HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XVI

TOME PREMIER

 

INTRODUCTION.

 

 

Louis XIV établit la monarchie absolue. — Son règne prépare les moyens de renverser le despotisme. — Littérature. — Industrie. — Grandeurs et misères de ce règne. — Le régent modifie le gouvernement de Louis XIV. — Impiété, banqueroute, corruption. — Commencements de Louis XV. — Le cardinal de Fleury, ministre, l'éloigne des affaires. Les courtisans le dépravent ; ses maîtresses avilissent la France. Humiliations au dehors. Guerres. Paix honteuses. — Choiseul. — Magistrature ; révolution opérée par Maupeou. — Finances : impôts directs. — Impôts indirects. — Machault. — Terray. — Administration ; pays d'élection, pays d'états. — Efforts successifs des ministres pour s'emparer de toute l'autorité. — Philosophes ; causes de leur grande influence. — Leurs écrits considérés sous le rapport politique. — Sous le rapport religieux. — Police de la librairie. — Les trois ordres : Clergé. — Noblesse. — Tiers état. — Situation dans laquelle le successeur de Louis XV trouvera le royaume. — Le Dauphin, fils de Louis XV. — Le duc de Berri (Louis XVI) ; son éducation, son caractère. — Il épouse l'archiduchesse Marie-Antoinette. — Divers sentiments qu'inspire l'arrivée de cette princesse. — Mort de Louis XV. — Principaux ministres à cette époque.

 

La monarchie féodale, abattue par les efforts constants de la royauté, s'anéantit sous Louis XIV. Le prestige des fêtes et de la faveur attira les grands du fond de leurs châteaux à la cour : ils conservèrent les justices seigneuriales, les rentes, les corvées, les servitudes imposées à leurs vassaux ; mais il ne leur fut plus permis d'inquiéter leur maître. Louis XIV fit passer dans sa domesticité les descendants des hommes qui s'étaient montrés si redoutables à ses aïeux. Ce n'était pas assez pour un roi à qui son caractère et les souvenirs de la Fronde faisaient ambitionner un pouvoir sans limites. Les pays d'états perdirent leurs assemblées ou n'en conservèrent qu'un vain simulacre. Un grand nombre de places municipales, auxquelles nommaient les habitus des villes, furent transformées en charges et vendues par le fisc. La haute magistrature ne fut point épargnée. Louis XIV donna l'ordre aux parlements de transcrire ses édits sans discussion, sans délai, et leur permit seulement ; s'ils croyaient quelques observations utiles, de les lui soumettre dans les huit jours qui suivraient l'enregistrement. La volonté du prince fut la loi ; la monarchie devint absolue.

Les parlements n'auraient point trouvé d'appui, s'ils avaient osé résister. Le souvenir des troubles de la minorité du roi disposait les esprits à songer au repos bien plus qu'aux libertés publiques. La noblesse voyait avec satisfaction humilier la magistrature qui, tant de fois, avait-aidé les rois à lutter contre l'ambition féodale. Le clergé favorisait volontiers les accroissements de l'autorité souveraine, espérant se les approprier, en dominant le prince. Le tiers état aimait le pouvoir royal ; il était accoutumé à le considérer comme un abri contre le pouvoir féodal, dont les rigueurs le touchaient de plus près. S'il regrettait la protection des parlements en matière d'impôt, ses murmures étaient sans influence ; il n'avait pas alors les lumières et les richesses qui, depuis, l'ont rendu si puissant.

La main qui venait d'établir le gouvernement absolu prépara les moyens de le renverser. Ambitieux de tous les genres de gloire, Louis XIV encouragea les lettres et l'industrie : c'était donner au tiers état ce qui lui manquait, c'était répandre les lumières et les richesses.

Celui qui, pour vanter les philosophes du dix-huitième siècle, dit qu'ils ont appris aux Français à penser, et celui qui, pour les accuser, prétend que, sous Louis XIV, les écrivains se bornaient à cultiver les lettres, sont également observateurs inexacts. La plupart des écrivains célèbres du dix-septième siècle ont traité des questions importantes pour l'ordre social. Bossuet soutient les libertés de l'église gallicane ; Pascal acère ses traits contre les jésuites ; Fénelon est ami de la paix, de l'économie et des lois, sous un règne guerrier, prodigue et despotique. Les poètes eux-mêmes occupaient souvent de graves sujets les esprits. Molière, en attaquant l'hypocrisie, fit voir que la littérature est une puissance : nous répétons encore les leçons que Racine fait donner, par Joad, au jeune roi des Juifs ; et, pour qui sait lire Boileau, ses ouvrages sont pleins de philosophie[1].

L'industrie doit plus encore que la littérature à Louis XIV. Les lettres étaient cultivées avant lui, l'impulsion leur était donnée ; mais l'industrie manufacturière était tout à créer. Les fabriques, le commerce, furent protégés avec munificence ; et le canal qui joint les deux mers suffirait pour immortaliser un règne. Louis XIV, qui n'avait pas toujours des idées justes de la gloire, eut cependant la supériorité d'esprit nécessaire pour juger quels rapports unissent les arts modestes à la grandeur du trône ; il sut apprécier les vues de Colbert, et le chargea de les réaliser. Les détracteurs de ce digne ministre d'un grand roi oublient que, pour être juste envers lui, il faut mettre ses principes en parallèle avec l'inexpérience de son temps, non avec les lumières que deux siècles nous ont fait acquérir. Sa renommée sera durable ; elle est moins le prix de tel ou tel de ses actes que de leur résultat général, et du zèle avec lequel il appela l'intérêt public sur des travaux jusqu'alors inconnus ou dédaignés.

Louis. XIV avait établi pour lui-même un gouvernement que lui seul était capable de maintenir-. Entouré de grands hommes qu'il savait intéresser à sa gloire, protecteur des lettres et des sciences, des beaux-arts et de l'industrie, guerrier longtemps heureux, magnifique dans ses fêtes, romanesque dans ses erreurs galantes, l'imposant Louis XIV semblait né pour se faire obéir. Mais il léguait à ses successeurs un fardeau difficile à porter ; déjà même il en ressentit le poids, et la fin de son règne fut déplorable. Son génie s'affaiblit, la fortune abandonna ses armes, les finances s'épuisèrent, la veuve de Scarron le domina, un cagotisme tracassier et cruel pénétra dans ses conseils et le rendit persécuteur ; un débordement de misère inonda la France et poussa des flots de pauvres jusqu'aux portes du château de Versailles. Ce long règne ressemble à une journée qui, pendant quelques heures, brille d'une éclatante lumière, et dont la fin  s'écoule dans les ténèbres.

Le monarque le plus absolu qu'ait jamais eu la France avait à peine fermé les yeux, que ses volontés furent méconnues. Le testament de Louis XIV fut cassé par arrêt du parlement de Paris ; et les magistrats, si longtemps timides, silencieux, proclamèrent régent du royaume le duc d'Orléans, que le roi défunt avait nommé simple chef d'un conseil de régence (1715).

Le duc d'Orléans, pour s'assurer l'appui des magistrats, leur promit de s'aider de leurs sages remontrances[2] ; il leur laissa reprendre le droit de discuter les édits, et de ne pas procéder à l'enregistrement, lorsqu'ils voudraient porter des représentations au pied du trône.

Ainsi le gouvernement de Louis XIV était déjà modifié. Les parlements sortaient de leur nullité ; ils recouvraient de puissants moyens pour défendre l'intérêt de l'État contre les excès du pouvoir, comme aussi pour soutenir les prétentions qu'excite l'esprit de corps. Observons cependant que la monarchie était encore bien près d'être absolue. Si le roi, fatigué des remontrances, voulait y mettre un terme, il allait au parlement et faisait enregistrer ses édits en lit de justice. Les magistrats protestaient contre cet acte de violence : si le monarque s'irritait, il les envoyait en exil. Entre le gouvernement établi par Louis XIV et ce gouvernement modifié par le régent, la différence était donc analogue à celle qui existe entre obéir en silence, et obéir en exhalant des plaintes.

Jusqu'à quel point la résistance légale des parlements pouvait-elle s'étendre ? Le roi, lorsqu'il faisait enregistrer un édit, après avoir répondu à toutes les remontrances, commettait-il un acte arbitraire, ou ne faisait-il qu'user d'un droit légitime ? La réponse à ces questions n'étant écrite dans aucune loi, l'érudition des ministres et celle des magistrats découvraient facilement des exemples différents, pour soutenir des théories opposées.

Un observateur devait pressentir que cet état de choses éprouverait quelque grand changement, et qu'un jour on verrait nos rois reprendre la puissance franchement absolue de Louis XIV, ou qu'on verrait leur pouvoir circonscrit dans des limites plus certaines.

La France, tourmentée, obérée par les guerres, les persécutions et le faste du règne qui venait de finir, avait, sous la régence, des plaies profondes à cicatriser. Il eût fallu qu'une piété tolérante remplaçât les momeries dévotes et les machinations fanatiques, auxquelles on avait dû l'absurde persécution des jansénistes et l'horrible révocation de l'édit de Nantes. Il eût fallu que l'économie rétablît les finances épuisées par un roi qui laissait, à sa mort, des dettes exigibles pour sept cent quatre-vingt-cinq millions[3], et qui avait consommé d'avance plus de moitié des revenus de deux années. Mais le régent, insatiable de plaisirs, donna le signal de la débauche et de l'impiété. Le régent, enivré d'illusions, s'empara de la banque de Law, et commença les saturnales financières, dont le terme fut une monstrueuse banqueroute.

Le jeu sur les actions de la banque, les gains et les pertes qui se succédaient avec une incroyable rapidité, donnèrent aux esprits une activité toute nouvelle. On vit combien l'administration publique peut avoir d'influence sur les fortunes particulières. Dans Paris, et jusque dans les provinces, on s'entretint avec chaleur de banque et d'administration, de finances et de gouvernement.

A la vivacité des discussions, on dut pressentir que bientôt les écrivains exerceraient un véritable pouvoir. Regrettons que le goût de ces discussions utiles se soit répandu dans des jours de licence et d'agiotage, dans des temps où les scandales jusqu'alors connus étaient surpassés par le régent, par ses favoris, par son précepteur Dubois, élevé au ministère et au cardinalat. Il est deux écoles pour les écrivains réformateurs. Dans l'une, l'amour du bien conduit, par de longues observations, à la découverte de quelques vérités et leur prête un noble langage. Dans l'autre, l'amour du bruit invite à des recherches rapides dont les résultats, souvent dangereux, sont parfois exprimés avec cynisme. L'exemple des écrivains du siècle précédent recommandait la première ; l'esprit de la régence favorisait la seconde. L'influence de ces deux écoles est remarquable dans plusieurs productions célèbres du dix-huitième siècle, où se trouvent réunies des idées vraies et des idées qui heurtent toutes les lois de la morale.

Louis XV ajouta ses désordres à ceux qu'il devait réparer ; et cependant ses qualités auraient pu le rendre digne d'être aimé. ll était doux, spirituel, sou jugement ne manquait point de justesse. L'affection qu'il conserva pendant plusieurs années pour la reine semblait promettre qu'il donnerait l'exemple des mœurs et qu'il s'occuperait du bonheur public. Sa faiblesse rendit ses qualités inutiles et l'avilit jusqu'à le faire descendre aux plus ignobles turpitudes.

Une accusation terrible pèse sur le cardinal de Fleury, et l'on ne peut en être distrait par les justes éloges donnés à son administration économe et pacifique. Devenu premier ministre du jeune roi, dont il avait été précepteur, appelé à diriger l'État, dans un âge où l'homme a besoin de repos[4], on croirait que la seule occupation capable de l'intéresser encore fut celle d'instruire son élève à régner. Non : jaloux d'exercer le pouvoir, de le posséder seul, ce vieillard trahit son roi, en mettant ses soins à nourrir en lui une timidité fatale et à l'éloigner des affaires. On a dit, mais sans preuve suffisante, que, pour mieux atteindre son but, il avait eu recours an plus honteux moyen. La raison se refuse à croire qu'il soit allé jusqu'à devenir secrètement le complice d'un Richelieu et d'autres courtisans, qui s'étudièrent à faire germer des vices dans l'âme de leur maître. Ces courtisans profitèrent des ennuis que la dévotion rigide et minutieuse de la reine donnait à son époux, pour l'éloigner d'elle et pour le dominer. Plus d'une fois Louis XV ressentit des mouvements de fierté et rougit de laisser exercer sa puissance ; mais sa faiblesse l'entraînait. Ceux qui voulurent le maîtriser, en éveillant ses sens, l'avaient bien jugé. On le vit se précipiter d'excès en excès, qui finirent par lui rendre étrangers le sentiment du bien public et celui de l'honneur.

Les Français n'étaient pas accoutumés à demander des mœurs sévères à leurs rois ; mais un scandale tout nouveau les révolta quand ils virent madame de Pompadour tenir les rênes de l'État, taire et défaire les ministres, choisir les généraux, diriger la guerre, ordonner la paix, recevoir les ambassadeurs, et dilapider la fortune publique. On croyait que cette femme, en perdant ses charmes, perdrait aussi la puissance ; mais Madame de Pompadour vieillie était encore nécessaire à Louis XV ; elle le dispensait de régner. Pour mieux s'assurer le pouvoir, elle résolut de se rendre utile, par de nouvelles complaisances, aux plaisirs du monarque ; mais, craignant de se donner une rivale, elle acheva de le plonger dans les excès du libertinage[5]. C'est par ses ordres que s'ouvrit le Parc aux cerfs, espèce de lubrique prison, peuplée de jeunes filles, les unes achetées à de coupables parents, les autres arrachées à leurs familles désespérées.

Des pamphlets grossiers révélaient au public les voluptés royales ; et des vérités dégoûtantes le disposaient à croire les plus odieuses calomnies. La police ayant donné l'ordre d'arrêter les mendiants, quelques-uns de ses agents enlevèrent des enfants d'ouvriers, dont ils espéraient faire payer la rançon à leurs mères. Cet attentat fit éclater un violent tumulte. Le bruit se répandit que le roi, pour ranimer ses forces épuisées, prenait des bains de sang humain, et que telle était la cause de l'enlèvement des enfants. Beaucoup de gens ajoutèrent foi à ce bruit, non moins absurde qu'atroce. C'est après cet événement que la garde de Paris, qui jusqu'alors (1750) avait été composée de bourgeois sans uniforme, fut mise sur le pied militaire, et que plusieurs casernes furent construites, afin que les gardes françaises et les gardes suisses tinssent la capitale en respect. Louis XV ne voulait plus entrer dans Paris ; le chemin, connu sous le nom de Chemin de la Révolte, fut tracé pour aller de Versailles à Saint-Denis : une haine réciproque séparait le prince et les sujets.

Après madame de Pompadour, la honte de son règne devait encore être surpassée. Il n'existait pas de femme plus avilie que la nouvelle et dernière favorite du roi ; un du Barry, qui donnait à jouer, l'avait prise dans un lieu public de prostitution, pour faire les honneurs de sa maison. Les agents de débauches et ceux qui les employaient comptèrent sur l'art de cet être impur, sur son langage obscène ; effronté, pour donner quelque émotion au monarque blasé : elle ravit ses sens. On osa la présenter à la cour, le maréchal de Richelieu se fit son chevalier. Pour la présenter, on avait besoin de lui trouver un nom ; il se rencontra un homme assez vil pour l'épouser. C'était le comte du Barry, frère de celui dont elle avait été la maîtresse. Quelque accoutumés que fussent à tous les genres de scandale les courtisans et leurs femmes, ils répugnaient à s'approcher d'une favorite si dégradée ; toutefois l'exemple offert par les plus éhontés fut bientôt suivi. Des ministres, des généraux, des magistrats, des évêques, briguèrent la faveur de celle qui mettait le comble au déshonneur de leur maître.

Je ne suis point l'ordre historique ; je trace un tableau destiné à faire connaître l'état dans lequel Louis XV laissa la France à sou successeur. Nous venons de la voir avilie au dedans, nous la verrons humiliée au dehors.

Les premiers actes de la politique du cabinet de Versailles avaient été cependant couronnés de succès. Si l'on vit échouer la tentative, faible et mal soutenue, dont le but était de rendre le trône de Pologne à Stanislas Leczinski, beau-père de Louis XV, ce fut un ample dédommagement que la réunion de la Lorraine à la France par le traité de Vienne. Les avantages d'une possession si belle ne permettent point d'adresser des reproches au cardinal de Fleury : il ménagea le sang et l'argent des Français, et sa diplomatie fut habile.

La mort de l'empereur Charles VI fit éclater, cinq ans après (1740), une guerre générale en Europe, guerre injuste, entreprise pour dépouiller Marie-Thérèse de l'héritage de son père. Le cardinal de Fleury s'y opposait ; il rappelait un engagement formel pris avec l'empereur à la paix de Vienne, il invoquait la morale et l'honneur ; mais le comte de Belle-Isle entraîna Louis XV, en l'assurant qu'il touchait au moment de recueillir le fruit du système adopté, depuis plus d'un siècle, pour abaisser la maison d'Autriche. Louis XV soutint Frédéric II qui s'empara de la Silésie, et l'électeur de Bavière qui se crut empereur ; tandis pie les Anglais, fidèles à leur rivalité contre la France, secoururent l'impératrice. Cette guerre traînait en longueur et consumait nos armées. Le ministère qui remplaça le cardinal de Fleury, mort âgé de plus de quatre-vingt-neuf ans, voulut tenter de nouveaux efforts, et le génie du maréchal de Saxe promettait des victoires. La duchesse de Châteauroux, qui, la première, domina Louis XV, douée d'une imagination vive, rêvait la gloire de son amant ; fière de songer qu'elle paraîtrait à côté du roi dans les camps, elle résolut de lui inspirer le désir d'animer ses soldats par sa présence. Louis XV, dans sa faiblesse, était susceptible de céder à une impulsion généreuse, et il annonça son départ pour l'armée de Flandre. Les forces militaires ne furent pas distribuées avec prudence ; le ministère s'occupait, avant tout, d'assurer la victoire sur le point où paraîtrait le monarque ; l'armée de Flandre fut portée au double de celle des Autrichiens, et l'Alsace était dégarnie. Dès que le roi fut arrivé, on prit Menin en sa présence, et l'on se hâta de lui faire entendre un Te Deum auquel assista sa maîtresse. Les succès continuaient avec rapidité, lorsqu'on apprit que le prince Charles, à la tête d'une armée autrichienne, avait passé le Rhin et pénétrait en Alsace. Aussitôt madame de Châteauroux fait entendre à son amant les mots d'honneur et de gloire ; le roi part pour les provinces menacées et tombe malade à Metz. Sa vie fut en danger. Il informa de sa situation le maréchal de Noailles, qu'on opposait au prince Charles, et dit ces nobles paroles : Écrivez-lui que, pendant qu'on portait Louis XIII au tombeau, le prince de Condé gagnait une bataille. La reine se rendit précipitamment à Metz ; il la revit avec émotion, il la pria de lui pardonner ses erreurs. Les alarmes et les vœux de la France furent sincères. A Paris et dans les provinces, une foule de personnes remplissaient les églises et demandaient avec ferveur la conservation d'un roi regardé comme victime des fa-ligues de la guerre et du dévouement à l'honneur français. A la vue d'un concours si touchant, il était naturel de dire que Louis XV était bien aimé ; et ces mots se transformèrent en un glorieux surnom que, plus tard, on cessa de prononcer, pour n'être pas accusé d'une sanglante ironie.

La journée de Fontenoy, celles de Raucoux, de Coni, de Laufeld, prouvèrent la supériorité de nos armes. L'invasion des Pays-Bas et plusieurs succès en Hollande, garants d'autres succès, donnaient à la France le droit de commander la paix. La marine anglaise avait remporté des victoires, mais nous avions conquis l'électorat de Hanovre. Le cabinet de Versailles, pour s'assurer de grands avantages, n'aurait eu besoin que de montrer moins de précipitation et plus de dignité. Mais madame de Pompadour était alors la favorite ; elle s'ennuyait d'être éloignée de son amant ou d'aller le voir à l'armée. Les courtisans étaient importunés des triomphes du maréchal de Saxe. Le roi se sentait las de faire violence à son amour du repos ; il voulait la paix à tout prix, il la sollicitait, il offrait sans cesse d'abandonner, de restituer tout ce qu'il tenait de la victoire. Ses adulateurs vantaient sa modération ; et les étrangers souriaient de sa faiblesse, sans se hâter d'en profiter. Leurs diplomates furent longtemps à chercher quel piège pouvaient cacher des offres si extraordinaires, et ce fut avec étonnement qu'ils signèrent enfin le traité d'Aix-la-Chapelle (1748).

Le cabinet de Saint-lames renouvela l'indigne stipulation qui nous avait forcés, dans les revers de Louis XIV, à démolir les fortifications de Dunkerque, à combler le port, à souffrir que des commissaires anglais fussent établis dans cette ville, afin de s'assurer que nous n'avions pas la mauvaise foi de violer le traité ; et, pour que rien ne manquât à l'opprobre de cette clause, les commissaires étaient payés par la France.

Pendant la guerre, le prince Charles Édouard s'était jeté en Écosse ; nos ministres lui avaient donné de faibles secours qui ne pouvaient assurer le succès de sa cause et qui devaient irriter les Anglais. Ceux-ci demandèrent son expulsion de France ; ils avaient le droit d'en faire une condition du traité ; et l'on ne prenait plus à Paris d'intérêt à ce prince, depuis qu'on le voyait se livrer aux plaisirs avec une odieuse légèreté, tandis que, dans sa patrie, le sang de ses défenseurs coulait sur l'échafaud. Mais l'insigne maladresse des agents de l'autorité fit un grand tort à la cour de Versailles. Charles Édouard fut arrêté à l'Opéra, pour être conduit à la frontière. L'excessive faiblesse du gouvernement était connue ; les Parisiens s'imaginèrent que l'Angleterre avait exigé que l'arrestation se fit publiquement, dans une fête, pour insulter à l'honneur français ; et partout on demandait, en rougissant d'indignation, de quel droit le ministère anglais faisait la police dans Paris.

Pendant huit années de paix, le gouvernement britannique donna un grand développement à sa marine ; et il voulut en profiter pour accroître ses possessions lointaines. Les Anglais, interprétant une clause du traité d'Utrecht, firent des réclamations relatives aux frontières du Canada : on négociait ; ils commencèrent les hostilités et nous enlevèrent trois cents bâtiments. La difficulté de soutenir une guerre maritime, avec des forces très-inférieures à celles de nos rivaux, imposait à la cour de Versailles l'obligation de ne pas augmenter nos embarras militaires et financiers, en prenant part aux querelles des puissances du continent. Une complication déplorable vint cependant aggraver notre situation. Marie-Thérèse brûlait de recouvrer la Silésie ; elle avait, contre la Prusse, le secours de la Russie, de la Pologne et de la Suède, mais elle ambitionnait surtout l'appui de la France : elle mit dans sa négociation autant d'adresse qu'elle avait, dans d'autres circonstances, déployé de force d'élue. La fière Marie-Thérèse s'imposa la contrainte de cajoler madame de Pompadour ; et celle-ci fut enivrée par les lettres où l'impératrice l'appelait son amie. Louis XV, qui, peu d'années auparavant, avait violé ses promesses à Charles VI, pour suivre le système d'abaisser la maison d'Autriche, laissa détruire ce système par sa maîtresse, qui paya des flatteries avec le sang français. L'alliance autrichienne fut signée. Durant cette guerre, si tristement célèbre sans le nom de guerre de sept ans, les armées françaises prouvèrent qu'elles n'avaient point perdu leur valeur. Le maréchal de Richelieu à Minorque, le maréchal d'Estrées à la bataille d'Hastembeck, le prince de Condé opposé au duc de Brunswick, et surtout le maréchal de Broglie, remportèrent des victoires. Cependant la guerre, follement entreprise et follement conduite par madame de Pompadour, fut désastreuse. Les militaires qui se montraient les plus empressés courtisans de cette femme étaient à ses yeux les meilleurs généraux. Le maréchal de Broglie et le prince de Soubise élevaient l'un contre l'autre des accusations. De Broglie avait des talents que secondait la fortune, il était cher à l'armée, aux Français ; il fut exilé. Soubise, d'une incapacité reconnue et chargé du poids de la défaite de Rosbach, descendit, à son retour, dans un château de la favorite, et fut conduit par elle à Choisy, pour y souper avec Louis XV[6].

La guerre nous devint plus fatale encore sur mer que sur terre. Pour obtenir la paix (1763), une colonie peuplée de Français, le Canada, fut abandonné aux Anglais : nous perdîmes des possessions en Amérique, en Afrique, en Asie ; il fallut détruire les fortifications de Dunkerque, relevées pendant la guerre ; il fallut recevoir encore les commissaires de la Grande-Bretagne. Une seule ignominie nous manqua : c'est à tort qu'on a prétendu qu'un article secret du traité limitait le nombre de vaisseaux que pourrait entretenir la France.

Pendant la guerre de sept ans, il se développa dans le public, contre la cour, une opposition toute nouvelle. Les salons de Paris entendaient de perpétuels éloges du roi de Prusse ; on parlait de lui avec un tel enthousiasme, qu'on semblait faire des vœux pour le succès de ses armes. Dans les désastres de Louis XIV, les Français cherchaient à pallier les fautes de leur monarque, ils attribuaient ses revers à l'inconstance de la fortune, et sauvaient ainsi l'honneur national : sous Louis XV, on ne trouva plus d'autre moyen pour conserver cet honneur, que de rendre le roi, la favorite, seuls responsables des malheurs publics et de séparer la nation de la cour. Ce n'est point la légèreté française, c'est la dégradation du gouvernement qu'il faut accuser de ce changement des esprits. On peut s'identifier avec un roi tel que Louis XIV, alors même qu'il dit ces paroles étranges : L'État, c'est moi ; mais, quand la maîtresse d'un prince semble près de les prononcer, qui pourrait subir la honte de les entendre ?

L'abbé de Bernis[7] avait, sans l'approuver, signé l'alliance avec l'Autriche. Quand on vit les calamités que la guerre entraînait, ce ministre voulut y mettre un terme ; mais à peine eut-il laissé voir son dessein, qu'il perdit la faveur de madame de Pompadour : il donna sa démission ; c'est un des traits honorables de sa vie. La favorite le remplaça par le comte de Stainville[8], dont le système politique était d'accord avec l'intérêt de l'Autriche, et dont la fierté répugnait à traiter de la paix dans des circonstances si défavorables. Le nouveau ministre tenta de rappeler la fortune sous nos drapeaux : il réprima des abus funestes à la discipline de l'armée ; il fit signer le pacte de famille, dont l'idée lui appartenait, et qui établissait une alliance entre tous les princes régnants de la maison de Bourbon ; cependant, malgré ses efforts, il se vit contraint de subir la paix de 1763. Son vœu fut dès lors d'en effacer la honte. Puissant près de madame de Pompadour par le plus sûr moyen de dominer une femme, principal ministre sans en avoir le titre, il s'appliqua constamment à relever les forces du royaume. Les troubles qu'il vit naître dans les colonies anglaises de l'Amérique du Nord (1765) hâtaient ses préparatifs ; et, quand il sortit du ministère, les réformes effectuées tiens l'armée, l'état de la flotte qui se composait de soixante-quatre vaisseaux et de cinquante frégates ou corvettes, attestaient sa vigilance[9]. Sans être au rang des grands ministres, Choiseul avait des talents, de l'activité, un sentiment vif de l'honneur français ; et son renvoi, dont je parlerai plus tard, fut un malheur ajouté à beaucoup d'autres.

La dernière humiliation que Louis XV reçut des étrangers fut le partage de la Pologne, qu'il ne connut qu'après l'événement, et dont la France resta spectatrice immobile. L'affront de n'être compté pour rien en Europe émut Louis XV. Ah ! dit-il, si Choiseul eût été ici, les choses se seraient passées d'une autre manière ; puis il alla oublier la France et l'Europe, dans les orgies de ses petits appartements.

C'est lorsque la honteuse issue de nos guerres, et la scandaleuse élévation de madame du Barry, laissaient à la couronne si peu de cet éclat qui la rendait imposante mutile règne précédent, que Louis XV frappa ou laissa frapper le coup le plus violent qu'on eût encore porté à la magistrature. J'ai dit que le mode de gouvernement ne pouvait être durable, et que les faibles limites du pouvoir royal seraient un jour ou fortifiées ou franchies. Nous allons voir une des solutions du problème qu'il s'agissait de résoudre. Jusqu'à présent j'ai rejeté les détails, les développements ; ils deviennent ici nécessaires, j'écris l'introduction d'une histoire dont l'objet principal est la législation française.

Le régent avait à peine rétabli les magistrats dans leurs droits, qu'il éprouva leur résistance et déploya contre eu : l'autorité : il tint un lit de justice (1718), il fit même arrêter un président et deux conseillers ; et bientôt il exila le parlement en corps[10], ce qui était sans exemple. La lutte entre l'autorité royale et la magistrature fut incessamment renaissante sous Louis XV ; et l'on a dit, non sans justesse, que son règne fut celui des lits de justice et des lettres de cachet. Les trois causes principales de l'agitation des parlements étaient les impôts, les prétentions du clergé, et le désir d'accroître les prérogatives de la magistrature. Sous le rapport des impôts, on ne peut accuser le parlement de Paris d'avoir déployé un zèle trop ardent ; il y aurait plutôt à lui reprocher des moments de faiblesse, où ses devoirs cédèrent à des considérations d'intérêt particulier[11]. On remarque plus de fermeté dans quelques parlements de province, et dans la cour des aides que présidait Malesherbes. Les opinions ultramontaines éprouvaient une vive et constante opposition de la part du parlement ; mais il n'eut pas toujours assez de dignité dans ces querelles qui troublaient le repos des familles ; souvent les magistrats se montraient entêtés, tracassiers, et parlaient moins eu défenseurs impassibles des lois qu'en soutiens colériques du parti janséniste. Enfin, dans ses débats avec la cour, le parlement défendait les intérêts de la France, mais moins que les siens propres ; et toujours l'esprit de corps fut son premier mobile. Ni le roi ni le parlement n'examinaient, avec maturité, dans quelles limites il faudrait agir pour assurer le bien public ; et des deux côtés la pensée dominante était d'exercer le plus grand pouvoir, sans contradiction et sans obstacle.

Les courtisans et les maîtresses s'indignaient que des gens de robe osassent résister aux volontés du roi. Louis XV était environné d'une atmosphère antiparlementaire, et détestait chaque jour davantage une opposition qui le troublait dans ses plaisirs et fatiguait son indolence. Tous les moyens furent épuisés, sous son règne, pour soumettre les parlements. Le conseil cassait leurs arrêts ; on tenait des lits de justice ; on recourait aux arrestations, aux exils ; on essayait d'affaiblir la magistrature, tantôt en diminuant le nombre de ses membres, tantôt en restreignant son autorité. Lorsque le parlement de Paris déclara, en 1755, qu'il cessait de rendre la justice, on alla jusqu'à revêtir du pouvoir de juger une chambre royale composée de conseillers d'État et de maitres des requêtes. Le roi se montrait sévère, puis se lassait d'exercer des rigueurs qu'une foule de réclamations rendait embarrassantes. Les magistrats, en reprenant leurs fonctions, n'étaient pas moins disposés à la résistance qu'avant les épreuves dont ils venaient de triompher ; on voyait même leur ambition s'accroître. Les parlements élevèrent, en 1756, la prétention de n'être qu'un seul corps, divisé en plusieurs classes. Le chancelier de l'Hospital avait, en effet, appelé ces compagnies, classes du parlement ; mais aucune loi, aucun usage ne les autorisait à réunir leurs forces par une association capable de rendre leur puissance colossale. Ces corps oubliaient combien leurs droits étaient incertains, et se persuadaient trop facilement qu'ils représentaient la nation. Leur prétention effraya la cour, et le roi lit enregistrer, en lit de justice, plusieurs édits dont l'exécution eût restreint leur pouvoir dans des limites fort étroites[12]. Le parlement de Paris répondit par cent quatre-vingts démissions : on aurait dû croire que ce corps était dissous ; mais l'orage qui grondait sur sa tête ne fut pas plus durable que les autres. Le parti ultramontain avait contribué aux résolutions violentes du gouvernement. Peu d'années après, la magistrature encouragée par un ministre, le duc de Choiseul, prouva sa force par la suppression des jésuites (1762) ; il leur fut ensuite ordonné de sortir du royaume ou d'abjurer leur institut (1764). Les parlements avaient alors une grande autorité : étroitement unis, ils persistaient à se nommer classes du parlement du royaume ; ils luttaient entre eux de zèle pour soutenir leurs droits et pour accroître leurs privilèges. Louis XV, dans une séance royale (1766), leur interdit l'association qu'ils prétendaient former, et proclama ces maximes : Nous ne tenons notre couronne que de Dieu... Au roi seul appartient la puissance législative, sans dépendance et sans partage. De tous ces faits il résulte que le roi voulait imposer aux parlements, à la France, la monarchie absolue, et que les parlements, avec des idées plus ou moins vagues sur le but de leurs efforts, tendaient à établir une monarchie aristocratique, dans laquelle ils auraient tenu le roi et la nation eu tutelle. Les deux puissances persévéraient dans leurs desseins, lorsque Maupeou, premier président du parlement de Paris, fut élevé aux fonctions de chancelier (1768).

Audacieux et souple, Maupeou était capable de prendre des résolutions hasardeuses, et d'en assurer le succès par une fermeté inébranlable, unie à la finesse qu'exigent les détours de l'intrigue. Plein d'ambition, aucune complaisance ne lui répugnait pour s'élever ou se maintenir au pouvoir. Intrépide courtisan, il imagina une prétendue parenté avec les du Barry, afin d'appeler ma cousine la vile favorite ; il prostituait la simarre à la toilette de cette femme, et, se ménageant une autre protectrice, il alla plusieurs fois à Saint-Denis communier en présence de madame. Louise, fille de Louis XV, qui s'était faite carmélite. Il y avait de la dureté dans son caractère et de la mollesse dans ses goûts ; rien n'annonçait autour de lui l'austérité d'un chef de la justice, l'élégance la plus recherchée brillait dans ses appartements. Homme d'esprit, il avait le travail facile : une santé faible ne nuisait point à son activité ; il était sobre, et ses mœurs étaient exemptes de scandale.

Maupeou, premier président, avait montré du caractère dans un exil de sa compagnie ; mais bientôt, préférant la route de la fortune à celle qu'il venait de suivre, il avait encouru le mépris de ses collègues. Le parlement le regardait comme un homme vendu à la cour et l'accusait assez hautement d'infidélité dans la manière de recueillir les voix. Le désir de la vengeance fermentait avec l'ambition dans son âme ; il avait résolu d'humilier, de soumettre la magistrature ; et des circonstances, dont il s'empara, vinrent le seconder.

La Chalotais, procureur général au parlement de Rennes, après la chute des jésuites qu'il avait vivement poursuivis, embrassa la défense de certains droits contestés par le ministère à la Bretagne. Ses efforts n'obtenant pas de succès, il donna sa démission, et plusieurs magistrats suivirent son exemple. Le duc d'Aiguillon, qui commandait la province, excité par sa haine contre l'adversaire des jésuites, dont il était zélé partisan, accusa d'un complot contre l'autorité royale les magistrats démissionnaires et les fit arrêter militairement. On les crut près d'être envoyés à l'échafaud par une commission que nomma le roi ; mais leur innocence fut reconnue. Le duc d'Aiguillon était hautain, violent à tel point, que Louis XV se vit obligé de le rappeler pour faire cesser l'agitation et les murmures. Le duc alors fut accusé au parlement de Rennes d'avoir employé des manœuvres criminelles pour tenter de perdre les magistrats arrêtés par ses ordres. Ce procès fut évoqué au parlement de Paris, où siégeaient les pairs, et qui seul pouvait juger un membre de la pairie. Louis XV, cherchant des distractions à l'ennui, eut la fantaisie d'assister aux audiences, et le parlement se transporta à Versailles[13]. Le chancelier, dans un discours d'ouverture (4 avril 1770), fit sentir l'importance d'une pareille cause : il faut, dit-il, laver la pairie des crimes d'un pair ou un pair des crimes qui lui sont imputés. Le roi, par sa présence, ne voulait nullement gêner la liberté des délibérations ; il entendit avec intérêt les magistrats s'exprimer d'un ton calme, en hommes qui cherchent la vérité, pour rendre la justice. Le duc d'Aiguillon conçut bientôt des craintes sérieuses sur les suites que pourrait avoir une affaire si grave : il était l'amant de madame du Barry ; tous deux s'entendirent avec Maupeou, qui saisit cette occasion d'insulter la magistrature en se jouant des lois.

Tout à coup on annonce un lit de justice ; le roi signifie qu'il arrête la procédure et qu'il impose silence à toutes les parties. Le soir même, donnant au duo d'Aiguillon des marques de faveur, il le fait souper avec lui et le nomme du voyage de Marly. Le parlement déclare que le cours de la justice ne peut être interrompu et rend un arrêt qui suspend le duc d'Aiguillon des fonctions de pair, jusqu'à ce qu'il ait été lavé, par un jugement, des accusations qui entachent son honneur. Le chancelier fait casser cet arrêt par le conseil, et prodigue de la majesté royale, il mène Louis XV au palais, pour faire enlever du greffe les pièces de la procédure.

Les vacances arrivèrent ; mais Maupeou tint ce propos qu'à la rentrée il ouvrirait la tranchée contre le parlement. En effet, dès que cette compagnie fut réunie, il lui envoya comme un simple règlement de discipline, un édit dont les principales dispositions défendaient à ses membres de donner leur démission en corps, de suspendre le service, et leur ordonnait, s'ils différaient un enregistrement, d'y procéder aussitôt après avoir reçu la réponse aux remontrances. La soumission leur était prescrite, sous peine d'être cassés. Ainsi, ou le parlement accepterait cet édit et se réduirait lui-même à la nullité, ou il résisterait, et on le casserait en exécution de l'édit.

Le parlement, dont le péril devenait imminent, fit des remontrances pleines de dignité. Il y a quelque chose d'imposant dans la manière dont il rappelle les longs services de la magistrature, au roi qui se dispose à l'accabler. Si la fierté des grands vassaux, dit-il, s'est trouvée forcée à s'humilier devant le trône de vos ancêtres, de renoncer à l'indépendance, et de reconnaître dans leur roi une juridiction suprême, une puissance publique supérieure à celle qu'ils exerçaient, si l'indépendance de votre couronne a été maintenue contre les entreprises de la cour de Rome, tandis que, presque partout, les souverains avaient plié sous le joug de l'ambition ultramontaine, enfin si le sceptre a été conservé de mâle en mile, à rainé de la maison royale, par la succession la plus longue et la plus heureuse dont il existe des exemples dans les annales des empires, tous ces services, les plus importants sans doute qu'on ait jamais rendus à l'autorité royale et à l'État, sont dus, l'histoire en fait foi, à votre parlement. Ces remontrances se terminaient par inviter le roi à regarder les calomniateurs de la magistrature comme des usurpateurs du pouvoir royal, et à rétablir la tranquillité, en les livrant à la rigueur des lois.

Louis XV fit enregistrer son édit en lit de justice (7 décembre 1770), Le duc d'Aiguillon triomphant vint siéger à cette séance en qualité de pair. Dans le discours du chancelier, le parlement fut accusé de vouloir dépouiller le roi de son autorité, pour ne lui laisser qu'un vain titre. Les magistrats avaient d'avance protesté sur leurs registres contre tout ce qui se passerait au lit de justice, et, en sortant, ils délibérèrent de cesser leurs fonctions. Alors commença une véritable guerre de lettres de jussion et d'itératives remontrances.

Au milieu de tant d'agitation, un ministre, le duc de Choiseul, désirait concilier la dignité royale et l'honneur de la magistrature ; il blâmait le chancelier, et le parlement fondait sur lui de grandes espérances. Maupeou résolut de le perdre et fut secondé avec activité par la favorite. C'est de Choiseul que Louis XV aurait pu 'recevoir les plus sages conseils, et Louis XV l'exila. A la nouvelle de la disgrâce du ministre ennemi de Maupeou et de la du Barry, il y eut comme un réveil de l'honneur dans cette cour flétrie. Choiseul n'avait que vingt-quatre heures pour quitter Paris : un grand nombre de personnes distinguées écrivirent leurs noms à son hôtel ; le duc d'Orléans[14] força sa porte et se jeta dans ses bras. Le lendemain, ce fut au milieu d'une double haie de voitures que Choiseul s'éloigna de la capitale ; son exil ressemblait à un triomphe.

Ces scènes d'opposition ne causèrent à Maupeou qu'un désagrément léger ; sa puissance était un fait qui lui suffisait. Cependant cette époque pouvait être celle où Louis XV abandonnerait ses projets. Le moment était propice pour concilier les esprits : le roi voyait l'opinion publique se prononcer en faveur des opposants, et pouvait craindre de l'irriter encore ; le parlement venait de perdre un appui et pouvait craindre les rigueurs du monarque. Un prince du sang commença des négociations dont le résultat aurait sans doute été favorable, si le désir du bien public les eût dirigées ; mais le motif en était honteux. La princesse de Monaco plaidait en séparation contre son mari, lorsque la cessation de service du parlement interrompit son procès. Le prince de Condé, dont elle était la maîtresse, désirait vivement qu'elle eût une entière liberté : il pressa les magistrats de juger ce procès ; il leur fit espérer, il les assura même, d'après quelques piroles vagues de Louis XV, que, s'ils voulaient faire acte d'obéissance, en reprenant leurs fonctions, l'édit serait retiré, ou du moins regardé comme non avenu. Le parlement rentra, et madame de Monaco gagna sa cause. Sans doute le jugement fut impartial ; mais il n'en était pas moins fâcheux, pour les magistrats, d'avoir commencé par un tel procès. Le public trouva que leur conduite manquait de dignité ; et leurs ennemis allaient répétant que le parlement, pour se sauver, descendait complaisamment à protéger l'adultère[15].

On attendait quel serait près du trône l'effet de la soumission des magistrats. Louis XV ne l'approuva qu'en termes sévères et déclara qu'il maintiendrait toujours son édit. Le parlement cessa de nouveau de rendre la justice ; les ordres du roi et les remontrances se succédèrent avec rapidité. La réponse aux lettres de jussion, du 15 janvier 1771, est importante ; ou y voit quelle était alors la théorie du parlement de Paris sur le pouvoir royal et sur les droits (le la magistrature. Le parlement déclare qu'il reconnaît et qu'il a toujours reconnu ces maximes : le roi ne tient sa couronne que de Dieu ; toute autorité, dans l'ordre politique, émane de la sienne ; les magistrats ne sont que ses officiers ; et le droit de faire des lois appartient à lui seul, sans dépendance et sans partage. Après des déclarations si formelles, on peut s'étonner que le parlement veuille disputer quelque chose au pouvoir absolu. La suite de cette réponse a du vague et de l'obscurité ; cependant il est facile d'indiquer comment ses auteurs établissaient leur droit de résister, dans certains cas, aux volontés royales. Louis XV et son chancelier avaient hautement reconnu ce principe : il y a des lois fondamentales que les rois sont dans l'heureuse impuissance de changer. La mission des parlements, d'après le système que j'expose, consistait à vérifier si les édits étaient conformes à ces lois immuables ; et, dans le cas contraire, leur devoir les obligeait à refuser de les promulguer[16].

L'opinion des magistrats n'était pas cependant unanime. Un certain nombre d'entre eux blâmait la réponse aux lettres de jussion, comme admettant des principes trop favorables à l'étendue du pouvoir royal. Ces principes, en effet, n'avaient pas été constamment ceux de la magistrature. On lit, dans les Remontrances du 16 mars 1615 : Votre parlement, Sire, né avec l'État, tient la place des princes et barons, qui, de toute ancienneté, étaient près de la personne des rois ; pour, marque de ce, les princes et pairs du royaume y ont toujours séance et voix délibérative. Les lois, ordonnances et édits, création d'offices, traités de paix et autres plus importantes affaires du royaume, lui sont envoyés pour en délibérer, en examiner le mérite, et y apporter en toute. liberté les modifications raisonnables. Voilà une doctrine bien différente de celle du parlement en 1771.

Ni le roi ni le parlement ne voulaient céder ; les raisonnements étaient épuisés de part et d'autre ; il est évident que la force des choses amenait une révolution. Plus on examine cette forme de gouvernement, plus on en reconnaît les vices. C'était une monstruosité qu'un corps à la fois politique et judiciaire, qu'un corps qui, pour soutenir ses droits réels ou prétendus, suspendait le jugement des procès. Aucune loi n'autorisait un pareil déni de justice : mais les magistrats, dont le devoir était assurément de s'opposer au despotisme, voyant les fils de justice rendre nuls leurs efforts, n'avaient trouvé d'autre moyen de prolonger la résistance que d'interrompre le cours des jugements ; et ce moyen extrême[17], plus propre à troubler qu'à sauver l'empire, devenait impuissant contre la volonté ferme d'un prince ou d'un ministre. Le seul moyen légal de terminer les débats que je retrace aurait été de réunir les états généraux. Si leur convocation présentait de trop graves dangers, il eût fallu, par un acte d'autorité souveraine, établir un ordre de choses qui garantît les intérêts du trône et de l'État ; mais Maupeou n'avait conçu qu'un plan de despotisme, et Louis XV pouvait-il en comprendre un autre ?

Dans la nuit du 19 au 20 janvier 1771, chaque membre du parlement fut réveillé par deux mousquetaires qui lui présentèrent l'ordre de déclarer par écrit s'il voulait reprendre ses fonctions, et de n'employer que les mots oui ou non. Sur cent soixante-neuf magistrats auxquels cet ordre fut présenté, trente-huit seulement signèrent oui, et le lendemain ils se rétractèrent : le parlement fut unanime.

La nuit suivante, Maupeou fit signifier aux magistrats un arrêt du conseil qui confisquait leurs charges et leur interdisait de prendre le titre de membres du parlement. Des lettres de cachet leur ordonnaient de quitter Paris dans le jour. A ces rigueurs, Maupeou en ajouta d'autres ; il prit soin de séparer, dans l'exil, les parents, les amis ; ceux qui lui étaient le plus odieux furent envoyés dans des solitudes, et même relégués dans des lieux malsains.

Les conseillers d'État et les maîtres des requêtes allèrent remplacer les magistrats proscrits. Toutefois le chancelier s'occupa, sans retard, de former une compagnie qui fût moins semblable à une commission judiciaire ; il la composa des membres du grand conseil, et d'hommes pris dans différeras corps, dans différentes classes de la société.

Le grand conseil était accoutumé à penser d'après les volontés de la cour ; et cependant l'opposition était si générale, que le chancelier craignit quelque résistance de la part de ce corps s'il ne lui faisait accepter ses faveurs par surprise. Les membres du grand conseil reçurent l'ordre de se rendre à Versailles le 13 avril, à sept heures du soir ; et, le lendemain matin, sans que la plupart d'entre eux connussent l'objet de cette réunion, Maupeou les fit entrer au lit de justice préparé en secret. Là, ils entendirent annoncer solennellement que l'ancien parlement de Paris était cassé, et qu'ils le remplaçaient. A l'issue de la séance, Maupeou s'empara d'eux, les emmena dîner ; et, en sortant de table, il les fit partir à sa suite pour les installer à Paris. Ainsi il ne les avait pas quittés un instant ; il ne leur avait laissé le temps ni de se concerter ni de réfléchir.

Dans la soirée, il y eut plusieurs démissions. Lambert, doyen du grand conseil, s'honora par sa fermeté. Ce vieillard partit de Versailles avec ses collègues ; mais, dès qu'il eut passé la barrière, il donna l'ordre de le conduire à son hôtel et n'assista point à l'installation. Une lettre de cachet lui ordonna le lendemain d'aller siéger. Il se rendit à la séance de ce parlement, dont il ne reconnaissait pas l'autorité. Je viens, dit-il, pour obéir aux ordres du roi ; mais je ne puis faire aucun acte de magistrature. J'abandonne au roi ma fortune, ma liberté, ma vie ; mais je garde ma conscience : je ne reparaîtrai point dans cette enceinte. Il promena un regard sévère sur ceux qui l'entouraient et sortit. Le soir même, il reçut l'ordre d'exil qu'il attendait.

Pendant longtemps, on avait pris peu d'intérêt, en France, aux débats élevés entre la cour et la magistrature. Les remontrances du parlement, lors de son exil en 1753, firent beaucoup moins de sensation dans Paris que la querelle sur la musique française, excitée par l'arrivée des chanteurs italiens. Les Français, entraînés par leurs plaisirs ou leurs affaires, habitués à voir des abus, à se consoler d'une vexation par une épigramme, s'étourdissaient facilement sur les dangers publics ; mais le coup frappé par Maupeou les contraignit à réfléchir. Il ne fut plus possible de se faire illusion, lorsqu'on vit transformer en magistrats des gens serviles qui souscriraient à tous les caprices du pouvoir, lorsqu'on vit détruire l'inamovibilité des juges, par conséquent leur indépendance, garant de leur intégrité. L'indignation publique éclata contre un ministre qui bouleversait la magistrature, les lois, et réduisait, avec mépris, la France à n'avoir pas même une apparente sauvegarde contre le despotisme. Les princes du sang, le seul comte de la Marche excepté, envoyèrent au roi leur protestation contre le renversement des lois de l'État. Treize pairs adhérèrent à cette démarche[18]. Les parlements de province élevèrent des voix courageuses ; leurs arrêtés, leurs lettres, leurs remontrances, se succédaient. Les parlements de Toulouse, de Besançon, de Rouen, d'autres encore, demandèrent les états généraux. Mais les remontrances les plus remarquables furent celles de la cour des aides ; elles étaient l'ouvrage de Malesherbes. On y trouve ce désir de paix et de justice, ce besoin du bonheur public, qui remplissaient l'âme de l'auteur. Ces remontrances, bien qu'on l'ait souvent prétendu, ne sont pas un profond traité de droit public ; l'auteur évite d'examiner les questions délicates, et, lorsqu'il en parle, il n'est pas exempt de contradictions ; mais, parmi tant d'écrits nés à cette époque agitée, c'est le seul où la voix du sentiment se fasse entendre, c'est le plus noble et le seul touchant. Louis XV refusa de recevoir ces remontrances, et l'on peut douter qu'il les ait jamais lues. Un grand nombre de bailliages, dont les membres n'avaient guère que leurs places pour exister, refusèrent obéissance aux remplaçants du parlement. Il y eut beaucoup de traits de désintéressement et de courage. Le lieutenant général de Meaux, La Noue, écrivait au chancelier : J'aime mieux mourir de faim que de honte. A l'instant où le conseil d'État siégea dans la salle du parlement, les avocats cessèrent de paraître au barreau. Presque toutes les personnes qui avaient des procès ne voulurent plus être jugées. Un homme moins scrupuleux, après avoir gagné sa cause, eut peine à trouver un huissier pour signifier le jugement. L'installation de la compagnie sortie du lit de justice ne changea point ces dispositions. Les nouveaux magistrats lisaient le mépris tune les regards de la foule qui se pressait sur leur passage ; et souvent ils furent accueillis par des huées, comme l'avaient été les conseillers d'État et les maîtres des requêtes. Les bons mots, les sarcasmes, circulaient contre eux dans Paris, dans la France. Tout devenait sujet d'allusions malignes ; il y avait des galons qu'on appela galons à la chancelière : ils étaient faux et ne rougissaient pas. Des cercles brillants semblaient se transformer en assemblées politiques. On entendait les femmes prononcer les mots : constitution de l'État, lois fondamentales, inamovibilité des charges. Les femmes jouèrent un grand rôle dans cette guerre contre le despotisme ; elles encourageaient leurs maris, leurs fils, leurs frères à suivre la route de notifient, ou les faisaient rougir de s'en être lâchement écartés[19].

Cette révolution fit éclore une multitude d'écrits : on peut en évaluer le nombre à cinq cents, dont les trois quarts étaient dirigés contre les opérations du chancelier, et presque tous les autres payés par lui. Quelques pamphlets n'avaient pour but que de tourner en ridicule les nouveaux magistrats, et recherchaient leur vie privée avec une malice qui dut être souvent calomnieuse. Comme on tenait beaucoup, soit à être noble, soit à passer pour noble, on faisait à plusieurs de ces magistrats le reproche d'avoir eu des pères de basse extraction ou de conditions honnêtes, mais qui excluaient la noblesse. Les adversaires de Maupeou lui ont reproché, jusqu'à satiété, de descendre de Vincent Maupeou, notaire en 1540.

Les nombreux écrits répandus clandestinement étaient en général plus graves. Une partie des auteurs se bornaient à demander le rétablissement de la magistrature ; d'autres, non-seulement attaquaient le despotisme du chancelier, mais encore soutenaient que les parlements, trop faciles à séduire ou à renverser, n'offraient pas une garantie suffisante, et réclamaient les états généraux.

Les maximes que le roi ne tient sa couronne que de Dieu, qu'à lui seul appartient la puissance législative, furent attaquées comme démenties par les documents historiques, et comme injurieuses pour la nation. C'est le sujet sur lequel les écrivains revenaient avec le plus de persévérance. Quelques-uns découvraient des constitutions françaises ; d'autres, sans créer des systèmes aussi réguliers, notaient avec soin les faits propres à constater les droits de la nation et ceux du parlement. On rappelait que l'argent de peuples ne peut être arbitrairement levé par le roi et que les états généraux, assemblés à Blois en 1579 avaient autorisé les parlements à consentir l'impôt dans les cas urgents. Maupeou traitait de système inconnu à nos pères la théorie des parlements sur la résistance ; on lui rappelait que déjà Charles IX avait voulu la repousser, et qu'il la nommait une vieille erreur dans laquelle les membres de son parlement avaient été nourris. En invoquant l'inamovibilité des juges, on rappelait qu'elle était établie par l'usage avant Louis XI qui la consacra par une loi, et fit jurer à son héritier de ne jamais enfreindre cette loi tutélaire. On compulsait l'histoire ; mais plusieurs écrivains examinaient aussi la nature de l'homme, remontaient à l'origine de la société, et recherchaient les clauses d'un contrat social.

L'ouvrage qui eut le plus de vogue n'était pas le plus sérieux. C'était fine correspondance supposée de Maupeou et d'un conseiller, son actif et complaisant agent. La police fit de vains efforts pour en arrêter les publications ; elles sortaient d'une presse cachée dans le palais du Temple, qui appartenait au prince de Conti. Ce pamphlet, ou plutôt cette suite de pamphlets, offre des tons variés, des recherches savantes, des plaisanteries de bon goût, quelquefois des mouvements éloquents. Que la nation réclame ses droits, dit l'auteur, qu'elle les réclame avec cette fermeté noble et généreuse que l'Europe admirait autrefois... que chaque citoyen refuse de payer l'impôt, jusqu'à ce que la nation l'ait consenti, et tout rentrera dans l'ordre. Les rois auront leur puissance, les parlements leur crédit, la nation ses droits. Les ministres malintentionnés trembleront alors de tromper les uns, de braver les autres, et d'asservir des peuples libres et courageux qui n'opposeront à l'injustice qu'une force d'inertie, mais universelle, et qui ne se démentira jamais[20].

Le ton de plusieurs pamphlets avait encore plus de véhémence. Le Manifeste aux Normands était un véritable tocsin. Un des ouvrages où se trouvaient les phrases les plus violentes[21] était du comte de Lauraguais.

La guerre n'était pas moins vive de la part des soutiens de Maupeou ; ils n'épargnaient pas même la protestation des princes du sang. Des réflexions critiques sur cet acte furent brûlées par arrêt du parlement de Bordeaux, tandis qu'à Paris la nouvelle cour de judicature faisait brûler une protestation du parlement de Toulouse.

Quelques-uns des écrits publiés en faveur du chancelier se font remarquer par une adoration politique et mystique du despotisme, par un goût de servilité porté au dernier degré de bassesse. Tel auteur est si confiant dans toute puissance établie par le droit divin, qu'il n'admet pas même que les passions ou l'intrigue puissent prévaloir dans le conseil d'un roi ; c'est, dit-il, l'assemblée des justes ; et l'homme qui raisonne ainsi intitule son pamphlet le Vœu de la nation. L'autorité craignit que les ouvrages de ce genre ne fussent nuisibles à sa cause ; elle en fit arrêter un ; mais la vente du livre supprimé ne tarda pas à reprendre son cours. On ne voulait point paraître adopter les principes d'une servitude absolue ; mais on eût aimé à les voir se répandre.

Les brochures dont le chancelier commanda la publication étaient d'un ton fort différent ; plusieurs sont composées avec beaucoup d'art et de talent[22]. Déjà nous connaissons quelques principes des auteurs de ces écrits : achevons d'indiquer leur théorie sur le pouvoir royal et sur la magistrature. Les parlements, disaient-ils, chargés de tenir registre des édits, avaient reçu de la bonté des rois l'autorisation de porter, sous d'humbles formes, leurs représentations au pied du trône., Leur mission consistait uniquement à soumettre des observations au monarque et ne pouvait jamais opposer d'obstacle à sa puissance. Dans cet ordre de choses, le roi, entouré de lumières et trouvant partout obéissance, assurait la paix et la Prospérité du royaume. Si la magistrature méconnaissait son origine, oubliait ses devoirs, et prétendait s'arroger un droit de résistance aux ordres du souverain, elle professait des maximes injurieuses pour le prince, et subversives de la monarchie ; le roi, qui tenait de Dieu seul son autorité, devait alors réprimer d'insolentes usurpations. Ces auteurs rappelaient les violences des parlements, et s'attachaient à prouver que leurs derniers excès avaient rendu nécessaires les changements qui venaient d'être opérés. Enfin, ils exposaient tous les avantages qui devaient résulter du plan conçu par le chancelier. Sous un rapport, Maupeou avait fait preuve de sagacité ; il avait judicieusement pensé que, lorsqu'on saisit le pouvoir arbitraire, il faut se hâter de l'employer à quelques actes d'une incontestable utilité, afin d'accuser les vaincus de s'être opposés jusqu'alors à (les vues bienfaisantes. Les parlements, occupés.de la France, mais plus encore de leur autorité, négligeaient ou repoussaient des améliorations depuis longtemps désirées. Le ressort dans lequel s'exerçait la juridiction du parlement de Paris avait une immense étendue ; un malheureux plaideur qui habitait au fond de l'Auvergne pouvait être obligé de faire trois cents lieues pour venir perdre son procès et retourner chez lui. Maupeou fit cesser cet abus, par la création de six conseils supérieurs, établis dans différentes villes. En même temps il annonça que la France ne tarderait pas à jouit de bienfaits plus grands encore ; la vénalité des charges de judicature serait abolie, la justice serait rendue gratuitement, un nouveau code simplifierait les procédures.

L'art de Maupeou doit ici nous frapper. Les améliorations promises étaient du nombre de celles que demandaient les écrivains Célèbres de cette époque. Tandis que le chancelier faisait peser sur son pays le joug du despotisme, il invoquait les lumières de son siècle ; il semblait appeler à former alliance avec lui les philosophes qui exerçaient tant d'influence sur l'opinion publique. Il eut un ardent désir que leur chef, Voltaire, qui à force d'acquérir de la gloire en était devenu le dispensateur, donnât le signal de l'admiration pour ses vastes réformes. Voltaire avait une idée fixe, le renversement du christianisme ; et, comme il cherchait des appuis parmi les rois et leurs ministres, il s'inclinait volontiers devant eux. Le grand poète se déclara le partisan de Maupeou ; il alla jusqu'à nommer madame du Barry, dans une Petite pièce de vers, adorable Égérie. Madame du Barry ! Louis XV ! Égérie ! Numa ! Quels rapprochements ! En vain essayerait-on de disculper Voltaire, en disant qu il ne louait, des opérations du chancelier, que celles dont l'idée était puisée dans les ouvrages philosophiques ; ce serait trahir la vérité : il n'aimait pas le parlement, il applaudit à sa chute, et loua tout Maupeou. Son influence prodigieuse parut sans force dans cette circonstance ; la voix du grand homme trouva peu d'échos. Les changements utiles, sur lesquels le chancelier comptait pour se concilier de nombreux suffrages, n'atteignirent point leur but. On disait un mot des avantages que présentait la création de six conseils, et l'on ne tarissait pas en discours contre leur illégalité. On traitait de fausses, d'illusoires, les promesses de Maupeou ; et l'on ajoutait qu'en les supposant réalisées elles ne seraient point une compensation de son despotisme. On disait qu'il aurait dû maintenir les lois et supprimer les abus, qu'alors il eût passé pour un réformateur habile, mais qu'il n'était qu'un audacieux destructeur.

Tandis que des haines violentes se soulevaient de toutes parts contre le chancelier, on le voyait dans son salon montrer un front serein, conserver l'aisance de ses manières, garder un ton léger : il se disait agréablement surpris de rencontrer si peu d'obstacles ; il parlait en homme satisfait du présent, certain de l'avenir, et qui se joue de ses travaux.

Mais, s'il offrait dans son intérieur des formes gracieuses, il déployait au dehors une activité redoutable. Il avait fait ordonner aux princes du sang de s'éloigner de la personne du roi. La cour des aides, après ses nobles remontrances, avait été supprimée ; ses membres étaient exilés. La cour des comptes n'échappa qu'en s'abaissant à des marques de complaisance. Dans l'espace d'une année, les parlements de province furent cassés et remplacés. Le châtelet, toutes les juridictions qui refusaient de ployer, furent recomposées. On annonçait que les états de Bretagne adhéreraient à la protestation des princes, le gouvernement détourna cette attaque ; la noblesse seule montra du patriotisme, le clergé fut docile, et le tiers état se laissa promptement intimider. La noblesse de Normandie voulait présenter une requête au roi[23] ; plusieurs de ses membres furent jetés à la Bastille. A la fin de 1771, il y avait plus de sept cents magistrats dans l'exil.

Maupeou savait mêler l'intrigue à la violence ; quiconque pouvait le servir était environné des pièges de ses agents. Il parvint, avec beaucoup d'efforts et de soins, à composer tous ses parlements, et même à déterminer un certain nombre d'hommes honorables à remplacer des magistrats proscrits. Le temps, eu s'écoulant, affaiblissait les répugnances. Une partie des avocats de Paris se décidèrent à porter la parole devant le nouveau tribunal. Gerbier, l'éloquent Gerbier, l'honneur du barreau français, fut un des premiers à donner l'exemple de la défection[24]. On plaida des procès romanesques, scandaleux, par conséquent très-propres à exciter la curiosité du public ; et ces procès furent si nombreux, qu'il est à peu près impossible qu'on n'ait pas spéculé sur ce moyen d'attirer la foule au Palais. Le chancelier, qui d'abord avait fait prononcer la confiscation des charges de l'ancien parlement, eu l'adresse d'en offrir la liquidation. Accepter, c'était reconnaître la légitimité des changements, ou du moins s'avouer convaincu de leur durée. Presque tous les membres du parlement de Paris refusèrent, et, s'honorant par leur constance, restèrent fidèles à ce principe consigné dans un de leurs derniers arrêtés : Les magistrats doivent périr avec les lois. Cependant le piège tendu par Maupeou était de plus en plus utile à ses desseins. Une défection est un exemple contagieux ; tant de gens n'attendent qu'un prétexte pour se dispenser d'avoir du courage ! Les liquidations devinrent nombreuses dans les provinces. La fermeté des princes du sang ne résista point à des séductions habiles. On flatta le prince de Condé du mariage de sa fille avec le comte d'Artois, qui en était épris ; on fit espérer au duc d'Orléans que le roi lui permettrait d'épouser madame de Montesson, dont il semble que son âge aurait dû le rendre moins amoureux. D'autres promesses, qui fuient mieux tenues, achevèrent de décider ces princes et leurs fils à former la demande qu'on voulait obtenir d'eux : on n'exigea point qu'ils reconnussent le nouveau parlement ; mais c'était abandonner l'opposition que de reparaître à la cour. Le seul prince de Conti fut inébranlable[25] ; encore ne protégea-t-il plus les publications clandestines. La maligne curiosité du public avait perdu son ardeur ; et les pamphlets, d'abord si nombreux, cessèrent d'entretenir l'effervescence des esprits. Après tant de succès, Maupeou, radieux, dut croire son ouvrage affermi pour jamais ; et, dans la plénitude d'un orgueil satisfait, il dit qu'il avait retiré la couronne de la poudre du greffe.

Lorsqu'une main ferme établit le despotisme dans un tel pays que la France, il y a trois phases à parcourir. L'indignation éclate ; ensuite arrive la lassitude, et le mal semble être sans remède ; mais, à la première circonstance favorable, les esprits se réveillent et la fermentation renaît. Une bien petite cause vint apprendre au chancelier que l'opposition n'était point anéantie.

Un conseiller de la nouvelle cour, Goëzman, accusa juridiquement Beaumarchais (1773) d'avoir voulu le suborner dans une affaire dont il était rapporteur. Ce conseiller ne savait ni ce qui se passait dans sa maison ni ce qu'était son adversaire. Sa femme avait reçu de l'argent ; puis elle l'avait rendu, mais eu ayant la bassesse de retenir une petite somme. Beaumarchais n'était encore connu que par ses drames et par des spéculations financières. Son esprit actif et satirique saisit avec ardeur l'occasion de déployer dans toute son originalité. Alors parurent ces Mémoires célèbres, mélange de plaisanteries fines et de sarcasmes mordants, de dialectique pressante, de récits élevés et touchants ; sans manquer de respect directement à ses juges, Beaumarchais les couvre de ridicule. Comment le public n'embrasserait-il pas la cause d'un auteur spirituel, qui se fait le ministre de ses vengeances ? Ces Mémoires sont lus avec avidité, même à la cour ; Louis XV en rit, et sa maîtresse s'en amuse[26].

Un arrêt flétrissant est rendu contre Beaumarchais. Le public décide que le tribunal n'a pas le pouvoir de juger ; et que, par conséquent, on ne peut être flétri par ses arrêts. Le prince de Conti prend Beaumarchais sous sa protection, et lui donne un dîner de quarante couverts, avec des gens de cour ; on le prône, on le fête I Il fallait que, tôt ou tard, le despotisme s'enfuît ou que, pour contraindre les Français au silence, on les réduisît au dernier degré de servitude. Le chancelier avait beaucoup d'esprit, de fermeté, d'adresse ; mais prétendre qu'il eût de grandes vues, ce serait porter un jugement étrange. Comment aurait-il de grandes vues, le ministre qui se place dans l'alternative de voir ses plans échouer on d'avilir son pays ?

Considérés comme moyens de fonder le despotisme, le ; changements imaginés par Maupeou annoncent peu de force de tête : il avait de la force de caractère ; mais ces deux qualités sont très-différentes, et c'est à tort que ses partisans ont voulu les confondre. Avec le temps, la nouvelle magistrature eût prie les habitudes et les prétentions de l'ancienne. Quelque indépendance, au moins apparente, est si nécessaire à la considération d'un corps, que le chancelier avertit en secret le nouveau parlement de faire des remontrances, dont il indiqua le sujet. On obéit ; il eut soin de dicter une réponse négative ; il fit ensuite composer d'itératives remontrances, et il accorda une partie des modifications demandées. Cette parodie, dont l'auteur était trop facile à deviner, jeta sur la nouvelle magistrature un nouveau ridicule. Mais le chancelier n'eut pas besoin d'exciter ainsi ses parlements. Celui d'Aix fit une espèce d'apologie du corps qu'il avait remplacé, et écrivit au roi ces mots remarquables : L'étendue de votre pouvoir doit vous effrayer vous-même. Ceux de Bordeaux, de Besançon, etc., défendirent, avec courage, leurs provinces contre l'accroissement des subsides. Maupeou avait bien prévu cette objection, que les nouveaux magistrats pourraient prendre les mœurs des anciens ; il répondait qu'alors on les traiterait comme leurs devanciers, et qu'ils ne pourraient contester le titre de leurs successeurs. Cela est vrai ; mais alors on n'aurait plus que des magistrats perpétuellement amovibles ; les hommes chargés des plus graves fonctions ne seraient que de vils instruments ; on arriverait à dégrader toute la nation : est-ce là sauver son pays, et s'élever au rang des grands ministres ?

Ce que le bouleversement opéré par Maupeou a produit de plus durable, c'est de répandre en France le goût des discussions politiques. On alla bien plus loin qu'à l'époque de Law ; on ne se borna pas à parler d'administration et de finance, on rechercha les droits de la nation, les bases de la monarchie, on discuta dans quels cas la résistance est permise. Malheureusement nos têtes politiques étaient peu éclairées ; il en sortait de l'érudition d'un jour, des raisonnements improvisés, des vues incertaines, exprimées d'un ton dogmatique ; et, parmi les ouvrages nés de ces circonstances remarquables, aucun n'a mérité de leur survivre dix ans.

Il existait dans le royaume une cause de souffrance et d'irritation plus ancienne, plus générale et plus active que toutes celles dont j'ai parlé jusqu'à présent. Cette cause, qui devait un jour amener de grands troubles, résultait du désordre des finances et de l'oppression des contribuables.

A l'avènement de Louis XV, les impôts publics montaient à cent soixante-cinq millions six cent mille livres ; ils furent plus que doublés sous son règne. L'augmentation fut de deux cents millions. Ce poids était accablant, moins par la somme exigée que par les vices de la répartition et de la perception.

Les impôts directs étaient la capitation, les vingtièmes et la taille. Le clergé n'en payait aucun : il s'administrait lui-même, et faisait un don gratuit inférieur à la somme que, d'après ses revenus, on aurait pu lui demander. La noblesse n'était exempte ni de la capitation ni des vingtièmes[27] ; toutefois de grandes inégalités se faisaient remarquer entre les hommes qu'on disait soumis au même impôt. L'autorité vérifiait les revenus du roturier et le taxait à la rigueur, tandis qu'elle se contentait de la déclaration du noble, déclaration presque toujours trop faible, et quelquefois scandaleusement fausse. Ceux qui profitaient de cet abus disaient que, le vingtième étant un impôt de quotité et non de répartition, les faveurs dont jouissaient certains contribuables ne nuisaient point aux autres. Mais, d'abord, de pareilles faveurs répandent le découragement et soulèvent de mauvaises passions ; ensuite, si un intendant affaiblissait la recette par ses complaisances envers les nobles, n'était-il pas obligé de surcharger les roturiers, pour offrir au ministre à peu près le total espéré ? Enfin, si le défaut de payement exact de la part des plus riches contribuables laissait un vide au trésor, ne faudrait-il pas tôt ou tard le combler ? et ne serait-ce point aux dépens des contribuables les plus dociles par leur pauvreté même ? La taille n'était payée que par les roturiers. Rien ne manquait à cet impôt pour le rendre odieux ; il était avilissant, le nom de taillable se prononçait avec mépris, et la perception se faisait avec une impitoyable rigueur. Le gouvernement pouvait accroître cet impôt sans faire enregistrer un édit ; il suffisait d'un arrêt du conseil, et quelquefois les augmentations avaient lieu sans que le roi en eût connaissance.

Les impôts indirects étaient nombreux. On affermait les plus productifs à une compagnie de traitants qui grossissaient leurs recettes par tous les moyens que peuvent suggérer l'intérêt personnel, l'âpreté du gain et le génie de la fiscalité. La ferme générale, puissante par ses relations et par son opulence, était une véritable autorité dans l'État. Pour assurer son indépendance, cette compagnie avait un grand moyen : elle disait au gouvernement que, si l'on gênait ses opérations, il lui serait impossible de tenir ses engagements ou de renouveler le bail au même prix ; menaces dont s'effrayaient toujours les ministres. Il aurait, d'ailleurs, été très-difficile de régler ses prétentions et son pouvoir. Les impôts affermés n'étaient pas les mêmes dans toute la France ; ils variaient, ils avaient plus ou moins d'extension dans les différentes provinces ; des lignes de douanes intérieures divisaient le royaume en États soumis à divers régimes. La science fiscale présentait un inextricable dédale qui n'était bien connu d'aucun ministre ni d'aucune cour souveraine ; on ne trouvait qu'un petit nombre d'hommes, tous appartenant à la ferme générale, qui en eussent fait une étude approfondie ; eux seuls paraissaient donc savoir exactement ce qu'on leur avait cédé ; et souvent ils posaient, déplaçaient à leur gré les limites de leurs droits. Le contribuable ignorait ce que la ferme pouvait exiger de lui. On aurait peine à se le persuader, si on ne lisait dans des remontrances : Le code de la ferme générale est immense et n'est recueilli nulle part ; en sorte que le particulier à qui on fait un procès ne peut ni connaître par lui-même la loi à laquelle il est assujetti, ni consulter qui que ce soit ; il faut qu'il s'en rapporte à ce commis, son adversaire et son persécuteur[28]. C'était un dur despotisme que celui des préposés, la plupart sans éducation, ignares et grossiers. Un arrêt avait ordonné que ceux qui signeraient des procès-verbaux sussent lire ; cette disposition parut gênante aux fermiers généraux, et bientôt elle fut éludée. L'arbitraire ne s'exerçait pas seulement sur la fortune des redevables, il s'étendait sur leurs personnes ; et, les règlements étant inconnus, comment se dérober aux recherches, aux arrestations que les agents du fisc disaient être prescrites ou permises ? Les lois sur la contrebande étaient atroces. Pour le fait seul de la fraude sur le sel et sur le tabac, il y avait constamment de 1.200 à 1.500 individus dans les prisons, et de 2 à 500 aux galères. La mort, le supplice de la roue, ont été infligés pour des intérêts de la ferme générale ; et ces condamnations barbares ont été prononcées par des commissions qui jugeaient sans appel. Enfin, des hommes qu'on ne pouvait mettre en jugement, des hommes soupçonnés de fraude, étaient enlevés par des ordres secrets. Un d'eux, nommé Mounerat, excita dans Paris un vif intérêt : il avait été détenu pendant vingt mois à Bicêtre, et il y avait passé six semaines attaché à la muraille d'un cachot privé de lumière[29]. Échappé à ses bourreaux, il voulut les poursuivre, et la cour des aides admit sa plainte ; mais la ferme générale fit évoquer cette affaire au conseil. Les remontrances de la magistrature furent inutiles ; la ferme générale était plus puissante qu'une cour souveraine ; et les traitants impunis tournèrent en ridicule les magistrats que présidait Malesherbes.

Outre les impôts en argent, il y en avait que le peuple payait en nature. Le plus onéreux était la corvée ; et il existait beaucoup d'autres charges, dont à peine aujourd'hui conserve-t-on le souvenir. La fabrication du salpêtre était un fléau pour les campagnes. Ceux qui en étaient chargés avaient, pour les fouille, une latitude vexatoire ; il fallait les loger, leur fournir à vil prix les voitures, le bois, etc., qu'exigeaient leurs opérations. Souvent un village les payait pour s'éloigner ; et ils allaient en rançonner d'autres, avant d'arriver à celui qu'ils exploitaient.

Aux impôts du gouvernement, il faut ajouter ceux du clergé et de la noblesse, la dîme, les droits seigneuriaux et féodaux. Si l'on calcule le montant de toutes ces charges, les frais et la perte de temps qu'entraînait une perception vicieuse, si l'on considère que les classes les plus riches ne contribuaient point en proportion de leur fortune, que la population était moins considérable, l'industrie moins répandue, et la richesse moins abondante qu'aujourd'hui, on jugera pourquoi le peuple ne pouvait plus subvenir aux exigences du fisc ; on verra qu'à cette époque où les impôts publics ne dépassaient guère 363 millions, les roturiers étaient plus surchargés qu'ils ne le sont aujourd'hui sous des budgets d'un milliard.

De cet état de choses résultait une complication effrayante d'oppression des contribuables et de pénurie du trésor. Spectacle d'autant plus douloureux que le gouvernement avait en son pouvoir les moyens de mettre un terme à ce double désordre. Trois genres de réformes auraient changé nos destinées : l'économie dans les dépenses, la suppression des privilèges en matière d'impôt, l'établissement d'un mode de perception moins onéreux au peuple. Il manquait, pour opérer ces réformes, l'amour du bien public et une volonté ferme.

Le pacifique ministère du cardinal de Fleury avait plus fait que la banqueroute du régent, pour combler le vide laissé dans le trésor par les guerres et les profusions de Louis XIV. Le contrôleur général Orry, dont les vues d'économie étaient d'accord avec celles du cardinal, obtint d'étonnons résultats ; la dépense en 1738 n'excéda que d'un million la recette[30]. Mais le gouvernement se jeta dans une nouvelle guerre, et les préparatifs qu'elle exigea causèrent, dès 1740, un déficit de 16 millions.

Dans le cours du règne de Louis XV, les finances, d'abord dirigées par un conseil, passèrent successivement dans les mains de quatorze contrôleurs généraux. Des changements si fréquents auraient suffi pour rendre impossible l'exécution d'aucun plan. Parmi tant d'administrateurs de la fortune publique, le seul homme supérieur fut Machault. Si l'on eût suivi les voies dans lesquelles entra ce ministre éclairé, intègre 'et ferme, sou roi eut laissé un héritage bien différent, et sans doute le règne de Louis XVI aurait été paisible. Machault, ami de la retraite et de l'indépendance, refusa d'abord les hautes fonctions qui lui étaient offertes ; et, quand il les eut acceptées par ordre du roi (déc. 1745), il les remplit avec le plus entier dévouement. L'idée première de son plan de réformes ne lui appartenait pas. Sous le ministère du duc de Bourbon, le financier Paris-Duvemey avait déterminé ce prince à établir sur tous les revenus, pour douze ans, une contribution du cinquantième qui devait être employée à l'amortissement de la dette publique (1725). Cet impôt qui blessait les privilèges rencontra une vive résistance, et sa suppression fut un des premiers actes du ministère de Fleury. Machault avait été frappé de l'idée de Paris-Duverney ; il l'avait méditée avec son esprit étendu ; il se l'était appropriée, en découvrant toute l'extension qu'il fallait lui donner, et tous les secours qu'on pouvait en obtenir. Une idée isolée était devenue pour lui la base d'un système de finance : il remplaça le dixième, qui cessait à la paix, par un vingtième levé sur tous les revenus, et destiné à fonder une caisse d'amortissement. Ce vingtième devait être perpétuel ; et, dans la suite, il eût été la source d'une amélioration que son auteur se gardait d'annoncer hautement. La nouvelle contribution aurait reçu des accroissements successifs à l'aide desquels on eût pu remplacer la taille, et d'autres perceptions inégales et vexatoires. Le contrôleur général entendit, sans s'émouvoir, les clameurs inévitables excitées par son édit. Le clergé se souleva contre un impôt qu'il jugeait attentatoire à ses droits, les pays d'états réclamèrent leurs privilèges, les parlements refusèrent d'enregistrer. Cependant les parlements, les pays d'états cédèrent ; et l'ordre fut donné de constater avec exactitude la valeur des biens du clergé (1749)[31]. Louis XV, au milieu de ses désordres, sentait l'importance des services que voulait lui rendre Machault, et le soutint pendant quelques années ; on vit même ce ministre, an plus haut degré de faveur, réunir les fonctions de garde des sceaux et celles de contrôleur général (1750). Le nouvel impôt était perçu ; mais le clergé continuait de pousser des cris : restreindre ses privilèges, c'était porter la main à l'encensoir. Fatigué de clameurs continuelles, et cédant à des considérations dont je parlerai plus tard, Louis XV finit par abandonner un plan qui eût régénéré les finances et assuré la paix du royaume. Machault fut relégué au ministère de la marine (1754), où, sans se plaindre, il continua de servir l'État avec le même zèle. Machault, trop oublié de nos jours, est un des ministres les plus éclairés qu'ait eus la France, et l'un des hommes les plus heureusement doués de qualités qui semblent s'exclure. Rigide, inflexible, et cependant aimable[32], il exerçait de l'influence sur les caractères les plus opposés. Le Dauphin, père de Louis XVI, avait en haute estime son intégrité, son dévouement au bien public. Madame de Pompadour était charmée par tut mélange de bonhomie et de finesse qui donnait à son esprit une grâce particulière. Cette femme, qui l'avait protégé d'abord, ne lui pardonna point d'avoir, dans une circonstance importante pour elle, agi en ministre et non en courtisan : elle le renvoya (1757).

Après ce grand administrateur, Louis XV eut encore huit contrôleurs généraux[33]. Le dernier fut cet abbé Terray, devenu si honteusement fameux. L'abbé, lui dit Maupeou, le contrôle général est vacant ; c'est une bonne place, où il y a de l'argent à gagner ; je veux te la faire donner. Le chef de la justice parlait ainsi au futur administrateur des finances : gilet langage pour les deux ministres dont l'État a le droit d'exiger le plus de désintéressement et de vertu !

Terray, conseiller-clerc et rapporteur de la cour au parlement de Paris, s'était fait la réputation d'un homme habile à éclairer les causes les plus compliquées. Il n'avait que de légères notions sur les finances ; ses mœurs étaient scandaleuses, mais elles ne pouvaient alors nuire à son élévation ; il fut nommé (1769).

Le désordre de l'administration et le gaspillage de la cour faisaient perdre le fruit de l'accroissement rapide des charges publiques ; et c'est dans un état de délabrement que les finances furent remises à Terray. Son prédécesseur était d' tuyau, homme probe, qui demanda des économies, ne fut point écouté, et se retira. Cet honnête homme avait remis ail roi un Mémoire où se trouvent les détails suivants : Il s'en faut plus de 50 millions que les revenus libres n'égalent les dépenses... Les dettes criardes s'élèvent à près de 80 millions... Les revenus d'une année sont consommés par anticipation. Il n'arrive d'argent au trésor que par l'effet d'un crédit qui ne se soutient, tant bien que mal, que par les frais ruineux qu'il coûte, et qui menas ; à chaque instant de manquer tout à fait.

Terray, plus qu'aucun autre, usa de secours dispendieux. Les capitalistes qui lui vendaient leur argent ou leur crédit, les agents qui se partageaient d'énormes bénéfices, se trouvaient fort bien de son administration besogneuse et hardie ; en conséquence, ils vantaient le contrôleur général comme un homme d'une capacité rare, d'un esprit inépuisable en ressources. Ces éloges lui valurent, et peut-être lui reste-t-il encore une certaine réputation d'habileté. Cependant Terray ne conçut jamais un plan de finance ; l'administration se réduisait pour lui à des opérations partielles ; il cherchait à se dispenser de tel payement, à se procurer telle somme, et ses moyens d'exécution étaient la mauvaise foi et la rapacité.

Pour, s'assurer la confiance du monarque et se maintenir au pouvoir, Terray avait résolu de parvenir à mettre en équilibre la recette et la dépense. A son arrivée au contrôle général, il commença par proposer d'entrer dans les voies de l'économie, et Louis XV l'approuva[34]. Cette espèce de formalité remplie, il n'en fut plus question. L'économie rejetée, Terray recourut au vol. Le cynisme de sa vie privée se retrouve dans sa vie publique. Partisan du despotisme le plus absolu, il regardait le prince comme propriétaire des biens de ses sujets, et la banqueroute lui paraissait être un moyen légitime de libérer l'État. Persuadé qu'il passerait pour un homme extraordinaire, de quelque manière qu'il réussît à faire disparaître le déficit, il avança vers son but, à force d'extorsions, pour augmenter la recette, et de spoliations pour diminuer la dépense.

Quand il s'agit d'accroître le revenu public, l'opération qui exige le moins d'habileté est celle qui consiste à élever le taux d'une contribution existante. Terray employait ce moyen sans discernement, au hasard. Ainsi, en augmentant l'impôt sur le sel, il oublia que le prix fiscal de cette denrée variait dans différentes parties. du royaume : il ajouta 4 sous pour livre à l'impôt ; en sorte que, si la surcharge fut pesante pour les pro. vinces qui payaient le sel 15 livres, elle fut intolérable pour celles qui le payaient 50. Il y eut des provinces où la contrebande, excitée fortement par la nouvelle taxe, diminua l'ancien produit.

Un des jeux du contrôleur général était de rembourser des offices avec du papier, et de les revendre en numéraire. Par la plus absurde des spéculations, il voulut rendre les maîtrises héréditaires ; l'édit fut signé (1771), mais des réclamations obligèrent à l'abandonner. La chute de la magistrature ouvrit un champ libre aux extorsions de Terray : le nouveau tribunal reçut jusqu'à onze édits bursaux en un jour. Quelquefois le ministre ne prit pas même la peine de rédiger des édits, il lui suffit de simples arrêts du conseil, et la cour des comptes s'honora par des remontrances qui furent inutiles.

Les moyens employés par le contrôleur général pour diminuer la dépense étaient du même genre que ceux dont il usait pour accroître le revenu. Les réductions qu'il fit subir aux différentes espèces de rentes étaient infâmes, c'étaient des banqueroutes ; il les rendit plus odieuses encore par le peu de soin qu'il mit, pour ainsi dire, à répartir ses injustices. Les rentes viagères supportèrent une réduction plus forte que les rentes perpétuelles. Le gouvernement avait attiré des fonds dans les rentes avec tontine, sans offrir un intérêt élevé ; il avait suffi de l'accroissement assuré aux survivants. Terray s'empara de cet accroissement, en sorte que les prêteurs eurent moins de revenu que s'ils eussent placé simplement en viager. Il réduisit les pensions et ménagea les plus faibles ; on croirait qu'il eut de l'équité : non, il frappa les pensions moyennes et respecta les plus fortes. Par mi effet rétroactif donné à ses réductions, il interdit aux pensionnaires de réclamer ce qu'on aurait dû leur avoir payé dès longtemps[35].

Les turpitudes de Terray ne lui firent pas cependant atteindre son but. Le déficit, à l'époque de son renvoi (1774), montait à plus de quarante millions[36]. Si ce contrôleur général prenait beaucoup aux Français appauvris, il lui fallait beaucoup pour payer de nombreux abus. Jamais on ne prodigua davantage les acquits de comptant ; ils n'avaient pas, sous Louis XIV, dépassé dix millions par an ; sous Louis XV, ils s'élevèrent, dans une seule année, à 180 millions[37].

Le cynisme de Terray prit un nouvel essor à son entrée au contrôle général. Des femmes perdues de mœurs faisaient les honneurs de sa maison. Émule de Dubois, il convoita la pourpre romaine, et ce ne furent point ses vices qui l'empêchèrent de l'obtenir ; .811 eût été prince de l'Église, il eût fallu lui donner la première place au conseil, et cette distinction aurait blessé d'autres ministres.

Je me dispenserais de dire que Terray s'enrichit, si d'infâmes spéculations sur les blés n'avaient pas été un de ses grands moyens de fortune. Machault avait adouci le sort des campagnes, en autorisant la circulation des grains dans l'intérieur du royaume, et l'exportation par deux ports de la Méditerranée (1749). L'agriculture ressentait l'heureuse influence d'un régime de liberté qui s'était étendu par degrés. Terray, sous prétexte de disette, détruisit ce régime afin de se livrer à des spéculations certaines : il défendait l'exportation dans telle province, les blés y tombaient de prix, il en achetait et les revendait dans telle autre province, qu'il avait affamée en y excitant l'exportation. Louis XV faisait le même trafic pour grossir son trésor particulier. Ce prince égoïste s'était habitué à distinguer en lui l'homme et le roi, et souvent l'homme spéculait, jouait, agiotait contre le roi et contre la France. Ce fut avec horreur qu'on vit, dans l'Almanach royal de 1774, le nom d'un individu qualifié de trésorier des grains pour le compte du roi. L'indiscrétion de l'imprimeur fut châtiée ; mais la feuille manuscrite avait été vue au contrôle général, et sans doute un commis, digne de Terray, avait appris sans étonnement que Louis XV faisait commerce du pain de ses sujets.

La dévorante administration de Terray rendit la misère excessive. Une foule d'habitans des campagnes abandonnaient la culture pour se livrer à la contrebande. Le nombre des suicides augmenta dans plusieurs villes d'une manière effrayante. On a dit que la France semblait reportée à cette époque de spoliations dont elle avait été délivrée par Henri IV et son ministre.

Il y avait, dans le régime administratif de la France, un vice que Terray contribua certainement à développer, mais qui existait bien avant lui. L'administration fondée par les ministres de Louis XIV avait reçu d'eux une direction vers le despotisme, qui fut suivie avec persévérance sous la plupart de leurs successeurs, et que dévoila courageusement, mais sans succès, la cour des aides[38].

On distinguait les provinces en pays d'élection et en pays d'états. Ceux-ci, dont les principaux étaient la Bretagne, le Languedoc et la Bourgogne, conservaient quelque influence sur leur administration intérieure. Les états se composaient des trois ordres, qui délibéraient séparément. Chaque ordre était représenté d'une manière illusoire, le clergé par quelques dignitaires ecclésiastiques, la noblesse par les seuls possesseurs de fiefs[39], le tiers-état par des officiers municipaux qu'il n'avait pas élus. Les états accordaient les subsides ; ils en surveillaient la répartition et l'emploi. On présume bien qu'ils n'exerçaient pas leurs droits avec une entière indépendance. Le montant des subsides était réglé avant l'ouverture de l'assemblée, et, lors même que la discussion paraissait devenir sérieuse, elle n'offrait guère qu'une espèce de scène dramatique dont le ministère connaissait d'avance la marche et le dénouement. Mais le ministère était obligé d'adresser des demandes, par conséquent de ménager les hommes auxquels il ne pouvait envoyer de simples ordres ; il les laissait faire des améliorations dans leur province, il leur donnait même quelquefois les moyens de réaliser des vues bienfaisantes, et l'ombre de la liberté était encore utile aux pays qui la conservaient.

Tontes les provinces étaient administrées par des intendants ; seulement le pouvoir était moins absolu dans les pays d'états. Quelques intendants, amis éclairés du bien public, faisaient bénir leurs travaux ; mais la plupart, agents dociles et serviles, occupés d'obtenir de l'avancement, des faveurs, s'empressaient d'obéir à tous les ordres sortis des bureaux d'un ministre, prévenaient ou dépassaient ces ordres, et, selon ce qu'ils attendaient de leurs administrés, mettaient la complaisance ou la rigueur à la place de la justice. Le ministère, jaloux d'accroître la puissance de ses envoyés, avait fait de continuels efforts pour dépouiller entièrement les provinces du droit de connaître l'administration de leurs propres affaires, et pour substituer à toute intervention des habitans la volonté d'un étranger.

Le gouvernement était parvenu, presque partout, à donner aux intendants un pouvoir arbitraire. Il suffira d'un exemple pour indiquer les progrès de l'autorité dans ses envahissements. La taille avait été longtemps répartie entre les paroisses par des élus que choisissait réellement la province[40]. Le gouvernement les remplaça par des gens auxquels il vendit des offices ; bientôt ceux-ci n'eurent plus que voix consultative ; ensuite ils cessèrent d'être appelés pour la partie la plus importante du travail ; l'intendant se passa de leurs conseils[41].

Ce n'était pas assez que l'administration devînt arbitraire, les ministres voulaient dérober ses opérations aux regards du public. Les tableaux de répartition de l'impôt entre les provinces n'étaient jamais publiés, et les répartitions secondaires étaient également secrètes. La cour des aides avait demandé (1756) que les rôles de contributions fussent transcrits sur des registres, où les particuliers seraient libres de les consulter. La promesse qui d'abord avait été faite de remplir ce vœu fut ensuite formellement révoquée.

Les moyens de comparaison étant soustraits au public, les réclamations étaient difficiles ; on alla jusqu'à les rendre impossibles. Les contribuables qui se croyaient lésés adressaient leurs plaintes à l'intendant ; on imagina, sous Terray, un moyen très-simple pour se délivrer d'eux : on leur signifia que, désormais, ils devaient envoyer leurs suppliques au conseil du roi.

Porter l'arbitraire dans l'administration, envelopper de mystère ses travaux, rendre les réclamations illusoires, c'était beaucoup pour assurer le despotisme ; et quelquefois on allait encore plus loin, on dérobait même les administrateurs aux yeux du public. Ainsi, qu'un homme fût enlevé en vertu d'une lettre de cachet, il savait seulement qu'il était frappé par un ordre du roi ; mais cet ordre, le roi, selon toute probabilité, ignorait qu'il l'eût signé. Le ministre n'avait pas agi de son propre mouvement contre un être obscur qui lui était inconnu. L'arrestation avait-elle été demandée par l'intendant, ou par le gouverneur, ou par tel autre personnage puissant ? La victime ne pouvait que former des conjectures, et les ministres disaient qu'on manquait à la majesté royale, si l'on révoquait en doute qu'un ordre signé du roi tut réellement donné par lui-même[42].

Tout ce plan de despotisme n'était l'œuvre ni de Terray, ni de Maupeou. Bien avant eux, des ministres et leurs agents, guidés par un instinct fatal, travaillaient à l'exécution de ce plan, sans que personne l'eût régulièrement tracé. Quand on considère à la fois les progrès de l'arbitraire dans l'administration, et le bouleversement qui venait d'être opéré dans la magistrature, on voit avec trouble combien la France était près de ne plus exister que sous le régime du bon plaisir des ministres et de leurs subalternes.

Tandis que les dépositaires de l'autorité faisaient de continuels efforts en faveur du despotisme, il s'élevait contre lui une puissance qui s'était créée elle-même, qui prenait chaque jour un essor plus hardi, qui s'adressait à l'opinion publique, dont elle recevait des encouragements et des forces : cette puissance était celle des écrivains connus sous le nom de philosophes.

Leur prodigieuse influence atteste la sympathie qu'ils trouvaient dans l'âme d'un grand nombre de lecteurs : cette sympathie était due surtout à ce que leurs productions respiraient l'amour de l'humanité, et réveillaient un sentiment d'indépendance qui, certes, peut s'égarer, mais dont le principe est inhérent à la dignité humaine. Bans leurs écrits, même dans ceux qui préconisent les plus dangereux et les plus absurdes systèmes, on trouve des vérités contré le pouvoir arbitraire, et des vœux pour le bonheur des hommes. Quand les ouvrages destinés à propager ces vérités et ces vœux étaient animés par une noble éloquence ou par une verve piquante, comment n'auraient-ils pas enchanté les esprits que révoltait le spectacle de tant de vices, d'abus et de misère ?

L'éclat dont brillait la renommée de plusieurs écrivains attirait de nombreux disciples à la philosophie. Sous un gouvernement avili, au milieu de nos revers, ces écrivains soutenaient encore la gloire de la France. Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Buffon, conservaient aux Français, en Europe, l'empire qu'ils avaient obtenu dans les jours éclatants de Louis XIV. Les princes étrangers gui, visitaient Paris s'entretenaient avec les académiciens et les encyclopédistes. Catherine II appelait des philosophes à sa cour, et Frédéric le Grand leur ouvrait la sienne.

Le présent était triste, et l'avenir apparaissait sous des couleurs riantes. Le clergé, les parlements et les vieux courtisans ne cessaient de répéter que la licence des écrits poussait l'État vers un abîme ; mais les vieux courtisans, les parlements et le clergé, par leur obstination à soutenir des abus odieux, des préjugés décriés, rendaient toujours plus difficile à reconnaître ce qu'il y avait de vrai dans leurs censures et de juste dans leurs alarmes. On ne concevait guère qu'il fût possible de renverser une monarchie dont les siècles avaient cimenté la base, et que garantissaient tant de forces militaires, administratives et judiciaires. Les classes inférieures, disait-on, peuvent seules produire dans un État des commotions redoutables ; ces classes ne lisent point, par conséquent les erreurs qui se trouveraient dans les livres n'exerceraient sur elles aucune influence. Ce raisonnement était faux, puisque, de bouche en bouche, d'intermédiaire eu intermédiaire, les idées proclamées dans les hautes classes peuvent, avec le temps, arriver, plus ou moins altérées, jusqu'aux derniers rangs de la société.

Une observation qui nous parait si simple devait néanmoins échapper même à de bons esprits, tant il y avait alors d'intervalle entre les hommes dont la lecture amusait les loisirs et les hommes livrés à des travaux pénibles. Bercé d'illusions auxquelles il était doux de s'abandonner, on craignait d'autant moins les tempêtes que les réformateurs ne voulaient point de révolution violente. La philosophie n'appelait que les lumières au succès de ses vœux. C'étaient les grands et les riches qui, par les progrès de la raison, devaient bientôt mieux concevoir leurs intérêts, et répandre le bonheur sur la société entière. Enfin, des écrits offraient-ils quelques déclamations ardentes, la sécurité du lecteur n'en était point troublée : sans éprouver d'alarmes, il discutait le mérite du style, ou jouissait de l'émotion qu'excite une idée hardie énergiquement exprimée.

Dans un temps fécond en abus, les écrivains qui proposaient des réformes, qui faisaient un appel aux sentiments généreux, devaient être écoutés ; ils le furent. Mais c'est peu que d'inviter à chérir le bien public ; il est plus difficile d'enseigner les moyens de l'assurer. C'est sous ce dernier rapport que je vais considérer la direction politique et la direction religieuse que les philosophes donnèrent à leurs écrits.

Un de ces hommes dont les méditations agrandissent l'intelligence de leurs semblables, Montesquieu, indiqua la route qu'il faut suivre pour acquérir en politique des connaissances réelles. La publication de l'Esprit des lois est une époque dans les annales du genre humain (1748). Ce livre offre un vaste recueil d'observations sur les causes et les effets des diverses institutions sociales, un inventaire des législations connues, dont le résultat est de rendre évidents les avantages de la monarchie tempérée. Quelles que soient les imperfections de cet ouvrage, on ne peut le lire avec réflexion sans reconnaître la nécessité des études laborieuses, difficiles, lentes, sans apprendre qu'il faut ne jamais perdre de vue les faits positifs, et sans exercer son jugement à les apprécier. L'école de Montesquieu est celle de l'observation.

Les philosophes abandonnèrent cette école ; on les vit tantôt considérer l'homme et la société d'une manière abstraite, tantôt se prendre d'un enthousiasme exclusif pour les républiques de l'antiquité.

Jean-Jacques, dans le Discours sur l'inégalité des conditions et dans le Contrat social, donna des leçons d'hypothèses et de rêveries, leçons fécondes en calamités. L'école des abstractions dut avoir des prosélytes nombreux, parce qu'elle dispensait d'études approfondies. Lorsqu'on vent parler de la société et des institutions qui lui conviennent, il est plus facile d'inventer que d'observer. Assurément le publiciste a besoin de connaître la nature de l'homme, il y découvre d'indestructibles arguments contre les abus de la force ; mais ce genre d'investigations devient trompeur et fatal, s'il absorbe l'esprit. Comment, des rapports qu'on aperçoit dans le monde abstrait, tirer des lois applicables au monde réel, où les rapports ne sauraient être les mêmes ? On porte le désordre dans la société, si l'on tente de lui imposer ces lois faites à priori. La différence qui existe entre la politique de l'observation et celle des idées abstraites explique et fait disparaître la contradiction apparente qui se trouve entre deux pensées ; l'une de Platon, qui lie voyait le bonheur des peuples assuré que lorsque les philosophes seraient rois, ou les rois philosophes ; et l'autre de Frédéric le Grand, qui disait : Si je voulais châtier une de mes provinces, je la ferais gouverner par des philosophes.

Les éloges perpétuels que, dans tous les collèges, les régents faisaient des Grecs et des Romains disposaient les écoliers, devenus hommes, à l'engouement pour les ouvrages qui célébraient les républiques de l'antiquité. Les changements opérés sur la terre par le christianisme, par l'abolition de l'esclavage, par les découvertes du génie ou du hasard, par le développement de l'industrie, ces changements immenses qui rendent la vie des nations modernes si différente de celle des peuples anciens, furent inaperçus ou dédaignés par des philosophes. Il parut beaucoup de livres empreints d'une admiration fanatique pour des législations sans rapport avec la nôtre ; et, quand il eût fallu nous enseigner les moyens de tempérer la monarchie, on sembla vouloir nous apprendre à la bouleverser. Un de, auteurs qui ont fait le plus de mal, avec des intentions droites, Mably, a certainement concouru à préparer les saturnales de cette république éphémère, où l'on a vu des Français singer les Spartiates.

L'amour de la renommée, qui depuis est devenu l'amour de la popularité, jeta les philosophes dans de nombreux écarts. Pour exciter les applaudissements, il fallait se montrer plus hardi que ses devanciers. Raynal était un homme bon, d'un commerce facile et doux ; mais l'obscurité dans laquelle ses premiers ouvrages avaient laissé son nom affligeait son naïf amour-propre. Les matériaux précieux qu'il avait recueillis sur le commerce des deux Indes pouvaient encore ne pas attirer fortement l'attention publique ; il sema son histoire de digressions républicaines, de traits scandaleux, d'assertions contradictoires[43], et se prépara des regrets tardifs. On sait que les pages les plus répréhensibles de cette compilation appartiennent à Diderot ; mais Raynal aussi en est coupable, puisqu'il eut la faiblesse de les signer.

Les économistes suivirent une route particulière. Quesnay, leur chef, était médecin de madame de Pompadour. Cet homme de bien vivait près des intrigues sans y prendre part ; retiré dans le château de Versailles, il méditait sur les moyens d'adoucir la misère publique. Louis XV l'estimait, l'appelait son penseur, et quelquefois l'écoutait. Les économistes voulaient améliorer l'administration, et cherchaient à ne point porter ombrage au gouvernement ; le pouvoir absolu ne paraissait même pas effrayer la plupart d'entre eux ; ils pensaient que, pour assurer le bonheur d'un État, c'est assez que le gouvernement honore l'agriculture, rende libre l'industrie, et protège les bonnes mœurs. Quelques paradoxes, un peu de pédantisme, leur attirèrent des plaisanteries ; mais ils ont créé l'économie politique, mais l'aisance qu'ils ont contribué à répandre dans les campagnes et dans les villes leur méritera toujours la reconnaissance des hommes éclairés. Bien qu'ils fussent tous unis par leurs vœux, par leurs travaux et par quelques principes, ils n'étaient pas tous, comme on l'a prétendu, irrévocablement attachés aux mêmes opinions. Gournai, avec plus d'expérience et de justesse d'esprit que n'en avait Quesnay, donna une doctrine plus vraie, et Turgot se disait son élève.

Les sociétés littéraires, qui se multipliaient, contribuèrent beaucoup à répandre des idées politiques. L'Académie française proposa des éloges de grands hommes ; genre faux, puisqu'il oblige à taire une partie de la vérité, et qu'il permet d'exagérer l'autre ; mais demander l'éloge de L'Hospital, de  Sully, de Colbert, c'était inviter les jeunes écrivains à s'occuper d'administration et de politique. Les sociétés de provinces voulurent agrandir aussi leur sphère. Marmontel, qui dirigeait le Mercure, dit dans ses Mémoires : Je métais mis en relation avec toutes les académies du royaume... Les programmes de leurs prix étaient intéressants par les vues saines et profondes qu'annonçaient leurs questions en morale, en politique, dans les arts utiles et secourables. Je m'étonnais quelquefois de la lumineuse étendue de ces questions ; rien ne montrait mieux la direction et les progrès de l'esprit public. Sous un point de vue, ces concours secondaient le désir que les gens de bien avaient de voir s'opérer des améliorations ; mais il était à craindre que des compositions où il s'agissait surtout de montrer de l'esprit et de faire briller son style ne rendissent superficielles les études de la jeunesse.

Lorsqu'on examine les leçons données aux Français à cette époque, on voit qu'elles devaient exciter un ardent désir du bonheur public, mais qu'elles devaient mettre dans les têtes beaucoup d'idées incomplètes, de vues incohérentes, de projets inapplicables à notre situation ; et que, si jamais les hommes instruits par de telles leçons étaient appelés à réformer l'État, nous aurions plus de tribuns que de législateurs.

Le danger des erreurs politiques était encore augmenté par l'influence des idées irréligieuses et destructives de la morale, répandues dans un grand nombre d'écrits. C'est surtout lorsqu'on veut préparer l'homme à la liberté qu'il importe de fiel fier la religion dans son âme : moins l'autorité visible exercera d'action sur lui, plus il sera nécessaire que la puissance invisible le soutienne et le guide ; moins les lois commanderont, plus il faudra que la conscience ordonne. Ces principes, que les législateurs avaient révérés dans tous les âges, parurent futiles aux philosophes du dix-huitième siècle. Le christianisme, insulté par les railleries des grands, profané par tes vices d'un certain nombre de ses riches ministres, par les superstitions et les querelles des partis dévots, aurait eu besoin que des voix éloquentes rendissent à ses leçons leur pureté, à ses bienfaits leur éclat : les philosophes se liguèrent pour le détruire.

Je n'adopte pas, cependant, toutes les accusations portées_ contre la métaphysique du dix-huitième siècle. Sans doute Condillac, le plus illustre des métaphysiciens de cette époque, trop exclusivement occupé de l'action des objets sur les sens, n'observe pas assez les phénomènes dus à une puissance, active par elle-même, qui existe dans l'homme ; mais les preuves qu'il donne de la spiritualité de l'être pensant établissent quelle fut sa croyance. C'est dénaturer sa philosophie que de la scinder et d'en tirer des conséquences forcées. Locke, son maitre, était profondément chrétien ; et, quelles que soient les erreurs de cette école, je ne saurais la confondre avec celle de Hobbes.

Quelques auteurs, à l'esprit faux plus encore que hardi, professaient l'athéisme, refusaient la liberté aux actions de l'homme, le dépouillaient de sa conscience, lui enlevaient l'espoir d'une autre vie, et prétendaient ainsi l'affranchir des préjugés. Mais les athées ne formèrent qu'un très-petit nombre d'adeptes. Pour goûter leur doctrine, le Français a trop de sens naturel, il est doué d'un caractère trop sociable ; je dirais même, il est trop ami du plaisir. Le Système de la nature scandalisa Ferney. Les ennuyeuses et honteuses productions de ce genre excitaient un dégoût presque universel ; leurs auteurs échappent à l'infamie par l'oubli, et, pour découvrir leurs noms, il faut s'adresser à des bibliographes. Deux hommes, cependant, obtinrent des succès dans cette triste carrière : Diderot, par l'originalité de son imagination fantasque 'et brillante ; Helvétius, par sa position dans le monde et par le contraste de ses actions bienfaisantes avec ses maximes perverses.

Les philosophes déistes connaissaient mieux les Français, et Voltaire était leur chef. Quelle reconnaissance s'unirait à l'admiration qu'impose son génie, s'il n'eût jamais combattu que le fanatisme et l'intolérance, dont il semblait titre appelé à délivrer le monde ! Mais anéantir la religion chrétienne fut la pensée, le désir, l'espoir de sa vie. Dès sen enfance, Voltaire avait respiré la haine du christianisme avec l'air qui l'environnait. L'abbé de Châteauneuf, sort parrain, lui avait fait apprendre à lire dans mi livre impie ; à son entrée dans le monde, il avait entendu les railleries de la cour du régent ; cl, dans son voyage à Londres, il avait trouvé l'érudition anti-chrétienne à la mode[44]. C'est donc à tort quels vulgaire des dévots fait de lui une espèce d'inventeur de l'impiété ; mais il en devint le plus ardent, le plus habile et le plus infatigable propagateur. Aucune existence ne fut aussi brillante que la sienne, il est mort sous le poids des couronnes ; mais il lui reste un compte terrible à rendre au genre humain de l'usage qu'il a fait de son puissant génie. Chaque fois que, dans l'État ou dans la famille, dans les affaires publiques ou dans les relations privées, on sent que la religion manque, une accusation peut s'élever contre l'influence exercée par Voltaire.

Lorsque les philosophes réunissaient toutes les armes de l'éloquence et de l'érudition, de la dialectique et de la plaisanterie, pour renverser le christianisme, quelle institution, quel culte voulaient-ils y substituer ? Aucun. L'effet le plus caractéristique de la philosophie du dix-huitième siècle est de rendre ses élèves très-habiles à détruire, très-inhabiles à reconstruire.

Dans cette guerre. prétendue philosophique, Jean-Jacques 'est un homme à part. Ennemi de l'irréligion autant que du fanatisme, il s'avance seul A travers les partis o il s'élève, il plane au-dessus d'eux. Jamais la raison et l'éloquence ne formèrent un plus imposant accord que dans les pages de l'Émile où il confesse Dieu, la vie future, et rappelle les hommes an sentiment du libre arbitre et de la conscience. Jean-Jacques se déclarait chrétien ; et cependant, lui aussi, il ébranla le christianisme. A l'incrédulité il opposait pour ainsi dire une foi sceptique ; et les lecteurs s'obstinèrent à lui donner le nom de philosophe, qu'il rejetait avec un superbe dédain.

Un grand nombre de livres et de pamphlets, la plupart oubliés aujourd'hui, faisaient circuler une multitude d'idées, parmi lesquelles il y en avait beaucoup de dangereuses, d'extravagantes, d'absurdes. La principale cause de l'impuissance à réprimer les délits de la presse était la folie de vouloir rendre son asservissement absolu. On avait sous les yeux un étrange contrasté : l'autorité s'opposait à l'impression d'ouvrages utiles, et ne pouvait pas même empêcher la vente de productions cyniques.

L'ombrageuse susceptibilité du gouvernement, des corps et des hommes puissants, tenait la censure dans un perpétuel état de crainte sur ce qu'elle pouvait autoriser. Aucun censeur n'eût osé approuver l'Esprit des lois. Ce livre, qui pour notre patrie est un titre de gloire, l'Esprit des lois, fut imprimé à l'étranger, sans nom d'auteur. La Henriade, sortie de presses secrètes à Rouen, fut introduite furtivement à Paris. La louangeuse histoire du Siècle de Louis XIV, et les Éléments de la philosophie de Newton, furent apportés en France par des contrebandiers. Lorsque de pareils ouvrages étaient répandus, on en tolérait la vente ; puis on finissait par la permettre. Il était bien plus difficile de faire circuler des écrits judicieux sur quelques actes d'administration que tels écrits coupables ; les premiers offusquaient des gens en place, que les seconds amusaient.

Deux graves inconvénients résultaient d'un état de choses où le livre utile et le livre dangereux subissaient souvent le même sort, où le pouvoir, dans sa faiblesse, donnait l'exemple de la fraude par ses permissions tacites de réimprimer des livres défendus, en mettant sur le titre le nom d'une ville étrangère. Plus d'un auteur cessa de se respecter en composant des ouvrages qu'il n'était pas obligé d'avouer ; l'irritation lui fit passer les bornes qu'il aurait dû se prescrire, et il trouva doux d'exercer des vengeances. En même temps, la cupidité fut éveillée. Des imprimeurs multiplièrent les presses clandestines, des libraires eurent des magasins secrets ; ils formèrent des relations pour recevoir et pour répandre la contrebande littéraire ; et d'habiles colporteurs, luttant d'adresse avec la police, distribuèrent les productions désirées. Jamais les spéculateurs n'auraient eu intérêt à réunir tant de moyens de tromper l'autorité, si la fraude n'avait pu s'exercer que sur un petit nombre de livres justement condamnés. Mais ces moyens, une fois rassemblés, servirent à répandre toute espèce d'écrits, jusqu'aux plus virulentes diatribes, jusqu'aux plus infâmes obscénités.

L'autorité déployait vainement ses rigueurs. Une déclaration du roi porta, en 1757, la peine de mort contre les auteurs d'écrits tendant à attaquer la religion, à émouvoir les esprits, à donner atteinte à l'autorité du roi, et à troubler l'ordre et la tranquillité de ses États. Helvétius n'en publia pas moins son livre l'année suivante. Le contrôleur général de l'Averdy fit promulguer la défense absolue d'écrire sur les matières d'administration ; les brochures sur les finances se vendirent plus cher, et n'en furent pas moins nombreuses. La distribution des ouvrages prohibés, quelquefois interrompue ou ralentie, reprenait bientôt son cours ; la curiosité d'un côté, la cupidité de l'autre, surmontaient tous les obstacles. Cependant les poursuites contre les vendeurs d'ouvrages défendus s'exerçaient avec sévérité. Jamais il ne se passait quinze jours sans que la police arrêtât des libraires et des colporteurs qu'elle envoyait à la Bastille, ou au Fort-l'Évêque, ou à Bicêtre[45]. En 1768, il y eut des gens condamnés à la marque et aux galères, pour avoir vendu des brochures parmi lesquelles le jugement cite l'Homme aux quarante écus, et un drame intitulé : Éricie, ou la Vestale. Trois autorités pouvaient sévir contre un écrivain, et il ne lui suffisait pas toujours d'en avoir deux en sa faveur. Le parlement faisait saisir les Conciles du P. Hardouin, sortis des presses de l'imprimerie royale. La Sorbonne censurait Bélisaire, que le roi et les magistrats laissaient circuler. Souvent les trois autorités étaient d'accord. Le ministère lançait des lettres de cachet, les évêques publiaient des mandements, le parlement rendait des arrêts ; beaucoup de livres étaient dénoncés, saisis, brûlés ; et l'on ne faisait ainsi qu'exciter l'enthousiasme du public pour des ouvrages indestructibles, ou désigner à sa curiosité des pamphlets dont il eût ignoré l'existence.

Pendant treize ans, Malesherbes fut chargé de la direction de la librairie ; mais il ne faut pas se le représenter, dans cette place, comme un ministre investi de la confiance de son roi, qui l'appelle à réformer une importante partie de l'administration. Cette place, qui dépendait de la chancellerie, était secondaire. Le hasard y porta Malesherbes ; son père, après avoir été nommé chancelier, la lui donna (1750) ; et le gouvernement songeait si peu à profiter de ses lumières, que, lors de la terrible déclaration de 1757, son avis ne lui fut pas même demandé.

Malesherbes rédigea des mémoires sur les moyens de mettre un terme aux abus de la presse. Il prévient que son opinion sera blâmée par beaucoup de personnes ; mais que, si on ne l'adopte pas, tous les règlements seront inutiles. Je ne connais, dit-il, qu'un moyen pour faire exécuter les défenses, c'est d'en faire fort peu ; elles ne seront respectées que lorsqu'elles seront rares. En conséquence, il désirait que les auteurs fussent libres de publier leurs pensées, notamment sur toutes les parties de l'administration et de la jurisprudence, et pie la censure se bornât à prévenir les attaques contre la religion, les mœurs et l'autorité royale. Mais la place de Malesherbes ne lui donnait point le droit de provoquer directement des réformes. Ces mémoires furent écrits pour le Dauphin[46], qui les lui avait fait demander ; jamais ils n'ont été connus de Louis XV, jamais ils n'ont été discutés ni lus dans ses conseils.

Le gouvernement se déconsidérait par des luttés impuissantes, tandis qu'il aurait dû prendre un grand ascendant. Lorsque le projet d'élever un monument tel que l'Encyclopédie fut annoncé, en protégeant cette immense entreprise, aurait pu exercer une sage influencé sur les hommes qui la dirigeaient ; mais l'autorité, incertaine et sans but permettait, arrêtait, laissait reparaître et supprimait encore l'Encyclopédie. Quand le ministère était mécontent du clergé, les livraisons paraissaient librement ; quand il voulait se rapprocher du clergé, les souscripteurs recevaient l'ordre de porter leurs exemplaires à la police, et ce qu'on pouvait saisir de l'édition était muré dans une chambre de la Bastillé. Toutes ces variations avaient pour résultat d'irriter les esprits et d'encourager leurs écarts, en prouvant la faiblesse et la versatilité du pouvoir.

Un gouvernement occupé dit bien public, non-seulement aurait fait un sage édit sur la presse, mais il aurait jugé quels services pouvaient lui rendre les écrivains. Quand il existe dans un État un homme tel que Montesquieu, Si le monarque le néglige, au lieu de lui imposer un titré qui le montre en exemple, et l'oblige, sans le distraire de ses méditations, à donner quelquefois ses conseils, l'impéritie du monarque est jugée. Voltaire fut quelque temps tourmenté du désir de vivre à la cour ; il ambitionnait les honneurs politiques d'Addison et de Prior. On aurait pu trouver dam cette disposition les moyens de rendre son influence toujours digne de son talent. Voltaire fut dédaigné ; on lui donna une charge de gentilhomme ordinaire de la chambre, en lui disant de la vendre et de ne garder que le titre. Madame de Pompadour et le duc de Choiseul voyaient de la maladresse à repousser un homme de génie dont on ne pouvait et dont on ne voulait pas briser la plume ; toutefois ils ne considéraient guère que leur intérêt personnel. La favorite fit au poêle un accueil aimable, parce qu'elle désirait être louée dans ses vers. Lorsqu'elle reconnut que cet accueil déplaisait à Louis XV, et qu'elle donnait des armes à ses ennemis, elle protégea la coterie qui, pour désoler Voltaire, mettait au-dessus de lui Crébillon. Les vues de Choiseul sur les chefs du parti philosophique n'avaient pas beaucoup plus d'étendue que celles de madame de Pompadour ; mais, en les supposant dignes d'un ministre, il aurait vainement essayé de les taire comprendre dans une cour où il n'y avait qu'erreur et faiblesse, parce que tout y était corruption.

Pour achever le tableau de la situation de la France, il faut considérer la nation elle-même, divisée en trois ordres.

Le clergé, pour conserver son influence au milieu des attaques multipliées dont il était l'objet, aurait eu besoin que ses chefs fussent continuellement attentifs à mériter le respect et la reconnaissance, par la pureté de leur vie, par une étroite union, et par des lumières qui leur eussent fait noblement seconder les vœux légitimes des Français. Ces trois conditions furent loin d'être remplies.

On distinguait le haut et le bas clergé. Cette dernière dénomination, qui renferme une idée de mépris, n'est Manie dans la langue que sous le règne de Louis XV. A la classe qu'on désignait par ce mot appartenaient les modestes curés, les humbles vicaires. C'étaient les hommes qui, dans la mission évangélique, portaient le poids du jour : c'étaient les instituteurs du peuple et les consolateurs du pauvre. La plupart d'entre eux étaient nés dans les campagnes. Un honnête fermier ambitionnait d'avoir un fils dans les ordres ; il aimait à lui faire quitter une vie dure, sujette à bien des misères et dei vexations, pour le mettre dans un poste qui lui donnerait quelques moyens de protéger sa famille. Aux ecclésiastiques pris dans les villages, et qu'on reconnaissait à leurs manières rustiques, se joignaient des jeunes gens dont les familles jouissaient de l'aisance ou même étaient riches. Ceux-ci, dans leur piété fervente, préféraient aux emplois que le monde aurait pu leur offrir un état paisible qu'ils embrassaient avec l'espoir d'être utiles et de se sanctifier. En général, les membres du bas clergé n'avaient fait que de bien médiocres études ; mais presque tous avaient une foi sincère, des mœurs pures, une active charité. Les aumônes d'un grand nombre de personnes passaient par leurs mains ; et souvent ils y ajoutaient de leur revenu, qui, cependant, était très-faible. Un édit de 1767 fixait les émoluments des curés à portion congrue à 500 liv., et ceux de leurs vicaires à 200[47]. Beaucoup de ces dignes pasteurs laissaient une mémoire chérie de leurs paroissiens, qui, longtemps après les avoir perdus, rappelaient encore avec attendrissement leurs bonnes œuvres et leurs sages conseils. C'était le bas clergé qui, par ses instructions et ses exemples, maintenait les sentiments religieux dans la classe nombreuse.

Si tous les riches dignitaires de l'Église avaient pratiqué les mêmes vertus, l'influence du clergé se fût étendue sur la société entière. Quand un corps chargé de l'enseignement religieux justifie sa doctrine par la sainteté de sa vie, une force divine est en lui. Les évêques, en grande majorité, étaient pieux, occupés de leurs devoirs ; mais beaucoup aussi fuyaient .les ennuis de la résidence, venaient faire leur cour à Versailles et jouir des plaisirs de Paris. Il ne faut pas citer des exceptions telles que la vie d'un cardinal Dubois ; mais quelle opinion les grands dignitaires ecclésiastiques donnaient-ils de leurs mœurs, puisqu'on ne s'étonnait point de voir décorer de la pourpre romaine un poète érotique, l'abbé de Bernis, nommé ministre par madame de Pompadour, dont il avait été l'amant ? C'était un double scandale que l'énormité des revenus de certains bénéficiers et le profane usage de tant de richesses. Cependant, lorsque le gouvernement demandait à connaître l'état des biens ecclésiastiques, le clergé évitait de répondre et disait que ces biens étaient le patrimoine des pauvres. Un évêque écrivait à Machault : Ne nous mettez pas dans le cas de désobéir à Dieu ou de désobéir au roi ; vous savez lequel aurait la préférence. Comment tous ces contrastes d'actions et de paroles, d'état et de conduite, n'auraient-ils pas exercé sur les esprits une influence funeste à la religion même ?

Parmi les évêques dont les mœurs pures et la foi vive promettaient de véritables pasteurs, il y en avait malheureusement qui portaient, dans les discussions' théologiques, une violence semblable au fanatisme, et les divisions qui en résultèrent furent une grande cause de l'affaiblissement du clergé. Un des plus tristes legs de Louis XIV était une bulle dont on ne sait plus que le premier mot, Unigenitus ; cette bulle avait condamné des Réflexions morales de l'oratorien Quesnel, et rendu plus ardentes les disputes des molinistes et des jansénistes : l'emprisonnement, l'exil, avaient frappé ces derniers. Le régent qui, malgré ses vices, connaissait les sentiments généreux, le régent, qui voulait la paix du royaume, commença par réparer des injustices et donna de l'influence aux hommes modérés ; mais, au lieu de persévérer dans cette voie pacifique et de laisser les passions s'éteindre, bientôt le gouvernement soutint un des partis, et voulut que la bulle fût reçue comme règle de foi (1720).

Les deux partis théologiques contribuèrent tour à tour, par leurs excès, à faire perdre de la considération au clergé. Un sentiment naturel dispose le public eh faveur des opprimés. Les jansénistes, sous Louis XIV, attaqués dans leur conscience, proscrits pour leurs opinions, avaient trouvé tic fervents apologistes et sous la Régence, après le nouveau triomphe de leurs ennemis, ils excitaient le même intérêt, quand tout à coup ils se couvrirent de ridicule. Des âmes dévotes, qu'exaltaient les alarmes et la prière, crurent voir le ciel attester par des prodiges la sainteté de leur cause. Le cimetière de Saint-Médard devint une espèce de théâtre janséniste, et les miracles du diacre Pâtis, le4 convulsions, offrirent tut bizarre mélange de scènes tragiques et de scènes burlesques (1724). Pour juger combien il y avait, en France, d'esprits disposés à repousser de telles folies par le boit sens et la gaieté, il suffirait de se souvenir que les Lettres persanes avaient paru trois ans auparavant. Les jansénistes étaient perdus ; la persécution les sauva. On les vit, pendant de longues années, emprisonnés ou exilés, et, sous le poids des lettres de cachet, s'honorer par leur constance. L'archevêque de Paris, homme doué d'alitant de vertus qu'il peut en exister sans la modération, Christophe de Beaumont, ordonna de refuser les sacrements aux malades qui ne présenteraient pas un billet de confession signé par un prêtre adhérent à la bulle, et menaça du refus de sépulture ceux qui mourraient sans être administrés (1749). Ces actes d'inquisition excitèrent un cri général. Des familles d'une éminente piété étaient livrées à la désolation ; des malades jansénistes, placés entre leur conscience et les sacrements, étaient en proie à la terreur ; mais la plupart mouraient avec une inébranlable fermeté. La France entière fut agitée par ces querelles. Le parlement, dépassant les bômes de l'autorité temporelle, donna l'ordre d'administrer les mourus. Des huissiers étaient envoyés aux ecclésiastiques, pour les contraindre à porter les sa tremens. L'archevêque résistait ; le parlement lui Ordonnait, par arrêt, de fie plus commettre de scandale, et faisait saisir un temporel (1752). Des curés étaient décrétés de prise de corps ; quelques-uns, qui, du haut de la chaire, invectivaient les magistrats, furent condamnés au bannissement perpétuel. Il y eut de part et d'autre, dans cette lutte, une inconsidération, une brutalité également indignes de la magistrature et de l'épiscopat. Le parlement fit brûler, par la main du bourreau, une instruction pastorale de l'évêque de Troyes (1755). L'évêque répondit en excommuniant tous ceux qui liraient ou conserveraient l'arrêt du parlement. L'archevêque de Paris, alors exilé par le roi à sa maison de campagne de Connus, monta en chaire, exalta les vertus de son collègue, et fulmina avec appareil, cierges éteints et cloches sonnantes, une excommunication contre tous les non-adhérents à la bulle. Le parlement ne cessa point de déployer l'autorité. Plus tard (1764), il fit encore lacérer et brûler une instruction pastorale de l'archevêque de Paris. Une brochure publiée en faveur de cette instruction fut brûlée le même jour que le Dictionnaire philosophique et les Lettres de la montagne.

Louis XV, dans ses débauches, craignait l'enfer, et tenait à contenter le clergé, qui devait lui ménager son pardon avec le ciel[48]. Il faisait casser des arrêts par le conseil ; il se décidait à des actes violents contre la magistrature (1755). Cependant l'ardeur de quelques évêques était portée à tel point, qu'il, se voyait forcé de les exiler. Timide, incertain, il eût voulu le repos, la paix ; il la commandait, ses ordres faisaient garder un moment le silence ; mais bientôt la guerre se rallumait. Un moyen de calmer les têtes eut quelque efficacité : la feuille des bénéfices dans les mains de Boyer, évêque de Mirepoix, homme dur, borné et tracassier, encourageait le fanatisme moliniste. Boyer mourut, et la feuille des bénéfices fut confiée au cardinal de la Rochefoucauld ; elle servit alors la modération, et l'on put juger combien les intérêts temporels avaient eu de part au zèle de certains dévots. Le moyen dont je parle ne fut cependant qu'un palliatif qui coûta cher au faible gouvernement. Le cardinal de la Rochefoucauld, en promettant de tempérer la fougue des molinistes, avait exigé que les projets de Machault sur les biens ecclésiastiques fussent abandonnés, et que ce ministre cessât de diriger les finances.

Chaque parti théologique s'honorait de compter dans son sein des hommes pleins de vertu. Un vénérable évêque, âgé de plus de quatre-vingts ans, Soanen, allait mourir dans l'exil plutôt que d'adhérer à la bulle. Le prélat dont l'héroïque charité avait adouci les horreurs de la peste de Marseille, Belsunce, se signalait par son intolérance eu faveur de cette même bulle ; et ce fut lui qui le premier demanda les billets de confession. Ces exemples opposés frappaient des esprits sérieux et les jetaient dans un scepticisme funeste à la religion : qu'est-ce donc que la vérité, disaient-ils, puisque des hommes d'un rare savoir et d'une haute vertu la voient dans des opinions différentes ? Les plus disposés à plaisanter sur les querelles théologiques étaient plus nombreux, et chaque jour voyait s'accroître une classe d'hommes qui s'égayaient aux dépens du molinisme et du jansénisme. Mais les indépendants ne se bornaient pas tous à censurer les excès ; beaucoup d'entre eux imputaient ces excès à la religion même, et, voyant des deux côtés fureurs et sottises, se réfugiaient dans l'impiété ou dans l'indifférence.

Pour l'honneur de la France et de l'esprit humain, observons que les débats des partis n'étaient pas toujours aussi ridicules qu'on peut le supposer. A des questions futiles se mêlaient de graves questions sur l'étendue du pouvoir spirituel et sur l'indépendance du pouvoir temporel. C'est un acte très-remarquable que la déclaration du parlement de Paris (1750), où se trouvent les articles suivants :

La puissance temporelle établie directement par Dieu est indépendante de toute autre, et nul pouvoir ne peut donner la moindre atteinte à son autorité.

Il n'appartient pas aux ministres de l'Église de fixer les limites que Dieu a placées entre les deux puissances. Les canons de l'Église ne deviennent loi de l'État qu'autant qu'ils sont revêtus de l'autorité du souverain.

A la puissance temporelle seule appartient ra juridiction extérieure qui a le droit de contraindre les sujets du roi.

Les ministres de l'Église sont comptables au roi et à la cour, sous son autorité, de tout ce qui peut blesser les lois de l'État[49].

 

Le ministre dominant était un cardinal, et la déclaration du parlement fut annulée par le conseil. Les magistrats persévérèrent dans leurs maximes et gardèrent leur animadversion contre les Jésuites, qu'ils supprimèrent trente-deux ans plus tard. Lorsque la magistrature succomba, dans la révolution de Maupeou, les molinistes se livrèrent à la joie. Christophe de Beaumont fournit de conseillers clercs le nouveau parlement, et plusieurs ecclésiastiques firent en chaire l'éloge du chancelier. Ces prédicateurs, sans mission pour exprimer les opinions politiques du clergé, lui causèrent un très-grand tort, en annonçant ainsi qu'il faisait alliance avec le despotisme.

Ce corps n'était déjà que trop séparé de la nation par ses privilèges ; et, comme s'il eût voulu s'en séparer davantage encore, il opposait souvent ses préjugés aux vœux des hommes éclairés. Les principes de la tolérance se répandaient chaque jour ; les esprits sages demandaient que les protestans obtinssent des droits civils, qu'on cessât d'arracher des enfants à leurs pères, pour changer leur culte ; et le clergé, dans toutes ses assemblées, réclamait la stricte exécution de l'odieux édit rendu sous Louis XV (1724), pour ajouter aux rigueurs de la révocation de l'édit de Nantes[50].

La licence de la presse résultait, en partie, de son esclavage ; et le clergé, qui s'alarmait avec raison de cette licence, n'y voyait d'autre remède que de rendre l'esclavage encore plus complet. Il disait, dans ses remontrances, que la religion ne craint point les lumières, qu'il était bien éloigné de vouloir donner des entraves au génie et arrêter les progrès des connaissances humaines ; mais, en réalité, il demandait qu'un pouvoir inquisitorial lui fût conféré. Il sollicita le roi, en 1765, de renouveler d'anciens édits et règlements. Votre Majesté, dit-il, y verra des exemples de sagesse et de sévérité dignes d'être imités ; elle y verra les auteurs, les libraires et ceux qui achètent ces livres, condamnés à des peines sévères, la voie des monitoires employée contre ceux qui les recèlent et s'obstinent à les garder... Pour assurer l'exécution des mesures qu'ils réclament, les prélats ajoutent : Il serait juste et sage que la librairie tilt soumise à notre inspection. C'était agir d'une manière bien inconsidérée que de choquer inutilement le public par une demande que le gouvernement ne voulait ni ne devait accorder[51].

Plusieurs évêques brûlaient de montrer qu'ils participaient au mouvement des esprits, et rendirent des services dans l'administration des pays d'états. Mais l'honneur que pouvaient leur mériter ces services ne rejaillissait point sur le clergé. D'abord, ce n'est pas en donnant à des administrations quelques hommes plus ou moins instruits, qu'un corps chargé de l'enseignement religieux peut s'attirer la vénération publique ; ce serait plutôt en se renfermant dans ses fonctions, et en s'acquittant de tout ce qu'elles exigent de vertus et de lumières : ensuite, ces évêques n'étaient pas, en général, les plus connus par une piété fervente ; on les voyait souvent intriguer dans les ministères et briller dans les salons. Bientôt quelques plaisants les désignèrent sous le nom d'évêques administrateurs de provinces, pour les distinguer des évêques administrateurs de sacrements. Comme ils voulaient à la fois être applaudis du public et conserver de l'influence parmi les membres de leur ordre, après avoir fait preuve de talents ad, ministratifs dans leur diocèse et d'indépendance dans la capitale, ils allaient aux assemblées du clergé, approuver ou même rédiger les remontrances contre les protestans et contre les philosophes. Le haut clergé, compromis par ceux de ses membres qui s'obstinaient à rester dans l'ornière des préjugés temporels, ne l'était pas moins par ceux qui voulaient en sortir : il manquait, aux uns comme aux autres, l'esprit évangélique.

Enfin, une cause de discrédit polir le clergé était cette multitude d'hommes qui, sans être dans les ordres, portaient le nom d'abbé. Les uns avaient des bénéfices, les autres n'en avaient pas, et prenaient seulement un habit qui leur permettait de se présenter dans le monde. La plupart étaient des frondeurs qui se piquaient de vivre en philosophes ; et leurs scandales les avaient rendus des personnages de comédie. C était là le clergé aux yeux de gens frivoles, qui ne se doutaient pas de tout le bien que les vrais ecclésiastiques faisaient su sein des villes et des campagnes.

A cette époque, où le clergé trouvait peu d'indulgence, on exagéra des torts, on en inventa ; la malignité ne se bornait pas toujours à la médisance, et passait souvent à la calomnie. Toutefois, si les ecclésiastiques perdirent beaucoup de leur considération et de leur influence, il ne faut pas en accuser uniquement les hommes qui semaient l'incrédulité. Le clergé conspira contre lui-même, par ses divisions, par son opposition à des vues utiles, par l'abus de ses richesses, et par le dédain d'une partie de ses membres polir les vertus dont il devait l'exemple.

La noblesse formait le second ordre de l'État : elle ne se réunissait pas, comme le haut clergé, en assemblée pour délibérer des remontrances relatives à ses intérêts et à ceux du royaume. Les ducs et pairs étaient seuls investis d'une autorité politique ; ils avaient, ainsi que les princes du sang, le droit de siéger an parlement. Leur titre, conféré par le roi, était héréditaire, et leur valait, à la cour, des honneurs qu'aucune autre illustration n'obtenait. Cependant ils n'exerçaient une haute influence ni sur les affaires publiques ni sur l'opinion des Français.. La pairie était comme absorbée dans le parlement ; et, lors des grands débats, les regards se dirigeaient bien moins vers elle que vers la magistrature. Ainsi cachée, la pairie française n'avait point cet éclat qui fait pâlir celui de la noblesse ordinaire. Un duc et pair, à Versailles, se croyait au premier rang, par son titre et par ses honneurs ; mais un gentilhomme, qui le surpassait par l'ancienneté de la naissance, prétendait être le premier dans l'opinion publique.

Les nobles, indépendamment de leurs privilèges pécuniaires et de leurs privilèges honorifiques légalement établis, en avaient beaucoup d'autres qu'ils devaient soit aux usages soit à leur crédit. Les hautes fonctions militaires, diplomatiques et judiciaires, leur étaient assurées. Une ancienne maxime disait, il est vrai, que nulle porte d'honneur n'était fermée aux membres du tiers[52], et qu'ils pouvaient être élevés à tous les emplois : mais les exceptions étaient si rares, qu'elles attestaient les avantages de la naissance ; et la manière dont les grades étaient trop souvent accordés prouvait à quel point on en faisait le patrimoine de la noblesse. Le duc de Fronsac fut nommé colonel à sept ans, et son major en avait douze. Un colonel pouvait donner sa démission de son régiment et rester attaché à l'armée ; alors, bien qu'il ne servit point, il conservait ses appointements et tous les droits à devenir officier général ; ses années d'existence comptaient pour années de service. La carrière des honneurs ecclésiastiques était la moins hérissée d'obstacles pour l'homme de talent sans naissance ; encore, les évêchés étaient-ils de plus en plus regardés comme appartenant aux cadets de familles nobles, et ce fut une cause de l'affaiblissement du clergé. Quant aux places d'administration, la noblesse les dédaignait. Très-peu d'hommes dont les aïeux avaient l'illustration de l'épée ou un rang élevé dans la robe auraient voulu des intendances ; mais elles n'étaient pas pour cela laissées à la roture, elles excitaient l'ambition de la petite noblesse.

Les professions lucratives étaient interdites aux nobles ; seulement, par une disposition peu ancienne, le haut commerce ne dérogeait pas. Tel homme qu'il avait enrichi, qui s'était fait anoblir, le continuait encore ; mais je ne crois pas qu'il y eût d'exemple d'un noble de race cherchant à réparer sa fortune par des spéculations commerciales. L'esprit de la noblesse était opposé à l'esprit de négoce et de finance : il en résultait des inconvénients et des avantages. Le dédain pour des hommes qui exerçaient des professions utiles, et la préférence donnée à la vie oisive sur la vie laborieuse, étaient très-blâmables et devenaient odieux, quand celui qui 'affichait le mépris pour l'argent obtenu par le travail allait mendier près du prince les faveurs puisées dans le trésor public. Mais ils donnaient de beaux exemples, ces gentilshommes qui, après trente ans de services militaires, n'attendaient d'autre récompense qu'une croix de Saint-Louis et quatre cents livres de pension ; et ces magistrats qui, loin de s'enrichir par leurs fonctions, payaient l'honneur de consacrer leurs lumières et leur intégrité à rendre la justice. Il y avait alors en France une classe d'hommes chargés de faire respecter le désintéressement, et, pour ainsi dire, d'en pratiquer le culte. Aujourd'hui que cette classe n'existe plus, comment empêcher les richesses d'envahir la considération ? Grand problème, qui sera, pour le législateur, difficile à résoudre.

L'esprit nobiliaire est très-différent de l'esprit aristocratique. La véritable aristocratie respecte et maintient les lois ; la noblesse se regardait comme au-dessus des lois. Il y eut, sous Louis XV, d'effrayants exemples d'impunité[53]. De grands scandales étaient causés par les arrêts de surséance, qui autorisaient des gens puissants à ne pas payer leurs dettes, en interdisant à leurs créanciers le droit de les poursuivre. Souvent des nobles employèrent les lettres de cachet contre des roturiers dont ils pensaient avoir à se plaindre, et dont ils craignaient le ressentiment, après les avoir outragés[54]. Les plus criants abus n'étaient guère à la disposition que des gens de cour ; mais généralement les nobles aimaient à exercer l'arbitraire autour d'eux : ils y étaient encouragés par l'exemple du gouvernement, par la complaisance qu'ils trouvaient dans les hommes en place, et par la crainte que leur crédit inspirait aux agents subalternes de l'autorité. Rarement osait-on réprimer leurs écarts, leurs délits ; et souvent on s'empressait de trouver des torts aux gens qu'ils accusaient.

Tout gentilhomme prétendait à l'égalité dans l'ordre de la noblesse et citait avec fierté ce mot de Henri IV : Mon plus beau titre est celui de premier gentilhomme du royaume. En réalité, cependant, il y avait beaucoup de distinctions et de divisions établies entre les nobles.

Une ligne de démarcation très-forte existait entre la noblesse d'épée et la noblesse de robe, dont l'Origine était moins ancienne. La première parlait avec orgueil de son sang versé pour l'État et considérait peu les honorables, mais pacifiques fonctions de la magistrature. Toutefois, quand il fallait réclamer l'indulgence ou l'équité des juges, de quelque titre qu'on fut revêtu, on n'hésitait point à leur donner des marques de déférence. Si un grand seigneur était impliqué dans une affaire au parlement, tonte sa famille, en deuil, se rendait au palais, et, placée sur le passage des magistrats, les saluait en silence ; mais le lendemain, à Versailles, un homme de robe n'était plus qu'un bourgeois. Les magistrats regardaient les militaires comme des machines obéissantes ; ils se jugeaient plus indépendants, plus instruits, plus désintéressés que les gens de cour ; et ils avaient en morgue ce que ceux-ci avaient en vanité. Les mœurs de la plupart des grands seigneurs étaient très-dissolues ; il était d'usage parmi eux de faire des dettes, d'avoir des maîtresses, et de laisser à sa femme une entière liberté. Presque tous les magistrats avaient des mœurs respectables, et s'enorgueillissaient, à juste titre, d'une telle différence entre eux et les courtisans ; mais ceux-ci se croyaient autorisés, par cette différence même, à voir en eux de petites gens et des pédants.

Une autre ligne de séparation, à peu près aussi marquée que la précédente, existait entre la noblesse de cour et la noblesse de province. Celle qui brillait à Versailles tirait vanité de ses honneurs et de ses richesses, et parlait avec une' pitié dérisoire de celle qui végétait dans les petites villes ou dans les châteaux. De leur côté, les nobles de province vantaient leur indépendance ; et, avec une indignation mêlée d'envie, accusaient les courtisans d'obséder le monarque, d'obtenir seuls les faveurs, et de se gorger de la fortune publique.

Les gens de cour eux-mêmes n'étaient pas égaux entre eux. Il y avait un intervalle entre le grand seigneur et l'homme de qualité. Enfin, depuis le gentilhomme dont la généalogie ne laissait apercevoir aucune trace d'anoblissement, il y avait bien des degrés, des nuances de noblesse plus ou moins récente, jusqu'à l'anobli d'hier qui devait son titre soit à la justice ou à la faveur du prince, soit à l'acquisition d'une charge vendue au profit du trésor.

Tous ces degrés, toutes ces nuances, mettaient, dans la situation de beaucoup de personnes, quelque chose d'incertain, d'équivoque ; et il en résultait qu'un homme pouvait facilement en humilier d'autres, sans être garanti de se voir humilier à son tour. Celui qui, dans telle société, passait pour homme comme il faut perdait cet avantage lorsqu'il arrivait dans telle autre. Chacun essayait d'effacer la distance qui le séparait de la classe supérieure à la sienne, et mettait de l'amour-propre à maintenir son rang, surtout à l'égard de ceux qui lui étaient immédiatement inférieurs. L'homme de qualité parlait d'un ton plus poli au bourgeois, avec lequel il ne craignait pas d'être confondu, qu'à l'homme de condition, sur lequel il était bien aise de constater sa supériorité. Les gens de rien n'étaient pas toujours des roturiers ; ces mots signifiaient, dans telle bouche, ce sont des anoblis, et, dans telle autre, ce sont des gens de robe. Il y avait, qu'on me passe cette expression, il y avait comme une cascade de mépris qui tombât de rang en rang et ne s'arrêtait point au tiers état ; le juge d'un petit tribunal avait pour le marchand un dédain que celui-ci rendait à l'artisan. Tous ces froissements de l'amour-propre, si facile à blesser en France, furent une des grandes causes du mécontentement général qu'on observait dans la société, aux approches de la révolution.

Il semble que plusieurs causes auraient dû rapprocher la distance qui existait entre la noblesse et la haute bourgeoisie : d'abord, le besoin d'argent. Une mésalliance était une tache, une sorte de délit, à moins qu'elle ne fût une spéculation. Des gens de qualité, des grands seigneurs, remédiaient aux suites de leurs folles dépenses, en épousant les héritières de riches financiers. Ces mariages ne rapprochaient nullement les deux ordres. Le dernier était blessé d'entendre les nobles qui s'enrichissaient par un pareil moyen se plaisanter eux-mêmes avec effronterie et dire qu'ils mettaient du fumier sur leurs terres. Ces nobles méprisant leurs nouvelles familles, le ressentiment était bien permis à leurs femmes ; et parfois elles répondaient en mots piquants sur la noblesse indigente aux traits lancés contre la roture opulente.

Une cause de rapprochement, puissante en apparence, était l'attrait du plaisir. Quiconque jouissait d'une grande fortune pouvait faire asseoir à sa table des personnages d'un haut rang ; mais l'union qui paraissait se former était fugitive. Un opulent financier voyait accourir à ses fêtes des gens titrés qui le flattaient ; mais à peine ses nobles convives étaient-ils sortis, qu'ils semblaient avoir à se venger de lui et le couvraient de ridicule.

Des goûts plus délicats avaient formé quelques réunions intéressantes où se trouvaient des gens de lettres et des grands seigneurs, des artistes et des femmes spirituelles. Une conversation variée faisait le charme de ces sociétés ; on y parlait de poésie et de métaphysique, des intérêts de l'humanité et de l'anecdote du jour. Il y régnait assez d'égalité pour ne blesser aucun amour-propre ; il y avait trop de tact des convenances pour offenser aucune vanité. Les réunions de madame Geoffrin, de la princesse de Bunyan, quelques autres encore, répandaient dans la haute société le goût des lettres et de l'instruction ; mais je doute qu'elles fussent utiles aux écrivains. Les discussions approfondies auraient paru, dans un salon, fort pédantesques ; il s'agissait de briller et de plaire. Les-écrivains étaient ainsi détournés des méditations sérieuses ; on leur inspirait une autre ambition que celle de chercher la vérité et d'obtenir une gloire durable. On vit se former à de telles écoles une classe de littérateurs qui spéculaient sur leur esprit.

Beaucoup de jeunes seigneurs de la cour de Louis XV adoptaient les idées philosophiques, et leur situation devait être enchanteresse ; ils se procuraient les plaisirs de l'égalité sans perdre les privilèges de leur rang et frondaient les abus dont ils profitaient. Quelques-uns visitaient Londres. Le duc de Chartres, le. duc de Lauzun, le comte de Lauraguais, en rapportaient des idées politiques superficielles, et les modes, qui ne furent pas sans influence. Ces jeunes étourdis, qui prenaient le frac et les bottes, qui parlaient des courses de chevaux, des débats du parlement anglais, des abus à corriger en France, étaient en contraste parfait avec les vieux courtisans qui continuaient de suivre gravement l'étiquette, et pour qui les affaires du royaume se réduisaient aux faveurs et aux disgrâces de l'intérieur du château de Versailles.

Entre une classe puissante et une classe faible, les seuls véritables liens sont ceux que forment une protection bienveillante et une reconnaissance méritée. Un patronage utile à beaucoup de familles roturières, honorable pour des familles nobles, était exercé par celles-ci à l'égard-des premières. Un certain nombre de nobles qui n'avaient : ni l'ignorance des vieux courtisans ni la légèreté d'esprit des jeunes seigneurs s'occupaient sérieusement des intérêts de la société. On .les voyait, dans leurs terres, améliorer l'agriculture, encourager le travail et les bonnes mœurs ; dans les villes, fonder des sociétés utiles, aider les talents, offrir des vues sages à l'administration. Eu général, ces vrais amis de l'humanité, souvent fort éclairés, toujours respectables par leurs intentions, étaient disciples. des économistes, plus que des philosophes.

Presque tous les travaux nécessaires à la société étaient le partage du tiers état. Les différents degrés de considération qu'on pouvait accorder aux occupations roturières, si nombreuses et si diverses, se trouvaient réglés par une idée fort juste. Une profession était d'autant plus estimée qu'elle supposait, dans ceux qui l'exerçaient, un plus grand développement de l'intelligence ; elle l'était d'autant moins, qu'elle réduisait davantage ceux qui s'y livraient au seul emploi de leurs forces physiques. La richesse avait aussi beaucoup d'influence sur les jugements du public. Si l'on regardait comme appartenant à la haute bourgeoisie les hommes qui, dans les professions libérales, développaient des talents remarquables, on y plaçait également ceux qui, par le commerce ou les places de finance, avaient fait de grandes fortunes.

En général, la bourgeoisie était dans cette position, éloignée de l'opulence et de la pauvreté, qui conserve les boumes mœurs. D'honorables professions, abandonnées aux roturiers, étaient remplies avec une scrupuleuse et noble délicatesse. L'homme sans naissance et d'une fortune modeste savait que ses enfants rencontreraient de nombreux obstacles dans leur carrière ; il les excitait à l'étude, au travail, il les entourait de bons exemples et leur apprenait à se créer des titres à l'estime publique.

Depuis le règne de Louis XIV, les progrès du tiers état devenaient rapides. L'activité et l'intelligence françaises luttaient, non sans avantages, pour surmonter les obstacles que l'esprit réglementaire et fiscal opposait au développement des arts utiles. L'industrie et le commerce créaient quelques grandes fortunes, et 'donnaient l'aisance à beaucoup de familles. Les lumières se répandaient dans la classe moyenne ; le courage d'esprit, une ambition raisonnable, s'y faisaient de plus en plus remarquer. En même temps que l'inégalité des richesses diminuait et laissait entre la noblesse et la roture moins d'intervalle, la classe qui commandait se trouvait menacée d'être bientôt inférieure en talents, en mérite, à celle qui était commandée ; signe certain que des changements politiques se préparent dans un État.

Les avocats, les médecins, les hommes dont les professions exigent des lumières, des talents, et dont chacun peut avoir à réclamer le secours, s'ils avaient de la dignité dans le caractère, ne laissaient point oublier que leur position était indépendante ; mais le plus grand nombre des roturiers vivaient dans un état d'oppression réelle. Ce que j'ai dit des impôts, des charges qui y étaient ajoutées, des abus criants de la répartition et de la perception, fait assez connaître quelle était la misère des cultivateurs, sans que j'aie besoin d'en compléter le triste tableau. La servitude personnelle n'était plus qu'une rare exception, mais elle existait encore sur quelques points du royaume. Dans les villes, l'industrie et le commerce étaient livrés à des monopoleurs. Les règlements déterminaient à quelles conditions on pouvait gagner sa vie et servir le public. Un homme habile, qui voulait perfectionner, étendre son genre de fabrication, s'exposait à être assailli par des communautés qui l'accusaient d'attenter à leurs droits ; et il s'ensuivait des perquisitions, des saisies, des procès et des amendes. Les mêmes vexations avaient lieu pour la vente d'un objet qui n'était qu'analogue à ceux que la corporation dont on faisait partie pouvait offrir au public.. Un ouvrier très-intelligent, s'il lai était impossible d'acheter la maîtrise, devait toute sa vie travailler pour le compte d'autres ouvriers, peut-être moins intelligents, mais plus riches que lui.

On ne permettait à un homme d'exercer que le métier pour lequel il avait payé son apprentissage. Si ce métier ne lui donnait pas de travail, et qu'on lui en proposât dans un autre, la jurande lui interdisait d'accepter et ne s'informait point comment il vivrait. Le pauvre n'était pas seul victime. Les règlements minutieux qui prescrivaient la manière de fabriquer faisaient remonter d'incroyables vexations jusqu'aux plus riches manufacturiers[55]. On remplirait des volumes si l'on notait toutes les iniquités au milieu desquelles les Français parvenaient encore à développer leur industrie.

La situation de la France, à la fin du règne de Louis XV, a presque toujours été jugée plus alarmante ou meilleure qu'elle n'était en réalité : essayons d'observer avec justesse. Des troubles prochains ne menaçaient point le royaume. Les privilèges onéreux des premiers ordres froissaient le tiers état ; mais le sentiment qu'il éprouvait était moins la haine que l'envie ; et le désir général des familles bourgeoises était d'acquérir un jour la noblesse, afin d'avoir part aux avantages dont jouissait la classe favorisée du sort. Une multitude de Français étaient misérables, soumis à des vexations ; mais, convaincus que telle devrait être leur destinée, ils ne concevaient pas un autre ordre de choses et se montraient patients. Des voix éloquentes réclamaient des améliorations : le peuple ne les entendait pas ; et les hommes les plus avides de réformes étaient disposés à voir des bienfaits dans les actes de justice que voudrait accorder le monarque. La situation des finances pouvait être changée bientôt par l'économie et par la répression des abus. Tout annonçait qu'aucune guerre ne troublerait le continent. Les débats du clergé, qui si longtemps avaient agité le royaume, étaient enfin apaisés. Le coup d'État qui venait de renverser la magistrature laissait un champ libre aux volontés du prince. Les scandales de Louis XV avaient nui au roi plus qu'à la royauté ; et le diadème, en passant sur un front pur, allait recouvrer son éclat. Il est évident que le nouveau roi monterait sur le trône avec une grande puissance, très-supérieure aux obstacles que devaient rencontrer les réformes devenues nécessaires.

Assurément, une révolution n'était point imminente ; mais des éléments de discorde existaient, et, si le gouvernement ne savait pas les neutraliser, il les verrait se développer un jour. Tout ceci durera bien autant que moi, disait Louis XV ; mais je ne sais comment s'en tirera mon successeur. L'espèce de prophétie que renferme cette odieuse et sinistre phrase devait se réaliser si l'on continuait de gouverner avec si peu de sens, alors même qu'on bannirait du château la débauche et les maîtresses. De justes réclamations s'étaient fait entendre ; les premiers ordres, jaloux de leurs privilèges, refusaient d'y souscrire ; le tiers état grandissait, la plainte deviendrait toujours plus générale et plus hardie ; peut-être finirait-elle par s'adresser à quelque Mitre puissance que l'autorité royale. La nation ne pensait nullement à demander les états générant ; mais plusieurs fois leur nom avait été prononcé sous le règne de Louis XV[56]. Ce nom, que le grand nombre ne répétait pas alors, pouvait dix ou vingt ans plus tard devenir un cri général. Tout était calme ; mais, si la sagesse n'assurait pas l'avenir par de prudentes réformes, les commotions deviendraient inévitables. Beaucoup d'hommes, au milieu des débats politiques, apporteraient-ils les connaissances profondes que donne seule une longue expérience ? La religion affaiblie pourrait-elle dompter les passions ? Quel serait le sort du royaume si la bourgeoisie, dans dès luttes avec la noblesse, appelait imprudemment A son secours cette multitude ignorante et misérable, dont nous avons vu les souffrances ?

Dans la situation incertaine où se trouvait la France, le successeur de Louis XV pouvait laisser fondre sur l'État d'effroyables orages ; comme aussi il lui était peu difficile d'assurer la prospérité publique s'il avait de la fermeté et des lumières, ou seulement s'il savait choisir un ministre et le maintenir au pouvoir.

Louis XV eut un fils, ce dauphin dont on parlait si diversement, et qui reste encore l'objet de jugements opposés. Ses mœurs formaient un contraste touchant avec la corruption dont il était environné. Solitaire au milieu de la cour, il s'était fait dans le château de Versailles une retraite, où il vivait avec sa digne compagne et quelques hommes éprouvés. Il s'occupait assidûment d'acquérir des connaissances politiques ; l'Esprit des lois est un des livres qu'il avait médités ; il aimait les études historiques : L'histoire, disait-il, donne aux enfants des leçons qu'on n'osait pas faire à leur père. Ses défauts étaient ceux qui résultent d'une dévotion exaltée. Son précepteur, l'évêque de Mirepoix, lui avait donné des .préjugés ; il attachait une extrême importance à de minutieuses pratiques, plus faites pour un cénobite que pour un roi[57] ; le clergé le vantait comme un homme extraordinaire ; le parlement et les philosophes craignaient qu'il n'eût un jour les faiblesses d'une dévotion superstitieuse ; les hommes impartiaux attendaient avec incertitude si le mouvement qui s'opérerait en lui, en montant sur le trône, ferait prédominer ses qualités ou ses défauts. Parmi les conjectures qu'on peut faire sur la manière dont il aurait gouverné, celles qui lui sont favorables ont le plus de probabilité. Mon opinion se fonde particulièrement sur l'estime qu'il vouait à Machault : un prince pieux qui savait apprécier ce ministre devait offrir, s'il eût régné, des traits de ressemblance avec Louis IX. Il mourut à trente-six ans (1765), et quitta sans effort les grandeurs du monde pour aller recevoir la couronne céleste.

Le Dauphin laissa trois fils qui tous trois ont régné : le duc de Berri (Louis XVI), le comte de Provence et le comte d'Artois. L'aîné avait onze ans quand ils perdirent leur père qui, malheureusement, s'était trompé dans le choix de leur gouverneur. Le principal titre du duc de la Vauguyon à cet honneur était de passer beaucoup de temps au pied des autels ; et il n'en rapportait point le sentiment de ses graves devoirs. C'était une idée commune aux instituteurs des princes qu'il fallait tenir leurs élèves dans l'ignorance de l'art de régner, afin de les dominer un jour ; et le duc de la Vauguyon adopta cette idée, dont sa médiocrité même aurait dû le garantir. Louis XVI. Doué d'une mémoire heureuse, savait le latin, l'anglais ; il avait appris la géographie, mais il n'en voyait que la partie matérielle ; il avait lu des livres d'histoire, mais sans qu'on l'eût exercé à apprécier les faits, à en tirer des conséquences justes : ses connaissances n'étaient pas celles d'un roi. Ses bonnes qualités, sa droiture, son amour du bonheur public, devinrent inutiles ou funestes, parce qu'il ne savait point discerner la route qui pouvait le conduire à son but. On n'a pas assez observé, je crois, que sa faiblesse était bien plus l'effet de son éducation qu'un défaut naturel en lui. Quand un homme se juge dépourvu de lumières, plus il a le désir du bien, plus il hésite à se déterminer ; il temporise, il change de projets, parce qu'il veut et ne peut distinguer le parti le plus sage. La faiblesse de ce malheureux prince était surtout de l'irrésolution, de la défiance de lui-même : une autre éducation eût fortifié son caractère, en agrandissant le cercle de ses idées.

Louis XV laissait peu ses petits-fils approcher de sa personne ; il jugeait nécessaire, pour leur dérober le spectacle de ses débauches et pour leur imprimer le respect, de les tenir dans un état d'éloignement et de crainte. Cette sévérité contribuait à donner au jeune Dauphin une humeur sérieuse. Avec les qualités qui rendent un prince digne d'être aimé, il n'était nullement ce qu'on appelle un prince aimable[58]. Sa figure exprimait presque toujours le mécontentement ; il avait de la brusquerie et n'annonçait point cette facile et molle complaisance dont il a depuis donné tant de preuves. Des gens de cour lui ayant un jour demandé quel surnom il préférerait : Je veux, répondit-il, qu'on m'appelle Louis le sévère. Adressé à des courtisans, ce mot est très-beau.

Le Dauphin n'avait pas seize ans lorsqu'il fut uni à Marie-Antoinette d'Autriche (1770). Nous avons vu qu'un grand changement s'était opéré dans la politique du cabinet de Versailles, si longtemps fidèle au projet d'abaisser la puissance autrichienne. Le duc de Choiseul pensait que les seuls empires capables de porter ombrage à la France étaient l'Angleterre, dont il désirait ardemment troubler la prospérité, et la Russie, dont les forces toujours croissantes commençaient à peser dans la balance de l'Europe. C'est pendant son ambassade à Vienne qu'il avait commencé à s'occuper d'un nouveau système pour fortifier la paissance française au dehors. Les deux bases de son plan étaient une étroite alliance avec l'Autriche et le pacte de famille. La première partie de ce plan, qu'il affermissait par le mariage du Dauphin et d'une archiduchesse, avait de nombreux détracteurs. Non-seulement les hommes qui aspiraient à perdre le ministre, dans l'espoir de le remplacer, et ceux qui attaquaient en lui un soutien des parlements, et ceux qui voulaient le punir d'avoir contribué à la suppression des jésuites, se réunissaient pour lui susciter des obstacles ; mais encore beaucoup de personnes, fidèles à un système que décorait le nom de Richelieu, et que soutenait une vieille haine, voyaient dans l'exécution des idées de Choiseul l'humiliation de la France. Le mariage était donc l'objet de vives censures. Avant de toucher le sol de sa nouvelle patrie, Marie-Antoinette avait des ennemis en France, et surtout à la cour. Madame Adélaïde, fille de Louis XV, ne dissimulait point combien elle était blessée de voir son neveu s'unir à une Autrichienne.

La jeune archiduchesse arrivait dans un temps où les finances étaient épuisées, où la disette désolait les provinces ; on eut soin qu'elle ne pût s'en apercevoir, elle traversa la France an milieu des fêtes préparées sur son passage. Tandis qu'on en disposait de plus éclatantes dans la capitale, il circula un projet manuscrit, dont l'auteur indiquait tout ce qui lui paraissait nécessaire pour célébrer avec pompe le mariage du Dauphin ; son devis s'élevait à vingt millions ; il terminait en proposant de ne rien faire de ce qu'il avait indiqué, et de remettre au peuple vingt millions sur les impôts. Je rappelle cette idée parce qu'elle fait connaître la direction que prenaient alors beaucoup d'esprits, amis du bien, un peu rêveurs.

La fête de Paris se changea en une scène de deuil. L'échafaudage du feu d'artifice tiré sur la place Louis XV s'enflamma : la foule était prodigieuse, la terreur se répandit ; les mesures d'ordre avaient été mal prises, parce que le prévôt des marchands, pour conserver un privilège de sa place, avait enlevé la surveillance au lieutenant de police. Près de trois cents personnes périrent. Le peuple regarda comme un sinistre augure cette fête du mariage ; et depuis il en a fréquemment rappelé le souvenir. Les jeunes époux, cause innocente d'un si cruel événement, excitèrent de l'intérêt, parce qu'on sut que leur désolation était profonde ; plusieurs fois la Dauphine en pleurs s'écria : Et peut-être on ne nous dit pas tout !

Diverses causes tardèrent peu à fortifier les préventions défavorables qui avaient précédé l'arrivée de l'archiduchesse. Un incident ridicule des fêtes de la cour lui devint nuisible. Marie-Thérèse, jalouse d'exercer de l'influence, même par de petits moyens, avait chargé sou ambassadeur de demander à Louis XV que mademoiselle de Lorraine, qui appartenait à la maison d'Autriche, dansât le menuet au bal de la cour immédiatement après les princesses du sang. Le bruit se répandit que Louis XV accordait celte demande : aussitôt les ducs et pairs se réunissent ; la grave assemblée, présidée par un évêque, discute la question du menuet, et arrête qu'il sera présenté au roi un mémoire signé par toute la haute noblesse. La réclamation est portée à Versailles par l'évêque de Noyon. Le roi, dans sa réponse, assure les dues et pairs que la danse au bal ne peut tirer à conséquence ; il invoque la fidélité, attachement, soumission et même amitié, que les grands et la noblesse de son royaume ont toujours marqués à lui et à ses prédécesseurs. Malgré ses instances, la plupart des grandes familles s'éloignèrent des bals de la cour ; il ne s'y trouva guère que les personnes qui craignaient pour leurs charges et n'osaient s'exposer à déplaire au monarque. Tandis que dans Paris on plaisantait sur cette discussion bizarre, le parti de la cour opposé à l'Autriche accusait la Dauphine d'immoler l'intérêt de la France à la vanité de sa mère, et l'on entendait murmurer que Marie-Antoinette avait le cœur autrichien.

A Versailles, cette princesse fut étonnée d'une foule d'usages minutieux, assujettissants, inconnus à la cour de Vienne, où règne la simplicité. La Dauphine avait quinze ans ; légère, vive, elle fuyait la gêne de l'étiquette ou ne s'y soumettait qu'en plaisantant, et désolait la gravité de sa dame d'honneur. Louis XV, le Dauphin, ne lui donnaient pas de conseil ; son instituteur, l'abbé de Vermond[59], encourageait son indépendance ; elle ignorait combien de gens, irrités par ses étourderies, s'étudiaient à lui trouver des torts.

Ses ennemis, à cette époque, n'étaient que dans le château de Versailles ; Paris l'aimait. La Dauphine était bonne ; elle saisissait les occasions d'arracher à l'infortune des gens sans protecteur. Plusieurs fois, elle profita de l'amabilité que Louis X V trouvait en elle pour obtenir des actes de justice. On citait des traits qui prouvaient sa sensibilité et qui lui attiraient l'affection publique[60].

Un sujet de douleur existait pour Marie-Antoinette el fut longtemps caché. Le prince dont elle venait embellir l'existence l'avait reçue avec froideur. Le dernier tort du duc de la Vauguyon envers son élève avait été de lui faire considérer à regret cette union, lorsqu'elle était décidée. Ce ne fut pas cependant la seule cause de l'espèce d'éloignement que le Dauphin éprouva d'abord pour sa jeune compagne. On sait aujourd'hui qu'il avait la plus triste infirmité pour un jeune époux, l'art des médecins n'en triompha que plusieurs années après son mariage. Ce malheur ajoutait à sa timidité, à son mécontentement de lui-même et des autres : il laissait voir à sa femme de l'indifférence, quelquefois même de l'humeur. Marie-Antoinette dévorait ses chagrins et s'efforçait de lui paraître plus aimable : elle obtint par degrés l'affection et la confiance, objets de ses désirs ; elle vit son mari se plaire avec elle, prendre part à ses jeux. Bientôt elle profita de son influence pour l'engager à paraître avec un front moins soucieux, à rendre son abord plus encourageant ; et le public sut gré à l'institutrice du changement qu'on aperçut dans les manières du Dauphin.

La première entrée des jeunes époux dans la capitale avait été marquée par ces transports que les Français savent si bien manifester. Plusieurs fois ils retournèrent à Paris pour jouir du bonheur qu'ils avaient goûté. Un soir qu'ils assistaient à la représentation du Siège de Calais, de vifs applaudissements accueillirent ces vers :

Le Français, dans son prince, aime à trouver un frère

Qui, né fils de l'État, en devienne le père.

Lorsque ensuite ce vers fut prononcé :

Rendre heureux qui nous aime est un devoir si doux !

le Dauphin et la Dauphine applaudirent les premiers, et cette réponse excita de nouveaux transports.

Cependant, le duc de Berri allait devenir Louis XVI, et il n'acquérait aucune habitude des affaires ; personne ne l'instruisait à remplir les devoirs qui bientôt lui seraient imposés. Rien  n'était prévu pour assurer la paix du nouveau règne, lorsque Louis XV ferma les yeux (10 mai 1774)[61].

 

 

 



[1] S'il fut le législateur du Parnasse, c'est qu'il avait une haute raison ; et ce n'est pas seulement en littérature qu'il en a donné la preuve. Son jugement sur la noblesse, ses épigrammes contre les abus de l'Église, ses vers touchants sur les derniers devoirs rendus à Molière, ses vers plus courageux encore sur la proscription d'Arnaud, le factum qu'il écrivit lorsque le parlement était prêt d'interdire l'enseignement de la philosophie de Descartes, ce sont là des hommages à la vérité, des services rendus au bien public. On n'en a pas moins écrit, dans le dix-huitième siècle, que Boileau manquait de philosophie.

[2] Paroles de son discours à la séance du parlement.

[3] La totalité de la dette publique s'élevait à plus de deux milliards.

[4] Il avait soixante-treize ans.

[5] Louis XV n'y était que trop disposé : il avait pris des goûts ignobles ; il aimait à faire la cuisine dans ses petits appartements ; il buvait avec excès, souvent jusqu'à tomber au dernier degré de l'ivresse.

[6] Le jour où l'on connut dans Paris l'exil du maréchal de Broglie, le Théâtre-Français donnait Tancrède ; les spectateurs applaudirent avec fureur ces vers :

Un héros qu'on opprime attendrit tous les cœurs.

On dépouille Tancrède, on l'outrage, on l'exile ;

C'est le sort d'un héros d'être persécuté.

De piquantes épigrammes furent lancées contre le prince de Soubise.

[7] Depuis cardinal.

[8] Bientôt après duc de Choiseul.

[9] Nous verrons qu'après lui il existait encore d'incroyables abus dans l'armée ; cependant il en avait supprimé de très-graves. Les capitaines étaient chargés de la solde et de l'entretien de leurs compagnies, moyennant une somme que le gouvernement leur accordait. Il en résultait que souvent une compagnie était incomplète ; l'officier qui la commandait gardait une partie de la solde et faisait voir à l'inspecteur de prétendus soldats, payés pour figurer à la revue. Les fournitures donnaient lieu à des gains de plus d'un genre. Un officier de cavalerie ménageait souvent, d'une manière fort préjudiciable au service, les chevaux qu'il payait. Choiseul réduisit les capitaines à des appointements, et chaque régiment eut un quartier-maitre chargé de la comptabilité.

Au moment d'une guerre, on levait de nouveaux corps, et 'il fallait longtemps pour les exercer. Choiseul organisa l'armée de manière à avoir des cadres, où entrèrent les recrues. qui se trouvèrent ainsi formée plus têt, et sans qu'il fût besoin d'augmenter le nombre des officiers.

[10] A Pontoise (1720).

[11] Notamment sous l'administration du contrôleur général de l'Averdy

[12] D'après les dispositions nouvelles, les édits devaient être enregistrés aussitôt après la réponse du roi aux remontrances ; les assemblées des chambres ne pouvaient avoir lieu sans l'autorisation de la grand'chambre ; et les magistrats n'auraient voix délibérative dans ces assemblées qu'après dix ans de service ; deux chambres d'enquêtes, où se trouvaient les conseillers les plus jeunes et les plus ardents, étaient supprimées, etc.

[13] Dans plusieurs écrits du temps, cette partie de l'histoire du parlement est rapportée d'une manière inexacte. Les auteurs de ces écrits, uniquement occupés de noircir Maupeou, lui supposent une profondeur de perfidie tout à fait romanesque.

[14] Petit-fils du régent.

[15] Louis XVI, en 1774, donna l'ordre à la princesse de Monaco de se retirer dans un couvent. Quand une femme, dit il, ne vit pas avec son mari, elle ne doit pas vivre dans le monde. Le prince de Condé sut facilement éluder cet ordre.

[16] En 1787, quand les avocats de Troyes allèrent féliciter le parlement de Paris sur son rappel, l'orateur dit : Vous avez renouvelé ce principe national qui fait notre sûreté, que toute loi, avant d'être exécutée, doit être par vous, messieurs, conférée avec les maximes imprescriptibles du droit naturel et avec les ordonnances constitutives de cette monarchie.

[17] Il fut employé, pour la première fois, sous le ministère du cardinal Mazarin

[18] Ce n'était que la minorité.

[19] On disait : Maupeou serait sauvé s'il pouvait faire taire les femmes et parler les avocats.

[20] Le nouveau parlement fit brûler cet ouvrage, et déclara l'auteur coupable du crime de lèse-majesté divine et humaine, au second chef. On ne parvint pas alors à découvrir quel était l'auteur (Mairobert). Beaucoup de gens furent arrêtés pour avoir distribué la Correspondance ; cinquante furent jugés, et quelques-uns condamnés au bannissement.

[21] Celle-ci peut être regardée comme la conclusion de l'auteur : La nation a dit : vous serez roi à telles conditions, alors je serai fidèle ; si vous les enfreignez, je serai votre juge.

[22] Les préambules des édits de Maupeou sont remarquables : ils étaient en grande partie l'ouvrage de Le Brun, connu par sa traduction de la Jérusalem délivrée et par les hautes places qu'il n occupées sous l'Empire.

[23] Cette requête était relative aux abus dont la province avait à se plaindre, en matière d'impôts, depuis la suppression du Parlement.

[24] Trois cents avocats, sur cinq cent cinquante, prêtèrent serment lors de la rentrée de 1771. Target resta constamment à la tête de ceux qui refusaient de reconnaître la nouvelle magistrature, ce qui lui valut une grande réputation d'intégrité et de courage.

[25] On aurait tort d'en conclure qu'il était un grand citoyen : il aimait à faire du bruit ; il avait pensé à devenir roi de Pologne, il était de l'opposition gour être quelque chose. Un libertinage effréné remplissait les trois quarts de sa vie ; il employait une partie de l'autre quart à discourir en chef de parti.

[26] On joua chez elle un proverbe, une petite pièce de circonstance, dont le titre était : Le meilleur n'en vaut rien. Feuilli, de la Comédie-Française, jouait Beaumarchais, et Préville, madame Goëzman.

L'interrogation provençale Ques à co ? avait fourni à l'auteur des Mémoires quelques lazzis contre un de ses adversaires. On la trouva plaisante. La Dauphine (Marie-Antoinette) la répéta ; il y eut des bonnets à la Ques à co ; madame du Barry et d'autres femmes de la cour en portèrent.

[27] Le clergé des provinces réunies à la France depuis 1561 devait aussi payer ces deux impôts ; mais il n'était point assujetti à une perception exacte, il se taisait admettre à des abonnements.

[28] Remontrances de la Cour da aides, 6 mai 1775.

[29] La Cour des aides dit à Louis XV (1770) : Il existe, dans le château de Bicêtre, des souterrains creusés autrefois pour y enfermer quelques fameux criminels qui, après avoir été condamnés au dernier supplice, n'avaient obtenu leur grâce qu'en dénonçant leurs complices ; et il semble juan s'étudia à ne leur laisser qu'un genre de vie qui leur lit regrettes la mort.

On voulut qu'une obscurité entière régnât dans ce séjour. Il fallait cependant y laisser entrer l'air absolument nécessaire pour la vie ; on inapte de creuser sous terre des piliers percés obliquement dans leur longueur, et répondant à des tuyaux qui descendent dans le souterrain. C'est par ce moyen qu'on a établi quelque communication avec l'air extérieur sans laisser aucun accès à la lumière.

Les malheureux qu'on enferme dans ces lieux humides et infects sont attachés à la muraille par une lourde chaîne, et on leur donne de la paille, de l'eau et du pain.

Votre Majesté aura peine à croire qu'on ait eu la barbarie de tenir plus d'un mois, dans ce séjour d'horreur, un homme qu'on soupçonnait de fraude.

[30] Orry était un honnête homme. On se plaignait beaucoup à la cour de ses manières brusques : Comment voulez-vous, disait-il, que je ne montre pas d'humeur ; sur vingt personnes qui me font des demandes, il y en a dix-neuf qui me prennent pour une bête ou pour un fripon.

[31] Machault était pieux et ne confondait point avec les intérêts de la religion les immunités de l'Église. De concert avec d'Aguesseau, il avait fait rendre un édit (1747) qui interdisait au clergé de recevoir ou d'acquérir de nouvelles propriétés, sans y être autorisé par des lettres patentes enregistrées dans les cours souveraines.

[32] Les courtisans lui donnaient le nom d'acier poli.

[33] Un d'eux, Silhouette, voulut revenir aux projets de Machault, en établissant une subvention générale (1759), qu'il fit enregistrer en lit de justice, mais qui ne fut jamais perçue.

[34] On trouve singulier le ton de son premier mémoire au roi, quand ou compare sa conduite et son langage : Si Votre Majesté donnait ordre de retrancher sur les différentes parties, soit de sa maison, soit de la finance, quelques millions, quel bonheur pour l'État ! J'ose assurer le roi que deux ou trois années passées sans emprunt nouveau feraient baisser le taux de l'intérêt, et que le crédit public deviendrait aussi florissant alors qu'il est languissant aujourd'hui.

[35] Les spoliations de Terray désolaient Paris ; cependant un certain nombre de personnes riaient, se consolaient avec des épigrammes. Dans le parterre d'un spectacle où se pressait la foule, quelqu'un s'écria : Faites venir le cher abbé Terray, il nous diminuera de moitié. Un hypocrite, nommé Billard, fit une banqueroute tellement scandaleuse, que les dévots essayèrent en vain de le sauver, et que Maupeou refusa de lui épargner l'opprobre du carcan. Un matin, on lut cette inscription sur la porte du contrôle général : Ici, on joue le noble jeu de billard. Terray n'était pas vindicatif. Plusieurs fois, il fit mettre en liberté des auteurs et des distributeurs de pamphlets publiés contre lui. Il voulait qu'on ne fit point attention à la violence avec laquelle les Parisiens s'exprimaient. On les écorche, disait-il, qu'on les laisse crier.

[36] Terray l'évaluait à vingt-sept millions. Calonne, dans ses débats avec Necker, soutint que ce déficit était de quarante millions ; et M. Bailly, dans son Histoire financière de la France, fait voir, par un relevé de l'Étal au vrai, que le déficit de 1774 a été de quarante et un millions.

Il est facile d'expliquer la différence entre ces calculs et le premier. Terray fut renvoyé avant la fin de 1774, et Turgot ajouta quinze millions aux dépenses annoncées, afin de soulager des créanciers que son prédécesseur laissait languir : quinze millions, joints aux vingt-sept déclarés pur Terray, donnent à peu près le même total que l'État au vrai.

[37] Ces sortes d'ordonnances, dont on a beaucoup parlé, avaient été dans l'origine imaginées pour tenir secrètes quelques dépenses de la diplomatie ; elles servirent bientôt à en voiler d'autres. Les acquits de comptant n'avaient pas tous la même forme ; les plus singuliers n'indiquaient ni l'objet de la dépense, ni le nom de la personne qui devait toucher la somme spécifiée ; et le caissier payait sans qu'il lui fût donné de reçu. Tous les acquits de comptant étaient soustraits à la vérification de la cour des comptes. Il ne faut pas néanmoins supposer, comme on l'a fait, que ces ordonnances avaient toujours une destination blâmable. La plus grande partie des dépenses ainsi payées, bien qu'irrégulières dans la forme, étaient au fond légitimes. Par exemple, on faisait acquitter de cette manière les intérêts des anticipations : ces espaces d'emprunts n'étant pas enregistrées, la cour des comptes n'aurait pu les admettre.

[38] Cette compagnie laisse peu de souvenirs, parce qu'elle ne fut occupée que de travaux utiles ; elle offrit, sous la présidence de Malesherbes, le modèle du dévouement le plus éclairé et le plus désintéressé au bien public.

[39] Excepté en Bretagne, où il suffisait d'avoir cent ans de noblesse pour titre admis à voter.

[40] De là venait le nom de pays d'élection.

[41] Les élus n'étaient pas toujours impartiaux ; mais il eût fallu les conserver, et modifier leurs attributions.

[42] Remontrances de la Cour des aides, 6 mai 1775.

[43] Turgot, dans une lettre, juge ainsi cette histoire : J'avoue qu'en admirant le talent de l'auteur et son ouvrage J'ai été un peu choqué de l'incohérence de ses idées, et de voir tous les paradoxes les plue opposés 'mis en avant et défendus avec la même chaleur, la même éloquence, le même fanatisme. Il est tantôt rigoriste comme Richardson, tantôt immoral comme Helvétius ; tantôt enthousiaste des vertus douces et tendres, tantôt de la débauche, tantôt du courage féroce ; traitant l'esclavage d'abominable, et voulant des esclaves ; déraisonnant en physique, déraisonnant en métaphysique et souvent en politique. Il ne résulte rien de son livre, sinon que l'auteur est un homme de beaucoup d'esprit, très-instruit, mais qui n'a aucune idée arrêtée, et qui se laisse emporter par l'enthousiasme d'un jeune rhéteur.

[44] La mode de l'irréligion fut passagère à Londres, et durable à Paris. En Angleterre, les hommes étaient appelés à s'occuper des affaires publiques ; ils reconnurent bientôt les dangers que la prétendue philosophie entraînait pour la société. En France, il ne s'agissait, pour les gens d'esprit, que de briller dans les salons.

[45] Un de nos bibliographes les plus distingués, M. Beuchot, possède une copie des lettres écrites, de 1750 à 1770, au lieutenant de police, par l'inspecteur de la librairie d'Hemmery et par d'autres agents. Les arrestations étaient tellement multipliées, qu'elles donnent à ces lettres une insupportable monotonie.

[46] Père de Louis XVI.

[47] Louis XVI éleva la portion congrue des curés à 700 livres, et celle des vicaires à 350 (2 septembre 1786).

Un petit nombre de cures, dans de grandes villes, étaient fort riches.

[48] Louis XV laissait prendre au clergé un ton hautain. On lit dans les représentations de 1752 : La charge des évêques est d'autant plus grande, qu'ils doivent rendre compte des rois mêmes au jugement de Dieu ; car vous savez qu'encore que votre dignité vous élève au-dessus du genre humain, vous baissez la tête devant les prélats ; vous recevez d'eux les sacrements, et vous leur êtes soumis dans l'ordre de la religion ; vous suivez leurs jugements, et ils ne se rendent pas â votre volonté.

Lorsque des prélats, au chevet du roi malade, lui demandaient d'éloigner ses maîtresses, ils remplissaient leurs devoirs ; mais l'abbé de Beauvais oubliait étrangement le sien lorsque, dans la, chaire, en présence du roi, il se permettait une allusion sanglante et disait de Salomon : Ce monarque, rassasié de voluptés, las d'avoir épuisé, pour réveiller ses sens flétris, tous les genres de plaisirs qui entourent le trône, finit par en chercher d'une espèce nouvelle dans les vils restes de la licence publique. Madame du Barry sollicita vivement la punition de l'audacieux prédicateur : Louis XV ne répondit rien, et, quelque temps après, nomma l'abbé de Beauvais évêque de Sénez ; il le nomma de son propre mouvement.

[49] Cette déclaration eut pour rédacteur et pour principal auteur l'abbé Pucelle, conseiller clerc : il était fort lié avec la famille des Lamoignon, et il eut de l'influence sur l'éducation de Malesherbes.

[50] Il y avait encore, en 1746, deux cents protestants ou protestantes condamnés, par le seul parlement de Grenoble, aux galères ou à la réclusion, pour avoir fait des actes de leur culte. Le dernier pasteur exécuté le fut par arrêt du parlement de Toulouse, en 1762.

[51] Dans l'assemblée du clergé tenue en 1780, on peut voir que les idées s'étaient beaucoup modifiées. Le .prélat qui fit un rapport sur les moyens de prévenir les publications irréligieuses représenta qu'une des causes de l'inexécution des règlements de la librairie était leur sévérité même ; que la peine de mort, prononcée par la déclaration de 1757, arrêtait le zèle des juges ; et qu'il était de l'intérêt du clergé de demander des lois moins rigoureuses, qui seraient plus efficaces. L'Assemblée chargea le rapporteur de conférer sur ce sujet avec le garde des sceaux.

[52] L'Hospital, aux États d'Orléans.

[53] On se souvient de ces vers courageux de Gilbert :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pauvre, on l'aurait flétri d'un arrêt légitime ;

Il est puissant, les lois ont ignoré son crime.

[54] On doit aux gentilshommes le préjugé sur le duel, et ils refusaient de se battre avec les roturiers. Mais, dans les villes d'université et de garnison, les légistes commençaient à forcer les officiers à se mesurer avec mn, et, très-exercés à l'escrime, ils remportaient souvent de malheureux avantages.

[55] J'ai vu, dit un inspecteur des manufactures, j'ai vu couper par morceaux, dans une seule matinée, quatre-vingts, quatre-vingt-dix, et jusqu'à cent pièces d'étoffes. J'ai vu renouveler cette scène chaque semaine, pendant nombre d'années. J'ai vu confisquer plus ou moins de marchandises avec amendes ; j'en ai vu brûler en place publique les jours de marché ; j'en ai vu attacher au carcan, avec le nom du fabricant, et menacer celui-ci de l'y attacher lui-même, en cas de récidive. J'ai vu tout cela à Rouen ; et tout cela était voulu par les règlements ou ordonné ministériellement ; et pourquoi ? Uniquement pour une matière inégale, ou pour un tissage irrégulier, ou pour le défaut de quelque fil ou chaîne, ou pour celui de l'application d'un nom, quoique cela provint d'inattention, ou enfin pour une couleur de faux teint, quoique donnée pour telle... (Encyclopédie méthodique, au mot Manufacture.)

[56] Lorsque, sous la Régence, les fils naturels de Louis XIV furent déchus des prérogatives de princes du sang, que le feu roi leur avait données, le duc du Maine dit au régent que la question ne pouvait être décidée que par un roi majeur, ou même par les états généraux. Trente-neuf membres de la haute noblesse présentèrent au parlement une protestation qui demandait ces états. Lors du complot dont le but était d'enlever la régence au duc d'Orléans, pour la faire passer au roi d'Espagne, Albéroni, Galamare et les mécontents de France voulaient une convocation des états généraux ; et déjà ils avaient préparé les lettres que le roi d'Espagne adresserait aux états, au jeune roi et au parlement. Après le bouleversement de la magistrature par Maupeou, plusieurs parlements réclamèrent les états généraux ; la Cour des aides les avait devancés.

[57] On a répandu plusieurs anecdotes qui, si elles étaient vraies, prouveraient que le Dauphin eût volontiers asservi le pouvoir temporel au pouvoir pontifical ; mais aucune de ces anecdotes n'est bien attestée.

[58] Madame du Barry, pour le désigner, se permettait de dire : Le gros garçon mal élevé.

[59] Après que le mariage eut été décidé, on désira que l'archiduchesse eût un instituteur français, et le duc de Choiseul fit partir pour Vienne l'abbé de Vermond, qui lui était recommandé par l'archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne. C'était un de ces abbés qui prenaient pour de la philosophie les maximes de l'égoïsme. Cet instituteur s'occupa d'obtenir du crédit sur son élève, en évitant avec soin tout ce qui pourrait l'ennuyer. Il aurait été fort peu en état de l'éclairer sur les devoirs d'une reine de France ; mais il ne lui fit pas même connaître notre littérature. Jamais on n'a lu un livre d'histoire à Marie-Antoinette, et son éducation lui avait donné une répugnance invincible pour toute lecture sérieuse.

[60] Dans une chasse, elle avait donné sa voiture à de pauvres cultivateurs dont le père venait d'être blessé. Un jour, on la trouva qui pansait elle-même un de ses gens. Une mère qui demandait la grâce de son fils s'adressa à madame du Barry comme à la femme la plus puissante de la cour, et, se voyant repoussée, implora la Dauphine. Quelqu'un eut la cruauté de dire à Marie-Antoinette que celte femme avait sollicité d'abord madame du Barry. Ah ! s'écria-t-elle, si j'états mère, pour sauver mon fils, je me jetterais aux genoux de Zamore ! C'était le nom d'un petit Indien dont s'amusait madame du Barry.

[61] Les ministres qu'il laissait, les seuls du moins dont nous ayons besoin de retenir les noms, étaient Maupeou, Terray, le duc d'Aiguillon, appelé pour remplacer Choiseul, dans le dessein d'insulter à la magistrature, et le duc de la Vrillière, connu par le nombre prodigieux de lettres de cachet qu'il distribua pendant sa longue administration.