Miroménil fait remplacer Necker par Joly de Fleury. — Naissance du Dauphin ; fêtes. — Décès de Maurepas. — Louis XVI a quelque désir de gouverner par lui-nième : c'est à Vergennes qu'il accorde le plus de confiance. — Administration de Fleury ; nouveaux impôts. — Le parlement de Paris est docile ; débats de la cour avec plusieurs parlement ; de province ; — avec les Etats de Bretagne. — In Figues des conseillers de Louis XVI ; Vergennes se fait donner une sorte de suprématie sur ses collègues. — Fausse mesure prise par Vergennes et par le contrôleur général. — Tout le blâme retombe sur ce dernier ; il donne sa démission. D'Ormesson le remplace ; anecdote honorable pour lui et pour la reine. — Sa probité, son défaut de lumières. — Ses fautes. — Sa courte administration a ce funeste résultat, qu'elle fait vanter l'habileté aux dépens de l'intégrité. — Prétendants au contrôle général : Brienne, Foulon, Calonne. — Nombreux obstacles à la nomination de celui-ci. — Intrigues qui le font réussir. — Son premier entretien avec le roi. — Il veut plaire ; succès qu'il obtient. — Ses idées sur l'économie. — Exagération dans laquelle on est tombé en parlant de ses dépenses, aperçu de la situation des finances à son entrée au contrôle général. — Faits réels qui suffisent pour accuser son administration. — Les courtisans voient dans Calonne le ministre modèle. — Son assurance trompe Louis XVI. — Le public s'indigne des profusions du ministre et de la cour ; rigueurs dans la levée des impôts. — Les souverains de l'Europe réformaient, à cette époque, la législation criminelle ; Miroménil annonce l'intention d'imiter cet exemple. — On constate des abus et on les laisse subsister. — Le parlement ne veut rien changer à ses formes ; il accuse d'arbitraire les ministres. — Breteuil, successeur d'Amelot, appelle l'attention du public sur les prisons — Situation des esprits, ardeur extrême pour les nouveautés. — Littérature. — Sciences. — Accueil fait aux charlatans ; Cagliostro. — Mesmer, — Ouvrages bizarres et mystiques. — Découverte des ballons. — Musées, clubs. — Pamphlets contre les ministres, contre les femmes de la cour. — La reine est accusée de sacrifier l'intérêt de la France à celui de l'Autriche ; différends de Joseph II avec la Hollande. — Vergennes les termine. — Procès du collier. — Voyage du roi à Cherbourg. — Mission confiée à la Pérouse. — Administration de Calonne ; emprunt de cent millions. Annonces pompeuses contenues dans les préambules des édits. — Emprunt de cent vingt-cinq millions, pour faciliter toutes les dispositions d'ordre et d'économie. — Agiotage. — Emprunt de quatre-vingts millions, pour effectuer l'accaparement total des dettes. — Calonne fait écrire des brochures par Mirabeau, note. — Résistance du parlement ; le ministre recourt à l'autorité royale. — Il ne peut plus subvenir aux dépenses que par des moyens détournés, illégaux ; ces moyens s'épuisent. — Une crise devient imminente ; les dangers de Calonne l'obligent à réfléchir sur la situation de la France.J'ai dû ne pas interrompre le récit de la guerre ; il faut maintenant remonter à l'époque de la retraite de Necker (1781). Les hommes éclairés pouvaient avoir des opinions différentes sur les talents de ce ministre ; ils n'en avaient qu'une sur la difficulté de le remplacer. Necker avait accoutumé les Français à voir subvenir aux dépenses sans accroître les impôts, et s'était rendu l'idole de l'opinion publique. Avant de l'attaquer, il eût fallu savoir à qui l'on confierait la direction des finances ; mais ses ennemis ne songèrent qu'à le renverser. Les gens de cour pensaient que sa chute suffirait au salut de l'État ; et, quelqu'un ayant parlé de l'embarras qu'on aurait à trouver son successeur, Maurepas se crut profond en disant d'un ton léger : L'homme impossible à remplacer est encore à naître. Observons aussi, pour ne pas exagérer les torts de gens imprévoyants, que Necker, entrainé par un mouvement de dépit et d'orgueil, se retira plus promptement que ses adversaires n'osaient l'espérer. Miroménil sut profiter, avec adresse, des difficultés que présentaient les circonstances, pour suggérer un choix conforme à ses intérêts. Le conseiller d'État Joly de Fleury aspirait au ministère ; sa famille avait de l'éclat dans la magistrature, et la place de garde des sceaux était le but de son ambition. Miroménil qui le redoutait, jugea qu'un moyen de n'avoir plus à le craindre serait de le porter au contrôle général, où ses fautes le décrieraient bientôt de manière à ce qu'il ne fût plus dangereux. C'est ainsi que le chef de la justice pensait à l'intérêt public. Des motifs plausibles s'offrirent en faveur de ce choix. On allait être forcé de recourir à de nouveaux emprunts, peut-être à des impôts ; il était essentiel que le contrôleur général plût aux magistrats chargés de les enregistrer. Joly de Fleury avait pour lui, au parlement, le souvenir de son père et la présence de ses deux frères. Maupeou avait voulu lui confier les finances, avant de songer à Terray ; c'était une preuve que culte branche d'administration ne lui était pas étrangère ; il avait refusé, c'était un titre à l'affection de la magistrature. Ce choix convenait à Maurepas, de plus en plus jaloux de mettre en place des domines qui ne vinssent point inquiéter sa vieillesse ; et Joly de Fleury ; était d'ailleurs un très-agréable conteur Mince-dotes. Pour le déterminer à prendre des fonctions si différentes de celles qu'il désirait, Maurepas lui dit avec mystère que sa soumission aux ordres du roi, loin de contrarier les vues qu'il pourrait avoir dans la suite, serait un moyen de plus pour les réaliser. Le vieux ministre, ne le voyant pas prêter l'oreille à cette insinuation, lui fit entendre que, par un refus, il se Fer-nierait toute carrière. Fleury, qui se piquait aussi d'être lin, voulut Mi moins constater qu'il acceptait pv complaisance ; il prit le simple titre de conseiller au conseil royal des finances, et n'alla point occuper l'hôtel du contrôle général. Maurepas changeait une dernière fois de route politique, et donnait encore en spectacle la versatilité du monarque. Le nouveau financier avait, sur l'administration, des idées analogues à celles de Clugny ; mais il ne pouvait, comme lui, se faire valoir en affichant des principes contraires à ceux de son prédécesseur ; la voix publique parlait trop haut en faveur du ministre disgracié. Joly de Fleury affecta de partager le deuil général ; il s'empressa de rendre hommage à l'administrateur qu'il remplaçait, de déclarer qu'il s'efforcerait de suivre ses exemples ; et il se fit voir sur la roule de Saint-Ouen, parmi les personnes qui allaient visiter Necker dans sa retraite. La reine accoucha d'un fils, le 22 octobre 1781. On a dit, dans plusieurs ouvrages, que les regrets causés par la disgrâce de Necker attristèrent les fêtes données pour la naissance du Dauphin : ce fait n'est point exact. Necker était renvoyé depuis plusieurs mois, et la rancune des Français n'est pas si durable. Louis XVI était aimé ; et la naissance d'un héritier du trône, longtemps désirée, excita dans toute la France une joie sincère et vive. La direction des esprits vers les idées de bienfaisance l'ut remarquable. Les villes manifestèrent leurs sentiments par des actes de charité, plus qu'elles ne l'avaient fait encore. Beaucoup de personnes eurent des idées ingénieuses. On parla, dans les salons de Paris, d'un habitant d'une petite ville qui n'avait point illuminé sa maison, et qui avait payé la taille de pauvres ouvriers. Les fêtes de Paris eurent peu d'éclat et de gaieté ; mais ce, fut par une cause alors bien connue. Le prévôt des marchands et les échevins étaient poursuivis par le souvenir de la sinistre fête du mariage de Louis XVI, et tremblaient de voir se renouveler une affreuse catastrophe. Pour garantir de la foule l'Hôtel de Ville où se rendrait la famille royale, il fut décidé que l'entrée de la place serait interdite au peuple. Les ordonnances de police semblaient moins annoncer l'espoir de prévenir les évènements funestes que le désir de mettre à couvert la responsabilité des magistrats Tout Paris savait que des salles étaient préparées pour recevoir les blessés. Les plus tristes idées résultèrent de précautions sages, qui reçurent une publicité maladroite. Les plaisants firent une chanson maligne sur ces apprêts lugubres et sur les ordres donnés pour éloigner de la fête le peuple qui la payait. Maurepas ne fut pas longtemps témoin des fautes de la nouvelle administration ; il mourut le 21 novembre. Louis XVI, qui avait montré sa faiblesse en se laissant dominer par ce frivole vieillard, fit voir sa bonté par les regrets qu'il lui donna. Il l'avait logé à l'étage supérieur au sien ; et, le lendemain de la mort de cet homme qui lui fut si fatal, il dit, les larmes aux yeux : Ah ! je n'entendrai plus tous les matins mon ami au-dessus de ma tête. Il refusa d'aller à Brunoy, où Monsieur lui avait depuis plusieurs jours préparé une fête ; il resta concentré dans sa douleur. La cour était fort intriguée pour savoir qui remplacerait Maurepas près du roi ; et l'on demandait, dans le château, quel serait le principal ministre. Louis XVI, très-blessé de cette question qui parvint à son oreille, saisit les occasions de dire qu'il n'aurait jamais de principal ministre, qu'aucun homme n'exercerait, sous son règne, l'autorité qu'avait eue le duc de Choiseul. A cette époque, Louis XVI sentit en effet un désir de gouverner par lui-même ; et ses regrets ne l'empêchèrent pas de goûter bientôt quelque plaisir à se trouver plus libre qu'il ne l'était en présence du mentor de sa jeunesse. Ce fut à Vergennes qu'il accorda le plus de confiance. Il avait toujours entendu Maurepas faire l'éloge de ce ministre, qui ne cherchait point à sortir de sa sphère. Vergennes avait d'ailleurs des qualités qu'estimait Louis XVI ; ses goûts, ses habitudes, étaient simples, il s'éloignait des fêtes de la cour, et se plaisait au sein de sa famille, Ce ministre portait souvent une habile prudence dans les négociations avec l'étranger ; mais, connaissant peu les affaires intérieures du royaume, jugeant mal la disposition des esprits, persuadé que le gouvernement par excellence est le gouvernement absolu, il ne pouvait éclairer son maitre sur les véritables moyens d'administrer le royaume, et de prévenir les troubles dont on n'était plus séparé que par un petit nombre d'années. Le nouveau contrôleur général était également partisan du système qui tendait à concentrer toute l'autorité dans les mains du roi et des ministres. Restreindre les attributions des intendants était à ses yeux une grande faute, et les assemblées provinciales lui étaient odieuses : il retira les lettres patentes envoyées au parlement pour en établir une nouvelle, qu'il modifia de manière à la rendre insignifiante. C'était une disposition transitoire pour arriver à une suppression complète. Obligé d'emprunter, sans avoir le crédit de son prédécesseur, Joly de Fleury ne put éviter d'accroître les impôts. Il procura trente millions de revenus au Trésor, en augmentant un grand nombre de droits et de taxes (août 1781). Il ne prit pas le temps d'examiner l'inégalité de certains droits dans différentes provinces ; l'augmentation fut la même pour toutes : c'était administrer à la Terray. Une année ne s'était pas écoulée qu'on établit un troisième vingtième, évalué `21 millions. Malgré les garanties que l'accroissement des revenus offrait aux prêteurs, et malgré les soins du contrôleur général pour varier ses emprunts, il paya des intérêts plus élevés que ceux de Necker. L'augmentation des charges publiques excitait de nombreux murmures[1] : mais le parlement de Paris semblait vouloir récompenser le gouvernement du renvoi de Necker ; il ne fit point de remontrances, et s'empressa d'enregistrer les impôts et les emprunts. Les cours de province ne furent pas toutes aussi dociles. Sans rapporter tut grand nombre de leurs actes, l'historien doit en indiquer assez pour faire connaître ce que les magistrats nommaient, avec raison, le despotisme des ministres, et la résistance que souvent ils lui opposaient. Le parlement de Besançon enregistra l'édit qui augmentait les droits, mais en repoussant une extension que le contrôleur général voulait lui donner, et il n'enregistra le troisième vingtième me pour la durée de la guerre. A peine ses remontrances étaient-elles parvenues à Versailles, que l'ordre fut envoyé au gouverneur de Franche-Comté de faire enregistrer les deux édits, sans délibération. Cette forme était pour les provinces ce qu'étaient, pour la capitale, les lits de justice que le roi y tenait en personne. Lorsque le gouvernement eut publié les édits (6 septembre 1782), le parlement déclara illégal et nul cet acte d'autorité, et défendit de percevoir, dans l'étendue de son ressort, aucun impôt, non enregistré, sous peine d'être poursuivi pour crime de concussion. Son arrêté fut cassé ; il en prit un second pour inculper le contrôleur général. La date des remontrances et celle des lettres de jussion envoyées au gouverneur prouvaient que ces remontrances n'avaient pu être mises sous les yeux du roi qui était alors à Compiègne : ainsi, dit le parlement, les lettres de jussion supposent faussement une délibération du roi en son conseil, à Versailles ; et le contrôleur général a donné sa volonté particulière pour la volonté royale. La délibération rappelle ensuite les anciennes ordonnances qui défendent d'obéir aux lettres patentes évidemment surprises. Le roi ordonna que les registres lui fussent apportés par une députation, et l'arrêté fut biffé à Versailles. Sans se laisser intimider par le bruit répandu qu'une plus longue résistance entrainerait sa suppression, le parlement prit un nouvel arrêté. Les ministres, dans le discours du roi à la députation, avaient inséré ces mots : Tout ce qui se fait en mon nom se fait par mes ordres. Le parlement expose le danger d'une telle doctrine qui ferait confondre, avec la volonté du roi, les caprices d'agents infidèles, et affaiblirait ainsi la dignité du trône et l'amour des sujets. Il déclare que les intrigues par lesquelles on est parvenu à faire casser ses délibérations ait pour but d'anéantir le droit d'enregistrement, sans lequel la volonté du contrôleur général, et, dans beaucoup de cas, celle d'un intendant ou male d'un simple commis, suffirait pour lever en France des impôts. Il passe eu revue de nombreux abus et réclame, comme les plus sûrs moyens d'y pourvoir, la convocation des états de la province et celle des états généraux. Plusieurs magistrats demandaient que cet arrêté fût envoyé aux princes, aux pairs, à tous les parlements, en les invitant à réunir leurs efforts pour éclairer le monarque sur les pièges tendus à sa sagesse : leur proposition ne fut rejetée qu'à la majorité de cinq voix. Cette affaire se termina par des transactions qui valurent quelques soulagements à une province que son parlement défendait avec tant de courage. Les états de Bretagne eurent aussi des luttes avec le ministère : ils firent, en 1782, de nouvelles réclamations contre cm ordre qui leur enjoignait de n'élire pour députés chargés de suivre leurs affaires à la cour que des hommes recommandés, c'est-à-dire désignés par le gouverneur ; et ils résolurent de ne pas voter de subsides, si le roi ne permettait pas à une députation de paraître en sa présence et d'exposer leurs droits. La députation fut admise ; mais seulement pour entendre le roi prescrire l'obéissance et déclarer que ses ordres n'avaient rien de contraire aux privilèges que ses prédécesseurs avaient bien voulu accorder à sa province de Bretagne. Toute la fierté bretonne respire dans une lettre que les états adressèrent au roi : ... Nous voyons nos franchises et nos libertés, conditions essentielles du contrat solennel qui vous donne la Bretagne, envisagées comme de simples privilèges, fondés sur une concession particulière. Nous ne pouvons, sire, vous dissimuler les conséquences funestes d'expressions si opposées aux principes constants de notre droit national. Qu'elles sont alarmantes pour des sujets aussi dévoués à leur souverain que jaloux des droits de leur constitution, pour des sujets aussi éloignés d'une obéissance servile qu'accoutumés à une soumission éclairée et dirigée par les lois que Votre Majesté a juré d'observer ! Ce sentiment se concilie dans nos cœurs avec l'amour de la patrie. Oui, sire, ce nom sacré est connu des Bretons ; ils ont une patrie et des devoirs à remplir envers elle ; ils ont des droits que l'intérêt de votre État ne leur permet pas d'oublier... Père de vos peuples, vous n'exercerez d'autre empire que celui des lois ; elles règnent par vous et vous régnez par elles. Les conditions qui vous assurent notre obéissance font partie des lois positives de votre royaume... Amelot, qui avait le département de la Bretagne, refusa de mettre cette lettre sous les yeux du roi. Le gouverneur fut chargé d'enjoindre aux états de délibérer sur les subsides ; mais le concours des trois ordres était nécessaire, et la noblesse arrêta la délibération, en déclarant qu'il lui était impossible de voter, avant que les états eussent recouvré leur indépendance. Un nouvel ordre du roi fut signifié ; il contenait la menace de suspendre la forme d'administration de la Bretagne, si la résistance se prolongeait. J'ai dit comment étaient composés les états de cette province : les représentants du clergé et ceux du tiers furent d'avis de délibérer ; mais la noblesse renouvela ses réclamations. La réponse fut une lettre d'Amelot au gouverneur, pour faire exécuter les ordres du roi. Des troupes entrèrent dans la ville de Bennes : c'était une violation manifeste du droit des états ; aucune troupe ne devait, pendant leur assemblée, approcher de plus de dix lieues de la ville où ils étaient réunis. Pendant qu'on déployait l'appareil de la force, le gouverneur et l'évêque de Rennes intriguaient pour gagner des voix : un certain nombre de gentilshommes pauvres qui n'assistaient pas ordinairement aux séances, attirés par des promesses, vinrent former la majorité. Les états se soumirent ; une centaine de nobles persistèrent seuls dans leur refus de délibérer. Louis XVI voyait avec peine l'accroissement des impôts ; mais il ne portait pas plus loin sa pensée. Les ministres, dans leurs discussions avec les parlements et les états, lui paraissaient soutenir les droits de sa couronne ; il n'apercevait pas quels germes funestes répandaient toutes ces maladroites tentatives de despotisme ; et les conseillers qui auraient dû l'éclairer jouaient aux intrigues de cour. Vergennes lui-même fut, pendant quelque temps, tout occupé de rendre sa position plus brillante. Après la signature des préliminaires de paix, le roi le récompensa en le nommant chef du conseil des finances ; et ce titre qui, pour Maurepas, n'était qu'honorifique, fut accompagné pour lui d'un traitement de soixante mille livres. Son ambition se trouvant excitée, il désira obtenir sur ses collègues une suprématie qui, par le fait, le rendit principal ministre. Le moyen qu'il imagina consistait à faire créer un comité des finances composé de trois personnes, lui, le garde des sceaux et le contrôleur général : tous les ministres seraient obligés de venir soumettre leurs comptes à ce comité, dont il aurait la présidence. Pour amener Louis XVI à goûter son projet, il commença par rendre ne service à la duchesse de Polignac. Cette dame prenait beaucoup d'intérêt au comte d'Adhémar, il le proposa pour l'ambassade d'Angleterre. Le service était complet ; aucun titre réel n'appelait le comte d'Adhémar à ce poste d'éclat. L'ascendant de l'ambassadeur sur madame de Polignac, le crédit de la favorite sur Marie-Antoinette et l'influence de la reine sur Louis XVI firent créer le comité des finances (26 février 1783). Toute la cour fut aussitôt dans une agitation extrême : Vergennes examinerait les comptes des ministres de la guerre et de la marine, et ceux-ci ne verraient pas les comptes du ministre des affaires étrangères ; l'égalité entre eux était rompue ! Ce fut aux yeux des courtisans un des plus grands évènements du règne de Louis XVI. La reine sentit alors qu'elle avait agi avec légèreté, qu'elle mettait dans une situation embarrassante Ségur et Castries, les deux ministres de son choix. Madame de Polignac, qui leur était fort attachée, reconnut son étourderie ; mais, lorsque la reine et la duchesse voulurent détruire leur ouvrage, le roi montra beaucoup d'humeur ; il dit que révoquer ses ordres, ce serait compromettre le pouvoir, et voulait que ses ministres obéissent. Ségur et Castries résolurent d'obéir, de porter leur compte au comité, et de donner ensuite leur démission. Cependant ils présentèrent leurs comptes et restèrent en place ; la promesse du bâton de maréchal était venue calmer leur amour-propre offensé. Vergennes, qui n'était point dévoré de la soif des honneurs, trouva bientôt pour lui-même plus d'inconvénients que d'avantages à l'existence du comité, et proposa de le supprimer. Louis XVI refusa ; il crut ne pouvoir donner une preuve de fermeté plus propre à frapper les esprits, tant cette affaire préoccupait la cour. Le contrôleur général, qui avait fort applaudi à la création du comité, pour s'assurer l'appui du président, et qui s'était attiré des ennemis nombreux, ne tarda pas à succomber. Vergennes et lui prirent une mesure inique, très-funeste au crédit : ils firent autoriser le trésor, par un arrêt da conseil, à suspendre le payement des lettres de change qui venaient des colonies, et compromirent ainsi la fortune des hommes dont les avances avaient contribué au succès de la guerre. L'arrêt étant relatif à la marine, on avait mis au bas le nom de Castries, quoique ce ministre n'eût pas même été consulté ; il fut très-blessé d'apprendre que son nom était crié dans tout Paris par les colporteurs de l'arrêt du conseil. Fleury se plaignit alors des dépenses du ministre et articula le mot de déprédation. C'était irriter ses ennemis de la manière la plus dangereuse, car c'était les irriter par une calomnie. La cour donnait tort au contrôleur général ; le roi estimait Castries, la reine le protégeait ; Vergennes, eu diplomate prudent, restait neutre. Joly de Fleury, désespérant de lutter seul avec avantage, embarrassé pour ses emprunts et las de sa position difficile, en sortit par une démission (mars 1785). Le temps de son administration a trop souvent été regardé comme insignifiant : c'est dans les deux années que lions venons de parcourir qu'on voit commencer à crouler un gouvernement, dont l'impéritie semble s'accroitre avec ses dangers. Le garde des sceaux fut chargé, par Vergennes, d'indiquer un contrôleur général qui sût maintenir le parlement dans ses dispositions complaisantes. Cette fois, Miroménil n'avait personne que son intérêt lui dit de faire monter au poste périlleux qu'il s'agissait de remplir ; il suivit l'indication que lui donna une femme à qui l'attachait une vieille amitié, et qui lui demanda de proposer le conseiller d'État d'Ormesson, dont elle était parente. Ce choix convenait à Louis XVI. D'Ormesson était un homme de l'intégrité la plus pure ; il pria le roi de le dispenser d'accepter, s'excusant sur ce qu'il avait peu de lumières en finance et sur ce qu'il était bien jeune : il avait 51 ans. Je suis pins jeune que vous, répondit le roi, et ma place est plus difficile que celle que je vous confie. Marie-Antoinette goûta ce choix, et l'approbation qu'elle lui donna hautement mérite d'autant plus d'éloges, que d'Ormesson, pour être juste, n'avait pas craint de s'exposer à lui déplaire. Avant son entrée au contrôle général, il avait déjà un travail direct avec le roi, en qualité de conseiller d'État chargé de la direction de Saint-Cyr. La reine lui ayant recommandé de jeunes personnes qu'elle voulait placer dans cette maison, il mit sous les yeux du roi un état qui contenait leurs noms, et en marge celui de leur protectrice ; mais, sur le même état, il présenta d'autres jeunes personnes, sans appui, dont il faisait valoir les droits ; et Louis XVI choisit ces dernières. D'Ormesson ne céda jamais aux désirs intéressés des courtisans. Monsieur et le comte d'Artois voulaient que le roi fit acquitter leurs dettes par le trésor ; le contrôleur général s'excusa de ne pouvoir présenter leur demande. Louis XVI prit l'engagement d'acheter Rambouillet au duc de Penthièvre, pour quatorze millions ; le contrôleur général, qui n'avait pas été consulté, résolut d'envoyer sa démission. Mais cet homme armé de fermeté contre la faveur et le pouvoir était très faible pour sa femme : elle versa des larmes, elle le supplia de conserver sa place, et lui fit perdre le moment de la quitter avec honneur. Dans sa courte administration, cet honnête homme prouva que l'intégrité seule ne suffit pas pour diriger les affaires publiques. Un travail opiniâtre ne put lui tenir lieu des connaissances dont il était dépourvu. Ses emprunts, bien qu'ils fussent combinés avec des loteries, ne réussissaient que difficilement. Au milieu des embarras d'une administration qu'il n'entendait pas, il perdit la tète et fit rapidement une suite de butes. Il obligea la caisse d'escompte à prêter six millions au trésor ; il avait recommandé le secret ; mais l'alarme se répandit, et les porteurs de billets se pressèrent en foule à la caisse. Alors il la fit autoriser à suspendre le payement en numéraire de ses billets au-dessus de trois cents livres ; et le même arrêt du conseil ordonnait de les recevoir dans le commerce (27 septembre 1785). Tout à coup, il cassa le bail des fermes, pour établir une régie. Cette mesure, qui se liait à un projet de modifier les impôts onéreux, aurait eu besoin d'être accompagnée d'importantes réformes ; isolée, elle était intempestive ; et les ennemis qu'elle souleva contre d'Ormesson étaient trop puis-sans pour qu'il parvint à leur résister. Son administration ne dura que sept mois. Tout se réunissait contre lui, ses défauts et ses qualités, son ignorance et sa vertu. Les hommes impartiaux blâmaient ses opérations, et les courtisans se vengeaient de sa probité, en le couvrant de ridicules[2]. Quand il ne fut plus en place, on admira de nobles traits de sa délicatesse. Il abandonna les quinze mille livres de sa pension de retraite, pour doter des demoiselles pauvres de Saint-Cyr. Peu après, lui et son parent, d'Ormesson de Noyseau, furent institués héritiers d'un homme riche, leur allié : ils refusèrent une fortune d'un million, pour ne point en frustrer les héritiers naturels. D'Ormesson avait eu le tort grave de se laisser imposer des fractions qu'il était incapable de remplir. Son administration fut très funeste, en ce qu'elle parut donner raison aux intrigants et prouver qu'un homme de bien ne peut être un homme d'État. On entendit préconiser l'habileté aux dépens de l'intégrité ; la vertu fut livrée aux sarcasmes, et l'on eût dit que le mépris de la morale était le signe du génie. Ainsi se préparaient des choix déplorables pour la direction des finances. Depuis la retraite de Necker, les emprunts étaient augmentés de 345 millions ; et il ne restait au trésor que 560 mille livres en numéraire, quand d'Ormesson quitta le contrôle général. Peu de jours auparavant, Castries avait eu avec le roi un entretien dans lequel, obéissant à sa conscience, il lui avait parlé de Necker comme d'un administrateur aimé des Français, et que les circonstances rendaient nécessaire. C'est un très-grand malheur qu'il ne soit point parvenu à dissiper les préventions de Louis X\VI, Necker aurait alors continué son premier ministère ; et, en différant son retour, on lui préparait une tâche au-dessus de ses forces. Plusieurs hommes d'esprit aspiraient à diriger les finances. L'archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, était protégé par la reine qui le croyait doué de tons les biens qu'exige le gouvernement d'un État. Celte opinion lui était donnée par l'abbé de Vermond qui, dès longtemps, nourrissait l'espérance de voir son premier protecteur atteindre au ministère. Marie-Antoinette parla en faveur de l'archevêque ; mais Louis XVI tenait de Maurepas qu'il ne faut jamais nommer ministre un ecclésiastique ; et, ce n'est pas pour Brienne qu'il eût fait une exception : il ressentait une antipathie profonde pour les prêtres qui n'ont ni les croyances ni les mœurs de leur état. Foulon, dont la mort l'ut peu d'années après si tragique, saisissait toutes les occasions d'intriguer pour arriver au contrôle général. Intendant des armées pendant la guerre de 1756, il avait fait une grande fortune par des voies plus que suspectes. Le public tremblait de le voir disposer des finances : c'était un homme dur, et l'on savait qu'il mettait la banqueroute au nombre des moyens de libérer un gouvernement. L'intendant de Lille, Calonne, surpassait en activité tous ses rivaux. On ne lui contestait pas des connaissances en administration ; mais sa vie semblait lui interdire A jamais le poste qu'il ambitionnait. Le public parlait de lui comme d'un étourdi, d'un libertin et d'un dissipateur. Louis XVI avait dit à ceux qui lui vantaient les talents de Calonne, qu'ut ne confie pas la fortune publique à un homme harcelé par ses créanciers. Le parlement s'offensait à la seule idée d'un tel choix. Calonne avait, pour ainsi dire, commencé sa carrière par être procureur général de la commission chargée de juger les magistrats bretons : il connaissait La Chalotais, il eu avait reçu des confidences, il ne polirait douter de la droiture de ses intentions ; et il s'était chargé de le poursuivre. Intendant de Metz, lors de la dissolution des parlements, il s'était montré l'admirateur empressé de Maupeou. Depuis, il avait assisté, avec un front radieux, à la réinstallation du parlement de Lorraine ; et sa souplesse avait ajouté le mépris à la haine dans l'âme des magistrats. Calonne aimait à se jouer des difficultés. Le roi, le parlement et le public se prononçaient contre lui ; il n'en paraissait nullement soucieux. Modèle d'amabilité, plein d'esprit et d'assurance, il se créait mi parti parmi les princes et les courtisans, certain d'arriver ainsi à décider un jour le roi en sa faveur. Il disait hautement que lui seul connaissait la manière de diriger les finances d'une grande monarchie, qu'il avait des moyens infaillibles pour ramener l'abondance au trésor, sans descendre à ces projets d'économie mesquine dont on avait sottement attristé la cour. Des voix amies annonçaient qu'on le verrait tout concilier, qu'il s'occuperait des fortunes particulières aussi bien que de la fortune publique : il assurera, disaient-elles, la prospérité du royaume et fera mitre d'or de la cour. Ces paroles séduisantes charmaient la société intime de la reine, surtout le comte d'Artois et madame de Polignac alors dans tout l'éclat de la faveur[3]. Marie-Antoinette se trouvait entre les sollicitations de sa favorite et celles de son instituteur. Après quelques tentatives inutiles pour le protégé de l'abbé de Vermond, elle perdit de son éloignement pour celui de la duchesse. On devait penser qu'un homme grave tel que Vergennes affermirait le roi dans ses dispositions contre Calonne : elles furent changées par ce ministre. Vergennes avait mie grande confiance dans les lumières du financier d'Harvelay, banquier de la cour ; et Calonne était l'amant de madame d'Harvelay. Le salon de cette dame réunissait beaucoup de gens riches on titrés, qu'elle pénétrait habilement de ses idées, et qui, répandus dans le monde, y devenaient les prôneurs du futur contrôleur général. Quand les cris poussés contre d'Ormesson, après la rupture du bail des fermes, annoncèrent sa chute prochaine, d'Harvelay se rendit en hâte près du ministre, chef du conseil des finances ; il lui peignit l'effroi des capitalistes, et il affirma que le seul Calonne pouvait prévenir les désastres dont on était menacé. Vergennes objecta l'impossibilité de présenter un homme positivement refusé par le roi ; mais, après des instances réitérées, il consentit à recevoir une lettre que le banquier de la cour lui écrirait, et à la faire passer sous les yeux de Louis XVI, comme un renseignement essentiel dans la crise des affaires publiques. La dépêche fut écrite à l'instant, et corrigée par le ministre lui-même. D'Harvelay, ainsi qu'il en était convenu, la lui envoya par un courrier à neuf heures du soir. C'était le moment où se réunissait la famille royale. Cette lettre, aussitôt transmise à Louis XVI, le frappa vivement ; et, comme on l'avait prévu, il la communiqua ans personnes qui l'entouraient. Il entendit le comte d'Artois parler avec feu de Calonne, et la reine en parler avec complaisance. Le lendemain Vergennes, consulté par le roi, répondit qu'il ne connaissait point Colonne, mais que ses rares talents étaient attestés par les hommes les plus instruits en finance ; et il décida la nomination sans la proposer. C'est ainsi que Louis XVI fut entrainé à faire na choix que sa probité repoussait comme indigne du trône et dangereux pour le royaume. Calonne fut nommé contrôleur général le 5 octobre 1785. Sa faveur croissant avec rapidité, bientôt il eut le titre de ministre ; et, quelques mois après, on le vit décoré du cordon bleu, en qualité de trésorier de l'ordre du Saint-Esprit. Les contrôleurs généraux allaient prêter serment à la cour des aides : Calonne s'y rendit avec un appareil inaccoutumé ; il avait un cortège de conseillers d'État, de maîtres des requêtes et de députés des compagnies financières. Calonne aimait le faste et l'éclat ; ce qui ne l'empêchait point, pour varier ses plaisirs, de fermer le contrôle général à l'ennuyeuse étiquette. Dans son premier entretien avec le roi, il lui dit qu'il avait deux cent vingt mille livres de dettes exigibles, qu'un contrôleur général pouvait facilement trouver les moyens de s'acquitter, mais qu'il préférait parler à Sa Majesté avec franchise et devoir tout à ses bontés. Louis XVI, qu'un tel langage frappa d'étonnement, ne proféra pas une seule parole ; il alla prendre dans un secrétaire deux cent trente mille livres en actions de la compagnie des eaux, et les remit à Calonne[4]. Multiplier ses partisans, obtenir un concert de louanges, fut le but des premiers actes du nouveau contrôleur général. Il fit sa cour aux ministres, en supprimant ce comité des finances qui avait si vivement blessé Ségur et Castries, et qui pouvait le gêner lui-même. Il se hâta de rétablir le bail des fermes[5] ; il vint au secours de la caisse d'escompte, il fit cesser le délai pendant lequel on l'avait autorisée à manquer à ses engagements ; il s'occupa des rentiers et leur fit compter des payements arriérés. Le public étonné crut, un moment, avoir un administrateur prévoyant et loyal. Les Bretons détestaient Calonne pour le rôle qu'il avait joué dans leur province ; il attacha de l'amour-propre à les forcer de lui prodiguer des éloges. Nous avons vu quels dissentiments existaient entre la cour et les États de Bretagne. Miroménil, Amelot et d'Ormesson avaient préparé un projet pour mettre cette province sous le joug de l'intendant ; elle était menacée de perdre ses états, quand la nomination de Calonne vint ajouter à ses alarmes. Calonne assura de ses dispositions bienveillantes plusieurs Bretons influents : il y avait eu, disait-il, un malentendu sur son compte dans l'affaire de La Chalotais ; mais bientôt on lui rendrait justice. Pendant que les états étaient assemblés en 1784, il fit décider à leur avantage les points qui les intéressaient le plus vivement, tels que la libre élection des députés. Les Bretons, au comble de leurs vœux, mêlèrent le nom de Calonne à celui du roi, dans les acclamations dont Bennes retentit. Le contrôleur général, profitant de leur joie, glissa une demande de fonds double de celle qu'on eût faite en d'autres temps : sa demande fut accordée avec enthousiasme, et les états reconnaissants votèrent une statue à Louis XVI. La cour fut l'objet des soins assidus de Calonne. Il n'oubliait pas combien de haines avaient soulevées contre eux Turgot, Necker, d'Ormesson, en résistant aux exigences de personnes puissantes ; et d'ailleurs ses principes étaient conformes à ses habitudes, il méprisait l'économie ; il la louait en phrases banales, en s'adressant au roi, au parlement, au public ; mais, dans la conversation, il s'expliquait avec toute la légèreté et l'indiscrétion de son caractère. Un homme qui veut emprunter, disait-il, a besoin de paraître riche ; et, pour paraître riche, il faut éblouir par ses dépenses. C'est ainsi qu'il faut agir dans l'administration. L'économie est doublement funeste : elle avertit les capitalistes de ne pas prêter au Trésor obéré ; elle fait languir les arts que la prodigalité vivifie. Plein d'étourderie, d'insouciance et d'audace, il s'aventurait sans regarder l'avenir et comptait sur son heureuse étoile. Les folies de ce brillant ministre entraînèrent avec rapidité la France vers un abîme. Quelques hommes de parti ont cependant essayé de le réhabiliter, de prouver qu'il fut mi administrateur prudent, au sein d'une cour modérée dans les plaisirs. Il est très-vrai que d'autres hommes de parti ont fort exagéré les profusions de cette époque. On est allé jusqu'à dire que les dépenses de la cour et les dilapidations de Calonne avaient seules causé le déficit. Lorsque ce contrôleur général prit la direction des finances, les recettes ordinaires ne couvraient point les dépenses fixes ; les anticipations étaient considérables ; les dettes de la marine s'élevaient à 220 millions, et il y avait à paver extraordinairement, pour d'autres dettes, 169 millions. Mais, sans exagérer les prodigalités de Calonne, assez de faits justifient l'indignation qui s'éleva contre lui. On pourrait le comparer à telle femme que le monde accuse d'avoir eu quarante amans : le fait est faux ; elle n'en a pas eu plus de vingt. Les largesses de l'imprévoyant directeur des finances augmentèrent le vide du Trésor, lorsqu'il eût fallu le combler. Un homme intègre et ferme aurait eu recours à l'ordre, à l'économie, et fût sorti des embarras, suite de la guerre et d'une administration inhabile : mais Calonne voulait jouir de l'fige d'or qu'il avait promis à la cour. Ce ministre offrit avec empressement aux frères du roi les complaisances que son prédécesseur leur avait refusées. La reine désira Saint-Cloud ; il se hâta de la satisfaire[6]. Des acquisitions auxquelles de grands seigneurs avaient fait consentir le roi, sous les ministères précédents, fuirent réalisées sous celui-ci, qui ne craignit point d'en augmenter le nombre. Comme il s'agissait d'obliger les vendeurs, on était peu difficile sur les évaluations. Il fut fait, en trois ans, pour 70 millions d'acquisitions, dont plusieurs étaient encore onéreuses par les dépenses annuelles dont elles chargeaient le Trésor. Les échanges furent habilement exploités. On citait celui de la baronnie de Viviers, au profit d'un neveu de Calonne ; et celui du comté de Sancerre, dans lequel le ministre s'arrangeait d'uni domaine qu'il faisait céder à son ami l'abbé d'Espagnac. Les échanges n'étaient pas le seuil trafic exercé aux dépens du domaine de la couronne. Des engagistes se faisaient racheter de faibles droits, à un haut prix, ou rétrocédaient, moyennant tille forte indemnité, les terres dont la rente ne leur paraissait plus assez considérable. Le contrôleur général accordait facilement, aux gens de cour, la modération ou la remise des droits qu'ils devaient acquitter ; et, si ces droits étaient payés, un bon sur le Trésor pouvait encore les rembourser. Les acquits de comptant s'élevèrent, en 1785, à plus de 156 millions. Indépendamment des ordonnances nominatives pour dons et gratifications extraordinaires, remises de droits, etc., il y a plus de 21 millions sur ordonnances au porteur, sans qu'on puisse connaitre à quelles personnes ni pour quels objets elles ont été délivrées. Non-seulement Calonne ne diminua pas les pensions, comme il l'a prétendit, mais il les augmenta et mit obstacle aux extinctions : il fit donner des survivances et Transformer en pensions perpétuelles des pensions viagères. Les abus que des administrateurs probes s'étaient efforcés de faire disparaitre furent remis en honneur. On reprit l'usage d'accorder des intérêts dans les fermes, les régies et les marchés. Sans cesse la profusion multipliait les grâces ; un prince disait après ces saturnales : Quand je vis que tout le monde tendait la main, je tendis mon chapeau. Les financiers n'avaient pas moins que les courtisans à se louer du ministre. Les baux, les marchés, étaient passés sans enchères, à huis clos ; et les moyens qui les avaient fait obtenir servaient souvent à les faire modifier[7]. On évalue à 50 millions la somme que se partageaient annuellement les faiseurs d'avances au Trésor obéré. Calonne T'établit les receveurs alternatifs, et il leur fit un don qui serait une incroyable folie si ce n'était pas un délit constaté. Le public avait dans les mains pour 32 millions de rescriptions, dont le payement avait été suspendu par Terray. La caisse d'amortissement qui venait d'être établie pouvait acheter ce papier déprécié. Calonne jugea convenable à quelques intérêts, et sans doute aux siens, d'adopter une autre manière de libérer l'État ; il consentit à des opérations qui permirent aux receveurs de s'approprier le bénéfice énorme que dut produire l'achat de 32 millions d'effets avilis. Ce besoin de prodiguer l'argent, de distribuer des places, augmenta un grand nombre de dépenses : les bureaux du contrôle général coûtaient trois cent mille livres sous Terray, ils coûtèrent trois millions sous Calonne. De grands travaux commencés ou continués à Paris, dans plusieurs villes de province, dans différons ports, notamment à Cherbourg, semblaient attester que l'abondance régnait au Trésor. Ce genre de prodigalités assurément était le moins blâmable. Une partie de ces dépenses avait de l'utilité ; mais la plupart auraient dû être renvoyées à des jours plus heureux ; et, dans tous les temps, il eût fallu se garantir d'une profusion qui, souvent, n'était pas moins improuvée par le goût que par l'économie. Calonne protégeait l'industrie, non en ministre, mais en grand seigneur. Il visitait les manufactures de luxe à Paris et dans les environs ; il achetait des objets de prix pour les offrir au roi on à la reine. Quelques habiles fabricants durent à sa protection d'échapper aux poursuites dont les fatiguaient les corporations ; mais il ne comprenait pas que c'était l'industrie française qu'il fallait affranchir. L'expérience avait démontré les avantages de la liberté du commerce avec les Indes orientales ; les ventes avaient plus que doublé depuis la suppression du monopole[8]. Calonne sacrifia l'intérêt général au désir de former une nouvelle compagnie privilégiée, qui aurait un certain éclat, et qui pourrait lui procurer quelques ressources financières. Beaucoup de négociants réclamèrent ; l'avocat Lacretelle publia leur mémoire, et ses amis craignaient qu'il ne fût envoyé à la Bastille : mais le ministre n'était point vindicatif ; il écrivit lui-même une réfutation du mémoire et témoigna des égards à l'auteur. L'arbitraire était d'un si facile usage, que ce trait de modération fut admiré et devait l'être. Calonne voulait que sa vie fût une longue fête. Ses hautes fonctions, loin de changer ses goûts et ses mœurs, servaient à développer sur un vaste théâtre sa prodigalité, son faste et son libertinage. Ses hôtels de Versailles et de Paris offraient un luxe recherché. Il tutoyait le duc de Polignac et d'autres grands seigneurs. Les intrigants spirituels, les spéculateurs adroits, fréquentaient son salon. On le vit accueillir du Barry le Roué, dont la femme fit quelque temps les honneurs du contrôle général. Ingénieux et libéral dans ses amours, il donnait à une de ses maîtresses des bonbons dont chaque enveloppe était un billet de la caisse d'escompte. Quelques personnes voulurent, après sa disgrâce, expliquer par sa probité son peu de fortune ; mais une explication plus juste est dans l'épigramme que terminent ces vers : A droite il prend, à gauche il donne ; L'honnête homme ! il n'a rien pour lui. La cour adorait un ministre à qui les affaires de l'État semblaient ne pas dérober un instant, et qu'on trouvait toujours prêt à écouter, à donner, à promettre[9]. Les femmes ne cessaient de répéter : C'est un enchanteur ! et des courtisans, prenant un air grave, le nommaient le ministre modèle. Mais Louis XVI, dont les habitudes étaient morales, Louis XVI qui connaissait les avantages et la nécessité de l'économie, comment souffrait-il un ministre effrontément dissipateur ? Ce prince craignait surtout de dépenser pour lui-même ; il écrivait souvent en marge des projets qui le concernaient personnellement des mots tels que ceux-ci : Rien ne presse... On peut attendre. Quelquefois il refusait de signer des libéralités de pure faveur ; quelquefois il trouvait Calonne léger, oublieux, il lui reprochait son étourderie ; mais presque toujours il cédait à l'influence de ce ministre séduisant. Louis XVI avait fini par le croire doué d'une grande capacité et se confiait à l'assurance, à la sérénité avec laquelle il annonçait que l'ordre allait s'établir. Le roi n'entendait plus, comme au temps de Turgot et de Necker, de tristes et inquiétantes paroles ; il ne s'agissait plus d'examiner attentivement des affaires compliquées et de marcher avec constance à travers les obstacles. Les discours de Calonne éloignaient les soucis et rendaient la fermeté superflue. Toutes les affaires dont ce ministre entretenait le roi étaient réduites à des termes si simples, que, pour les décider, il n'était pas besoin de réfléchir ; les ressources étaient prêtes ou le seraient si infailliblement, qu'on ne pouvait concevoir d'alarmes ; et Louis XVI rassuré se laissait aller au plaisir de trouver le bien si facile à faire. Cependant le public, indigné des dépenses de la cour, s'exagérait encore des prodigalités trop réelles ; et la mauvaise réputation de Calonne eût donné de la vraisemblance aux fables les plus absurdes. De tristes circonstances aggravaient le mécontentement général. Une sécheresse dévorante avait succédé au rigoureux hiver de 1784. L'affliction que montrèrent Louis XVI et la reine dans ces calamités, leur empressement à répandre des secours, leur valurent des marques d'affection et de reconnaissance. Mais, à l'insu du roi, l'administration obérée redoublait de violence pour arracher les impôts ; et jamais peut-être les contribuables ne subirent de plus excessives rigueurs. Ajoutons que les désordres dont on était frappé se manifestaient peu d'années après que le roi lui-même, en autorisant la publication du compte de Necker, avait promis qu'une suite de réformes assurerait la prospérité du royaume. Les illusions auxquelles on s'était livré, et la réalité qu'on avait sous les yeux, formaient un désolant contraste. Quelques personnes ont voulu tirer de ce fait la preuve que Louis XVI eut tort de laisser publier le Compte rendu ; mais tout homme sensé répondra que le tort est d'avoir négligé les promesses, non de les avoir faites. Nous verrons, dans la suite, Calonne essayer d'apaiser les Français, en leur offrant à son tour des améliorations. Rien ne le préparait à jouer ce rôle ; et, quoique à son entrée au pouvoir les esprits fussent dirigés vers les projets de réforma et de bienfaisance, il n'avait songé nullement à seconder cette impulsion, pas même pour multiplier ses partisans. D'autres ministres paraissaient accueillir les vœux de la philanthropie ; mais l'autorité inhabile trouvait encore le secret d'irriter le public en parlant de remédier aux abus. Tantôt, après avoir constaté leur existence, après les avoir rendus plus évidons et plus odieux, l'autorité s'arrêtait et les laissait subsister ; tantôt elle en supprimait une partie, mais si faible, qu'elle semblait vouloir seulement exciter l'ardeur d'obtenir de véritables réformes. Ces mesures maladroites, ces résultats funestes, étaient dus à ce que les ministres avaient peu de lumières, peu de caractère, et moins encore d'amour du bien public. Tous les souverains de l'Europe s'occupaient d'adoucir la législation criminelle. L'impératrice de Russie, le roi de Prusse, l'empereur, le grand-duc de Toscane, le pape, avaient répondu à l'appel de Beccaria[10]. En Espagne et en Suède, où des améliorations n'étaient pas encore opérées, plusieurs ministres préparaient projets. En France, le garde des sceaux annonça l'intention 'le suivre ces exemples. Les esprits étaient favorablement disposés. Voltaire, avant le règne de Louis XVI, avait appelé l'intérêt de l'Europe entière sur le sort de Calas, d'un vieillard, d'un père conduit à l'échafaud pour un crime physiquement impossible. Sa défense de Sirven, ses observations en faveur du général Lally, avaient causé une vive sensation. Ce général laissait un fils qui tic l'avait connu qu'au moment de le perdre. Versailles, Paris, la province, applaudissaient à l'active persévérance du jeune Lally pour obtenir la réhabilitation de la mémoire, de son père et rendaient hommage à son éloquence digne de sa piété filiale. Servait, Condorcet, Le Trône, Lacretelle, Brissot, publiaient des vues sur le droit criminel ; et le ministère laissait facile-tuent éluder les obstacles opposés à la circulation de leurs écrits. Un puissant moyen d'obtenir des changements dans nos formes de procédure était de prouver par des bits, que l'innocence avait è les redouter. On voit, avec surprise, combien d'arrêts furent attaqués et cassés dans tut court espace tic temps. La chambre des vacations de Paris condamna trois hommes au supplice de la roue (1785). Un conseiller qui ne les croyait pas coupables, Fréteau, pour faire suspendre l'exécution, recourut au crédit que son beau-frère, Dupaty, président au parlement de Bordeaux, retiré à Paris, avait près du garde des sceaux. Non-seulement le sursis fut accordé, mais Dupaty publia en faveur des trois condamnés un mémoire où il attaquait nos formes judiciaires, le secret de la procédure, l'isolement de l'accusé, etc. Le parlement déféra cet écrit aux gens du roi. L'avocat général, dans son réquisitoire, le censura comme ni assemblage de faits inexacts et de principes dangereux. La séance fut très-animée. Quelques magistrats, parmi lesquels on distinguait le président de Rosambo, gendre de Malesherbes, proposaient de demander au roi des réformes ; mais la majorité condamna au feu le mémoire et ordonna des poursuites contre l'auteur. Dupaty avait gardé l'anonyme ; il se fit alors connaitre, et un nouvel arrêt le décréta d'ajournement personnel. Un ordre du roi en suspendit l'effet aussitôt : le procès des trois condamnés fut renvoyé au parlement de Rouen ; Dupaty s'y rendit, plaida la cause qu'il avait embrassée ; et ses clients absous reçurent de l'enthousiasme public une espèce de triomphe. Bientôt après, le parlement de Paris acquitta une femme que le parlement de Rouen avait condamnée à mort sur une accusation d'empoisonnement. L'avocat qui fit pour elle un mémoire s'exprima dans le même sens que le président Dupaty sur la procédure criminelle en France ; et n'encourut ni poursuite ni blâme de la part des magistrats. La vanité se mêlait souvent à l'amour de l'humanité. Tel avocat se montrait dans les théâtres, avec l'accusée dont il avait fait proclamer l'innocence. Plus d'un écrivain était moins Occupé de faire du bien que de faire du bruit. Un certain nombre de brochures imprégnées de fiel n'étaient que des diatribes contre la magistrature ; et le parlement où fit saisir plusieurs. On duit reconnaître qu'un second jugement opposé au premier ne prouve pas toujours que celui-ci soit erroné. Un témoin peut avoir disparu, des preuves peuvent are affaiblies ou dé truites ; et, tandis que l'accusation perd de sa force, les longs et cruels tourments du condamné sollicitent pour lui la piété dus nouveaux juges. Mais, dans le nombre des seconds juge-mens qui furent rendus, il parait impossible Épie quelques-uns n'aient pas prévenu des meurtres juridiques ; et cette pensée devait suffire pour causer une impression profonde. Cependant, après qu'on eut laissé constater les dangers de nos formes judiciaires, après qu'on eut longtemps exalté les esprits, le garde des sceaux, malgré ses annonces et ses promesses, ne fit aucune amélioration. La faute en est surtout au parlement, qui, en ajoutant pour les accusés quelques garanties à celles qui existaient, aurait cru affaiblir son pouvoir. Beaucoup de magistrats considéraient avant tout l'autorité de leur corps : aussi, pendant qu'ils s'obstinaient à maintenir les rigueurs de la procédure, s'élevaient-ils avec force contre les arrestations arbitraires qu'ordonnaient les ministres. D'Esprémesnil, qui s'opposait à toute modification des formes de la justice, dénonça l'existence de prisons cachées à la surveillance de la magistrature (1785) ; il dit qu'il y en avait vingt-deux à Paris et dans les environs ; il affirma qu'en 1777 le nombre des personnes enlevées par lettres de cachet avait égalé celui des individus légalement arrêtés. Louis XVI n'entendit qu'avec humeur les réclamations qui lui furent présentées ; cependant il reconnut au parlement un droit de surveillance sur les lieux de détention ; il autorisa le premier président et le procureur général à les visiter. Le gouvernement lui-même attira l'attention du public sur les prisons d'État. L'insignifiant Amelot, qui en était chargé, sortit du ministère dans le temps où Calonne y entrait. Une maladie avait encore affaibli son cerveau ; il ne se résigna cependant qu'avec peine à changer contre une forte pension de retraite la place où il se trouvait bien et qu'il croyait parfaitement remplir. La reine lui fit donner pour successeur le baron de Breteuil (8 octobre 1755), dont elle avait été satisfaite pendant son ambassade à Vienne. Ce ministre, avec des idées très-convenables au despotisme, n'en désirait pas moins se faire applaudir, en annonçant des vues bienfaisantes. Mirabeau, dans son ouvrage sur les lettres de cachet, avait tracé une affreuse peinture du donjon de Vincennes. Breteuil décida que cette prison serait transformée en grenier d'abondance ; et, pour recueillir plus d'éloges, il permit de la visiter. La foule s'y porta, et vit avec effroi des chambres étroites aux murailles desquelles étaient scellés des anneaux de fer ; là, un siège de pierre, ailleurs un lit de pierre ; et, comme si l'on eût voulu que l'imagination vint encore ajouter à la réalité, il y avait des cachots où les gardes défendaient de pénétrer. Le ministre était persuadé que les promeneurs, en revenant à Paris, ne s'entretiendraient que de son humanité : mais leurs conversations roulaient sur ce qu'ils avaient vu et sur ce qu'on les avait empêchés de voir ; puis ils les terminaient par dire que l'on conservait bien d'autres prisons d'État, cl que la Bastille, devant laquelle ils passaient, était la plus effroyable de toutes. Breteuil, dans une circulaire relative aux détenus par lettres de cachet, donna aux intendants une véritable instruction méthodique sur la manière d'exercer avec modération l'arbitraire. Cette lettre, dont Louis XVI autorisa l'impression, fut lue avec intérêt ; mais bientôt on se rappela que Malesherbes avait proposé mieux, qu'il voulait ne pas laisser l'arbitraire aux mains d'un ministre on d'un commis, et qu'il demandait un tribunal : tout autre palliatif parut insignifiant. Breteuil, arrivé au pouvoir avec peu d'étendue et de maturité dans les idées, très-content de lui-même, faisait grand bruit de petites réformes, dont l'effet était moins d'apaiser que d'encourager les réclamations. Une effervescence que tempérait la gaieté française se répandait surtout dans les rangs élevés de la société. Une ardeur singulière à chercher des sensations nouvelles, à s'ouvrir des routes inconnues, se manifestait, tantôt par des attaques vives et spirituelles contre les abus, tantôt par un enthousiasme bizarre pour toutes les prétendues découvertes annoncées à la crédulité publique. Les grands écrivains du dix-huitième siècle n'étaient plus ; Buffon qui leur survivait seul, touchait à la tombe[11]. Cependant Ducis, Delille, Parny, La Harpe, Marmontel, Le Brun, Saint-Lambert, soutenaient encore l'honneur de la littérature à son déclin. Quelques nouveaux écrivains s'étaient formés. Bernardin de Saint-Pierre publia ses Études de la Nature (1784), où il nuit le charme du sentiment et le prestige du coloris, pour répandre une morale douce et des idées souvent rêveuses d'amélioration sociale. Plus tard, Barthélemy vit accueillir son Anacharsis avec une extrême faveur. Collin d'Harleville, Andrieux, ramenèrent le goût et la gaieté sur la scène affadie par Dorat. Un succès, moins littéraire que politique, avait retenti au théâtre ; le spirituel et hardi Beaumarchais avait composé, et, ce qui ne semblait pas moins difficile, était parvenu à faire jouer le Mariage de Figaro (1784). Un gouvernement habile et ferme eût peut-être tiré parti de la verve de Beaumarchais pour préparer telle ou telle réforme ; mais il n'eut pas laissé représenter le Mariage de Figaro ; il aurait été trop certain de rester en arrière de l'impulsion donnée par cette pièce, plus propre d'ailleurs à dépraver qu'à diriger les esprits. L'épreuve d'une pareille représentation était donc très-redoutable pour un gouvernement faible, qui négligeait même les réformes urgentes ; et qui, par la plus inepte des contradictions, permit de livrer, en plein théâtre, un assaut à tous les abus dont il défendait de parler dans les ouvrages imprimés. Louis XVI, après s'être fait lire la pièce, dit qu'elle ne serait jamais jouée ; mais un refus du roi causait déjà peu d'inquiétude, et l'actif Beaumarchais n'était pas homme à s'en laisser déconcerter. C'est à la cour qu'il alla chercher des prôneurs pour une comédie où les grands seigneurs sont peints couverts de vices et traités d'imbéciles. Le Mariage de Figaro fut joué chez un homme de la société intime de la reine, le vomie de Vaudreuil. Marie-Antoinette ne s'y trouva point, parce qu'elle était souffrante ; mais le comte d'Artois et la duchesse de Polignac s'y amusèrent beaucoup. Les plus aimables sollicitations entouraient Louis XVI ; il répéta plusieurs fois, d'un ton brusque, son refus de permettre la représentation publique ; et, quand il eut fait voir toute sa mauvaise humeur, il céda. Jamais foule aussi prodigieuse n'avait assiégé les portes d'un théâtre : quelques femmes de la cour obtinrent, par insigne faveur, d'entrer avec les femmes de chambre des actrices ; et cent représentations n'épuisèrent point la malignité publique. A la haute imprudence de laisser jouer le Mariage de Figaro, le gouvernement ajouta une gaucherie. Cette pièce était à sa soixante-quatorzième représentation, lorsque la police enleva Beaumarchais et le conduisit à Saint-Lazare, maison de correction pour les jeunes libertins. On voulait ainsi lui donner un ridicule ; mais le public vit le côté sérieux de cette affaire et fut d'autant plus irrité, qu'il attribuait à ses applaudissements l'affront reçu par l'auteur de Figaro. La véritable ou la principale cause de cet acte arbitraire aurait été connue, que Paris dit également réclamé. Une lettre anonyme contre Beaumarchais avait paru dans un journal, cette lettre était d'un frère du roi (Monsieur) ; Beaumarchais le savait, et ne s'était pas cru obligé de modérer la réponse. Sa détention dura peu de jours, comme si l'on dit voulu seulement attirer sur lui un nouvel intérêt. Dès qu'il fut libre, les voitures se succédèrent à sa porte ; et les témoignages de la faveur publique consolèrent son amour-propre cruellement offensé. Cependant beaucoup de personnes s'indignaient du cynisme de l'ouvrage à la mode ; et Suard, qui eut le courage de se rendre leur organe dans mie séance de l'Académie française, fut vivement applaudi. Plus tard, un drame moral, l'École des Pères, obtint un succès de vogue. Le roi voulut témoigner sa satisfaction à l'auteur (Pièyre), et lui fit don d'une épée. Les spectateurs, par leur enthousiasme, manifestaient le plaisir qu'ils avaient à voir épurer la scène souillée par Figaro. Si la littérature perdait de son éclat, le développement des sciences pouvait nous dédommager et satisfaire un juste orgueil. Le nom de d'Alembert n'était plus sur la liste de l'académie des sciences[12] ; mais celui de Buffon, que j'aime à répéter, s'y trouvait encore ; et, sur cette liste, combien d'autres noms illustres ! La Grange, La Place, Lavoisier, Berthollet, Daubenton, Le Gendre, Lalande, Bailly, Condorcet, Vicq-d'Azir, Jussieu, Goldoni, Haüy, Monge, Fourcroy, etc. Ces hommes, pour la plupart déjà célèbres en Europe, garantissaient à la Emme un long avenir de gloire, dans les sciences mathématiques et physiques, et dans les sciences naturelles. Malheureusement, en dehors de ce qu'on pourrait appeler le cercle académique, les sciences étaient peu cultivées. Comme elles n'étaient pas encore admises, ou n'étaient que très-imparfaitement représentées dans notre système général d'enseignement, le public, et même un grand nombre de littérateurs, ne se faisaient pas une idée juste du véritable caractère et du but principal de ces admirables créations de l'esprit humain. Les belles méthodes qui depuis quelque temps s'y étaient introduites et qui, en donnant de l'unité et de l'ensemble aux travaux, provoquaient sans cesse de nouvelles découvertes, n'étaient guère connues que de ceux qui les avaient inventées ou qui en faisaient usage. En général, on ne demandait aux sciences que de l'utile pour la pratique ou du merveilleux pour l'amusement. Aussi, dans la société, arrivait-il souvent de voir confondre le chimiste et l'apothicaire, le physicien et le faiseur de tours, comme autrefois l'astronome avait été confondu avec le tireur d'horoscopes. Bien des gens connaissaient peu ou même ignoraient la plupart des noms que j'ai cités, et se prenaient d'admiration pour les jongleurs. L'enthousiasme public était prodigué à d'insignes charlatans. Jamais ces spéculateurs n'avaient été mieux accueillis en France ; ils y étaient attirés de tous les points de l'Europe par notre ardeur pour les nouveautés. Les plus habiles à exploiter la crédulité publique furent l'Italien Cagliostro et l'Allemand Mesmer. Le premier avait choisi Strasbourg pour théâtre de ses prodiges ; il se donnait le titre de comte, et tout annonçait autour de lui l'opulence ; il prétendait posséder les secrets de la véritable chimie, tels que les avaient découverts les prêtres de l'Égypte et de Linde. Les malades se pressaient à sa porte ; il affectait de n'accepter ni rétribution ni présent, donnait de l'argent aux pauvres, et couvrait de mystère la source de ses richesses. Affable pour les malheureux, il était fier avec les grands. Le cardinal de Rohan, un des hommes les plus fortement prédestinés à are dupes, lui fit demander la permission d'aller le voir : Si M. le cardinal est malade, répondit-il, qu'il vienne, et je le guérirai ; si M. le cardinal se porte bien, il n'a pas besoin de moi, ni moi de lui. Ce ton hautain n'empêcha pas le charlatan de devenir le complaisant et le dominateur du cardinal. Ses talents ne se bornaient pas à l'exercice de la médecine ; il faisait des évocations pour ses dupes privilégiées, et leur procurait le plaisir de causer, de souper avec des morts célèbres. Certainement il était fort adroit dans ses jongleries, car un homme de sens et d'honneur, le naturaliste Ramond, qui avait été secrétaire du cardinal de Rohan, ne fut jamais complètement désabusé ; et, vers la fin de sa vie, quand on plaisantait devant lui sur Cagliostro, il détournait la conversation. Un fait assez singulier, c'est que le charlatan italien, en arrivant à Strasbourg, avait, pour les autorités de cette ville, des lettres de recommandation du garde des sceaux, du ministre de la guerre et du ministre des affaires étrangères[13]. Mesmer avait essayé, à Vienne, de renouveler les rêveries relatives à l'influence des planètes sur l'homme ; il avait ensuite tenté des guérisons au moyen d'un fluide, dont il disait avoir découvert l'existence. Ses compatriotes ayant reconnu qu'il leur donnait pour avérées des cures illusoires, il jugea prudent de changer de théâtre. On peut, au premier coup d'œil, s'étonner que le genre de spectacle qu'il ouvrit en France ait, charmé les Parisiens. On voyait des malades silencieusement assis autour d'une caisse ou baquet magnétique. Après une attente plus ou moins longue, quelques malades tombaient en convulsion ; d'autres ne tardaient pas à les imiter ; on entendait des soupirs, des cris, des rires insensés. Il semblerait qu'à ce spectacle répugnant on dût craindre un traitement si pénible et peut-être si dangereux. Mais ces effets extraordinaires semblaient attester la puissance de celui qui les opérait. D'ailleurs, tout n'était pas sinistre dans les salons du magnétisme : ils étaient élégamment décorés, un demi-jour les éclairait, les sous du piano se faisaient entendre ; on y mêlait quelquefois des chants tendres et mélancoliques, et des parfums embaumaient l'air qu'on respirait. Ce n'était pas seulement autour des baquets que le magnétisme exerçait son action ; le médecin communiquait aussi de plus près le fluide au malade, quel que soit son sexe, et semblait renouveler son être par des sensations secrètes. Une foule de personnes attirées par l'espérance et la curiosité venaient chercher un remède à des maux réels ou imaginaires, se donner le plaisir de voir des scènes étranges, et se soumettre à des impressions qui, loin de produire toujours des crises violentes, faisaient naître souvent des rêveries délicieuses. Mesmer s'était annoncé comme un être doué de facultés particulières pour diriger le fluide universel ; mais il se ravisa, et, pour faire un trafic de plus, il déclara qu'avec la connaissance de certains principes tous les hommes pourraient disposer du merveilleux fluide. Quel bienfait pont l'humanité ! La médecine, si incertaine dans ses procédés et dans ses effets, allait disparaitre. Il n'y a qu'une nature, qu'une maladie, qu'un remède ; et chacun aurait le pouvoir de guérir ceux de ses semblables qu'il verrait souffrir. Une pareille découverte était trop belle pour refuser d'y croire. L'argent que Mesmer recevait de ses malades ne faisait qu'exciter son désir d'amasser une fortune immense. Le gouvernement lui proposa une pension de trente mille livres pour communiquer son secret à trois savants que désignerait le roi : si leur rapport lui était contraire, il conserverait cette pension ; et, si le rapport était favorable, il recevrait de nouvelles largesses. Mesmer refusa de telles offres ; il écrivait à la reine : Aux yeux de Votre Majesté, quatre ou cinq cent mille livres de plus ou de moins, employés à propos, ne sont rien ; le bonheur du peuple est tout. Ma découverte doit être accueillie, et moi récompensé avec une munificence digne du monarque auquel je m'attacherai. Il chercha cent souscripteurs qui voulussent, à raison de cent louis par tète, se faire initier à sa doctrine ; 540.000 livres furent versées dans ses mains ; et, peu satisfait encore, il prétendit à la fin des leçons n'avoir vendu son secret aux souscripteurs que pour eux seuils, et s'être exclusivement réservé le droit de le transmettre ; il voulait ouvrir, à son bénéfice, une souscription dans chaque province. Si cet homme a mis sur la voie pour arriver à des découvertes utiles, ce fut certainement à son insu, car il ne songeait qu'il se gorger d'argent. Ses élèves prouvèrent qu'ils avaient acheté le droit de secourir l'humanité ; et les sociétés de l'harmonie, destinées à répandre le mesmérisme, se formèrent dans toutes les provinces. Le gouvernement nomma des commissaires pour observer les expériences magnétiques. On remarquait parmi eux Lavoisier, Franklin, Bailly. Ce dernier fit un rapport facile à résumer dans ce peu de mots : les magnétiseurs opèrent des effets singuliers ; ces effets ne résultent point d'un fluide, dont rien n'annonce l'existence, ils sont produits par les moyens mis en œuvre pour exalter l'imagination des personnes magnétisées[14]. Ce rapport causa une vive sensation ; mais la plupart des partisans de Mesmer conservèrent leur foi à l'existence du fluide. Plusieurs étaient distingués par leur esprit, leurs biens, leur position dans le inonde : on citait l'avocat général Servait, le marquis de Chastelux, Bergasse, Duport, d'Esprémesnil, disposé en tout à l'exaltation. Ce magistrat, qui disait, M. de Cagliostro, dont l'amitié m'honore, indigné de la représentation des Docteurs modernes, vaudeville où le mesmérisme était touillé en ridicule, publia une brochure où il comparait Mesmer à Socrate en butte aux traits d'Aristophane. Des milliers de voix parlaient de détruire les préjugés, d'anéantir la superstition ; et, à la même époque, une mysticité bizarre enfantait des ouvrages recherchés, étudiés, commentés, dans un cercle plus étendu qu'on ne le croit communément. Le Philosophe inconnu publiait ses inintelligibles écrits, qui exerçaient toutes les facultés rêveuses et patientes de ses adeptes. Ce philosophe était Saint-Martin, homme de mœurs douces et d'une tendre piété. Bouliers, qui l'avait connu, disait : en l'écoutant, on partageait ses sentiments, sans comprendre ses idées. Un livre, dont le titre annonce de la folie, Mt traduit en 1785, et trouva des lecteurs enthousiastes. Ce livre est intitulé : les Merveilles du ciel et de l'enfer, et des terres planétaires et australes, par Swédemborg, d'après le témoignage de ses yeux et de ses oreilles. Tandis qu'une nombreuse classe d'oisifs se montrait avide de rêveries, de prodiges, d'émotions nouvelles, une de ces grandes découvertes dont le genre humain s'honore, vint offrir un argument à ceux qui jugeaient timide et vulgaire le mot impossible : cette découverte est celle des ballons. L'envie a voulu en faire hommage au hasard ; mais, qu'Étienne Montgolfier ait trouvé hi solution d'un grand problème, soit en méditant l'ouvrage de Priestley sur les différentes espèces d'air, soit en voyant s'élever un linge gonflé par l'air raréfié, on doit cette solution à son génie observateur. Pour arriver de l'idée première à l'exécution, il confia ses espérances à son frère Joseph Montgolfier ; et, liés d'eue tendre amitié, ils donnèrent la découverte, dont ils allaient étonner le monde, comme une propriété glorieuse qui appartenait à tons deux. Les frères Montgolfier habitaient Annonay, où ils avaient une papeterie perfectionnée par des procédés de leur invention : ils invitèrent les états du Vivarais, alors réunis dans cette petite ville, à être témoins d'une expérience de physique. On vit un énorme sac de toile, doublé de papier, se gonfler, s'élever rapidement à un millier de toises, et retomber après avoir parcouru environ trois quarts de lieues (5 juin 1785). Le procès-verbal fut envoyé à l'académie des sciences qui résolut d'examiner attentivement une telle découverte. Les frères Montgolfier vinrent répéter leur expérience, aux acclamations de tout Paris. Pilaire de Rosier ut le marquis d'Arlande osèrent les premiers tenter la navigation aérienne ; ils partirent du château de la Muette, passèrent sur Paris, et descendirent près de la route de Fontainebleau. Le procédé des frères Montgolfier consistait à raréfier l'air atmosphérique, dans l'intérieur du ballon, au moyen d'un réchaud allumé : ils ne faisaient point connaitre leur secret. Le physicien Charles jugea que le ballon s'élevait parce qu'il était rempli d'un air plus léger que l'air environnant. Il examina scientifiquement quel gaz produirait le mieux cet effet ; il reconnut que c'était celui qu'on nommait alors gaz inflammable — le gaz hydrogène. Il examina aussi de quelle matière il Cillait composer l'enveloppe, et quelle était la n'effleure forme à lui donner. Aidé du mécanicien Robert, il fit un aérostat de taffetas gommé qui, rempli du gaz le plus léger, s'éleva du Champ-de-Mars, eu présence d'une foule de spectateurs. Ses travaux étaient connus lorsque Pi bitte et d'Arlande se hasardèrent les premiers dans les airs ; ils préférèrent cependant une montgolfière. Bien des personnes, que ne rassurait pas la science de Charles, regardaient comme très périlleux de s'approcher de l'électricité des nuages, avec un vaste réservoir d'un gaz (pli s'enflamme aisément. Charles résolut de les détromper, eu se confiant lui-mente à son appareil pour traverser les nues. Sou entreprise paraissait si dangereuse, que, le jour même où il la réalisa, tin ordre du roi lai défendit de la tenter. Désolé de cet ordre qu'une malveillance envieuse l'accusait d'avoir sollicité, il parla avec tant de chaleur au buron de Breteuil, que le ministre consentit à fermer les yeux. La plus brillante partie de la population de Paris était réunie dans le jardin des Tuileries (1er décembre 1783) ; Charles et Robert s'élevèrent ensemble dans les airs. Cette ascension est impossible à décrire ; des femmes se trouvaient mal, des Hommes semblaient perdre la raison, et des milliers de voix saluaient les voyageurs par des cris frénétiques. Charles et Robert parcoururent neuf lieues, et descendirent dans la plaine de Nesle. Le duc de Chartres et d'autres seigneurs les avaient suivis à cheval. Charles, après avoir reçu leurs félicitations, remonta seul dans la nacelle, et partit de nouveau ; il semblait avoir déjà l'assurance d'un navigateur expérimenté. Cette invention, qui, dans tous les temps, eût électrisé les âmes, devait, à cette époque d'enthousiasme, exciter au véritable délire. Hâtons-nous, disait-on, de diriger les ballons, on nous serons devancés par les Anglais ; ces hardis marins vont s'emparer de la navigation aérienne. Les esprits moroses faisaient d'affreuses peintures des batailles qui seraient livrées dans les nuages ; ils entendaient déjà le bruit de l'artillerie se railler à celui de la foudre. Mais combien d'hommes, délicieusement émus, poilaient avec fierté du moyen qu'on venait d'acquérir pour rapprocher tons les pays, tous les peuples, et rêvaient aux diligences aériennes qui feraient circuler avec la rapidité dit veut les richesses et les lumières ! Les gens raisonnables attendaient, sans repousser aucune espérance. Cet homme, en regardant dédaigneusement un ballon, disait : A quoi cela sert-il ? — A quoi sert, lui dit Franklin, l'enfant qui vient de naître ? Les découvertes des savons et mène les jongleries des charlatans répandaient un vague désir de s'instruire. Il se forma dans la capitale, sous le nom de musées, des lieux de réunion di l'on faisait des lectures et des cours aux abonnés[15]. L'instruction qu'on y recevait était bien superficielle ; et, dans le même temps, une école publique destinée à perfectionner les hautes études, le collège de France était désert ; les professeurs y faisaient, avec négligence, des cours à peine suivis par un petit nombre d'élèves. Il se formait aussi des clubs : on v lisait les journaux ; et, dans la plupart, on jouait. Le premier établissement connu sous cc nom, à Paris, est de 1782. Quand le dite de Chartres fit abattre les arbres du Palais-Royal, afin de construire les galeries marchandes, un certain nombre d'oisifs qui avaient l'habitude de se réunir chaque jour sons ces beaux arbres pour s'entretenir de nouvelles se trouvèrent fort embarrassés de leur temps et de leurs personnes. Ln spéculateur leur offrit de les recevoir dans un appartement, où ils trouveraient les journaux. Le lieutenant de police autorisa l'ouverture du club politique, sous la condition que les abonnés ne parleraient ni de gouvernement ni de religion. Les établissements de ce genre se multiplièrent ; et, peu d'années après, il eu existait dans presque toutes les villes de France. La conversation avait bien moins de liberté, dans les musées, dans les clubs, que dans beaucoup de salons. Les épigrammes et les pamphlets, les chansons et les caricatures, alimentaient l'avide malignité des Parisiens. Les ministres, surtout Calonne et Miroménil, étaient l'objet de satires mordantes. Mesdames de Polignac, la princesse de Lamballe et d'autres femmes de la cour, étaient déchirées dans des libelles obscènes. Marie-Antoinette n'était point épargnée. Le public, qui l'avait d'abord si bien accueillie, loin de la fêter encore[16], censurait avec causticité sa conduite, ses dépenses, et son affection pour son frère. Les évènements extérieurs donnèrent occasion de répéter fort injustement qu'elle sacrifiait l'intérêt de la France à celui de l'Autriche. Joseph II, lors de la rupture entre l'Angleterre et la Hollande, avait voulu profiter des embarras de cette dernière puissance pour étendre la limite des Pays-Bas et pour faire revivre des prétentions éteintes par les traités. Après la paix, il jugea que la France répugnerait à entrer dans une nouvelle guerre, et il fit des réclamations vraiment absurdes à la Hollande. Il voulait que, sans égard pour les traité de 1715 et de 1718, les limites de 1664 fussent rétablies, que Maëstricht, le comté de Vronhauven, le pays d'Outre-Meuse, etc., lui fussent cédés ; il demandait, contre les dispositions du traité de 1751, la pleine possession du cours de l'Escaut depuis Anvers jusqu'à Saftingen ; il demandait encore la démolition de plusieurs forts, et une somme de cinquante millions de florins. Les états généraux, sans se laisser intimider par ses menaces, annoncèrent qu'ils soutiendraient leurs droits et firent eux-mêmes des réclamations de territoire et d'argent. L'empereur consentit à réduire ses demandes ; il n'exigeait plus que Maëstricht et la libre navigation de l'Escaut ; mais un refus serait le signal de la guerre, et il donna des ordres pour qu'un de ses bâtiments entrât dans l'Escaut. Les Hollandais canonnèrent et prima ce bâtiment (4 octobre 1784). Les états généraux avaient réclamé le secours de la France ; et l'on juge facilement que les Parisiens embrassèrent avec chaleur la cause des Hollandais. Louis XVI ne se prononçant pas sur-le-champ, on accusa la faiblesse des ministres et l'affection de la reine pour son frère. Le comte de Vergennes pensait que la France, replacée au rang le plus honorable, devait éviter les hasards d'une guerre que ne lui commandaient point ses intérêts politiques, et dans laquelle on verrait s'unir contre elle l'Autriche, la Russie et la Grande-Bretagne. Le rôle de médiateur lui paraissait le plus utile et le plus noble ; mais, en exposant sa manière de voir à Louis XVI, il insista sur la nécessité de ne point souffrir que l'empereur opprimât la Hollande, et de réunir des forces suffisantes pour prévenir ou réprimer les effets de son ambition. Marie-Antoinette se trouvait dans une situation pénible ; mais elle eut des sentiments français. Le roi, comme avant la guerre d'Amérique, voulut que chaque ministre donnât son opinion écrite. Le marquis de Ségur devait sa place à la reine, il !ni présenta le mémoire qu'il allait remettre au roi, et lui exprima ses regrets d'être obligé, par son honneur et sa conscience, d'énoncer un avis contraire aux intérêts de l'empereur. Marie-Antoinette l'approuva de remplir le devoir d'un sujet fidèle, et dit : Je ne puis oublier que je suis sœur de l'empereur ; mais je me souviens surtout que je suis reine de France et ancre du Dauphin. Louis XVI, après avoir donné l'ordre de former deux armées, l'une en Flandre et l'autre sur le Rhin, écrivit de sa main à son beau-frère. Sa médiation fut acceptée et parut même provoquée par les deux puissances, dont la querelle menaçait le repos de l'Europe. L'empereur borna ses demandes à des excuses que la Hollande lui ferait, par la bouche de deux députés, pour avoir insulté son pavillon, et an payement d'une somme de 9.500.000 florins Les états généraux consentaient aux excuses, mais ils s'opiniâtraient à ne payer que cinq millions de florins. La puissance médiatrice déclara qu'elle donnerait le surplus, en prenant soin toutefois de s'assurer des avantages qui surpassaient de beaucoup ce sacrifice. Dix jours avant leur traité avec l'empereur, les Hollandais signèrent avec le cabinet de Versailles un traité d'alliance (10 novembre 1785) qui devait pour longtemps enlever à l'Angleterre toute influence sur les Provinces-Unies. La France paraissait généreuse ; elle était habile et sage ; elle maintenait la paix de l'Europe, elle épargnait les sommes bien autrement considérables que lui aurait coûtée : la guerre, et s'assurait une grande prépondérance en Hollande. Ces résultats font honneur à Vergennes ; mais les Parisiens en jugèrent différemment ; ils ne voyaient pas les avantages du traité, ils blâmaient qu'on donnât de l'argent ; et l'on entendait partout répéter que Marie-Antoinette livrait à son frère les trésors de la France. A la même époque, un événement scandaleux, étrange, compromit la reine d'une manière plus grave ; la majesté l'ovale en fut profanée. Il existait dans Paris une comtesse Lamotte, encore jeune, assez jolie, spirituelle et fort intrigante. Cette femme était le dernier reste du sang ries Valois, dont elle descendait par mi bâtard de Henri Il. Laissée orpheline en bas âge par un père mort à l'Hôtel-Dieu, elle mendiait, lorsque les soins bienfaisants de la comtesse de Boulainvilliers tirent constater son origine. Un mauvais sujet l'épousa par spéculation : elle cherchait des appuis parmi les grands seigneurs, et en obtenait des secours, des présents, à différents titres. Le désir d'avoir part aux bienfaits de la grande aumônerie l'avait conduite chez le prince Louis de Rohan. Ce haut dignitaire de l'église, cardinal, évêque de Strasbourg et grand aumônier de France, conservait à cinquante ans les goûts d'une jeunesse dissolue. Effronté dissipateur, il ne concevait pas, disait-il, qu'un galant homme pût vivre avec douze cent mille livres de rente. Le seul évêché de Strasbourg lui en rapportait quatre cent mille, qui suffisaient à peine aux profusions de son château de Saverne. Une partie des fonds qui lui étaient confiés, en qualité de grand aumônier, pour secourir l'infortune, servait à payer ses déhanches. La comtesse de Lamotte sut lui plaire et fut au nombre des femmes avec lesquelles il avait des relations intimes. Ce prince était dans une complète disgrâce à la cour. Il avait, lors de son ambassade à Vienne, servi étourdiment les ennemis de la Dauphine ; et Marie-Thérèse l'avait frit rappeler. À son retour, essayant avec audace un moyen coupable de faire oublier ses torts, il avait osé feindre, pour sa souveraine, une passion violente ; et Marie-Antoinette l'avait éloigné d'elle. La disgrâce pesait d'autant plus à l'orgueil du cardinal, qu'il se croyait né pour gouverner l'État ; et, dans ses conversations particulières, il lui arrivait de parler avec amertume de l'inimitié de la reine, qui seule, disait-il, lui fermait l'entrée du ministère. Madame de Lamotte jugea tout le parti qu'elle pouvait tirer d'un homme vain et crédule, que l'amitié de Cagliostro semblait avoir préparé à toutes les mystifications dont on voudrait le rendre l'objet. Un jour le prince arrivait de Saverne, elle l'aborda d'un air radieux et lui dit qu'en son absence elle avait vu plusieurs fois secrètement hi reine, qui la comblait de faveurs particulières, qu'elle avait osé prononcer le nom de son bienfaiteur, que les préventions s'affaiblissaient, et qu'elle espérait bientôt arriver au moment heureux où Marie-Antoinette rendrait sa bienveillance au cardinal : ce récit le transporta d'espérance et de joie. Comment put-il ajouter foi à la prétendue intimité de la reine avec une espèce d'aventurière ? Les expressions manquent pour expliquer de pareilles turpitudes : l'être perdu de mœurs qui le trompait feignit des demi-confidences, et son imagination impure les acheva. Madame de Lamotte, conjurée par le prince de multiplier ses démarches, allait passer quelques heures dans une hôtellerie de Versailles et revenait continuer ses récits. Cette femme fit écrire par le crédule cardinal un mémoire justificatif que la reine, disait-elle, consentait à recevoir. Le comte de Lamotte avait un digne ami, nommé Villette, qui possédait le talent d'uni faussaire. Ce misérable écrivit quelques billets très courts et sans signature, que madame de Lamotte était censée recevoir de la reine, pour les remettre au prince. Les billets disaient qu'on approuvait ses sentiments, qu'on pourrait beaucoup oublier, qu'il fallait attendre. Le cardinal pressait son ange tutélaire d'obtenir un entretien qui devait assurer sa grâce et son élévation. La comtesse de Lamotte osa lui dire qu'il verrait la reine, que la faveur d'un entretien lui était accordée pour telle nuit, dans tel bosquet de Versailles. La scène qui se passa serait incroyable si elle n'avait pas été juridiquement constatée. Une femme publique, trompée par les Lamotte, persuadée que Marie-Antoinette voulait s'amuser d'une mystification, joua dans le bosquet le rôle de la reine, à qui elle ressemblait par sa taille et même par l'ensemble de ses traits. Cette femme prononça à demi-voix, le passé est oublié, laissa tomber une rose ; le cardinal baisa le pied de celle qu'il croyait être sa souveraine. On se hâta de faire du bruit ; madame de Lamotte accourut, en disant : Madame et madame la comtesse d'Artois viennent de ce côté. L'actrice s'enfuit ; le cardinal se retira précipitamment, emportant la rose et enivré de bonheur. Dès ce moment, sa raison fut asservie aux volontés de madame de Lamotte. Le faussaire qui secondait cette intrigue écrivit un billet où Marie-Antoinette témoignait quelque regret de la brièveté de l'entretien. Bientôt le cardinal reçut une autre missive où la reine était supposée dire que, n'ayant pas dans le moment soixante mille livres dont elle voulait disposer pour un acte de charité, elle désirait qu'il les lui envoyât par madame de Lamotte. Cette somme, et une autre de cent mille livres demandée peu de temps après, furent données avec empressement. Ces escroqueries n'étaient que le prélude d'un vol bien autrement hardi. Deux joailliers avaient réuni des diamants de la plus rare beauté pour en former un collier qu'ils espéraient faire acheter à madame du Barry. Louis XV étant mort, ils présentèrent à son successeur ce collier évalué seize cent mille livres. C'était pendant la guerre : A ce prix, dit Louis XVI, j'aurais deux vaisseaux de lignes. — Oui, ajouta la reine, nous avons plus besoin de vaisseaux que de diamants ; et, quel que pût être son regret de ne pas posséder cette brillante parure, elle y renonça. Tout Paris connaissait la magnificence du collier ; et madame de Lamotte conçut l'espoir de s'emparer d'une si riche proie. Le cardinal se laissa persuader que la reine désirait avec ardeur le collier, et voulait qu'il l'achetât secrètement pour elle, en prenant différents termes de payement : il demanda cependant, pour une acquisition aussi considérable, un ordre positif et signé. On ne fut pas embarrassé de lever cette difficulté ; mais le faux était grossier, il aurait dû révéler toute l'intrigue. Villette signa, Marie-Antoinette de France. On a peine à concevoir qu'un homme de la cour, un diplomate, n'ait pas remarqué qu'une princesse d'Autriche n'avait pu signer de France : il fallait avoir la vue ou l'esprit fasciné. Le collier fut acheté (1er février 1785) ; et, dans une nouvelle scène de mystification, le prince déguisé, caché au fond d'une alcôve, dans une auberge de Versailles, vit madame de Lamotte remettre le précieux dépôt à une espèce de valet de chambre qu'on annonça par ces mots : De la part de la reine. Lamotte alla vendre en Angleterre une partie des débris du collier dépecé et revint en France. La comtesse faisait beaucoup d'acquisitions, de dépenses ; elle en cachait une partie au cardinal ; ce qui lui en était connu s'expliquait par les libéralités de la reine. Pour juger l'adresse de l'intrigante et la crédulité de sa dupe, il suffit d'observer que, pendant près d'une année, depuis la scène du bosquet, madame de Lamotte sut éluder toutes les instances du prince pour obtenir un nouvel entretien ; et que ce prélat, appelé si souvent à la cour par ses fonctions de grand aumônier, ne fut jamais frappé de ce qu'aucun mot, aucun geste de la reine, ne lui indiquait un retour de bienveillance. Son aveuglement était si complet, que, se croyant près du ministère, il fit des réformes dans sa maison, et sembla même vouloir prendre la conduite et la gravité d'un homme appelé à gouverner le, royaume. On approchait de l'époque du premier payement. L'intrigante se flattait que le prélat, en découvrant la vérité, n'oserait révéler le rôle honteux qu'il venait de jouer et serait contraint, par son intérêt, à se taire et à payer ; cependant elle n'en désirait pas moins éloigner le moment d'une explication redoutable. Plusieurs semaines à l'avance, elle parla de l'embarras que Marie-Antoinette éprouvait pour subvenir à ce premier payement ; elle excitait le cardinal à se faire un nouveau titre bien puissant à la reconnaissance de la reine : il chercha de l'argent ; sa mauvaise réputation ne permit pas d'accroitre ses dettes. Pour traiter avec les joailliers, le cardinal avait été obligé de leur dire, sous le sceau du secret, qu'il agissait au nom de la reine et de leur montrer l'ordre supposé. Les joailliers, dont un retard de payement compromettait la fortune, prirent, à l'insu du prince, le parti d'exposer leur situation, dans une lettre respectueuse à la reine. L'indignation de Marie-Antoinette fut égale à sa douleur, en apprenant à quel point on avait osé abuser de son nom. Son seul tort, dans cet étrange événement, est de n'en avoir pas aussitôt donné connaissance à Louis XVI. Le monarque eût fait appeler Vergennes et Miroménil, puisque l'un était le ministre qui lui inspirait le plus de confiance, et l'autre le chef de la justice. Ces deux ministres, jugeant avec calme, auraient senti combien il importait d'étouffer cette affaire, de ne point livrer au public le nom de la reine, dans un temps où les préventions étaient déjà si multipliées contre elle : l'éloignement du cardinal et un profond secret auraient tout terminé. Malheureusement la reine consulta l'abbé de Vermond et le baron de Breteuil, ennemis déclarés du prince de Rohan. Celui-ci l'avait emporté sur Breteuil pour l'ambassade -de Vienne, en 1770 ; et, pendant son séjour en Autriche, il avait peu ménagé l'abbé de Vermond. Ces deux hommes ne songèrent qu'à le perdre, en faisant éclater son châtiment et sa honte. La reine était encore exaltée par leurs conseils, quand elle alla révéler à Louis XVI l'outrage qui la désespérait. Breteuil, qui avait interrogé les joailliers, mit sous les yeux du roi un mémoire qu'il leur avait fait rédiger. Leur déposition était sincère, mais nécessairement fort incomplète ; ils ne faisaient aucune mention de madame de Lamotte, avec laquelle ils n'avaient pas traité, et qu'ils ne connaissaient point ; en sorte que le cardinal était seul mis en scène. Louis XVI le méprisait pour son impiété, ses dettes et ses débauches, et le croyait très capable d'un vol. C'est, répéta-t-il plusieurs fois, c'est un besogneux qui fait de la terre le fossé ; il aura pris ce collier pour le vendre, sauf à le payer ensuite s'il peut. Le garde des sceaux et Vergennes, mandés trop tard, offrirent en vain des avis prudents. Breteuil soutenait que l'éclat n'était dangereux que pour le cardinal ; Marie-Antoinette embrassait cette opinion avec ardeur, et Louis XVI voulut lui donner la consolation qu'elle désirait. Cette discussion avait lieu le matin d'un jour de fête solennelle (15 août 1785) ; le cardinal, en habits pontificaux, était dans la galerie de Versailles, au milieu des courtisans. Louis XVI le fit appeler dans son cabinet, en présence de la reine et de plusieurs ministres. Aux questions que le roi lui adressa d'une voix sévère, le cardinal très-ému répondit qu'il avait acheté le collier..., qu'il le croyait dans les mains de la reine..., que madame la comtesse de Lamotte-Valois lui avait dit que la reine, désirait qu'il fit cette acquisition. Les reproches de Marie-Antoinette sur son inconcevable crédulité achevaient de. le troubler ; Louis XVI, par un sentiment de bonté et de justice, le fit passer dans une pièce voisine, pour écrire sa déclaration. Lorsque, après l'avoir apportée, il sortit, le baron de Breteuil, d'après l'ordre du roi, l'arrêta et le fit conduire à la Bastille[17]. Cet événement produisit une grande sensation dans la capitale. La puissante famille des Rohan se répandit en plaintes amères sur la manière violente, illégale, dont un homme de si haute naissance et revêtu de tant de dignités venait d'être arraché à ses fonctions et jeté dans une prison d'État. Le public parla de cette arrestation comme d'un abus de pouvoir sollicité par la reine, pour violer quelque intrigue à laquelle on sacrifiait le cardinal. Louis XVI lui donna le choix de se confier à sa clémence, ou d'être jugé, soit par le parlement, soit par une commission. Le prisonnier consulta sa famille et s'en remit à la justice du parlement[18]. Madame de Lamotte fut arrêtée ; mais il n'y eut pas de lettre de cachet contre son mari, qui se hâta de fuir en Angleterre. On arrêta Cagliostro et sa femme ; il ne parait pas cependant qu'ils eussent aucune part à l'affaire du collier ; ils étaient à Lyon, tandis que madame de Lamotte ourdissait son intrigue. Les magistrats curent peine à éclaircir ce chaos d'iniquités. Des personnages essentiels au procès leur étaient inconnus ; on n'avait encore parlé ni des actes du faussaire ni de la scène du bosquet de Versailles. Le cardinal accusait madame de Lamotte, Madame de Lamotte accusait le cardinal et Cagliostro ; aucune assertion n'était prouvée. Des lumières sortirent d'une source où jamais on n'eut imaginé de les chercher. Un religieux minime, le père Loth, se présenta au procureur général, déclara que sa conscience lui reprochait des huttes, mais qu'elles ne pouvaient affaiblir la fidélité qu'il devait au roi et à la reine. Ce moine avait en l'ambition de prêcher à la cour : il fallait que le grand aumônier voulut bien l'agréer. Avant ouï parler du crédit de madame de Lamotte, il s'était adressé à cette dame. Son sermon examiné par ordre du cardinal avait paru trop médiocre : mais, sa protectrice insistant, on lui en avait procuré un autre qu'il avait prêché. Souvent il était retourné chez madame de Lamotte, et, lié de plus eu plus avec elle, il connaissait de vue toutes les personnes de sa société. Depuis le commencement de procès, une foule de circonstances et de propos revenaient s'offrir à sa mémoire. Pour juger combien de mots indiscrets avaient pu être dits en sa présence, il faut savoir à quel point les Lamotte portaient l'impudence et l'étourderie. On croirait qu'après le rendez-vous de Versailles ils s'étaient hélés de payer et d'éloigner la principale actrice. Non, cette femme à qui ils avaient promis quinze mille livres n'en avait reçu que quatre mille ; et, pour la dédommager sans doute, ils l'admettaient dans leur société et la présentaient dans différentes maisons. Son nom de galanterie était d'Essigny ; ils l'avaient transformée en baronne d'Oliva ou d'Olisva, anagramme du nom de Valois. Le P. Loth, sans pouvoir rien expliquer, fit connaître que la présence clone dame d'Oliva et d'un nommé Villette serait importante au procès. Ces deux personnages étaient en fuite ; Villette fut arrêté à Genève, et la d'Oliva à Bruxelles. Leurs déclarations apprirent aux magistrats jusqu'où pouvait être portée la crédulité du prince de Rohan[19]. Les scandales s'accumulaient dans l'affaire dit collier. L'abbé Georgel, vicaire général de la grande aumônerie, et secrétaire du cardinal, publia un mandement pour le carême. Les curieux s'arrachèrent cette pièce, qui commence par ces mots : Envoyé vers vous, mes très-chers frères, comme le disciple Timothée le fut au peuple que Paul dans les liens ne pouvait plus enseigner, il nous a dit : Je dépose en vos mains le pain de la divine parole, pour le rompre aujourd'hui dans l'assemblée des fidèles... Et le disciple du cardinal de Rohan fulmine contre l'impiété ! Il n'y avait plus d'autre sujet de conversation que le grand procès ; tous les écrits relatifs à cette mystérieuse affaire étaient attendus et lus avec avidité. Il fallut des gardes à la porte de l'avocat de Cagliostro, pour contenir la foule le jour on parut son Mémoire. Les personnes sensées, loin d'accorder aucun intérêt au cardinal, voyaient avec indignation nit prince de l'Église se présenter à la justice encre lin charlatan qu'il avouait pour son ami, et une femme publique dont il se disait la dupe. Les mêmes personnes déploraient qu'une jeune reine eût mis, dans sa conduite, assez de légèreté pour qu'un homme pût s'imaginer qu'elle lui donnait, dans les bosquets de Versailles, un rendez-vous nocturne. Mais le public riait, charmé d'avoir en spectacle des scandales inouïs. Les préventions auxquelles Marie-Antoinette : était en butte suscitaient au prisonnier de nombreux défenseurs, qui voulaient le trouver innocent pour qu'elle fût coupable. On disait généralement qu'elle avait en des relations avec madame de Lamotte, qu'elle avait donné l'ordre d'acheter le collier, et que le prince était son malheureux agent. À la manière dont un nom auguste était mêlé dans cette affaire, on eût dit que la reine était mise en cause, et que le parlement allait la juger. Jamais, peut-être, les magistrats ne furent environnés de plus d'intrigues. La famille des Rohan usait de tout son crédit pour obtenir un acquittement, et Breteuil s'efforçait de déterminer une condamnation. Ce ministre alla jusqu'à donner l'ordre d'arrêter Ramond, qui passait en Angleterre, pour y chercher la preuve qu'une partie du collier avait été vendue par Lamotte ; mais, prévenu à temps, Ramond changea de route et parvint à Londres[20]. Les principaux accusés étaient depuis près de dix mois à la Bastille lorsque la grand'chambre prononça le jugement, dans une séance qui commença avant six heures du matin, et ne finit qu'à neuf heures et demie du soir. Le procureur général conclut à ce que le cardinal fût tenu de déclarer à la chambre assemblée qu'il avait agi témérairement, qu'il en demandait pardon au roi et à la reine, en présence de la justice, qu'il fût tenu de se démettre de la charge de grand aumônier, et de n'approcher d'aucun lien où serait la famille royale, qu'il fût condamné à une amende, dont la chambre déterminerait la quotité, et à rester en prison jusqu'à ce que le jugement fût exécuté. Dans le public, et même au sein de la magistrature, il s'agissait moins d'un procès que d'une affaire politique. Les conclusions étaient justes ; un conseiller les traita de sauvages ; un autre dit qu'elles étaient l'œuvre d'un ministre facile à reconnaître. Peu de juges suivirent du procureur général ; mais plusieurs voulaient qu'en déchargeant de l'accusation le prince de Rohan on lui enjoignît d'être plus circonspect à l'avenir ; d'autres prononçaient la mise hors de cour, formule qui laissait planer des soupçons sur l'accusé ; une majorité de cinq voix l'acquitta honorablement. L'arrêt condamna la comtesse de Lamotte à la marque et à la réclusion, son mari aux galères perpétuelles, Villette au bannissement, Cagliostro fut déchargé de l'accusation, et la d'Oliva fut mise hors de cour. Dix mille personnes remplissaient la salle des Pas-Perdus, les escaliers et les cours du palais. Lorsqu'on sut que le prince était acquitté honorablement, des acclamations s'élevèrent : les juges, à leur sortie, reçurent des marques d'approbation bruyantes ; on eût dit qu'un grand citoyen venait d'être sauvé par des magistrats courageux. La foule se porta le lendemain à l'hôtel du cardinal, qu'on obligea de paraître sur un balcon, et Cagliostro reçut les mêmes honneurs. La reine, en apprenant l'acquittement du cardinal, accusa les juges de partialité et se regarda comme outragée par eux. Louis XVI éprouva les mêmes sentiments. Quelques heures après que le prince de Rohan fut sorti de la Bastille, Breteuil lui porta, de la part du roi, une lettre de cachet qui l'exilait à son abbaye de la Chaise-Dieu, et lui enjoignait de donner sa démission de la grande aumônerie. Cagliostro fut exilé de France. La famille de Rohan, la haute noblesse, la plus grande partie du public, improuvèrent avec chaleur ces peines infligées à des hommes que la justice venait de déclarer innocents. Tandis que le roi et la reine trouvaient l'arrêt trop indulgent à l'égard de deux accusés, ils le jugeaient trop sévère contre madame de Lamotte et regardaient comme un nouvel outrage la disposition qui flétrissait, par la main du bourreau, la descendante des Valois. Louis XVI voulait commuer la peine ; ruais le garde des sceaux et Vergennes lui représentèrent que sa clémence accréditerait des bruits injurieux pour la reine le jugement reçut son exécution. La femme Lamotte ne resta détenue que deux ans ; elle s'évada, et s'enfuit à Londres, où, de concert avec son mari, elle publia contre la reine un atroce libelle. Peu de jours après l'issue de ce procès, fatal au trône et à l'église, le roi partit pour Cherbourg (juin 1786) : il allait visiter les hardis travaux entrepris pour donner un nouveau port de guerre à la France. Partout, sur son passage, Louis XVI reçut des témoignages sincères de l'amour des Français : il eu fut louché ; il se montra bon, et même plus affectueux qu'il ne l'était d'habitude. A Cherbourg, il répondit avec effusion, au cri de Vive le roi ! par celui de Vive mon peuple ! Ce voyage l'enchantait. Dans ses maisons royales, il vivait, entouré de gens dont il savait que la plupart le jugeaient avec légèreté ; en voyageant, il se trouvait au milieu d'honnies heureux de sa présence, pénétrés de respect et de reconnaissance ; il se sentait à son aise. La réclusion de nos rois dans leur cour était funeste. Si Louis XVI cuit quelquefois quitté ses châteaux pour communiquer avec les Français, ses idées se fussent étendues, et son caractère eût pris un peu de hardiesse. Les moments du voyage de Cherbourg doivent être comptés parmi les moments si rares où ce prince a connu le bonheur. Quelque temps auparavant, Louis XVI avait donné une noble preuve de son amour pour l'humanité. La lecture des voyages de Cook, la pensée dit bien qui pouvait résulter de ces belles explorations, et la gloire qu'en recueillait l'Angleterre, lui avaient inspiré le désir qu'un voyage autour du monde, conçu dans des vues bienfaisantes, honorât son règne et la France. La Pérouse lui fut désigné pour cette expédition pacifique. Fleurieu rédigea la partie des instructions et des ordres qui exigeaient les connaissances d'un marin ; mais la partie qu'on pourrait appeler morale fut écrite par Louis XVI. Le passage suivant est de lui : Si des circonstances impérieuses, qu'il est de la prudence de prévoir, obligeaient jamais le sieur de la Pérouse à faire usage de la supériorité de ses armes sur celles des peuples sauvages, pour se procurer malgré leur opposition les objets nécessaires à la vie, tels que des subsistances, du bois, de l'eau, il n'userait de la force qu'avec la plus grande modération et punirait avec une extrême rigueur ceux de ses gens qui auraient outrepassé ses ordres. Dans tons les autres cas, s'il ne peut obtenir l'amitié des sauvages par les bons traitements, il cherchera à les contenir par la crainte et les menaces, mais il ne recourra aux armes qu'à la dernière extrémité, seulement pour sa défense, et dans les occasions où lotit ménagement compromettrait décidément la sûreté des bâtiments et la vie des Français dont la conservation lui est confiée. Sa Majesté regarderait comme un des succès les plus heureux de l'expédition qu'elle pût être terminée sans qu'il en eut conté la vie à un seul homme. Ce voyage entrepris dans des villes si pures, et que le ciel sembla d'abord protéger, n'offrit bientôt qu'une suite d'évènements déplorables. La Pérouse vit périr successivement, dans les flots ou par les coups des sauvages, plusieurs hommes intéressons qui l'accompagnaient ; il était parti au commencement du mois d'août 1785, on reçut pour la dernière fois de ses nouvelles, en septembre 1788. Louis XVI parlait souvent de cette entreprise, dont il avait conçu de si douces espérances ; et il dit un jouir, en laissant échapper un soupir : Je vois trop que je ne suis point heureux ! Louis XVI aurait été un roi, si la bonté suffisait pour gouverner les hommes : il réalisait quelques idées bienfaisantes, mais sa faiblesse et son défaut de lumières laissaient de plus en plus l'administration s'embarrasser, les parlements s'irriter, la cour s'enivrer, et le peuple gémir des charges publiques. Lorsqu'on voit le charlatanisme et la déraison de l'époque sur laquelle nous venons de jeter un coup d'œil, il semble que Calonne ait été choisi pour que les Français eussent un ministre digne de ces jours de folie. J'ai dit ses dépenses ; obus allons examiner les moyens qu'il employa pour essayer d'y subvenir. Sous ce rapport, son administration offre deux phases très-distinctes, dont la première terminera ce Livre. Au milieu des applaudissements qu'obtinrent les premiers actes de Calonne, il ferma un emprunt. de deux cents millions qui n'en avait encore produit que cent ; et il ouvrit un autre emprunt de cent millions, à des conditions beaucoup plus favorables pour les préteurs (décembre 1785). L'appât qu'il leur offrait, la confiance qu'il venait d'inspirer, le ton avec lequel il affirmait que l'ordre allait s'établir, lui valurent un plein succès. Le public porta plus d'argent au trésor qu'on ne voulait en recevoir, et l'emprunt gagna jusqu'à onze pour cent. Ce début était brillant ; un grand seigneur disait : Je savais bien que Calonne sauverait l'État, mais je n'aurais jamais cru qu'il y parviendrait si promptement. Le contrôleur général établit une caisse d'amortissement ; mais cette institution financière avorta, parce qu'on ne savait mettre ni de l'ensemble dans les projets utiles ni de la suite dans leur exécution[21]. Les préambules des édits de Calonne sont curieux. Le premier annonce qu'on prend des mesures pour établir l'équilibre entre les recettes et les dépenses, et qu'on parviendra à diminuer les impôts. Un arrêt du conseil en même temps annonce que le roi sacrifie toute dépense d'agrément, diffère toutes celles qui ne sont pas urgentes, et se prive pendant quelque temps du plaisir de faire des grâces. L'édit relatif à la caisse d'amortissement porte que, dans l'espace de vingt-cinq ans, il sera remboursé plus de douze cent soixante-quatre millions de la dette publique, que le gouvernement a un plan, dont il ne se départira jamais, qui, mettant l'ordre dans toutes les parties de la finance, et donnant au crédit de la force, étendra l'agriculture, soutiendra les efforts du commerce, l'énergie de l'industrie nationale, rendra tous les soulagements possibles et toutes les améliorations faciles. Un an après son emprunt de cent millions, Calonne en demanda un autre de cent vingt-cinq. Tout l'art du financier était mis en œuvre pour séduire les capitalistes. Le préambule faisait valoir qu'en prenant part à cet emprunt on n'anéantirait pas ses fonds, comme dans les rentes viagères, qu'on n'aliénerait pas son capital, comme dans les rentes perpétuelles, et qu'on ne recevrait pas des remboursements partiels, comme pour les annuités. Un certain nombre de préteurs seraient remboursés intégralement chaque année, ce qui éteindrait l'emprunt en vingt-cinq ans. Les remboursements seraient accompagnés d'une augmentation progressive du capital, en sorte que les prêteurs compris dans la vingt-cinquième série recevraient cent pour cent. Le préambule annonçait aussi que l'emprunt n'était ouvert que pour faciliter toutes les dispositions d'ordre et d'économie. Le parlement, qui avait fait des observations sur le premier emprunt, en présenta de plus sévères sur celui-ci : il exposa au roi avec quelle douleur on voyait, malgré son économie personnelle, le fardeau de la dette s'accroître et les actes de l'administration contraster avec ses promesses. Toutefois le parlement enregistra le nouvel emprunt, dans la crainte, s'il prolongeait sa résistance, de porter un coup funeste au crédit. L'accumulation et la diversité des emprunts, l'existence de différentes sortes d'actions, émises par la caisse d'escompte, par la compagnie des eaux de Paris, par la banque de Saint-Charles[22], etc., les prodigalités du contrôleur général qui répandaient l'ardeur de s'enrichir et de dépenser, donnèrent à l'agiotage une impulsion inconnue sous les ministères précédents. On vit se livrer avec fureur aux jeux de bourse des banquiers, des capitalistes, et même des spéculateurs sans argent. Les Parisiens, encore novices à ces jeux, s'étonnèrent d'apprendre qu'il s'était vendu quatre fois plus de dividendes de la caisse d'escompte qu'il n'en existait ; ils ne conçurent point cet effrayant prodige ; cependant, comme il ne s'agissait que de paris sur le taux des dividendes, on aurait pu en vendre à l'infini[23]. Calonne, inquiet de la rumeur qu'excitaient dans le public ces jeux effrénés, crut rétablir l'ordre en commandant la probité par arrêt da conseil ; il fit déclarer nuls les marchés de bourse, pour lesquels les effets négociés n'auraient pas été déposés avant trois mois (août 1785). Cet arrêt fut très-diversement jugé. Les banquiers dirent qu'on attentait à la liberté des conventions ; Calonne soutint la mesure qu'il avait prise, l'argent se resserra et les effets publics baissèrent. Dans l'ignorance générale des affaires de finance, un reproche injuste fut adressé au ministre ; ou l'accusa d'avoir rendu le gouvernement agioteur, parce qu'il avait fait acheter des effets royaux à la bourse : son but était d'arrêter leur baisse, et cette opération n'avait rien que de légitime et d'utile. Mais on reconnait toujours l'imprudente légèreté de Calonne : il lui arriva de livrer les fonds de l'État à des personnes qu'il voulait obliger ; il confia, sans autorisation du roi, près de douze unifions d'assignations sur les domaines à des amis qui devaient les employer à soutenir les effets publies, et (pli, soit par ignorance, soit par friponnerie, soit par négligence, eu tirent perdre au trésor la plus grande partie[24]. Calonne, assiégé d'embarras toujours renaissants, adressa au parlement un nouvel édit pour un emprunt de quatre-vingts millions (décembre 1785). Cet emprunt, comme les précédents, était combiné avec art pour éblouir les préteurs ; et le préambule disait que ce dernier secours suffirait pour effectuer l'accaparement total des dettes, et rétablir l'ordre dans les affaires. Le parlement s'indigna ; aucune économie n'autorisait à demander de nouveaux secours ; ou était en paix, et les peuples n'obtenaient aucun soulagement ; on entendait toujours des promesses, et l'on n'en voyait jamais les effets. Des représentations furent délibérées à l'unanimité. Le roi y répondit par l'ordre d'enregistrer ; il reçut de nouvelles représentations et réitéra son ordre. Les magistrats, en cédant, firent des modifications à l'édit ; il y eut des voix pour refuser l'enregistrement, il n'y en eut point pour l'enregistrement pur et simple. Le roi manda le parlement et biffa sur les registres toutes les restrictions apportées à l'emprunt. Dans son discours, il dit : Je veux qu'on sache que je suis content de mon contrôleur général. Celui-ci triomphait ; et cependant il avait peu à se féliciter d'une victoire qui ne lui laissait plus les moyens de retourner au combat. Dans des circonstances si graves, lorsqu'il eût fallu ménager le premier président, modérateur naturel de sa compagnie, Calonne eut l'étourderie de se mettre en querelle ouverte avec lui. Calonne fit révoquer une autorisation donnée à ce vieillard pour le dispenser de paraitre à des audiences tenues de grand matin : il ne se borna pas à une espièglerie ; il attaqua la délicatesse de ce magistrat, qui, très-irrité, cessa de retenir la fougue des jeunes conseillers. Le contrôleur général s'était borné à demander quatre-vingts initiions, espérant ainsi n'effrayer ni le parlement ni le public ; mais, quoiqu'il dit, avec hardiesse, assuré que ce dernier secours suffirait, il avait besoin d'une somme beaucoup plus forte ; et, tandis que le roi recevait les représentations de la magistrature, le ministre donnait une extension illégale à des emprunts fermés. Il continua d'employer cette ressource et d'autres analogues[25]. La lutte qu'il venait de soutenir ne lui permettant plus de rien attendre du parlement, les moyens indirects et frauduleux lui restaient seuls pour se procurer de l'argent. Mais de telles ressources ne peuvent subvenir longtemps aux besoins d'un État ; et Calonne les voyait s'épuiser. Les anticipations ne se négociaient que très-difficilement et à très-liant prix. Pour mettre le comble aux embarras financiers, la durée du troisième vingtième expirait avec l'année 1786 ; les recettes se trouvaient diminuées de vingt et un millions ; et l'on ne pouvait tenter de faire proroger cet impôt. Une crise devenait imminente ; elle allait forcer Calonne à révéler une situation qu'il dissimulait encore. Ses dangers le firent penser à ceux dit royaume ; et cet homme si léger Int contraint de réfléchir, à la vue du précipice ouvert sous ses pas. |
[1] Quand les droits furent augmentés, on chanta un vaudeville poissard, dont le refrain était : Si c'est du fleuri, ça n'est pas joli. Peu après, on répandit un pamphlet intitulé : Le cri du peuple.
[2] Une plaisanterie fut variée de cent manières. — Voulez-vous venir diner chez moi ? j'ai un très mauvais cuisinier, mais c'est un bien honnête homme. — J'ai un cheval fougueux, je cherche pour le dompter un palefrenier plein de probité, etc.
[3] Madame de Polignac était devenue gouvernante des enfants de France, depuis que la princesse de Rohan-Guéménée avait été forcée de quitter la cour, par suite de la banqueroute de son mari. Cette banqueroute était de plus de trente millions, et réduisait à la misère une foule de petits capitalistes, de gens confiants dont elle emportait les économies : elle excita un cri universel. Le cardinal de Rohan avait l'impudeur de tirer vanité de l'énormité de la dette : Il n'y a, disait-il, qu'un souverain ou un Rohan qui puisse faire une pareille banqueroute.
La jeune duchesse de Monthazon, belle-fille du prince de Guéménée, donna un exemple bien différent. Ayant appris que les diamants et les bijoux qui lui venaient de son mariage n'étaient pas payés, elle les renvoya au joailler, et lui fit dire qu'elle l'indemniserait pour les détériorations que ces objets devaient avoir éprouvées.
[4] Ces détails sont bien attestés. L'ancien ministre Machault, étant allé faire iule recommandation au nouveau contrôleur général, en fut reçu avec l'empressement respectueux qu'il méritait à tant de titres. Calonne, qui le voyait pour la première fois, lui dit que les finances de la France étaient dans une situation déplorable, et qu'il ne s'en serait jamais chargé sans le mauvais état des siennes ; puis il lui raconta les faits qu'on vient de lire. Montyon rapporte cette anecdote et dit : M. de Machault ajoutait avec sa gravité et sa finesse ordinaires : Je n'avais pourtant rien fait pour mériter une confidence si extraordinaire.
[5] Montyon a commis une erreur en disant : Dans l'arrêt conseil que fit rendre Calonne, il fut déclaré que la cassation du bail des fermes avait été l'effet d'une ignorance coupable. Mot incroyable, et absolument opposé au style constant du conseil... Le roi se dénonçait lui-même à ses sujets comme ignorant et coupable. Les mots en italique ne sont point dans l'arrêt du conseil ; c'est d'une manière très-différente qu'ils ont été employés. Calonne dit à la cour des aides, en prêtant serment, que le roi ne pouvait jamais manquer à sa parole, et qu'une ignorance coupable en supposerait seule la nécessité.
[6] Les lettres patentes par lesquelles le roi faisait don de cette propriété à la reine ne furent enregistrées au parlement qu'avec des marques de mécontentement non équivoques et à une faible majorité.
[7] L'entrepreneur des messageries, non-seulement n'avait encore rien payé après quatre ans de bail, mais il avait huché 180.000 liv. pour frais de premier établissement, et il avait su se faire donner une indemnité de 120.000 liv.
[8] Elles étaient montées à peu près de 8 millions à 20, année moyenne.
[9] Il avait une très-grande facilité pour le travail, et la faisait paraître plus merveilleuse par son charlatanisme. Un homme qui a été ministre des finances sous l'empire avait commencé sa carrière dans les bureaux de Calonne. La première fois qu'il vit le contrôleur général, ce fut pour lui présenter un travail sur une affaire importante qui devait être soumise au conseil. Calonne prit le volumineux mémoire, et, tout en le parcourant avec rapidité, adressait des questions au rédacteur : il lui demanda s'il avait une maison de campagne, s'il avait vu la pièce nouvelle, etc. Le jeune employé gémissait tout bas de ce que son travail obtenait si peu d'attention, et fut très-surpris lorsque le ministre, après avoir achevé de tourner les feuillets, lui fit une analyse exacte du mémoire, loua ce qui était bien, indiqua ce qui devait être développé ou rectifié, et le lui rendit pour le corriger, en lui donnant des encouragements, du ton le plus bienveillant.
[10] Une traduction française de son ouvrage partit en 1766 ; elle eut un succès prodigieux.
[11] Il mourut en 1788.
[12] D'Alembert mourut en 1785.
[13] Avec plus de mémoire, les hommes seraient dupés moins facilement par des personnages qui ressemblent, trait pour trais, à d'autres déjà démasqués. Cagliostro était l'exacte copie d'un certain Barri qui, dans le siècle précédent, était venu comme lui à Strasbourg, et qui mourut comme lui au château Saint-Ange. Bayle, en parlant de Berri, cite ces passages de Sorbières : Une maison de quinze mille écus achetée en un bel endroit, cinq ou six estafiers, un habit à la française, quelques collations aux dames, le refus de quelque argent, cinq ou six richsdales distribués en temps et lieu à de pauvres gens, quelque insolence de discours et tels autres artifices, ont fait dire qu'il donnait des poignées de diamants, qu'il faisait le grand œuvre et qu'il avait la médecine universelle... Comme il ne manque pas d'esprit, il a su gagner quelques princes qui ont fourni à l'appointement, sur l'espérance qu'il leur a donnée de leur communiquer la pierre philosophale qu'il était sur le point de trouer. Il a sans doute quelque habileté ou quelque routine aux préparations chimiques, et peut-être quelques remèdes purgatifs ou stomachiques qui sont d'ordinaire fort généraux.
[14] Déjà Berthollet, après avoir suivi pendant un mois les leçons de Mesmer, s'était retiré en déclarant par écrit que la doctrine du magnétisme est une chimère, que les effets obtenus doivent être attribués à l'imagination, aux Frictions sur des parties nerveuses et à la loi d'imitation.
Le docteur Deslon, que son zèle pour le magnétisme fit repousser durement par ses confrères, pensait aussi que l'imagination joue un très-grand rôle dans les opérations magnétiques, qu'il n'était même pas impossible que cette faculté lût la source unique des effets produits : Mais, disait-il, ces effets n'en sont pas moins certains, observons-les, quel qu'en soit le principe ; et, si la médecine d'imagination est bonne, taisons la médecine d'imagination.
[15] La plupart de ces établissements ne réunissaient pas des fonds suffisants, et tombaient bientôt ; mais d'autres les remplaçaient. Le plus connu est celui que fonda Pilâtre de Rozier : des professeurs célèbres l'ont honoré, et il a existé jusqu'à ces derniers temps sous le nom d'athénée.
[16] La reine accoucha d'un second fils en 1785. Lorsqu'elle se rendit à Notre-Dame, après être relevée de couches, il y eut sur son passage un froid silence. Les applaudissements qui l'accueillirent le soir à l'Opéra ne la dédommagèrent point ; elle sentit la différence qui existe entre un public arrangé dans une salle de spectacle, et le véritable public. De retour à Versailles, elle témoigna au roi son affliction : Je ne sais, lui dit-il, comment vous vous y prenez ; mais je ne vais pas une fois à Paris qu'ils ne crient jusqu'à m'étourdir.
[17] L'officier à qui le remit Breteuil fut tellement agité en voyant sous sa garde un si grand personnage, qu'il n'osa l'empêcher d'écrire et d'envoyer un billet. C'était un ordre du cardinal à son secrétaire de brider des papiers. On y aurait trouvé des faits scandaleux, propres à le compromettre encore avec la cour ; mais ces papiers n'eussent appris sur l'affaire du collier rien de plus important que ce qu'on sait.
[18] Le clergé, qui tenait alors une assemblée, fut très-blessé de voir enlever un évêque à la justice ecclésiastique. Dans une lettre au roi, écrite avec beaucoup de mesure, le clergé représenta qu'un simple prêtre aurait droit de réclamer un privilège fondé, non sur des erreurs que repousse l'Église de France, mais sur les antiques usages de la monarchie, qui veulent qu'un accusé soit jugé par ses pairs. Le cardinal, averti par cette démarche, se hâta de présenter requête pour être renvoyé devant le juge ecclésiastique ; mais le parlement se déclara compétent.
Le pape tint un consistoire où le cardinal de Rohan fut unanimement blâmé d'avoir reconnu un tribunal séculier. Un bref le suspendit des droits et des honneurs de la pourpre romaine, le menaçant de l'en dépouiller s'il persistait, et lui enjoignant de venir à Borne se défendre en personne ou par procureur. Un docteur de Sorbonne alla représenter le cardinal et fit valoir pour sa défense qu'il n'avait pu refuser de comparaitre devant le tribunal que le roi son maitre lui avait assigné, mais qu'il avait fait les protestations nécessaires : il fut rétabli dans ses droits et ses honneurs.
[19] Au milieu de toutes ces intrigues, un épisode parut le compliquer encore. lin chevalier d'industrie, nommé d'Etienville, avait escroqué des marchandises ; en conduisant chez plusieurs négociants son ami le baron de Pages, garde-du-corps de Monsieur. Son ami. disait-il, allait se uriner ; et, sous divers prétextes, il se faisait livrer les présents de noce à crédit. D'Etienville arrêté imagina de lier son affaire à celle du collier ; il écrivit un mémoire où il racontait que le baron de Pages avait été sur le point d'épouser une jeune personne à qui un grand seigneur, dont elle avait un fils, donnait cinq cent mille livres de dot : le grand seigneur était le cardinal de Rohan, et l'entremetteuse du mariage était madame de Lamotte. Le factum achevé, d'Etienville en adressa une copie au prince de Soubise, en lui représentant que ses révélations seraient, dans les circonstances, très-nuisibles au cardinal ; et il offrait de supprimer cet écrit moyennant deux mille écus. Le prince refusa de les donner. D'Etienville publia son mémoire, et le vendit si bien aux Parisiens, qu'il le fit suivre de deux autres. On parla beaucoup de cette prétendue intrigue du cardinal et de madame de Lamotte ; ce n'était qu'une spéculation impudente et bizarre d'un aventurier.
[20] Sa conduite fut très-honorable : dévoué au cardinal dans soit malheur, il cessa d'avoir des relations avec lui après l'acquittement.
[21] Panchaud avait donné à Calonne le plan de cette caisse, et lui avait appris la puissance de l'intérêt composé, qui n'était guère, alors connu qu'en Angleterre, où Nathaniel Gould, directeur de la banque, en avait parlé dès 1724, et dont le docteur Price venait de s'occuper. Panchaud était un de ces hommes qui vont, dans les ministères, offrir des plans pour le gouvernement et chercher des ressources pour eux-mêmes. Quoiqu'il eût fort mal géré ses affaires de commerce, il n'en avait pas moins quelques idées justes en finance. Necker, à qui il s'était présenté arec ses plans, l'avait éconduit comme un homme taré, et peut-être eût mieux fait de l'écouter, de le payer et de le renvoyer. Calonne lui donna une grande confiance et profita mal de ses idées.
[22] Espèce de caisse d'escompte qui venait d'être établie en Espagne.
[23] L'agiotage alla jusqu'à s'exercer sur des bons qui portaient la promesse de faire obtenir des places de finance.
[24] Le ministre voulut faire écrire en faveur de ses opérations. Mirabeau, que ses goûts dispendieux, ses dettes et ses vices réduisaient aux expédients, accepta des offres secrètes. Panchaud et Clavière lui fournirent des notes mir les sujets qu'il connaissait peu ; et il lança des pamphlets contre plusieurs établissements dont les actions attiraient l'argent des capitalistes, au préjudice des effets publics. Il obtint un grand succès, en attaquant la compagnie des eaux de Paris, défendue par Beaumarchais, si accoutumé à frapper ses adversaires avec dédain et à les marquer du sceau du ridicule. Cette fois, Beaumarchais, qui apercevait le ministre près de son antagoniste, garda des ménagements, craignant de compromettre les intérêts qui lui étaient confiés ; et Mirabeau, libre de déployer sa vigueur et sa fougue, s'entendit féliciter d'avoir accablé l'homme qui en avait déconcerté tant d'autres. Calonne, pour détourner le soupçon de connivence et pour donner plus de vogue aux pamphlets, fit supprimer, par arrêt du conseil, une brochure contre la banque de Saint-Charles. Cependant les secrets arrangements ne restèrent pas longtemps inconnus. Mirabeau, jaloux de faire croire à son indépendance, censura dans un écrit quelques actes de l'administration. Ses critiques furent trouvées trop faibles par le public, et trop fortes par le ministre, qui bientôt, jugeant sa plume moins utile, le récompensa et l'éloigna, en lui donnant une mission pour Berlin.
[25] Il éleva jusqu'à cent vingt-trois millions le produit des extensions d'emprunts (Requête du roi, cote IX). Il fit emprunter pour l'État trente millions, par la ville de Paris ; il en emprunta dix aux receveurs généraux. Son dernier acte, en ce genre, eut lieu au moment même où se réunissait l'assemblée des notables (février 1787) : il forcit les actionnaires de la caisse d'escompte à prier le roi de leur permettre de verser un cautionnement de quatre-vingts millions, afin de donner au publie tille nouvelle garantie ; et, jouant la modération, il fit accepter seulement soixante-dix millions. Les Parisiens ne furent pas dupes de cette comédie ; les actions de la caisse d'escompte et tous les effets publics baissèrent.