille, sans lui je serais mort de désespoir !Vous périrez sans me sauver, lui dit le major, laissez-moi. Des monstres à face humaine massacrèrent Salbrai, tandis que leurs complices foulaient aux pieds son défenseur. Plusieurs autres prisonniers furent également la proie d'égorgeurs qui se disaient le peuple !

Élie ne fut pas témoin de ces forfaits : lorsqu'il approchait de l'Hôtel de Ville, des hommes l'élevèrent sur leurs épaules et le portèrent en triomphe dans la salle des électeurs. Une bande armée y conduisit, presque au même instant, des invalides et des Suisses prisonniers, en hurlant qu'il fallait les juger et les pendre. Les forcenés demandaient surtout le supplice de trois canonniers, dont un était blessé. Tandis que le marquis de la Salle, commandant de la garde bourgeoise, sauvait celui-ci en le faisant passer dans une pièce voisine, les deux autres fuirent peinés hors de l'Hôtel de Ville et pendus à un réverbère.

Flesselles avait conservé longtemps le sang-froid et même de la légèreté ; mais il était abattu par ses pressentiments ; son regard fixe était attaché sur l'image sanglante de de Launey. Des voix féroces crièrent : Qu'il vienne au Palais-Royal pour y être jugé ! Sans chercher à résister, à se défendre, il sortit avec ceux qui voulaient l'entrainer ; la multitude l'avait laissé passer sur la place, quand un jeune homme s'approcha en disant : Traître, lu n'iras pas plus loin, et l'étendit mort d'un coup de pistolet. La populace se jeta sur son cadavre, le traîna dans la houe, et promena sa tête eu triomphe.

Les cris de mort redoublaient contre les prisonniers amenés à l'Hôtel de Ville. La foule était si considérable dans la salle, que toutes les banquettes étaient brisées et que les boiseries craquaient. Plusieurs membres du comité faillirent à être écrasés par le bureau poussé L'outre leurs sièges. Des gardes françaises et des citoyens avaient apporté des lauriers à leur commandant Élie ; émus pour les malheureux menacés du supplice, ils crièrent Grâce ! Élie, élevant la voix, fit entendre les nobles paroles d'un militaire indigné qu'on souille sa victoire. Allons, dit-il ensuite, que les prisonniers jurent d'être fidèles à la nation et à la ville de Paris. Le serment fut prêté ; les gardes françaises placèrent au milieu d'eux les prisonniers délivrés, et les emmenèrent sans que la populace osât les insulter.

Si quelques scènes prouvaient que les sentiments humains n'étaient pas encore éteints, d'autres révélaient à quel point de turpitude et de férocité les hommes peuvent descendre. Les têtes de de Launey, de Flesselles et de cinq autres victimes avaient été successivement portées au Palais-Royal. Des hommes atroces imaginèrent de les promener toutes ensemble dans Paris et se mirent eu marelle. Deux ou trois cents misérables, qui n'étaient pas tous en haillons, suivaient ces têtes élevées en l'air sur des piques. Parmi ces exécrables trophées, on voyait une main coupée à un cadavre ; c'était celle de Béquard, c'était la main qui avait empêché de Lannes de faire sauter la Bastille et d'écraser tout tut quartier de la capitale. Cette bande sanguinaire rencontra, près du pont Neuf, un cortège différent qui venait du faubourg Saint-Antoine ; elle fit volte-face, le précéda et rentra dans la rue Saint-Honoré. Bientôt parurent à sa suite des fiacres remplis, garnis d'hommes et de femmes jusque sur l'impériale. Des ouvriers tramaient des canons descendus des tours de la Bastille. Quelques gardes françaises, assis on debout sur des espèces d'estrades, étaient portés par de vigoureux forts de la halle. On remarquait un malheureux aux regards effarés, dont la captivité venait de cesser, et qui semblait douter s'il veillait[18]. Les sensations les plus diverses, les plus opposées, se succédaient dans les nombreux spectateurs de cette fête sauvage et martiale. L'horreur qu'excitait la vue des têtes sanglantes semblait se dissiper, lorsqu'elles s'éloignaient. Les cris de joie dans la rue, les applaudissements aux croisées saluaient les vainqueurs, et des femmes leur jetaient des fleurs et des rubans.

Les communications entre la capitale et Versailles étaient presque entièrement interrompues par les ordres du ministère. A Versailles, le peuple contenu par la présence des troupes ne laissait voir qu'une sombre tristesse ; il errait silencieusement dans les rues, on se portait aux environs de la salle des députés. L'assemblée nationale poursuivait ses travaux et discutait les moyens de hâter l'époque où la France recevrait une constitution. Quelques membres proposaient de se borner à poser les hases indiquées par les cahiers et de remettre l'achèvement de ce grand ouvrage à des jours moins orageux. La majorité voulut davantage ; et, jugeant qu'une constitution ne peut être faite ou du moins préparée que par un petit nombre d'hommes, on nomma un comité de huit membres[19]. La journée s'écoulait sans faire cesser l'anxiété sur la situation de Paris ; Mirabeau demanda que l'assemblée suspendît ses travaux jusqu'à ce qu'elle eût obtenu le renvoi des troupes ; mais cette proposition fut rejetée comme contraire aux devoirs des représentants de la nation. Le vicomte de Noailles, arrivant de Paris, annonça le pillage des Invalides, l'effervescence du peuple autour de la Bastille, et dit que déjà le sang avait coulé. Un sentiment douloureux saisit l'assemblée ; elle envoya au roi une députation de cinquante membres, et resta quelques moulons plongée dans un morne silence. La discussion s'ouvrait sur les moyens de rétablir les communications avec la capitale lorsque les deux envoyés dit comité permanent, parvenus avec peine à Versailles, demandèrent à être introduits. Un intérêt inquiet fut vivement excité par la présence de ces témoins des troubles de Paris. Leur physionomie, ainsi que leur langage, attestait la gravité des circonstances ; ils dirent les efforts des électeurs pour maintenir l'ordre, l'exaltation menaçante du peuple, et déposèrent sur le bureau l'arrêté qui suppliait l'assemblée nationale de détourner les horreurs de la guerre civile. Il fut décidé par acclamation qu'une nouvelle députation se rendrait sur-le-champ près du roi. La première revint ; elle apportait une réponse évasive. Le roi disait qu'il avait donné l'ordre aux troupes campées au Champ-de-Mars de s'écarter de Paris : en le faisant parler ainsi, les-ministres jouaient sur les mots ; cet ordre n'avait pour but que d'envoyer les régiments du Champ-de-Mas à une distance où la défection fut moins ii craindre. Un député, le baron de Wimpfen, vint annoncer la prise de la Bastille. Il avait couru des dangers ; arrêté et conduit à l'Hôtel de Ville, il avait vu un cadavre décapité, qu'on lui avait dit être celui du marquis de Launey. La seconde députation apporta cette réponse verbale du roi : Vous déchirez de plus en plus mon cœur par le récit que vous nie faites des malheurs de Paris. Il est impossible de croire que les ordres qui ont été donnés aux troupes en soient la cause. Vous savez la réponse que j'ai faite à votre précédente députation ; je n'ai rien à y ajouter. L'impression produite par la première phrase fut effacée par les dernières. Mirabeau rappela la terrible responsabilité que l'arrêté de la veille Faisait peser sur les ministres et demanda qu'ils fussent appelés à la barre. Beaucoup de voix insistaient pour qu'une troisième députation fut envoyée ; nome très avancée fit différer, jusqu'au lendemain. Donnons-leur la nuit pour conseil, dit Clermont-Tonnerre ; il faut que les rois comme les autres hommes achètent l'expérience. Les deux électeurs partirent, emportant un arrêté où l'assemblée déplorait les malheurs de Paris et donnait l'assurance qu'elle renouvellerait ses efforts, jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu le succès qu'on avait droit d'attendre de la justice de sa réclama-lion et du cœur dit roi, lorsque tics impressions étrangères n'en arrêteraient plus les mouvements.

Pendant la journée du 14 juillet, la cour avait pris un air de fête. Des soldats, auxquels du in était distribué, chantaient et dansaient devant l'orangerie ; ils appartenaient à deux régiments étrangers, visités le matin par des courtisans, par des femmes, et même par le comte et la comtesse d'Artois. La duchesse de Polignac réunit des officiers à un diner où les propos les plus significatifs contre l'assemblée nationale furent tenu : avec la gaieté que donne la certitude d'un triomphe prochain. Quand les ministres et les courtisans connurent la prise de la Bastille, leur plus grand soin fut d'empêcher que cette nouvelle parvint à Louis XVI ; et il s'endormit sans en être informé.

Beaucoup de députés passèrent encore la unit dans la salle les séances. Presque tous les renseignements qu'ils recevaient sur les projets lu ministère leur annonçaient que des arrestations allaient avoir lieu, que l'assemblée serait dissoute et la déclaration du 23 juin promulguée. On avait la certitude que déjà un grand nombre d'exemplaires de cette déclaration étaient adressés aux intendants, pour qu'ils la fissent afficher aussitôt qu'ils en recevraient l'ordre[20].

A l'instant où la séance suspendue fut reprise (15 juillet), l'assemblée chargea une députation de renouveler près du roi ses instances pour le renvoi des troupes. Mirabeau, d'une voix sombre, dénonça les scènes de l'orangerie et demanda que ses paroles sinistres fussent portées au roi. La députation se rendait au château, lorsque le duc de Liancourt annonça que le roi lui-même allait venir dans le sein de l'assemblée, et qu'il apportait les dispositions les plus favorables. A cette nouvelle, la salle retentit d'acclamations. Le duc de Liancourt était profondément attaché à Louis XVI, et en était aimé. Profitant de l'accès que lui donnait près du roi une charge de cour, il avait pris sur lui de le faire éveiller et lui avait révélé les événements de la capitale. En les apprenant, Louis XVI dit vivement : Mais c'est donc une révolte ?Sire, répondit le duc, c'est une révolution. Il parla avec franchise au roi de l'exaltation des esprits ; il lui montra la défection des troupes imminente et déjà commencée, l'autorité près de se trouver sans force, tandis que les démagogues poussaient le peuple à l'anarchie, et que des hommes hardis, habiles, allaient tenter de faire proclamer un lieutenant général du royaume ; il lui dit que le seul moyen de salut était de se rapprocher de représentants de la nation, Louis XVI fut frappé de ce langage tenu par un homme dont il connaissait le dévouement. L'idée qu'on venait de répandre du sang, qu'on allait eu répandre encore, lui faisait horreur ; et c'était le délivrer d'un grand poids que de lui offrir un moyen quelconque de sortir de sa situation. Il fit appeler ses frères ; le duc de Liancourt insista, en leur présence, sur la nécessité de ne point prolonger une lutte qui menaçait la France de la guerre civile, et qui pouvait mettre le trime en péril. Monsieur approuva sa manière de voir, et le comte d'Artois ne la combattit point.

Les acclamations qui s'étaient élevées dans l'assemblée furent interrompues par Mirabeau ; il reprocha vivement à ses collègues de prodiguer leurs applaudissements lorsqu'ils ignoraient encore ce que le roi venait annoncer et de s'abandonner à l'allégresse, lorsque la capitale était en deuil. Plusieurs députés parlèrent dans le même sens. Quand on finirait les maux du peuple, dit l'un d'eux, faudrait-il se montrer insensible à ceux qu'il a soufferts ? L'évêque de Chartres rappela ces paroles : Le silence du peuple est la leçon des rois. La proposition de s'interdire toute acclamation à l'arrivée du roi était faite ; on en délibérait lorsque Louis XVI parut, et le cri de Vive le roi fut presque unanime.

Louis XVI était accompagné seulement de ses frères ; il parla debout, découvert, et dit avec âme :

Messieurs, je vous ai assemblés pour vous consulter sur les affaires les plus importantes de l'État. Il n'en est point de plus instante et qui affecte plus sensiblement mon cœur que les désordres affreux qui règnent dans la capitale. Le chef de la nation vient avec confiance au milieu de ses représentants leur témoigner sa peine, et les inviter à trouver les moyens de rappeler l'ordre. et le calme.

Je sais qu'on a donné d'injustes préventions, je sais qu'on e osé publier que vos personnes n'étaient pas eu sûreté : serait-il donc nécessaire de vous rassurer sur des bruits aussi coupables, démentis d'avance par mon caractère connu ?

Eh bien ! c'est moi qui ne suis qu'un avec ma nation, c'est moi qui me lie à vous. Aidez-moi, dans cette circonstance, à assurer le salut de l'État ; je l'attends de l'Assemblée nationale. Le zèle des représentants de mon peuple, réunis pour le salut commun, m'en est un sûr garant ; et, comptant sur l'amour et sur la fidélité de mes sujets, j'ai donné ordre aux troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles. Je vous autorise et je vous invite même à faire connaitre mes dispositions à la capitale.

 

Les applaudissements avaient plusieurs fois interrompu ce discours ; lorsqu'ils furent calmés, l'archevêque de Vienne, s'avançant vers le roi, excusa par l'amour de ses sujets ces applaudissements que semblait interdire le respect dû à sa présence. Telle était cependant la défiance, que, d'après les intentions de l'assemblée, le prélat fit entendre à Louis XVI qu'il ne s'agissait pas sans doute d'un simple éloignement des troupes peu de distance ; et que le renvoi dans les garnisons était accordé par Sa Majesté au vœu des représentants de la nation. Il lui rappela ensuite leur demande d'une communication immédiate et libre avec sa personne, et leurs avis sur le changement de ses conseillers, principale cause des troubles qui venaient de déchirer son cœur paternel.

Sans s'expliquer sur le ministère, le roi dit qu'il ne refuserait jamais de communiquer avec l'assemblée et sortit en donnant cette assurance. Tous les députés le reconduisirent et annoncèrent l'intention de l'accompagner jusqu'au château ; alors il voulut faire le trajet à pied. Tous les ordres se confondaient autour de lui ; les députés les plus rapprochés de. sa personne se donnèrent la main pour former une d'aine, et le garantir de l'empressement de la foule. Les bourgeois et les militaires, les gardes du corps et les gardes françaises[21], mêlés ensemble, unissaient leurs cris de joie. La musique des Suisses fit entendre l'air Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille, et l'attendrissement fut général. Le comte d'Artois eut à souffrir quelques sarcasmes : un homme, qui s'approchait en criant Vive le roi, dit au jeune prince : Oui, monseigneur, vive le roi en dépit de vous et de vos opinions. La reine, dont la fierté avait souffert de la démarche de Louis XVI, fut étonnée du concert de louanges et d'amour offert au monarque : elle parut sur un balcon avec ses enfants et fut aussi l'objet des transports publics ; elle embrassait son fils et le montrait au peuple, dont les acclamations redoublaient. Louis XVI, ému, fatigué, heureux, se rendit avec les députés à sa chapelle et fit célébrer par un Te Deum le retour de la paix.

L'assemblée nationale s'empressa de charger une députation des trois ordres de porter à Paris ces heureuses nouvelles[22]. En allant dissiper les alarmes, répandre l'allégresse, les hommes réfléchis ne pouvaient se défendre de craintes sur l'avenir. Ln des meilleurs citoyens, le duc de la Rochefoucauld, avait dit, en apprenant les événements de la capitale : Il est bien difficile d'entrer dans la véritable liberté par une pareille porte. Les moyens employés pour triompher étaient d'un sinistre présage. L'attaque de la Bastille avait fait prévaloir les conseils de la violence sur ceux de la modération, les maximes du Palais-Royal sur celles de l'Hôtel de Ville ; une puissance nouvelle et redoutable s'élevait dans les rues de Paris et déjà les avait ensanglantées par des assassinats. Il était difficile de rendre à l'autorité publique la force nécessaire pour rétablir l'ordre, sans lequel on cherche en vain la liberté. Ces réflexions préoccupaient quelques députés ; mais la plupart, heureux que d'éminents périls eussent disparu, ne laissaient aucune prévision troubler la joie du triomphe ; ils ne regardaient dans les événements accomplis que ce qui devait flatter l'amour-propre, le courage et le patriotisme. La chute de la Bastille, d'après les idées que réveillait ce nom odieux, leur apparaissait comme la chute même du despotisme ; et cette manière de considérer ce grand événement fut générale, non-seulement en France, mais en Europe, à Saint-Pétersbourg comme à Londres[23].

La députation fut arrêtée à la barrière par une troupe de bateliers qui ne la laissèrent passer qu'après de longues interrogations. Paris la reçut avec enthousiasme ; un cortège nombreux la conduisit, à travers des flots de peuple, à l'Hôtel de Ville. Dans le trajet, le cri de Vive le tiers état ! se faisait seul entendre ; les députés de cet ordre, craignant que leurs collègues n'en fussent affligés, invitèrent, par leur exemple, à crier Vive la nation ! et dès lors ce cri fut adopté ; mais, pour la plupart des Français, il fut toujours synonyme du premier. Quand les transports excités par la présence des députés au milieu des électeurs permirent d'être entendu, la Fayette exposa avec noblesse et simplicité le changement dont Versailles venait d'être témoin et lut le discours de Louis XVI aux représentants de la nation : En venant de la part du roi, dit-il, apporter des paroles de paix, nous espérons, messieurs, lui rapporter aussi la paix dont son cœur a besoin. Lally-Tollendal adressa de touchantes exhortations aux Parisiens. Sou élocution facile, pleine de sensibilité et de grâce, captiva les esprits ; son discours devint en quelque sorte un dialogue entre lui et ses auditeurs, qui, selon les idées qu'il exprimait, répondaient tantôt par le cri de Vive le roi ! tantôt par ces mots : Oui, la paix ! plus de proscriptions ! On le couronna de fleurs, on le porta vers une fenêtre pour le montrer au peuple ; et, par une étrange combinaison de la fortune, il entendit éclater des applaudissements en son honneur sur cette même place où, vingt-trois ans auparavant, une foule silencieuse avait vu tomber la tête de son père.

Le président des électeurs, Moreau de Saint-Méry, répondit aux députés par un discours où se manifeste, avec un mélange de fierté et de soumission, le désir de voir renaître l'ordre. ... Dites, messieurs, à ce roi qui acquiert aujourd'hui le titre immortel de père de ses sujets que, dans la nécessité de résister à des ordres désastreux, nous n'avons jamais douté dite son cœur les désavouât. Dites-lui que nous sommes près d'embrasser ses genoux... Ces derniers mots n'excitèrent aucun murmure ; mais, lorsque le duc de Liancourt, après avoir annoncé que le roi confirmait le rétablissement de la milice bourgeoise, ajouta que Sa Majesté pardonnait aulx gardes françaises, une rumeur générale, l'interrompit. Plusieurs de ces militaires s'avancèrent précipitamment vers le bureau ; un d'eux dit qu'ils ne voulaient point de pardon et n'en avaient pas besoin ; qu'en servant la nation ils avaient entendu servir le roi ; et que ses intentions, aujourd'hui connues, prouvaient qu'eux seuls peut-être avaient toujours été fidèles. Le comte de Clermont-Tonnerre se hâta d'interpréter les paroles de son collègue et dissipa l'orage qui s'élevait.

C'est dans cette séance que les électeurs nommèrent, par acclamation, Bailly maire de Paris, et la Fayette commandant général de la milice parisienne[24]. Une couronne de fleurs fut offerte à Bailly ; il voulut s'en défendre ; la main de l'archevêque de Paris retint cette couronne sur son front. Le prélat conduisit ensuite les députés, les électeurs et le peuple à la cathédrale, pour solenniser cette journée par un Te Deum.

À l'Hôtel de Ville et dans les rues, beaucoup de voix demandaient le rappel de Necker. Un autre vœu était que le roi vint se montrer aux Parisiens. Ce vœu était inspiré par divers sentiments : un grand nombre de personnes l'exprimaient avec le désir de voir tous les cœurs se rattacher à Louis XVI ; mais des groupes le faisaient entendre avec un accent impérieux et semblaient commander au monarque de venir abaisser la couronne devant le souverain populaire.

Le renvoi des ministres était une conséquence nécessaire de la démarche du roi à l'assemblée. C'est en parlant en maitre dans son palais que Louis XVI aurait dû s'exercer à parler avec fermeté aux délégués de la nation. Cependant ce fut encore avec les ministres, auteurs de tant de maux[25], qu'il délibéra sur sa position, dans la soirée du 15 et dans la matinée du lendemain. Il y eut, le 16, un conseil où fut discutée la question de savoir si le roi irait se montrer à la capitale ou s'il s'éloignerait avec les troupes. Breteuil, le maréchal de Broglie, la reine, étaient de ce dernier avis ; mais il parut à la majorité du conseil entrainer de trop graves périls.

A peine l'assemblée nationale avait-elle quitté le roi et désigné la députation pour Paris, que la motion fut faite d'insister sur le renvoi des ministres. Mirabeau la soutint avec véhémence ; et, le lendemain, il lut un projet d'adresse au roi pour lui dénoncer ses conseillers. L'assemblée adoptait cette adresse, et la proposition faite par d'autres membres d'y joindre la de. mande du retour de Necker, lorsqu'elle apprit que les ministres avaient donné leur démission. Louis XVI informa les représentants qu'il irait visiter sa capitale et leur envoya une lettre de rappel qu'il adressait à Necker, en les invitant à la lui faire parvenir.

Nous venons de voir Mirabeau se montrer violent, saisir les occasions de parler avec amertume et d'aigrir les esprits. A la nouvelle que le roi se rend au sein de l'assemblée, il impose silence aux applaudissements ; ensuite il se hâte d'exiger le renvoi des ministres, comme pour ôter à Louis XVI l'avantage de paraitre agir de son propre mouvement. Tant d'ardeur et de ténacité annonce que Mirabeau suivait un projet, et ne voulait de la paix qu'à des conditions qu'il aurait dictées.

De même que la rapidité avec laquelle les Parisiens s'armèrent empêcha les ministres de tenter l'exécution de leur projet, la promptitude avec laquelle Louis XVI se rapprocha de l'assemblée renversa les desseins de ceux qui voulaient un lieutenant général. Dans la matinée du 15, lorsqu'on ignorait encore la détermination du roi, et qu'on le croyait en proie aux anxiétés que les évènements de la veille devaient répandre à la cour, le duc d'Orléans fut pressé par ses amis de mettre à profit les moments, d'aller à Louis XVI, de lui parler avec force des dangers publics ; et de lui offrir son dévouement aux conditions qui le rendraient utile. Le duc céda et se rendit au château : n'ayant pu se faire introduire à l'instant près du roi, il attendit. Soit qu'il ait eu des renseignements sur ce qui se passait, soit que, durant cette pénible attente, ses réflexions aient suffi pour l'effrayer sur les suites que pouvait avoir sa démarche, il sentit défaillir son courage et se hâta d'écrire au baron de Breteuil pour le prier d'assurer le roi de sa fidélité, ajoutant que, si les troubles continuaient, il demanderait à Sa Majesté l'autorisation d'aller passer quelque temps en Angleterre. Pendant la journée, il veilla sur sa conduite avec un tel soin, qu'il aurait pu la soumettre au tribunal le plus sévère. Le duc d'Orléans siégeait à l'assemblée lorsque Louis XVI y parut ; il l'accompagna au château et fut du nombre des députés qui se donnèrent la main pour le garantir de l'empressement de la foule ; il n'alla point avec la députation se montrer aux Parisiens ; il resta à Versailles et fit une visite au roi dans la soirée.

Mirabeau vit avec beaucoup d'humeur déconcerter ses desseins et s'en prit à la faiblesse du duc d'Orléans. Il devait cependant reconnaître que les circonstances n'avaient amené aucun moment où l'on pût faire accueillir par Louis XVI une ambitieuse demande ; mais, pendant ces jours de crise. il avait trouvé dans le duc toute l'indécision d'un homme qui voit de grands avantages balancés par de nombreux dangers[26]. La faiblesse, l'irrésolution excitaient le dédain de Mirabeau, et, sans rompre avec le parti d'Orléans, parce qu'il ne voulait abandonner aucune chance d'élévation, il sentit mieux que jamais combien ses destinées seraient plus assurées et plus hantes si c'était de Louis XVI même qu'il parvenait à obtenir le ministère.

Dans Paris, les électeurs s'occupaient, tantôt avec fermeté, tantôt avec adresse, de rendre quelque force à l'autorité. Dès le 15 juillet, l'ordre fut donné de rétablir la perception des droits aux barrières ; il y eut des commissaires nommés pour acheter tous les fusils que voudraient vendre les hommes qu'on avait intérêt à désarmer. La capitale n'avait pins de subsistances que pour trois jours ; et le comité, chargé de cette administration périlleuse, eut à surmonter des obstacles sans nombre. Le calme était loin de renaitre. Chaque rassemblement, chaque groupe, était une puissance redoutable ; il suffisait d'un propos tenu contre un passant, par une bouche inconnue, pour mettre en danger la vie de celui qui en était l'objet. Des titres sacrés chez tous les peuples civilisés ne furent point respectés ; un attroupement se forma devant l'hôtel de l'ambassadeur d'Autriche, et les personnes qui en sortaient furent insultées. Des gens disaient, dans la foule, que la reine avait fait passer, par l'entremise de cet ambassadeur, vingt millions à l'empereur ; d'autres disaient trente millions, et d'autres cent[27]. Les membres des autorités avaient peine même à se faire connaître. Souvent les électeurs, chargés de missions urgentes, étaient dans l'impossibilité de se rendre où le service public les appelait : méconnus, arrêtes, ils se trouvaient heureux, après de longs dangers, d'être ramenés à l'Hôtel de Ville ou conduits dans un district. Le nouveau commandant de la Bastille, nommé par le comité permanent, faillit à périr victime d'une méprise populaire, provoquée par Danton qui chercha querelle à cet officier et le fit arrêter par une patrouille, dans la Bastille même[28].

La multitude s'était persuadée que le roi viendrait le 16 à Paris : quand on annonça qu'il viendrait le lendemain, beaucoup de gens éclatèrent en murmures, disant qu'il manquait à sa parole et trompait le peuple. On entendait les agitateurs dire dans les groupes que, s'il différait encore la visite promise, il fallait aller le chercher à Versailles, démolir le château, chasser les courtisans, et garder ce bon roi à Paris, au milieu de ses enfants. Les électeurs désiraient préparer l'arrivée de Louis XVI : ils invitèrent chaque district à nommer un citoyen qui ferait partie d'une députation pour aller remercier le roi, et lui exprimer le respect, l'amour et la fidélité de sa bonne ville de Paris. Idée sage qui prévenait l'avilissement de la royauté ; mais la députation ne put se former : quelques districts répondirent que des remercîments seraient prématurés.

Après qu'il eut été décidé que Louis XVI ne s'éloignerait pas avec les troupes, l'agitation de la cour fut extrême. Le comte d'Artois, les princes de Condé et de Conti, une partie des gentilshommes attachés à leurs maisons, résolurent de sortir de France pour laisser passer la tempête. Le roi y consentit : Marie-Antoinette décida sa favorite à se séparer d'elle. Presque tous les personnages qui, dans les conseils, avaient pris part aux projets sitôt renversés émigrèrent ou allèrent en province attendre s'ils feraient rentrer les princes ou s'ils les rejoindraient. Les menaces, les listes du Palais-Royal, ne justifient point cette fuite : si l'on restait, on s'exposait à des dangers ; mais le roi et la patrie n'en couraient-ils pas aussi[29] ?

La plupart des agents de la cour étaient crédules et recueillaient souvent de fausses nouvelles ; ils annoncèrent positivement au château que soixante représentants des districts allaient arriver à Versailles, suivis de vingt mille Parisiens en armes. Bailly, mandé par le roi, démentit cette fable. Mais la visite que Louis XVI allait faire à la capitale était pour la reine un mortel sujet d'effroi ; elle voyait son époux assassiné on retenu prisonnier dans Paris ; elle employa tous ses efforts pour le détourner de ce voyage. A des prières touchantes, Louis XVI opposa la promesse qu'il avait donnée : faible par défaut de lumières, il avait cédé lorsqu'il s'agissait du gouvernement de l'État ; il sut résister lorsqu'on lui parla de dangers personnels.

Louis XVI remit confidemment à Monsieur (17 juillet) un acte par lequel il le nommait lieutenant général du royaume dans le cas où l'on attenterait à sa vie on à sa liberté. Il entendit la messe, communia, et partit avec une résignation qui cependant laissait voir quelque trouble sur sa figure pâle et dans son regard soucieux. Dès qu'il se fut mis en route, la reine écrivit, d'une main agitée, le discours qu'elle irait, en personne, adresser à l'assemblée nationale si des factieux s'opposaient au retour du roi.

L'assemblée avait nommé une députation très-nombreuse pour accompagner le monarque. La milice de Versailles le conduisit au Point-du-Jour, où un détachement de la milice de Paris était venu à sa rencontre. Le nouveau maire le reçut à la barrière et commença son discours par cette phrase malheureuse : J'apporte à Votre Majesté les clefs de sa bonne ville de Paris ; ce sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV ; il avait reconquis son peuple ; ici, le peuple a reconquis son roi. Jamais un homme impartial ne croira que Bailly ait eu l'intention de faire entendre à Louis XVI une phrase offensante : auteur recherché dans son style, il fut séduit par une antithèse et l'écrivit sans apercevoir le sens qu'elle doit naturellement offrir.

Sur les quais et dans les rues où devait passer le roi, les Parisiens en armes, placés sur plusieurs rangs de hauteur, formaient une double haie, dont l'aspect ne ressemblait point à celui que présente un corps militaire. Les armes étaient aussi variées que les habits ; il y avait des fusils de munition et des fusils de chasse, des piques[30], des haches, des faux, etc. Quelques moines armés étaient dans les rangs ; on y voyait aussi des femmes qui portaient le mousquet ou l'épée. Les ponts étaient garnis d'artillerie ; mais, par une de ces idées ingénieuses qu'on retrouve souvent en France, il v avait des bouquets de fleurs à la lumière et à la bouche des canons. Cent mille personnes formaient la double haie derrière laquelle se pressait la multitude ; et il y avait foule encore aux fenêtres et jusque sur les toits. Le cri de Vire la nation s'élevait de toutes parts ; et à peine, de loin en loin, quelques cris de Vive le roi se faisaient-ils entendre. Beaucoup de Parisiens, en apprenant que le monarque viendrait les visiter, avaient manifesté l'intention de l'accueillir comme il l'avait été par les habitants de Versailles, lorsqu'en sortant de l'assemblée nationale il était retourné au château ; mais l'exaltation régnait ; elle avait interdit le cri de Vire le roi jusqu'au moment où Louis XVI aurait donné un entier assentiment à la révolution. Le roi n'arriva qu'à trois heures à la barrière, après une marche de six heures, ralentie par les milices qui accompagnaient la voiture et par la population des villages qui encombraient la route. Le bruit avait plusieurs fois circulé qu'il ne viendrait pas. L'inquiétude, la fatigue et l'ennui d'une longue attente ajoutaient à la sombre disposition des esprits. Le cortège acheva de se former sur la place Louis XV. Les gardes françaises marchaient en tête et trainaient les cations pris à la Bastille. Les officiers municipaux et les électeurs, les députés dans les costumes distinctifs des trois ordres, venaient ensuite ; la lavette et son état-major, à cheval, en habits bourgeois, l'épée à la main, précédaient la voiture du roi, que suivaient de nombreux pelotons d'hommes armés. Sur la place Louis XV, unie femme tomba morte, frappée d'une balle, non loin de la voiture royale ; mais cet événement sinistre, aperçu de peu de personnes, ne causa pas de trouble[31]. Au moment où le roi descendit à l'Hôtel de Ville, Bailly lui présenta la cocarde parisienne[32]. Des citoyens, sans autres armes que leurs épées, formaient une garde des deux côtés de l'escalier ; quelques francs-maçons, qui se trouvaient parmi eux, imaginèrent, de faire rendre au roi les bizarres honneurs que les vénérables reçoivent dans les loges ; les épées se croisèrent au-dessus de sa tête, il passa sous une voûte d'acier. Louis XVI fit peu d'attention à ce mouvement qui aurait pu l'étonner, et même lui paraître menaçant, les usages maçonniques lui étant inconnus. Lorsqu'il entra dans la salle, les cris de Vive le roi retentirent ; et, ces acclamations, que depuis si longtemps il attendait en vain, soulagèrent son cœur oppressé. Après un discours que lui adressa le président des électeurs, le procureur du roi et de la ville fit un réquisitoire pour consacrer le souvenir de cette journée en érigeant sur l'emplacement de la Bastille une statue à Louis XVI, régénérateur de la liberté publique. Lally-Tollendal rappela les bienfaits du roi ; mais son âme attristée eut des inspirations moins heureuses que dans la séance précédente : on a dit qu'il semblait paraphraser l'Ecce homo, et cette épigramme n'est pas dépourvue de justesse. Enfin Louis XVI, sans élever la voix, adressa au maire quelques paroles que, d'après ses intentions, Bailly répéta. Le roi, messieurs, me charge de vous dire qu'il est touché de  l'attachement et de la fidélité de son peuple, et que son peuple aussi ne doit pas douter de son amour, qu'il approuve l'établissement de la garde parisienne, ma nomination à la place de maire, et celle de M. de la Fayette à la place de commandant général ; mais il veut que l'ordre et le calme soient rétablis et que désormais tout coupable soit remis à le justice. En applaudissant, on regrettait que le roi n'eût pas parlé lui-même ; le désir de l'entendre était si manifeste, que Bailly crut pouvoir le lui exprimer à voix basse. Telle était la timidité naturelle de Louis XVI, à laquelle ajoutait son émotion, qu'il ne put, en faisant un effort sur lui-même, articuler que ces mots : Vous pouvez toujours compter sur mon amour. Des acclamations s'élevèrent ; mais on souffrait de voir tant de nullité dans le chef d'un empire. Ceux qui lui étaient le plus dévoués éprouvaient le plus de regrets en le voyant laisser échapper des l'ioniens où un roi aurait su frapper encore vivement les esprits. Comment obéir à qui ne peut commander, et comment soutenir qui s'abandonne soi-même !

Louis XVI fut conduit à une fenêtre de l'Hôtel de Ville ; et, dès que la multitude aperçut à son chapeau la cocarde parisienne, les cris de : Vive le roi ! firent explosion. Dès ce moment le peuple se livra à tous les transports qui pouvaient exprimer son amour et sa joie. En sortant de l'Hôtel de Ville, Louis XVI se trouva environné de gens heureux de rapprocher : quelques-uns baisaient ses habits, d'autres sa main ; une femme de la halle lui sauta au cou et l'embrassa. H fut soulevé par la foule ut porté à sa voiture, qu'il vit couverte de cocardes et de rubans. Sur le quai, des ouvriers armés de bouteilles arrêtèrent ses chevaux, versèrent du vin au cocher, aux valets, et les tirent boire avec eux à la santé du roi, qui souriait, et ne voulait voir que des témoignages d'amour dans cette scène burlesque. Eue autre scène offrait un caractère imposant : tous les hommes qui formaient l'immense double haie que le roi traversa de nouveau tenaient en signe de paix leurs armes renversées ; et le cri de : Vive le roi ! retentit sans interruption dans les rangs. Louis XVI n'arriva au château qu'à dix heures du soir : la reine, avec ses enfants, courut à sa rencontre ; elle pleurait, et le roi laissa couler aussi des larmes.

 

 

 



[1] Nous avons l'honneur de vous offrir les vœux et les hommages de toute une nation qui sait vous apprécier. La lettre est suivie d'un post-scriptum où les envoyés s'excusent de ce que leur costume est peu soigné.

[2] La discipline n'eût pas permis de faire rentrer ces soldats dans leur corps, ils reçurent leur congé.

[3] Un petit nombre d'ecclésiastiques et de nobles s'étaient joints aux électeurs du tiers état.

[4] A Béthune, un détachement posa les armes, au lieu d'obéir à l'ordre de disperser la multitude qui résistait aux officiers municipaux. Les bourgeois fêtèrent les soldats, et leur firent une haute paye pour tout le temps qu'ils resteraient dans la ville.

[5] Les dépenses furent considérables. Demander par qui elles ont été faites serait une question presque niaise : elles ma été faites par beaucoup de personnes qui voulaient soutenir la cause populaire. Champfort possédait mille écus, il les donna. On ne pourrait prouver juridiquement que le duc d'Orléans a fourni telle somme ; mais certainement on lui a demandé de l'argent, et certainement il n'en a pas refusé.

[6] Connu d'abord sous le nom de duc de Lauzun, et l'un des hommes les plus brillants de la cour, par son esprit, sa figure et sa grâce. Célèbre alors par ses bonnes fortunes. Général au service de la république ; mort sur l'échafaud.

[7] Dans une maison située entre le grand et le petit Montrouge, habitée par une maîtresse du duc de Biron.

[8] On a dit que Mirabeau ne fut pas le rédacteur de cette adresse, on a dit qu'il faisait souvent composer ses discours. Je ne présume pas qu'on ait voulu mettre eu doute son talent oratoire, qu'attesteraient suffisamment ses improvisations. Quant au fait en lui-même, Mirabeau, surchargé de travaux, d'intrigues et de plaisirs, aurait succombé plus promptement encore s'il n'eût demandé à diverses personnes des notes, des canevas, des discours. Sa gloire n'en est pas plus diminuée que celle d'un ministre ne peut l'être, parce que des chefs de division et des commis le secondent. Plusieurs des hommes que faisait travailler le grand orateur avaient la sotte prétention de dire qu'il portait leurs discours à la tribune sans y rien changer. C'est ce qu'on ne persuadera jamais à aucun esprit attentif. Tous les discours de Mirabeau ont été composés ou revus et animés par lui ; toile portent une ruine empreinte ; on y retrouve toujours sa dialectique, ses inspirations, ses formes hardies et négligés.

[9] Les difficultés  de l'administration étaient si grandes, qu'elles auraient dû frapper Louis XVI et tous ses conseillers. Le garde des sceaux avait essayé le leur faire sentir quelle faute on commettait en se hâtant de renvoyer Necker. Il pensait que le roi pouvait prendre des mesures opposées aux principes de ce ministre, et cependant le déterminer à rester, en lui représentant combien sa démission ajouterait à l'embarras du trésor et à la difficulté des approvisionnements. Barentin aurait voulu ne se débarrasser de Necker qu'après que ce ministre aurait aidé à passer les moments difficiles ; en sorte que, dans son opinion, ce renvoi, au lieu d'être la première opération, devait être la dernière.

[10] Paris avait été divisé en soixante districts pour les élections. Convoquer les districts, c'était appeler dans les lieux de réunion désignés tous les habitants ayant droit de voter.

[11] A cette époque, Paris était loin d'avoir sur les grandes provinces l'influence qu'il a maintenant sur les départements.

[12] Pendant les jours les plus difficiles, ce comité exerça la principale autorité. Il était ainsi composé : le prévôt des marchands, président, le procureur du roi, (plat, e échevins, le greffier en chef, deux conseillers de ville, un quartinier, un bourgeois et vingt-trois électeurs. Ceux-ci, dans l'ordre de leur nomination, étaient :

De la Salle, électeur noble — Fauchet, électeur ecclésiastique. Tassili, banquier. — Deleutre, négociant. — Quatremère, notaire. — Dumangin, médecin. — Cirent, conseiller de ville. — Duclos du Fresnoy, notaire. — Moreau de Saint-Méry, conseiller au conseil supérieur de Saint-Domingue. — Rancal des Issarts, ancien notaire. — Hyon, agent des troupes du roi. — Le Grand de Saint-René, avocat. — Jeannin, bourgeois. — Delavigne, avocat. — Duveyrier, avocat. — Bertolin, électeur ecclésiastique. — Boucher avocat. — Pusaulx, de l'académie des inscriptions. — Perlier. — Chignard, procureur — Pérignon. — Lecouteulx de la Norave, banquier. — Ganilh, avocat.

[13] De ce nombre furent le premier président du parlement et un conseiller dont le nom avait figuré parmi ceux des hommes désignés pour le nouveau ministère. Le comité les reçut avec tous les égards dus à des magistrats : ils demandèrent et on leur donna copie de l'arrêté relatif aux mesures d'ordre public. Des électeurs les reconduisaient à leur voiture, et les firent escorter jusqu'à leurs hôtels.

[14] Montmorin, Saint-Priest et la Luzerne, après le départ de Necker, prévinrent leur renvoi en donnant leur démission. Barentin conserva les sceaux et Villedeuil la maison du roi ; tous les autres ministres furent changés. Breteuil, principal personnage de la nouvelle administration, était chef du conseil des finances ; la Galaizière, contrôleur général ; le maréchal de Broglie, ministre de la guerre ; Foullon, chargé du contentieux de ce ministère. On citait différents noms pour la marine : la Porte, qui était une des personnes désignées, démentit le faux bruit qui le concernait.

[15] Les hommes qui les avaient rassemblées et qui les dirigeaient n'étaient point des émissaires de Palais-Royal. Ces hommes étaient ou avaient été militaires ; ils aimaient la cause du tiers état, ils voyaient s'engager un combat très inégal, puisque le canon de la Bastille pouvait écraser la multitude ; excites par un sentiment belliqueux, naturel à des soldats qui entendent le bruit des armes, ils résolurent de marcher contre la forteresse. Le chevalier de Saudray, commandant en second de la milice bourgeoise, leur donna, sans y être autorisé, cinq des canons enlevés aux Invalides. Une preuve positive que les chefs de cette hasardeuse entreprise n'étaient point des agents de clubs, c'est qu'après la victoire ils n'allèrent pas au Palais-Royal et se rallièrent aux électeurs.

[16] Les procès verbaux des électeurs réunis à l'Hôtel de fille sont un document très précieux pour l'histoire de cette époque. Bertrand de Molleville dit qu'il faut les lire avec défiance, parce qu'ils n'ont été rédigés que plusieurs mois après les événements. Cette circonstance ne doit pas être oubliée ; mais il est des faits dont elle concourt à prouver l'exactitude.

Ces procès verbaux furent discutés et approuvés du 22 février 1790, au 29 mars suivant. On célébrait alors la prise de la Bastille comme l'événement qui avait sauvé la Fiance et fondé la liberté : les électeurs sont par conséquent très croyables lorsqu'il résulte de leurs récits que le comité permanent résista toujours aux hommes qui voulaient prendre de vive force la Bastille.

[17] Le tableau dressé par les commissaires de la commune, dans les premiers jours du mois d'août, donne les chiffres suivants :

Morts sur la place

83

Morts des suites de leurs blessures

15

Blessés

60

Estropiés

13

Vainqueurs qui n'ont pas été blessés

654

Total

825

Ce nombre est exagéré ; les sollicitations et les menaces avaient fait grossir la liste des vainqueurs. Ceux-ci réclamèrent ; et, dans un Mémoire présenté à la commune en leurs noms par Hullin (7 août), ils s'indignent de trouver inscrits parmi les combattants des gens qui n'ont paru le 15 juillet que pour souiller cette journée par des crimes. Nous avons la certitude, disent-ils, que plusieurs ont déjà reçu, comme le prix de la gloire,  la récompense de l'homicide.

[18] Quand la Bastille fut prise, il y avait sept prisonniers. Quatre étaient accusés d'avoir fait de fausses lettres de change. Un cinquième avait été arrêté sur la demande de son père, pour des désordres de jeunesse. On ignore les délits imputés aux deux autres ; ils étaient en démence. L'un habitait depuis trente ans la Bastille, et il avait passé dix ans aux îles Sainte-Marguerite.

[19] L'archevêque de Bordeaux, l'évêque d'Autun, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre, Sieyès, le Chapelier et Bergasse.

[20] Un malheur des ministres qui voulaient gouverner la France était de ne plus la connaitre. Le maréchal de Broglie fit révoquer, le 14 juillet, l'ordonnance qui infligeait, dans les régiments, la peine des coups de plat de sabre : il crut avoir trouvé un grand moyen pour empêcher la défection des troupes et pour produire le plus heureux effet, non-seulement sur les militaires, mais sur le peuple.

[21] Il y en avait toujours de service au château.

[22] Les gardes du corps offrirent une escorte pour la députation : l'assemblée les remercia de cette marque de patriotisme ; mais elle pensa que, dans une mission pacifique, ses membres ne devaient être entourés d'aucun appareil utilitaire.

Monsieur fit accepter ses voilures à la députation. Ce prince adroit désirait que les Parisiens aperçussent sa livrée dans cette circonstance.

[23] Le comte de Ségur, alors ambassadeur en Russie, dit dans ses Mémoires : À la cour, l'agitation fut vive, et le mécontentement général ; dans la ville, l'effet fut tout contraire ; et, quoique la Bastille ne fia assurément menaçante pour aucun des ha bilans de Saint-Pétersbourg, je ne saurais exprimer l'enthousiasme qu'excitèrent parmi les négociants, les marchands, les bourgeois et quelques jeunes gens d'une classe plus élevée, la chute de cette prison d'Etat, et ce premier triomphe d'une liberté orageuse. Français, Russes, Danois, Allemands, Anglais, Hollandais, tous, dans les rues, se félicitaient, s'embrassaient, comme si on les eût délivrés d'une chine trop lourde qui pesât sur eux. Cette folie, que j'ai peine encore à croire en la racontant, n'eut que quelques moments de durée : la crainte arrêta bientôt ce premier mouvement ; Pétersbourg n'était pas un théâtre sur lequel on pût faire, sans danger, éclater de pareils sentiments. T. III, p, 508.

[24] Bailly et la Fayette annoncèrent, dès le lendemain, qu'ils remplissaient provisoirement ces fonctions ; mais que les districts seuils pouvaient faire des élections municipales régulières : ils furent nommés par tous les districts.

[25] Plusieurs écrivains politiques ont cherché à établir qu'alors même que Louis XVI eût conservé Necker les perturbateurs n'en auraient pas moins excité un grand mouvement. La preuve qu'ils en donnent est un fait consigné dans les dépositions relatives à l'affaire des 5 et 6 octobre. On y trouve qu'un membre très ardent de la députation bretonne, Coroller, déjeunant avec quelques autres députés dont les opinions étaient modérées, se vanta que ses amis et lui avaient fait la Révolution, qu'ils avaient excité la populace contre l'archevêque de Paris, amené la défection des gardes françaises, etc. Vous n'auriez cependant pu réussir, lui dit Malouet, si la cour n'avait pas eu la maladresse de renvoyer Necker. — Cet événement, répondit le député breton, n'a fait que hâter de deux jours l'exécution de notre projet, nous étions sûrs d'armer Paris ; et, pour cela, le feu devait être mis au Palais-Bourbon.

Dans les temps de révolutions, il n'est pas rare de rencontrer des gens qui se donnent pour avoir tout dirigé, tout fait, et qui vantent leurs prouesses, réelles ou prétendues, aux hommes modérés, comme pour leur dire : Vous êtes les mais, nous sommes les habiles. Ce serait être trop inhabile que de prendre, sans examen, leurs propos pour des documents historiques. Toutefois, en faisant ces observations, je ne prétends point nier l'existence du projet que la déposition révèle. A cette époque orageuse, de pareils complots ont été formés par Coroller ou par d'autres ; il se dit capable de brûler un palais, je le crois sur sa parole. Mais remarquons bien que la véritable question qu'il s'agit d'éclaircir est celle de savoir si les agitateurs auraient pu jeter la cour dans des périls aussi graves que ceux où elle se précipita en changeant le ministère. Or c'est ce que je nie formellement. On conçoit très bien que l'exil de Necker, étant une déclaration de guerre à tous les intérêts nationaux, ait soulevé Paris et la France ; mais comment le feu mis au Palais-Bourbon aurait-il excité les mêmes alarmes et les mêmes passions ? Coroller et ses amis n'auraient pas fait une insurrection, ils n'auraient fait qu'une émeute. Le mouvement d'un ramas d'incendiaires eût provoqué des mesures pour rétablir l'ordre. La plus naturelle et la meilleure étant de former une garde bourgeoise, l'assertion : Nous étions sûrs d'armer Paris, pouvait se trouver réalisée ; mais comment l'émeute, et la garde bourgeoise qui l'eût réprimée, auraient-elles mis en péril le gouvernement ? Plus on y réfléchit sans partialité, plus on voit que les énergumènes, les Coroller, n'auraient pu faire à la cour un mal comparable à celui que, dans son aveuglement, elle se fit elle-même.

[26] Un jour le comte de la Touche disait au duc d'Orléans que Mirabeau était un excellent conseiller. Je ne sais, répondit le prince, avec esprit et nième avec bon sens, Mirabeau n'a rien à perdre.

[27] Si de pareils envois avaient en lieu, le fuit serait maintenant avéré, car il aurait été impossible de faire sortir d'aussi fortes sommes du trésor sans qu'il en restât quelques traces.

[28] L'ordre de démolir cette forteresse fut donné par le comité, à la suite d'une séance tenue avec quelques députés qui vinrent dans la matinée du 16 juillet à l'Hôtel de Ville pour conférer sur les moyens de consolider la victoire et de ramener la tranquillité dans Paris. Ces députés étaient le comte de Clermont-Tonnerre, le marquis de la Coste, Duport, le duc de la Rochefoucauld, Target, le comte de la Tour-Maubourg et le comte de Tracy.

[29] Une des causes qui contribuèrent à décider le départ des princes fut la persuasion qu'il serait une punition pour la capitale. Un homme de cour disait sérieusement : Paris ne pourra jamais s'accoutumer à l'absence de M. le comte d'Artois.

[30] Le comité de l'Hôtel de Ville, lorsqu'on s'occupait de la défense de Paris, avait autorisé les districts à faire fabriquer des piques : il en sortit des ateliers cinquante mille en trente-six heures.

[31] On a dit que la malheureuse femme fut tuée, non par une balle, mais par un tire-bourre ; ce fait est inexact, Le lieutenant criminel du Châtelet ordonna la visite du corps ; et le procès-verbal constate qu'une balle fut trouvée dans la plaie : d n'en est pas moins tout à fait improbable que le coup ait été dirigé contre la personne du roi. Le coup partit de fort loin ; aucune des personnes qui se trouvaient près de la victime ne l'avait entendit. Si des scélérats eussent formé le projet d'assassiner le roi, cette tentative n'aurait pas été la seule ; elle aurait été renouvelée le 6 octobre ; et ce crime ne se trouve pas parmi ceux de cette journée. Un accident s'explique d'une manière très naturelle lorsque, dans un rassemblement immense, il y a tant de fusils en mauvais état et tant de gens qui ne savent pas manier des armes.

[32] Toutes nos histoires, ou presque toutes, disent que c'était la cocarde tricolore ; en1 sorte que très peu de personnes, m'élue en France, savent quelle est l'origine de cette cocarde. Les procès-verbaux des électeurs, qui donnent des détails sur la visite du roi à l'Hôtel de Ville, et sur celle de Necker, qui eut lieu dix jours plus tard, disent qu'on leur offrit la cocarde aux couleurs de la ville : elle ne fut changée que le 31 juillet. La Fayotte désirait que toute les milices ne formassent, pour ainsi dire, qu'un seul cops ; et, dès le lendemain de sa nomination, il avait fait substituer le nom de garde nationale à celui de garde bourgeoise. Il voulait encore donner un même signe de ralliement suc gardes nationaux des différentes parties du royaume ; mais il ne pouvait leur imposer les couleurs de la ville de Paris. En conséquence, il eut l'idée de conserver le bleu et le rouge, couleurs de l'insurrection, et d'y joindre le blanc, couleur de la France. La Facette présenta, le 31 juillet, à la commune un règlement pour la garde nationale parisienne ; en même temps, il proposa les trois couleurs ; et dans son rapport il dit : Je vous apporte une cocarde qui fera le tour du monde.