HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XVI

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE HUITIÈME.

 

 

Les trois ordres s'assemblent séparément ; divergence de leurs opinions sur la question de savoir comment seront vérifiés les pouvoirs. — Tiers état. — Noblesse. — Clergé. — Il invite à nommer des commissaires conciliateurs. — La majorité de la noblesse n'y consent qu'après avoir rendu la conciliation impossible. — Projet indiqué par Mirabeau ; sa position dans l'Assemblée. — Les conférences des commissaires sont inutiles. — l'ne députation envoyée par le tiers au clergé est près d'obtenir la réunion de ces deux ordres — Moyen employé pour empocher qu'elle ait lieu. — Sur la demande du roi, le clergé consent à reprendre les conférences ; discussions dans les deux autres ordres. — Adresse du tiers état au roi. — Moment favorable qui se présente, et dont le gouvernement ne sait pas profiter. — Necker, de la part du roi, offre aux commissaires conciliateurs un projet d'arrangement. — Anxiété du tiers état ; ses craintes sont dissipées par une décision que prend la noblesse. — Le tiers fait une dernière invitation aux premiers ordres pour qu'ils viennent vérifier les pouvoirs et leur annonce que l'appel des haillia.es commencera dans le jour. — Entretien de Mirabeau avec Malouet sur la situation de la France ; courte entrevue avec Necker. — Appel des bailliages ; quelques ecclésiastiques présentent leurs pouvoirs. Importance de la question, sous quel titre se constituera l'Assemblée ? — Vue des hommes modérés, opinion des hommes violeras ; club breton. — Trois dénominations proposées par Sieyès. Mirabeau et Mounier sont discutées. — Sieyès substitue à la proposition qu'il avait faite celle de se constituer en Assemblée nationale ; violents débats. — Le lendemain, cette motion ne trouve que quatre-vingt-dix opposants. Les députés du tiers achèvent de prendre possession du pouvoir. — Irritation du Palais-Royal contre ceux qui n'ont pas voté pour le titre d'Assemblée nationale ; Mirabeau use d'adresse pour se faire excepter. — Effet généralement produit par la délibération du tiers ; lettre de Mirabeau — Récit de ce qui se passait dans la chambre de la noblesse. — Débats du clergé ; la majorité vote en faveur de la vérification en commun. — Violences contre les opposants. — La salle des états est fermée ; annonce d'une séance royale. — Serment du jeu de paume. — La majorité du clergé se réunit au tiers état. — Ce qui s'était passé dans le gouvernement ; Necker avait proposé une séance royale. — Son plan est adopté ; mais bientôt on y fait des changements. — Séance royale. — Le roi donne l'ordre aux députés de se retirer dans leurs chambres respectives. — Paroles de Mirabeau au grand-maître des cérémonies. — L'assemblée persiste dans ses arrêtés et déclare inviolable la personne de chaque député. — Espérances et démarches de la noblesse. — La multitude se porte au contrôle général ; le roi et la reine demandent à Necker de quitter les affaires publiques. — Agitation à Versailles et à Paris. — Motion de Clermont-Tonnerre et de Lally dans la chambre de la noblesse. — La minorité des députés nobles se réunit au tiers état. — Émeute contre l'archevêque de Paris. — Députations envoyées de Paris à l'assemblée. — Mirabeau veut rétablir l'ordre pour s'occuper des lois ; son projet d'adresse aux Français. — Le roi se détermine à demander aux premiers ordres la réunion ; son entretien avec le président de la noblesse. — Résistance que cet ordre oppose d'abord. — La réunion s'opère ; fêtes dans Versailles.

 

Le gouvernement n'avait pas su profiter du moment favorable et poser les bases de l'ordre public ; une lutte effrayante allait s'engager entre les privilégiés et le tiers, livrés à eux-mêmes par l'impéritie des ministres et la nullité du monarque.

Le lendemain de l'ouverture des États, les ordres s'assemblèrent séparément (11 mai). Les députés du tiers, étant les plus nombreux, occupaient la salle des réunions générales. On se représente facilement la confusion qui régnait parmi cinq ou six cents hommes, arrivés des différentes parties de la France, presque tous inconnus les uns aux autres, et sans expérience des formes d'une assemblée délibérante. Les plus habiles parurent s'étonner de ce que les membres du clergé et de la noblesse ne venaient pas, dans la salle commune, procéder à la vérification des pouvoirs : tous les représentants, disaient-ils, ont intérêt à s'assurer que nul ne vole sans pouvoirs réguliers ; il est donc évident que la vérification doit être faite en assemblée générale. Les députés étaient divisés par groupes, et des propositions s'élevaient à la fois dans plusieurs parties de la salle. Déjà quelques hommes impétueux parlaient de délibérer seuls, au nom de la nation ; mais le vœu, presque unanime, était d'amener la réunion des ordres, en agissant avec prudence et fermeté. On disait qu'il fallait surtout se garder de faire aucun acte qui partît constituer le tiers état en chambre séparée. Une personne chargée de maintenir l'ordre étant nécessaire dans toute assemblée nombreuse, le doyen d'âge fut invité à présider ; mais on ne voulut pas de secrétaire, et il n'existe aucun procès-verbal des premières séances. Malouet proposa d'envoyer une députation aux deux autres ordres pour les engager à venir vérifier les pouvoirs ; Mounier dit aussitôt que des membres des communes parleraient à des membres du clergé et de la noblesse, mais qu'on n'était point constitué, et qu'on ne pouvait donner aucune mission. Les représentants du tiers convinrent que, jusqu'après la vérification des pouvoirs en assemblée générale, ils se regarderaient comme des députés présumés qui confèrent et 'semble, sans délibérer ; et qu'à toute résolution des autres ordres, pour agir séparément, ils opposeraient une inébranlable force d'inertie.

La noblesse croyait, au contraire, ne pouvoir mettre trop de célérité dans ses opérations ; elle avait bite de se constituer pour enlever au tiers état l'espérance de revenir sur un fait accompli. Le comte de Castellane, le duc de Liancourt, le marquis de la Fayette, le conseiller Fréteau, etc., demandèrent la vérification en commun ; ils furent écoutés avec une impatience toujours croissante ; et cent quatre-vingt-huit voix, contre quarante-sept, décidèrent que la noblesse seule vérifierait les pouvoirs de ses membres.

La conduite du tiers était habile, et celle de la noblesse, imprudente. Je ne répéterai point ce que j'ai dit en faveur de la réunion des ordres ; mais, puisque la plupart des nobles étaient déterminés, par leurs mandats et par leurs opinions, à la repousser, ils devaient mieux choisir le terrain sur lequel s'engagerait le combat. Une saine politique, la loyauté et la prudence auraient dû les faire acquiescer sans effort à une demande juste, afin de résister, avec plus d'avantages, lorsqu'ils pourraient dire qu'un impérieux devoir leur en faisait la loi. En général, les mandats ne prescrivaient rien sur la vérification des pouvoirs ; et l'argument du tiers état que j'ai cité était sans réplique. La noblesse invoquait l'exemple des états de 1614, où les pouvoirs avaient été vérifiés séparément ; mais on lui répondait qu'aux états de 1483 ils avaient été vérifiés en commun. On lui représentait ensuite que, pour se conformer aux antécédents de 1614, il faudrait renvoyer au conseil du roi le jugement des pouvoirs contestés ; or, en 1789, la chambre de la noblesse était tout aussi décidée que celle du tiers état à ne pas admettre l'intervention du conseil. On lui disait enfin que, si l'on se réglait sur ce qui s'était passé en 1614, les nobles possédant fiefs étaient seuls électeurs et éligibles ; qu'en conséquence toutes les élections que venait de faire la noblesse devaient être annulées. Les réponses aux objections du tiers prouvaient surtout combien il est facile, sur un pareil sujet, de produire des documents contradictoires, et donnaient ainsi une nouvelle force à l'opinion de ceux qui disaient : puisque nos anciens usages laissent tant d'incertitude, prenons pour guide la raison et l'intérêt public.

Bien que le tiers état ne mit d'importance à la vérification en commun que pour arriver à la réunion des ordres, les deux questions étaient distinctes, et même indépendantes. La noblesse soutint une mauvaise cause en s'obstinant sur la première question ; et ce n'était pas assurément le moyen de prévenir les esprits en faveur de son opinion sur la seconde. Si la noblesse eût consenti à la vérification générale, et qu'ensuite, séparée des autres ordres, consultant les mandats, l'intérêt public et la nécessité, elle eût proposé les bases d'une législation qui lui eût parut propre à garantir le bonheur de tous les Français, aurait-elle calmé et rallié les esprits ? Je suis très-loin de l'assurer : mais, pour ceux qui voulaient maintenir la séparation, cette marche aurait été la seule raisonnable, la seule qui pût offrir des chances de succès.

Le clergé était l'ordre le plus divisé ; les deux opinions s'y trouvaient représentées dans des proportion, à peu près égales : il y eut cent trente-trois votes pour vérifier les pouvoirs séparément, et cent quatorze pour les vérifier en commun. Lorsque le clergé eut connaissance de l'appel que faisaient les membres du tiers, il suspendit sa vérification commencée, et proposa que chaque ordre choisît des commissaires conciliateurs pour examiner la question qui divisait les états généraux. Sa conduite modérée blessa les partis. A cette époque, toute épigramme, toute accusation contre les ecclésiastiques, obtenait faveur. (in dit que le clergé recourait à son adresse habituelle ; que, fin et cauteleux, il évitait de se prononcer pour se ranger ensuite iln côté qu'il verrait triompher ; et gent-être ce jugement forme-t-il encore aujourd'hui l'opinion générale. Examinons les faits sans partialité. Au moment même de l'ouverture des états, beaucoup d'ecclésiastiques étaient résolus à ne point séparer leur cause de celle des nobles ; beaucoup étaient également décidés se réunir au tiers état, lorsqu'ils le pourraient sans agir avec trop de précipitation. Si, du nombre des autres, on retranche ceux dont la conscience timorée cherchait réellement de nouvelles lumières, on reconnaîtra que bien peu méritaient le reproche d'attendre pour s'unir au vainqueur. La véritable cause de la modération que cet ordre montrait ne saurait échapper qu'à des yeux prévenus. La plupart des représentants du clergé étaient des hommes accoutumés à remplir fidèlement un ministère de paix et d'union ; ceux mêmes que le monde avait entraînés dans ses intrigues ne pouvaient, au milieu de circonstances si graves, si solennelles, oublier que le devoir de leur ordre est toujours de chercher à ramener la concorde : les uns par piété, les autres par respect humain, firent ce que prescrivaient leurs fonctions pacifiques.

La noblesse vit avec beaucoup d'humeur le clergé suspendre ses opérations, au lien de se constituer sans retard. Les nobles les plus ardents voulaient qu'on rejetât la proposition du clergé, et disaient qu'il est fort inutile de nommer des commissaires pour discuter une question, lorsqu'elle est décidée. Leur chambre avait vérifié ses pouvoirs et s'était déclarée légalement constituée ; mais la minorité soutenait, avec chaleur, qu'une décision si importante n'avait pli régulièrement être prise en l'absence de plusieurs députations qu'on attendait encore[1], et demandait que la proposition conciliatrice ne fia point repoussée. Des prédictions sinistres sortirent de la bouche de Fréteau. Le débat fut orageux, et son résultat étrange. La noblesse décida que ses arrêtés seraient portés par une députation au clergé et au tiers état ; après avoir ainsi fermé toute voie de conciliation, elle ne vit plus d'inconvénient nommer des commissaires pour conférer avec ceux des autres ordres (12 mai).

Le tiers état, pendant plusieurs séances, discuta l'invitation du clergé. Rabaud de Saint-Étienne se fit écouter, avec intérêt, en proposant d'y adhérer. Le plus influent des députés bretons, le Chapelier, énonça l'avis opposé : il demandait qu'on fit notifier aux membres du clergé et de la noblesse que les seuls représentants légitimes seraient ceux dont les pouvoirs auraient été vérifies dans l'assemblée générale ; que les députés appartenaient à la nation, non à tel ordre ni à telle province, et qu'ils devaient se rendre dans la salle des états pour y procéder enfin à la vérification de leurs titres. Mirabeau combattit les deux opinions : celle de Rabaud de Saint-Étienne lui paraissait peu conforme à l'intérêt et à la dignité du tiers état ; il jugeait intempestive et dangereuse la motion du député breton, dont il voyait foules les conséquences. Une démarche, dit-il, aussi nouvelle, aussi profondément décisive que celle de nous déclarer assemblée nationale, et, de prononcer défaut contre les autres ordres, ne saurait jamais être trop mûrie, trop mesurée, trop imposante, et même elle nécessiterait d'autres actes sans lesquels nous pourrions obtenir pour tout succès une dissolution qui livrerait la France aux plus horribles désordres... Cependant il ne voyait aucun espoir de conciliation avec la noblesse ; il opposa le ton le plus lier au ton impérieux qu'elle avait pris ; et il voulait qu'on refusât de conférer avec ses commissaires, dont la nomination lui paraissait dérisoire. Mais l'orateur tournait ses regards vers le clergé, qui, bien différent, annonçait le désir de concilier les esprits. Sa pensée était qu'il fallait entrer eu conférence avec le clergé seul et diriger la négociation de manière à déterminer la majorité de cet ordre, que suivrait la minorité de la noblesse, à venir au sein de, communes : alors, on aurait une assemblée imposante, dont l'ascendant serait irrésistible. La prudence ne lui permettant pas d'expliquer sa pensée nettement, elle fut peu comprise ; et la motion de Rabaud de Saint-Étienne réunit presque tous les suffrages. Mirabeau, pour faire adopter ses vues à peine indiquées, aurait eu besoin d'être entouré de confiance ; et ce sentiment était loin de lui être accordé. Les murmures qui s'étaient élevés, lorsqu'il parut pour la première fois dans l'assemblée des représentants de la nation, semblaient le poursuivre encore ; il n'obtenait que difficilement la parole ; et, quand il l'avait conquise par la force de ses poumons, il n'avait pas pour cela vaincu les trop justes préventions de ses auditeurs. Bientôt cependant il fallut l'écouter ; on éprouvait malgré soi du charme à l'entendre. On s'étonnait de cette dialectique pressante, de cette éloquence qui s'adressait tour à tour avec une égale habileté à la raison des hommes modérés, aux passions des hommes ardents ; on était ravi par la magie de son action oratoire. D'autres, à la tribune, parlaient avec talent ; lui seul était un orateur. On ne saurait analyser l'heureux don qui faisait surtout sa puissance. Un jour, des envieux, espérant le blesser, exaltaient en sa présence le mérite et les succès de Barnave. Sans contester ces éloges, Mirabeau les réduisit à leur juste valeur en disant : Mais il n'y a point de divinité en lui !

A l'ouverture des conférences entre les commissaires des trois ordres, le clergé et la noblesse annoncèrent leur intention d'abandonner les privilèges pécuniaires lorsque, aux ternies des mandats, le bases de la constitution auraient été fixées. Leurs mandats étaient connus, et cette déclaration qu'ils s'y conformeraient ne produisit aucune sensation. Les reproches contre le clergé se renouvelèrent et devinrent plus spécieux ; en effet, cet ordre, dans les conférences, restait simple auditeur de la discussion des deux autres, et semblait ne rien faire pour amener la conciliation. Les ecclésiastiques, très-divisés eux-nièmes, ne voyaient pas de moyen pour rapprocher les esprits ; mais ils disaient à leurs collègues de la noblesse et du tiers : nous ne serons point un obstacle à la paix ; accordez-vous sur un mode de vérification des pouvoirs, et nous l'adopterons aussitôt. On était peu reconnaissant de ce langage qui ne changeait pas la situation des affaires ; cependant il était pacifique et même généreux. Les commissaires de la noblesse et ceux du tiers état discutèrent sans se faire aucune concession et, après deux entretiens, ils annoncèrent à leurs ordres respectifs, avec une égale assurance, que leurs arguments étaient restés sans réponse plausible, mais que leurs antagonistes étaient résolus à ne point céder. Alors la noblesse se hâta d'adresser au clergé cette proposition : Il est convenu que les pouvoirs seront vérifiés séparément ; et que l'examen des avantages et des inconvénients de ce mode est renvoyé à l'époque où les trois ordres organiseront les prochains états généraux (26 mai).

Le tiers état, après le rapport de ses commissaires, fut quelques l'ioniens incertain. Les tins désiraient prolonger les conférences ; les autres voulaient qu'on agit avec vigueur. Mirabeau, conséquent à sa première opinion, proposa de députer aux membres du clergé, pour les adjurer au nom du Dieu de paix, de venir sans retard, dans la salle des états généraux, s'occuper des moyens de ramener la concorde. C'est par acclamation que son avis fut adopté. Lorsque Target, à la tête de la députation, répéta ces mots, au nom du Dieu de paix ! ils produisirent sur le clergé une sensation profonde. L'évêque de Chartres demanda d'une voix émue, qu'on se rendit, à l'instant comme au vœu du tiers état. D'autres ecclésiastiques joignirent leurs instances aux siennes ; l'assemblée fut ébranlée. Cependant plusieurs prélats représentèrent, avec gravité, que cette démarche entraînerait plus loin qu'on ne le présumait ; ils excitèrent des craintes, en insistant sur le danger d'une résolution précipitée : ils gagnèrent du temps, l'indécision s'empara des esprits, et la délibération fut remise au lendemain.

Dans tous les ordres, les différents partis avaient des clubs, des réunions, où se préparaient les discussions politiques et les intrigues. Les clubs du clergé s'assemblèrent, pour mettre à profit l'intervalle qui s'écoulerait avant que la discussion fût reprise. Les ecclésiastiques opposés au vœu des communes étaient très alarmés ; les autres étaient pleins d'espérance. Ce, derniers s'encourageaient en rappelant une, dans une délibération précédente, dix voix auraient suffi pour faire passer la majorité à ceux qui voulaient la vérification générale. Ils multiplièrent avec activité leurs démarches près de tous les hommes qu'ils avaient l'espoir d'entraîner ; et le lendemain, en allant à la séance, la plupart d'entre eux ne doutaient point du succès. Mais d'autres ecclésiastiques s'étaient rendus au château dans la soirée ; ils avaient informé le comité Polignac du péril imminent qui menaçait la cause commune ; ils s'étaient fait seconder par plusieurs députés de la noblesse ; et l'intervention de la reine avait été obtenue pour suggérer à Louis XVI un moyen de mettre obstacle à la réunion projetée. Lorsque le clergé fut cil séance, le président reçut un message par lequel le roi annonçait le désir que les conférences fussent reprises, en présence da garde des sceaux ut de commissaires qu'il lui adjoindrait. A l'instant, le clergé suspendit toute délibération (28 mai).

Ce message fut également adressé aux deux autres ordres. Quelques hommes dominaient la chambre de la noblesse ; ardents, opiniâtres, ils y exerçaient une influence despotique. Parmi les plus actifs, on distinguait le marquis de Bouthillier, le marquis de Laqueuille, Cazalès, qui, dans la suite, sentit combien la modération ajouterait de charme à son heureux talent, d'Esprémesnil, qui n'était pas aux premières séances, mais qui, dès l'instant de son arrivée, fit reconnaitre sa fougue. Les meneurs de la noblesse avaient un club où les projets étaient débattus, arrêtés, et où l'on avisait aux moyens de les faire adopter par la chambre. La profession de foi politique de tous les membres de ce club[2] n'était pas entièrement la même : quelques-uns voulaient les états généraux, avec telle organisation ; la plupart n'en voulaient pas, et brûlaient de les voir dissoudre ; mais tous étaient d'accord qu'il fallait n'admettre aucune conciliation avec les députés du tiers, et qu'un rapprochement serait une trahison. Ceux qui savaient qu'un message du roi allait être envoyé, tout en applaudissant à ce moyen ingénieux de détourner un péril urgent, crurent nécessaire de s'assurer que les conférences nouvelles ne pourraient amener une réunion. À l'ouverture de la séance, le marquis de Bouthillier proposa de déclarer que, le devoir de la noblesse étant de se rallier à la constitution, de donner l'exemple de la fermeté, comme elle avait donné la preuve de son désintéressement, elle reconnaissait que la délibération par ordre et le veto de chaque chambre sont constitutifs de la monarchie, et qu'elle persévérerait toujours dans ces principes conservateurs du trône et de la liberté. De très-vifs débats s'engagèrent, et durèrent six heures. La lettre du roi, qui fut reçue pendant cette discussion, l'interrompit peu de moments, et n'empêcha point la proposition de Bouthillier d'être adoptée par une très-grande majorité : ensuite aucune voix ne s'éleva contre la reprise des conférences.

L'arrivée du message royal au tiers état fit naître un incident qui aurait dû soulever d'indignation tous les hommes de bien. Le tiers, siégeant dans la salle des assemblées générales, ne délibérait pas à huis-clos, comme les deux autres ordres ; le public continuait d'occuper les galeries construites pour l'ouverture des états. La discussion sur la lettre du roi pouvait être vive et causer quelque scandale ; Malouet eût voulu que les députés seuls en fussent témoins et demanda qu'on fît retirer les étrangers. Les étrangers ! s'écria un de ses collègues, ou est-il parmi nous ? L'honneur que vous avez reçu d'eux, lorsqu'ils vous ont nommé, vous fait-il oublier qu'ils sont vos frères et vos concitoyens ? N'ont-ils pas le plus grand intérêt à avoir les yeux sur nous ; et prétendez-vous vous soustraire à leurs regards lorsque vous leur devez un compte de toutes vos démarches, de toutes vos pensées ? Je ne puis estimer quiconque cherche à se dérober dans les ténèbres... Nous sommes dans les circonstances les plus difficiles ; que nos concitoyens nous environnent, que leur présence nous inspire et nous anime : elle n'ajoutera rien au courage de l'homme qui aime sa patrie et qui veut la servir ; mais elle fera rougir le perfide ou le lâche que le séjour de la cour ou la pusillanimité auraient déjà pu corrompre. Ainsi on commençait à flatter les tribunes ; ainsi on y cherchait des auxiliaires ; et, par une véritable aberration d'esprit, on voyait les commettants, le peuple, dans ces galeries si faciles à remplir un jour de gens soudoyés ! Malouet, dont le vœu le plus cher était que les députés fissent entendre la voix de la raison et que le gouvernement écoutât les hommes raisonnables, Malouet, dont la conduite à l'assemblée fut un long acte de loyauté et de courage, s'entendit accuser de perfidie, de lâcheté ! et celui qui s'oubliait au point de proférer d'odieuses invectives n'était pas un de ces misérables qui sont la honte du parti qu'ils embrassent : c'était un écrivain distingué, un voyageur célèbre, c'était Volney !

Le tiers état se flattait que, dans cette journée, un grand nombre d'ecclésiastiques se réuniraient à lui ; trompé dans son espérance, il ressentit une surprise que son amour-propre blessé rendait plus douloureuse. La discussion sur la lettre du roi occupa deux séances. Les avis étaient très pal ragés. L'intrigue des prélats et l'arrêté de la noblesse prêtaient une grande force à ceux qui démontraient l'inutilité des conférences et voulaient qu'on refusât d'en accepter de nouvelles. Mirabeau ne dissimula ni son dépit ni ses inquiétudes ; il reconnut l'habileté de la ruse employée pour embarrasser les communes et dit, d'un ton amer : C'est un piège en tous sens, un piège ourdi de la main des druides ; piège, si l'on défère au désir du roi ; piège, si l'on s'y refuse. Accepterons-nous les conférences ? Tout ceci finira par un arrêt du conseil ; nous serons chambrés et despotisés par le fait, d'autant plus infailliblement que tous les aristocrates tendent à l'opinion par ordre. Si nous n'acceptons pas, le trône sera assiégé de dénonciations, de calomnies, de prédictions sinistres. On répétera avec plus de force ce qu'on dit aujourd'hui, pour tuer l'opinion par tête, que les communes tumultueuses, indisciplinées, avilies d'indépendance, sans système, sans principes, détruiront l'autorité royale. Après avoir cherché une route entre ces écueils, il fit adopter la double proposition de déférer à l'invitation du roi et de présenter, par une députation solennelle, une très humble adresse à Sa Majesté, pour lui exprimer les sentiments et les principes des communes.

On lit, dans cette adresse : ... Dès le premier instant où les instructions que nous avons reçues nous permettront de porter un vœu national, vous jugerez, sire, si les représentants de vos communes rte seront pas les plus empressés de vos sujets à maintenir les droits, l'honneur et la dignité du trône, à consolider les engagements publies et à rétablir le crédit de la nation. Vous connaitrez aussi qu'ils ne seront pas moins justes envers leurs concitoyens de toutes les classes que dévoués Votre Majesté. Sans doute, il y avait déjà beaucoup d'exaltation dans les esprits ; cependant les phrases qu'on vient de lire étaient encore l'expression fidèle des sentiments dont les trois quarts de la représentation des communes étaient animés ; et combien ces sentiments auraient été plus répandus et plus purs si le gouvernement eût fait, dans la première séance des états généraux, ce qui était en son pouvoir pour prévenir des discussions fatales !

N'imaginer rien de mieux que la reprise des conférences était de la part de l'autorité une nouvelle preuve d'impéritie et de faiblesse. Il fut dit dans la France entière que Louis XII était d'accord avec les courtisans, les prélats et les nobles, contre le tiers état, on que, dominé par eux, sans le savoir, il était leur aveugle instrument. Ainsi le malheureux prince faisait insulter son autorité chancelante, lorsqu'il pouvait la relever et s'environner de respect et de reconnaissance. Le moment était venu de réparer l'incroyable faute que le gouvernement avait commise en ne prenant pas l'initiative à l'ouverture des états. Les trois ordres convenaient qu'ils ne pouvaient s'entendre ; c'était donc au monarque à les réunir de nouveau et à faire dans cette seconde séance tout ce qui aurait Ut être fait dès la première. Un plan raisonnable aurait soudain rallié l'immense majorité des représentants. Le clergé, presque entier, eût donné la preuve de ses sentiments pacifiques. Le tiers état, dont nous venons de voir le plus intrépide orateur craindre que le gouvernement n'intervint par un arrêt du conseil, le tiers état n'était encore ni assez emporté ni assez certain d'une pleine victoire pour rejeter des offres rassurantes. La majorité de la noblesse, par la seule démarche du roi, eût perdu beaucoup en nombre et eu impétuosité ; elle n'aurait pu se refuser à demander de nouveaux pouvoirs ; et l'on avait deux garants de la fidélité de l'ordre entier : son impuissance et ton honneur. Combien l'autorité royale dit grandi dans l'opinion des peuples lorsqu'ils l'au raient. vue faire en un jour, pour l'intérêt général, plus que n'avaient fait tous les représentants de la nation, depuis près d'un mois qu'ils siégeaient à Versailles. Uni, le moment était favorable pour assurer les destinées de la native ; mais les conseillers influents près du trône étaient des courtisans que ratissait la lutte élevée entre les ordres et qui incitaient leurs soins à l'exciter encore, dans l'espoir qu'elle entrainerait la dissolution des états généraux.

Les nouvelles conférences, dont le résultat n'était douteux pour personne, impatientaient et fatiguaient tous les partis. Les commissaires prétendus conciliateurs répétèrent, en présence des délégués du roi, les arguments que déjà ils avaient développés sans sucrés. Necker leur offrit, au nom du monarque, un projet de rapprochement. Les trois ordres, par une confiance mutuelle, s'en rapporteraient à chacun d'eux pour vérifier les pouvoirs sur lesquels il ne s'élèverait point de difficulté, et se communiqueraient officiellement leurs actes de vérification. Les pouvoirs contestés seraient examinés par des commissaires des trois ordres, qui prendraient une délibération et la soumettraient à leurs chambres respectives. Si les trois chambres étaient d'accord, le jugement serait définitif ; si elles se trouvaient d'avis différents, le roi prononcerait. Les commissaires, sans exprimer d'opinion, transmirent ce projet à chacun des trois ordres pour en délibérer.

L'anxiété du tiers état fut vive ; il apprit que le clergé avait adopté sur-le-champ la proposition royale, et il ne douta pas que la noblesse l'acceptait avec le même empressement : il allait donc se trouver dans l'alternative de lutter contre le roi, le clergé et la noblesse réunis, ou de subir un arrangement opposé à ses vœux les plus chers.

En révolution, presque toujours les succès d'un parti résultent bien moins de son habileté que des failles du parti contraire. Le projet était si favorable à la séparation des ordres, qu'il excita d'abord l'enthousiasme de la chambre des nobles. Mais ceux qui la dominaient avaient pour mot d'ordre du comité Polignac : ne cédez rien, multipliez les obstacles. Plusieurs mêlèrent à l'expression de leur reconnaissance pour le roi des attaques contre le projet ; et bientôt ils allèrent jusqu'à soutenir que son adoption amènerait infailliblement le vote par tête. Le marquis de Bouthillier intéressa l'honneur de la noblesse à ne point modifier ses arrêtés ; et il lut un projet qui détruisait si complètement la proposition royale, qu'il ne put obtenir plus de quatorze voix. Le coude de Lally-Tollendal exprima les alarmes que la division des esprits lui causait pour l'avenir de sa patrie ; il goûtait peu le moyen de conciliation offert au nom du roi ; et cependant, par autour de la paix, il proposa de l'adopter. On lui répondit : Notre sécurité doit être entière ; ni la situation des états généraux ni la nôtre n'out rien d'alarmant ; et, s'il s'élevait des tempêtes, les arrêtés de la chambre seraient le fanal à l'abri duquel viendrait se placer le vaisseau de l'État. Ceux qui tenaient ce langage insensé firent adopter un amendement qui changeait le projet royal. La noblesse persistait à juger les difficultés relatives aux vérifications qui ne concernaient que les députés de son ordre ; et elle admettait seulement le mode proposé lorsqu'il s'agirait de députations nommées dans quelques bailliages par les trois ordres réunis (6 juin).

Dès que cet arrêté fut connu, les députés du tiers état respirèrent. Ils avaient remis à délibérer après la clôture des conférences[3] ; et, lorsque le moment de se prononcer arriva, il leur suffit de dire que toute discussion devenait inutile sur un projet de conciliation qu'une des parties avait refusé d'accepter.

L'état d'inertie ne pouvait plus se prolonger, à la fin des conférences était l'époque marquée, par tous les députés du tiers, pour prendre un parti décisif. Le 10 juin, Sieyès monta au bureau[4]. On savait nielle grave résolution il venait provoquer ; le plus profond silence régna dans l'assemblée. Après un court exposé de ce passé et de la situation des communes, Sieyès proposa d'envoyer une députation au clergé et à la noblesse pour leur représenter la nécessité de ne pas différer plus longtemps de se constituer en assemblée active ; pour leur annoncer que les députés des communes les priaient encore, et leur faisait une dernière sommation de venir procéder à la vérification des pouvoirs ; que l'appel des bailliages aurait lieu dans une heure : qu'aussitôt après la vérification commencerait, et qu'il serait donné défaut contre les non-comparants. De vifs applaudissements accueillirent cette proposition. L'assemblée l'adopta, après avoir changé quelques expressions jugées trop dures ou trop impérieuses[5] ; ensuite elle art êta qu'une adresse serait présentée au roi pour lui exposer les motifs de la conduite des communes.

À peine une dizaine d'obscurs députés firent-ils entrevoir qu'ils préféreraient qu'on acceptât le projet de conciliation, et l'on peut dire que le vote fut unanime. Mais les hommes les plus distingués par leur expérience et leurs huilières étaient inquiets de la discussion qui suivrait la vérification des pouvoirs et qui déciderait la manière de se constituer ; ils craignaient que le tiers état ne fût entraîné hors des bonnes que la raison devait lui prescrire et ne jetât la France dans de nombreux périls. Mirabeau ressentait cette crainte : il voyait au delà du moment où l'on aurait triomphé ; la victoire n'était pas le but à ses yeux, elle n'était qu'un moyen d'arriver à tut ordre de choses régulier et durable. Convaincu que le gouvernement serait un jour dans ses mains, il ne voulait pas le laisser trop affaiblir ; semblable au général qui, en faisant un siège, ménage les fortifications de la place, ou lui-même aura peut-être bientôt à se défendre. Le jour de la proposition de Sieyès, Mirabeau fit demander à Malouet un entretien. Telle était sa déplorable réputation, que Malouet évita de le recevoir ou d'aller chez lui, et n'accepta le rendez-vous qu'en maison tierce. Monsieur, lui dit Mirabeau[6], vos opinions, qui se rapprochent des miennes plus que vous ne pensez, déterminent nia démarche. Vous êtes un des amis sages de la liberté, moi aussi ; vous êtes effrayé des orages qui s'amoncellent, je le suis comme vous. Il y a parmi nous plus d'une tête ardente, plus d'un homme dangereux. Dans l'aristocratie, tout ce qui a de l'esprit n'a pas le sens commun ; et, parmi les sots, j'en connais plusieurs capables de mettre le feu aux poudres. Il s'agit donc de savoir si le monarque et la monarchie survivront à la tempête qui se prépare, on si les fautes qu'on a faites et celles qu'on ne manquera pas de faire encore nous engloutiront tous... Vous êtes l'ami de M. Necker et de M. de Montmorin ; je ne les aime ni l'un ni l'autre, et je ne pense pas qu'ils aient du goth pour moi ; mais peu importe que nous nous aimions si nous pouvons lions entendre. Je désire connaître leurs intentions, et je m'adresse à vous pour obtenir d'eux une conférence. Ils seraient bien coupables et bien bornés, le roi lui-même ne serait pas excusable, s'ils prétendaient réduire ces états généraux au même résultat qu'ont en tous les autres. Cela ne se passera pas ainsi. Ils doivent avoir un plan d'adhésion ou d'opposition à certains principes ; si ce plan est raisonnable dans le système monarchique, je m'engage à le soutenir, à employer tous mes efforts, toute mon influence, pour empêcher l'invasion de la démocratie qui s'avance sur nous.

Malouet, qui tant de fois avait demandé aux ministres d'arrêter un plan, qui regardait comme l'unique moyen de salut un système sage, concerté entre le gouvernement et quelques-uns des principaux députés, Malouet, en écoutant Mirabeau, éprouva une joie égale à sa surprise. La pensée que l'habile orateur pouvait lui tendre un piège s'offrit à son esprit ; mais il le savait très-capable de se former des idées justes de la gloire ; il consentit avec empressement à demander la conférence. Le soir même il vit les deux ministres, qui l'écoutèrent froidement. Montmorin lui raconta la double vente du manuscrit sur la cour de Berlin et refusa d'avoir aucune relation avec un homme qui se jouait ainsi de l'honneur. Necker ne croyait pas possible que cet homme si décrié parvint jamais à obtenir une grande influence. Le négociateur représentait qu'il ne défendait point la conduite de Mirabeau, mais que l'étendue de ses lumières et la puissance de son talent étaient incontestables ; il demandait comment les moyens qui lui avaient réussi pour dominer la Provence ne le rendraient pas encore le dominateur d'une grande assemblée ; enfin, à le considérer seulement comme un ennemi, c'était un ennemi assez redoutable pour que les ministres du roi dussent tenter de l'enlever à l'opposition. Après de longues instances, Necker consentit à recevoir le lendemain Mirabeau. Malouet fit une faute, dont il s'est toujours repenti : il aurait dû assister à l'entretien, se placer entre deux hommes, qui, peut-être, se fussent entendus s'il leur eût servi d'interprète. L'entrevue fut courte. Necker, d'un ton froidement interrogatif, demanda à Mirabeau quelles propositions il avait à lui faire. L'accent avec lequel fut prononcé le mot proposition blessa vivement Mirabeau, qui répondit par quelques paroles très-brusques et sortit. En passant dans l'assemblée, près de Malouet, Votre homme, lui dit-il, est un sot ; il aura de mes nouvelles. Un fait honorable pour Mirabeau, c'est que son désir de vengeance ne put détourner ses regards de l'intérêt public, dans une discussion que l'orateur eût aisément rendue fatale à Necker[7].

L'appel des bailliages commença (12 juin) ; et, dans le procès-verbal, il fallait constamment répéter, Messieurs du clergé ? Nul ne s'est présenté ; messieurs de la noblesse ? Nul ne s'est présenté. Le second jour, cependant, trois curés vinrent soumettre leurs pouvoirs à la vérification. L'enthousiasme qu'excita leur arrivée fut extrême : une foule de députés les entouraient, les embrassaient ; un d'eux fut invité à prendre place au bureau ; ses collègues furent conduits vers les bancs qui, le jour de l'ouverture des états généraux, étaient occupés par le clergé ; on ne lui contestait point le droit de préséance. Pendant la suite de l'appel, sept ou huit autres curés présentèrent également leurs pouvoirs : ils restaient peu de moments et se hâtaient de retourner dans la salle du clergé pour ne point affaiblir le parti qui projetait une réunion solennelle.

Après la vérification des pouvoirs, se présentait la question, aussi délicate qu'importante à résoudre : sous quel titre l'assemblée doit-elle se constituer ? Cette grave question avait été d'avance examinée, débattue, par uni grand nombre de députés ; mais, unanimes dans le projet de se constituer sans retard, ils se divisaient sur la manière de l'exécuter.

Les hommes modérés cherchaient un titre qui ph convenir aux trois ordres réunis ; et qui cependant ne pût faire accuser d'usurpation le tiers état. Fermes et prudents, ils pensaient que la délibération en assemblée générale était indispensable, qu'une chambre de la noblesse on du clergé ne pouvait interposer son veto entre le trône et les communes ; mais ils n'admettaient point que le tiers état fût maitre de se transformer en états généraux. Ses commissaires avaient dit, dans une des dernières conférences (6 juin) : Il est manifeste que le clergé n'est pas la nation, que la noblesse n'est pas la nation, que le tiers état, quoique renfermant la partie la plus considérable de la nation, n'est pas lui-même la nation entière. Si l'on prenait un titre qui démentit ce fait évident, les hommes éclairés craignaient qu'on n'excitât, dans les adversaires des communes, une irritation légitime et qu'on ne leur fournit des armes redoutables ; ils craignaient également que le tiers état, vainqueur dans la lutte qui s'engagerait, ne continuât d'agir avec emportement, qu'on ne le vit s'arroger une puissance illimitée et finir par exercer le tumultueux despotisme d'une assemblée sans frein.

Les têtes bouillantes dédaignaient ces considérations ; elles ne reconnaissaient aucun obstacle à la volonté des représentants de vingt-quatre millions d'hommes, et confondaient la sagesse avec la lâcheté, l'exaltation avec le patriotisme. Les députés de Bretagne, dès le moment de leur arrivée à Versailles, avaient pris l'habitude de s'assembler chaque soir pour se concerter sur les affaires publiques ; ils avaient admis successivement un assez grand nombre de leurs collègues à cette réunion, qui était connue sous le nom de club breton ; et leur influence toujours croissante s'étendait sur des membres des trois ordres. Les principaux chefs de ce club étaient ans du bien public, mais peu éclairés ; leurs connaissances étaient celles d'avocats qui avaient In les ouvrages philosophiques et qui admiraient surtout le Contrat social. Plus révolutionnaires que publicistes, ils croyaient que, pour fonder la liberté publique, il suffit de rendre tel parti indépendant et maitre. Leur opinion sur l'omnipotence du tiers état était celle que Sieyès avait professée dans sa fameuse brochure. Lui-même cependant leur recommanda la modération ou plutôt la prudence ; il leur fit sentir qu'une proposition tranchante effrayerait la grande majorité de l'assemblée, et qu'il fallait se diriger vers le but par une voie directe, sauf à reprendre sa première opinion si les circonstances devenaient favorables.

Plusieurs dénominations furent proposées aux communes ; il n'y en eut réellement que trois de discutée. Sieyès, qui parla le premier (15 juin), affecta de mettre peu d'intérêt à ce qu'on choisit tel ou tel titre : Nous agirons, dit-il, comme représentants de la nation, dès lors peu m'importe, la question nominale ; il posa des principes abstraits et soutint, avec une subtilité remarquable que l'assemblée à laquelle il s'adressait avait les mêmes droits que si tous les députés du royaume eussent répondu à l'appel et qu'ils continuassent de délibérer par tête. Comme alors on aurait évidemment une assemblée nationale complète, et qu'elle ne cesserait pas d'être telle, si quelques-uns de ses membres venaient à s'absenter, il en tirait la conséquence que par le fait de l'appel, cette assemblée existait et qu'elle devait exercer la plénitude de sa puissance. Après avoir exposé ses principes et demandé qu'on reconnût qu'ils étaient incontestables : Par amour de la paix, ajouta-t-il, prenons cependant un nom provisoire pour indiquer la nuance qu'on aperçoit entre une assemblée 'pli attend encore une partie de ses membres, et une assemblée qui n'en attendrait plus aucun. Il proposa, comme la dénomination la plus exacte, et la seule convenable dans la situation présente, celle d'Assemblée des représentants connus et vérifiés de la nation française. Cette opinion trouva de nombreux partisans ; elle eut pour principaux défenseurs, Target Bergasse, qui n'avait guère de commun avec Sieyès qu'un goût très vif pour la métaphysique, et Le Chapelier, qui modifiait ainsi le titre proposé : Les Représentants de la nation française légalement vérifiés.

Mirabeau, souffrant, tourmenté par la fièvre, vint prendre part à la discussion qui devait avoir tant d'influence sur les destinées de l'État.

Chacun de vous, messieurs, dit-il, sent combien il serait facile d'essayer, par un discours véhément, de nous porter à des résolutions extrêmes. Vos droits sont si évidents, vos réclamations si simples, les procédés des deux ordres sont si manifestement irréguliers, leurs principes sont tellement insoutenables, qu'un parallèle serait nécessairement au-dessous de l'attente publique. . . . . . . . . .

Mais, dira-t-on, toutes les voies de douceur sont épuisées, toutes les conférences sont finies ; il ne nous reste que des partis décisifs et peut-être extrêmes... Extrêmes ! oh ! non, messieurs ; la vérité et la justice sont toujours dans un sage milieu. Les partis extrêmes ne sont jamais que les dernières ressources du désespoir ; et qui donc pourrait réduire le peuple français dans une telle situation ?

Il faut nous constituer, nous en sommes tous d'accord ; mais comment ? sous quelle forme ?

En états généraux ? Le mot serait impropre, vous l’avez tous senti : il suppose trois ordres, trois états ; et certes ces trois ordres ne sont pas ici.

Nous proposerait-on de nous constituer sous quelque autre dénomination synonyme, après tout, d'états généraux ? Je demanderai toujours : aurez-vous la sanction un roi et pourrez-, vous vous en passer ? L'autorité du monarque peut-elle sommeiller un instant ? Ne faut-il pas qu'il concoure à votre décret, ne frit-ce Iule pour en être lié ?...

 

L'orateur fit voir à combien de dangers on exposerait la patrie en prenant un titre ambitieux qui ne serait point conforme à la vérité. Il attaqua la métaphysique de Sieyès et se plut à insister sur la différence qui existe entre le métaphysicien politique et l'homme d'État : l'un voyage sur une mappemonde, franchit sans peine les obstacles, ne s'inquiète ni des déserts, ni des fleuves, ni des abîmes, tandis que l'autre, pour réaliser le voyage, est forcé de se rappeler sans cesse qu'il marche sur la terre, et n'est point dans un monde idéal[8].

Admirable dans l'attaque, Mirabeau fut moins heureux pour le choix du nom qu'il voulut substituer à ceux qu'il repoussait. Il proposa de prendre le nom de Représentants du peuple. Nous n'étions pas en Angleterre où lord Chatam prononçait avec tant de pompe ces mots : La majesté du peuple anglais. En France, on n'attachait guère au mot peuple qu'un sens méprisant ; et beaucoup de députés pensèrent qu'une pareille dénomination ne convenait point à la dignité de l'assemblée. Thouret fit observer que le mot peuple disait trop peu on disait trop : trop peu, s'il ne désignait que la classe ignorante et pauvre ; trop, s'il était synonyme de nation. Les hommes raisonnables sentaient la force de cet argument ; et les hommes exaltés se vengeaient sur la dénomination offerte par Mirabeau de l'impatience que leur avaient causée les observations prudentes dont il l'avait l'ait précéder.

Mounier proposa de se constituer sous le titre d'Assemblée de la majorité des députés, délibérant en l'absence de la minorité dument invitée. La réputation de Mounier, sa loyauté, sa franchise, l'amour du bien dont il était animé, produisirent une vive impression ; et, lorsqu'il termina son discours, on pot croire que sa proposition allait réunir les suffrages. Barnave et Thouret la soutinrent avec talent ; mais la longueur extrême de cette désignation en faisait une phrase, et non pas un titre.

Chacun des auteurs des propositions débattues reluit deux Ibis la parole. Trente députés fluent entendus dans la discussion, qui remplit quatre séances. Ils montent en moment l'effervescence devenait pins vive. Sieyès, Barnave, Camus, révoquèrent en doute la nécessité de la sanction royale. Pour moi, leur répondit Mirabeau, je crois le veto du roi tellement nécessaire, que, s'il ne l'avait pas, j'aimerais mieux vivre à Constantinople qu'eut France. Oui, je le déclare, je ne connaitrais rien de plus terrible que l'aristocratie souveraine de six cents personnes, qui, demain, pourraient se rendre inamovibles, après demain héréditaires ; et finiraient, comme les aristocrates de tous les pays du monde, par tout envahir.

Sa motion sur la manière de se constituer ne fut pas habilement défendue. Rabaud de Saint-Étienne y mêla un projet d'emprunt pour intéresser le gouvernement au succès des communes ; et ce projet ne trouva que des antagonistes.

Malouet approuvait les vues de Mounier et celles de Mirabeau ; mais la défaveur qui l'entourait s'étendit aux opinions dont il faisait l'éloge. Plusieurs fois interrompu : De tous les murmures, dit-il, je n'ai jamais craint que ceux de ma conscience ; et je combattrai le despotisme de plusieurs, comme j'ai combattu le despotisme d'un seul. Il demandait que les différentes motions fussent renvoyées dans les bureaux ; il pensait qu'alors les partisans de Mounier et ceux de Mirabeau pourraient s'entendre et proposer une rédaction nouvelle qui réunirait la majorité des suffrages : on ne voulut point reconnaître la sagesse de cet avis.

Mirabeau ne désespérait pas encore de triompher ; il voulut dompter l'assemblée. Je persévère dans m motion, dit-il, je la défends, je la proclame, par la raison qui la fait combattre. Oui, c'est parce que le nom de peuple n'eût pas assez respecté eu France, parce qu'il nous présente une idée dont l'orgueil s'alarme et dont la vanité se révolte, c'est pour cela même, messieurs, que nous devons nous imposer la loi, non-seulement de le relever, mais de l'ennoblir, de le rendre désormais respectable aux ministres et chez tous les cours. Dans la dénomination proposée, il aimait te qu'elle offrait de vague. Peuple signifierait d'abord le tiers état, ensuite la nation. C'est ce qu'il fait sentir habilement : A l'abri d'un nom qui n'effarouche point, qui n'alarme point, nous jetons un germe, nous le cultiverons, etc. Continuant de réfuter l'objection que le mot peuple reçoit souvent un sens peu honorable, il eut ce mouvement éloquent : Représentants du peuple, daignez me répondre : irez-vous dire à vos commettants que vous avez repoussé ce nom de peuple ? que, si vous n'avez pas rougi d’eux, vous avez pourtant cherché à éluder une dénomination qui ne vous parait pas assez brillante ? qu'il vous faut un titre plus fastueux que celui qu'ils vous ont conféré ? Mirabeau, pour imposer par sa réputation populaire, avait résolu de parler en tribun audacieux ; son geste et son accent ajoutèrent à l'âpre énergie de ces paroles : Plus habiles que nous, les héros bataves qui fondèrent la liberté de leur pays prirent le nom de gueux ; ils ne voulurent que ce titre, parce que le mépris de leurs tyrans avait prétendu les en flétrir ; et ce titre, en leur attachant cette classe immense que l'aristocratie et le despotisme avilissaient, fut à la fois leur force, leur gloire et le gage de leur succès. Les amis de la liberté choisissent le nom qui les sert le mieux, et non celui qui les flatte le plus ; ils s'appelleront les remontrants en Amérique, les pâtres en Suisse, les gueux dans les Pays-Bas ; ils se pareront des injures de leurs ennemis, ils leur ôteront le pouvoir de les humilier avec les expressions dont ils auront su s'honorer.

Ce morceau excita de violents murmures ; et le tumulte, toujours croissant, permit à peine d'entendre les dernières phrases de l'orateur. Irrité de sa défaite et se soulevant contre l'assemblée, il s'écria qu'il signait les passages improuvés et qu'il déposait son discours sur le bureau.

Dès la seconde séance, un député nommé Legrand avait proposé de se constituer en Assemblée nationale[9] ; il avait dit seulement quelques mots, écoutés avec peu d'intérêt ; et les débats avaient continué sur les autres propositions. Celle de Legrand ne produisit d'effet qu'après la séance ; il en fut question, le soir, avec une sorte d'enthousiasme, au club breton et au Palais-Royal, où les démocrates près aient la toute-puissance des communes. Les têtes étaient fort agitées. Le public admis dans les tribunes du tiers s'enhardit le lendemain à distribuer ses applaudissements et ses murmures ; et plusieurs députés, qui déplaisaient à la multitude, furent insultés lorsqu'ils sortirent de la salle. Sieyès lui-même était accusé dans les groupes ; on lui reprochait d'abandonner ses principes et de démentir ses écrits. Bien des hommes changèrent, bien des résolutions s'évanouirent en quelques heures.

À la dernière séance de cette discussion, Sieyès reprit la parole : il censura avec âpreté la proposition de Monnier, qu'il disait tendre à former des chambres séparées ; il établit que, l'assemblée ne voulant reconnaitre d'autres représentants de la nation que ceux dont les pouvoirs avaient été ou seraient vérifiés par elle, c'était une conséquence évidente qu'elle réunissait tous les droits de la représentation nationale. près avoir ajouté quelques développements à sa première motion et comme s'il s'agissait d'y faire un changement sans importance : Je dois vous prévenir, dit-il, que, dans le projet de déclaration dont je gais vous donner une seconde lecture, il n'y a qu'un seul mot de changé. La modification, si légèrement annoncée, consistait à substituer au titre d'Assemblée des représentants connus et vérifiés de la nation française celui d'Assemblée nationale.

Cette motion fit éclater de bruyants applaudissements. Beaucoup de députés voulaient qu'elle fût à l'instant mise aux voix ; mais beaucoup d'autres demandaient qu'elle fût discutée, puisque c'était une proposition nouvelle. Ceux qui pressaient la délibération disaient confidemment que la cour allait prendre des mesures violentes et qu'il fallait se constituer à l'instant pour opposer quelque force au danger. Ceux qui voulaient apporter plus de maturité dans un acte si grave répondaient que l'intervalle d'une nuit ne ferait pas éclater les projets hostiles, et que le danger dont il fallait d'abord se garantir résulterait de la précipitation des communes. On en était déjà à ce point d'exaltation et d'audace, qu'un homme s'élança des tribunes, saisit Malouet au collet, et s'évada facilement lorsqu'on allait l'arrêter. Les députés d'opinions différentes formaient deux groupes qui criaient au président, l'un de faire commencer l'appel nominal, l'autre de lever la séance. Les plus animés se fussent portés à des voies de fait, sans la séparation que le bureau formait entre eux. Bailly présidait ; il conserva dans cette situation difficile une modération, une impartialité, qui lui méritèrent plus que jamais l'estime des membres de l'assemblée. Une partie, d'entre eux, fatigués par le tumulte plus encore que par l'heure avancée, se retiraient successivement. Enfin, vers minuit, un député (Biauzat), élevant la voix, dit qu'un acte aussi solennel que celui de se constituer devait être proclamé en plein jour, et dans une assemblée complète ; qu'il voterait pour le titre d'Assemblée nationale, mais qu'il ne pouvait voter que le lendemain. Ses paroles rappelèrent ses collègues au sentiment de leur dignité, et tous ceux qui restaient dans la salle prononcèrent l'ajournement.

Le lendemain (17 juin), la motion de Sieyès ne trouva que quatre-vingt-dix opposants ; et le premier jour de la discussion, elle aurait à peine obtenu cent suffrages. La peur qu'excitaient les menaces des révolutionnaires eut part à ce brusque changement ; mais deux causes y contribuèrent davantage. L'une était la soif de popularité, qui faisait redouter à beaucoup de gens de ne pas se montrer assez patriotes ; l'autre était la funeste erreur de croire qu'une concession, un vote de complaisance, ramènerait l'union et préviendrait les orages.

Dès que le président eut proclamé le résultat de la délibération, les cris de vite le roi retentirent ; puis, dans un silence presque religieux, chaque député prêta serment de remplir ses fonctions avec zèle et fidélité.

L'assemblée, ainsi constituée, acheva de prendre possession du pouvoir : elle déclara consentir, au nom de la nation, à ce que les impôts, quoique illégalement établis, fussent perçus jusqu'au jour de sa séparation, après laquelle toute contribution que son vote n'aurait pas librement accordée cesserait dans le royaume : en même temps, elle mit les créanciers de l'État sous la sauvegarde de la loyauté et de l'honneur de la nation française. Cet arrêté fut proposé par Chapelier et Target ; mais c'est à Sieyès qu'appartient l'idée d'un acte qui rendait si difficile au gouvernement de dissoudre les états généraux. Aucun homme n'eut autant d'influence que Sieyès sur les premiers jours de la révolution. Cet arrêté se trouve presque textuellement dans une brochure qu'il avait publiée avant l'ouverture des états, et dans laquelle il indiquait aux représentants du tiers les moyens d'établir leur indépendance et leur autorité[10].

Les agitateurs dressèrent la liste des quatre-vingt-dix députés qui avaient voté contre la proposition de se constituer en assemblée nationale ; ils colportèrent cette liste dans le jardin du Palois-Royal, dans les clubs, et livrèrent des noms honorables aux outrages de l'ignorance. On disait à la multitude que les quatre-vingt-dix opposants avaient voté pour qu'il n'y eut pas de constitution. Les menaces, les motions furieuses, suivaient les calomnies ; et l'on eut à craindre de voir incendier la maison  d’un député de l'avis. Mirabeau, informé d'avance que ces manœuvres auraient lieu, habile en intrigue et soigneux de sa popularité, Mirabeau n'était point allé à la séance de l'appel nominal ; et les séides qu'il avait parmi les démagogues, notamment Camille Desmoulins, se servirent de la liste des opposants, où son nom n'était pas inscrit, pour prouver dans les groupes qu'il avait bien voté.

La hardiesse de la délibération des communes devait plaire à un peuple que séduit toujours le courage. Les députés du tiers promettaient le triomphe de la cause populaire ; les périls qu'ils auraient à braver, les malheurs qu'on devait craindre, s'ils succombaient, attachèrent plus que jamais à leur sort un nombre immense de Français. Ces députés cependant avaient substitué la force à la justice. Quel exemple leur usurpation manifeste donnait aux factieux qui voudraient, dans la suite, se dire aussi la nation, pour usurper le pouvoir leur finir ! Il était impossible que le roi reconnût librement un acte qui concentrait toute l'autorité dans l'assemblée du tiers ; et pourquoi exposer l'État aux dangers que devait entraîner cet acte illégal lorsqu'une conduite prudente aurait atteint le but et mieux assuré les destinées de la France ? Une partie des ecclésiastiques et des nobles étaient décidés à la réunion. Dès le 11 juin, une centaine de curés, que plusieurs évêques encourageaient, s'étaient assemblés ; ils avaient résolu de ne rester dans la chambre du clergé que pour y voter en faveur de la vérification en commun, et ils avaient protesté contre la séparation des ordres. Pans cette situation, tout invitait le tiers état à faire choix d'un titre qu'on ne pût lui contester ; la majorité du clergé et la minorité de la noblesse allaient unir leurs forces aux siennes, il n'avait besoin que de suivre une marche ferme et légale. Mirabeau, dans une lettre au major Mauvillon, lui dit : Si, ce que je ne crois pas possible, le roi donnait sa sanction au nouveau titre que nous nous sommes arrogé, il resterait vrai que les députés du tiers ont joué le royaume au trente et quarante, tandis que je le disputais à une partie d'échecs di j'étais le plus fort[11].

Portons nos regards sur re qui se passait dans les deux autres ordres. La grande majorité de la noblesse ressentit de l'irritation et du dédain, en recevant la sommation du tiers pour se rendre à l'appel des bailliages. Toutefois plusieurs nobles, justement alarmés des suites que pouvait avoir l'entraînement des esprits, désiraient qu'on revînt sur l'arrêté qui avait fait échouer le projet de conciliation offert par le roi, et demandèrent qu'on adoptât purement et simplement ce projet. Le tiers état fut inquiet ; et quelques-uns de ses membres profitèrent de leurs relations particulières pour exciter l'amour-propre tics gentilshommes à ne point, se départir de la première délibération. Les dominateurs de la noblesse, leur club, les courtisans, tenaient le même langage ; et la majorité de la (lambic se fit un point d'honneur de ne pas reculer[12].

Le duc d'Orléans proposa d'aller en corps, dans la salle des états généraux, pour y donner communication officielle des pouvoirs et des décisions de la chambre. Telle était l'influence qu'exerçait le titre de prince du sang, que cette motion obtint quatre-vingts suffrages : c'est le plus grand nombre de voix qu'ait réuni la minorité de la noblesse. On avait vu le duc d'Orléans se déconcerter en prononçant une phrase au parlement ; l'effort qu'il fit sur lui-même pour lire une page dans la chambre de la noblesse épuisa tellement ses forces, qu'il tomba en défaillance.

A la nouvelle que le tiers état prenait le titre d'Assemblée nationale, le marquis de Montesquiou fit la motion de demander au roi qu'il réunit en une chambre le clergé et la noblesse. Continuellement interrompu par des murmures, ce député eut peine à terminer son discours. Les nobles les plus influents étaient résolus à repousser tout ce qui pourrait offrir l'apparence d'une concession, Profondément irrités, ils ne doutaient point de la prochaine défaite du tiers état, qu'ils jugeaient s'être perdu lui-même. D'Esprémesnil disait hautement que, si le procureur général faisait son devoir, il poursuivrait les députés du tiers comme criminels de lèse-majesté. Son parti présenta un projet d'adresse au roi, où la conduite des communes était dénoncée avec tant de virulence, que la chambre n'osa l'approuver. Une adresse moins vive fut adoptée ; cependant les députés de la minorité la combattirent encore, et quarante-quatre d'entre eux protestèrent.

Les débats du clergé sur l'invitation des représentants du tiers état pour aller vérifier en 'commun les pouvoirs se prolongèrent huit jours. Maure parla pour la vérification séparée et s'éleva contre les prétentions dit tiers avec beaucoup de force et d'éclat ; on ne vit aucun de ses antagonistes déployer un talent égal au sien. La chaleur de quelques discours, la vivacité des interruptions, portèrent plus d'une fois atteinte à la dignité de l'ordre de l'Église, qui, heureusement, n'avait pas des tribunes publiques. Enfin, tous les députés ecclésiastiques sentirent la nécessité de mettre un terme à cette longue discussion (19 juin) ; c'était le jour même où les nobles délibéraient leur adresse au roi. L'archevêque de Paris proposa de vérifier séparément les pouvoirs. Il y eut cent trente-cinq voix en faveur de son opinion ; cent vingt-sept pour la vérification en commun, et douze pour ce dernier avis, mais avec la réserve que la distinction des ordres serait maintenue. Les députés qui votaient avec l’archevêque dirent, en manifestant leur joie, que sa motion réunissait le plus de suffrages et qu'elle était adoptée. Les autres s'écrièrent qu'aucune opinion n'avait obtenu la majorité des voix, et qu'il n'y avait point de délibération. Un grand nombre, s'adressant aux douze députés qui venaient de voter avec amendement, les conjurèrent d'abandonner leur réserve. Ceux-ci ne voulant point y renoncer, les cent vingt-sept l'adoptèrent par acclamation, ce qui leur donnait la majorité. a l'instant le cardinal de la Rochefoucauld, qui présidait, leva la séance et se hâta de sortir, suivi d'une partie des membres de l'assemblée. Une foule de voix réclamèrent et soutinrent que la séance devait continuer, qu'il fallait que le vœu de la majorité fin constaté. L'archevêque de Vienne prit place au fauteuil ; un arrêté portant que les pouvoirs seraient vérifiés en commun, avec réserve de la distinction des ordres, finit par être revêtu de cent quarante-neuf signatures.

Les ecclésiastiques les plus connus par des opinions populaires furent, à leur sortie, applaudis, fêtés bruyamment ; plusieurs curés ne purent se dérober aux embrassements des femmes du peuple. D'autres, désignés comme ayant énoncé des opinions différentes, se trouvèrent en bulle aux invectives, aux menaces de la multitude, qui se porta même à des voies de fait contre plusieurs. Ces violences ne furent point réprimées ; et tel était l'étourdissement général, qu'on les entendait excuser par des !tommes qu'on ne pouvait confondre avec les factieux.

Le lendemain, de bonne heure, l'hôtel des états généraux fut investi par un détachement de gardes françaises qui n'y laissait point pénétrer. Des hérauts d'armes proclamaient dans Versailles que le roi, voulant tenir, le 22, une séance royale, les préparatifs à faire dans la salle des trois ordres exigeaient la suspension (les séances ordinaires. Cette annonce, tel appareil, redoublèrent l'agitation déjà si vivo et donnèrent rue nouvelle force au bruit répandu que les courtisans avaient obtenu du roi la dissolution (les états généraux. Les députés iln tiers, qui s'étaient vainement présentés à la porte des états, erraient en groupes dans les rues de Versailles ; cm grand nombre pressèrent Bailly de faire chercher un local où l'assemblée. ph se former. Plusieurs proposaient de se réunir sur la place d'armes et d'y renouveler les assemblées du champ de niai. D'autres proposaient d'aller à Marly, où Louis XVI était alors, de délibérer en face du château, et d'inviter le roi à venir au milieu des représentants de son peuple. D'autres ouvraient un avis qui pouvait avoir des suites effrayantes ; ils parlaient de se jeter dans la capitale ; et déjà quelques hommes fougueux rédigeaient un arrêté pour transférer à Paris l'assemblée nationale. Enfin, le président fit avertir ses collègues de se rendre dans le seul vaste local dont il eût été possible de s'assurer : c'était un jeu de paume. Cette nouvelle salle fut bientôt entourée et gardée par une foule nombreuse. L'annonce que le clergé se réunirait aux communes dans cette journée attirait à Versailles une affluence plus considérable encore que celle des jours précédais. Presque tous les députés se rendaient au lieu d'assemblée, incertains sur les conseils à donner pour prévenir les maux qu'ils redoutaient. Beaucoup d'entre eux s'adressèrent à Mounier. C'est vers les hommes modérés qu'on tourne ses regards dans les jours de périls ; on est certain de leur courage, on a besoin de leurs lumières. Mounier proposa l'arrêté, que je transcris :

L'assemblée nationale, considérant qu'appelée à fixer la constitution du royaume, opérer la régénération de l'ordre publie, et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne petit empêcher qu'elle ne continue ses délibérations, dan, quelque lieu qu'elle soit forcée de s'établir, et qu'enfin partout di ses membres sont réunis, là est l'assemblée nationale.

Arrête que tous les membres de cette assemblée prêteront à l'instant le serment de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l'exigeront, jusqu'à ce que la constitution du royaume soit établie et affermie sur des bases solides, et que, ledit serment étant prêté, tous les membres, et chacun d'eux en particulier, confirmeront par leur signature cette résolution inébranlable[13].

 

Au milieu des acclamations et des cris de vive le roi, qui ›e prolongèrent dans la foule dont la salle était environnée, le président demanda, pour lui et pour les secrétaires, l'honneur de prêter et de signer ce serment les premiers. Tons les autres députés le prêtèrent ensuite : un seul, Martin d'Auch, ajouta à sa signature, opposant. Un murmure de surprise, mêlé de cris d'indignation, s'éleva. Ce député, interpellé par le président de faire connaitre le motif de son refus, dit qu'il ne pouvait jurer d'exécuter une délibération non sanctionnée par le roi. Le président, sans ébranler sa résolution, lui répondit qu'il était dans le cœur et dans les principes de tous ses collègues de reconnaitre la nécessité de la sanction royale pour les lois ; mais que le serment qu'ils venaient de prêter n'était pas un acte qui dût être sanctionné. On contestait à l'opposant le droit d'inscrire ainsi sa protestation, et des voix bruyantes demandaient que sa signature fût biffée ; mais l'avis le plus conforme et la dignité de l'assemblée prévalut : la signature fut maintenue, comme une preuve du respect porté à la liberté, des opinions[14]. Avant de se séparer, l'assemblée prit une délibération très-habilement calculée ; elle arrêta qu'après la séance royale les députés resteraient dans la salle pour continuer leurs travaux[15].

Le gouvernement avait un grand intérêt à presser l'exécution de ses projets, quels qu'ils fussent ; et cependant la séance royale fut retardée d'un jour. Le comte d'Artois crut déconcerter le tiers état en faisant dire au maitre du jeu de paume qu'il voulait jouer le lendemain, et cet homme n'osa le refuser ; mais ce n'était plus dans ce local que l'assemblée devait se réunir. La majorité du clergé, profitant du retard de la séance royale, résolut d'exécuter sa délibération ; et quelques-uns de ses membres firent ouvrir l'église de Saint-Louis aux députés du tiers (lundi, 22 juin). Lorsqu'ils y furent assemblés, l'évêque de Chartres à la tête d'une députation vint demander, d'après les réserves admises, que les représentants du clergé eussent la place qui leur était assignée aux états généraux. Le président répondit que le clergé serait reçu avec le respect qui lui est dû, et que sa place de préséance était prête pour le recevoir. Les portes du chœur s'ouvrirent ; cent quarante-neuf ecclésiastiques, dont les premiers étaient les archevêques de Vienne et de Bordeaux, les évêques de Chartres, de Rhodez et de Coutances, s'avancèrent accueillis par les acclamations des communes. L'archevêque de Vienne annonça que la démarche de la majorité du clergé n'avait pour objet que la vérification des pouvoirs, mais qu'on devait la regarder comme le gage d'une constante union[16]. Les transports, l'attendrissement, le bonheur, qui se manifestaient dans cette assemblée, sont impossibles à peindre. Pour s'en former une idée, il faut avoir vu des époques de crise politique, il faut savoir quels sentiments pénètrent des hommes qui, dans le danger commun, s'unissent, résolus d'avoir un même sort, de triompher ou de succomber ensemble, en défendant la cause qu'ils embrassent.

Pour éclaircir une partie des faits précéderas, nous avons besoins de pénétrer dans l'intérieur dit gouvernement. Necker éprouva une vive surprise lorsqu'il apprit que le tiers état se constituait eu assemblée nationale ; il s'étonna à alitant plus, qu'il avait manifesté une opinion contraire à cette détermination et qu'il était toujours persuadé de son influence[17]. La veille encore, il rassurait plusieurs députés convaincus que la majorité les abandonnait. Après quelques heures de réflexion, le ministre se rendit près du roi, lui parla avec franchise des dangers publics, et lui proposa une séance royale. Louis XVI entra dans ses vues ; elles fuirent discutées et approuvées en conseil. Cette époque est celle où Necker me parait avoir montré le plus d'idées politiques.

Le conseil fut tenu à Marly. Louis XVI et Marie-Antoinette, destinés à épuiser toutes les douleurs de la vie, venaient de perdre le Dauphin, âgé de sept ans ; et ils s'étaient éloignés, pour quelques jours, du tumulte de Versailles. C'est à Marly que se rendirent le cardinal de la Rochefoucauld et l'archevêque de Paris, aussitôt après avoir vu la majorité du clergé décidée à porter ses pouvoirs aux communes. Les deux prélats cherchèrent, par de vives supplications, à exciter en faveur de leur opinion politique les scrupules tel du monarque. D'Esprémesnil ne pouvait paraître à la cour, où il était en horreur ; mais il réunit des membres dm parlement, et une députation secrète fut envoyée au roi. Les magistrats, présentés par le garde des sceaux, insistèrent, pour la dissolution des états généraux ; ils promirent leur entière adhésion aux mesures de finance que le malheur des temps rendrait nécessaires et aux édits par lesquels le roi jugerait convenable d'accorder des bienfaits à ses peuples. Entouré de conseils violents, Louis XVI fit voir la droiture de ses intentions. Il n'abdiquait pas le droit de dissoudre les états généraux ; mais il lui répugnait d'en user, lorsqu'il pouvait employer des moyens plus conformes à ses vues paternelles. Ce n'est pas sur cette détermination qu'on doit l'accuser de faiblesse : un sentiment généreux le décidait ; et, dans le cas contraire, il faudrait reconnaître qu'eu ce montent la faiblesse conseillait comme eût fait la prudence. Les tempêtes, qu'il était possible encore de détourner, auraient éclaté soudain, si l'on eût opposé au serment des représentants du tiers la dissolution des états.

Les courtisans, après de vaines tentatives, reconnurent qu'il fallait suspendre tout autre projet que celui d'exercer de l'influence sur la déclaration qui serait faite dans la séance royale. Des voix chères à Louis XVI lui parlèrent du plan rédigé par Necker comme d'une œuvre de démagogie ; elles en appelèrent à sa bonté, à sa justice. C'est alors qu'il montra de la faiblesse. Tout était décidé, tout fut remis en question. Le conseil s'assembla de nouveau ; le comte (l'Artois et Monsieur y furent appelés, quatre conseillers d'État y furent introduits. Les changements jugés nécessaires aux idées de Necker, malgré ses représentations et celles des ministres Montmorin, Saint—Priest et la Luzerne, causèrent le retard d'un jour, qui donna tant de force au tiers état par l'éclatante adhésion de la majorité du clergé. Les hommes imprévoyants qui s'emparaient de l'esprit du monarque rendaient l'autorité plus exigeante et laissaient en mène temps les obstacles se multiplier autour d’elle.

Cette époque était si décisive, ses suites ont été si graves, qu'il est essentiel pour les leçons qu'on doit en tirer, ainsi que pour la vérité historique, d'éclaircir la question, encore indécise, de savoir si quelques modifications peu importantes blessèrent l'amour-propre de Necker, ou si les changements furent tels, qui ! y eut réellement deux projets : l'un du ministre, l'autre du nouveau conseil ; l'un qui pouvait réussir, l'autre 4 lui devait échouer.

Necker voulait raffermir l'autorité royale, en la faisant apparaître, avec éclat, pour terminer les dissensions des ordres. Mais il ne se dissimulait point les difficultés dit succès ; il les jugeait insurmontables, si l'on ne savait pas entraîner la majorité des représentons de la nation : il voulait qu'on forçât le respect et la reconnaissance de cette majorité par les avantages que lui assurerait le plan substitué à l'acte d'usurpation des communes. Les adversaires de Necker étaient pleins d'ardeur pour relever l'autorité royale, mais ils s'informaient peu (les obstacles ; ils croyaient encore que, pour être obéi, c'était assez de dire, je veux l'être ; et ils confondaient sans cesse l'intérêt du trône avec le triomphe de la majorité des nobles et des prélats.

La base du projet de Necker était un article par lequel le roi annoncerait que, pendant la présente session des états généraux, les trois ordres délibéreraient en commun sur toutes les affaires générales ; et en chambres séparées, lorsqu'il s'agirait de privilèges honorifiques ou de droits attachés aux terres et aux fiefs. La disposition qui consacrait le vote par tête sur les affaires générales réalisait d'une manière si décisive les vœux de la majorité, que parmi les députés du tiers tout homme que n'égaraient pas d'aveugles prétentions devait adhérer à la déclaration entière. L'autre disposition était de nature à calmer les craintes des premiers ordres ; et l'on doit reconnaître qu'à cette époque il était raisonnablement impossible de tenter davantage en leur faveur. Le projet de Necker mettait ensuite hors de toute discussion les prérogatives essentielles de la couronne. Le monarque rappelait la nécessité de sa sanction pour donner force de loi aux actes des états généraux ; il déclarait qu'il n'autoriserait jamais l'établissement d'un corps législatif formé d'une seule chambre ; il se réservait le pouvoir exécutif dans toute sa plénitude, et particulièrement en ce qui concerne l'armée. Ce n'étaient pas seulement ces dispositions qui devaient rendre de la force et de l'éclat à l'autorité royale ; c'était la séance même, l'acte solennel dont Necker avait donné l'idée. L'autorité royale apparaissait dans l'assemblée de la nation pour rappeler à leurs devoirs ceux qui voulaient s'en affranchir et pour protéger tous les droits ; si elle était écoutée, elle était affermie ; mais le choix des moyens propres à réussir exigeait d'autant plus de prudence et de sagacité, que, si l'on manquait le but, si l'on faisait parler vainement le monarque, on achevait d'avilir le pouvoir.

Le conseil changea la disposition sur laquelle Necker fondait tout le succès de son plan. Dans le projet corrigé, le roi veut que les états généraux restent composés de trois chambres, délibérant par ordre, pouvant se réunir, si toutes trois le demandent et s'il accorde son autorisation : il invite le clergé et la noblesse à proposer eux-mêmes ce mode, lorsqu'il s'agira de questions d'un intérêt général ; mais il exclut du nombre des affaires sur lesquelles on pourra délibérer en commun, celles qui regardent les droits antiques et constitutionnels des trois ordres, et la forme de constitution à donner aux prochains états généraux. Certes, ce n'était pas là modifier la pensée de Necker ; c'était lui en substituer une différente et même opposée. Le premier projet décide le vote par tête sur les grandes améliorations que la France réclame ; le second l'interdit sur les questions les plus essentielles, et permet à chaque ordre de l'interdire sur toutes les autres. Autant on devait espérer que, parmi les représentants, tous ceux qui préféraient l'intérêt public à des intérêts d'amour propre et de parti accepteraient la déclaration du ministre, autant il était impossible de concevoir que la déclaration du conseil fia jamais adoptée par les hommes qui venaient de se former en assemblée nationale et de prêter le serment de donner une constitution à la France.

Necker, en rédigeant les discours que Louis XVI prononcerait à la séance royale, lui donnait un langage très-ferme, qui rependant n'eût point blessé la majorité des représentants, puisqu'il annonçait la volonté d'être obéi par les premiers ordres, en les appelant à la délibération commune sur les affaires générales ; mais on juge combien l'effet de ce langage dut être différent, lorsque les dispositions royales se trouvèrent dirigées contre l'opinion de la majorité.

Pour adoucir au tiers état l'annulation de ses arrêtés, Necker ne la prononçait pas d'une manière positive ; il employait la formule, sans s'arrêter, etc. Le conseil voulut que les délibérations du tiers fussent déclarées nulles, comme illégales et inconstitutionnelles. L'une et l'autre rédactions avaient des inconvénients. Le roi eût fait usage de la forme la plus digne et la plus convenable, s'il eût dit qu'il ne pouvait sanctionner ces délibérations.

Le ministre jugeait utile qu'une seconde déclaration offrit le tableau des réformes nombreuses conçues par le roi dans l'intérêt public ; les unes opérées à l'instant même, en vertu du pouvoir royal, les autres indiquées aux états, en demandant pour les réaliser le concours de leurs lumières. Cette partie du travail de Necker le fait voir plus administrateur que législateur. Necker ne cherche point à poser les bases de la constitution ; il ne sent pas avec quelle puissance il se fût emparé des esprits s'il eût formellement annoncé le retour périodique des états généraux, leur participation à tous les actes législatifs ; il ne parle pas mène de la responsabilité des ministres ; et l'on peut d'autant moins l'excuser, que de telles dispositions avaient été demandées par tous les ordres.

La seconde déclaration, bien qu'elle fût conservée en très-grande partie, subit aussi des changements. Necker faisait prononcer par le roi l'abolition des privilèges en matière d'impôt ; ou voulut que Louis XVI dit seulement que, lorsque l'intention annoncée par le clergé et la noblesse de renoncer A leurs privilèges pécuniaires serait réalisée par une délibération régulière, il la sanctionnerait. lue autre disposition admettait Ions les citoyens aux emplois civils et militaires ; le conseil dit que le roi ne devait pas ajouter encore celle faveur A toutes celles qu'il accordait au tiers état.

Dans les dernières discussions, Necker finit par n'avoir plus d'autre partisan que Montmorin. Les changements qui renversaient les bases de son projet ne lui laissaient plus attendre de la séance royale qu'un résultat funeste ; et il se trouva dans une situation délicate, qui a fait porter contre lui des accusations spécieuses et graves. Manqua-t-il A ses devoirs de ministre et de sujet en n'assistant pas A la séance, en ne voulant point soutenir par sa présence un projet opposé au sien, et qu'il jugeait contraire aux intérêts du trône, comme à ceux de la France ? Dans cette situation difficile et pénible, il prit le parti que devait prendre un homme d'État. S'il se fût rendu A la séance royale, il n'eût assurément pas concilié les suffrages aux déclarations qu'on allait y faire entendre et il eût achevé de perdre toute influence ; en s'isolant, il recouvrait une grande popularité, qu'il pourrait employer à réparer les fautes d'imprudents conseillers. C'est ainsi que sa conduite fut expliquée par des hommes sages qui l'approuvèrent. Necker ne pouvait donner sa démission avec éclat sans provoquer la résistance et sans agir eu factieux : il exprima au roi son désir, sa résolution de quitter les affaires publiques ; et, le jour de la séance royale, lorsque, au moment du départ, ses collègues l'envoyèrent prévenir, il fit répondre qu'il était malade.

Le 25 juin, l'appareil militaire fut déployé ; de nombreux détachements étaient postés dans les rues, sur les places ; des patrouilles multipliées ne laissaient former aucun groupe, et séparaient même lus députés lorsqu'ils marchaient plus de trois ensemble. Indépendamment de quatre mille hommes de troupes mis sur pied dans Versailles, il y avait aux environs six régiments prêts à recevoir des ordres.

Tandis que le grand-m aitre des cérémonies faisait placer, dans la salle, les députés du clergé et de la noblesse, ceux du tiers furent obligés d'attendre au dehors, mal défendus contre la pluie, sous une espèce de hangar. Mirabeau, dans son impatience, disait au président de conduire au-devant du roi les représentants de la nation. Bailly alla plusieurs fois frapper à une porte des états et fit dire enfin au maitre (les cérémonies que les députés qu'il avait l'honneur de présider se retiraient s'ils n'étaient pas introduits sur-le-champ : on leur ouvrit alors.

La salle n'offrait pas une brillante réunion de spectateurs, comme au 'jour de l'installation des états ; les tribunes étaient vides. Le roi parut accompagné de Monsieur, du comte d'Artois, des princes du sang, des ducs et pairs, des grands officiers de la couronne, des capitaines de ses gardes, etc. C'était pour la dernière fois que le malheureux Louis XVI se montrait entouré de l'appareil royal.

Un a dit qu'un profond silence avait régné sur son passage, dans les rues de Versailles ; cette assertion n'est point exacte. Les cris accoutumés de vive le roi s'élevèrent ; la figure de Louis XVI était sereine, il souriait au peuple, il croyait porter aux états généraux le gage du bonheur public. Mais, à son entrée dans l'assemblée, les acclamations ne partirent que des bancs de la minorité du clergé et de la majorité de la noblesse ; sur tous les autres, le silence fut absolu.

Le roi, dans un premier discours, se plaignit avec une dignité paternelle de ce qu'on différait d'achever son ouvrage et de réaliser ses vœux pour le bonheur de ses peuples. Il excusa, par la nouveauté  des circonstances, les retards, les divisions, et dit qu'il venait les terminer. Son langage fut ensuite très-vague ; une phrase devait inquiéter le tiers état, une autre pouvait lui donner des espérances. Ce discours tenait les esprits en suspens ; et l'on attendait, avec anxiété, quelles résolutions allaient être annoncées.

Le garde des sceaux donna lecture de la Déclaration concernant la présente tenue des états généraux. À peine avait-il proclamé les défenses relatives à la manière de délibérer, qu'un sentiment de répulsion s'empara du plus grand nombre des députés : en écoutant de pareils ordres, ils crurent assister à un de ces lits de justice contre lesquels l'opinion publique s'était soulevée tant de fois ; et ce n'était plus la liberté d'un simple parlement qui se trouvait menacée, le lit de justice était tenu dans les états généraux[18] !

Louis XVI reprit la parole et dit : J'ai voulu aussi, messieurs, vous faire remettre sous les yeux les différents bienfaits que j'accorde à mes peuples. Ces mots de bienfaits accordés, lorsque de toutes parts on parlait de droits réclamés, produisirent encore une fâcheuse impression. La majorité, agitée de sentiments pénibles, apprécia peu ce qu'il y avait de noble et de touchant dans la suite du discours, et n'écouta qu'avec défiance la seconde déclaration, dont voici les dispositions principales.

Aucun impôt ne sera établi ou prorogé sans le consentement des états généraux. Ce consentement est nécessaire pour les emprunts ; mais le roi se réserve, dans le cas de guerre ou d'autre danger national, de pouvoir emprunter jusqu'à concurrence de cent millions.

Les impôts qui seront établis ou prorogés ne pourront l'être que jusqu'à la tenue suivante des états généraux.

Le tableau des revenus et des dépenses sera publié, chaque année.

Les sommes attribuées à chaque département seront déterminées d'une manière invariable ; et le roi soumet à cette règle générale les fonds même qui sont destinés à l'entretien de sa maison.

Aucune atteinte ne sera portée à la foi publique ; et le roi attend des représentants de la nation que la confiance des créanciers de l'État soit assurée de la manière la plus authentique.

Le roi veut que le nom de taille soit aboli, et que cet impôt, soit remplacé par un autre, d'après des proportions égales, stucs distinction d'état, de rang et de naissance.

Le roi vent que le droit de franc fief soit aboli, dès que les recettes et les dépenses fixes seront dans une exacte balance.

Toutes les propriétés seront respectées ; et Sa Majesté comprend expressément sous le nom de propriétés les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux, et généralement tous les droits et prérogatives, utiles ou honorifiques, attachés aux terres et aux fiefs, on appartenant aux personnes.

Les premiers ordres continueront d'être exempts des charges personnelles ; mais le roi approuvera que les états généraux s'occupent de convertir ces sortes de charges en contributions pécuniaires, et qu'alors tous les ordres y soient assujettis.

Les états généraux proposeront les moyens de concilier l'abolition des lettres de cachet avec ce que peuvent exiger la sûreté publique et, dans certains cas, l'honneur des familles.

Les états feront aussi connaître à Sa Majesté le moyen de concilier la liberté de la presse avec le respect dû à la religion, aux mœurs et à l'honneur des citoyens.

Il sera établi des états provinciaux composés de deux dixièmes d€. membres du clergé, en partie choisis dans l'ordre épis copal, de trois dixièmes de membres de la noblesse. et de cinq dixièmes de membres du tiers.

Les personnes qui composeront ces états seront élues par les ordres respectifs, mais elles délibéreront en commun.

Les états généraux s'occuperont da projet de porter les douanes aux frontières.

Sa Majesté désire que les effets de l'impôt sur le sel soient examinés avec soin ; et que, dans tous les cas, la perception

en soit adoucie. Sa Majesté veut aussi que les avantages et les inconvénients des droits d'aides et des autres impôts soient examinés, mais sans perdre de vue la nécessité d'assurer la balance entre les recettes et les dépenses.

Le roi veut que la corvée soit entièrement et pour toujours abolie.

Le roi désire que l'abolition du droit de mainmorte, dont il a donné l'exemple dans ses domaines, soit étendue à toute la France ; et qu'on lui propose les moyens de pourvoir à l'indemnité qui pourrait être due aux seigneurs en possession de ce droit.

Sa Majesté donnera une attention sérieuse aux projets qui lui seront présentés sur l'administration de la justice et aux moyens de perfectionner les lois civiles et criminelles.

Le roi vent trie toutes les dispositions d'ordre public et de bienfaisance qu'il aura sanctionnées, pendant la présente tenue des états généraux, ne puissent jamais être changées sans le consentement des trois ordres pris séparément.

Cet acte souverain, où se manifestent tant de vues bienfaisantes, offrait de grandes améliorations à la France ; et cependant on doit peu s'étonner de la froideur avec laquelle il fut écouté. Non-seulement il trouvait les esprits dans la situation la plus défavorable, mais encore il n'était pas aussi propre à la changer que le supposaient ses auteurs. En général, ce qu'il annonçait, ce qu'il promettait, avait été déjà plus d'une fois annoncé, promis par l'autorité royale. 'fout ce qu'il contenait d'utile à l'intérêt public se trouvait dans les cahiers, et il ne contentait pas tout ce que les cahiers demandaient. Les refus de la première déclaration n'étaient point compensés par les offres de la seconde. Un seul article par lequel le roi se fût prononcé pour la délibération en commun sur les affaires générales aurait en réalité fait plus, pour assurer la réforme des abus et l'établissement de la constitution, que les annonces multipliées dont je viens de rendre compte. Ce seul article pouvait être décisif ; il pouvait exciter l'enthousiasme, le respect et la reconnaissance ; mais on l'avait effacé. Plusieurs parties de la déclaration parurent vagues, insignifiantes. Chacun savait que les états auraient à s'occuper d'établir la liberté de la presse, de supprimer les lettres de carbet, d'améliorer l'administration de la justice, etc. ; les paroles du roi, sur ces divers sujets, n'éclaircissaient nullement les questions qu'on avait à résoudre. On crut même apercevoir, dans quelques expressions, unie arrière-pensée de ne pas se dessaisir de l'arme redoutable des lettres de cachet. Au point où l'on était arrivé, il eût fallu, pour satisfaire Patiente publique, déclarer nettement que toute personne arrêtée serait remise à ses juges naturels ; et une cette garantie ne pourrait, dans les circonstances extraordinaires, être suspendue qu'avec le consentement des états généraux. L'article relatif aux droits féodaux et seigneuriaux causa une sensation irritante. Ces droits avaient été reconnus dans la première déclaration ; il était donc inutile d'en parler de nouveau, à moins que ce ne fût pour inviter leurs possesseurs a proposer eux-mêmes les moyens d'opérer le rachat qu'invoquait un très-grand nombre de cahiers. Plusieurs nobles applaudirent l'article que je rappelle ; aussitôt un murmure s'éleva, et quelques cris de paix-là se firent entendre. Enfin, les formes impératives, le ton absolu des déclarations, soulevaient les hommes pénétrés de la puissance et de la dignité des états généraux. La minorité du clergé et la majorité de la noblesse avaient applaudi la première déclaration, elles applaudirent encore plus vivement la seconde ; mais les deux tiers des représentants restèrent silencieux.

L'aspect de l'assemblée étonna Louis XVI ; lui-même garda quelques moments le silence, laissant errer ses regards où se peignaient la surprise et l'indécision : il reprit la parole ; et une phrase menaçante, au début de son discours, produisit encore une impression funeste. Vous venez, messieurs, d'entendre le résultat de mes dispositions et de mes vues ; elles sont conformes au vif désir que j'ai d'opérer le bien public ; et, si par une fatalité loin de ma pensée vous m'abandonniez dans une si belle entreprise, seul, je ferai le bien de mes peuples, seul, je nie considérerai comme leur véritable représentant : et, connaissant vos cahiers, connaissant l'accord parfait qui existe mitre le vœu le plus général de la nation et nies intentions bienfaisantes, j'aurai toute la confiance que doit donner une si rare harmonie, et je marcherai vers le but que je veux atteindre, avec tout le courage et la fermeté qu'il doit m'inspirer.

Réfléchissez, messieurs, qu'aucun de vos projets, aucune de vos dispositions, ne peut avoir force de loi sans mon approbation spéciale... Ainsi je suis le garant naturel de vos droits respectifs ; et tous les ordres de l'État peuvent se reposer sur mou équitable impartialité.

Toute défiance de votre part serait une grande injustice. C'est moi, jusqu'à présent, qui fais tout pour le bonheur de mes peuples ; et il est rare peut-être que l'unique ambition d'un souverain soit d'obtenir de ses sujets qu'ils s'entendent enfin pour accepter ses bienfaits[19].

Je vous ordonne, messieurs, de vous séparer tout de suite et de vous rendre demain matin dans les chambres affectées à votre ordre, pour y reprendre vos séances.

Le roi sortit : les membres de la noblesse, une très-grande partie de ceux du clergé, se retirèrent aussitôt. Les députés des communes et plusieurs ecclésiastiques restèrent immobiles, dans un morne silence. L'anxiété, l'hésitation, se peignaient sur leurs ligures ; les plus courageux craignaient de hasarder des paroles qui pouvaient entraîner tics désastres, et tous les esprits étaient absorbés dans de sombres pensées. Le marquis de Brézé, grand-maître des cérémonies, rentra et dit : Vous avez  entendu, messieurs, les ordres du roi. Alors Mirabeau, se levant, lui adressa ces paroles célèbres Nous avons entendu, monsieur, les intentions qu'on a suggérées au roi ; mais vous qui ne sauriez être son organe auprès de l'assemblée nationale, vous qui n'avez ici ni place, ni voix, ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son discours. Au surplus, pour éviter toute hésitation et tout délai, je vous déclare que, si l'on vous a chargé de nous l'aire sortir, il faut demander qu'on vous en donne les moyens. Allez dire t ceux qui vous envoient une nous sommes ici par la puissance du peuple, et qu'on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes[20]. Tous les députés s'écrièrent : Tel est le vœu de l'assemblée, telle est notre résolution ! et le grand-maître des cérémonies se retira.

Après quelques moments de silence, Camus invita l'assemblée à déclarer qu'elle persistait, sans aucune réserve, dans ses précédents art-étés. Barnave et d'autres députés soutinrent avec chaleur sa motion ; Sieyès employa une dialectique pressante, calme ; et, en retournant à sa place, il laissa tomber ces mots : Vous êtes aujourd'hui ce que vous étiez hier. L'assemblée fut unanime et persista dans tous ses arrêtés[21]. Parmi les ecclésiastiques réunis aux membres du tiers, ceux dont les pouvoirs étaient vérifiés votèrent ; un d'eux, Grégoire, avait parlé ; les autres demandèrent que le procès-verbal fit mention de leur présence.

Une ruse puérile fut essayée contre l'assemblée. Des ouvriers entrèrent pendant la discussion ; et, avec grand bruit, commencèrent à enlever les draperies et divers objets qui avaient servi pour la séance l'ovale. A peine causèrent-ils un moment de tumulte, le président les fit sortir.

La séance touchait à sa fin, lorsqu'une motion de Mirabeau attira fortement l'attention : il proposa de déclarer que la personne de chaque député est inviolable, que tout auteur, instigateur ou exécuteur d'un attentat contre la liberté d'un représentant, serait poursuivi et puni comme infâme et traître à la nation. Mirabeau rencontra des opposants. Quelques-uns, déjà plus braves que celui qui venait de leur rendre le courage, disaient qu'adopter sa proposition, ce serait annoncer des alarmes indignes de représentants fidèles à leurs devoirs ; d'autres, préoccupés d'un singulier système d'égalité, disaient que ce serait s'arroger un privilège ; mais une immense majorité proclama la garantie demandée.

Tandis que Louis XVI retournait au château, pas un seul cri de vive le roi ne se fit entendre ; le silence des communes semblait se prolonger sur son passage. Pendant la séance royale, plusieurs députés avaient fait parvenir à leurs amis, au dehors, des billets annonçant ce qui se passait à l'assemblée. Des émissaires avaient fait circuler, dans la foule, que le roi cassait les arrêtés de l'assemblée nationale ; et ils avaient recommandé le silence à son retour. Une vive sympathie unissait les citoyens aux députés ; et tout avis utile à la cause populaire se communiquait avec la rapidité de l'étincelle électrique. Ce fut la première fois que Louis XVI parut en public sans entendre des cris de joie et d'amour.

Lorsque le marquis de Brézé eût annoncé au château que les députés du tiers état ne voulaient céder qu'à la force, Louis XVI se promena sans parler, pendant quelques minutes ; puis, voyant qu'on attendait ses ordres, il dit avec le ton d'un homme fatigué d'affaires importunes : Eh bien ! s’ils ne veulent pas quitter leur salle, qu'on les y laisse.

Beaucoup de membres de la noblesse étaient ravis des décisions proclamées dans la séance royale ; ils firent une visite au comte d'Artois qui passait pour avoir eu le plus d'influence sur cette journée, et qui les accueillit avec sa grâce chevaleresque. Le président de leur ordre, le duc de Luxembourg, qui portait la parole, donnait à leur démarche un caractère officiel. Ils se présentèrent ensuite chez Monsieur : mais ce prince, plus prudent, évita de les recevoir : il avait jugé, dans l'assemblée et au dehors, que la séance n'aurait pas les résultats qu'on en attendait ; il était d'ailleurs blessé de ce qu'oubliant le rang qu'il tenait de son âge ou ne lui faisait que la seconde visite. Les gentilshommes allèrent chez la reine qui les reçut avec empressement ; elle vint au-devant d'eux, elle portait le dauphin, et donnait la main à sa fille. Je le confie à la noblesse, dit-elle en montrant son fils, je lui apprendrai à la chérir, à la regarder toujours comme le plus ferme appui du trône. L'inexpérience célébrait la victoire qui déjà se changeait en défaite.

Une foule d'habitants de Versailles et de Paris qui se pressaient, avec inquiétude, autour de l'hôtel des États furent assez tranquilles pendant que les députés du tiers restèrent eu séance ; mais, à leur sortie, une vive agitation se manifesta. On applaudissait à leur courage, à leur dévouement ; toutefois les députés n'étaient pas le seul ni même le premier objet de l'enthousiasme publie. Necker, en s'abstenant de paraitre à la séance royale, venait de recouvrer toute sa popularité. Les uns disaient qu'il avait donné sa démission ; d'autres, qu'il était renvoyé ; tous dirent bientôt qu'il fallait le retenir, le conserver à la France ; et soudain un même sentiment, une même impulsion, porta vers l'hôtel du contrôle général cinq ou six mille personnes qui criaient : Vire Necker ! vive le tiers état ! à bas les aristocrates ! Les troupes ne firent aucune démonstration pour s'opposer à leur passage. Cependant, le soir même, il fut affirmé, à Versailles et à Paris, que deux compagnies des gardes françaises avaient revu l'ordre de faire feu et qu'elles avaient refusé d'obéir. C'était un de ces contes irritants que les agitateurs débitent dans les temps de trouble, que le peuple écoute avidement, et dont il est fort difficile de le déstabiliser. Loin qu'on voulût employer la force pour repousser la multitude, on ne lui ferma pas même les grilles du château[22], on la laissa se répandre librement dans les cours et sur la terrasse. La reine, alarmée des clameurs qu'elle entendait de si près, pour la première fois, passa précipitamment chez le roi : Necker y fut appelé ; et il reçut de la reine et de Louis XVI l'invitation pressante de no point abandonner les affaires publiques.

On a dit souvent que Necker, en refusant d'assister A la séance royale, n'avait consulté que son amour-propre offensé. Je ne le pense point ; mais ce qui pourrait donner de la vraisemblance à cette opinion, c'est qu'on ne trouve plus rien en lui de la fermeté d'un homme d'État aussitôt que la prière royale eut flatté sa vanité. La triste situation de Louis XVI rendait la sienne délicate ; mais son devoir l'obligeait à dévoiler aux yeux du roi et de la reine les dangers dans lesquels leurs insensés conseillers précipitaient le trône et la France ; son devoir lui commandait d'exposer, avec franchise, les moyens qui restaient pour gouverner le royaume et sans lesquels sa présence devenait inutile. Dans ce moment, il pouvait tout obtenir, et l'éloignement des conseillers du 25 juin devait être la première condition de sa rentrée au ministère. Le bon sens public le disait tellement, que, le soir, à Versailles, chacun croyait Barentin renvoyé. Necker se contenta d'entendre le faible Louis XVI dire qu'il ne tenait point aux articles de sa déclaration qui pouvaient blesser le tiers état : Necker se conduisit comme di fait un homme \l'haire, dont toute l'ambition est de rester en place.

Le ministre pouvait aller au contrôle général par l'intérieur du château il préféra traverser les cours, sans doute par le double motif de calmer la multitude et de jouir de ses hommages. Aussitôt qu'il pana, les acclamations retentirent l'environna en lui demandant avec anxiété s'il restait. Dès qu'on out entendu sa réponse, les acclamations redoublèrent ; et la foule le conduisit en triomphe à l'hôtel du contrôle général. Ses ennemis lui reprochent de n'avoir pas évité ces applaudissements : mais, tandis qu'il était chez le roi, on entendait les cris poussés en son honneur ; plus d'une voix y mêlait des insultes pour les Polignac, pour le comte d'Artois, pour la reine elle-même ; s'il se fût retiré par l'intérieur des appartements, ses ennemis l'accuseraient d'avoir laissé croître l'effervescence, au lieu de l'apaiser en rassurant le peuple. Un grand nombre de députés étaient réunis au contrôle général ; Necker leur parla, en nobles termes, du roi, des dangers publies, de la modération qui pouvait seule garantir le bonheur de la France. Il fut écouté avec émotion ; plusieurs députés dirent hautement qu'ils voulaient désormais avoir pour guides ses conseils ; presque tous espéraient que, par l'intermédiaire du ministre, un heureux accord allait s'établir entre le gouvernement et la majorité des états généraux.

La joie circula dans Versailles ; mais c'était une joie de révolution, il s'y mêlait des sentiments haineux. Plusieurs membres de la noblesse furent insultés. L'archevêque de Paris, attaqué par un attroupement, se jeta dans l'église Saint-Louis, où des gardes françaises protégèrent sa retraite. Les premières nouvelles de ce qui se passait à la séance royale avaient répandit l'alarme dans Paris. Un grand nombre de personnes coururent à la caisse d'escompte pour échanger leurs billets. Les orateurs du Palais-Royal se déchaînèrent contre les aristocrates ; la conclusion des discours était : S'ils triomphent, qu'ils tremblent ! quarante mille Parisiens iront à Versailles les faire repentir de leur audace.

Le lendemain, l'archevêque de Bordeaux proposa à la chambre dit clergé de se rendre dans la salle des états généraux pour y délibérer, en ordres réunis, sur les déclarations du roi. Après deux heures de débats animés, sa motion, combattue par l'archevêque de Paris, que secondèrent d'autres ecclésiastiques, fut adoptée ; et la majorité alla se réunir aux communes (24 juin).

Une proposition analogue fut faite, dans la chambre de la noblesse, par le comte de Clermont-Tonnerre. Il parla sèchement, avec laconisme, en homme certain de n'être pas écouté ; Lally-Tollendal, plus expansif, ne perdait point l'espérance de convaincre et de toucher ses collègues. Dans sa réponse à ceux qui ne voulaient aucun rapprochement, On parle de l'intérêt de la noblesse, dit-il ; eh ! messieurs, qui dans cette chambre n'en est pas pénétré ? quel gentilhomme est capable de le trahir, de ne pas détendre, au péril de sa vie, les vrais, les justes intérêts de la noblesse ? Mais ce sont ces intérêts mêmes que je ions conjure de ne pas méconnaître ; éludiez-les bien ; songez que, dans la marche des révolutions politiques, il est une force des choses qui l'emporte sur celle des hommes ; et, si cette marche était trop rapide, le seul moyen de la ralentir serait de s'y prêter. Il a été une époque où il a fallu que la servitude fut abolie, et elle l'a été ; une autre où il a fallu que le tiers état outrât dans les assemblées nationales, et il y est entré. En voici une où les progrès de la raison, où les droits de l'humanité trop longtemps méconnus, où le respect que doit inspirer cette masse imposante de vingt-quatre millions d'hommes, vont donner à ce même tiers l'égalité d'influence, la juste proportion de droits qui doivent lui appartenir. Cette troisième révolution est commencée, rien ne l'empêchera. Je crois fermement qu'il ne tient qu'à la noblesse de s'y assigner lino place d'honneur, de s'y couvrir d'une gloire plus brillante peut-être tille toutes celles qu'elle a jadis recueillies, de s'y inscrire pour jamais comme bienfaitrice de la nation. C'est à ce titre, messieurs, c'est par vos plus chers intérêt que je vous presse d'acquiescer à la motion de M. Clermont-Tonnerre, qui non-seulement adopte le plan du roi, mais qui en garantit l'exécution, et à laquelle j'adhère en son entier. Les chefs de la majorité se soulevèrent contre cette proposition. Vous l'avez entendu, s'écria d'Esprémesnil, une révolution est commencée !... Et c'est dans la chambre même de la noblesse qu'on ose nous l'annoncer, qu'on nous presse de nous y joindre. Non messieurs, notre devoir est de conserver la monarchie, que des factieux veulent détruire. Aucune séance n'avait encore été aussi orageuse. En y arrivant, presque tous les membres de la noblesse savaient que la minorité avait résolu de se réunir au tiers état. Cazalès dit imprudemment à la tribune qu'on n'oserait pas exécuter ce projet ; ceux qu'offensait un tel discours interpellèrent l'orateur avec vivacité. Le duc de Caylus, qui appartenait à la majorité, s'élança au milieu de la salle et porta la main à la garde de son épée ; tous les nobles de la minorité firent le même geste ; et l'on put un moment se croire transporté dans une diète de Pologne.

La motion de Clermont-Tonnerre fut rejetée par la question préalable. Dès le lendemain, quarante-sept membres de la minorité, au nombre desquels était le duc d'Orléans, se rendirent à l'Assemblée nationale, où leur présence excita de longs transport[23]. Après l'arrivée du clergé, on avait fait placer l'archevêque de Vienne à côté du président ; le même honneur fut rendu au conne de Clermont-Tonnerre qui avait porté la parole au nom de ses collègues ; et les membres des premiers ordres siégèrent à leurs rangs de préséance.

Parmi les nobles qui se réunirent aux communes, sans doute il y en avait dont le patriotisme n'était que du mécontentement, et qui voulaient, eu humiliant la cour, se venger d'injustices réelles ou prétendues ; sans doute quelques-uns, ambitieux démocrates, se faisaient peuple pour devenir maîtres ; mais la minorité de la noblesse était, en général, composée d'hommes animés de sentiments généreux et pots. Les députés du tiers avaient, certes, peu de mérite à provoquer des changements qui devaient augmenter le pouvoir et les richesses de la classe dont ils faisaient partie ; mais ces nobles à qui l'ancien régime assurait tant de privilèges et de faveurs, ces nobles pour qui la société semblait avoir été formée, étaient les êtres les plus dignes de la reconnaissance publique, lorsque, ne voulant trouver leur bonheur que dans le bonheur général, ils offraient avec abandon à la patrie tous les sacrifices qui lui seraient utiles ; lorsqu'ils déclaraient, avec sincérité, glue leur seul regret était de voir se briser des liens de famille et d'amitié, toujours sacrés pour leurs cœurs. Plusieurs de ces hommes ont été des héros de désintéressement, de courage ; et l'un des crimes les plus infimes de la révolution est de les avoir pavés initie monstrueuse et birbe ingratitude.

L'autorité avait fait placer aux portes de l'assemblée une gante nombreuse pour empêcher le public d'y pénétrer, ainsi que l'ordonnait un article de la déclaration royale. Après la réunion, le publie impatient fut près de forcer la garde et de raire irruption dans la salle. Bailly, l'archevêque de Vienne et le comte de Clermont-Tonnerre allèrent calmer les esprits, et l'ordre se rétablit aussitôt. Beaucoup de députés savaient quels dangers entraine la publicité des séances ; Mounier, Malouet, Bailly, Mirabeau, etc., roulaient y pourvoir par un règlement sage. Mais tout ce que faisait la cour était empreint de maladresse ; et, lorsqu'elle ont interdit l'accès des tribunes, ce fut sur la motion de Mounier qu'une députation se rendit près du roi pour lui demander de laisser à l'assemblée la police de ses séances et pour lui représenter que la liberté des délibérations exigeait que la salle ne fit pas environnée de troupes.

Une odieuse scène de désordre consterna les âmes honnêtes. A la sortie d'une séance de la minorité du clergé (25 juin), l'archevêque de Paris fut assailli par la populace avec une nouvelle violence. Des pierres furent lancées dans sa voiture, un ecclésiastique fut blessé à ses côtés. Sans la présence d'esprit de son cocher et la vitesse de ses chevaux, il eût peut-être perdu la vie. Parmi les misérables qui le poursuivaient, il s'en trouvait sans doute que ses immenses charités avaient nourris pendant l'hiver. Sa maison fut attaquée : des détachements de troupes s'y portèrent ; mais la multitude, persuadée qu'elle n'avait rien à craindre de leurs armes, devint plus furieuse. Des gens qui n'appartenaient point à la populace criaient qu'il fallait que l'archevêque promit de se réunir à l'Assemblée nationale ; et le tumulte ne s'apaisa que lorsque le prélat eut fait connaitre rengagement qu'il prenait d'obéir à cet ordre étrange. Plusieurs bandits furent arrêtés dans le tumulte ; mais une heure après ils étaient libres, tant l'autorité était près de s'anéantir. Quelques députés, gens de la lie du club breton, et quelques autres agitateurs de la populace, avaient excité ce mouvement, dans le dessein de forcer l'entière réunion des ordres. Il n'était nul besoin de leur coupable et funeste secours. On avait, pour amener la réunion, l'influence d'une assemblée déjà composée de la très grande majorité des représentons, les négociations de Necker près du roi, les regrets d'une partie des dissidents sur la marelle imprudente qu'on leur avait fait suivre, le vœu des hommes sages et celui de l'opinion publique. La réunion pouvait être encore différée de quelques jours ; il était impossible que la force des choses ne la rendit pas très-prochaine. Mais il y a des hommes qui croient ne posséder que ce qu'ils arrachent ; insensés pour lesquels la violence est ce que la raison est pour les sages. De tels hommes excitèrent l'émeute de Versailles, et choisirent l'archevêque de Paris comme la victime qui prouverait le mieux qu'aucun sentiment de vénération et de reconnaissance n'arrêterait les fureurs populaires. Dès que l'archevêque de Bordeaux connut les intentions de son collègue, il alla lui représenter la nullité d'un engagement luis sous les poignards ; il essaya même d'intéresser sa conscience à de pas encourager les factions en leur cédant. L'archevêque de Paris ne considéra que la promesse donnée, il voulut la remplir ; et, lorsqu'il déposa ses pouvoirs dans cette assemblée nombreuse, où personne ne partageait ses opinions politiques, un attendrissement général rendit hommage à ses vertus (26 juin).

Quand l'autorité légale tombe, il s'élève de toutes parts d'autres autorités. Les électeurs du tiers état de Paris envoyèrent à l'Assemblée nationale une députation pour titi exprimer leur respect et leur reconnaissance et pour lui déclarer qu'ils adhéraient à tous ses arrêtés. Pue autre députation apporta du Palais-Royal une adresse couverte de plusieurs milliers de signatures. La manière dont Bailly en parle dans ses Mémoires fait juger la disposition d'esprit où une grande partie des hommes modérés se trouvaient à l'égard des hommes turbulents. On vint, dit-il, m'annoncer une députation du Palais-Royal. J'étais instruit des assemblées qui s'y formaient, du mouvement et de l'agitation qui y régnaient. Quelque opinion qu'on !n'a avoir sur la légitimité et l'utilité de ces mouvements, il ne fallait pas, dans ces commencements, les mettre contre soi ; et, quelque irrégularité qu'il y eût à recevoir une députation de personnes inconnues et réunies sans qualité, je fis observer à l'assemblée qu'il y aurait du danger au refus ; et j'obtins leur admission. Tant de ménagements prouvent trop de faiblesse : mais beaucoup de gens modérés croyaient, dans leur inexpérience, qu'ils apaiseraient les agitateurs par des concessions bienveillantes ; puis la crainte que leur inspiraient les intrigues et les menaces des adversaires de la révolution les empêchait de repousser des secours dont à peine entrevoyaient-ils le danger.

Après le 25 juin, Mirabeau, que son talent et son courage venaient de placer dans une si haute situation, voulut imprimer aux esprits une direction nouvelle. l'oie ; un moment remarquable de sa vie, presque oublié cependant, parce que son projet avorta, et que les circonstances l'entraînèrent bientôt dans une route différente de celle qu'il aurait voulu suivre. Mirabeau pensait que le temps était venu d'arrêter le désordre, et de pouvoir discuter avec maturité les lois que réclamait la France. Ambitieux de se mettre à la tête d'un parti vraiment national, son premier acte devait être tille déclaration de principes. Il prononça un discours (27 juin) dans lequel, rappelant que les agitations et le tumulte ne servent que les ennemis de la liberté, il conjura ses collègues de calmer le peuple, de le sauver mes excès que pourrait produire l'ivresse d'un furieux. Il lut ensuite un projet d'adresse aux Français, qui devait avoir pour résultats d'enchaîner l'assemblée à la modération, de rassurer le monarque, et de rallier les amis du bien public. Deux fragments de cette adresse en feront connaître l'esprit et le ton qui, souvent, est celui d'une instruction familière. ... On exagère beaucoup le nombre de nos ennemis. Plusieurs de ceux qui ne pensent pas comme nous sont loin de mériter ce titre odieux. Les choses arrivent souvent à la suite des expressions ; et les inimitiés trop aisément supposées font naître les inimitiés réelles. Des concitoyens qui ne cherchent comme nous que le bien public, mais qui le cherchent dans une autre route, des hommes qui, entraînés par les préjugés de l'éducation et par les habitudes de l'enfance, n'ont pas la force de remonter le torrent, des hommes qui en nous voyant dans une position toute nouvelle ont redouté de notre part des prétentions exagérées, se sont. alarmés pour leurs propriétés, ont craint que la liberté fit prétexte pour arriver à la licence, tous ces hommes méritent de notre part des ménagements. Il faut plaindre les uns, donner aux autres le temps de revenir, les éclairer tous, et ne point faire dégénérer un querelles d'amour-propre, eu guerre de fautions, les différences d'opinions qui sont inséparables de la faiblesse de l'esprit humain, de la multitude des aspects que présentent des objets si compliqués, et dont la diversité même est utile à la chose publique, sous les vastes rapports de la discussion et de l'examen. Mirabeau trace rapidement le tableau des avantages que doivent assurer à vingt-cinq millions d'hommes une constitution substituée aux caprices ministériels, l'adoucissement des impôts, l'économie dans les finances, l'affranchissement de l'industrie, etc. ; il ajoute : Quand on pèse tout ce qui doit résulter ;le la restauration de ce vaste empire, ou sent que, le plus grand des forfaits, le plus noir attentat contre l'humanité, serait de s'opposer à la liante destinée de notre nation, de la repousser dans le fond de l'abîme, pour l'y tenir opprimée sous le poids de toutes ses chaînes. Mais ce malheur ne pourrait être que le résultat des calamités du tous genres qui accompagnent les troubles, la licence, les noirceurs, les abominations des guerres civiles. Notre sort est dans notre sagesse. La violence seule pourrait rendre douteuse ou même anéantir cette liberté que la raison nous assure.

Le projet d'adresse fut applaudi, bien qu'écouté avec distraction ; tous les députés étaient préoccupés par l'attente d'un grand événement. Le bruit se répandait que le roi venait d'adresser un message au clergé et à la noblesse, poulies inviter il se rendre au vœu du tiers état ; et quelques personnes assuraient que la réunion attrait lieu dans cette séance même. Ces nouvelles agitaient les esprits ; et Mirabeau n'obtint point l'attention réfléchie qu'exigeait le dessein qu'il avait conçu.

Un grand nombre de membres des premiers ordres, après la défection que leur avaient fait éprouver les communes, s'étaient efforcés de maintenir la séparation des chambres. La minorité des ecclésiastiques se constitua eu chambre du clergé, et son premier acte fut d'adhérer à la déclaration du roi. La noblesse donna la même adhésion, en exprimant que c'était sans s'arrêter à la forme de la séance du 25 juin. Pendant ces délibérations, Necker engageait le roi à déterminer la réunion des ordres par une invitation formelle ; il la lui présentait comme le seul moyen de calmer l'effervescence et de réaliser ses vues paternelles. La reine et la plupart des personnes de sa société, vivement alarmées de l'agitation qui régnait à Versailles et dans la capitale, pensaient que la réunion était devenue momentanément nécessaire. Louis XVI, sans autre volonté que celle de faire tout ce qu'exigerait le bonheur public, consentit à se prononcer contre sa déclaration aussi facilement qu'il avait abandonné, les idées de Necker pour celles des courtisans. La noblesse se disposait à résister. Beaucoup de gentilshommes reconnaissaient qu'on leur avait trop fait dédaigner les moyens conciliants ; mais presque tous jugeaient que Pitonnent' leur prescrivait d'être fidèles dans le danger à ceux qui les y avaient conduits. Le roi voulut remettre lui-même au duc de Luxembourg' une lettre par laquelle il demandait la réunion. Voici une partie de leur conversation que le duc, pour sa responsabilité, écrivit en quittant Louis XVI. Après avoir entendu les intentions du roi : Sire, répondit-il, ce n'est pas sa cause que défend aujourd'hui la noblesse, c'est celle de la couronne. La noblesse n'a rien à perdre à la réunion que Votre Majesté désire. Une considération établie par des siècles de gloire, et transmise de génération eu génération, d'immenses richesses, et aussi les talents, les vertus de plusieurs de ses membres, lui assurent dans l'Assemblée nationale toute l'influence dont elle peut être jalouse, et je suis certain qu'elle y sera reçue avec transport. Mais a-t-on fait observer à Votre Majesté les suites que celle réunion peut avoir pour elle ? La noblesse obéira, Sire, si vous l'ordonnez ; mais, comme son président, comme fidèle serviteur de Votre Majesté, j'ose vous supplier de me permettre de vous présenter encore quelques réflexions sur une démarche aussi décisive. Le roi lui avant témoigné sa disposition à l'écouler avec intérêt : Votre Majesté, continua-t-il, n'ignore pas quel doré de puissance l'opinion publique et les droits de la nation décernent à ses représentants : elle est telle, celle puissance, que l'autorité souveraine elle-même, dont vous êtes revêtu, demeure comme lunette en sa présence. Ce pouvoir sans bornes existe avec toute sa plénitude dans les états généraux, de quelque manière qu'ils soient composés ; mais la division en trois chambres enchaîne leur action et conserve la vôtre. Réunis, ils ne connaissent point de maître ; divisés, ils sont vos sujets... Votre fidèle noblesse a, dans ce moment, le choix d'aller, comme Votre Majesté l'y invite, partager avec ses co-députés l'exercice de la puissance législative, ou de mourir pour défendre les prérogatives du trône. Son choix n'est pas douteux, elle mourra ; et elle n'en demande aucune reconnaissance, c'est son devoir. Mais, en mourant, elle sauvera l'indépendance de la couronne et frappera de nullité les opérations de l'Assemblée nationale, qui certainement ne pourra être réputée complète lorsqu'un tiers de ses membres aura été livré à la fureur de la populace et au fer des assassins. — Je conjure Votre Majesté de daigner réfléchir sur les considérations que j'ai l'honneur de lui soumettre. — M. de Luxembourg, répondit le roi d'une voix ferme, mes réflexions sont faites ; je suis déterminé à tous les sacrifices : je ne veux pas qu'il périsse un seul homme pour ma querelle. Dites donc à l'ordre de la noblesse que je le prie de se réunir aux deux autres. Si ce n'est pas assez, je le lui ordonne comme son roi : je le veux[24].

Ce fut à la suite de cet entretien, et en présence de la reine et des princes, que Louis XVI remit au duc de Luxembourg et au cardinal de la Rochefoucauld les lettres qu'il avait écrites pour demander la réunion des ordres. Le clergé arrêta sur-le-champ qu'il suivrait les intentions du roi ; mais l'opposition fut vive dans la chambre de la noblesse. Cazalès, d'Esprémesnil, le vicomte de Mirabeau, etc., parlèrent avec véhémence contre la réunion. En vain d'autres députés pressaient leurs collègues de céder à l'invitation du roi : S'y refuser, disait le duc de Liancourt, c'est se charger d'une immense responsabilité ; s'y rendre, c'est faire un acte dont l'honneur ne pourra jamais murmurer. Louis XVI, secrètement informé par le président de la résistance opposée à ses intentions, envoya une seconde lettre ; elle était impérative ; mais, sachant trop que ses ordres pouvaient être méconnus, il fit en même temps écrire par le comte d'Artois, dont le crédit était si grand parmi les membres de la noblesse. Le jeune prince ne songea qu'à seconder la volonté du monarque ; il alla jusqu'à dire qu'une plus longue hésitation mettrait en péril la personne dit roi. C'était une illusion ; les factieux n'étaient pas assez aguerris, et les vertus de Louis XVI étaient trop respectées, pour qu'il courût alors aucun danger personnel ; mais cette phrase produisit une sensation profonde. Cazalès, cependant, Cazalès inébranlable, dit que la garantie du gouvernement monarchique était dans la séparation des ordres, et qu'on devait servir les intérêts de la monarchie, même avant ceux du monarque. Messieurs, s'écria le duc de Luxembourg, il ne s'agit plus de délibérer, il s'agit de sauver le roi et la patrie. La personne du roi est en danger, qui de nous oserait hésiter un seul instant ? Tous se levèrent en tumulte ; il ne fut plus question que de s'entendre avec le clergé pour se rendre ensemble dans la salle des états généraux.

Dès que l'assemblée de la majorité des représentants apprit que la réunion allait avoir lieu, toute délibération fut interrompue. Les députés, répandus en groupes dans la salle, ne parlaient rine de cet évènement et de la réception qu'ils feraient à leurs collègues ; ils pensèrent que la délicatesse invitait à donner aux vaincus peu de témoins de leur défaite ; ils convinrent que, la séance étant suspendue, la plupart des députés s'éloigneraient, et qu'elle serait reprise avec le petit nombre de ceux qui se trouveraient dans la salle, au moment où s'y présenteraient les membres de la noblesse et du clergé. Le cardinal de la Rochefoucauld et le duc de Luxembourg prononcèrent chacun une seule phrase, où l'humeur se mêlait à la dignité : le président de l'assemblée leur répondit avec effusion. Les cris de vive le roi retentirent, Versailles, si troublé peu de moments auparavant, prit un aspect de fête. Un grand nombre d'habitants, de toutes les conditions, mêlés ensemble, se portèrent au château ; on désirait voir le roi et même la reine ; ils parurent sur un balcon ; des cris d'amour leur exprimèrent le bonheur général, et tous deux furent vivement émus. On demanda le Dauphin ; les acclamations redoublèrent à sa vue. Versailles, sans aucun ordre des magistrats, fut illuminé ; et les réjouissances se prolongèrent trois jours. Au milieu des transports d'allégresse, on entendait beaucoup de personnes s'écrier : La révolution est finie ! Quelques-unes, dans leur extrême confiance, ajoutaient avec attendrissement : Cette révolution est l'ouvrage de la philosophie, elle n'aura pas fait verser une seule goutte de sang !

 

 

 



[1] Les convocations pour élire les députés avaient été tardives à Paris et dans quelques bailliages.

[2] La minorité de la noblesse avait aussi le sien ; il fut même établi le premier.

[3] Reprises le 30 mai, terminées le 9 juin.

[4] Il n'y avait pas encore de tribune pour l'orateur. Ordinairement un député parlait de sa place ; quelquefois, pour attirer l'attention, dans des circonstances importantes, il allait près du bureau.

[5] Au mot sommation, on substitua celui d'invitation. On effaça dans une heure, on mit dans le jour. Au lieu de, il sera donné défaut contre les non-comparants, on dit, il sera procédé à la vérification, tant en présence qu'en l'absente des députés des classes privilégiées.

[6] Malouet a écrit deux fois cette conversation ; les termes sont différents, le fond des idées est le même. J'ai choisi la version qui m'offrait le plus de détails.

[7] On la trouvera au début du troisième volume de cette Histoire.

[8] Sieyès, dans une réponse spirituelle, opposa au dédain pour la métaphysique le dédain pour la rhétorique.

[9] Ce n'était pas une locution qu'il venait d'imaginer ; elle avait été souvent employée pour désigner les états généraux, les trois ordres ensemble. On la trouve dans la lettre par laquelle le roi invitait à reprendre les conférences.

[10] Vues sur les moyens d'exécution dont les représentants du peuple pourront disposer.

[11] Lettres du comte de Mirabeau à un de ses amis en Allemagne, page 469.

Jamais Mirabeau n'a cessé de regretter qu'on eût arraché ce qu'on allait obtenir de la force des choses et de l'amour du bien public. Lorsqu'en 1791 il fit ses adieux à Dumont qui partait pour Genève : Je mourrai à la peine, lui dit-il... Ah ! mon ami, que nous avions raison quand nous avons voulu dans les commencements empêcher les communes de se  déclarer Assemblée nationale : c'est là l'origine du mal. Souvenirs  sur Mirabeau, par Dumont, page 307.

[12] Les nobles seraient-ils assez lâches pour revenir sur leur arrêté ? disait un député du tiers à Lally-Tollendal. J'ai bien peur, répondit celui-ci, que nous n'ayons pas assez de courage pour faire cette lâcheté-là.

[13] La rédaction de cet arrêté n'est pas exactement celle de Mounier ; elle avait été modifiée par Sieyès.

[14] Monnier proscrit exprima, en 1792, sur une terre étrangère, le regret d'avoir proposé ce serment *. Ce n'est pas un des moins déplorables résultats des crimes commis par les factieux que la cruelle situation de l'homme de bien réduit à douter de lui-même, à songer avec effroi aux efforts qu'il a tentés pour assurer la liberté de sa patrie. Calmé par le temps et la réflexion, quoique proscrit encore, Monnier, dans son dernier ouvrage **, explique ses regrets et justifie le grand acte dont il fut le principal auteur.

Le serment était condamnable sous ce rapport qu'il déniait au monarque le droit de dissoudre les états généraux, droit sans lequel une assemblée pourrait impunément menacer, abattre l'autorité royale, et se souiller de la plus odieuse tyrannie. Mais il faut observer que nous n'existions pas dans un empire où le droit de dissoudre a pour complément le devoir de convoquer une assemblée nouvelle, qu'un parti puissant prés du faible monarque sollicitait le renvoi des états généraux, que ce renvoi n'al certainement pas été suivi d'une autre convocation, et qu'il eût fallu renoncer à fonder une Constitution réclamée par les mandats de la France entière. Ah ! sans doute, si l'avenir se fût dévoilé aux regards des députés !... Mais comment prévoir des crimes inouïs ? Des périls imminents menaçaient alors la liberté, et les hommes les plus sages jurèrent de la détendre.

* Des Causes qui ont empêché les Français de devenir libres, etc.

** De l'Influence des philosophes, etc.

[15] Le soir il y eut au club breton une réunion de cent cinquante députés : le duc d'Aiguillon présidait.

[16] Deux députés de la noblesse du Dauphiné vinrent aussi, dans cette séance, présenter leurs pouvoirs.

[17] Plusieurs traits cependant auraient dû lui prouver qu'il n'en conservait guère. Par exemple, lors de la reprise des conférences, le président provisoire des communes, nommé Dailly, ayant eu avec Necker un long entretien, devint suspect de connivence avec la cour, aux yeux d'un assez grand nombre de ses collègues, pour qu'il se crût obligé de quitter ses fonctions.

[18] Cette première déclaration se composait de quinze articles, dont la plupart sont aujourd'hui sans intérêt. Il y en avait un remarquable qui interdisait d'admettre le public aux séances des états et des chambres. Cet article était dans le projet de Necker.

[19] Quel enthousiasme auraient produit ces mots touchants, s'ils eussent suivi la lecture d'un projet mieux conçu !

[20] Il est impossible de vérifier si chacune de ces paroles est bien exactement celle qu'improvisa Mirabeau. Parmi les variantes qu'on a données, la seule qui puisse attirer un moment l'attention substitue aux mots, Allez dire à ceux qui vous envoient, ceux-ci : Allez dire à votre maître. J'ai choisi comme la version la plus exacte celle qui fut donnée d'abord. J'ajouterai que, si l'orateur s'est servi de ces expressions, Allez dite à votre maître, il a mis une espèce de contradiction entre la fin de son discours et le commencement, où il dit les intentions qu'on a suggérées au roi, ce qui amène naturellement : allez dire à ceux qui vous envoient. A la vérité, la chaleur de l'improvisation peut expliquer une inadvertance : mais il est bon de faire observer que Mirabeau ne s'emporta point, qu'il parla avec beaucoup de noblesse et de calme.

Bertrand de Molleville impute à cet orateur un fort étrange discours, dit avoir été prononcé aussitôt après le départ du roi. On trouve, dans ce prétendu discours, des phrases telles que celles-ci : Quelle est cette insolente dictature ? L'appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander cilice heureux ! Qui vous fait ce commandement ? votre mandataire ! Qui vous donne ces lois impérieuses ? votre mandataire ! lui qui doit les recevoir de nous ! Pas un mot ne fut prononcé avant que le marquis de Brézé eût rappelé les ordres du roi. Ce fait, incontestable serait moins certain, qu'on devrait encore s'étonner de voir piéter à Mirabeau des paroles où l'ineptie se joint à l'impudence. Comment supposer qu'un homme assez habile pour ne pas quitter sa cause eût, en pleine assemblée, accusé le roi d'exercer une insolente dictature, et l'eût traité de mandataire : un pareil langage aurait été choquant, même au club breton.

[21] Ce n'étaient pas seulement les hommes ardents qui refusaient de trahir le serment de donner une Constitution à la France ; les plus modérés se distinguaient par leur fermeté. Maiano, qui fut le premier ami de la liberté en horreur aux révolutionnaires, le sage Malouet, dit, dans un Compte rendu à ses commettants : Après la séance royale, nous n'avions d'autre parti à prendre que celui auquel on s'était arrêté dans la séance au jeu de paume. C'est dans ces grandes circonstances qu'il n'y a plus de danger à calculer. Soit que les autres ordres se réunissent à nous, soit qu'ils restassent séparés, nous devions à la France une Constitution ; et la France nous était redevable de son bonheur et de sa gloire si cette Constitution garantissait les droits de tous.

[22] L'hôtel du contrôle général était une dépendance de la demeure royale.

[23] D'autres membres de la minorité, retenus par leurs mandais, ne voulurent pas, avant d'en avoir obtenu de nouveaux, se joindre à leurs collègues. Ils furent accusés de rester pour être mieux instruits de ce qui se passerait dans la chambre de la noblesse et pour y pratiquer des intrigues : cela était vrai à l'égard de quelques-uns.

Parmi les nobles qui différèrent de se réunir, on remarqua la Fayette, dont l'opinion était si connue. Les jacobins, après l'avoir proscrit, ont prétendu qu'en 1789 il s'était efforcé de maintenir la séparation des ordres ; et une brochure renvoie, pour la preuve, aux procès-verbaux de la noblesse. L'accusation est absurde ; mais ce qui est vrai, c'est qu'à la suite du procès-verbal de la trente-cinquième séance de cet ordre on trouve une pièce qu'il est étonnant que la Fayette ait signée, car, en ce qui le concerne, elle contient des assertions inexactes. Voici cette pièce : Les députés de la sénéchaussée d'Auvergne demandent acte à la chambre de la noblesse des efforts qu'ils ont constamment faits, depuis l'ouverture des états généraux, pour faire prévaloir l'opinion qui est le rtel de leurs commettants ; et que, conformément au même vœu, ils n'ont accédé à passer à la chambre du tiers état que parce que telle a été la décision de la pluralité. Fait dans la chambre, de la noblesse, le 27 juin 1789. Signé : La Rouzière, Mascon, Laqueuille, la Fayette.

[24] Voilà, de part et d'autre, un généreux langage ; mais ce dialogue offre des idées plus spécieuses que solides. Le duc de Luxembourg, dans sa théorie de la toute-puissance des états généraux, suppose sans doute qu'ils ont reçu de la nation des pouvoirs illimités ; et c'est ce qui n'était pas. Mus tard, les députés de la noblesse rappelleront à l'Assemblée nationale que le mandataire ne peut excéder son mandat ; ils lui reprocheront amèrement d'avoir violé le sien ; et Mirabeau ne pourra répandre qu'en disant à ses collègues : Je jure que vous avez sauré la patrie. Le duc de Luxembourg faisait donc de la politique de circonstance pour effrayer le roi sur lus suites de la réunion. Ce qu'il disait de la résolution de périr pour rendre nuls les décrets de l'assemblée était sincère. La noblesse avait des prétentions abusives, hautaines, fatales ; mais on outragerait la vérité et la justice si l'on élevait un doute sur son mépris pour le danger. Observons seulement qu'elle a subi de cruelles épreuves et n'a point sauvé le roi ; tandis que les événements eussent été bien différents si elle avait su se placer à la tête des hommes qui voulaient des réformes nécessaires et des lois dont la sagesse garantit la durée. Le duc de Luxembourg lui-même expose fort bien lus avantages et l'influence que la noblesse pouvait obtenir dans la réunion des ordres. Quant aux paroles de Louis XVI, ‘Je ne yeux pas qu'il périsse un seul homme pour ma querelle’, il serait superflu de faire sentir tout ce qu'elles révèlent de bonté ; mais je ne pourrais les admirer que dans la bouche d'un prince qui, aussitôt après les avoir prononcées, descendrait dut trône et remettrait le sceptre en des mains capables de le porter.