Texte numérisé et mis en page par Marc Szwajcer
C’est le sort commun de presque toutes les institutions très puissantes, d’attirer sur ceux qui en sont les agents, tour à tour, ou même simultanément, les injures les plus violentes et les plus basses flatteries. Tel fut, en effet, le sort des publicains et des banquiers, que l’on appelait la force de la patrie, la fleur des chevaliers ; que l’on comparait, d’autre part, à la même époque, à des bêtes féroces, et à l’égard desquels, il faut bien le reconnaître d’ailleurs, les récriminations furent bien plus souvent justifiées que les adulations ou les éloges. Les publicains furent constamment mêlés, par la nature même de leurs actes, aux plus grandes affaires de l’État ; il ne faut donc pas s’étonner que les faits rapportés par l’histoire sur leur compte, soient assez nombreux. Il n’en fut pas de même des banquiers, qui restèrent presque toujours agents ou intermédiaires des intérêts privés. Nous allons constater, l’histoire en mains, que les publicains, à raison de leurs privilèges, acquirent, on droit et en fait, une telle puissance dans l’État, qu’ils finirent par en devenir les maîtres, jusqu’au moment où les généraux, restant à la tête de leurs armées après la victoire, en vinrent à se disputer le pouvoir, dans Rome même. Les banquiers suivirent les publicains dans leur fortune politique, parce qu’ils appartenaient à la même classe et se mouvaient, pour ainsi dire, dans leur orbite. Nous les verrons, fonctionner, en se développant, sur le terrain de leurs opérations, au Forum et dans les basiliques. SECTION PREMIÈRE. — Exposé et chronologie des faits de l’histoire romaine concernant les publicains. L’histoire, avons-nous dit, ne parle des publicains que depuis l’époque des guerres Puniques ; et cependant l’ordo publicanorum existait déjà à cette époque ; les publicains constituaient dès lors, on ne sait depuis quand, un ordre dans l’État[1]. Jusque-là, certains impôts avaient déjà été donnés en adjudication ; c’était par le même procédé de la mise aux enchères que les travaux publics avaient été, sans doute, exécutés sous la République. Il en était ainsi des mines, des salines, des carrières. Hi qui salinas et cretifodinas et metalia habent publicanorum loco sunt, dit Cicéron. La loi 1 du titre Quod cujuscumque universitatis, de Gaius, au Digeste, fait le même rapprochement pour les mines d’or et d’argent. Mais, nous le savons, il n’y avait rien là que de très ordinaire ; l’adjudication était le procédé employé partout où il était praticable, dans la vie privée aussi bien que dans la vie publique. Nous allons rattacher naturellement notre étude aux grandes périodes de l’histoire romaine. § 1er. — De l’époque des guerres puniques jusqu’aux Gracques (540-214 à 621-133).Le monde romain n’était ni très riche ni très brillant, il pratiquait encore les vertus antiques, lorsque nous voyons certains publicains faire leur entrée dans l’histoire, par un acte de fraude impudente, qu’ont prévu et puni nos lois pénales les plus sévères. Ne dirait-on pas qu’il n’y a plus rien à trouver de nouveau pour tromper ses semblables, depuis bien longtemps, lorsque l’on voit, dès avant les guerres Puniques, à une époque où la marine est à l’état tout à fait primitif, et la spéculation encore à l’enfance de l’art, d’audacieux trafiquants combiner et accomplir, au préjudice de l’État, le fait le plus éhonté de baraterie[2] ? Pouvait-on être plus fâcheusement inventif, dans un temps où la pratique de l’assurance n’avait pas encore habitué les gens sans scrupules à aller odieusement chercher la fortune, jusque dans les naufrages et les événements sinistres de tous les genres ? C’était donc en 540 de la fondation de Rome (214 av. J.-C). Tite-Live raconte que Posthumius et Pomponius Veientanus se chargèrent des fournitures et des transports de la guerre. Ils avaient fait insérer dans leur marché, que les risques de mer seraient au préjudice de l’État. Or, ils chargèrent sur des navires hors de service, des marchandises de peu de valeur, les firent couler en haute mer, et réclamèrent le prix de navires et de marchandises d’une valeur considérable. Ils avaient eu soin d’ailleurs de’ préparer, au moyen de bateaux amenés dans ce but, le sauvetage des marias complices de cette fraude périlleuse. Le Sénat n’osa pas poursuivre cet acte, sur la dénonciation qui avait été portée devant lui, pour ne pas soulever contre lui l’ordre entier des publicains, tant cet ordre était déjà puissant et redoutable. Les tribuns du peuple n’eurent pas les mêmes craintes ; ils accusèrent Posthumius devant les comices, et proposèrent contre lui une amende de deux cent mille as[3]. Les publicains se sentirent tous atteints par cette poursuite exercée contre l’un d’eux, ainsi que l’avait prévu le Sénat. Ils se portèrent en grand nombre à l’assemblée des comices et firent, par leurs violences, ajourner la décision. Les tribuns reprirent, malgré tout, leurs accusations aux comices suivants, et Posthumius fut condamné au bannissement. Ce n’était que justice, et cependant les publicains devaient, sans tarder, prendre leur revanche. Leur puissance, d’ailleurs, ira en croissant avec leurs richesses, et nous verrons bientôt le temps où leurs fraudes, cyniquement pratiquées, s’effectueront sans qu’ils aient jamais rien à craindre, étant désormais à l’abri de toute poursuite. C’est l’époque prochaine où l’on verra les publicains devenir à la fois juges et parties, dans les affaires de finances, qui sont les leurs. Cependant, toute trace du patriotisme et de la vertu antique n’avait pas encore disparu. On en était à la transition entre les mœurs anciennes et la cupidité égoïste des mœurs futures. Et en effet, deux années après l’odieux stratagème de Posthumius, en 542-212, pendant qu’un imperturbable citoyen achetait le champ où Annibal campait victorieux, après la bataille de Cannes, des publicains, suivant la même voie de confiance héroïque et vraiment romaine, faisaient des avances considérables d’argent au Trésor, sans demander aucune garantie. Ce n’est pas chose vulgaire que ces avances ainsi proposées par des financiers de profession, à un État menacé de si près dans son existence même par un ennemi victorieux et implacable. Or, à l’honneur de la Rome et des publicains de cette époque, le fait dont nous parlons ne fut pas l’œuvre isolée d’un seul homme. Ce furent trois sociétés de publicains qui se disputèrent la gloire de secourir la patrie en détresse. Elles offrirent à l’État de faire les fournitures dont il avait besoin, se faisant promettre simplement qu’on les payerait avec les premiers fonds qui rentreraient dans la caisse publique. Ut cum pecunia in ærario esset ii primum solverentur[4]. Ils imposèrent seulement deux conditions, très raisonnables d’ailleurs : L’État devait d’abord dispenser les associés du service militaire, et ensuite on devait leur garantir les risques de l’ennemi et ceux de la tempête. Peu de temps après, un fait du même genre se produisit ; nous nous reprocherions de ne pas le signaler expressément pour le porter encore à l’actif des publicains et de Rome elle-même ; car les faits de cette nature vont devenir bien rares. Voici comment Tite-Live raconte celui-ci : Comme les censeurs, vu la détresse du trésor, ne faisaient plus les adjudications ayant pour objet l’entretien des édifices sacrés, ou la fourniture des chevaux curules, et autres choses semblables, il se présenta un grand nombre des habitués de ces adjudications, qui engagèrent les censeurs à tout faire, à donnera l’entreprise, comme s’il y avait de l’argent dans la caisse. Personne ne devait exiger de l’argent qu’après la fin de la guerre[5].Valère Maxime reproduit le fait en termes encore plus énergiques : Les publicains exhortèrent les censeurs chargés des adjudications à tout donner à l’entreprise, comme si la République regorgeait d’or, disant qu’ils pourvoiraient à tout ; ils s’engageaient à ne pas réclamer un as avant l’achèvement complet de la guerre[6]. Voilà bien assurément le beau côté du caractère romain. Le Trésor était épuisé ; on avait eu recours à la réserve de l’aurum vicesimarium, qui avait produit un poids de quatre mille livres d’or ; mais tout cela était insuffisant. Et c’est à ce moment que des fournisseurs, des spéculateurs, consentent à travailler sans rémunération, pour que rien ne souffre dans les services publics. N’est-ce pas un étonnant et admirable spectacle, de la part surtout des chevaliers, des hommes de cet ordre dont un si grand nombre venait de rester sur le champ de bataille de Cannes, qu’Annibal avait envoyé à Carthage trois boisseaux pleins des anneaux qu’on avait enlevés de leurs cadavres ? Saluons au passage ce dernier trait de désintéressement et de foi dans l’avenir de Rome. Nous ne retrouverons plus rien de semblable, dans la série des faits que nous allons signaler, pour caractériser désormais les publicains et leurs œuvres. A partir de ce moment, en effet, nous n’aurons plus à parler d’eux, qu’à raison de leurs démêlés avec l’État ou de leurs exactions envers les particuliers. Tite-Live rapporte qu’à l’instigation des tribuns, les édiles eurent à poursuivre souvent, dans le cours du sixième siècle, les fermiers des pâturages publics. Multos pecuarios damnarunt... Multos pecuarios populi judicium adduxerunt[7]. Il faut que les abus et les résistances des publicains aient été très graves, pour que l’historien ait éprouvé le besoin de constater ces poursuites. Déjà à cette époque, la puissance des sociétés de trafiquants commençait à se faire sentir dans la direction des affaires publiques. Ces sociétés, dit M. Vigié avec les autres historiens de Rome, ne furent pas étrangères à la destruction de Carthage ; elles vont pousser les Romains à une lutte avec les cités commerçantes de la Grèce, et mettre, après leur destruction, tout le commerce méditerranéen dans les mains des Romains[8]. Après avoir étudié l’état des grandes fortunes de Rome, Mommsen ajoute : Peut-on s’étonner, maintenant, si les capitalistes s’imposent à la politique extérieure ; si par rivalité de marchands ils ont détruit Carthage et Corinthe, comme autrefois les Etrusques ont détruit Alalie, et les Syracusains Cœré ; si malgré la résistance du Sénat, ils ont maintenu Narbonne[9]. Nous avons vu les negotiatores précéder les grandes armées en Asie, en Afrique, en Gaule ; lorsque César se prépare à franchir les Alpes, il se préoccupe encore du commerce avec l’Italie, des obstacles naturels et de ceux qui proviennent des douanes à la frontière, Causa mittendi fuit, dit-il, quod iter per Alpes, que magno cum portoriis mercatores ire consuerant, patefieri volebat[10]. L’exécution des entreprises de travaux des publicains fut, souvent aussi, l’objet des préoccupations de l’État. Ce sont d’abord les grandes agglomérations d’esclaves que l’État leur reproche. Le temps des guerres serviles se fait déjà pressentir, et les esclaves deviennent un danger public, lorsqu’on les réunit en grand nombre dans les ateliers ou les chantiers des publicains. C’est ainsi qu’en 612-142, une compagnie de publicains afferma une forêt dans le Brutium, pour en extraire la poix brutienne très renommée à cette époque. Les esclaves qu’ils employaient se livrèrent à des violences et à des crimes dont les publicains eurent à répondre, et qui furent si graves que Strabon et Cicéron les ont rappelés, à la distance de plus d’un siècle[11]. De même encore, peu de temps après, à la suite de ces redoutables soulèvements serviles qui grondaient sur tous les points de l’Italie, ont dut prendre des mesures à l’égard d’autres adjudicataires de grands travaux. Les lavages d’or de Victumulee se faisaient depuis 611-143 pour le compte de l’État. On fit, à leur occasion, des règlements, en vertu desquels on enjoignit aux entrepreneurs de n’avoir jamais plus de 5,000 travailleurs réunis sur le même point. Plus tard, un sénatus-consulte arrêta complètement cette exploitation, qui devenait un foyer de révolte. Mais les publicains eux-mêmes s’étaient déjà rendus coupables des plus graves excès. En 587-167, le Sénat vota l’abandon des mines de la Macédoine, parce que, dit Tite-Live : Là où il y a un publicain, le droit public n’est qu’un vain mot, ou bien la liberté des alliés n’existe plus[12]. Nous verrons que les Romains ne se montrèrent pas toujours aussi soucieux de la légalité, ni de la liberté de leurs socii, les provinciaux. Bientôt, Rome ne fut pas plus maîtresse des excès de ses publicains qu’elle ne le fut des rapines de ses proconsuls ou de ses généraux. Le pouvoir et la richesse allaient devenir des proies que devaient se disputer, dans un désordre toujours croissant, l’ordre sénatorial, les chevaliers et la plèbe, d’une part, et, d’autre part, les hommes politiques de Rome, et les généraux revenant de province à la tête de leurs armées victorieuses. Nous laisserons les orateurs populaires et les soldats se disputer les faveurs et le pouvoir de l’État, dans les camps ou sur la place publique ; mais si nous suivons les événements de la politique quotidienne et normale à Rome, nous y retrouverons les publicains triomphants d’ordinaire, quoique vaincus parfois, dans cette lutte des trois ordres, qui s’est attachée comme une plaie mortelle aux flancs de l’État républicain. Vainement quelques cœurs élevés, quelques graves personnages à l’âme encore romaine, s’efforceront de rétablir l’équilibre et la paix. C’est devenu une tentative irréalisable entre ces hommes de castes de tout temps séparées, où les traditions de rivalités haineuses se sont conservées mieux que les vertus civiles. Tous les citoyens des ordres supérieurs sont enivrés par les faveurs inattendues de la fortune et de la gloire ; presque tous vont à la guerre, et ils rentrent dans Rome, excités à la lutte par leurs habitudes belliqueuses. Ils apportent, dans les relations de la paix, l’ambition violente et l’énergie indomptable qui faisait leur force contre les ennemis du dehors. Le père des Gracques, Sempronius Gracchus, combattit avec mesure et équité les Scipions et les grands ; d’une main, il réprimait les publicains, et, de l’autre, il refoulait les affranchis dans une seule tribu[13]. Vains et derniers efforts d’une politique d’apaisement et d’équilibre ! Désormais, ce sera presque toujours le caprice du parti au pouvoir, ou la violence des factions, qui gouverneront, sous les dehors de la légalité. En 574-180, Caton avait donné à ferme, en qualité de censeur, à des prix élevés, la perception des impôts, et, avec des rabais très raisonnables, l’exécution de grands travaux publics. Il avait fait là son devoir de magistrat intègre et soucieux des finances de l’État. Mais voici que la faction de Flamininus ne veut pas qu’il en soit ainsi ; elle intrigue au Sénat, et obtient, par la pression la plus éhontée, une délibération qui casse les adjudications et en ordonne de nouvelles plus favorables aux publicains. Certains tribuns, plus ardents que les autres, rapporte Plutarque[14], voulaient même que l’on citât Caton devant le peuple, pour avoir, sans doute, trop bien veillé aux intérêts du trésor public. Peu de temps après, les censeurs Claudius Pulcher et Sempronius Gracchus, voulant renouveler une mesure antérieurement prise par Caton, avaient interdit à ceux qui, sous la censure précédente, avaient pris part aux adjudications, de se présenter actuellement comme socii, et même comme affines conductionis. Cela provoqua une véritable émeute, et les publicains se transportèrent auprès du tribun, qui consentit à proposer une loi annulant les nouvelles adjudications, et autorisant tous les citoyens indistinctement à se présenter aux enchères, qu’on dut recommencer. Les censeurs furent mis en jugement. Les publicains s’habituaient à faire la loi[15]. Les mœurs sellèrent, la plèbe se réveille et s’agite, car nous touchons aux premières années du septième siècle de Rome. Les grandes lois agraires vont inaugurer le mouvement démocratique qui se personnifie sous le nom des Gracques. Les publicains étaient la bourgeoisie riche ; ils eurent à souffrir des lois agraires d’abord, autant que le patriciat. Aussi vit-on les deux ordres se prêter un mutuel concours pour frauder, notamment la loi agraire de Licinius Stolon, qui défendait à tout citoyen de posséder plus de 500 jugères (126 hectares) de terres publiques, et d’y nourrir plus de 100 têtes de gros bétail et 500 têtes de petit[16]. Les nobles (nobiles), en rendant la justice, et en réglant, au Sénat, les comptes de l’État, se montrent indulgents pour les adjudicataires des pâturages, et acceptent sans contrôle leurs déclarations, pour que ceux-ci les laissent, à leur tour, mener leurs immenses troupeaux paître gratuitement sur les terres publiques. La prépondérance des publicains s’établit donc de plus en plus solidement dans toutes les affaires qui les intéressent. En combattant ouvertement avec les uns, en pactisant habilement avec les autres, ils arrivent à leur but. § 2. — Les Gracques. — Loi agraire. — Loi frumentaire. — Loi judiciaire ; ses effets par rapport à la puissance des publicains et des spéculateurs (621-133, 643-111).La révolution politique et financière des Gracques, commencée en vue de donner l’aisance à la plèbe, et d’opposer aux excès d’une aristocratie hautaine et immodérée, une classe moyenne sage et forte, eut des conséquences tout opposées sur les destinées de Rome. Les Gracques s’étaient assigné une mission élevée et patriotique, ils avaient apporté au service de leur cause, des cœurs généreux, des âmes fortes et vraiment romaines, de rares qualités d’intelligence et de courage. G’est ce qui a rendu leur nom illustre dans l’histoire, et, à cet égard, la fière patricienne qui leur avait donné le jour, et qui leur fit entendre souvent les avertissements d’une âme supérieure, a pu légitimement se faire appeler avec orgueil, la mère des Gracques. Mais ils n’avaient pas prévu, sans doute, les redoutables conséquences de leurs innovations aventureuses ; et lorsqu’ils les aperçurent, il était trop tard pour s’en rendre maître, soit à cause de la force du courant irrésistible qu’ils avaient créé, soit parce qu’ils se laissèrent entraîner eux-mêmes, par les passions d’une lutte profondément animée, et qui ne tarda pas à devenir violente. Presque sur tous les points de leur vaste entreprise, ils manquèrent leur but, ou le dépassèrent. Par la loi agraire, ils redoublèrent les éléments de discorde et jetèrent le trouble dans le monde romain ; ils inaugurèrent, par la loi frumentaire, la plus détestable et la plus fatale des institutions, la plus opposée à l’objet de leur loi agraire ; enfin, ils assurèrent le triomphe des publicains, de l’aristocratie d’argent, et garantirent pour longtemps l’impunité à leurs plus affreuses exactions, par l’effet de leur loi judiciaire, toujours combattue et toujours persistante, par ses effets, jusqu’à Sylla. Nous ne dirons que quelques mots des lois agraires et frumentaires, nous insisterons, au contraire, beaucoup plus sur les lois judiciaires, qui constituent un des points les plus importants de l’histoire des publicains et même de l’histoire politique et financière de Rome. 1° Loi agraire. — Certainement les lois agraires, du moins celles des Gracques, ne touchèrent pas, en principe, aux propriétés privées ; elles ne furent pas, comme on le dit quelquefois par erreur, des lois communistes en elles-mêmes. Nulle part, nous l’avons établi, la propriété n’a été proclamée plus inviolable qu’à Rome. Il faut, pourtant, voir les choses sous le vrai jour de la réalité ; ces concessions temporaires qu’il s’agissait de remanier et de distribuer aux pauvres, étaient restées, pour la plupart, deux ou trois siècles en la possession héréditaire des familles auxquelles il s’agissait de les enlever sans indemnité, afin que d’autres en pussent jouir, à leur tour, comme de la chose de tous. Or beaucoup de ces biens avaient été aliénés par leurs possesseurs, a titre de vente ou d’échange. Le caractère de concession à terme s’était effacé, devant des actes qui en avaient fait, par erreur sans doute, mais presque unanimement, dans l’opinion de leurs possesseurs séculaires, une propriété patrimoniale et véritable. Il fallait remonter à des temps oubliés, pour établir la légalité des titres de l’État. Dans de semblables conditions, que peut être la légalité ? Qu’importe, en pareil cas, dit Mommsen, la décision des jurisconsultes dans la pratique des affaires ? Bien plus, les répartiteurs, choisis dans le parti ardent, prenaient parfois sans scrupule dans le domaine privé[17]. On devine l’immense trouble que durent produire, parmi les antiques concessionnaires, ces bouleversements inattendus (621-133). Spurius Cassius, Licinius Stolo, Flaminius, avaient précédé, il est vrai, les Gracques dans cette voie ; et les membres les plus éclairés de la noblesse, Mucius Scævola, Licinius Crassus et Appius Claudius, avaient donné leur assentiment à la loi agraire de Tiberius Gracchus ; mais les lois de cette nature ne se font d’ordinaire bien connaître que dans l’application[18]. Il eut fallu une prudence extrême dans la mise en pratique, pour les rendre inoffensives et les empêcher d’être iniques[19]. D’ailleurs, après avoir provoqué ces désordres, la loi agraire des Gracques ne profita même pas à ceux pour qui elle avait été faite, et la loi frumentaire, nous le verrons, concourut à ce résultat. Les concessions furent revendues immédiatement à leurs anciens possesseurs à vil prix, sur beaucoup de points, ou abandonnées par les concessionnaires habitués aux facilités de la ville, et bientôt dégoûtés de l’isolement et de la rudesse de la vie des champs. C’étaient les publicains et les nobles d’Italie qui avaient eu particulièrement à souffrir de ces lois. Tiberius et Caïus Gracchus, en proposant de partager le domaine public que Rome avait en Italie, aux pauvres des tribus rustiques, blessaient les chefs italiens, comme l’aristocratie équestre des municipes et la noblesse du Sénat romain. Aussi Salluste (Jugurtha, 42), Tite-Live (Épitomé, 53), Appien (G. civ., 10 et 19) s’accordent à dire que ce fut la coalition de toutes les aristocraties de Rome et de l’Italie qui fit échouer la loi agraire. Comment dissoudre cette coalition ? Comment séparer les sénateurs de Rome des chevaliers romains et des nobles des villes alliées ? Caïus Gracchus en trouva le moyen, mais en excitant des passions redoutables qui devaient survivre à la loi agraire. Aux Italiens il offrit Je droit de cité romaine, comme compensation de la perte des terres publiques (Appien, I, 21). Aux chevaliers, surtout aux publicains, il donna la judicature[20]. Il fallait au moins cela aux publicains, pour leur imposer un instant silence, et pour que, joignant leurs plaintes à celles des sénateurs, ils ne s’entendissent pas bientôt avec eux, en vue de marcher ensemble à l’assaut des institutions démocratiques nouvelles. Les lois agraires avaient donc satisfait quelques personnes, mais en avaient mécontenté profondément beaucoup. La loi agraire Thoria dut venir, peu de temps après, en 643-111, rétablir en partie l’ordre et la paix, troublés par les Gracques, parmi les possesseurs du sol, spécialement en Italie, en Afrique et dans le territoire de Corinthe. Quant aux publicains, nous verrons que la conquête de la judicature était de nature à leur faire aisément oublier les ennuis que leur avait donnés la loi agraire ; elle devait en compenser largement tous les dommages. 2° Loi frumentaire. — Caïus Gracchus fit une innovation peut-être plus grave encore que toutes les autres, au point de vue des principes économiques, et des résultats funestes qui se produisirent par la suite, en établissant le droit à un rabais sur les blés, au profit de tout citoyen qui se ferait inscrire pour en bénéficier. Ce fut l’origine des lois sur les frumentaires, de ces lois que nous déclarerions, dans notre langage actuel, tout empreintes du socialisme d’État le plus dangereux. Cette question des lois frumentaires se rattache spécialement à l’histoire des publicains, par les entreprises de fournitures que nécessitèrent les distributions de vivres, c’est-à-dire indirectement, au point de .vue où nous nous plaçons en ce moment ; mais elle est de telle importance dans l’histoire financière et économique de Rome, que nous ne saurions la passer sous silence. Elle fait partie intégrante de l’œuvre révolutionnaire des Gracques. Ce sont en effet ces droits à l’assistance, créés au profit de la plèbe, qui contribuèrent à réunir dans Rome, les trois cent mille frumentaires redoutés de tous, et dont Sylla, César, Auguste, les maîtres tout-puissants osèrent seuls diminuer le nombre ou arrêter les excès. Et l’on peut dire même, que si Caïus Gracchus livra l’État aux abus déjà très graves des publicains, c’est surtout parce qu’il eut besoin d’eux, pour subvenir aux frais de ces distributions de plus en plus ruineuses et difficiles à organiser[21]. Sous le couvert de ce droit nouveau à l’alimentation, qu’un abîme sépare de la charité, ces frumentaires devinrent vite la foule des oisifs et des affamés qui parcouraient, à certains jours, les rues de la cité, avec des cris sinistres r demandant du pain et les jeux du cirque, prêts à se vendre au plus offrant, ou à mettre les armes à la main, si on ne les satisfaisait pas, et si on avait l’air de les craindre. Il fallut le despotisme militaire des empereurs et des prétoriens pour les réduire. C’était la marche naturelle des choses. Les excès d’une démocratie sans frein avaient amené la démagogie, ils devaient rendre inévitable la souveraineté brutale de la force. Par les distributions de terre, les Gracques avaient voulu appeler vers la campagne les pauvres de Rome, et retenir aux champs ceux qui étaient tentés de les abandonner ; mais en ajoutant, aux attraits de la ville, les distributions gratuites de blé, ils firent bien plus efficacement le contraire ; ils ne firent que redoubler la tendance fatale au délaissement de l’agriculture par le paysan, et accroître la tourbe des prolétaires et des mécontents, qui ne se donnaient pas même la peine de chercher du travail pour vivre honnêtement. Les lois agraires avaient, en principe du moins, une limite bien établie : celle du domaine privé. Les distributions ne pouvaient en avoir ; elles finirent par dépasser toute mesure. Le droit à l’assistance, aussi bien que le droit au travail, ce sont là, sous des formes parfois captieuses, des atteintes directes, injustes et périlleuses, portées par l’intermédiaire de l’État, et sous le couvert de l’impôt, à la propriété privée qui doit rester inviolable. L’impôt ne doit pas être un moyen de prendre à l’un le bien qu’il a légitimement acquis, au prix de son travail personnel ou de l’épargne, pour le donner à un autre qui n’a rien fait pour le mériter ; c’est en cela que consiste le mal du socialisme, avec ses répartitions nécessairement arbitraires, injustes pour le présent, dissolvantes pour l’avenir. A raison de l’inégalité des mérites, la prétendue égalité des biens imposée par l’État serait la plus choquante et la plus funeste des injustices, si on pouvait un instant la supposer possible dans la société humaine. En vertu des mêmes principes, sous quelque nom qu’elles se fassent, quand elles prennent la force d’un droit, les distributions gratuites deviennent, d’un seul coup, des primes offertes à la paresse contagieuse et mauvaise conseillère. Très différente de tout cela, distribuée par les patrons de la gens à leurs clients fidèles, l’antique sportule reposait, avec les mœurs de l’antique cité, sur une communauté de sentiments, d’intérêts, de traditions, d’idées politiques et de culte religieux, sur une réciprocité très effective de devoirs et de services ; elle contribuait à maintenir des groupes familiaux vigoureux, disciplinés, parfois très considérables, et constituant par le fait, une précieuse force de conservation et d’ordre pour l’État. Rien de semblable n’existait dans la nouvelle sportule. Réclamée comme un droit, payée par nécessité et sans considération de personnes, elle ne devait créer aucun lien de reconnaissance, aucune obligation réciproque ; elle ne pouvait qu’aggraver tous les maux dont l’État était menacé. Le paupérisme et les malheurs de la plèbe ne disparurent donc pas sous les bienfaits des Gracques. Bien au contraire ; des éléments nouveaux se reconstituaient et se développaient sans cesse, pour augmenter l’armée de la misère. C’est le cercle vicieux de toutes les tentatives socialistes. Tiberius avait cru appeler à loi le peuple, il souleva la multitude. Ce n’était pas assurément le moyen de constituer ce corps puissant et modéré à opposer aux deux aristocraties privilégiées dans le but élevé d’organiser une démocratie durable et égalitaire qui devait, suivant le mot de Velleius Paterculus, s’étendre jusqu’aux Alpes. Ce que Rome avait été avant les Gracques, dit Duruy, elle l’était encore vingt ans après ; seulement, il y avait plus de misères avec moins d’espérances[22]. Les Gracques succombèrent sous le poids de leur propre révolution. De ce grand mouvement, deux choses surtout restèrent : les distributions de l’annone et l’administration de la justice passée aux mains des chevaliers, en vertu de la loi dont Caïus Gracchus fut le promoteur. Après Tiberius, Caïus Gracchus fut emporté à son tour, et certains de ses plus chauds partisans, au nombre environ de trois mille, furent massacrés ; d’autres furent jetés en prison et tués sans jugement. Les Gracques morts, le Sénat n’eut qu’un but : effacer par tous les moyens le souvenir de leurs œuvres. 3° Loi judiciaire. — Montesquieu et Mommsen ne font que reproduire les opinions exprimées par presque tous les écrivains romains eux-mêmes, lorsqu’ils signalent l’immense portée de ce changement dans l’ordre judiciaire, qui enlevait le droit de juger aux sénateurs, pour le donner aux chevaliers. C’est par là que nous allons voir les publicains arriver au point culminant de leur carrière politique et financière. Les chevaliers étaient les traitants de la République, dit Montesquieu ; ils étaient avides ; ils semaient les malheurs dans les malheurs, et faisaient naître les besoins publics des besoins publics. Bien loin de donner à de telles gens la puissance de juger, il aurait fallu qu’ils eussent été sans cesse sous les yeux des juges. Il faut dire cela, à la louange des anciennes lois françaises ; elles ont stipulé avec les gens d’affaires, avec la défiance qu’on garde à des ennemis. Lorsqu’à Rome les jugements furent transportés aux traitants, il n’y eut plus de vertu, plus de police, plus de lois, plus de magistratures, plus de magistrats[23]. Au sein de la nouvelle société de haute finance, dit à son tour Mommsen, il se forma un groupe puissant, une sorte de sénat commercial, qui pesa bientôt sur le vrai Sénat de Rome... Il n’est point téméraire de croire que la désignation aux fonctions judiciaires portait, de préférence, sur les principaux partenaires des grandes sociétés financières, de la compagnie fermière des impôts d’Asie ou autres... La concordance des listes des jurés d’une part, et des tableaux des publicains associés de l’autre, fera aisément comprendre toute la puissance de l’anti-Sénat organisé par Gracchus[24]... En donnant à l’ordre marchand le contrôle des fonctionnaires provinciaux, la loi avait mis ceux-ci dans la nécessité de faire cause commune avec les premiers ; fermant les yeux sur les excès des capitalistes, ils s’assuraient pour eux-mêmes la liberté illimitée du pillage et l’impunité devant la justice[25]. C’est au moyen des lois judiciaires, principalement, qu’ils arrivèrent à ces résultats[26] ; et M. Laboulaye rapporte très exactement que les sénateurs et les chevaliers se disputèrent avec une ardeur qui alla jusqu’à la guerre civile, ce nouvel instrument de règne, dont chacun reconnut bientôt toute la force[27]. Nous allons voir, en effet, à partir de la loi de Caïus Gracchus jusqu’à l’époque d’Auguste, les lois judiciaires se succéder nombreuses. C’est aux chevaliers ou plutôt sous leur nom, aux publicains, que, par ces lois, la juridiction fut maintenue presque constamment en droit ou en fait jusqu’à Sylla[28], et puis, bientôt après, jusqu’à l’Empire. Ce fut, suivant l’expression moderne que nous placions en relief, dès nos premières lignes, l’organisation delà tyrannie judiciaire. Ceux qui n’ont vu, dans les luttes sur les lois judiciaires de Rome, que des compétitions de castes entre le Sénat et les chevaliers, en dehors desquelles les autres classes de citoyens restaient indifférentes, n’en ont donc pas saisi toute la portée. C’est le peuple tout entier qui votait et soutenait de parti pris ces lois, notamment, parce qu’il était intéressé aux exactions des publicains dont il devait bénéficier, à raison des partes, des actions répandues à l’infini dans ses mains. Les provinciaux à peu près seuls avaient à souffrir de leurs effets immédiats. Le peuple avait été si reconnaissant à Caïus Gracchus de sa loi judiciaire, qu’il lui avait laissé le droit de choisir lui-même les chevaliers qui seraient juges[29]. Le Sénat seul, en fait, s’opposait à l’organisation de ces juridictions disposées à tout permettre aux publicains. Sans doute, parmi ses membres, plus d’un gardait discrètement de ces particulas ou même de ces partes magnas qui constituaient, dès cette époque, un des éléments ordinaires du patrimoine des riches et des pauvres. Par là, quelques sénateurs étaient intéressés aux bénéfices des publicains ; mais il s’agissait surtout, pour le Sénat, de reconquérir, avec le droit de juridiction, l’une des prérogatives les plus essentielles de sa puissance, la plus importante de toutes, d’après Polybe, Quod maximum est. L’esprit de corps dut l’emporter chez tous, ou au moins dans la majorité de ses membres. La lutte fut soutenue vigoureusement par les sénateurs et leurs partisans, avec l’aide de toutes les influences dont ils purent disposer. Mais les patriciens eux-mêmes et les sénateurs avaient de terribles abus à se reprocher. Ce fut un appoint pour les chevaliers. Avant l’époque des Gracques, les provinciaux avaient évidemment été victimes des déprédations des gouverneurs et de leurs agents, aussi bien que des concussions des publicains. Nous ne pouvons que renvoyer à l’énumération des lois faites pour réprimer ces abus, rapportées et étudiées par MM. Laboulaye[30] et Humbert[31] en France, Walter et Marquardt en Allemagne[32], Maynz en Belgique[33], et par bien d’autres écrivains dont ceux-ci ont signalé et discuté les œuvres, notamment Rein, Rudorf, Zumpt, Mommsen et Savigny. Le nombre des membres du patriciat accusés de concussions ou de faits analogues « fut considérable pendant une certaine période, à l’époque où la justice appartenait encore à l’ordre sénatorial. Les historiens anciens entrent dans de nombreux détails, qui ne touchent qu’indirectement à notre matière, et sur lesquels nous n’insisterons pas, par cette raison. D’ailleurs, pour des magistrats prévaricateurs et concussionnaires, ce serait trop faire que de les traiter ici comme de simples manieurs d’argent ; c’étaient en réalité de redoutables criminels, avec la circonstance très aggravante qui résultait de leurs fonctions et de leur autorité[34]. Ce qui est certain, c’est que les plus grands noms de Rome furent appelés sous ces inculpations, soit devant le peuple, soit devant le Sénat, soit devant les quæstiones. Caton fut cité quarante-quatre fois sous divers chefs d’accusation, autant de fois il fut acquitté ; d’autres illustres citoyens eurent à subir les mêmes épreuves et furent moins heureux dans les résultats ; mais ce fut l’exception. Après la mort de Scipion Emilien, la corruption des nobles s’étala sans pudeur ; on vit Cotta, Salinator, M. Aquilius, accusés d’exactions par les peuples qu’ils avaient gouvernés, acheter leurs acquittements des sénateurs leurs juges[35]. On s’indigna de l’indulgence, de la vénalité de ces tribunaux, de leur partialité pour ceux de leur caste ; c’est probablement en alléguant ce motif que les Gracques demandèrent à faire passer la justice aux mains des chevaliers, et qu’ils l’obtinrent. C’était assurément tomber de mal en pire[36]. En effet, à partir de la loi de Caïus Gracchus, malheur désormais aux gouverneurs de province, aux magistrats importuns qui auraient voulu empêcher les publicains de pressurer les populations à leur guise ; ils auraient trouvé à Rome des juges inexorables pour les punir de leur zèle intempestif. Quant aux publicains eux-mêmes, ils n’eurent plus rien à redouter des juges, leurs amis et leurs pairs. Magistrats et publicains n’avaient donc qu’à vivre en paix et à piller sans crainte, chacun de leur côté, sans autres contrôles que celai du sentiment public, ou de leur conscience, également larges sur ce point et sur bien d’autres. Mais leur puissance devait aller logiquement bien au delà de ces résultats matériels. Nous pensons qu’il est indispensable, pour faire apprécier le caractère et l’importance de la victoire des publicains, de ne pas nous borner à reproduire l’opinion des écrivains modernes, quelque éminents et dignes de foi qu’ils puissent être, et qu’il est nécessaire de rapporter les passages les plus caractéristiques des principaux historiens de l’antiquité, à cet égard. Il y a là des résultats si étrangers à nos mœurs, que c’est aux anciens directement, qu’il faut laisser la parole, pour établir sur leur propre témoignage ce que nous venons de signaler sous l’autorité de Montesquieu, de Mommsen, de Duruy, de Laboulaye, et de bien d’autres, qui ont vu la chose, mais sans s’y arrêter. Apres avoir rendu saillant et incontestable ce fait de la domination des financiers au moyen des tribunaux, dès l’apparition de la loi de Gracchus, nous en rechercherons l’explication dans l’état des mœurs romaines et nous en indiquerons les conséquences fatales sur les événements de la politique intérieure et extérieure de l’État. Quant au fait, Florus d’abord l’indique nettement et sans détour ; d’après lui, ce sont les préoccupations d’argent qui ont amené les lois judiciaires, et c’est par un effet ultérieur de ces lois que les publicains, devenus juges, ont gouverné toutes les autres autorités. Comment régna, par le fait des lois judiciaires, le chevalier combattu par le sénat, si ce n’est pour satisfaire sa cupidité, et on vue de tirer profit des biens de l’État et de l’effet des jugements eux-mêmes. Puis il ajoute : Le pouvoir de juger passant du sénat aux chevaliers, c’était la suppression des affaires de finance, c’est-à-dire la suppression du patrimoine de l’État[37]. Appien signale la même révolution dans les pouvoirs publics, par l’effet des lois judiciaires : L’ordre politique, dit-il, fut promptement renversé, le sénat eut simplement l’honneur, et les chevaliers la puissance. La loi votée, on rapporte que Gracchus avait dit, que d’un coup il avait brisé la puissance du sénat... Les chevaliers en vinrent, en effet, non seulement à être les maîtres du sénat, mais à l’accabler d’injures, dans l’exercice même de leur justice[38]. Pline, sans entrer dans les détails, est peut-être plus expressif encore, car il oublie les chevaliers pour ne songer, dans cette révolution politique, qu’aux publicains ; c’est eux seuls qu’il en voit surgir, pour constituer un ordre nouveau dans l’État, et c’est eux que, désormais, on appellera les juges ; c’est la justice entre les mains des financiers. Sous le nom de juges la séparation de cet ordre fut faite par les Gracques les premiers, en vue d’une popularité brouillonne et pour faire insulte au sénat ; bientôt soumise, cette autorité du nom passa, par l’effet des séditions, aux publicains, et les publicains devinrent pour un temps une nouvelle classe d’hommes[39]. Montesquieu, voulant justifier ses énergiques paroles que nous avons rapportées plus haut sur la justice des traitants, invoque, lui aussi, des textes absolument décisifs pour établir la toute-puissance, les abus et les crimes de cette justice. On trouve, écrit-il, une peinture bien naïve de ceci dans quelques fragments de Diodore de Sicile et de Dion[40]. Mutius Scævola, dit Diodore, voulut rappeler les anciennes mœurs et vivre de son bien propre avec frugalité et intégrité. Car ses prédécesseurs ayant fait une société avec les traitants (les publicains), qui avaient pour lors les jugements à Rome, ils avaient rempli la province de toutes sortes de crimes... Toute la province fut dévastée, dit ailleurs Diodore, et les gens du pays ne pouvaient rien avoir en propre... Il n’y avait ni proconsuls, ni préteur qui put ou voulut s’opposer à ce désordre, et qui osât punir ces esclaves, parce qu’ils appartenaient aux chevaliers qui avaient à Rome les jugements. Voilà donc les publicains maîtres du sénat et aussi des proconsuls et des préteurs ; c’est-à-dire du gouvernement tout entier, car nous avons dit et nous allons expliquer comment ils dirigeaient les comices eux-mêmes. Tite-Live[41], Asconius[42], Cicéron[43], Velleius Paterculus[44] parlent dans le même sens ; et Tacite, qui résume de loin et de haut ces événements du passé, rappelle les séditions armées et les alternatives de victoire et de défaite inaugurées par la loi judiciaire de Sempronius, pour les chevaliers : C’était ce droit que l’on se disputait dans les séditions et par les armes, lorsque avec Sempronius l’ordre équestre était mis, en possession des jugements, et lorsque les lois Serviliæ rendaient ces mêmes jugements au sénat, et lorsque enfin, sur ce terrain principalement, combattaient Marius et Sylla[45]. On voit donc bien que nous n’exagérons ni les caractères ni les effets des lois judiciaires, ni la puissance qu’en retirèrent les publicains. Après plus de quarante années de luttes, le sénat ne parvint à obtenir qu’une atténuation apparente de ces détestables lois. Certes, il avait accompli ou autorisé lui-même de graves abus, lorsque la justice était encore entre ses mains, mais les publicains, arrivés au pouvoir, furent, sous ce rapport, bien plus loin que lui. Il serait long et superflu, dirons-nous avec Marquardt[46], de dire à quelles fraudes recoururent les publicains, d’expliquer plus longtemps de quelles usures ils chargèrent les sommes accumulées par eux dans les provinces, surtout lorsque aucune des anciennes cités ne fut plus à l’abri de cette peste. Les magistrats et les publicains avaient chacun leur part dans ces spoliations ; mais, pour ne parler que de ces derniers, rien n’était respecté par eux sous prétexte d’impôt. Les dieux eux-mêmes n’étaient pas épargnés. En Béotie, les prêtres d’Amphiaraus et de Trophonius avant voulu réclamer à ce sujet, les collecteurs retors et intraitables répondirent que ces dieux n’étaient pas des immortels, puisqu’ils avaient été des hommes, et qu’ils devaient payer la taxe[47]. D’ailleurs, ce n’est pas seulement aux choses que s’attaquèrent les publicains. Lorsque leur cupidité ne rencontrait pas d’obstacles,-la vie humaine ne comptait pas pour eux. Mari us ayant demandé des troupes auxiliaires au roi de Bithynie, celui-ci lui répondit : La Bithynie est déserte et ruinée. Mes sujets ! demandez-les aux publicains, qui les ont réduits en servitude et les ont amenés ça et. là dans vos provinces[48]. Cicéron lui-même, l’ami des chevaliers et des publicains, emporté par la force de la vérité, se laisse aller à dire : Lorsque l’ordre équestre jugeait, de mauvais et rapaces magistrats étaient asservis aux publicains dans les provinces ; ils flattaient ceux qui étaient en service..., celui qui aurait pensé qu’un chevalier pouvait souffrir une injure était considéré comme indigne par l’ordre tout entier[49]. Cicéron a bien dit quelquefois que les chevaliers jugèrent avec intégrité ; mais on sait combien le grand avocat se laissait impressionner facilement par les besoins de sa cause ; il est contredit par tous les auteurs, particulièrement par Appien, Tite-Live, Dion Cassius, Velleius Paterculus, Florus[50], et nous le voyons, lorsque rien ne s’y oppose, se donner à lui-même de formels démentis. En réalité, les publicains soulevèrent contre eux les plaintes les plus amères et les plus violentes injures de leurs victimes désarmées, et même, ce qui est plus grave, ceux qui purent les juger avec impartialité s’associèrent à ces protestations indignées. En combattant les publicains par les armes légales, le Sénat avait donc l’appui d’une force morale : celle qui s’attachait à la justice de ses récriminations contre d’inqualifiables excès, dont les faibles, surtout, avaient à souffrir. C’est, sans doute, ce qui le soutint dans sa lutte pour les lois judiciaires. En fait, il n’arriva à rien. L’argent continua à régner par les mœurs, et le plus souvent à l’aide des lois. L’histoire nous parle beaucoup plus des procès dirigés contre les magistrats patriciens, que de ceux dont les publicains furent l’objet devant les quæstiones, à diverses époques[51]. C’est que, d’abord, tant que les chevaliers restèrent juges, on pensa qu’il était inutile de porter devant eux des accusations concernant leurs amis, c’est là ce qui contribue principalement, sans doute, à expliquer le silence de l’histoire à leur égard[52]. II faut reconnaître, d’ailleurs, que les poursuites exercées contre de simples chevaliers, des hommes sans nom, hommes novi, n’auraient pas attiré l’attention des historiens, comme quand l’accusé s’appelait Caton ou Scipion. Tout indique, hélas ! trop sûrement l’impunité complète dont les publicains purent jouir ; et, des Gracques à Sylla surtout, la province retentit des plaintes contre les abominables excès dont ils se rendirent coupables, par la tolérance et souvent avec le concours des gouverneurs. Nous venons de voir Cicéron lui-même se faire l’écho de ces tristes vérités ; nous rapporterons plus loin les affreux détails donnés par Plutarque. Les honnêtes gens de notre temps pourraient être tentés de croire que c’est exagérer la réalité, que d’attribuer à des juges une partialité aussi révoltante, et au législateur lui-même, un pareil dédain de la justice et de la pitié. Cela est également vrai, pourtant, qu’il s’agisse des juges sénateurs, qu’il s’agisse des juges chevaliers ou bien du peuple dans ses comices. Etait-ce donc un droit acquis pour le parti vainqueur, de n’avoir de sentiments de justice que pour les siens, et de pressurer impitoyablement les vaincus, même à Rome, et quand ces vaincus étaient des citoyens ? Il faut bien le reconnaître, ce sentiment de la force primant le droit, était celui qui dominait, dans l’ardeur des luttes du Forum, au moins sur les questions d’intérêt politique ou public, et l’on peut, en se rappelant les mœurs primitives de Rome, se rendre compte de ces injustices systématiques que les1 vaincus eux-mêmes semblaient accepter d’avance, avec l’espoir, sans doute, d’une revanche prochaine. C’est qu’en effet, le culte des fortes traditions avait contribué à revêtir d’un caractère religieux et légitime, tout ce qui, même dans les rapports des citoyens, pouvait tourner au profit de la famille, de la gens, de la caste à laquelle on appartenait, comme le culte de la patrie semblait légitimer tous les excès envers les ennemis de l’extérieur. Dans les relations entre citoyens séparés par l’esprit de caste, on n’allait pas jusqu’à encourager le vol, comme à Sparte, parce que la propriété avait été revêtue d’un caractère sacré ; mais, comme dit M. Weiss, dans les tribunaux, les Romains exerçaient déjà avec fureur la vendetta, et Caton, par exemple, encourageait un jeune homme qui poursuivait en justice les persécuteurs de son père, eu lui disant : Va, mon enfant, les libations que demandent nos ancêtres, ce sont les larmes de leurs ennemis condamnés. Cette passion substituée à la justice, que Ton s’était habitué à trouver naturelle dans l’âme des juges, lorsqu’il s’agissait de la famille, de la gens ou de l’esprit de caste, on l’accepta presque aussi facilement, lorsque les préoccupations d’intérêts purement pécuniaires vinrent se mêler, pour les avilir, à des considérations d’un ordre plus élevé. On se demandait s’il était possible qu’un publicain en pût condamner un autre ; par le fait, cela ne se fit guère, et l’on eût déclaré cela nefastum. Mais ce qui est plus grave incontestablement que ces prévarications des juges, ce que l’on ne retrouverait pas normalement de nos jours, nous le constations plus haut, à l’honneur de notre civilisation, c’est la complicité du législateur lui-même, dans l’organisation de ce système d’exactions et de crimes impunis. Les financiers tinrent dans leurs mains le législateur lui-même. A notre avis, ce fut évidemment la conséquence de la dépravation des mœurs, mais ce devait être aussi l’effet logique du système financier et politique des Romains. Non seulement les traitants furent les maîtres parce qu’ils étaient les riches, comme le dit Montesquieu, mais aussi parce que les effets de leurs opérations s’étendaient, par leurs actionnaires, bien au delà d’eux-mêmes et leur donnaient une extraordinaire puissance dans l’État. Par là, ils se rendaient facilement maîtres du vote des comices, qui fonctionnaient très effectivement encore, à l’époque dont nous nous occupons. Les publicains devinrent les maîtres parce qu’ils devinrent les juges, nous l’admettons ; mais nous ajouterons qu’ils devinrent les juges parce que le personnel des intéressés à leur spéculation constitua la majorité dans les comices chargés de régler, par leurs lois, l’organisation des tribunaux et de faire les élections. On ne vit jamais de ploutocratie plus redoutable[53]. Caïus Gracchus n’eut donc pas beaucoup de peine, évidemment, à obtenir, dans les comices, des adhésions nombreuses à sa loi judiciaire. Nommer les chevaliers juges des crimina publica c’était, avec la corruption sans cesse croissante des mœurs romaines, donner aux publicains toute latitude pour faire dans leurs entreprises, mais surtout sur les vectigalia des provinces, d’immenses profits ; puisque c’était les établir à la fois juges et parties. Or, qui devait bénéficier de ces exactions sans contrôle et parfois sans limites ? Le peuple romain tout entier, pêne ad unum, si nous admettons les démonstrations déjà faites. Comment, dès lors, le peuple n’aurait-il pas donné à ces lois son suffrage presque unanime ? Comment le citoyen aurait-il pu oublier, en votant, la hausse, dont il pouvait faire bénéficier ses actions, et ne pas escompter, dans son bulletin de vote, les profits qui, pour être le produit d’abus criminels, n’en devaient pas moins être répartis avec une régularité absolue entre les associés et les actionnaires ? C’est contre le» provinciaux surtout que les abus étaient possibles. Aussi verrons-nous que, parmi les entreprises des publicains, celles dont on s’occupe principalement, ce sont celles qui portent sur les vectigalia, et parmi celles-ci, celles des Decumani dominent, parce que, prélevant l’impôt sur le sol, les Decumani n’ont à faire qu’avec les possesseurs du sol provincial. Or, que sont les provinciaux ? De bien petites gens assurément pour les Romains orgueilleux et avides, et dont on n’a guère souci. Donc, que des magistrats ou des traitants sans pudeur pressurent la province, la métropole n’a pas à s’en alarmer ; chacun cherche à en profiter. L’État en souffrira peut-être dans l’avenir, si les abus vont jusqu’à l’épuisement du pays exploité ; on s’en est plaint quelquefois ; mais le dommage n’est qu’éventuel et indirect. On pourra poursuivre un Verres pour satisfaire des rancunes, pour organiser une manœuvre politique, ou même, en apparence, pour l’honneur des principes ; en réalité, ce ne sera jamais dans l’intérêt exclusif des victimes, et pas davantage en vue de l’intérêt public. Les magistrats et les publicains prendront d’abord assez pour laisser à l’État ce qui normalement lui revient, ils pourront prendre en sus ce qu’il leur conviendra de garder pour eux. Voilà la réalité des choses. Les lois judiciaires, en autorisant les abominations parfois sanguinaires des publicains en province, furent des lois infâmes par leur but et par leur résultat. Les chevaliers n’auraient jamais obtenu par eux-mêmes la majorité nécessaire pour les maintenir. Le peuple ne sympathisait guère avec eux ; il était plutôt choqué par leur luxe bruyant et leur morgue provocante ; mais il spéculait par eux et bénéficiait de leurs crimes. C’est pour cela surtout, qu’à l’occasion de ces lois, il devait leur accorder la complicité de ses suffrages. Il nous paraît indubitable que les publicains provoquaient, s’ils le jugeaient utile, ces conciones populaires, ces réunions publiques où se préparaient les délibérations des comices[54]. Au besoin, ils devaient s’occuper de la composition des comices eux-mêmes, mais ils n’avaient, pour cela, qu’à stimuler le zèle des intéressés, afin qu’ils fussent présents au vote. Cela devait leur suffire pour constituer aisément la majorité suivant leurs désirs. Nulle part il n’est dit que les chevaliers, pour obtenir des lois judiciaires favorables, aient dû acheter les suffrages ou les enlever par des effets d’éloquence, ou les imposer par la force. Nous possédons des fragments de grands discours, qui ne sont arrivés à réaliser contre ces lois que quelques succès éphémères[55] ; elles reprenaient comme d’elles-mêmes leurs effets dans les comices suivants, et pour cela, ni les discours, ni les violences n’étaient nécessaires. Au besoin, les lois étaient rendues vaines et emportées par le courant des faits. C’est ainsi qu’en répandant aujourd’hui des rentes sur l’État, jusque dans les derniers rangs de la société, particulas, les gouvernements pensent, avec raison, faire œuvre politique et exercer une influence sur les votes. Seulement, l’œuvre des Romains était, par ses résultats, une œuvre criminelle. La comptabilité des sociétés vectigaliennes était, d’ailleurs, merveilleusement tenue. Le génie qu’avaient les Romains pour l’administration avait su obtenir, par là, que chacun put, avec quelques économies, acquérir sa part sur le butin quotidiennement enlevé aux provinces, et répandre ainsi, dans le peuple, les bénéfices de la conquête. Les produits de ces rapines persistantes étaient régulièrement, équitablement répartis entre les citoyens, comme un profit honnête et légal. En résumé, Calpurnius Pison avait établi une loi et des tribunaux pour protéger les provinciaux ; il fut surnommé Frugi l’honnête homme ; on lui rendit hommage. On fit plus, on conserva ses tribunaux et ses lois, on en ajouta d’autres du même genre ; mais, suivant un procédé familier aux Romains, le parti dominant rendit tout inoffensif, lois et tribunaux, quand ils auraient pu devenir gênants, et Ton garda pour les autres cas ce qu’ils pouvaient avoir de bon. Le jury criminel fut conservé, mais on sut n’en user qu’à propos. Chez aucun peuple il n’est plus curieux, ni peut-être plus facile de retrouver les liens qui rattachent entre eux les événements en apparence les plus singuliers de l’histoire. Mais expliquer les choses ce n’est pas les justifier, et M. Laboulaye a certainement raison de dire que rien ne contribua plus à la dégradation des mœurs et de l’esprit public que l’infamie des jugements[56]. Nous avons hâte d’ajouter ici, à l’occasion de ces lois judiciaires, et pour l’honneur du droit romain, que les maux et les crimes que créa la toute-puissance des financiers en politique, par les jugements et par les lois, sous le couvert d’une légalité odieuse, tout cela disparut à partir d’Auguste, en même temps que ceux qui en bénéficiaient ; et que, d’autre part, les iniquités de cet esprit de caste ou même de famille dégénéré, dont nous avons parlé, n’eurent plus de raison, d’être sous le système impérial qui avait tout nivelé. Ainsi, la belle et grande époque du droit civil romain commence avec l’apaisement des passions de la politique et de la spéculation, sous le poids écrasant du pouvoir central. Ne pouvant avoir d’autres pensées, ni d’autres préoccupations de la justice et du droit, les esprits se tournent exclusivement vers l’étude et les soins des intérêts privés, que les empereurs daignent protéger et encourager sans défiance. Le préteur et les juges introduisent alors l’équité dans les jugements, aussi bien que dans les textes du droit. Ceux qui rendirent la justice entre les citoyens au nom du Droit romain classique, furent les dignes interprètes de ces lois devenues admirables, autant par leur caractère doctrinal que par leur équité sans cesse en progrès. Sous la République, l’énergie indomptable des mœurs primitives avait fait accepter tous les excès de la partialité ; même dans les tribunaux les plus élevés, la puissance et l’amour de l’or firent ensuite des lois judiciaires une arme de guerre et un instrument d’oppression au profit delà féodalité financière. Assurément, ce furent les provinciaux qui gagnèrent le plus à l’établissement du pouvoir impérial. Voilà l’enchaînement des événements sociaux que nous allons poursuivre ; les Gracques en furent les initiateurs. Ce n’était cependant pas cela qu’avait recherché Caïus Gracchus[57]. Peut-être même eût-il déploré les excès qu’amena sa réforme, sur ce point et sur beaucoup d’autres, s’il en eût connu d’avance l’étendue. Très supérieur à son frère, il avait eu un plan bien déterminé, en vue de l’extension de la cité, de son gouvernement, de la colonisation et de la vie provinciale. Il était arrivé de fait à la toute-puissance. Ce qu’il avait entendu faire, Diodore le dit bien nettement. Il enleva la judicature au Sénat ; des chevaliers, il fit des juges. Par là, il troubla la bonne intelligence qui existait auparavant entre les sénateurs et les chevaliers, et rendit la plèbe plus puissante pour combattre les uns et les autres[58]. En même temps, il avait favorisé les publicains par la reconstitution des taies d’Asie et par la suppression du contrôle du Sénat sur la taxe des fermages[59]. Caïus Gracchus avait dit lui-même, dans un langage violent : J’ai jeté des poignards dans la foule de Rome, exprimant ainsi que tous les scrupules étaient levés à ses yeux, par l’importance du but à atteindre, en vue du triomphe de la démocratie (634-122). Mais ce que Caïus Gracchus n’avait peut-être pas complètement aperçu du premier coup, les intéressés ne manquèrent pas de le voir, et tous les écrivains anciens qui sont venus ensuite, éclairés par les événements, l’ont unanimement attesté. La justice conférée aux chevaliers, c’était l’État, mais surtout la province, livrés sans défense à la cupidité des publicains. Les Gracques firent, en réalité, de grandes choses à travers les nombreux événements de leur vie militaire, administrative et politique, mais leurs œuvres profitèrent bien plus à d’autres qu’à la démocratie pauvre à laquelle les illustres tribuns s’étaient donnés corps et biens. Ce furent les publicains, incontestablement, qui bénéficièrent le plus de ces mouvements populaires organisés dans des vues très opposées. Ils y gagnèrent dans leur richesse, par l’impunité qui couvrit leurs déprédations ; ils y gagnèrent dans leur situation politique et sociale par l’abaissement des patriciens et du Sénat ; ils devinrent les maîtres des lois, à leur source, et dans le cours tout entier de leurs applications. Dirigée surtout contre les privilégiés de la fortune, la révolution finit par tourner en faveur de ceux qui étaient devenus les plus riches. Les Romains étaient plus que jamais des hommes d’argent, par la force des mœurs, et sous l’autorité des lois. 4° Faits extérieure. — Pendant que ces luttes de partis se poursuivaient à Rome, les affaires des publicains se multipliaient en province, pour venir, quand les circonstances le voulaient, ou quand les choses allaient à l’extrême, se terminer dans les agitations du Forum, des basiliques ou de la curie ; sur la place publique, au Sénat, ou devant les tribunaux. Nous avons déjà mentionné ce fait singulier, de l’envahissement préalable des provinces prédestinées à la conquête, par ces sortes d’éclaireurs volontaires qui s’appellent les negotiatores, les trafiquants italiens. Nous les retrouvons maintenant à leur place dans l’histoire, ces hommes hardis, et il faut en dire quelques mots. Ils touchent de très près aux grands manieurs d’argent et leur ouvrent les voies en même temps qu’aux armées. Avides de gain autant qu’aventureux et confiants dans le prestige de leur origine, ils s’étaient ainsi répandus, avant la conquête définitive, plus spécialement sur le sol de l’Afrique, de l’Asie Mineure et des Gaules. Là, ils exerçaient leur commerce interlope et soutiraient impudemment aux habitants, ou leur prenaient ouvertement tout ce qu’ils pouvaient. Les populations de ces contrées, pour la plupart de mœurs primitives, se laissaient facilement éblouir par le prestige de ces Romains, que précédait partout la renommée de leurs victoires. Habiles et complexes dans leurs opérations, les trafiquants entraînaient sans peine leurs victimes par de trompeuses avances ; ils leur prenaient le plus pur de leurs biens, et s’enrichissaient facilement à leurs dépens par la fraude et l’usure. Mais de sourdes rancunes et des haines profondes se gravaient dans le cœur de ces gens, que des étrangers venaient dépouiller chez eux, en les traitant avec mépris. Un souffle de vengeance capable de se transformer en violentes tempêtes, s’agitait autour de ces ruines accumulées. Alors, un jour, on voyait les flots de sang romain couler ; les populations s’étaient organisées en silence, et la vengeance éclatait subitement de tous les côtés à la fois. Rome outragée envoyait alors une armée, car il fallait bien protéger les intérêts ou la vie de ceux qui avaient été épargnés et venger les victimes, et bientôt il y avait, pour les publicains et les proconsuls, une province romaine de plus à faire fructifier, à leur gré et sans risques ni périls. Majores vestri sæpe, dit Cicéron, mercatoribus ac naviculariis injuriosius tractatis, bella gesserunt[60]. C’est ainsi qu’en 642-112, les negotiatores italiens furent massacrés à Cirta (Constantine), où Jugurtha les avait forcés à se réunir. Une guerre impitoyable s’ensuivit. Vingt ans seulement, après ce premier massacre, nous assistons à ces Vêpres siciliennes de l’Asie, où les trafiquants italiens furent égorgés, sur le signal donné par Mithridate, le redoutable roi de Pont. Il en périt quatre-vingt mille d’après Valère Maxime[61], cent mille suivant Appien[62] ; Plutarque porte le chiffre jusqu’à cent cinquante mille[63]. Il en devait être de même, quelque temps après, à Genabum, dans la Gaule, déjà exploitée par les banquiers romains avant la conquête de César[64]. Rome envoya de nouvelles armées en Afrique et en Gaule, et les nations rebelles furent définitivement soumises. Mais n’anticipons pas sur les événements. Quant à l’Asie, il semble, en vérité, que ce malheureux pays dut être la terre classique des manieurs d’argent, la proie des spéculateurs. Elle devait évidemment ses malheurs à ses richesses et à la fertilité de son territoire, présents funestes, sans doute, d’un destin irrité. Asia vero tam opima et fertilis, dit Cicéron, ut et ubertate agrorum et varietale fructuum et magnitudine pastionis et multitudine earum rerum, quæ exportante, facile omnibus terris antecellat[65]. C’était, suivant l’expression de M. Belot, l’Eldorado des publicains. Déjà Caïus Gracchus avait chargé de taxes directes et indirectes la nouvelle province d’Asie. Il lui imposa notamment la dîme foncière, et décida que toute la province serait donnée à bail aux entrepreneurs de Rome, fermant du même coup la porte aux capitalistes locaux, et suscitant aussitôt la formation d’une société colossale pour la prise à ferme des dîmes, des redevances, des pâturages (pascua, scripturæ) et des douanes (portoria) d’Asie[66]. C’est sur cette terre prédestinée, surtout, que nous allons voir reparaître, dans l’ordre chronologique des événements, les exploits des publicains. Caïus Gracchus lui-même avait dû poursuivre les extorsions sans pudeur, que les negotiatores de son temps, et spécialement Marius Aquilius, y avaient scandaleusement exercées[67]. § 3. — Des Gracques à Sylla. - Suite des lois judiciaires. - Les publicains sont les maîtres dans l’État. - Apogée de leur puissance. - Leurs abus. - Marius (643-111 à 665-89).Si l’on veut suivre les grandes lignes, fixer les traits caractéristiques de l’histoire des publicains, c’est aux luttes du Forum, aux comices, et particulièrement aux lois judiciaires, qu’il faut revenir. C’est par là que les spéculateurs affirment directement leur puissance. Nous avons déjà dit que jusqu’à Sylla, ce furent les chevaliers, et par conséquent les publicains qui eurent presque constamment l’avantage dans ces luttes incessantes. Cicéron déclare que, dans cette période l’ordre équestre a jugé seul sans interruption, pendant cinquante années[68]. Peut-être y a-t-il quelque exagération dans cette affirmation ; ce qui est certain, c’est que le droit concédé aux chevaliers par les Gracques leur fut reconnu par la loi agraire de Thorius (643-111). Cette loi, que nous avons annoncée, à l’occasion de la loi agraire des Gracques dont elle atténua les effets, est pour nous, encore au point de vue des lois judiciaires, d’un intérêt particulier. Elle s’occupait expressément de régler la compétence des procès entre les publicains et ceux avec qui ils traitaient en sous-ordre ; c’est aux citoyens de la première classe du cens, c’est-à-dire aux riches chevaliers, qu’elle attribuait formellement le droit de juridiction[69]. On peut dire comme avant, sous ce nouveau régime, encore : Nefas esse publicanum judicare contra publicanum[70]. L’exploitation delà province pouvait se continuer en sécurité. A d’autres points de vue, cette loi déplut aux chevaliers. Appien dit qu’elle arrêta la distribution des terres, et qu’elle fixa les domaines entre les mains des possesseurs[71]. Ce fut un procédé très opportun pour diminuer le trouble apporté par les lois agraires antérieures, mais il résulta de cette loi une diminution considérable dans le montant des impôts à recouvrer par les publicains ; c’est ce qui souleva leur mécontentement. Le Sénat ne se décourageait pas et ne désertait pas la lutte ; il la soutenait sans force et sans mesure, comme un gouvernement malhabile de réaction ; mais il n’abandonnait pas l’espoir de reconstituer ses anciens privilèges. En 647-107 ou 648-106, Servilius Cæpion proposa l’abolition de la loi judiciaire de Caïus Gracchus, et le retour aux anciens usages, par la restitution de la justice aux sénateurs. Il s’attira par là les haines du peuple, qui le lui fit rudement sentir à son retour de l’armée des Gaules[72]. Pour soutenir cette loi, Crassus prononça un discours qui dut être fort éloquent, car on le faisait apprendre dans les écoles de Rome, vers la fin de la République, comme un modèle du genre. Si on veut juger de la passion des partis, du degré d’exaltation auquel on était arrivé dans ces discussions, et du point sur lequel ne cessait de porter la lutte, on n’a qu’à lire l’extrait de ce discours que Cicéron nous a conservé : Arrachez-nous, arrachez-nous de la gueule de ceux dont la cruauté ne peut se rassasier de notre sang, ne permettez pas que nous soyons soumis à d’autres qu’à vous envers qui, seuls, nous pouvons et nous devons l’être[73]. On ne sait pas bien sûrement si Crassus obtint ce qu’il demandait, et si, en effet, en vertu d’une loi Servilia, le Sénat arriva à composer seul les Quæstiones, et à en expulser les chevaliers, ainsi qu’on la soutenu. En tout cas, ce ne fut pas pour longtemps. On peut affirmer en toute hypothèse, en effet, que les efforts de Cæpion et de Crassus furent sans résultat sérieux, car presque immédiatement après leur tentative, avortée ou non, une nouvelle loi, de repetundis, votée sur l’initiative de Servilius Glaucia, reconnaissait encore aux chevaliers, la part la plus importante de la judicature politique, et spécialement assurait leur juridiction sur les concussions des fonctionnaires dans les provinces[74]. Les chevaliers furent si reconnaissants à Glaucia de cette disposition, qu’ils voulaient le nommer consul, et les comices, toujours disposés à les suivre en cette matière d’intérêt commun, s’y seraient prêtés sûrement, si sa fonction de préteur n’eût empêché Glaucia de poser sa candidature[75]. En même temps, sur la motion de Saturninus, on constitua et on mit en mouvement un tribunal spécial, pour réprimer les abus commis en Gaule par les magistrats, au cours de la guerre Cimbrique[76]. C’était encore une satisfaction donnée aux manieurs d’argent chevaliers, contre ceux qui avaient osé se permettre de les poursuivre. Au reste, les auteurs de ces mesures, Glaucia et Saturninus, n’étaient que les acolytes d’un plus grand personnage, à l’instigation duquel ils agissaient, et dont ils dépassèrent même les intentions. Marius était venu, après ses victoires contre l’ennemi du dehors, continuer au dedans l’œuvre des Gracques ; mais en soutenant la plèbe, c’est surtout contre les nobles qu’il dirigea ses coups, et c’est à eux qu’il devint odieux. Caïus Gracchus avait été l’homme politique, arrivant, par le seul ascendant de sa personne et de son nom, à se créer un gouvernement monarchique dont il avait été le chef, sous des apparences démocratiques. Marius fut le général qui, soutenu par le prestige de ses victoires, et à l’occasion par le bras de ses vétérans, faisait pressentir les tyrannies militaires à la veille de devenir définitivement maîtresses du pouvoir. Il ne se servit pas de ses légions, aussi constamment que bien d’autres, pour arriver à ses fins politiques, mais ce furent ses réformes militaires qui permirent aux généraux vainqueurs de rester, au retour de leurs expéditions, les maîtres de leurs armées, et, avec elles, d’usurper la toute-puissance. Né hors de Rome, d’une famille appartenant à l’ordre des chevaliers, c’est par l’influence de cet ordre, et spécialement par le dévouement des publicains, qu’il était arrivé au consulat ; il leur était, par ce fait, naturellement favorable. Cependant, les mesures imprudentes de ses agents ayant déchaîné le désordre et l’anarchie dans Rome, tous les riches, indistinctement, en furent alarmés. C’est que les troubles politiques qui aggravent en réalité la misère des pauvres, beaucoup plus qu’ils n’atteignent la fortune des riches, sont redoutés cependant, surtout par ceux qui possèdent. Ce fut un trait d’union entre les sénateurs et les publicains, qui se liguèrent contre le parti de Marius, en vue de l’intérêt commun de leurs fortunes menacées par les troubles de la rue. Il leur parut à tous qu’il fallait, à tout prix, faire cesser les dangers matériels du régime nouveau. Une nouvelle loi agraire vint les encourager à presser ce rapprochement. Mais les chevaliers n’eurent pas à souffrir de ces événements ni, par conséquent, les publicains. Une loi de Saturninus était venue en 653-101 enlever encore aux sénateurs, pour la leur donner, la compétence en matière de violence et d’injure ; en sorte que Cicéron a pu dire qu’en 654 c’était l’ordre équestre qui tenait tous les tribunaux, et il avait par là, dans ses mains, le gouvernement de l’État[77]. Au surplus, les actes d’hostilité ne tardèrent pas à reparaître entre les deux puissances : Nobilitas et Publicani. En 663-91, Drusus, au nom du Sénat, proposa à la plèbe de s’unir pour combattre les chevaliers. C’était une alliance trop disparate pour être durable ; elle pouvait devenir préjudiciable à trop de personnes pour n’être pas condamnée d’avance. Drusus fit cependant accepter un instant sa motion de retirer les jugements aux chevaliers ; il organisa même une quæstio pour faire juger les faits de corruption des juges eux-mêmes ; mais ces tentatives retombèrent bientôt, elles aussi, dans le néant. Drusus fut dans l’impossibilité manifeste de rendre les jugements au Sénat, dit Appien[78]. Drusus s’était attaqué à un ennemi redoutable. Comme les Gracques, auxquels il semblait avoir voulu emprunter leurs procédés en vue d’une cause opposée, il périt de mort violente dans la rue. L’auteur de l’assassinat ne fut pas découvert. Pendant que se poursuivaient ces luttes sur le terrain législatif, les chevaliers, maintenus toujours maîtres de cette puissance judiciaire qu’on ne cessait de leur disputer, continuaient à l’exercer impudemment à leur profit dans les tribunaux. Sur l’initiative du tribun Mamilius[79], les nobles, accusés de s’être vendus à Jugurtha, furent déférés aux Quxstiones des chevaliers. II étaient jugés d’avance. Un prêtre, G. Sulpicius Galba, et quatre consulaires furent condamnés à l’exil C. Galbam, L. Bestiam, C. Catonem, Sp. Albinum, L. Opimium, Gracchani judices sustulerunt, dit Cicéron dans son langage expressif[80]. Cette fois encore il se montre sévère pour les juges chevaliers. Il les appelle les Gracchani judices ; cela suffit à expliquer la sentence. Salluste dit, dans le même sens : Nobilitate fusa per legem Mamiliam (645-109). En 649-106, les chevaliers se vengèrent aussi des malheurs publics, qui pesaient sur leurs affaires, en poursuivant d’autres grands personnages. On ne pardonna pas à Cæpion ses expéditions d’Orange et de Toulouse. Quel que fût l’esprit de parti qui ait dirigé les poursuites et les condamnations, les chevaliers, en frappant haut, n’en avaient pas moins frappé juste, la plupart du temps. Ils ne devaient pas tarder à abuser bien autrement de leur puissance. C’était encore dans le cours du septième siècle. Il restait, parait-il, à Rome, quelques survivants des anciens jours, assez courageux, assez amis des lois et de la justice pour réprouver la fraude et chercher à la réprimer ; assez haut placés, pour n’avoir à redouter les représailles de personne. Mucius Scævola, grand pontife et consul, était le descendant de cette illustre famille, où l’on était traditionnellement, de père en fils, à la fois jurisconsultes profonds et vaillants hommes de guerre. Il fut nommé préteur en Asie. C’était, à cette époque, une des provinces les plus maltraitées par les publicains et les négociateurs qui s’acharnaient sur ces riches contrées. Mucius Scævola, avec l’aide de son questeur Publius Rutilius Rufus, avait rétabli l’ordre et réprimé d’affreux brigandages. Il avait fait rendre justice aux provinciaux, frappé les exacteurs, fait exécuter et mettre en croix, comme c’était son droit, ceux qui s’étaient signalés par les crimes les plus graves. Tous les ans, les Asiatiques célébrèrent, depuis lors, en son honneur, une fête appelée Mucia, afin de rappeler la reconnaissance que leur avait inspirée cette bienfaisante et courageuse administration. Le Sénat avait approuvé sa conduite. Mais les chevaliers se sentirent tous frappés ou menacés par ces rigueurs nouvelles[81] dans la personne des publicains et aussi dans celle des magistrats, punis pour avoir autorisé leurs excès. Ne pouvant atteindre Mucius Scævola, à cause de sa haute situation, ils s’attaquèrent à ses lieutenants. En 661-93, ils accusèrent audacieusement Publius Rutilius Rufus, le questeur qui s’était particulièrement dévoué à la courageuse mission de justice de son chef[82]. Rutilius était consulaire, juriste et historien. C’était un stoïque, au moins par le caractère, car c’est à lui que Valère Maxime attribue une parole devenue célèbre ajuste titre. Un ami à qui il refusait de rendre un service inique lui ayant dit : Comment puis-je avoir besoin de ton amitié, si tu ne fais pas ce que te je demande ? Il lui avait répondu : « Et moi donc de la tienne, si pour toi je dois faire des choses malhonnêtes ?[83] Ni l’honorabilité de son rang et de sa personne, ni l’élévation de son âme, ni la justice et la légalité des actes qu’il avait accomplis sous les ordres et la responsabilité de son chef, ne purent le soustraire aux poursuites des publicains. Rutilius se rendit à la sommation qui lui fut adressée, mais ne voulut pas se défendre, parce qu’il comparaissait devant des juges ouvertement vendus à la cause des publicains ou publicains eux-mêmes. Cet homme de bien fut, sans hésitation, condamné à l’exil ; sa fortune fut confisquée. Malgré Mucius Scævola et d’autres citoyens intègres, il fut condamné comme coupable d’exactions, et obligé de payer de ses deniers, aux vrais criminels, des indemnités considérables pour les services qu’il avait rendus à la justice, par l’accomplissement des devoirs de sa charge. Le sentiment public en fut révolté : Quo judicio, convulsam penitus scimus esse rempublicam[84]. Valère Maxime s’écrie, à l’occasion de ce récit, dans son chapitre de la majesté chez les Romains : Qu’y a-t-il de plus malheureux qu’une condamnation, de plus dur que l’exil ? Cependant ce malheur, en frappant P. Rutilius, victime d’une cabale de publicains, ne lui fit rien perdre de sa considération personnelle. Comme il se dirigeait vers l’Asie, toutes les villes de cotte province envoyèrent des députés à sa rencontre pour lui offrir à l’envi un asile. Est-ce là un exil ou n’est-ce pas plutôt un triomphe ? Il se fixa à Smyrne, au milieu des provinciaux qu’il avait défendus au péril de sa vie[85]. Cette condamnation, outrageusement inique, qui bravait ouvertement les lois et la justice, ne resta pas un fait isolé, quoiqu’elle fût de nature à rendre circonspects les magistrats trop bien intentionnés, et à tempérer le zèle de leur conscience, pour les réformes financières. Les poursuites et les condamnations aux peines les plus sévères se multiplièrent, deux ans après, à l’occasion des révoltes de l’Italie. Le tribun Quintus Varius fit créer une quæstio spéciale dite de haute trahison, qui frappa à coups redoublés sur les sénateurs suspects d’hostilité aux idées des publicains. Gaius Cotta, Marcus Scaurus, vieillard austère, prince du Sénat, et beaucoup d’autres membres de la nobilitas se virent accusés ou condamnés sans raison[86]. Suivant Florus, qui n’est assurément pas plus sévère que les autres historiens de cette période, les chevaliers, maîtres de la vie et de la fortune des plus nobles citoyens, pillaient impunément les trésors de l’État. A cette époque, une redoutable crise financière, suite des événements de la guerre, avait éclaté sur Rome. La guerre sociale répandait ses ravages en Italie» troublant le commerce, détruisant les récoltes, arrêtant les affaires de la péninsule ; et en même temps, Mithridate organisait cette immense et subite révolte de l’Asie Mineure tout entière, dont nous avons parlé, qui devait mettre l’existence même de Rome en danger. Au massacre de cent cinquante mille Italiens libres ou esclaves, femmes, vieillards et enfants, avait succédé la confiscation de tous leurs biens et l’arrêt subit de toutes ces entreprises financières, industrielles ou commerciales organisées sur cette terre féconde et qui, pour la plupart, venaient correspondre avec les spéculateurs de Rome, et souvent se centraliser entre leurs mains. Les immenses sociétés de publicains, reconstituées par Caïus Gracchus, avaient dû être les premières atteintes. Les Romains avaient déjà, comme l’expliquait plus tard Cicéron dans son discours pro lege Manilia, des capitaux considérables engagés en Asie, et qui paraissaient compromis ou même perdus pour toujours. C’était la gêne pour beaucoup, la ruine pour quelques-uns. Les sénateurs ne furent pas les moins maltraités par ce krach italo-asiatique ; nous verrons la preuve certaine de la détresse de quelques-uns dans les lois sulpiciennes. Les banquiers de Rome avaient sans doute fait face aux premiers besoins ; mais, pressés de rentrer, à l’échéance, dans les fonds avancés par eux à cette occasion ou même antérieurement, ils avaient voulu agir avec énergie contre leurs débiteurs. Ceux-ci avaient demandé des délais. Ils avaient fait même plus, et, suivant les conseils de leur misère, ils avaient tenté de faire appliquer à leurs créanciers les anciennes lois répressives de l’usure, tombées en ce moment en désuétude. Le magistrat compétent, le préteur urbain Sempronius Asellio, paraissait disposé en leur faveur. C’en fut assez ; on ne lui laissa pas le temps de rendre ses sentences. Le tribun Lucius Cassius se mit lui-même à la tête d’une troupe de ces financiers qui réclamaient leur payement ; ils trouvèrent le préteur occupé à accomplir une cérémonie religieuse ; ils se précipitèrent sur lui et le massacrèrent, encore revêtu des habits du sacrifice. Ils laissèrent son corps mutilé auprès du temple de la Concorde. Jamais les auteurs de cet assassinat audacieux et sacrilège ne furent poursuivis. C’était l’œuvre de la vengeance des chevaliers menacés dans leur argent ; on était sûr que jamais une condamnation ne serait prononcée, pour un pareil fait, par les tribunaux chargés de le juger[87]. Sans doute, pour profiter de la réprobation que dût produire cet événement dans le peuple, Plautius Silvanus proposa une loi qui offrait plus de garanties d’impartialité par le choix des juges, et, en effet, il la fit voter (665-89)[88]. Les trois ordres étaient représentés dans les quæstiones nouvelles. Mais ce ne fut qu’un palliatif insuffisant. Les chevaliers restaient, en fait, les maîtres, dans les tribus, surtout dans les tribus rustiques et dans les municipes chargées de déléguer chacune leurs quinze jurés ; ce fut sur leur désignation et, par conséquent, dans leurs vues, que les délégations furent faites, et les tribunaux restèrent, au fond, à peu près ce qu’ils étaient avant la réforme, tant il est vrai que partout les financiers dirigeaient tout. Il y avait là, certainement, plus qu’une influence morale ; ce n’était pas la considération qu’ils inspiraient qui pouvait agir sur le peuple. Il y avait dans les masses encore, cette solidarité d’intérêts avec les publicains et leurs affaires, qui persistait, pour assurer à ceux-ci le pouvoir, tant que le peuple restait le maître de ses votes. La loi Plautia ne fut abolie qu’en 674-80, par Sylla[89]. Peu de temps après la crise financière et la loi Plautia, en 666-88, le tribun Publius Sulpicius Rufus proposa une loi que nous devons signaler, parce qu’elle visait dans sa première disposition la crise financière, dans la seconde, les jurys de publicains. Il proposait d’abord de déclarer déchu de son titre tout sénateur qui aurait une dette supérieure à 2.000 deniers, soit 2.250 francs. Il voulait éviter ainsi, pour le Sénat sans doute, la déconsidération bruyante qui avait atteint les débiteurs insolvables sur lesquels la crise avait attiré l’attention du public. On ne peut s’expliquer que de cette façon, la mesure générale dirigée contre les sénateurs, pour une somme relativement si faible dans leur passif. On y voit, en même temps, la preuve que, malgré les lois et les préjugés, les sénateurs s’étaient laissé prendre dans les spéculations lointaines. Dans la seconde proposition, Sulpicius Rufus demandait que l’on rappelât tous ceux qui avaient été condamnés par les anciennes quæstiones de chevaliers. Il comptait, sans doute, davantage sur les jurés choisis par la loi Plautia. Il se trompait, nous l’avons vu. Il dut, au reste, le pressentir lui-même, car, dans une troisième disposition, il cherchait à modifier le vote dans les tribus, en faisant une nouvelle distribution des citoyens dans ces tribus et en admettant les affranchis à y voter. Ces motions passèrent avec quelques difficultés, mais le temps des délibérations et des formes légales allait disparaître. Dans les luttes du Forum, on avait commencé par le bâton, on en venait désormais à l’épée et à l’invasion des légionnaires en armes. Il ne fallait rien moins que cela pour, détruire la puissance des publicains et des financiers, qui avaient tout envahi. § 4. — Consulat et dictature de Sylla (665-89 à 675-79).Les chevaliers et, par le fait même, les publicains, devaient rencontrer un adversaire redoutable, un ennemi hautain, implacable et sanguinaire. Ce qu’avaient vainement tenté Drusus et Plotius Silvanus par les procédés légaux, Sylla allait le réaliser par les proscriptions, les confiscations, les exécutions en masse, par le fer et le feu. Marius et Cinna durent s’effacer devant le tout-puissant dictateur, devant le représentant impitoyable de la réaction aristocratique. Mari us avait été nommé général de l’expédition d’Asie, dont Sylla convoitait le commandement (665-89). Pendant que le futur dictateur, à qui rien ne devait résister, guerroyait en Italie, à la tête d’une armée courageuse et dévouée, il apprit qu’il était éliminé par les intrigues de Sulpicius, au profit d’un rival préféré. Il s’adressa alors à ses soldats, il leur fit entrevoir les profits de la guerre d’Asie, où il avait compté les conduire ; il rappela à la plupart d’entre eux, qui connaissaient déjà la riche province, ce qu’ils pouvaient espérer de succès et de butin dans l’expédition qu’on lui refusait, et les amena à Rome, prêts à tout tenter avec lui. Pour la première fois, les murailles sacrées furent franchies par les légions en armes. Marius fut défait dans les rues mêmes de la ville ; il prit la fuite. Il fut arrêté aux marais de Minturnes, devenus depuis lors légendaires, et relâché par les magistrats provinciaux, qui n’osèrent toucher au sauveur de la République, et qui respectèrent peut-être plus encore en lui, le représentant des chevaliers et des villes italiennes. Sylla devint maître de Rome. Il prit, pendant cette première occupation du pouvoir suprême, des mesures relativement modérées, dont quelques-unes même étaient opportunes et sages. Il remit en vigueur certaines dispositions anciennes sur le maximum de l’intérêt (Lex unciaria, 666-88) ; créa des colonies ; augmenta de trois cents membres, choisis à son gré, le Sénat ; fit quelques modifications dans l’organisation des comices ; prononça, bien qu’il n’en eût pas le droit, des condamnations à mort, notamment contre douze personnages considérables ; augmenta la puissance législative du Sénat ; mais il respecta, malgré tout, les éléments les plus essentiels du régime politique inauguré par les Gracques. Il en resta là, pour la première partie de son œuvre de toute-puissance. Les financiers n’avaient pas tardé à reconnaître en lui un ennemi acharné. Ils firent échouer au consulat les candidats de son choix, lui opposèrent Cinna d’abord, Strabon ensuite. Malgré les dangers que pouvaient susciter à sa cause, dans la ville, ces deux adversaires déterminés, Sylla voulut, avant tout, réaliser les bénéfices de cette guerre d’Asie qui avait été le premier objet de sa marche sur Rome, et s’embarqua, en effet, avec les légions fidèles, auxquelles il tenait ainsi ses promesses, au commencement de l’année 667-87. Après avoir abattu la coalition des Orientaux suscitée par le puissant et habile roi de Pont, il s’efforça de reconstituer les affaires des Italiens survivants du massacre par lequel la guerre avait commencé. Aux impôts et aux charges dont nous aurons à parler bientôt, et dont il frappa l’ennemi, il joignit une indemnité de guerre de 20,000 talents. Il laissa à son lieutenant Lucullus la charge d’assurer tous les résultats de la victoire, et revint vers Rome (671-83). Les troubles et les lattes armées s’étaient renouvelés dans la cité, plus que jamais divisée. Cinna et Marius y étaient rentrés et y avaient inauguré la terreur, par le massacre en masse des notables du parti aristocratique. Cinna pendant son passage au pouvoir avait supprimé toutes les dispositions apportées par Sylla. Hostile au parti des nobles, et favorisant celui des Italiens, il prenait des mesures de précaution contre Sylla lui-même et ses partisans, lorsque celui-ci s’annonça par une lettre écrite au Sénat. Après une véritable guerre entre armées romaines, Sylla rentrait à Rome, en 672-82, comme maître et comme dictateur tout-puissant. Sylla détestait les chevaliers autant que cette bourgeoisie des municipes italiens, d’où ils tiraient leur origine. Il porta au milieu des villes italiennes la dévastation et la mort ; il en détruisit plusieurs, il ravagea leur territoire. A Rome, il dressait, en 673-81, ses listes de proscription. Deux mille six cents chevaliers, suivant certains historiens, un bien plus grand nombre, suivant d’autres, furent chassés ou tués, leurs biens confisqués au profit des amis du maître[90]. Le sang des adversaires, citoyens de toutes classes et soldats, coula à flots dans les rues. C’était la violente réponse aux massacres de Marius. Mais il fallait assurer l’avenir, et Sylla ne manqua pas de faire aussi, dans ce but, ses lois judiciaires. Rien ne le pressait à cet égard. Pour le moment, sa justice sommaire et expéditive suffisait à tout. Nous parlerons plus bas de la loi judiciaire Cornelia ; parcourons d’abord les actes accomplis directement contre les publicains en personne, ou contre leurs œuvres, soit pendant le premier consulat, soit à l’époque de la dictature. D’abord, Sylla frappa ce qui restait de l’ordre équestre dans sa vanité, en lui retirant les places qui, depuis les Gracques, lui avaient été réservées dans les fêtes publiques. Il attaqua aussi les publicains au cœur, c’est-à-dire dans leurs spéculations ; car il essaya de leur enlever l’entreprise des impôts de l’Asie. Dans ce but, il chargea la province de lever elle-même ses impôts. Mais il dut reconnaître qu’on ne peut pas procéder aussi sommairement, en pareille matière. Plus les impôts sont durs, plus il est nécessaire que le temps et l’habitude aient fait accepter le mode de perception une fois établi. Or, Sylla n’entendait pas diminuer les charges de la province ; bien au contraire. Il fut obligé d’en revenir aux publicains, comme on dut le faire plus tard encore, sous César. Pendere ipsi vectigal sine publicano non potuerunt, quod iis æqualiter Sylla descripserat, dit Cicéron[91]. Ce furent les habitants des villes de l’Asie qui, lassés des abus de leurs compatriotes devenus agents du fisc, demandèrent eux-mêmes qu’on leur rendît les publicains, à titre de moindre mal. Les révolutionnaires agissent ordinairement avec plus de force que de réflexion ou de combinaisons prudentes. Nous l’avons observé pour les Gracques. De même, M. Belot remarque que Sylla manqua de prévoyance et de logique[92]. Ce fut lui-même qui, sans le vouloir, livra l’Asie à l’avidité des publicains. Il exigea des Asiatiques l’impôt de cinq années, vingt mille talents ou à peu près cent millions de francs. Les malheureux Grecs devaient ou contribuer ou emprunter. Or, ils n’avaient pas parmi eux de chefs capables d’opérer une pareille recette. Il leur fallut donc recourir aux seuls grands capitalistes d’alors, aux publicains. Ainsi, l’on peut dire de Sylla ce que Tacite a dit de Pompée, qu’il fut le destructeur de ses propres lois. Au bout de quatorze ans la somme avait sextuplé. Les villes furent obligées de vendre les édifices publics, les objets d’art ; les contribuables, à leur tour, furent aussi obligés de tout vendre, même leurs enfants, comme nous le verrons, pour acquitter une partie de leur dette envers les publicains devenus banquiers[93]. Toutes les révolutions, même celles qui étaient dirigées contre les hommes de finance, continuaient donc à tourner, en définitive, à leur profit. Sylla lui-même ne parvenait pas à s’en défaire, il était condamné à les subir. Dans cette lutte séculaire, l’aristocratie d’argent s’était substituée de plus en plus à ce que l’ordre sénatorial gardait encore de l’antique patriciat. Elle était devenue un des ressorts essentiels de la République romaine. L’aristocratie des riches et des financiers est parfois plus supportable au peuple que l’autre, parce qu’elle est habituellement moins hautaine, moins fiera, et en tout cas plus accessible. Mais dominée par le mobile de l’intérêt, qui ne représente, dans de pareilles conditions, que les jouissances de la vanité et le plaisir ; sans vertu, sans traditions, sans liens de cohésion avec les autres et avec elle-même, elle ne saurait être une force de conservation sociale. Elle ne peut pas être, comme les aristocraties familiales l’ont été parfois, un agent solide de gouvernement ; elle est plutôt un élément de dissolution, par sa morale qui est celle du droit de jouir, par son scepticisme, par son absence de principes, et par les funestes convoitises qu’elle développe naturellement autour d’elle. C’est pour cela, en regardant au fond des choses, que Montesquieu pouvait dire, autant en noble de race qu’en philosophe et en historien, une pareille chose détruisit la République romaine. Sylla abdiqua en 675, après avoir exercé un pouvoir aussi absolu que violent ; mais ses œuvres lui survécurent quelque temps encore. Il put bien quitter volontairement la souveraine puissance, mais il ne put empêcher l’effet du mauvais exemple. Chacun voulut dominer, a dit Bossuet[94]. Il avait songé d’ailleurs lui-même à l’avenir, nous Pavons dit, et pour consacrer sa conquête, suivant la coutume, il avait fait une loi judiciaire, cette fois, au profit du Sénat. On a osé dire que, s’il l’eût faite plus tôt, il aurait pu ne pas assumer la responsabilité de ses crimes, parce que les sénateurs, sous les formes de la justice et avec son appui, n’auraient pas manqué d’accomplir la lugubre besogne qu’il réalisa seul. C’est, du moins, Cicéron qui l’affirme[95] ; et cela peut nous indiquer à quel degré s’étaient excitées les passions et les haines qui se poursuivaient entre les divers ordres de citoyens, avec l’aide des tribunaux et des lois dites de salut public. Dans l’administration de la justice, la loi Cornelia donna aux sénateurs seuls le jugement des causes publiques, c’est-à-dire de celles où s’exerçait en réalité la direction des affaires de l’État. On ne laissa aux autres classes de citoyens que le jugement des affaires privées[96]. Il faut cependant remarquer que Sylla, soit pour répondre aux besoins du service, soit pour se faire des partisans plus nombreux et plus dévoués au Sénat, avait créé trois cents nouveaux sénateurs, c’est-à-dire qu’il avait doublé le personnel de cette assemblée. Ces nouveaux sénateurs avaient été empruntés à l’ordre des chevaliers ; mais ils avaient sans doute été bien choisis dans l’esprit de la politique dictatoriale. Le questeur tirait au sort le nom des juges pour chaque quæstio. Les abus d’influences traditionnels et la vénalité ne manquèrent pas d’apparaître, dans les nouvelles juridictions. D’ailleurs, le dictateur avait détruit tous les moyens d’appel ou de contrôle. Le tribunat avait été désarmé, la censure fut supprimée de 658-86 à 684-70. C’est à ces juges de l’ordre sénatorial eux-mêmes, que Cicéron osa dire pour les ramener à la pudeur. Le peuple romain apprendra de moi... pourquoi depuis que les tribunaux ont passé à l’ordre des sénateurs et que le peuple romain a perdu le pouvoir qu’il exerçait sur chacun de nous, Q. Calidius a dit, après sa condamnation, qu’on ne pouvait honnêtement condamner un ancien préteur pour moins de trois millions de sesterces ; pourquoi, lors de la condamnation du sénateur Septimius pour crime de péculat, on fixa l’amende qu’il devait payer, d’après les sommes qu’il avait reçues comme juge ; pourquoi dans le procès de C. Herennius et dans celui de C. Popilius, tous deux condamnés pour péculat, et dans celui de M. Atilius, condamné pour crime de lèse-majesté, il fut prouvé jusqu’à l’évidence qu’ils avaient reçu de l’argent pour prix de leurs sentences ; pourquoi il s’est trouvé des sénateurs qui, sortis de l’urne que tenait Verres, alors préteur de Rome, allaient aussitôt condamner un accusé sans l’entendre ; pourquoi il s’est trouvé un sénateur qui, étant juge, reçut de l’argent, dans une même cause, et de l’accusé pour le distribuer aux autres juges, et de l’accusateur pour condamner l’accusé[97]. Nous avons reproduit ce passage de Cicéron, quoiqu’il n’y soit pas directement question des publicains, parce que nous y voyons du moins, ce que l’amour de l’argent avait fait de cette société romaine, jusque dans les plus hautes sphères. Au surplus, les publicains étaient toujours, de près ou de loin, mêlés à ces trafics ; nous allons en voir la preuve, en examinant de près le monde de la province tel que nous le décrivent les Verrines, dans d’intéressants détails. Ils se sentent assez forts pour braver les tribunaux de sénateurs. Ils ont perdu le pouvoir judiciaire, mais ils ont gardé l’argent, base de leur puissance et savent s’en servir, pour rester encore les maîtres devant les nouvelles juridictions. Les paroles que nous venons de rapporter n’en témoignent que trop clairement. Ils conservent, d’ailleurs, l’espérance d’un retour dans les formes ; et Cicéron argumente sans cesse, devant les quæstiones des sénateurs, en les menaçant de se voir enlever la judicature, s’ils ne se montrent pas à la hauteur de leur lâche[98]. Les financiers n’ont pas désarmé. § 5. — Les publicains de Sicile et Verres (679-75).Quoique les discours contre Verres soient fort connus, et aient été très souvent analysés, nous ne pouvons nous dispenser de nous y arrêter. Cicéron était juriste en même temps qu’orateur, et c’est dans ses œuvres que l’on trouve les documents les plus exacts sur le Droit spécial à son époque ; les compilations de Justinien ne peuvent plus nous en donner qu’une faible idée. Cela est vrai surtout, pour les institutions supprimées, à peu près complètement, par le temps et la politique, comme celles que nous étudions en ce moment. Or, les Verrines nous font voir, avec de curieux détails qui n’ont guère été étudiés, la vie des publicains collecteurs d’impôts, dans l’une des plus intéressantes provinces romaines, la Sicile. On y aperçoit de nombreuses compagnies vectigaliennes à l’œuvre ; dans les meilleures conditions possibles, pour réaliser leurs abus. Elles y procèdent, d’accord avec le magistrat qui, chargé de les surveiller et de réprimer leurs excès, se sert d’elles, au contraire, comme du moyen le plus commode et le plus sûr d’exercer ses propres rapines. On sait que Verres avait été envoyé comme préteur en Sicile en 679-75. Pendant les trois ans que dura sa magistrature, il commit toute espèce d’abominations. Il avait la soif de l’or, tous les vices de son temps, et la passion des objets d’art. Etait-ce une tendance naturelle, ou subissait-il simplement, sur ce dernier point, par vanité, l’influence de la mode qui poussait les Romains vers la littérature, la philosophie, les mœurs, le langage, et les arts de la Grèce ? C’est ce qu’il est difficile de savoir[99]. Ce qui est certain, c’est que Cicéron avait consacré une de ses Verrines, spécialement aux vols des objets d’art de tous genres, enlevés par Verres à la Sicile (de signis) ; et qu’après avoir subi vingt-quatre ans d’exil, à son retour à Rome, le même Verres fut de nouveau proscrit par Antoine, pour avoir refusé de céder au puissant triumvir, de beaux vases de Corinthe. Pour satisfaire ses désirs, il s’était habitué à ne reculer devant rien ; la vie des autres ne comptait pas pour lui ; Cicéron le prouvait à ses juges, dans la Verrine qu’il consacrait à la dénonciation de ses forfaits sanguinaires. Mais ce n’est pas à cela que nous voulons nous arrêter. Ce sont les affaires d’argent qui nous intéressent. Justement, ce furent les banquiers de Syracuse qui osèrent accuser Verres et le traduire devant les quæstiones pendant qu’il était encore dans l’exercice de son pouvoir. C’est qu’en effet, Verres a eu souvent affaire avec les banquiers et les publicains, et c’est dans ses rapports avec ceux-ci, qu’il nous importe de le suivre. Il était le complaisant d’abord, il devint bientôt le complice et le bénéficiaire de leurs dilapidations. En violant pour eux et avec eux tous les principes de l’honnêteté, de la justice, des lois et des coutumes de sa province, il a fourni à son accusateur l’occasion de nous transmettre de précieuses indications sur ces coutumes et ces lois. C’est ainsi que, pour établir par analogie ce qui devait être ailleurs et que nous ne connaissons pas, il nous sera possible d’indiquer, à peu près, ce que furent au temps de Verres en Sicile, la législation, et les principales dispositions relatives aux finances. Nous ferons une sorte de tableau d’ensemble, incomplet assurément, et auquel manqueront les couleurs et la vie d’un admirable original nécessairement très réduit, mais nous pourrons ainsi représenter, sous une forme concrète et réelle, ce que nous ne pouvons étudier ailleurs que dans des faits historiques épars et détachés, ou dans les détails disséminés des règles d’un droit peu connu. Quoiqu’il fût admis, en fait, que le gouvernement d’une province fut un moyen tout naturel de faire fortune, les magistrats y mettaient ordinairement, sans doute, un peu plus de réserve que Verres, et se montraient moins larges, soit pour eux-mêmes, soit surtout pour les publicains placés sous leur autorité. Faut-il aller jusqu’à dire, avec Cicéron, dans la seconde Verrine, que cette alliance odieuse que nous allons voir entre publicains et magistrats, fut un fait exceptionnel ? Nous savons bien que non. Et cependant le grand orateur disait : C’est porter une accusation grave et véhémente, et inouïe depuis qu’existent les poursuites de repetundis, que d’inculper un très grave préteur du peuple romain d’avoir fait société avec les publicains. Il disait évidemment le contraire de la vérité, au moins pour l’époque où les tribunaux appartenaient aux chevaliers. Cicéron lui-même, redevenu plus sincère, le déclare dans un autre passage des mêmes Verrines que nous avons déjà cité[100]. Les magistrats faisaient trop rapidement d’immenses fortunes en province, pour se montrer fort scrupuleux sur le choix des moyens. Celui-ci était si commode et si naturel qu’il dut être employé quelquefois, et qu’il devint probablement ordinaire. Cicéron lui-même, préteur en Cilicie, n’a pas dû être toujours très farouche contre des hommes qu’il flatte atout instant dans ses discours et auxquels il ne cesse de s’intéresser auprès de sa famille et de ses amis dans ses lettres[101]. Du moins il agissait suivis legibus ; et quelques-uns de ses collègues devaient rester dans leurs rapports avec Rome, comme lui, dans la légalité ; c’est un soin que Verres et bien d’autres, sans doute, ne se donnèrent même pas. Voyons d’abord de quoi se composent les textes de la législation en Sicile ; nous entrerons, ensuite, dans les détails de ce que ces dispositions contenaient d’intéressant pour nous sur les juridictions, la procédure, les moyens de preuve et l’exécution. 1° Législation sicilienne. Actes de gouvernement. L’édit. Les lois. La lex Censoria. — Le premier acte d’un magistrat arrivant en province devait être, on le sait, de publier son édit[102]. C’était un acte de puissance propre, puisque l’édit pouvait suppléer aux lois et les corriger. Le gouverneur avait aussi droit de vie et de mort sur les habitants de la province ; il pouvait, en outre, imposer des taxes de son chef[103] pour les besoins de son gouvernement ou pour ceux de la République. Les gouverneurs avaient donc un pouvoir mal défini, mais qui ne devait pas pourtant s’exercer sans limites. En fait, ils avaient d’ordinaire à compter avec les lois et les coutumes locales on générales, et aussi avec les personnes, notamment avec les publicains. C’est pour cela surtout que Laboulaye dit : Impuissant pour le bien, le gouverneur était tout-puissant pour le mal ; les provinciaux souffraient seuls de ses rapines, tout lui était permis, et pourvu qu’il partageât avec les publicains, il n’avait rien à craindre[104]. Il pouvait se faire, cependant, que l’intérêt ou les circonstances suscitassent un accusateur à Rome, et alors il fallait bien que l’on se préoccupât des limites de sa puissance, en jugeant ses actes après coup. C’est ce qui arriva à Verres, après beaucoup d’autres, et ce qui put s’exercer avec un peu plus de chances de succès, même à rencontre des publicains, lorsque ceux-ci cessèrent d’être leurs propres juges, depuis Sylla. Mais dans trop de cas, les moyens préventifs, ou même les obstacles les plus nécessaires contre les redoutables abus de cette puissance, semblaient ne pas exister entre les mains de l’État. Il faut le dire, pour le malheur de la république romaine, l’absence d’un pouvoir exécutif supérieur et persistant, ne fût-ce que quelques années, comme est celui de nos présidents de républiques modernes, était une cause de désordres. C’est ce qui permettait aux magistrats des écarts que ne pouvaient suffire à réprimer avec esprit de suite et régularité, ni le contrôle des autres magistrats, ni le droit d’accusation publique, ni la responsabilité au sortir des charges, ni même l’esprit politique d’un Sénat qui allait d’ailleurs en s’affaiblissant, à mesure que les affaires de l’État devenaient plus difficiles et plus complexes. A cet égard encore, s’était manifestée de bonne heure la disproportion toujours croissante que nous avons signalée, entre la vieille constitution de la petite cité, et les développements inouïs du monde romain qu’elle était appelée à régir. lie respect des traditions s’était mieux conservé dans la forme des institutions que dans les mœurs ; c’est le contraire qui eût été préférable. On frémit d’horreur, au spectacle des supplices de toute nature que Verres faisait subir, non seulement aux provinciam, mais encore aux citoyens romains, aux chevaliers, aux banquiers les plus en renom, aux commerçants, aux commandants des navires de passage dans les ports de Sicile, aux hommes les plus honorables établis dans cette province, pourtant si voisine de Rome et si appréciée[105]. Ces mots fameux : Civit Romanus sum, répétés par les victimes pendant leurs supplices, n’avaient jamais ému Verres, qui poussait jusqu’au raffinement le plus cruel et le plus méprisant, pour l’État et ses lois, le choix des peines. Il avait fait placer les croix destinées aux citoyens, en face des rivages italiens, pour augmenter les angoisses des crucifiés, et montrer qu’il bravait lui-même toute autorité[106]. Comment ces cruautés et ces rapines sanguinaires, qui frappaient sans distinction, sur les provinciaux et sur les citoyens romains tous les jours, se sont-elles multipliées et prolongées pendant trois années, si ce n’est par le vice d’une constitution à laquelle manquait le pouvoir dirigeant et durable, que l’aristocratie avait radicalement supprimé, en vue de ce qu’elle appelait la liberté, et qui n’était autre chose que sa propre domination dans l’oligarchie. Or, qui pourrait douter, lorsque de pareils brigandages étaient possibles à un gouverneur, que celui qui les commettait ait dû violer des lois moins nécessaires à la justice et d’un ordre moins élevé, quand il y trouvait un plaisir, ou un intérêt, ou une satisfaction quelconque ? On ne saurait imaginer la diversité des moyens employés par Verres, en toute circonstance, pour réaliser même les plus petits bénéfices, sans préjudice des exactions les plus énormes. L’occasion se présentait naturellement à lui dans le mouvement des finances publiques, et il se montra, en cette matière, aussi ingénieux et aussi bassement cupide que partout ailleurs. Il se fit connaître immédiatement sous ce jour, dans l’exercice de son pouvoir législatif ; et c’est pour cela que nous en parlons ici. Malgré l’étendue du jus edicendi, il est évident que le magistrat devait respecter, dans cette œuvre à la fois législative, judiciaire et exécutive, non seulement les règles de la morale et de l’ordre public, mais encore les mesures politiques, financières ou administratives générales prises par le gouvernement central- Sans cela, le pouvoir de l’État n’eut été qu’un fantôme, et l’unité dans la direction du gouvernement eût été impossible. Cicéron nous indique que c’est bien ainsi qu’il en était, en effet, par les reproches qu’il adresse à Verres à ce sujet : De ton chef, sans ordre du peuple, sans l’autorité du Sénat, tu changes les lois de la province, je te blâme et je t’accuse pour cela[107]. On voit, par là, que la législation de la province se composait de l’édit très puissant par lui-même, mais dans les limites qu’indiquent la raison et le texte de Cicéron et, en outre, sauf le respect dû aux usages et aux lois. Qu’était-ce donc, pour la Sicile, que ce droit inviolable, ces droits de la province, qu’on ne pouvait changer sans Tordre du peuple ou l’autorité du Sénat ? Les Verrines nous fournissent quelques indications précises et intéressantes à cet égard. Outre les dispositions communes à toutes les provinces qui restaient applicables partout, et que nous fixerons plus tard à l’égard des manieurs d’argent, il y avait d’abord la Lex provinciæ qui était ordinairement faite pour chacune des provinces conquises, et qui se confondait le plus souvent avec le traité de paix établissant les conditions de la conquête[108]. Il y avait aussi les lois spéciales ou les sénatus-consultes édictés pour la province ; nous en trouverons bientôt en matière d’impôts et de juridiction pour la Sicile. Il y avait enfin, spécialement pour les publicains, en province comme à Rome, la Lex Censoria, le cahier des charges qui liait l’État envers les adjudicataires et réciproquement, et que le gouverneur devait naturellement respecter, comme les lois proprement dites. Voilà l’ensemble du droit sicilien dans ses documents. En jetant un coup d’œil sur le contenu de cette législation provinciale, nous ne nous occuperons évidemment que des, dispositions se rattachant à notre matière. Nous y trouverons, en première ligne, celles qui règlent le régime de l’impôt ; c’est ce dont nous parlerons tout d’abord. 2° Régime des impôts en Sicile. Les Decumani. — Il y avait en Sicile de nombreuses compagnies de publicains. Il y en avait plusieurs pour l’impôt sur les récoltes du blé, de l’orge ou des autres produits du sol ; il y en avait pour les douanes (portoria) ; pour l’exploitation des pâturages publics (scripturæ) ; pour le transport des blés nécessaires à l’alimentation de Rome ; et certainement il yen avait d’autres, auxquelles étaient adjugés les grands travaux publics. Souvent la même compagnie réunissait en ses mains plusieurs entreprises. C’est ce que nous verrons se produire pour l’impôt sur les récoltes et sur les douanes et les scriptural, notamment à Syracuse. Mais nous n’avons dans les Verrines, rien de spécial aux adjudications de travaux publics dans la province ; c’est pourquoi nous ne parlerons que des adjudicataires de l’impôt, sous ses diverses formes. Or, il est certain que tout en maintenant les mêmes règles générales, ou traitait avec plus ou moins de rigueur les provinces, suivant que Rome avait eu plus ou moins de peine à les soumettre. Dans chaque province, on faisait même parfois des différences entre les villes* et les régions, pour le régime des personnes et des biens, et aussi pour la répartition des charges publiques ou des impôts, et c’est ce que nous voyons se produire, d’une manière très marquée, en Sicile[109]. L’impôt sur les diverses récoltes du sol était l’un des plus importants. Les publicains chargés de le percevoir s’appelaient les decumani ; c’était les publicains de choix, nous en avons dit la raison ; c’est sur eux principalement que nous trouverons des renseignements dans les Verrines. Ici encore, nous laisserons de côté les détails de droit, et certains points controversés et bien connus depuis longtemps ; nous retrouverons tout cela, si nous nous occupons de l’objet des entreprises des publicains, dans une seconde partie de notre étude ; nous continuons ici à nous placer au point de vue plus général de l’histoire. Parmi les diverses régions de la Sicile, il en était de très favorablement traitées. Cinq villes avaient été déclarées exemptes d’impôts (sine fædere immunes). Pour deux autres, les impôts n’avaient pas été mis en adjucation. Ailleurs, à Halicye, par exemple, les résidents étrangers payaient l’impôt des céréales, tandis que les indigènes en étaient dispensés[110]. Enfin, on avait accordé à l’île tout entière cette faveur de rester, pour, la perception de l’impôt, sous l’autorité de la loi qui lui était appliquée avant la conquête, la loi sicilienne d’Hiéron. Cicéron reproche formellement à Verres de n’avoir pas respecté cette loi[111]. Ce qui nous paraît plus exceptionnel et plus favorable encore, dans cette législation fiscale, c’est que l’adjudication de la ferme de l’impôt sur les récoltes, qui aurait dû se faire à Rome comme toutes les autres, se faisait sur les lieux mêmes, en Sicile, et d’après les anciens usages. Ainsi, les indigènes pouvaient se rendre plus facilement adjudicataires, et, en fait, ce furent quelquefois les villes elles-mêmes qui se chargèrent de la perception de leurs propres impôts[112]. Ce procédé fut employé dans d’autres provinces, et notamment il fut expérimenté dans l’Asie Mineure. C’est là que se réglait la lex Censoria, le cahier des charges qui devenait la loi des adjudicataires. Dans certaines provinces, notamment dans les provinces espagnoles et carthaginoises, on établissait un impôt fixe, vectigal certum ; en Asie, la locatio censoria était réglée, à cette époque, par la loi Sempronia ; en Sicile, le procédé était le plus supportable de tous, l’impôt étant proportionnel. C’était le dixième de la loi d’Hiéron, que l’on avait conservé[113]. Enfin, l’appréciation des récoltes pour la fixation des dîmes à prélever, était établie par des censeurs élus par les Siciliens eux-mêmes, et que ceux-ci choisissaient de façon à ce que la répartition se fit de la manière la moins vexatoire et la plus équitable[114]. En ce qui concerne le régime fiscal, la Sicile était donc aussi bien partagée que possible. C’était une loi sicilienne qui réglait les bases de la perception, et le règlement des détails s’y faisait dans un cahier des charges qui, rédigé en Sicile, devait s’inspirer de l’esprit et des besoins locaux, beaucoup mieux que s’il eût dû, comme ailleurs, arriver tout fait de Rome, avec l’adjudicataire et ses nombreux acolytes. Il n’en était assurément pas partout ainsi. Cicéron dit que la Sicile est la seule province qui n’ait pas la haine des publicains et des negotiatores. C’était, sans doute, par suite des effets de cette législation bienveillante, avant le passage de Verres. Au surplus, il ne faut pas s’étonner de ces faveurs, qui avaient un caractère exceptionnel, fort probablement. La Sicile était une des provinces les plus rapprochées de l’Italie, par la situation géographique, aussi bien que par les mœurs. La civilisation avait passé sur ce sol pour venir de la Grèce à Rome, et c’est sur cette île féconde et de relations sûres, que les Romains eux-mêmes avaient souvent trouvé un appui dans leur lutte avec Carthage et les rois africains. La Sicile fournissait d’immenses quantités de blé pour l’alimentation de Rome. L’impôt était levé en nature par les decumani, et expédié par eux à la ville ou aux armées ; c’était un premier dixième de la récolte ; on y ajoutait un second dixième acheté par les soins du préteur. La Sicile fournissait ainsi annuellement à Rome 6.800.000 modii, c’est-à-dire 586,958 hectolitres, composés de la dîme imposée, de la dîme achetée à 7 fr. 15 l’hectolitre, plus de 69,054 hectolitres achetés à 10 francs, prix fixé par le Sénat, et assez rémunérateur pour cette époque[115]. C’est à peine si nous avons besoin de dire que Verres exerçait ses prélèvements sur chacune de ces redevances. Nous allons en parler plus bas avec Cicéron. Le grand orateur nous fournit aussi des renseignements intéressants sur l’impôt des douanes. La Sicile avait à cet égard des règles propres, comme la plupart des autres provinces. Cet impôt a été fort savamment étudié à plusieurs reprises. Verres en avait largement mésusé, comme de tout le reste ; nous allons avoir l’occasion de le démontrer. 3° Juridiction et compétence au point de vue des sociétés de publicains. — La Sicile avait aussi obtenu de Rome des règles spéciales, relativement à la constitution des juridictions civiles. Nous avons déjà dit quelques mots des juridictions devant lesquelles Verres fut poursuivi lui-même à Rome ; elles étaient encore composées, en 675-79, de sénateurs, conformément aux lois établies par Sylla. Cette circonstance, il faut le dire, n’avait pas rendu Verres plus tendre ni plus circonspect envers les sénateurs qui devaient être ses juges. Cicéron, qui sait l’importance des préoccupations de cotte nature, te lui reproche sous la forme d’une observation de simple bon sens et s’étonne de son imprudence : Tu sic ordinem senatorium despexisti... tamen ad ejusdem ordinis te judicet esse venturum[116]. Mais ce sont les tribunaux dont les publicains eux-mêmes étaient justiciables, dans leurs rapports avec les contribuables, qui nous intéressent spécialement ici : les juges des actions privées signalées au Digeste. Nous voyons dans la seconde Verrine, au livre II, spécialement consacrée aux abus commis par les actes de justice, que ces tribunaux impliquaient les deux éléments normaux de la justice civile, magistrat et judex ; mais une loi spéciale avait réglé, pour la Sicile, le choix des juges, et elle contenait même une disposition particulière aux decumani. C’était la loi sicilienne d’Hiéron qui devait être appliquée pour la composition des tribunaux, comme pour le mode de perceptions, conformément aux règles suivies avant la conquête[117]. Probablement, dans les autres provinces, le choix des juges était laissé à l’appréciation du préteur, sans qu’il y eût de règles spéciales aux procès où les publicains étaient intéressés. Il en était autrement en Sicile. Or, sur ce point, comme pour tous les détails de sa vie administrative, Verres avait agi à sa guise. Tu ausus es, lui dit Cicéron[118], pro nihilo præ tua prædatot res sanctissimas ducere ? Verres, contrairement à la loi de Hiéron qu’il eut dû appliquer, prenait, pour en faire des juges, les gens les plus déconsidérés et les plus tarés de son ignoble suite. La Sicile bénéficiait, à cet égard, d’une autre disposition spéciale, que le préteur ne respectait pas davantage. Il existait, dit Cicéron, une loi Rupilia donnée par P. Rupilius, en vertu d’un sénatus-consulte, sur l’avis de dix députés, observée en Sicile par tous les consuls et les préteurs. Verres déclara qu’il ne tirerait point les juges au sort comme le voulait la loi Rupilia ; il en donna cinq, choisis à son gré[119]. En présence des juges de ton choix, que feront ces pauvres laboureurs ? s’écrie l’orateur[120]. Nous ne pouvons pas nous étendre ici, sur la manière dont les tribunaux ainsi composés durent rendre la justice. On devine aisément ce qui dut se passer, devant de pareils juges, lorsque l’on sait avec quelle partialité systématique, les tribunaux, légalement constitués, s’acquittaient eux-mêmes de leurs fonctions. Les Verrines nous fournissent encore quelques indications intéressantes, quant aux règles de compétence de ces juridictions sans justice. Cicéron ne nous en parle que pour blâmer Verres de les avoir méconnues. Ainsi, par exemple, la règle que la compétence ne peut être fixée par le caprice du demandeur, mais qu’elle doit plutôt être conforme à la convenance du défendeur, existait assurément en Sicile comme ailleurs, et s’imposait aux publicains comme aux autres demandeurs de toute catégorie ; car Cicéron s’indigne que Verres ait osé établir une règle contraire au profit des publicains[121]. 4° Voies d’exécution. — Les règles sur les voies d’exécution étaient sans doute moins bien déterminées que celles que nous venons de signaler pour la juridiction et la compétence ; quoi qu’il en soit, Verres n’observe pas davantage, sur ce point, les lois et les usages ; il emploie partout la violence et l’arbitraire, quand’ il s’agit d’extorquer quelque chose à un malheureux administré. Régler les voies d’exécution, protéger le vaincu de la bataille judiciaire contre les exigences du vainqueur, c’est le devoir essentiel d’un pouvoir exécutif jaloux de conserver l’ordre et la paix : Verres n’en avait eu aucun souci ; il aidait, au contraire, à pressurer le contribuable désarmé. Aussi Cicéron constate que le sol est abandonné, la terre laissée en friche, et le pauvre provincial aux abois. Il ne faut pas s’en étonner. Les lois romaines contenaient quelques mesures protectrices pour eux contre les excès des publicains ; Verres n’en tint aucun compte. Cicéron le lui reproche et nous fournit ainsi de nouvelles indications. Ita diligenter constituta sunt decumano, ut tamen ab invito aratore plus decuma nonpossit auferri. Verres, en effet, accorde sans pudeur toute liberté d’action aux publicains ses complices ; et les juges, ses complices aussi, confirmeront le résultat, si on a le courage de se présenter devant leurs tribunaux avilis. Il impose d’abord aux agriculteurs l’obligation d’indiquer en détail l’étendue des terrains qu’ils se proposent d’ensemencer ; il leur défend d’enlever la récolte avant que les decumani ne l’aient contrôlée ; enfin, il leur enjoint de commencer par livrer aux publicains tout ce que ceux-ci demandent, sauf le droit de se plaindre, après s’être préalablement exécutés. Quantum decumanus edidisset aratorem sibi decumæ dare oportere, ut tantum arator dare cogatur. Tout cela est signalé par Cicéron comme injuste et contraire à la loi, non seulement à la loi appliquée en Sicile, mais à celle de toutes les provinces. Le publicain peut réclamer et prendre des gages pour assurer le recouvrement de l’impôt ; il ne doit pas se faire une justice préalable par la confiscation, tel est le droit partout, en Asie, en Macédoine, en Espagne, en Afrique, en Italie. Il est vrai que, d’après les règlements de Verres, le publicain qui avait dépassé ses droits devait être condamné à payer huit fois la valeur de l’excédent. Mais Verres pouvait établir des pénalités sévères, ses tribunaux étaient là pour ne les appliquer qu’avec discernement, et sans doute pas du tout, puisque c’est sur les publicains qu’elles auraient dû frapper. Il serait fastidieux d’énumérer tous les procédés employés par Verres pour prendre, sous prétexte d’impôt, aux pauvres agriculteurs, tout ce qu’ils pouvaient avoir. Le troisième discours de la seconde action contient une foule d’anecdotes lugubres, et de détails odieux que nous devons nous borner à signaler ici. 5° Fraudes de Verres avec les publicains. Comptabilité et registres des compagnies. — Nous laisserions de côté la partie la plus curieuse et la plus instructive de notre étude spéciale sur les Verrines, au point de vue de l’histoire des spéculateurs romains, si nous ne disions quelques mots des procédés par lesquels Verres se servit des publicains, pour réaliser ses bénéfices de magistrature. Ce que fit Verres, d’autres l’avaient, sans doute, fait avant lui et comme lui ; il est probable que c’est la conduite de beaucoup de gouverneurs et de publicains que Cicéron nous a révélée, sous le nom de Verres et des publicains de Sicile ; c’est une raison de plus pour jeter un regard sur ces rapines largement et audacieusement organisées. Verres frauda avec les Decumani sur l’adjudication de l’impôt des blés, il frauda avec d’autres publicains sur l’opération de l’achat des blés, il frauda avec la douane, et nous avons, sur tous ces points, des détails circonstanciés, par le contenu de registres insuffisamment falsifiés ou cachés, et remis au jour par le zèle de l’implacable et éloquent accusateur qui devait en tirer de si terribles arguments. L’une des fraudes pratiquées à plusieurs reprises avec les Decumani, était d’une simplicité vraiment cynique. Elle se bornait, pour Verres, à n’admettre comme adjudicataires, que des hommes qui lui appartenaient et avec lesquels il partageait les bénéfices de la perception. C’est ce qui nous explique pourquoi il leur organisait à l’avance une juridiction où ils n’avaient rien à craindre, des seuls juges auxquels l’on pouvait s’adresser ; et c’est aussi ce qui nous explique pourquoi il violait les règles de compétence, en amenant tous les plaignants auprès de ce tribunal ; c’est ce qui explique, enfin, pourquoi il assurait aux publicains tous les moyens possibles d’exécution et de contrainte. Aratores in servorum numero essent, servi in publicanorum[122]. Dans plusieurs villes importantes, centres de sections pour les impôts[123], il avait adjugé l’entreprise à Apronius, compagnon de toutes ses honteuses débauches, ou à Eschrion, l’ignoble époux de Pippa la courtisane, ou à Docimus qui avait enlevé pour lui Tertia sa toute-puissante maîtresse, la fille du comédien Isidore, ou à Banobal, esclave de Vénus, tous ses prête-noms, et les ministres de ses rapines éhontées. Dans ces conditions, Verrès avait pu se vanter d’avoir fait monter le chiffre des adjudications au profit de l’État, même lorsque, au fond, il était lui-même le véritable adjudicataire ; il avait un moyen sûr de ne pas perdre, tout en laissant s’élever les enchères, car, au lieu du dixième qu’il fournissait à l’État pour le montant de l’adjudication, c’est la moitié de la récolte, la récolte toute entière qu’il faisait enlever aux agriculteurs. Aussi, au bout de bien peu de temps d’un tel régime, le pays était-il dévasté, dépeuplé, comme si la plus terrible guerre y eut exercé longtemps ses ravages ; les champs étaient déserts, l’agriculture abandonnée. Il fallut que Metellus, le successeur de cet impitoyable et indigne magistrat, avant d’aller prendre possession de sa charge, écrivit aux habitants des villes de Sicile, ce qui ne s’était jamais fait avant lui, pour les exhorter à labourer, à ensemencer les terres... en promettant d’appliquer, pour les dîmes, la loi d’Hiéron... C’est à cette lettre, ajoute Cicéron, que l’on doit le blé recueilli depuis lors en Sicile... Personne n’aurait touché à une motte de cette terre, si la lettre de Metellus n’eut pas été écrite... Glebam commosset in agro decumano nemo, si Metellus hanc epistolam non misisset[124]. Que sont, auprès de ces débordements, les abus des fermiers généraux de notre ancien régime, contre lesquels on a tant écrit et protesté, avec parfaite raison d’ailleurs. Quant à notre féodalité financière contemporaine, elle constitue, à la vérité, un organisme dont la puissance peut devenir redoutable aussi, mais dans les détails administratifs de laquelle on ne retrouve rien, grâce à Dieu, qui rappelle de semblables abominations. On pourrait nous reprocher sans doute, de faire de l’homme un rouage trop mathématiquement employé, et dont le moral lui-même n’est traité que comme une force mécanique. C’est un excès d’un autre genre, moins grave évidemment, mais qui peut avoir aussi son immoralité et ses périls..... Qu’est cela, d’ailleurs, à côté de l’esclavage ? Nous avons dit qu’indépendamment de la dîme prélevée comme impôt dans les récoltes, on achetait aux Siciliens une autre portion de leur blé, suivant des prix fixés par le Sénat ; Verres trouva le moyen de faire ses bénéfices sur l’argent qui lui avait été attribué pour cet objet : près de deux millions de francs. Cette fois, les publicains ne furent pas ses complices, du moins dès le début. Ils partagèrent d’abord, avec les agriculteurs, le triste rôle des victimes ; mais Verres sut, par ses faveurs ultérieures, se rendre au moins leur témoignage en justice favorable, et éviter de leur part une déposition qui eût pu être écrasante dans son procès[125]. C’est en vertu d’un sénatus-consulte et des lois Terentia et Cassia que se faisaient les achats de blé, dont une partie était destinée aux frumentaires[126]. Il résulte du texte de Cicéron, que, pour simplifier les opérations, l’État donnait au gouverneur un mandat de payement sur les publicains, qui devaient effectuer ainsi le versement d’une partie de ce dont ils étaient débiteurs envers le trésor ; moyennant quoi, le gouverneur devait payer comptant les vendeurs de blé[127]. Verres se fit payer le montant du mandat par les publicains, mais, au lieu de solder avec cet argent le blé qu’il s’était fait livrer, il plaça les sommés par lui reçues, à intérêt pour son propre compte. Et Cicéron fait lire à l’appui de cette allégation, une correspondance entre Verres, les magistri et le pro magister résidant à Syracuse, correspondance qu’il a fini par découvrir, après de persistantes recherches. Veltius, l’un des magistri, se plaignait dans ces lettres de ces irrégularités du préteur concussionnaire : Si tu ne déplaces pas ces fonds pour les remettre à l’état, restitue-les aux publicains. Ut si hanc ex fœnore populo pecuniam non retuleris, reddas societati[128] ; ce qui prouve que le profit n’était pas partagé, et que Verres, seul, cette fois, faisait des bénéfices par l’intermédiaire des publicains, et même à leurs dépens. Le fait, quoique d’une importance minime, si on le compare aux autres actes de Verres, parait cependant très grave à Cicéron, qui s’indigne qu’on ait osé tromper ainsi les publicains[129]. Cicéron y saisit, comme il l’a fait d’autres fois, l’occasion de déclarer que, pour lui, chevaliers et publicains sont une seule et même chose, publicani, hoc est équites Romani ; il nous montre ensuite de quels égards étaient entourés les publicains à Rome, en nous rappelant que le Sénat vient à leur aide, quand il le faut, et que ce serait une chose inouïe, de voir un gouverneur agir d’une autre manière. Nous l’avons dit, les publicains, en formant un groupe compacte par l’union de toutes leurs sociétés, en vue de leur intérêt commun, étaient devenus une puissance à laquelle il n’était pas prudent de toucher, et Verres s’était permis cet acte impardonnable. On n’en peut pas douter, car les lettres de deux magistri l’affirment ; L. Servilii et C. Antistii, magistrorum, primorum hominum et honestissimorum ; ces magistri étaient des hommes de premier ordre et des plus honorés. On ne devait pas admettre cela, même à l’égard des publicains de Sicile. Leur personnel était, il est vrai, modeste et recruté sur place, mais les directeurs étaient ordinairement à Rome, et rattachaient ces petites sociétés locales à la fédération des publicains du monde entier. Dans l’accomplissement des fraudes que nous venons de rapporter, les publicains avaient commencé par se plaindre, et puis ils avaient accordé à Verres, accusé, la complicité du silence, lis commenceront de même, dans l’affaire des douanes, que raconte Cicéron, mais ils feront ensuite beaucoup plus que de se taire, ils se réuniront en assemblée et prendront une délibération pour tenter de faire disparaître certains dossiers, dans lesquels se trouvent des mentions compromettantes pour l’ancien préteur. Voici le résumé des faits, d’après Cicéron et Tite-Live[130]. Verres qui, bien que gouverneur, aurait dû, paraît-il, payer, comme les simples particuliers, la douane à la sortie des ports de Sicile, n’avait pas voulu s’y soumettre, notamment à Syracuse. Canuleius, employé de la compagnie fermière des douanes et des scripturæ et attaché au service de ce port, avait tenu compte des objets passés sans acquitter les droits, et pour dégager sa responsabilité, sans doute, il en avait même dressé le compte dans un mémoire. Il y avait quatre cents amphores de miel, une grande quantité d’étoffes de Malte, cinquante lits pour triclinium, un grand nombre de candélabres, soit pour soixante mille sesterces de droits du vingtième, fraudés, suivant le tarif de la douane de Sicile. Mais, ajoute Cicéron, la Sicile ayant de tous les côtés des sorties par la mer, calculez les exportations qu’il aura faites d’Agrigente, de Lilybée, de Palerme, de Thermes, d’Halise, de Catane, de tant d’autres villes, et de Messine ; de Messine, qu’il regardait comme son lieu de sûreté ; Messine, où il vivait si tranquille et si libre de soucis, et qu’il avait choisie pour transporter tout ce qui méritait d’être gardé avec le plus de soin ou qu’il fallait faire passer ailleurs avec le plus de secret. Cicéron n’avait pas découvert, malgré toutes ses recherches, d’autres notes sur les douanes, et il se borne à faire des conjectures. Lorsque j’eus trouvé ces mémoires, ajoute-t-il, on écarta et on cacha plus soigneusement les autres. A l’époque de ces premiers abus, Canuleius, le fidèle douanier, n’avait pas été le seul à se plaindre. Carpinatius, le pro magister, c’est-à-dire le sous-directeur du service de la compagnie des douanes et des scripturæ, en résidence en Sicile, avait adressé des avis à ses employés, au sujet des fraudes du gouverneur. Mais Carpinatius, soit pour en tirer des avantages personnels, soit dans l’intérêt de ses associés, n’avait pas tardé à devenir le familier de Verres. Ce Carpinatius, tout sous-directeur qu’il fût, pro magister d’une compagnie fermière de plusieurs impôts et quelle que fût la considération professée par Cicéron pour cette sorte de personnages, n’était qu’un odieux fripon, bien digne de la société dans laquelle il s’était fait admettre. Comme il suivait le préteur dans toutes les villes de sa juridiction, et qu’il ne Le quittait jamais, il en était venu à un tel point d’intimité, par l’habitude de vendre ses décrets et ses sentences et de trafiquer pour lui, qu’on le prenait pour un autre Timarchides. Mais, ce qu’il y avait de plus grave encore, c’est qu’il prêtait à intérêt à ceux qui venaient s’entretenir avec lui. Et l’argent qu’il portait, sur son Codex au débit de ses cocontractants (expensas iis quibuscum contrahebat), il le portait au crédit du scribe de Verres, ou au crédit de Timarchides, ou à celui de Verres lui-même. Il prêtait, en outre, sous son propre nom, des sommes extraordinairement élevées pour le compte de Verres. A raison de ces services réciproques, Carpinatius fut bientôt en si bons termes avec Verres que, bien loin de continuer à signaler aux employés de la compagnie les irrégularités et les fraudes du préteur, il se mit, au contraire, à écrire à ses associés des lettres pressantes pour faire valoir les éminents services rendus et les bénéfices procurés par lui à la société. Ut si posset, quæ antea scripserat, ea plane extingueret. Il aurait voulu pouvoir détruire l’effet des circulaires qu’il avait autrefois écrites. C’est ce qu’aurait voulu, surtout, Verres lui-même, lorsque l’heure de la justice eut sonné pour lui, et qu’il fut obligé de comparaître devant ses juges, foudroyé par les objurgations de son accusateur. Jusque-là, le pro magister, seul, avait pris part directement à ces complaisances intéressées, mais cela ne pouvait pas suffire, et maintenant ce seront tous les sociétaires en nom, qui devront se rendre complices de ses crimes et de ses détournements en faisant disparaître une correspondance accusatrice. Ils n’hésiteront pas. A ce sujet, le langage de Cicéron devient précis, et pour ainsi dire, technique. C’est le langage même de nos grandes compagnies que nous allons retrouver dans la bouche de l’habile orateur. Nous faisons nos réserves, bien entendu, sur les malhonnêtetés de l’opération elle-même. Il s’agissait, disions-nous, de faire disparaître tous les écrits compromettants pour Verres, des archives de la compagnie ; or, ces archives étaient sous la garde de la société, et le sous-directeur ne pouvait, à lui seul, en détourner des dossiers. Cicéron va nous dire comment on s’y prit : Verres avait chargé un de ses amis qui était alors magister de la compagnie, de prendre bien garde et de veiller à ce qu’on ne pût pas trouver dans la correspondance des associés, quelque chose que l’on pût invoquer contre ses intérêts ou sa considération. Voilà le but ; il fallait avoir les fâcheux écrits. Or, il y avait une formalité nécessaire pour prendre une mesure aussi grave et qui dépassait si manifestement les limites de l’administration la plus large, en supposant qu’elle fût licite. Ce qu’il fallait, c’était une délibération de l’assemblée générale. On l’obtiendra donc puisque c’est nécessaire. Mais on prendra des précautions pour éviter toute opposition importune : Laissant à l’écart la multitude des associés, il convoque les decumani ; il fait un rapport. Ceux-ci délibèrent et décident que les lettres qui pourraient être fâcheuses pour la considération de Verres, seraient soustraites, et qu’on prendrait soin que rien de tout cela ne pût nuire à Verres. Nous avons déjà signalé ce texte intéressant, dans plusieurs occasions au cours de cette étude ; nous en apprécierons mieux que jamais la portée, maintenant que nous connaissons les circonstances qui l’environnent. Il en ressort d’abord, en fait, que la compagnie fermière de la douane et des scripturæ, l’était aussi de la dîme de Syracuse, puisque ce sont les decumani, les décimaires, si on nous permet cette traduction littérale, qui sont appelés à statuer sur les mesures à prendre, et que c’est chez eux que l’on pouvait trouver la correspondance et les livres relatifs aux affaires de Carpinatius, le pro magister, au sujet des douanes. Mais ce qu’il faut, c’est prendre corps à corps ces lignes si absolument négligées jusqu’à ce jour, malgré leur intérêt. Que signifient ces mots : Itaque ille, multitudine sociorum remota, decumanos convocat : rem defert. Le sens nous paraît parfaitement clair parce qu’il est absolument conforme à toutes nos explications précédentes. Le magister, en sa qualité de directeur, doit réunir les associés decumani, c’est-à-dire les vrais publicains, les associés en nom, pour la dîme, et, par conséquent, pour toutes les autres perceptions entreprises par la même société[131]. Le directeur convoque donc l’assemblée des decumani, puis il expose la situation rem defert ; et l’assemblée vote la suppression des écrits compromettants pour Verres, sans difficulté apparemment, car nous savons déjà, par ses antécédents, qu’elle n’a pas de scrupules. Or, qu’elle est cette multitude d’associés qu’il est si aisé d’éloigner des délibérations ? Ce ne sont pas, sans doute, des associés comme les autres ? Et puis, comment se fait-il qu’ils constituent une si nombreuse foule ? Multitudine sociorum remota. Non, assurément, redirons-nous ; ce ne sont pas des associés ordinaires ; et l’on pourra les écarter légalement de certaines assemblées, de celles, notamment, où il s’agit de question de direction intérieure, comme la tenue des livres et la correspondance. Que sont-ils donc ? Nous répondrons, sans hésiter, que ce sont ces participes, ces actionnaires, ces commanditaires par actions ou capitalistes en foule, in multitudine, qui ne figurent pas en nom, qui, sous le nom d’autrui, mettent leurs épargnes dans les fonds publics, suivant le mot de Polybe, ces actionnaires, qui veillent à leurs intérêts en surveillant lés actes de la compagnie, mais à qui on n’est pas obligé de tout faire connaître. Rappelons-nous que nous sommes en Sicile et non à Rome, et cependant les actionnaires y sont présents en si grand nombre que c’est une multitude qu’il s’agit de tenir à l’écart. En était-il donc ainsi dans toutes les provinces livrées aux publicains ? Les actionnaires étaient-ils partout aussi nombreux sur le terrain de l’exploitation ? Nous ne le pensons pas. Nous croyons, sur la foi de Polybe et de Cicéron, que le gros des actionnaires devait être ordinairement à Rome, où tout le monde est intéressé aux adjudications publiques d’une façon ou de l’autre, pêne ad unum. Sans compter les employés et les trafiquants que nous avons vus se répandre dans toutes les provinces riches, et qui étaient assurément nombreux en Sicile, il faut se rappeler ici que, par une disposition exceptionnelle, c’est dans l’île même qu’on dressait la lex censoria, et que l’on procédait à l’adjudication, en vertu de la loi sicilienne d’Hiéron et suivant les traditions locales. La compagnie devait donc se composer surtout d’éléments indigènes, et les actionnaires pouvaient y être en nombre, plus que partout ailleurs. Gomme bien on le pense, les lettres ne furent pas retrouvées. Mais Cicéron ne se tenait pas pour battu. Dès que j’eus découvert, dit-il, en poursuivant avec ardeur sa cause, que les lettres adressées aux administrateurs de la compagnie étaient supprimées, je recherchai, ce qui était très facile à trouver, quels avaient été les magistri de la société, pendant les années de la préture de Verres. Je savais qu’il est d’usage, pour ceux qui ont été magistri, de garder copie de toutes les écritures de leur gestion, lorsqu’ils livrent les archives au nouveau magister. En conséquence, c’est chez L. Vibius, chevalier romain, homme de premier ordre, qui m’était indiqué comme le directeur de cette année-là, et que j’avais, par suite, le plus grand intérêt à consulter, que je me rendis tout d’abord. Cicéron y trouva les mémoires de Canuleius, l’employé trop fidèle dont nous avons parle ; c’était beaucoup. On y découvrait les fraudes de la douane de Syracuse, dont les publicains auraient voulu garder le secret. Mais le zèle du jeune avocat ambitieux n’était pas satisfait ; il pensait pouvoir trouver plus et mieux. Revenons, dit-il, aux registres par doit et avoir (acceptilation et expensilation), que personne n’a pu parvenir à faire disparaître discrètement, revenons à ton ami Carpinatius[132]. Il y avait là ces registres sacrés que les particuliers tiennent religieusement, dont les sociétés publiques, plus que tous autres, doivent avoir le respect, et qu’il était défendu de transporter ailleurs que là où ils avaient été tenus. On devait donc les trouver sûrement à Syracuse. Quoi lege excipiuntæ tabulæ publicanorum, quominus Romam deportentur[133]. Nous allons y découvrir, en effet, une dernière fraude, dont les publicains s’étaient rendus coupables ; c’est par là que Cicéron finit l’une de ses Verrines, sous le coup de la plus violente indignation à l’égard de Verres, mais en restant, au contraire, absolument discret sur le compte des publicains ses complices. C’est par là que nous terminerons aussi notre résumé de ces documents précieux, et à peu près uniques, croyons-nous, sur la vie intérieure des sociétés de publicains, d’avant l’Empire. Cicéron s’est rendu en Sicile pour voir par lui-même les pièces qu’il ne pourrait pas trouver ailleurs et qu’il lui faut. Nous étions au courant de tout, dit-il, et nous avions les tables de la société entre nos mains, lorsque tout à coup nous apercevons des ratures telles, que le registre paraissait porter la trace de falsifications récentes. Attiré par ces apparences suspectes, nous y portons nos regards attentifs. Il y avait des sommes créditées au nom de Verrutius C. F. (Erant acceptæ pecuniæ a C. Verrutio C. F.) ; mais, de telle façon que, jusqu’à la seconder, les lettres étaient restées intactes, tandis que, à la suite, les lettres étaient raturées. Il y avait ainsi une seconde, une troisième, une quatrième mention de même nature et beaucoup d’autres après. On chercha s’il existait un Verrutius en Sicile et l’on n’en trouva pas ; c’était donc bien Verres que l’on avait crédité sous ce faux nom. C’est lui qui avait trafiqué de l’argent extorqué aux provinciaux, par l’intermédiaire des publicains, et qui se cachait. L’indignation de Cicéron n’a plus de bornes ; il pousse la passion oratoire jusqu’à se jouer grossièrement du nom de Verres, videtis ne extremam partem nominis, caudam illam Verris, tanquam in luto, demersam esse in litura. » Voyez-vous la fin de ce nom, la queue de ce verrat, comme si elle était dans la boue, se vautrer sous ses ratures ?... Est-il un homme plus lâche, ajoute-t-il, plus ignoble, plus homme quand il est avec les femmes et plus femme dissolue parmi les hommes ?... Ce serait se souiller que de vouloir innocenter ses turpitudes. Voilà jusqu’à quel ton l’orateur était arrivé quand il acheva sa harangue. Verres ne s’était arrêté devant aucun obstacle ; il avait vole, escroqué, répandu la misère et la mort autour de lui, et ce qui semble à Cicéron une chose aussi grave, plus grave peut-être que tout cela, c’est qu’on avait violé, pour favoriser ses fraudes, la sainteté de ces registres, tabulæ sanctæ accepti ei depensi, de ces livres qui semblaient placés comme l’antique foyer de la familia tout entier, sous la protection des lois divines, plus encore que sous la sanction des lois humaines. Tum flagitiosa tabularum atque insignis turpitudo teneretur. Ainsi se termine l’énumération de ces insignes turpitudes. 6° Vue d’ensemble sur le régime des publicains en Sicile. — Si nous jetons un coup d’œil d’ensemble sur ces détails de la vie des publicains en province, pour en tirer une conclusion, nous remarquerons d’abord que nous sommes ici dans une province des mieux traitées par l’État. On a laissé persister la législation sicilienne d’avant la conquête sur la juridiction, sur l’impôt principal et sur son mode de perception. Un esprit particulier de bienveillance avait dominé dans la lex Provinciæ en Sicile ; on en aurait bénéficié, sans doute, si Ton n’eût pas eu à compter avec les publicains et les gouverneurs. Les lois y valaient mieux que ceux qui étaient chargés de les appliquer. Il est résulté de cet état de fait, que les sociétés vectigaliennes se sont constituées dans l’île autrement que dans les provinces ordinaires ; que, notamment, elles ont fractionné leurs exploitations bien plus que cela ne devait se faire normalement. C’est ce qui a rendu possible, à Verres, cette fraude consistant à exclure tous autres adjudicataires que ceux de son choix, dans plusieurs régions. Si l’exploitation eût été plus étendue, le procédé eût été peut-être plus difficile à pratiquer, et les concurrents plus redoutables, même pour un préteur sans scrupule. Il en aurait été de même probablement, pour les autres illégalités flagrantes, préjudiciables aux publicains. Si ces derniers eussent appartenu aux grandes compagnies, ils auraient pu protester utilement contre les actes d’un gouverneur, même tel que Verres, et opposer puissance à puissance. Mais le mal, pour les infortunés provinciaux, serait resté la même, ou plutôt il se serait accru avec les grandes compagnies, à l’égard des fraudes les plus fréquentes, celles dont le gouverneur et les publicains profitaient ensemble. La nature des opérations qui furent pratiquées par Verres avec l’ordre des publicains, nous prouve combien c’est à bon droit que nous appelons les publicains des Manieurs d’argent. Les fonds circulent entre leurs mains dans tous les sens. Non seulement l’État délivre sur eux des mandats de payement, qui les mettent en compte avec les gouverneurs, mais leurs livres accepti et depensi constatent des avances de fonds, des emprunts, des prêts usuraires, sous lesquels Verrutius, en réalité Verres,dissimule ses propres opérations. Ils reçoivent des dépôts. Mais ce qui domine toutes ces fraudes, ces complicités honteuses, ces abus de tout genre dont les publicains se rendent coupables, avec ou sans les gouverneurs, c’est la régularité parfaite de leur administration et de leur comptabilité. Il faudra une assemblée générale, pour faire disparaître quelques pièces anciennes, quelques lettres contenant certaines recommandations ; quant aux pièces de comptabilité, à proprement parler, en cas de perte, on en retrouve sûrement le double chez celui qui fut magister pendant l’année dont on s’occupe ; et, en tous cas, ces registres accepti et depensi, ont sait bien où ils sont, ils ne peuvent pas sortir de la place que la loi leur a fixée, et il est difficile d’y dissimuler les moindres ratures, tant ils doivent être bien tenus. Les actionnaires peuvent être en sécurité, même lorsqu’on éloigne la multitude qu’ils forment autour de la direction ; on ne fera que des concessions utiles à la compagnie, et ils auront, comme les associés en nom, exactement leur part de bénéfices. Voilà ce que l’on retrouverait sûrement, en dehors de ce qui est spécial à la Sicile, dans toutes les compagnies qui exploitent le territoire de la République, comme adjudicataires de l’État. § 6. — Lucius Lucullus, Pompée, les publicains d’Asie (683-71).Sylla, après avoir vaincu et désarmé, pour quelque temps, Mithridate, était revenu à Rome, où nous l’avons suivi dans ses œuvres dictatoriales, laissant, pour gouverner l’Asie en apparence soumise, Lucullus son lieutenant. Il avait imposé aux vaincus de lourdes charges, et les publicains, excités par le désir de la vengeance contre les Asiatiques, autant que par leurs instincts de rapacité ordinaire, avaient pensé pouvoir se montrer sans pitié envers ces derniers. Ils se croyaient suffisamment soutenus par l’indignation et la colère qu’avait laissé au cœur des Romains de toutes les classes, le souvenir des horribles débuts de la guerre, et se considéraient comme à l’abri de tout contrôle. Mais Lucullus ne voulut pas accepter la responsabilité de leurs violentes représailles. Il se montra rigoureux pour les abus et les crimes des publicains. Ceux-ci ne devaient pas le lui pardonner. Ils poursuivirent, dès lors, avec acharnement contre lui, sa disgrâce. Soutenus par l’ancien tribun Quintius, alors préteur, ils lui enlevaient à Rome son commandement et faisaient décréter le licenciement d’une partie de ses troupes[134]. Nous allons voir, cependant, si Lucullus n’avait pas raison d’intervenir. Plutarque nous donne, à cet égard, quelques détails saisissants ; nous les reproduirons dans le pittoresque langage de son traducteur Amyot[135]. Lucullus s’en alla visiter les villes de l’Asie, afin que, pendant qu’il n’était point occupé aux affaires de la guerre, elles eussent quelque soulagement des loix et de la justice : car à fautte que de longtemps elle n’y avait point été administrée, ni exercée, la pauvre province était affligée et oppressée de tant de maux et de misère, qu’il n’est homme qui le peust presque croire, ni langue qui le sceut exprimer, et ce par la cruelle avarice des fermiers, gabelleurs et usuriers romains, qui la mangeaient et la tenaient en telle captivité, que particulièrement et en privé, les pauvres personnes étaient contraintes de vendre leurs beaux petits enfants et leurs jeunes filles à marier, pour payer la taille, et l’usure de l’argent qu’ils avaient emprunté pour la payer, et publiquement en commun, les tableaux dédiés aux temples, les statues de leurs dieux et autres joyaux de leurs églises, encore à la fin étaient-ils eux-mêmes adjugés comme esclaves à leurs créanciers, pour user le demeurant de leurs jours en misérable servitude, et pis encore était ce qu’on leur faisait endurer avant qu’ils fussent ainsi adjugés ; car ils les emprisonnaient, Us leur donnaient la géhenne ; ils les détiraient sur le chevalet ; ils les mottaient aux ceps et les faisaient tenir à découvert tout debout en la plus grande chaleur d’esté au soleil, et en hiver dedans la fange ou dessus la glace, tellement que la servitude semblait un relèvement de misères et repos de leurs tourments. Lucullus trouva les villes de l’Asie pleines de telles oppressions, mais en peu de temps il en délivra ceux qui à tort en étaient affligés... De même pour l’argent... Cette surcharge d’usure était procédée de vingt mille talens qui sont douze millions d’or (plus de 93 millions de francs), en quoi Sylla avait condamné le pays de l’Asie, laquelle somme Us avaient bien payée déjà deux fois aux fermiers et gabelleurs romains, qui l’avaient fait monter en amassant et en accumulant toujours usures sur usures, jusques à la somme de six vingt mille talens, qui sont soixante-douze millions d’or (plus de 560 millions de francs). Parquoy ces gabelleurs et fermiers s’en allèrent crier à Rome contre Lucullus, disant qu’il leur faisait le plus grand tort du monde, et à force d’argent suscitèrent quelques-uns des harangueurs ordinaires à rencontre de lui ; ce qui leur était aisé à faire, pour autant mesmement qu’ils tenaient en leurs papiers plusieurs de ceux qui s’entremettaient des affaires à Rome. Lucullus réduisit les intérêts au taux légal de un pour cent par mois. Il annula tous les intérêts échus qui dépassaient le capital primitif. Il défendit, sous peine de déchéance pour le créancier, d’exiger les intérêts composés. En moins de quatre ans, ces règlements rirent rentrer les Asiatiques dans leurs biens[136]. Or, parmi les harangueurs ordinaires s’entremettant des affaires à Rome, et que les gabelleurs et fermiers, c’est-à-dire les publicains, tenaient en leurs papiers, se trouvait, il faut bien le dire, au premier rang Cicéron ; on ne manqua pas de l’utiliser pour se venger des sévérités de Lucullus. En conséquence, après avoir commandé, pendant sept années, l’Asie Mineure avec fermeté et justice, après avoir remporté plusieurs victoires sur Tigrane et sur Mithridate, Lucius Lucullus fut rappelé contre son gré à Rome en 686-68 ; et, à la suite du brillant discours de Cicéron pro lege Manilia, on lui refusa le commandement d’une nouvelle guerre qui s’annonçait en Asie, et dont il espérait être le général en chef. Ce fut sur la demande des chevaliers, ainsi que l’orateur le déclare lui-même, sans se rendre compte peut-être de toutes les odieuses passions qu’il servait, que la préférence fut donnée à Pompée dans les comices (687-67). Tous les jours, dit Cicéron, on apporte de cette province des lettres écrites à des chevaliers romains de la plus haute distinction, qui ont des sommes considérables engagées dans l’exploitation de vos revenus (quorum magnæ res aguntur, in vestris vectigalibus exercendis occupatæ), et qui, à cause des liens étroits qui m’attachent à l’ordre équestre, m’ont confié la tâche de conjurer les périls qui menacent les intérêts de la République et les leurs[137]. Lucullus resta en disgrâce ; Pompée fut choisi pour commander l’armée d’Asie. C’était l’homme des publicains, du moins ceux-ci le croyaient. Il devait être indulgent pour leurs exactions, lui qui avait trafiqué par millions dans tous les pays où l’avait amené la destinée, et qui s’était fait ainsi une immense fortune, par tous les moyens, quoiqu’on l’appelât l’honnête homme. Les publicains satisfaisaient du même coup leurs rancunes pour le passé, et leurs convoitises pour l’avenir. Nous laisserons les événements militaires se poursuivre avec Pompée en Asie, et, pour reprendre notre histoire des manieurs d’argent, nous fixerons notre attention sur certains passages de ce discours pro lege Manilia, qui peuvent compter, à notre point de vue, parmi les documents les plus certains et les plus concluants du sujet. Pour n’être pas tentés d’assouplir, plus qu’il ne le faudrait, le texte latin au langage de notre monde financier moderne, ou plutôt pour n’être pas suspectés de l’avoir fait, en présence d’un exposé que l’on croirait écrit de nos jours, nous suivrons, pour les passages transcrits en français, la traduction de M. Nisard. Nous reprendrons les expressions latines elles-mêmes, sur les points où devront porter nos observations. Dans son discours, Cicéron, après avoir annoncé qu’il parle comme mandataire des chevaliers et des publicains, démontre qu’il faut assurément les défendre pour eux-mêmes, mais que l’intérêt général l’exige plus encore parce que, de la prospérité de leurs affaires, dépend directement celle du peuple tout entier. Il entre, à cet effet, dans des considérations très caractéristiques de l’organisation financière de Rome ; il le fait dans des termes précis et avec une force de raisonnement simple et pratique, qui pourraient servir encore de modèle, en semblable occurrence, aux orateurs politiques et aux économistes contemporains. C’est ce qui explique, et qui nous fera pardonner, nous l’espérons, la longueur des extraits que nous empruntons à cette célèbre harangue[138]. Ne devez-vous pas, dit-il, insultés vous-mêmes et provoqués, défendre à la fois l’existence de vos alliés et la dignité de votre empire, surtout lorsqu’il s’agit de vos plus beaux revenus ? Car à peine pouvons-nous, avec les tributs que nous retirons des autres provinces, leur assurer protection, tandis que l’Asie, si riche et si fertile, l’emporte incontestablement sur tous les pays du monde par la fécondité de son sol, la variété de ses produits, l’étendue de ses pâturages et le nombre immense de ses exportations. Vous devez donc, Romains, si vous voulez faire face aux dépenses de la guerre et maintenir la dignité de la paix, mettre cette province en état de n’éprouver, et même de ne craindre aucun malheur. En toute autre chose, la perte n’est sensible que quand le mal est venu ; mais, en matière de tributs, la seule appréhension du mal est une calamité. En effet, quand l’ennemi est proche, et avant même qu’il ait exercé aucune hostilité, les troupeaux sont délaissés, l’agriculture est abandonnée et le commerce maritime suspendu. Ainsi, plus de droits à percevoir ni sur les ports, ni sur les récoltes (decumas, la traduction Nisard porte : les blés), ni sur les pâturages ; ainsi une simple alarme, la crainte seule d’une guerre font perdre souvent le produit de toute une année. Quelles sont, croyez-vous, les
dispositions et de ceux qui nous paient l’impôt et de ceux qui en exigent et
perçoivent le recouvrement, lorsque deux rois avec des forces considérables
sont à leurs portes ; lorsqu’une seule excursion de la cavalerie peut, en
quelques heures, enlever les revenus de toute une année ; lorsque les
fermiers de l’État sont troublés de la pensée qu’un immense péril menace les
nombreuses familles d’esclaves employés par eux dans les salines, dans les
champs, dans les ports et dans les magasins ? Quels revenus pensez-vous
retirer de là, si ceux-là même auxquels vous les affermez ne trouvent pas en
vous une garantie infaillible, non seulement, comme je vous l’ai dit plus
haut, contre les malheurs de la guerre, mais contre la crainte même d’un
malheur ? Considérez encore un fait important que je me suis proposé, en parlant de l’objet de la guerre, de signaler en dernier lieu à votre intention ; c’est qu’il y va, dans cette circonstance, de la fortune d’un grand nombre de citoyens. Il est, Romains, de votre sagesse, de les protéger efficacement. Les fermiers de l’État, tous nommes d’honneur et de naissance, ont transporté en Asie leurs valeurs et leurs réserves (rationes et copias), et il est nécessaire que vous couvriez de votre sollicitude ces biens qui constituent leur fortune. Car, si nous avons toujours estimé les revenus des provinces comme le nerf de la République, nous n’hésitons pas à dire que l’ordre qui les prélève est le soutien des autres ordres. Il est ensuite, parmi ces derniers, beaucoup de gens actifs et industrieux, les uns font le commerce en Asie et vous leur devez un appui sur une terre étrangère ; les autres ont de grandes sommes d’argent placées dans cette province, tant pour eux que pour leurs familles. Il est donc de votre humanité de prévenir les malheurs de tant de citoyens et de votre sagesse de sentir la solidarité profonde qui associe la République à la ruine de tant d’individus. D’abord, il vous servira peu que la victoire rétablisse les impôts perdus pour vos fermiers, puisque ceux-ci, après les spoliations subies, ne pourront plus se porter adjudicataires, et que d’autres ne le voudront pas par crainte de l’avenir. (Neque redimendi facultas erit, la traduction Nisard porte : ne pourront pas se libérer envers vous et que d’autres ne le voudront pas par crainte d’une semblable ruine.) Ensuite la leçon du malheur, l’expérience que nous avons acquise à nos dépens, au commencement de la guerre, dans cette même Asie et de la part de ce même Mithridate, ne doivent pas s’effacer de notre mémoire. Rappelons-nous qu’au moment des désastres essuyés par plusieurs de nos, concitoyens en Asie, à Rome, les payements étaient suspendus et le crédit tombé. Car, dans une seule cité, la destruction de la fortune de plusieurs particuliers, ne manque pas d’en entraîner une foule d’autres dans le même désastre. Sauvez l’État de cette catastrophe, croyez-moi, croyez-en ce que vous voyez sous les yeux. Le crédit qui vivifie le commerce dans Rome, et la circulation de l’argent sur notre place, dépendent essentiellement de nos opérations financières en Asie : les unes ne peuvent être bouleversées sans que les autres ne soient ébranlées par leur chute et ne s’écroulent avec elles. Balancerez-vous donc un instant à poursuivre, avec une infatigable ardeur, une guerre dans laquelle vous avez à défendre la gloire du nom romain, le salut de vos alliés, vos revenus les plus considérables, la fortune d’une foule de citoyens et la République elle-même ? Pour saisir complètement la portée de cette argumentation, comme pouvaient le faire les citoyens auxquels elle était adressée, il faudrait, comme eux, connaître l’état de la province d’Asie, particulièrement au point de vue des grandes entreprises sur lesquelles les préoccupations devaient se porter à la veille de la guerre. Nous allons donner, à ce sujet, les explications nécessaires. Des différences importantes existaient en ces matières, entre l’Asie et la Sicile, dont les Verrines nous ont dépeint la situation ; et il ne faudrait pas croire que nous connaissons les publicains d’Asie, par ce que nous savons de ceux de Sicile. Ces différences sont très marquées dans le passage du pro lege Manilia que nous venons de transcrire ; chaque phrase semble en signaler une distincte, c’est ce que nous allons faire ressortir, pour en tirer des conclusions. Elles se manifestent d’abord, en ce qui concerne le personnel. On est frappé des égards incessants avec lesquels Cicéron traite les publicains d’Asie, des hommages qu’il semble chercher à leur rendre à tout propos. Dans une seule page, il recommande leurs intérêts au peuple, à trois reprises et sous des points de vue chaque fois différents. Il veut qu’on leur épargne, même la crainte du mal dont ils pourraient être menacés ; qu’on songe à leurs biens, à leurs esclaves, à leur avenir pour eux-mêmes, per se, en même temps que pour la République. Il les appelle homines honestitsimi et ornatissimi ; il les considère comme l’appui des autres ordres, firmamentum ceterorum ordinum. C’est d’eux surtout qu’il semble qu’on doive s’occuper en préparant la guerre. Au fond, c’est bien dans ce but exclusivement que Cicéron parlait. Nous n’avons trouvé dans les Verrines rien de semblable, et cependant Cicéron était, dès ce temps, l’ami déclaré des chevaliers et des publicains du monde entier. La plupart du temps, au contraire, il objurgue les publicains de Sicile j il se plaint de ce qu’ils sont, par opposition à ce qu’ils devraient être ; il a, tout au plus, quelques mots gracieux, en passant, pour certains magistri. Or, cela ne vient pas seulement de ce que Cicéron parlait ici au nom des publicains, ce qui devait bien cependant compter pour quelque chose, ni de ce que Verres avait lamentablement choisi, par un étrange abus de pouvoir, les adjudicataires des impôts ; cela se rattache aussi au fond des choses, c’est-à-dire à la différence du régime des adjudications dans les deux provinces. Les publicains d’Asie sont de grands personnages, et ils sont, en effet, traités comme tels, parce que les sociétés qu’ils constituent sont des sociétés considérables qui se sont fait adjuger en bloc, entre autres choses, l’ensemble des impôts de la province ; qu’ils sont à peu près tous citoyens, habitants de Rome, où s’est faite l’adjudication, où les fonds se sont réunis et où l’affaire s’est organisée. Cicéron parle même d’eux, comme de gens qu’il parait connaître personnellement, et auxquels le peuple doit accorder tout naturellement son estime et son respect. En Sicile, il n’en était pas ainsi, nous l’avons vu. Les adjudications faites sur les lieux mêmes et fractionnées, n’étaient, par ce fait même, que des opérations restreintes. Les publicains n’étaient plus, là, de grands personnages ; ils étaient, eux et leurs associés, en grand nombre, des Siciliens ou des Italiens fixés dans la province ; Verres les a pris jusque parmi les esclaves de Vénus. La différence était encore plus sensible pour les simples associés bailleurs de fonds (socu non decumani) ; c’était vraisemblablement de Siciliens que se composaient, presque exclusivement, ces multitudes d’actionnaires, dont nous avons parlé et que nous allons retrouver ici, mais sous un tout autre aspect. Des différences analogues existaient conséquemment pour le matériel et les fonds. En Sicile, on a tout pris sur place, et ce qui constitue les avances des sociétés est moins considérable, parce que les entreprises elles-mêmes le sont moins ; Cicéron ne s’en occupe même pas dans les Verrines, quoiqu’il ait eu assurément l’occasion de le faire, dans ces discours écrits à loisir, où il paraît ne rien vouloir oublier. En Asie, au contraire, tout est arrivé de Rome, en même temps que ces très honorables publicains ; suas rationes et copias, in ilias provincias attulerunt ; ils y ont peut-être même amené ces grandes troupes d’esclaves, familias maximas ; il faut protéger ce matériel à tout prix ; per se res et fortunée curæ vobis esse debent. Les entreprises de l’Asie se relèvent donc en importance, à tous les points de vue, en comparaison de ce que nous avions vu en Sicile. Quelle que fut la ressemblance des deux provinces à l’égard des richesses du sol et du parti que les Romains avaient su en retirer, le régime des adjudications avait tout différencié, personnes et choses ; et, il faut le redire, sous ce rapport la Sicile était l’exception, c’était le régime de l’Asie qui était la règle ordinaire. Jamais, évidemment, l’ordre des publicains n’eût atteint le degré d’influence qu’il est impossible de lui méconnaître, dans les plus grandes affaires de la politique romaine, la confection des lois, le choix des magistrats et des généraux, la direction des guerres, si le fractionnement des entreprises et le recrutement local du personnel se fût produit d’une façon normale en Asie, et dans les autres provinces, comme en Sicile. Ceci devait être plus tard le procédé volontairement dissolvant de l’Empire. On peut donc affirmer que les discours où Cicéron a eu spécialement à s’occuper des publicains, par une heureuse fortune, nous ont amenés, avec l’Asie et la Sicile, aux deux degrés extrêmes de l’échelle, comme pour nous permettre de juger par là, ce que devaient être les situations intermédiaires ; et nous croyons, en effet, que la vérité est là[139]. En Asie, la ferme des impôts ost devenue une des plus grosses entreprises de l’État ; Il s’agit de vos plus grands revenus ; les impôts des autres provinces sont tels... que c’est à peine s’ils peuvent vous suffire... L’Asie, au contraire, est si riche... qu’on peut sûrement la mettre au-dessus de toutes les autres terres[140]. Aussi, nous voyons que la demande de réduction de l’adjudication de la ferme des impôts d’Asie fut discutée au Forum à plusieurs époques, et que César fit de cette demande un moyen d’influence de sa politique intérieure, pour arriver au pouvoir. Il résultait de cette organisation que le gouverneur de cette province devait traiter avec les compagnies de puissance à puissance, et qu’il restait souvent désarmé en présence de leurs abus ; que, le plus souvent, il laissait tout faire, par découragement ou par intérêt. Nous pouvons nous rappeler ce que les Asiatiques eurent à souffrir jusqu’à Lucullus, jusqu’à cette courageuse intervention que les publicains firent chèrement payer à son auteur, comme ils le firent pour bien d’autres. Voilà ce que nous pouvions signaler d’abord, dans le discours pro lege Manilia ; il nous montre, sous ces premiers aspects, l’état normal des entreprises de province, dans son plus grand développement. Mais ce qui présenté pour nous une importance prédominante, dans ce texte, ce sont les considérations d’intérêt public, les raisons d’État en vue desquelles l’orateur demande que les publicains soient défendus par les armées romaines, sous la conduite du général qu’il leur convient de choisir, et qu’il leur faut pour le salut de la république. Nous n’insisterons pas sur les observations très justement présentées par Cicéron, au sujet du rendement de l’impôt, des influences multiples auxquelles ce rendement est si facilement exposé, et de son importance pour l’État. Il y a là des vérités incontestables et utiles, que l’orateur met en relief avec autant de netteté que de force. Mais il ajoute que le peuple tout entier est aussi intéressé au salut des publicains que les publicains eux-mêmes. C’est ce que nous allons examiner de plus près. Relevons d’abord l’état et le nombre des spéculateurs qui exploitent la province. Ce sont, en première ligne, les negotiatores : des chevaliers, mais en majeure partie des plébéiens en voie de faire fortune, ou simplement des Italiens,, les successeurs ou les survivants de ceux dont Mithridate avait organisé la spoliation et le massacre en masse. Ceteris ex ordinibus homines gnavi et industrii partim ipsi in Asia negotiantur, quibus vos absentibus consulere debetis. Ceux-là sont absents de Rome ; ils trafiquent de leur argent à côté des publicains, se servant d’eux comme banquiers, banquiers eux-mêmes, ou marchands, ou usuriers ; mais opérant, pour la plupart, isolément et pour leur compte, à raison des règles de la société civile ou commerciale romaine, qui ne leur permettent pas d’étendre beaucoup les avantages de l’association. Nous ne les mentionnons ici que pour mémoire. Ils ne sont pas de ceux qui nous occupent. Mais, en outre de ces chevaliers et de ces negotiatores indépendants, d’autres spéculateurs sont restés à Rome. Ceux-là se sont bornés à verser leur argent, pour le placer dans les affaires d’Asie. Ils l’ont fait largement, sans doute, parce qu’ils ont vu de gros bénéfices à réaliser dans ces entreprises. Ils y ont placé leurs fonds et même ceux de leurs proches ; tout ce dont ils pouvaient disposer. Cela constituait d’énormes capitaux, car Cicéron réitère ses recommandations à ce sujet : Erit humanitatis vestræ magnum eorum civium numerum calamilate prohibere ; sapientias videre multorum civium calamitatem a Republica sejunctam esse non posse... fortunæ plurimorum civium eum Republica defendantur. Partim sua et suorum pecunias magnas collocatas habent. C’est dans ces valeurs innomées et ces énormes capitaux apportés de Rome dont parle le texte, que nous apparaissent les multitudines sociorum de Sicile, la foule des associés de second rang, non decumani sed socii ; en un mot, les actionnaires bailleurs de fonds, complément nécessaire de toutes les entreprises de grande étendue. D’abord les employés des publicains avaient eux-mêmes des partes, spécialement dans les entreprises asiatiques. Valère Maxime[141] nous l’a dit au sujet de l’un d’eux, Antidius, qui arriva plus tard au consulat. Ils étaient actionnaires, participes. Mais que seraient donc ces capitalistes, aux intérêts très importants desquels il faut veiller, et qui ne sont pas en Asie pour y veiller eux-mêmes, s’ils n’étaient pas aussi des participes. Ce ne sont pas, assurément, des associés de ces negotiatores opérant personnellement en Asie. Nous en avons fait déjà pressentir la raison. On ne pratique pas ce jus fraternitatis, caractéristique de l’étroite et personnelle société de droit commun, quand on est séparé par des centaines de lieues de distance. Toutes les règles du contrat de société auraient gêné, ou même rendu impossible une pareille combinaison. Ce ne sont pas davantage des bailleurs de fonds intéressés dans leurs bénéfices, car ce seraient des commanditaires, et la commandite simple n’est ni pratiquée, ni même probablement connue, dans les relations des particuliers. Caton avait eu le sentiment de ce qu’elle pouvait être ; son amour de l’argent le lui avait fait découvrir et tenter sur une très grande échelle, mais sous une forme compliquée en apparence, nous l’avons dit ; et cela n’avait pas été imité dans la pratique des hommes de son temps. Peut-être pouvait-on y comprendre, nous l’accordons, quelques prêteurs à intérêt ; mais ils ne devaient pas être nombreux. On ne livre pas à de simples negotiatores qui n’ont pas, pour la plupart, même le cens équestre, et qui s’en vont trafiquer, au delà des mers, des sommes considérables, pour en retirer le simple profit des intérêts que l’on pourrait obtenir autour de soi, au même taux légal et sans les mêmes dangers. Le mutuum, même avec les intérêts, ne peut pas prétendre, par sa nature, à de si aventureuses destinées ; les Français qui ont besoin d’argent à Londres, à Madrid ou à New-York, trouveraient difficilement, en France, de simples particuliers qui voulussent leur prêter de l’argent au taux légal. De tout temps, il y a eu d’autres procédés à suivre, en pareille occurrence. Peut-être y avait-il, nous voulons bien le croire, quelques fonds prêtés à la grosse, nautico fœnore, parmi ces magnas pecunias. Le nauticum fœnus, avec ses chances et son défaut de garanties présentes, donne, au moins, plus de latitude dans les bénéfices que le simple prêt. Mais ces bénéfices eux-mêmes sont réglementés comme des intérêts ; ils furent même fixés à un taux déterminé par la loi ; d’ailleurs, l’emploi de ce contrat particulier est limité au commerce de mer, aux grosses aventures des traversées ; or, il s’agit ici de sommes placées dans la province : quas in ea provincia collocatas habent. Si ce n’est ni la société ordinaire, ni la commandite, ni le prêt à des particuliers, ni le nauticum fœnus, qui peuvent expliquer la présence de ces énormes capitaux expédiés en Asie, de quoi donc peut parler Cicéron en les recommandant au peuple ? Tout devient simple et naturel pour nous, dans ce membre de phrase passé presque inaperçu jusqu’ici, considéré comme sans importance, et négligé, quoiqu’il présentât, à raison des proportions que lui a données très volontairement l’orateur, les éléments d’un fait considérable. Tout devient clair, non seulement par suite des éliminations que nous venons de faire sûrement, et qui nous indiquent ce qui n’était pas et ne pouvait pas être ; mais aussi et surtout, parce que pour nous, tout démontre directement la vérité, sur ces grosses sommes exploitées au profit des capitalistes romains. Ce sont les partes des grandes compagnies, les actions des souscripteurs de Rome. Il ne faut pas oublier, en effet, que les publicains sont là, échelonnés sur tout le territoire de la province d’Asie, avec leurs immenses ressources ; non seulement ils exploitent en bloc les impôts de la plus riche des provinces, mais ils exploitent aussi les salines, les fonds de terre, les mines, les douanes. Ils y ont des troupes d’esclaves, les unes attachées au travail du sol, d’autres au trafic des ports et des entrepôts commerciaux. Comment auraient-ils pu suffire seuls, aux avances nécessitées par ces entreprises énormes et diverses, quelque nombreux, quelque riches qu’ils fussent individuellement ? Dès le début de sou discours, Cicéron semble même s’être expliqué à cet égard, aussi clairement que possible, en parlant de ces chevaliers romains restés à Rome, qui reçoivent tous les jours des nouvelles d’Asie et quorum magnæ res aguntur, in vestris vectigalibus occupatæ. Ces mots ne semblent-ils pas se référer spécialement aux associés de capitaux, c’est-à-dire aux gros actionnaires des sociétés vectigaliennes ? C’est évidemment à ce grand nombre d’intéressés aux affaires des publicains et à ces gros capitaux exportés par eux, que Cicéron fait allusion, lorsqu’il appelle les publicains firmamentum ceterorum ordinum. Il n’aurait pas dit cela d’eux, s’ils n’eussent été que des collecteurs d’impôts ou des entrepreneurs de travaux publics. Souvenons-nous du mot de Polybe, encore vrai du temps de Cicéron : pœne ad unum omnes... quæstu inde faciendo sunt impliciti. Souvenons-nous de ce que nous dit Cicéron lui-même, lorsqu’il place les affaires des publicains, publica sumenda, parmi les sources normales des revenus des particuliers. Tout cela, Cicéron le disait dans un langage très intelligible pour les Romains, pour les citoyens qui l’entouraient, tous parfaitement instruits des spéculations que l’État mettait à leur portée, par le fait des grandes sociétés adjudicataires. Il faut se placer dans la même situation que ceux qui écoutaient le grand orateur, pour comprendre à demi mots les choses qu’il n’avait pas à leur expliquer, et qu’après dix-neuf siècles, nous ne pouvons reconstituer sûrement, que par la réflexion, les recherches, et à la lumière des faits analogues qui nous environnent de toutes parts. Si la guerre arrête la levée des impôts d’Asie, et chasse les esclaves des publicains de leurs chantiers, la fortune publique est menacée, non seulement parce que l’État perdra ses plus abondantes ressources, mais parce que les chevaliers seront atteints, et, avec eux, les capitalistes des autres ordres, compromis dans leur chute ; voilà ce qu’explique Cicéron à ses concitoyens, bien à même de le comprendre. On pourrait considérer, comme écrits en vue de nos plus terribles crises contemporaines de la bourse, ces mots prononcés il y a près de deux mille ans : Non enim possunt in una civitate multi rem atgue fortunas amittere, ut non plures secum in eamdem calamitatem trahant... ut eodem labefacta motu conciliant. C’est à Rome, sur le Forum, que se centralisa le crédit et le mouvement des fonds et que s’établit le cours des valeurs. Ce crédit et ce mouvement de fonds qui fonctionnent sur le Forum, se combinent avec les entreprises asiatiques et ne peuvent être séparés. Hæc fides atque hæc ratio pecuniarum, quæ Romæ, quæ in foro versatur, implicita est cum Asiaticis pecuniis et cohæret. Tous les détails de nos administrations financières se montraient, en principe ou en fait, chez les grands spéculateurs de Rome. On n’avait ni les télégraphes pour se tenir au courant des affaires, et fixer les cours, ni même les postes publiques au moins dans les régions aussi lointaines que celles de l’Asie, et dans les temps anciens[142]. Mais nous savons que les compagnies avaient leurs services de courriers mieux organisés parfois que ceux de l’État, et qui, tous les jours, apportaient les nouvelles des provinces les plus éloignées, au personnel de la direction. Cicéron et Cérellia son amie[143], avaient eu, à une certaine époque, des centaines de mille sesterces colloquées en Asie, comme nous avons, nous autres, des fonds sur les chemins de fer ou sur les canaux de l’Orient et de l’Occident, dans les deux mondes. Nous aurions eu des préoccupations semblables à celles des participes romains, si l’on était venu, par exemple, nous menacer d’une guerre en Egypte, au moment où le percement de l’isthme de Suez s’accomplissait avec les capitaux français. Et les publicains avaient, en sus des grands travaux, l’exploitation des impôts de l’univers, pour occuper les financiers et faire fructifier les capitaux de Rome. On faisait de nouveaux appels de numéraire tous les cinq ans, au renouvellement des adjudications vectigaliennes ; et les fonds affluaient à Rome, pour se répandre et devenir démesurément féconds sur tous les points du monde conquis. Le régime de la Sicile était un adoucissement de la règle commune, spécialement pour les impôts directs prélevés par les Decumani ; celui de l’Asie, c’est la puissance des publicains dans toute son expansion. C’était le régime du droit commun et les procédés pratiqués dans tous les pays ; mais en Asie certainement, avec bien plus d’ampleur que dans toutes les autres provinces. § 7. — Opinions personnelles de Cicéron sur les publicains ; ses relations avec diverses compagnies.Cicéron est certainement, de tous les écrivains de l’antiquité, celui qui nous a parlé le plus et le mieux des publicains. Il ne faut pas s’en étonner. Il fut plus à même qu’aucun autre, de le faire très clairement et très pertinemment ; mais, il faut l’avouer, il ne le fit pas toujours sans des préventions en différents sens. Sa nature très impressionnable, les influences variables du dehors, les intérêts très divers de ses causes au barreau et ceux de ses propres affaires, les changements assez sensibles dans sa ligne politique, l’ont souvent porté à se contredire, soit dans ses plaidoiries, soit dans ses discours, particulièrement à leur sujet. Il ne cessa, d’ailleurs, jamais, d’avoir avec eux les relations les plus suivies. Nous croyons avoir démontré que ce fut là l’origine des innombrables millions qui passèrent par ses mains, et cela aussi dût se faire sentir, quelquefois malgré lui-même, dans les actes de sa vie publique et dans la rédaction de ses grands ouvrages. Mais si, laissant de côté le langage de l’avocat, ou celui de l’homme politique, ou les œuvres du publiciste, nous étudions Cicéron dans l’abandon de ses correspondances amicales, ou dans les actes libres de sa vie privée, nous pourrons nous fixer peut-être plus sûrement, sur ce qu’il faut penser de cette puissance des publicains, si incontestable, mais si diversement qualifiée par le grand orateur lui-même. Trouverons-nous là le fond de sa pensée, ce que nous pourrions appeler son opinion personnelle ? En vérité, nous croyons qu’elle ne s’y montre pas souvent au plein jour, et il faut même là, dans ses écrits les plus intimes, chercher sous les mots ce qu’ils ne disent pas toujours absolument. Cicéron n’est jamais entré dans de grandes confidences sur ses bonnes ou mauvaises fortunes à la bourse. Il disait seulement à ses amis, suivant les moments, qu’il était dans la gêne, ou bien il se réjouissait, et étalait à leurs yeux ses prodigalités. Ainsi, il ne donnait pas le détail de ses affaires avec les publicains, quoiqu’il parlât d’eux très souvent et qu’il déclarât les voir tous les jours au Forum. Nous ne trouvons à cette discrétion rien que de très naturel ; c’est ainsi que les choses se passent d’ordinaire, dans la carrière pleine de péripéties, des gros joueurs, qui aiment instinctivement à laisser leurs opérations dans le mystère à l’égard du public. Ce qu’ils ne peuvent maîtriser, c’est le besoin de dépenser vite ce qu’ils ont gagné en tentant la fortune. Cicéron n’était pas plus à l’abri de cette faiblesse que de bien d’autres ; nous avons eu l’occasion de le constater souvent dans sa vie. D’ailleurs, il était trop impressionnable pour être un homme absolument dissimulé. Si l’on examine froidement ses lettres de diverses natures, lettres d’amitié, lettres de recommandations, lettres d’affaires, ou bien lettres toujours un peu guindées, d’un frère qui protège, et veut, à tout prix, conseiller son frère en politique, ou encore si l’on scrute les récits qu’il fait, de ses propres actes, ce qui domine certainement, dans ses sentiments sur les publicains, c’est la crainte de se brouiller personnellement avec eux, ou de les éloigner de sa politique. On sent qu’il les considère comme nécessaires à la prospérité de ses intérêts de toute nature, et, même dans ses confidences les plus intimes, il en parle de parti pris, avec les plus grands égards, alors même qu’ils ne le méritaient nullement. Quant au personnel des sociétaires importants, d’abord, ou des forts actionnaires, qui magnas partes habent, Cicéron les connaît en très grand nombre, et parle d’ordinaire au superlatif, des relations d’amitié qu’il a avec eux. C’est ainsi qu’il écrit à son gendre Crasippès, questeur en Bithynie : Je t’ai recommandé de vive voix, aussi chaudement que je l’ai pu, les sociétaires de Bithynie... ; il y en a beaucoup parmi eux, qui sont tout à fait mes intimes (valde familiares), en particulier celui qui, en ce moment-ci, est à leur tête, Rupilius, leur directeur (magister)[144]. Dans une autre lettre, datée de son gouvernement de Cilicie, en 703-51, il écrit à un gouverneur de province, Silius[145] : J’ai une grande amitié et une affection inaltérable pour Terentius Hispon, qui remplit les fonctions de pro magister de la Société des pâturages ; nous nous rendons de nombreux et importants services mutuellement (multa et magna inter nos officia paria et mutua inter cedunt...) Je suis aussi dans les relations les plus affectueuses avec la plupart des sociétaires... Si tu te conformes à mes désirs, tu seras agréable à mon cher Hispon ; ainsi, tu créeras un nouveau lien entre la Société et moi ; et toi-même, tu pourras aussi obtenir les précieux services d’un homme très reconnaissant, de sociétaires qui sont dans les situations les plus considérables, et tu m’obligeras moi-même, par un bon office du plus haut prix. Gratissimi hominis, et ex sociorum gratia hominum amplissimorum, maximum fructum capies et me summo officio affecerii. Ces lettres seraient-elles de simples recommandations sollicitées ? C’est fort possible. Les hommes se ressemblent si bien entre eux, sous certains rapports, même à des siècles de distance ! Mais elles contiennent des expressions si énergiques, elles sont écrites avec une chaleur de style si caractérisée, qu’évidemment celui qui les a faites y attachait un intérêt personnel. Sans doute, en arrivant au Forum, tous les jours, c’est vers le barreau que Cicéron se dirige naturellement, ou bien vers les groupes d’hommes politiques, les conciones, suivant qu’il y va comme avocat ou comme homme public. Mais ce n’est pas sans s’arrêter d’habitude avec les grands seigneurs de la finance, avec les magistri, les boni homines, les diteis de Plaute, qui sont là aussi très régulièrement. Il y va, nous le savons bien, ut opes augeantur ; et il le faut, pour qu’il puisse tenir son rang et satisfaire ses fantaisies, puisque le barreau et la politique ne rapportaient rien par eux-mêmes. Et c’est pour cela qu’il peut parler de summa familiaritas consuetudoque, à l’égard d’un directeur ; de summa necessitudo cum sociis scripturæ, et en dire : utor familiarissime. Il faut ajouter que Cicéron ne parlerait pas ainsi de ses relations personnelles si elles n’étaient qu’utiles à ses intérêts, et si son insatiable vanité n’y trouvait pas quelque peu son compte. Il ne peut donc y avoir aucun doute ; c’est dans les rangs les plus élevés de la société romaine, avec les consulaires et les hommes en vue, et même dans leur familiarité que vivaient les publicains de marque, ceux qui partageaient leur vie entre Rome et la province. C’est encore un intéressant rapprochement à faire avec notre temps. La vieille aristocratie de naissance s’efforçait, par ses relations et ses mariages, de remettre ses finances à flot, pendant que, de leur côté, les financiers se prêtaient à cette fusion nouvelle et l’entretenaient par l’éclat de leurs fêtes. Les premiers retrouvaient la fortune, les autres cherchaient dans ce contact des satisfactions pour leur orgueil ou leur vanité. Le mariage entre patriciens et plébéiens avait été défendu, non seulement par les mœurs, mais encore par le droit civil, jusqu’en 310-444 ; il fallut que la loi Canuleia vint supprimer cette prohibition. C’était dans la haute société romaine l’indice d’un mouvement qui fut, en s’accentuant de plus en plus, dans le sens de la fortune. C’est là un point fort important, à notre avis, parce que, ne l’oublions pas, dans le monde romain, tout est classé avec une régularité parfaite ; l’existimatio, la considération est l’un des éléments non seulement du rang social, mais même de la situation qu’on occupe personnellement, dans la politique, et jusque dans le droit privé. Les lois de Justinien prouvent que cet état des mœurs s’était perpétué sous l’Empire. Mais Cicéron élève encore bien plus le ton de ses paroles, lorsque, des associés, il passe aux compagnies elles-mêmes. Le style dithyrambique de ses discours que nous connaissons, flos eguitum, ornamentum civitatis, firmamentum reipublicæ[146], passe presque dans ses lettres intimes. A son frère Quintus, il écrit : Heurter de front les publicains, ce serait nous aliéner l’ordre auquel nous devons le plus. A son gendre, il demande pour les compagnies, le même respect et les mêmes égards : Cette compagnie, lui écrit-il, constitue, par elle-même et par ceux qui la composent, la partie la plus importante de Rome, quæ societas ordine ipso, hominum genere, pars est maxima civitatis[147]. Il ne dissimule pas qu’il leur doit personnellement beaucoup. Vous pouvez être assuré, écrit-il à son gendre, que non seulement j’ai toujours fait beaucoup et de très grand cœur pour l’ordre tout entier des publicains, mais que cela je devais le faire, à cause de tout ce que cet ordre a lui-même fait pour moi[148]. C’est le langage de la plus sincère reconnaissance. La conduite de Cicéron à l’égard des publicains prouve bien plus encore que ses paroles, si c’est possible, combien il se considérait comme intéressé à se ménager leur attachement. Son honnêteté naturelle se révolte parfois, et il est prêt à s’opposer aux abus des compagnies, en province comme à Rome ; mais il se souvient tout de suite des conseils dont il a comblé lui-même son frère Quintus : Epargner les provinciaux et ménager les publicains, c’est le fait d’une vertu divine. Obtenez des provinciaux, vous leur bienfaiteur, vous à qui ils doivent tout, de ne pas troubler la bonne amitié qui nous lie avec les publicains[149]. De tout temps, il avait cherché à s’attirer leurs bonnes grâces. Il répétait à tout venant que d’eux dépendait en grande partie le régime de paix et de conciliation qu’il avait poursuivi pendant son consulat, et dont il ne cessa depuis de se faire gloire. C’est encore à son frère qu’il écrit : Les publicains d’Asie m’aiment beaucoup parce qu’ils savent que je leur suis tout dévoué, et parce que, comme homme d’affaires, ils se souviennent qu’ils doivent à mon consulat la conservation de leurs richesses. Aussi, lorsqu’il partit à son tour pour son proconsulat de Cilicie, il avait préparé quelques réformes, mais très prudemment ; et cependant, il n’eut pas le courage de les réaliser. Il avait songé, notamment, à mentionner, à l’exemple de Bibulus, dans son édit, qu’il n’observerait les conventions faites entre les publicains et les provinciaux, pour le mode de perception de l’impôt, que si elles étaient exemptes de fraude ou de violence. Atticus lui avait fait observer que cette formule était blessante pour les publicains, nimis gravi prejudicio in ordinem nostrum ; il la supprima et maintint l’édit ancien de Mucius Scævola, qui disait en termes plus doux : Si negotium gestum est, ut eo stari non opporteat, ex fide bona[150]. On ne prévoyait plus le dol et la fraude, mais seulement les considérations de bonne foi. C’était mettre beaucoup de délicatesse dans les formes, pour des gens eux-mêmes aussi peu scrupuleux sur le choix des moyens. Cicéron dut continuer ces bons procédés pendant tout son proconsulat, car il resta l’ami des publicains. Nous avons vu qu’il confia même les économies faites pendant son séjour en province à leurs collègues d’Ephèse. M. d’Hugues, dans un livre très consciencieux et aussi savant que distingué par son mérite littéraire, a étudié Cicéron particulièrement dans son proconsulat de Cilicie. M. d’Hugues est un admirateur et un ami de Cicéron, il le défend contre ses détracteurs de tous les temps et de tous les pays, et voici cependant, ce qu’il est obligé de reconnaître avec sa parfaite bonne foi : L’imperator ne dédaignait pas d’appeler l’attention de ses amis, Atticus, Cœlius ou Caton, sur les moindres particularités de ses hauts faits militaires. Le proconsul garde un silence discret sur le menu de ses actes administratifs, et, en ce qui concerne les publicains, il affecte de s’en tenir aux généralités les moins compromettantes pour lui-même et pour les autres. Atticus qui avait, à n’en pas douter, un intérêt direct dans les opérations des compagnies Ciliciennes, et à qui on ne pouvait, par conséquent, refuser le droit d’être exactement renseigné sur le rendement des impôts, sur les conditions des syngraphæ, sur le mode de payement des dettes contractées par les provinciaux, Atticus n’obtient pas de son ami, sur toutes ces questions qui l’intéressent tant, des renseignements plus précis ni plus complets, que la plupart des correspondants du proconsul. J’ai comblé tous les vœux des publicains, lui dit Cicéron, ou bien encore : Les publicains tiennent à moi comme la prunelle de leurs yeux. Formule vague, banale, qui en dit à la fois trop et trop peu. Un seul passage d’une lettre à Atticus nous autorise à croire qu’il s’efforça, au moins une fois, de concilier, autant que possible, la politique et la justice dans ses rapports avec les publicains[151]. En effet, Cicéron s’opposa à ce qu’on pût imposer aux contribuables retardataires, un intérêt supérieur à douze pour cent par an ; et il se vante d’être resté néanmoins l’ami de tous : Ils sont si bien avec moi qu’il n’en est pas un qui ne se croie mon meilleur ami... ; d’ailleurs, je les traite au mieux ; je les accable d’honnêtetés, de louanges, de caresses... Ils reçoivent de moi force compliments et des invitations fréquentes[152]. Faut-il pardonner à Cicéron cette attitude presque humiliée ? Nous ne le rechercherons pas, mais nous sommes d’avis que la fin ne justifie pas toujours les moyens. Ce qui est évident, c’est que Cicéron se garda bien d’entamer la lutte avec les publicains, comme l’avaient fait notamment Mutius Scævola et son courageux questeur Rutilius Rufus[153]. Il se courba en acceptant la théorie du moindre mal, parce qu’il trouvait devant lui des maîtres encore tout-puissants, même a une époque on ils avaient perdu leur principal moyen d’autorité effective, le droit exclusif de juridiction criminelle ; et, il faut bien le dire, c’étaient des gens à qui il devait trop, pour rester indépendant à leur égard. Cicéron fut l’avocat des publicains, et, en même temps, leur client ; il ne cessa d’être leur ami, par ses relations, par son origine provinciale, par son titre de chevalier, par sa politique d’apaisement ; il fut leur orateur politique. Il occupait un rang aussi considérable par son talent que par sa fortune et par sa situation dans l’État, et cependant, il les adula constamment de toutes manières, ne redoutant évidemment rien tant que de les froisser par ses paroles, ses écrits ou ses actes. En vérité, dit encore M. d’Hugues, l’histoire de la juridiction de Cicéron en Cilicie n’est guère autre chose que le récit navrant des luttes engagées entre sa conscience, qui lui ordonnait de protéger les intérêts des provinciaux, et la nécessité politique qui le conduisait, malgré lui, à les pressurer, pour ne pas nuire aux personnages illustres dont la déconsidération eût entamé le prestige et compromis le salut de la République. Au surplus, en agissant ainsi, il faisait ce que fit à peu près tout le monde à l’égard de cette puissance financière avec laquelle Pompée, César, tous les hommes les plus puissants, seront obligés de compter jusqu’à l’empire. Il n’y a donc pas de doute possible, les sociétés de publicains occupaient la tète du monde romain encore au temps de Cicéron, et nous nous souvenons que lorsque le grand orateur dépeint, au retour de l’exil, le cortège de ceux qui se sont rendus au devant de lui, c’est dans ces conditions qu’il les traite. Au grand étonnement de ses traducteurs qui, ne le comprenant pas, se sont permis de le corriger, comme nous l’avons déjà fait remarquer, c’est aux societates qu’il donne le pas, à plusieurs reprises, après le Sénat, sur tous les ordres de l’État. Omnes societates, omnes ordines[154]. Nous allons assister aux dernières luttes de la liberté et des énergies individuelles qu’elle suscite, contre le despotisme d’un pouvoir unique qui s’impose. Mais telle est la force vitale de ces grandes compagnies financières, qu’elles seront, de toutes les puissances de l’État, les dernières à succomber sous les coups d’un pouvoir qui saura se rendre inexpugnable, en restant aussi odieux qu’absolu pendant plusieurs siècles. M. de Vogué[155] écrivait naguère à propos de l’histoire de notre temps : Toute réunion d’hommes, qu’elle le veuille ou non, est toujours en travail d’une aristocratie qui puise ses éléments dans La force prépondérante à l’heure où elle se constitue. Or, sur la table rase, il n’est resté qu’une puissance indiscutable, permanente : l’argent. L’influence des anciennes mœurs avait disparu, l’argent était monté, d’une poussée irrésistible, au sommet du corps social, comme monte au-dessus du taillis un arbre en pleine sève quand on abat les voisins qui lui disputaient l’air et la lumière. On croirait cette description pittoresque de notre fin de siècle, écrite en présence de ce qui se produisit à l’égard de la féodalité financière des publicains de Rome, qui resta seule debout, seule inébranlable, couvrant tout de son ombre malsaine, longtemps avant et mime durant les dernières péripéties des dictatures militaires. § 8. — Dernières guerres civiles. Lois judiciaires. Pompée, César et l’Empire.Depuis qu’il était devenu possible aux généraux d’attacher à leur personne et à leurs ambitions politiques, des armées de vétérans fanatisées par la victoire, c’en était fait du repos et de la sécurité de l’État. Cette innovation périlleuse, qui remontait à peine aux réformes de Marius, ne devait pas tarder à porter le dernier coup à la République et aux anciennes institutions de Rome. Nous avons déjà pu le constater par l’attitude belliqueuse et hostile que prenaient, à la tête de leurs soldats aguerris et exigeants, les généraux retournant triomphalement, des divers points du monde romain, sur le sol de l’Italie. Les armées romaines en vinrent à combattre entre elles, pour la cause politique de certains de leurs chefs, comme elles avaient pris l’habitude de le faire contre les ennemis du dehors. Au surplus, chacun de ces généraux mis en relief par le succès, avait ses partisans dans la ville. C’étaient des confréries closes et presque militaires, qui avaient leurs chefs, leurs intermédiaires tout trouvés dans les principaux ou scrutateurs des tribus... Les clubs, la guerre des clubs avaient remplacé les partis et leurs luttes[156]. L’intrigue, la vénalité et, pour tout achever, la force des armes, devinrent les seuls et véritables maîtres de ces groupes, de ces hétairies, où les généraux ambitieux trouvaient des alliés tout prêts à se joindre à leurs troupes, pour les batailles sanglantes du Forum et des rues. Plus tard, les armées de prétendants se poursuivront aux extrémités du monde. Ainsi, la marche des événements se continuera, au grand préjudice de l’État, par des alternatives de dictature de fait et d’anarchie, jusqu’au moment où l’un de ces chefs d’armées victorieuses, plus habile et plus fort que les autres, franchira le Rubicon, et fera du despotisme militaire, le régime définitif que se transmettront les empereurs, à Rome et puis à Constantinople. L’influence des chevaliers manieurs d’argent avait été l’un des éléments les plus actifs de cette dissolution des mœurs publiques. La morale de l’intérêt, nous n’avons cessé de le dire et de le constater par les faits de cette histoire, est courte dans ses vues. De même que les cours de la bourse ne s’impressionnent guère, que par les faits qui s’annoncent à brève échéance, les événements que cherchent à susciter les faiseurs de trafics, ne sont organisés par eux, qu’en vue de résultats suivis de bénéfices positifs et immédiats. Qu’importe pour eux l’avenir ? Et alors même que les agioteurs étendent leurs conceptions, ils pensent ou affirment d’ordinaire, que les questions de sentiment ne doivent pas compter en affaire ; tout se réduit pour eux à des combinaisons et à des calculs. Quand ils abusent de ces procédés volontairement étroits et à courte vue, de ce scepticisme en morale, de cette négation de tout sentiment supérieur, et aussi de leur foi complète dans le succès des expédients habiles, le temps se charge, le plus souvent, de leur faire à certains jours courber la tête, et les force à subir la loi de la vérité méconnue. L’histoire des financiers de Rome contient de hauts enseignements à cet égard. Ainsi, lorsqu’à la suite de la harangue de Cicéron, faite sur l’insistance passionnée des chevaliers et des publicains, la loi Manilia conféra à Pompée le commandement de l’armée d’Asie, en 688-66, on voyait bien que Pompée courait à la dictature, et que cette mesure, venant ajouter de nouveaux pouvoirs à ceux qu’il tenait déjà de la loi Gabinia, mettait à sa disposition les plus sûrs moyens d’arriver à la puissance souveraine[157]. On ne s’arrêta pas à ces considérations patriotiques, devant lesquelles toutes les autres auraient dû s’effacer, et l’on oublia la perspective menaçante d’un despotisme que tout le monde redoutait. Les chevaliers surtout n’en eurent aucune préoccupation, parce qu’ils trouvaient, dans le choix de Pompée, des garanties pour leurs opérations actuelles, le plaisir de la vengeance contre Lucullus qui les avait combattus, et, par là, un nouvel avertissement donné aux gouverneurs de l’avenir, qui auraient pu être tentés de leur faire obstacle. Désormais, avec les régimes de militarisme et de démagogie qui ont envahi le pouvoir et l’occupent tour à tour, ou même simultanément, ce ne sont plus les ordres, le Sénat, les chevaliers, la plèbe, les comices, les magistrats qui gouvernent. Tout cela n’est plus qu’un vieux reste de moyens affaiblis dont se servent alternativement, suivant leur habileté et leurs besoins, les factions ou les généraux en passe d’occuper le pouvoir. Quant aux publicains, ils continueront, en province surtout, leurs exploitations et leurs abus, tant qu’il n’y aura pas une autorité établie qui ait le courage et le temps de s’occuper d’eux, et de les mettre à la raison. Pour le moment, ceux qui se disputent la direction de l’État pensent surtout à la garder et à en tirer profit. Ils n’ont guère souci des financiers de toute espèce, que pour éviter de les indisposer par des actes de surveillance gênante, à moins qu’ils ne cherchent à les attirer à leur cause par des faveurs. Seulement les événements se font sentir sur le marché, et le taux de l’intérêt reçoit de violentes secousses[158], qui se répercutent, avec la variation du cours des partes, jusque dans les rangs de la plèbe. Les désordres de la politique et les troubles servent d’ordinaire aux concussionnaires et aux dilapidateurs. Quelquefois, il est vrai, les abus, ou ceux qui les commettent changent de nom, en temps de crises révolutionnaire ; ce ne fut pas le cas pour les publicains, qui gardèrent et leur nom et leurs procédés, dans leurs rapports avec la matière à exploiter, et dans la limite où on leur permit de le faire, au milieu des troubles de l’État. Mais dans les rapports officiels avec l’autorité législative et judiciaire, depuis Sylla, tout était changé pour eux. Les moyens réguliers et les formes légales dont ils se sont servis pendant longtemps, pour assurer un cours paisible à la série de leurs déprédations, vont leur faire défaut ; et leurs rapines seront soumises, comme toutes choses, aux caprices des maîtres du jour. Ce sera, à la vérité, sans grand dommage pour eux ; mais, du moins, ils ne donneront pas à leurs crimes le caractère odieux d’être accomplis au nom de la légalité et du droit. Ils commettront leurs dilapidations, à la faveur de celte instabilité du pouvoir qui devient une véritable anarchie. Le temps est passé, où l’on obtenait des comices, conscients de leurs actes, même de leurs méfaits, des lois judiciaires à l’abri desquelles le parti vainqueur pouvait, en sécurité, tout se permettre. Désormais, les lois seront proposées par des magistrats ou des citoyens sans personnalité propre ; elles seront votées par des comices achetés ou asservis par un homme ou une faction ; et pendant que Sylla, Pompée ou César seront au pouvoir, c’est sous leurs noms que l’on pourra successivement réunir en bloc toutes les lois rendues, parce qu’elles seront faites dans leurs vues et exclusivement sous leurs ordres. Sylla avait été le véritable créateur de ce régime nouveau, dont le peuple romain ne devait plus pouvoir se débarrasser par ses propres forces. Les despotes ne sont plus guère, après Sylla et Marius, d’aucun parti ; ils se servent à peu près de tous, suivant les circonstances et les affinités de leur tempérament, pour les soumettre, au besoin, les uns par les autres ; mais ils n’acceptent la prépondérance d’aucun, parce qu’ils y pourraient trouver des compétitions gênantes, dont ils ne veulent pas. Il devait résulter de ces mœurs nouvelles, que l’on apporterait, dans la composition des tribunaux, une pondération apparente qui en était depuis longtemps odieusement exclue. Il ne devait rester debout qu’un seul principe, c’est que la fortune est la source de tous les privilèges ; par suite, le cens reste la base sur laquelle devra invariablement s’établir le recrutement du pouvoir judiciaire ; c’est toujours la même hiérarchie de la politique romaine, sous tous ses aspects. Les publicains en profiteront encore. Ainsi, les lois judiciaires ne seront plus faites principalement en vue des publicains, pour on contre eux, suivant les temps ; elles auront donc, désormais, moins d’intérêt au point de vue particulier de notre histoire. Si les juges manquent de justice, ce sera plus leur faute que celle des lois judiciaires. Sous ce rapport, on peut dire qu’au temps des guerres civiles la législation fut en progrès ; mais il n’en fut pas de même des mœurs, et nous assisterons bientôt à ce triste spectacle des tribunaux envahis par la soldatesque ou les factions armées. A quoi servent les progrès de la législation, là où les mœurs ne portent plus avec elles que le mépris des lois ? Quid leges sine moribus ? Malgré tout cela, nous devons donner quelques indications précises sur celles des dispositions des dernières lois judiciaires de la République, qui témoignent d’une tendance politique à l’égard des chevaliers. La première réforme importante apportée à la loi judiciaire de Cornélius Sylla, le fut par la loi Aurélia, d’Aurelius Colla, qui fut bientôt suivie de quelques autres, notamment de diverses lois de Pompée et de César. Les tribunaux des causes criminelles, qui ne se recrutaient que parmi les sénateurs, se constituèrent, en vertu des lois nouvelles, d’éléments pris dans divers ordres. On resta, par la suite, fidèle à cette idée, et on chercha même à y apporter progressivement des améliorations pratiques. Velleius Paterculus, résumant en une phrase l’histoire des lois judiciaires, a écrit : Gracchus avait enlevé la judicature au Sénat, pour la transférer aux chevaliers. Sylla la rendit aux sénateurs. Cotta la partagea également entre les deux ordres[159]. Dion Cassius[160] déclare que la plèbe elle-même était représentée dans les tribunaux de la loi Aurélia. Mais pour que le principe ploutocratique fondamental ne fut pas méconnu, Cicéron fait observer que, dans les lois judiciaires d’Aurelius, comme plus tard dans celles de Pompée et de César, on n’était admis à faire partie de l’ordre des juges que dans les limites minimum d’un cens déterminé. Dans ces conditions, les publicains durent encore être traités avec beaucoup de ménagements par les tribunaux, dans lesquels les plébéiens eux-mêmes n’étaient que des riches. Et ce qui nous le prouve, c’est la haine et les malédictions dont les publicains restèrent encore l’objet, sur tous les points du monde romain, à raison de leurs excès. Lorsque la loi Aurélia fut faite, en 684-70, Pompée et Crassus revenaient tous les deux à Rome, à la tête d’armées dévouées et victorieuses. Egalement avides du pouvoir, les deux rivaux s’étaient fait nommer consuls la même année, et leurs troupes, sous prétexte d’attendre le jour du triomphe, campaient sous les murs de la ville. Ces deux généraux avaient considéré comme de bonne politique, en ce moment là, de faire alliance avec les financiers et la démocratie, afin de renverser toutes les institutions oligarchiques de Sylla. Le tribunat fut rétabli dans tous ses pouvoirs, la censure restaurée ; la multitude fut de nouveau nourrie aux frais du Trésor, c’est-à-dire aux dépens des provinces ; les publicains furent remis en possession des fermes de l’Asie. C’est à ce mouvement contre les actes du dictateur, que se rattache la loi judiciaire dont nous nous occupons. Elle fut faite principalement sous l’influence de Pompée. On aurait pu croire que le Sénat en serait exclu, comme à l’époque des Gracques ; il en eût été probablement ainsi, si Pompée eût été seul ; mais il avait à compter, en ce moment, avec son puissant collègue, et l’on pense que c’est vraisemblablement à l’influence de Crassus et de ses amis que le Sénat dut de n’être pas complètement exclu de l’Album[161]. Ainsi, la loi Aurélia fut votée sous la pression de deux armées ; elle rentre bien, par son caractère, dans la nouvelle série de ces lois où les anciens partis politiques n’exercent plus qu’une influence indirecte. Au fond, on est d’accord sur les caractères généraux de la loi Aurélia ; il n’en est pas de même, en ce qui concerne quelques points spéciaux, mais importants de ses dispositions. Ce serait s’égarer et sortir du cadre de notre histoire des publicains, que de suivre les historiens et les juristes, dans ces controverses ; nous nous bornerons donc à indiquer les conclusions qui nous paraissent les plus plausibles. La loi divisait les juges en trois catégories : un premier tiers se composait de sénateurs, un second tiers de chevaliers, le troisième tiers de tribuni œris ou œrarii. C’est spécialement sur la portée de ces derniers mots que l’on est en discussion. Nous pensons, comme le savant auteur de l’Histoire des chevaliers, qui a étudié la question avec un soin extrême et une remarquable hauteur de vues, qu’il s’agissait, sous ce nom et à raison d’une pratique de langage devenue usuelle, tout simplement d’une classe du cens[162]. D’après les interprétations qui nous paraissent le mieux établies, la loi Aurélia aurait donc placé dans le premier tiers de l’ordre judiciaire les sénateurs, dans le second tiers les chevaliers, c’est-à-dire les citoyens de la première classe ayant le cens de 400.000 sesterces ; enfin, sous le nom de tribuni œrarii, étaient compris ceux dont le cens était de 300.000 sesterces. C’était là le minimum qui ne pouvait pas être dépassé. On voit donc que si la plèbe était représentée, ainsi que le déclare Dion Cassius, elle l’était, du moins, par des citoyens qui, par leur fortune, se rapprochaient singulièrement des chevaliers et qui, en fait, devaient avoir les mêmes intérêts politiques et économiques. C’était le préteur urbain qui devait dresser la liste des judices selecti, en les composant des plus honnêtes gens des trois ordres[163]. Les chevaliers demeuraient en fait les maîtres, comme autrefois ; la loi nouvelle pouvait, pour peu que le préteur urbain n’y mît pas de mauvaise volonté, leur être aussi favorable que celles qu’ils faisaient passer dans des comices à leur dévotion, aux époques de leur plus grande puissance[164]. Cicéron constate que parmi les juges de Murena, le consul accusé de brigue, les sociétaires en nom des grandes compagnies, figurent nombreux. C’est à cette occasion qu’il donne aux sociétés le pas sur le Sénat lui-même[165]. En ce moment, dans l’ordre politique, tout semblait retourner en faveur des chevaliers. Ils étaient recherchés de tous les partis. Peu après que la loi Aurélia eut repris aux sénateurs la judicature pour la leur restituer au fond, on leur rendait, en effet, les quatorze bancs qui leur étaient réservés autrefois au théâtre. La plèbe, qui avait sifflé d’abord, était ramenée par l’éloquence de Cicéron et admettait le rétablissement de ce privilège. C’était en 687-67[166]. Les mesures de la loi Aurélia, sages en elles-mêmes, mais insuffisantes, ne modifièrent donc aucun des abus odieux passés dans les traditions de la justice criminelle. D’ailleurs, un autre procédé, plus déplorable encore, commençait à s’introduire dans ces mœurs, où le dernier mot semblait devoir rester désormais à la violence. Dans le cours de l’année 688-66, le tribun Manilius était venu interrompre trois fois, les débats des tribunaux, à la tête d’une bande de spadassins salariés, et mettre en fuite les juges. A partir de ce moment, les tribunaux de tous ordres, surtout ceux qui jugeaient les crimina publica ou extraordinaria, furent toujours exposés à ces violences, contre lesquelles ils n’étaient défendus par personne. Les sodalitates, les collegia, dissous à plusieurs reprises par des sénatus-consultes ou des lois, se reconstituaient sans cesse. C’est là que Clodius, que Milon, que Catilina, que Scaurus, que Crassus lui-même, ainsi que bien d’autres, recrutèrent, et les électeurs vendus en masse, et les bandes de forcenés qui se précipitaient sur les urnes du vote ou dans l’enceinte des tribunaux, frappant de tous côtés, jusqu’à ce qu’ils fussent maîtres du terrain. Que pourront faire, désormais, les considérations d’intérêt, les influences des partis ; qu’est-ce que pourront corriger les lois de compétence et de procédure ? C’est de ce temps que Lucain avait pu écrire : Mensura juris vis erat[167]. Cependant, les lois judiciaires furent encore modifiées dans leurs détails. C’est ainsi que la loi Fufia, rendue sous le consulat de Jules César, et à son instigation, en 695-59, décida que chacun des trois ordres de juges voterait dans des urnes distinctes, afin que l’on pût établir, pour chacun d’eux, la responsabilité des votes que, dans les cas difficiles, chaque ordre s’empressait de rejeter sur les deux autres. Cette œuvre de bassesse et de sujétion venait de s’accomplir dans plusieurs procès retentissants. En 699-55, la loi Licinia de sodalitiis apporta quelques modifications aux procédés suivis pour choisir et récuser les juges ; et cette même année, Pompée fit rendre une loi judiciaire qui, par un de ces retours d’opinion assez fréquents dans sa politique d’aventures, était favorable au Sénat. Cette loi fut même approuvée par Cicéron, qui, on le sait, oscilla souvent, lui aussi, mais surtout entre les chevaliers et le Sénat, en vue, répétait-il sans cesse, de faire l’union des deux ordres, et quoiqu’au fond il fût, en réalité, l’homme des chevaliers, juges et publicains. Les scandales de vénalité n’en continuaient pas moins, et les lois réitérées restaient aussi impuissantes contre eux que contre la brigue et ses hontes. C’étaient, cependant, les chevaliers qui exerçaient encore l’influence dominante dans les tribunaux, lorsque la violence ne venait pas s’opposer à ces parodies de la justice ; car, en 701-53, Cicéron écrivait à Atticus qu’on attribuait aux publicains l’absolution de Gabinius, accusé de lèse-majesté. Le sénateur Domitius reprochait cette sentence scandaleuse à l’influence des publicains de Syrie, qui avaient soutenu l’accusé auprès de leurs amis, les chevaliers juges du procès[168]. Les publicains avaient donc encore pour eux, sinon la force matérielle, du moins la fortune, et des juges tout prêts à tourner de leur côté. En 702-52, deux nouvelles lois judiciaires furent rendues sous l’influence de Pompée ; mais au lendemain même de ces réformes, Pompée appelait les juges auprès de lui, pour leur enjoindre de rendre certaines sentences qui l’intéressaient, conformément à ce qu’il leur indiquait, sans se préoccuper de la loi qu’il venait de faire. Tacite, en rapportant les faits, signale Pompée comme le corrupteur de ses propres lois[169]. Cicéron, dans ses Philippiques, dit qu’Antoine a fait aussi sa loi judiciaire, et comme pour confirmer les rapprochements que nous ne cessons de faire, il lui reproche à la fois et de trafiquer sur les vectigalia, et de choisir pour ses tribunaux ses compagnons de jeu. Le jeu, la spéculation sur les adjudications de l’État, et les lois judiciaires, ce sont trois choses qui ne se séparent pas, dans l’histoire de ces tristes temps[170]. D’autres lois et plusieurs sénatus-consultes vinrent modifier encore ces règles de juridiction, parfois même spécialement pour une cause déterminée. César, comme à peu près tous ceux de ses prédécesseurs dont le passage a marqué au pouvoir, ne négligea aucun des détails de la vie politique ; il s’occupa des publicains. Salluste, lui, avait écrit, au sujet des lois de Pompée, en des termes fort énergiques et que l’on admirerait davantage, si l’on connaissait moins les mœurs de Salluste et celles de César : Les jugements, disait l’historien, sont comme auparavant laissés aux trois ordres. Mais c’est une coterie, celle de Pompée, qui les dirige. Otez d’abord à l’argent son privilège ; que le droit de décider de l’exil ou du droit d’un citoyen à exercer une magistrature ne se mesure pas sur la fortune... Faire choisir les juges par un petit nombre d’hommes est une tyrannie. Les choisir en ne tenant compte que de l’argent, c’est une indignité. C’est pourquoi je ne trouve pas mauvais que tous les citoyens de la première classe soient aptes à la judicature, mais je voudrais que ceux qui sont appelés à l’exercer fussent en plus grand nombre[171]. Après avoir prohibé, par une loi, et tenté de faire disparaître toutes ces associations clandestines ou avouées, détournées de leur but primitif, qui constituaient un élément permanent de troubles, César fit rendre une loi judiciaire, par laquelle il exclut de l’ordre des juges les tribuni œrarii ; il n’y voulut plus que les sénateurs et les chevaliers. Mais, dit M. Duruy, il avait admis dans ces deux ordres tant d’hommes nouveaux... Peut-être pensait-il qu’avec ces juges les tribunaux criminels se trouveraient sous sa dépendance[172]. C’est là, désormais, le caractère de toutes les lois de l’avenir. Sous ce régime absolu, les lois judiciaires se rattachent de moins en moins directement à la classe des publicains. Nous avons épuisé ce qui pouvait nous intéresser à leur sujet dans l’histoire. Certainement, ils continuaient leur œuvre de spéculations et d’abus, mais les historiens, comme les orateurs politiques, les ont laissés sur les seconds plans ou les ont oubliés ; les préoccupations de tous étaient ailleurs[173]. Nous touchons donc à la fin de leur histoire, les documents commencent à manquer à leur sujet ; bientôt ce sont les publicains eux-mêmes qui disparaîtront de la scène, ou n’y joueront plus qu’un rôle très humble et très effacé ; cherchons dans les faits, les derniers symptômes de leur puissance arrivée au déclin. Cicéron avait soutenu très énergiquement, pendant son consulat de 690-64, les chevaliers, et particulièrement les publicains, après les avoir défendus et même exaltés à toute occasion dans ses discours. Mais déjà cette même année, il constatait la décadence, qui leur était commune avec toutes les institutions anciennes de l’État. Il disait dans son discours pour Rabirius : Lorsque l’ordre équestre, et quels chevaliers c’étaient, dieux immortels ! lorsque nos pères, les hommes de ce temps passé, avaient à eux une si grande part du gouvernement et en possédaient toute la dignité[174]. Ceci ne l’empêchait pas de pouvoir dire, six ans plus tard : Proximus est dignitati senatus ordo equester. C’est que chaque chose avait gardé encore sa situation relative, dans la hiérarchie sociale, pendant que toutes les institutions de l’État s’abaissaient dans une déchéance commune. César, entre les mains duquel vinrent se terminer toutes ces luttes, avait pris trop activement part aux événements publics, pour n’avoir pas rencontré longtemps avant son arrivée au pouvoir les publicains sur son passage ; il avait trop d’esprit politique, pour n’avoir pas tenu compte de cette force redoutable. Il commença par les combattre. Mais lorsqu’il voulut arriver au rang suprême, impuissant à les faire tomber d’un seul coup, il vit qu’il était nécessaire de ne pas s’en faire de redoutables ennemis, il les traita d’abord avec faveur. La conduite de César avait été, pour le moins, équivoque dans le procès de Catilina ; or, Catilina était redouté autant que détesté des chevaliers, des financiers et des manieurs d’argent de tout ordre. Tandis que Cicéron attaquait avec toute la force de son éloquence et de son patriotisme, l’odieux démagogue qui voulait abolir toutes les dettes, et se proclamait lui-même le futur dictateur de la banqueroute, César, déshonoré à cette époque par ses relations, par ses mœurs, indulgent pour tous les vices, se rattachait à Catilina ; il résistait au courant qui allait emporter l’ennemi de la République. Il ne put pas se refuser à voter pour la condamnation à mort ; un vote contraire eût, d’ailleurs, été inutile, mais il vota contre la confiscation des biens de Catilina et de ses complices. Son attitude avait été si mauvaise, aux yeux des chevaliers, que ceux-ci, réunis en armes après la séance du Sénat, sur les degrés du Capitole, l’auraient probablement massacré, s’il n’eût été défendu par quelques sénateurs avec lesquels il sortait du temple de la Concorde. Il fut long à oublier le danger que lui avaient fait courir les hommes de finance et à le leur pardonner, car, cinq ans après, en 696-58, le consul Gabinius disait encore qu’il leur ferait payer les nones de décembre et la montée du Capitule[175]. C’est à son instigation qu’en 691-63, le tribun Rullus proposa la loi agraire, contre laquelle Cicéron prononça plusieurs discours. Cette loi, qui pouvait être opportune pour réparer les maux faits par Sylla, était préjudiciable aux publicains, auxquels elle enlevait des terres à exploiter. Cicéron le dit formellement pour la compagnie de Bithynie : Rullus jubet venire agros Bythiniæ quibus nunc publicani fruuntur. C’était, peut-être, une raison de plus pour que César tînt à faire passer la loi. En 693-61, les publicains d’Asie demandèrent une résiliation de leur bail comme trop onéreux, ou une réduction de ce qu’ils devaient au trésor. Ils avaient fait cette réclamation sous les inspirations de Crassus : Ut illi auderent hoc postulare Crassus eos imputit[176]. Le Sénat refusa, sur les instances réitérées de Caton ; l’ordre équestre, irrité, se sépara du Sénat. César pensa, un peu plus tard, qu’il fallait rallier cet ordre à sa cause, il en trouva là l’occasion ; deux ans après, nous le voyons, en effet, accorder, pendant son consulat, la remise du tiers du prix des fermages d’Asie et donner ainsi aux publicains des plus grandes compagnies de l’État, ce qu’ils réclamaient depuis longtemps. Leur prétention n’était pas cependant très juste, et Cicéron avoue qu’il eut quelque honte à la soutenir. Il plaida sans scrupules la cause des publicains, et l’on s’étonnerait de le voir reprocher à Caton ses résistances dans cette affaire, comme excessives[177], si l’on ne savait combien l’esprit de parti peut enlever, même aux hommes les plus éminents, leur sagesse et leur impartialité. Au surplus, le désordre étendait de plus en plus ses lamentables effets. Quel peuple aurait pu résister aussi longtemps que les Romains, à tous les maux accumulés qu’ils avaient à souffrir ? Les affaires privées en subissaient, comme toujours, les fatales influences ; le mal était partout, dans les esprits comme dans les fortunes. Cicéron nous a fourni une preuve particulièrement saisissante de cet état de désarroi des mœurs privées, dans une de ces lettres à Atticus, si pleines de détails curieux, qu’avec ce qu’elles contiennent, on pourrait reconstituer la vie tout entière des Romains de ce temps. Cicéron raconte à son ami que lorsqu’on eut constitué le jury de l’affaire de Clodius Pulcher, en 692-62[178], ce jury se trouva formé, à la suite des récusations permises à l’accusateur, de sénateurs tarés, de chevaliers mendiants et de tribuns de la solde qui n’avaient pas un sou dans leur bourse[179]. Si on y réfléchit, on se demande tout naturellement, comment ii en pouvait être ainsi, sous le régime de la loi Aurélia alors en vigueur, et en vertu de laquelle les juges devaient avoir un cens minimum de quatre cent mille sesterces. M. Belot, au système duquel on pouvait opposer ce texte, qui semble contredire sa théorie purement ploutocratique, en a donné l’explication. Il dit : Tel propriétaire pouvait posséder de grands biens et n’être pas moins chargé de dettes et obéré par les emprunts. Cette observation nous paraît juste assurément pour certains cas ; mais le censeur était un magistrat supérieur qui, en établissant les classes du cens, ne devait pas se borner, malgré les anciens principes, à constater l’état matériel des propriétés. Sa mission morale, étendue jusqu’à l’arbitraire le plus absolu, devait lui indiquer et même lui faisait un devoir d’aller au fond des consciences et des fortunes. Certainement, on pouvait le tromper et il devait commettre des erreurs ; mais ces erreurs pourraient-elles suffire à expliquer les mots énergiques et flétrissants de Cicéron ? Il faut, pensons-nous, adopter comme plus vraie, plus conforme aux mœurs, cette seconde explication de l’Histoire des chevaliers. On pouvait, d’un cens à l’autre, dissiper sa fortune. Rien n’est plus conforme à la vraisemblance, que ce bouleversement des patrimoines même les mieux établis, dans cette société agitée par les secousses les plus violentes, par les mesures les plus inopinées, et les plus despotiquement révolutionnaires. Les partisans de Sylla, de Cinna ou de Mari us, de Pompée, de César, d’Antoine ou d’Octave avaient passé successivement, parfois du matin au soir, de l’opulence à la misère ou inversement, avec la plus redoutable facilité. Ainsi on peut s’expliquer aisément, que tel chevalier, riche au moment du classement, fut, avant la fin du lustre, depuis longtemps réduit à la pauvreté. Il est toujours périlleux de courir les aventures politiques en temps de révolution, et beaucoup 7 étaient amenés par le courant, ou contraints par les circonstances. Cela devait être vrai, surtout des spéculateurs romains, dont les affaires politiques devaient ébranler fortement le crédit. Nous avons entendu Cicéron l’expliquer à l’occasion de la guerre de Mithridate. Ils pouvaient courir à leur ruine, par une de ces hausses ou de ces baisses subites sur les denrées, dont parlent les historiens, ou même sur les actions, les partes qui pouvaient perdre tout à coup leur valeur, comme elles pouvaient devenir carissimæ. Nous disions, en parlant des affaires du Forum, que les naufrages étaient fréquents entre les deux Janus, cela dut être plus vrai que jamais, dans cette période qui s’étend de Marius à Auguste, et qui fut marquée par les plus affreuses tempêtes politiques et financières. Bien loin d’être opposable à ceux qui considèrent comme nous, avec M. Belot, les lois romaines comme ayant été constamment et rigoureusement ploutocratiques, le passage énergique de Cicéron est donc pour nous, plutôt comme un rayon très lumineux, projeté sur les mœurs publiques et privées, de ces temps de bouleversements pour les affaires de l’État, aussi bien que pour les fortunes privées. Les dictatures de fait s’étaient succédé par secousses et soubresauts ; le peuple affolé était condamné à subir, pour vivre, une dictature plus absolue que toutes les autres et plus persistante ; il perdit la liberté dont il avait tenté tous les abus ; il semblait ne pouvoir conserver l’existence que par la servitude. Il devait être comme les esclaves : A servatis servi. Les publicains, que César avait voulu ramener par des concessions et des faveurs, pressentaient, sans doute, un ennemi redoutable dans cet bomme résolu, qui ne devait vouloir, au fond, ni de leurs caprices, ni de leurs abus, ni de leur influence, ni même de leurs conseils, puisqu’il devait tout faire par lui seul dans l’État. Ils ne se trompaient donc pas, en s’unissant contre les armées du dictateur, aux troupes de son ennemi. C’est César qui le dit lui-même[180] : Pompée, écrit-il, avait eu une année entière pour faire ses préparatifs. Aussi avait-il rassemblé une flotte considérable, tirée de l’Asie, des Cyclades, de Corcyre, d’Athènes, du Pont, de Bithynie, de Syrie, de Cilicie, de Phénicie, d’Egypte. Partout on avait construit des navires et levé de grosses sommes sur les princes, les Tétrarques, les peuples libres et les compagnies fermières des impôts dans les provinces dont il était le maître[181]. Il n’eut pas de peine, sans doute, à obtenir le concours de ses anciens alliés, les financiers romains, et nous savons quelles étaient les ressources de ces compagnies, qui couvraient encore à ce moment, comme un vaste réseau, les riches et nombreuses provinces placées sous les ordres de Pompée. Depuis le commencement de la guerre, écrit M. Duruy, la gêne était générale, le crédit nul : tout le numéraire semblait retiré de la circulation et l’on craignait une abolition générale des dettes, ce qui aurait amené une affreuse perturbation. César recourut à un heureux expédient déjà employé. Il nomma des arbitres pour faire l’estimation des immeubles d’après le prix où ils étaient avant la guerre, et ordonna que les créanciers reçussent tout ou partie de ces biens en payement, après qu’on aurait déduit des créances, les intérêts déjà payés[182]. Un pareil procédé, que nous avons eu plus haut l’occasion de signaler, en son lieu, ne serait pas plus du goût des créanciers de notre temps, qu’il ne le fut, probablement, du goût des créanciers de Rome ; et cependant, tel était l’état des esprits, que ce furent les débiteurs qui se montrèrent déçus. C’est ce que prouve M. Duruy par une note insérée à la suite du texte que nous venons de transcrire : Les lettres de Salluste disent que César, en n’abolissant pas les dettes, trompa l’espoir de beaucoup, qui s’enfuirent dans le camp de Pompée, où ils trouvèrent un asile inviolable, quasi sacro et inspoliato fano (Ep. II, 2. Suétone, 42). Cicéron répète plusieurs fois la même chose. Après une première réforme judiciaire de l’an 699-55, en 708-46, César en fît une autre. Il étendait à tous les chevaliers la capacité de juger les causes publiques, et il l’enlevait aux tribuns de la solde. Mais il savait bien qu’il était le maître de tout le monde, et cette nouvelle loi judiciaire, quelque favorable qu’elle fût aux chevaliers, c’est-à-dire aux publicains, ne devait diminuer en rien la sujétion ou l’ordre tombait.. Lorsque César fut arrivé définitivement à la domination, il avait changé d’attitude, et l’on sentit bientôt qu’avec lui, le désordre allait céder la place à une discipline rigoureuse, qui ne voulait admettre ni des obstacles ni des limites. Il nous serait difficile de nous représenter exactement la magnificence des fêtes par lesquelles César inaugura son avènement au pouvoir. Rien ne peut, de notre temps, nous en retracer l’image. Revêtu d’habits magnifiques et sur un char traîné par des chevaux blancs, comme le second fondateur de Rome, en vertu d’un décret spécial du Sénat, il traversa en triomphateur la foule de ce peuple d’origine cosmopolite, qui avait reçu des vivres et des boissons en abondance, et auquel il avait voulu faire goûter les vins et les mets les plus rares : le Chio, le Falerne, et les Murènes tant vantées[183]. Il y avait alors 320.000 frumentaires à Rome. Son char triomphal était escorté par quarante éléphants chargés de lustres étincelants. Des spectacles de toutes sortes furent donnés ; il y eut, dans l’arène, des combats de taureaux sauvages et de lions ; quatre cents lions furent tués en un jour ; puis on ouvrit les écluses du cirque, et l’arène, se transformant en un lac superbe, des galères de Tyr et d’Egypte y livrèrent un combat naval ; il y eut aussi une bataille où les hommes et les bêtes féroces combattaient ensemble ; dans l’une d’elles, on vit s’entretuer 1,000 fantassins, 600 cavaliers et 40 éléphants. César fit enfin, à l’occasion de ce même triomphe, la dédicace de ce temple consacré à Venus genitrix, de laquelle il prétendait descendre, et qu’il avait construit sur le terrain acheté par lui ou par ses amis, plus de vingt millions de francs, pendant la guerre des Gaules, pour en faire un nouveau Forum. Si l’on eût recherché les origines de ces centaines de millions dépensés en fêtes, pour le plaisir du peuple-roi, que de souffrances et de larmes, on aurait trouvées aux humbles et innombrables sources de ces richesses, qui allaient se ramifiant à l’infini, sur le sol désolé des provinces, pour affluer vers Rome. Cicéron, auquel il faut toujours revenir, pour reconstituer les traits de ces tableaux, disait, dans son discours sur la loi Manilia : On ne saurait croire, Romains, tout ce que nous ont attiré de haine, parmi les nations étrangères, les injustices et les passions de ceux que nous leur avons envoyés pour les gouverner. Quel temple croyez-vous donc sacré pour nos magistrats, quelle est la cité qu’ils ont respectée, quelle maison est restée pour eux fermée et suffisamment défendue ? On se demande à quelles villes riches et bien pourvues on pourra chercher querelle pour satisfaire la passion de piller, sous prétexte de guerre[184]... Et dans une Verrine, il disait encore : Toutes les nations sont en larmes ; tous les peuples libres font entendre leurs plaintes ; tous les royaumes enfin en appellent de notre cupidité et de nos injustices ; il ne reste plus jusqu’à l’Océan un lieu assez lointain, assez caché pour que, dans notre temps, la passion et l’iniquité des nôtres n’aient pu y pénétrer. Ce n’est plus de la force des armes, ou de la guerre, c’est du deuil, des larmes et des plaintes, que le peuple romain ne peut plus soutenir le fardeau... La République court à sa ruine, si les méchants, soutenus par l’exemple des méchants, restent à l’abri de toutes poursuites et de tout danger[185]. C’était cependant, une ère d’amélioration qui allait commencer pour les provinces. Montesquieu a dit que de la perte de la liberté à Rome, naquit le salut des provinces. M. Duruy a écrit dans son remarquable chapitre sur les réformes de César : Au milieu de ces fêtes dont le dictateur payait sa royauté, il n’oubliait pas qu’il avait à légitimer son pouvoir, et que s’il prenait la liberté, il devait donner en échange l’ordre et la paix jusqu’à son consulat ; c’était dans le peuple, puis dans les chevaliers, qu’il avait placé son point d’appui ; pendant son commandement en Gaule et durant la guerre civile, il l’avait pris dans l’armée, maintenant, il voulait le chercher dans un gouvernement sage et modéré, dans la fusion des partis, dans l’oubli des injures, dans la reconnaissance universelle pour une administration habile et vigilante. Son succès l’avait rendu hostile à ces débauches de tout genre qu’il avait côtoyées, ou partagées, quand il était l’ami de Catilina ; son génie dominateur lui fit rechercher, par l’autorité de la force, la paix publique devenue nécessaire au salut de l’État, et au maintien de sa propre puissance. C’est par là, plutôt que par un penchant naturel, qu’il devint le protecteur des provinciaux, car nous savons tout ce qu’il leur avait pris sans scrupules. Cicéron les avait aimés plus réellement ; son origine, ses alliances l’expliquent, ses discours nous le prouvent. Et cependant il mourut en soutenant, par la parole et par les armes, la cause des chevaliers qui vinrent, par reconnaissance, le défendre sur les degrés du temple de la Concorde, contre les fureurs d’Antoine. D’autre part, César venait de périr sous les poignards des sénateurs qui invoquaient encore, au profit de leur oligarchie, le nom de la liberté, mais qui devaient tomber bientôt à leur tour, sans avoir détruit en même temps que le dictateur, ce qu’ils entrevoyaient en lui, les premiers germes de l’empire. César avait pris quelques dispositions sur les douanes d’Italie ; il avait ménagé les publicains d’Asie. Octave, héritier de sa politique et de ses pouvoirs, commença comme lui. Il supprima plusieurs impôts et fit ensuite, aux débiteurs de l’État et aux publicains, remise des arrérages dus au trésor[186]. Mais, devenu seul maître, Auguste accentua sans retard sa politique de centralisation absolue. Les publicains ne devaient pas pouvoir opposer de résistance à une pareille force. Leurs sociétés, naguère si vivantes, ces grandes compagnies si puissantes dans l’État, par la foule populaire de leurs participants, par leurs richesses et par leurs abus, allaient étouffer et presque mourir, entre les mailles serrées d’une administration vigilante, présente partout, et impitoyable pour tout ce qui pouvait faire ombrage à la suprématie du maître. César et Auguste enlevèrent à toutes les classes du peuple romain ce qu’il pouvait y avoir encore d’effectif dans leur rôle politique ; ils ne laissèrent survivre que quelques satisfactions de vanité, qui resteront comme les insignes et les souvenirs d’une puissance évanouie. Ce peuple, amolli et démoralisé, modela, du reste sans difficulté, ses habitudes et ses goûts sur les désirs de son souverain. Nous ne saurions mieux faire que de laisser, en terminant, la parole à Emile Belot, pour indiquer la destinée de ce grand corps des chevaliers dont il a, suivant sa propre expression, étudié la physiologie avec une réelle science. Une révolution dans les mœurs publiques, dit-il, s’accomplit à Rome du temps de César et d’Auguste. Elle transforma lentement la chevalerie romaine et, de la situation de classe politique et gouvernante, la fit descendre au rôle d’instrument, puis d’ornement de la monarchie. Dans cette longue décadence, la chevalerie perdit peu à peu tout ce qui avait fait sa puissance et sa gloire, et unit par redevenir ce qu’elle avait été à son origine, la corporation religieuse et toute urbaine des chevaliers equo publico[187]. Tel fut sous le nom de chevaliers, le sort des grands publicains ; les petits employés en subirent le contre coup, les participes et les actions disparurent pour longtemps du monde des affaires. Il n’est plus question, dorénavant, des partes, de cet appoint fourni par le public, aux grandes œuvres qui ont besoin de ses millions. Partout ce furent les procuratores, c’est-à-dire les représentants de l’empereur, des fonctionnaires salariés et hiérarchisés, qui prirent en main l’autorité[188]. Tout est fait dans l’État par le maître lui-même ou sous ses ordres. En étudiant les matières sur lesquelles les compagnies de publicains exercèrent leurs spéculations, nous pourrons voir des agents dépendants et salariés remplacer les adjudicataires de l’État, pour les plus importants impôts, ou bien tenir ces adjudicataires sous leurs mains, partout où il en existe encore[189]. Ils obtinrent jusqu’au droit de juger, que Claude leur confia comme délégués impériaux, sur des causes très importantes. Néron, indigné des vexations des publicains, dit Montesquieu[190], forma le projet impossible et magnanime d’abolir tous les impôts. II n’imagina point la régie. Il fit quatre ordonnances... Ces ordonnances, dont Montesquieu a inexactement interprété le sens, étaient des règlements sur le mode d’exercice des pouvoirs des publicains, comme il en fut rendu d’autres plus tard, dont la législation de Justinien porte la trace ; mais ce ne sont plus que des détails sans intérêt, et qui ne rentrent plus, par leur nature, dans le cadre de l’étude actuelle. Pline déclare que, de son temps, c’est-à-dire sous Trajan, les sociétés vectigaliennes n’étaient plus qu’un rendez-vous de vils esclaves affranchis de la veille. Le mot est exagéré sans doute, puisque les publicains sont toujours restés adjudicataires de quelques entreprises importantes, mais il indique que le mouvement de centralisation avait accompli son œuvre. Les publicains sont asservis comme tout le reste de l’ancien État. Il n’en est plus question dans l’histoire politique de Rome, et c’est à peine si quelques textes législatifs viennent déterminer brièvement leurs attributions pour certains cas spéciaux, et organiser à leur égard des mesures de rigueur. SECTION II. — Aperçu historique sur les banquiers et les lieux de réunion des spéculateurs, au Forum et dans les basiliques. On se rappelle, pour ainsi dire tout naturellement, la description du Forum par Plaute[191], telle que nous l’avons donnée plus haut, en lisant les lignes suivantes de M. Bozérian, consacrées à dépeindre le mouvement de la Bourse de Paris : Il est une heure moins un quart, de toutes les rues et de tous les carrefours du voisinage débouche une masse compacte d’individus de tout âge, de tout rang, de toute mine. Partis de points opposés, ils se dirigent vers un centre commun. Suivons la foule et, chemin faisant, tâchons de saisir, au milieu des groupes qui nous entourent et nous pressent, les phrases et les mots échappés aux plus expansifs[192]. Peut-être en trouverions-nous là, parmi de fort honnêtes gens du reste, quelques-uns auxquels on pourrait appliquer les vers du vieux poète Lucilius que nous avons aussi rapportés[193], du matin au soir courent au Forum des hommes préoccupés d’un seul souci : feindre l’honnêteté et se tromper les uns les autres. Où vont-ils ? A Rome, ils se dirigeaient, à l’origine surtout, vers les tabernæ des argentariæ, c’est aussi ce qu’ils avaient fait en France. Sous la régence, ils furent d’abord dans la rue Quincampoix, et puis sur la place Vendôme ; on chercha, cependant, à les loger quoique part, et comme on se plaignait du bruit qu’ils faisaient, au duc d’Orléans lui-même : Mais où voulez-vous que je mette ces gens-là, demanda celui-ci. — Monseigneur, répondit le prince de Carignan, qui se trouvait présent, je leur offre mon hôtel de Soissons. L’offre fut acceptée. Le prince de Carignan, qui avait flairé une bonne spéculation, fit construire, immédiatement, dans le jardin de cet hôtel, un grand nombre de petites baraques. Il les loua 500 livres par mois, ce qui lui assura tout d’un coup un revenu d’un demi million. Après un mois de séjour à la place Vendôme, les agioteurs prirent possession de leur nouveau local où ils purent crier à leur aise[194]. C’était la copie, inconsciente sans doute, des tabernæ veteret ou novæ, construites et louées par l’État ; bientôt on devait, naturellement, arriver aux basiliques. Ce fut la Bourse, pour nous. Poursuivons notre course, reprend M. Bozérian. Un vaste monument rectangulaire attire nos regards par la régularité de ses lignes et la grandeur de son aspect. On dirait un temple grec consacré a quelque divinité du temps passé ; c’est le temple consacré à l’idole du temps actuel[195]... Tout ce que l’on trouve à l’intérieur des basiliques à Rome et dans la Bourse de notre temps, personnel et nature d’affaires, tout semble avoir, comme les lieux de réunion, suivi à travers le temps les mêmes phases. Quant à la nature des affaires, d’abord, c’est sur les valeurs métalliques que porte surtout le trafic de nos agents de change primitifs, des courratiers, tel qu’il fut réglé par ordonnance de Philippe le Bel, du 22 juillet 1305, pour leur conférer le droit de changer les monnaies et les matières d’or et d’argent non monnayées. Et la loi du 6 floréal, ainsi que le décret du 13 fructidor an III, s’occupent encore de la même marchandise que pesaient, contrôlaient ou échangeaient au Forum, l’argentarius primitif, le vascularius ou même l’antique libripens. Il est défendu, aux termes du décret, de vendre de l’or ou de l’argent, soit monnayé, soit en barre, en lingots, ou ouvrés, ou de faire des marchés ayant ces matières pour objet, sur les places et dans les lieux publics autres que la Bourse. Mais la nature des affaires se modifie avec les progrès de la civilisation ; depuis Law c’est le commerce des valeurs et des titres qui a déjà pris le dessus, et les métaux finissent par ne plus se montrer à la Bourse. Déjà, du temps de Plaute aussi, le commerce des métaux, presque le seul pratiqué anciennement, semble dominé, au Forum, par les affaires d’une autre nature. Gomme chez nous, c’est sur les billets, les avances de fonds et autres opérations du même genre que l’on trafique désormais. Nous y avons vu les gros manieurs d’argent de toute nature, chacun à leur place accoutumée sur le Forum ou dans la basilique. On dirait que la loi sur la police de la Bourse du 28 vendémiaire an IV a déjà déclaré que le local intérieur de la Bourse sera disposé de manière que chaque négociant et marchand puisse s’y choisir une place fixe et déterminée, tant dans les salles que dans les jardins du bâtiment. En parcourant l’histoire interne de ce personnel et de ces groupes, nous avons signalé des analogies plus saisissantes encore, dans l’usage de se réunir par catégories, parce qu’il est des classifications qui s’établissent en tout temps identiquement, d’elles-mêmes, et s’imposent surtout dans le monde des financiers. Nous ne reviendrons pas sur ces considérations. Rappelons-nous seulement que nous avons trouvé, sur un point, les intermédiaires de tout repos, les boni homines, et autour d’eux les hommes riches qui circulent diteis qui ambulant, comme s’il s’agissait de la corbeille officielle. Ce sont plus loin les escompteurs, les fœneratores, qui exercent leur utile fonction. Ce sont enfin ceux qui stipulent, c’est-à-dire qui font des affaires de tous genres, car la stipulation est, à Rome, la seule forme de contracter qui se prête à tout. Comment ne pas penser à l’asphalte des boulevards, en voyant autour de ces derniers, circuler ce type bien connu à Rome, des scorta exoleta et des diteis damnosi mariti, qui les suivent de près ? On nous pardonnera de faire ces rapprochements à travers les siècles, ils nous amènent à nous demander s’il existait à Rome, des textes de loi analogues à ceux que nous venons de signaler dans notre propre histoire. Nous n’avons pas ces textes, il faut bien l’avouer, mais nous pouvons au moins admettre comme certaine l’existence d’usages constants ou de dispositions réglementaires sur les affaires d’argent, comme il en existait chez nous, avant les lois de floréal et de fructidor. Nous avons constaté, en effet, que la fonction des argentarii avait, sous quelques rapports, un caractère public, qu’elle constituait une sorte d’office ministériel en certains cas ; aussi les banquiers eux-mêmes furent-ils placés sous la surveillance du Præfectus urbi. D’autre part, nous avons vu que c’est par l’État qu’étaient construites et louées aux argentarii, les tabernæ veteres ou novæ ; c’était l’État qui exerçait là une surveillance, et une sorte de police consacrée par les mores. Les archéologues ont étudié avec un soin minutieux, dans les textes, dans les inscriptions et dans les ruines de Rome, l’histoire de cette place illustre du Forum avec ses argentariæ et ses basiliques. Nous ne reproduirons ici que ce qui peut être intéressant au point de vue du personnel et des affaires que nous étudions. Quant à l’histoire publique du personnel, c’est-à-dire des banquiers spécialement, nous ne nous en occuperons qu’après avoir parlé du lieu de leurs opérations. C’est par l’étendue, la richesse architecturale de ce que nous pouvons appeler les bourses de Rome, que nous pouvons juger de l’importance des banquiers, bien plus que par les faits, même les plus saillants de leur histoire publique. Les banquiers ne sont pas en relief d’ordinaire, comme les publicains, dans les événements de l’histoire politique ou économique de Rome, parce qu’ils ne furent que les intermédiaires des financiers, et sans doute particulièrement de ces magistri socielatum, de ces sociétaires qui, avec leurs puissantes ressources, accomplirent tant de grandes choses, pour les revenus ou les travaux de l’État. Nous avons vu que les banquiers faisaient circuler les fonds ou les billets des publicains, lorsque les tabellarii des compagnies n’y suffisaient pas, comme ils le faisaient pour les négociants de toute espèce ; mais, par cela même, leurs opérations étaient d’ordre secondaire et leur rôle effacé. Nous nous bornons à rappeler ce que nous avons dit en traçant l’histoire interne de cette profession. En politique, comme en matière financière, ils gravitèrent autour des publicains et se confondirent avec eux, dans l’ordre des chevaliers. Aussi l’histoire de cette bourse de Rome, comme la nôtre, si féconde en naufrages, est-elle plus facile à suivre et plus intéressante à étudier, que l’histoire des banquiers qui !a fréquentaient par profession, pour y servir d’intermédiaires. Nous commencerons donc par les choses, nous nous occuperons des personnes après. § 1er. — Le Forum.Sigonius a été le premier à dire, et on a souvent répété après lui, que les banquiers étaient installés au Forum du temps de Tarquin l’Ancien. Il est certain, en effet, d’après Tite-Live, qu’il y avait déjà au Forum, dès cette époque, des tabernæ, c’est-à-dire ces boutiques où nous devons plus tard retrouver sûrement les argentarii[196]. Nous reconnaissons que la haute antiquité de ces origines est parfaitement possible, mais c’est seulement une conjecture, probable d’ailleurs, parce que l’intervention de gens habiles au pesage ou à l’appréciation des métaux est d’autant plus nécessaire, que la civilisation est moins avancée. Le libripens et les argentarii occupés des métaux nous paraissent donc compter parmi les agents les plus anciens, dans les transactions romaines, et c’est évidemment sur les marchés que leur place est filée. Mais il faut avouer aussi que l’existence de tabernæ, même construites et louées par l’État, n’implique pas directement qu’elles fussent exclusivement ou même principalement habitées par des banquiers. Il paraît certain, au contraire, que c’étaient des industries diverses qui les occupaient au début. L’école où se rendait Virginie, quand elle fut saisie par les gens du triumvir Appuis, était située sur le Forum. Lorsque son père fut réduit à la tuer, en vue de sauver son honneur, on nous dit qu’il alla prendre un couteau sur l’étal d’un boucher, aux boutiques neuves (305-449)[197]. Il existait, en effet, fort anciennement, des boutiques sur l’un des côtés du Forum ; on en ajouta d’autres sur le côté opposé de la place ; les premières furent appelées tabernæ veteres, les autres taberme novæ[198]. Ces dernières existaient antérieurement à l’époque de Caton[199]. Toutes ces boutiques furent construites dès l’origine par l’État, et, comme nous l’avons dit, louées pour son compte. C’étaient les censeurs qui étaient anciennement chargés de ce soin[200]. On en avait reconstruit sept qui avaient été consumées dans un incendie, sous le consulat de C. Cethegus et de S. Tuditanus, en 515-239[201]. Caton en fit construire quatre en 570-184[202]. En 578-176, on en éleva d’autres autour du forum[203] et d’autres encore en 583-171[204]. Il est probable que les petites industries furent bientôt chassées par le commerce des banques sur les métaux et sur les valeurs, plus utiles en ce lieu et d’un aspect plus élégant. Ce qui le prouve, c’est que, après la guerre des Samnites, vers 412-342, c’est cette partie du Forum que Papirius Cursor choisit, pour lui donner un air de victoire nationale et de fête, en faisant appliquer, sur le devant des tabernæ, les boucliers dorés qui avaient été pris à l’ennemi. Et ce qui établit plus directement, que c’était là le domaine réservé aux banquiers, c’est que les historiens de Rome appellent, dès les temps les plus anciens, ces boutiques, d’une manière générale, les argentariæ[205]. C’est pour cela, sans doute, qu’en 538-216, Annibal, d’après Florus, voulant braver et humilier par avance les Romains avait, de son camp, mis en vente les tabernæ argentariæ. Au delà de ces argentariæ, en se rapprochant du Capitole, on trouvait les deux Janus, c’est-à-dire deux petits arcs carrés, percés de quatre portes et ornés de bas-reliefs ; ils s’élevaient devant le lieu eu se construisit la basilique Æmilia, au bord de la voie sacrée, le supérieur près du canal, l’inférieur devant l’emplacement de la basilique. L’intervalle compris entre les deux s’appelait médius Janus[206]. Là, dit M. Saglio[207], se tenait la bourse des Romains, et particulièrement sous les Janus. C’était là, évidemment, le centre du grand mouvement financier, puisque c’est là que s’élevaient, pour sombrer parfois en un instant, les plus grandes fortunes. C’était évidemment là, in foro infimo, que Plaute signalait la présence habituelle des gros banquiers et des financiers, boni homines et diteis gui ambulant, car c’est là que Cicéron place les mêmes hommes de son temps. Viri optimi, dit-il, ad medium Janum sedentes[208]. Les boni homines sont seulement passés au superlatif, dans le langage de Cicéron, et ils sont assis, pendant que, sans doute, les financiers, comme ceux du temps de Plaute et comme ceux de notre temps, circulent autour d’eux[209]. C’est bien d’affaires de finances qu’il s’agit là, et non pas d’autre chose, car c’est là justement que l’on disserte, d’après Cicéron, sur les bonnes spéculations et l’emploi à faire des fonds, de quærenda et collocanda pecunia, mieux que l’on ne sait disserter dans aucune école de philosophes[210]. C’est bien ainsi que devait être la bourse romaine, et nous la reconnaîtrons aussi bien dans ses résultats que dans ses personnages, lorsque nous nous rappellerons le lamentable récit de la satire d’Horace, et la plainte de cet exécuté de deux mille ans. Depuis que tout mon bien a sombré auprès des Janus, anéanti pour mon propre compte, je m’occupe des affaires d’autrui[211]. Les enseignements que l’on en retirait étaient plus caractéristiques encore. O cives, cives, quærenda pecunia primum est ; Virtus
post nummos ; hæc Janus surnoms ab imo Prodocet, hœc recinunt juvenes dictata senesque[212]. O citoyens, citoyens, ce qu’il faut chercher d’abord c’est l’argent ; la vertu passe après l’argent ; c’est ce que le Janus supérieur nous enseigne hautement ; c’est ce que proclament les jeunes gens, ce qu’ils répètent avec les vieillards. Mais, ainsi que le dit M. Boissier, il fait souvent très chaud à Rome, et il n’est pas rare qu’il y pleuve ; les jours de pluie et les jours de chaleur, les affairés et les oisifs ne savaient où s’établir sur cette place découverte. C’est pour leur donner un abri que Caton établit sa basilique[213]. § 2. — Les Basiliques.Si l’on examine les testes de Tite-Live que nous venons d’indiquer, à l’occasion des tabernæ argentariæ, on pourra remarquer une circonstance très importante à nos yeux : c’est que les premières basiliques qui furent construites, Tune par Caton l’Ancien, en 570-184, l’autre par Sempronius, le père des Gracques, en 583-171, le furent en même temps que l’on augmentait le nombre des Tabernæ. Pour ces deux monuments, l’un appelé Basilica Porcia, l’autre Basilica Sempronia, Tite-Live paraît vouloir établir une évidente connexité, entre les deux sortes de constructions. Quatuor Tabernas in publicum emit, basilicamque ibi fecit, dit-il pour la première. De même pour la seconde, Lanienasque et tabernas conjunctas in publicum emit, basilicamque faciendam curavit, quæ postea Sempronia appellata est[214]. C’est aussi aux environs du séjour des banquiers que fut élevée, vers la même époque (575-179), la Basilica Fulvia ; et Tite-Live ne néglige pas non plus, cette fois, de rattacher les unes aux autres, ces deux espèces de constructions : Basilicam post argentarias novas et Forum piscatorium circumdatis tabernis quas vendidit in privatum[215]. C’est qu’en effet, les banquiers, les tabernæ argentariæ, et les basiliques, tout cela se lie intimement. Sans doute les basiliques servaient, en partie, de lieu de réunion et de promenade au public, mais pas principalement ; il y avait pour cela, plus spécialement, les portiques et les jardins ; l’objet essentiel des basiliques était le même que celui de nos bourses modernes : le commerce et, particulièrement, le commerce de l’argent, antérieurement à l’Empire. C’est dans une basilique, peut-être la basilique Porcia[216], que Plaute place ceux qui stipulantur ; les autres financiers, ainsi que les mensæ des argentarii, sont dans le voisinage, vers le lieu où vont se construire bientôt après les nouvelles basiliques. Nous ne pensons pas qu’il reste un doute sur la destination de ces monuments, si on se rappelle le texte de Vitruve et les judicieuses observations d’Ampère que nous avons rapportés plus haut[217], et par lesquelles nous nous sommes considérés comme définitivement fixés à cet égard. On a conservé des médailles et des pierres gravées, représentant les dispositions caractéristiques des basiliques, et l’on retrouve aujourd’hui, à n’en pas douter, leurs traces, leurs murs et leurs colonnades, non seulement à Rome, mais même dans certaines villes de province, où le commerce s’était particulièrement développé[218]. Il est probable disions-nous, que le nom de basilique a été tout simplement emprunté à la langue grecque, où l’on désignait sous ce nom, le même genre de monuments. Peut-être en était-il ainsi, parce qu’il y avait, à Athènes, une sorte de portique public où l’archonte-roi rendait la justice, et que, pour cette raison, on appelait ή τοΰ Βασιλέος στοά. On a avancé que ce nom majestueux avait été adopté parce qu’il désignait le lieu où devait se réunir le peuple-roi. Cette manière de voir a été peut-être celle des anciens Romains ; elle serait, en tout cas, très conforme à leurs sentiments d’orgueil patriotique. On peut dire, que si ce n’est pas là ce qui a suscité cette dénomination très pompeuse pour une promenade publique, c’est du moins ce qui a dû contribuer à la faire aimer, à la répandre, et à la conserver dans le langage de Rome, la cité reine. Vitruve, dans la continuation du texte cité plus haut, donne des indications précises sur le mode de construction des basiliques ; il en résulte que c’étaient des monuments très analogues à la bourse de Paris, et à bien d’autres, et aussi à certaines églises de Rome, où le nom de basilique s’est conservé, nous l’avons remarqué, malgré le changement complet de la destination. Il paraît, cependant, que dans la galerie à colonnes du premier étage, supportée par la colonnade du rez-de-chaussée, à l’intérieur, on élevait assez ce qui est pour nous l’accoudoir, pour que ceux qui se promenaient dans ces galeries ne fussent pas vus de ceux qui s’occupaient de leurs affaires dans le bas. Ici encore, Vitruve ne parle que de gens qui s’occupent d’affaires[219]. M. J. Guadet, au savant article duquel nous empruntons beaucoup de détails que nous donnons ici, et qui en fournit d’autres très intéressants, fait remarquer que Vitruve ne parle nulle part d’une abside, et qu’il n’en est question dans aucun des auteurs qui se sont occupés des basiliques. Cependant, ajoute-t-il, comme une des principales destinations de ces édifices était d’abriter les juges et les plaideurs, le tribunal devait avoir une place à part. Nous ferons remarquer que Vitruve est logique dans son silence à cet égard, car il ne parle ni de juges ni de plaideurs comme hôtes ordinaires des basiliques, mais uniquement des commerçants et des gens qui y font leurs affaires. A la basilique de Pompéi, observe encore M. Guadet, la place des juges est très nettement indiquée, à l’extrémité du monument, par une importante tribune carrée, élevée au-dessus du sol, environ à hauteur d’homme, et faisant face à l’entrée. Nous ne nous étonnons nullement de voir dans une ville de province, la bourse et le tribunal, particulièrement celui des édiles, juges des marchés, dans le même monument. Il en est encore très fréquemment ainsi dans nos grandes villes de France. Bourse et tribunal de commerce y sont fréquemment réunis sous le même toit. A Rome, au contraire, on avait construit les basiliques sans se préoccuper du tribunal. Comme à la Bourse de Paris, la pensée dominante pour chacune d’elles était celle du parloir ou marché public ; et c’est pour cela qu’on n’y trouve pas de place spécialement réservée à l’administration de la justice ; probablement, elle s’y réfugiait quelquefois, lorsque les intempéries la chassaient de son tribunal du Forum. La basilique Porcia, de Porcius Caton, était au nord-est du Forum ; elle fut détruite par un incendie occasionné par les funérailles de Clodius. C’est du même coté que fut édifiée, cinq ans après, la basilique Fulvia, appelée aussi Æmilia, et, huit ans plus tard, la basilique Sempronia, au sud-ouest du Forum[220], à peu près en face de la basilique Porcia. En 600-154, c’est-à-dire à peine quinze ans après, une quatrième basilique s’élevait encore au nord du Forum : c’était la basilique Opimia. Paul-Émile fit une nouvelle basilique Æmilia, qui était peut-être une reconstitution de l’ancienne[221], et enfin César en commença une autre dans des conditions assez singulières rapportées par Appien[222], et qui fut achevée par Auguste. On voit à Rome les restes de cette basilique Julia et ceux de la basilique Ulpia, construite plus tard sous Trajan. Plusieurs autres furent élevées sous l’Empire[223]. Ces édifices justifiaient presque tous leur nom, par la majesté de leur aspect et la richesse de leur construction. On y prodiguait les colonnes et les statues faites du marbre le plus précieux. Pour quelques-uns la toiture était tout entière en bronze, et les peintures artistiques concouraient, avec les sculptures, à l’élégance et à l’éclat de ces monuments, élevés, le plus souvent, par les opulents personnages qui voulaient acheter ainsi les faveurs de la foule ou illustrer leur nom. Mais la faveur du peuple rapportait tant, qu’on ne la payait jamais trop cher. Voilà pourquoi le Forum s’embellit peu à peu déjà sous la République, de superbes monuments, dont les dernières fouilles nous ont rendu les débris. Ainsi, les lieux de rendez-vous ne manquaient pas aux spéculateurs, et il est probable qu’ils se groupèrent dans les basiliques, comme ils l’avaient fait anciennement dans le Forum, qu’ils s’y classèrent de la même façon, et y choisirent leur lieu de réunion ordinaire. Malheureusement, nous n’avons plus le Choragus de Plaute, pour nous guider à travers ces groupes, qui eussent été, sans doute, de plus en plus intéressants à connaître. Les affaires furent en se développant, sous la République, jusqu’à comprendre celles de l’univers entier qui s’y centralisaient ; et tout cela s’accomplissait au milieu d’une population d’origine, de langage et de costumes, d’intérêts et d’aspects cosmopolites. Mais l’empire bouleversa tout. Nous pourrions donner de bien plus nombreux détails sur le Forum et les basiliques, qui sont étudiés, de nos jours, avoc un soin et un esprit critique vraiment admirables ; mais ce serait entrer dans les domaines de l’art ou de l’archéologie, qui ne sont pas les nôtres. Ce sont surtout les hommes d’affaires qui les ont fréquentés en foule jusqu’à l’empire, qui nous intéressent ici. § 3. — Cessation du jeu sur les valeurs, au Forum et dans les basiliques.Tout nous autorise à penser que le jeu sur les valeurs de bourse disparut, lorsque furent supprimées les sociétés par actions, et il n’y a rien de surprenant à cola. Les textes anciens qui se réfèrent à la pratique des jeux et à la place où ils se tenaient, viennent nous confirmer absolument dans cette opinion. Jusqu’à Auguste, c’est au Forum que l’on trafique sur le taux de l’intérêt et des valeurs, c’est là que se font et se défont les fortunes. C’est du Forum que nous parlent Lucilius, Plaute et même Horace, lorsqu’ils nous entretiennent des joueurs de leur temps. Alors c’était bien en trafiquant sur les affaires qui se pratiquent à la bourse, que l’on poursuivait les chances du jeu. Aliena negotia euro, excussus propriis, » dit le joueur d’Horace, qui a succombé auprès du Janus médius ; res mea ad Janum médium fracta est[224]. Il ne s’agit pas là d’un vaincu de la table de jeu, mais du faiseur d’affaires ruiné et exécuté sur le marché. Aussi, c’est du haut des Janus, que sont proclamés les préceptes de la Fortune. Hæc Janus summus ab imo prodocet. II faut ajouter aux textes d’Horace, les textes innombrables de Cicéron sur les societates, avec leurs participes, leurs socii, leurs magistri, leurs courriers, qui se retrouvent en foule tous les jours sur la même place, et notamment ce Terentius Varron, qui y arrive, lui aussi, quum primum M. Terentius in Forum venit, pour y perdre beaucoup d’argent avec les publicains : maximis enim damnis affectus est. Voilà les temps antérieurs aux réformes d’Auguste[225]. Depuis cette époque, au contraire, il n’est plus jamais question dans aucun texte, soit littéraire, soit juridique, ni de ces aventures, ni de ces trafics, ni de ces enseignements périlleux des Janus. On ne cesse pas de jouer sous l’empire, on joue affreusement ; mats c’est ailleurs, et autrement, que l’on va exposer ou perdre sa fortune. Ainsi, dans les œuvres de Martial, de Suétone, de Juvénal et des pères de l’Eglise qui écrivaient au temps où les publicains et leurs spéculations avaient été dispersés pour toujours, le jeu et les joueurs sont flagellés à diverses reprises, mais il n’y a plus rien de commun entre ces joueurs et les affaires d’argent du Forum et des argentariæ. Il ne s’agit plus désormais que de l’alea damnosa, d’ancienne origine, et du fritillus, du cornet à des qui distribue la chance. On ne va plus à la mensa du banquier, ou à l’argenteria, ou à la basilique, comme autrefois, on va au hasard de la table de jeu, ad casumtabulæ, et l’on s’y ruine, comme on le faisait jadis parmi les manieurs d’argent des deux Janus, dont il n’est plus question. Comment pourrait-on comprendre que, brusquement, tous les écrivains romains, et spécialement les satiriques, les comiques, les anecdotiers si compendieux sous l’empire, aient cessé de parler de ces scandales publics, s’ils s’étaient continués de leur temps, comme au temps de la république. Assurément le génie pénétrant et acerbe de Juvénal se fut attaqué, plus énergiquement encore que celui d’Horace, à ces excès provocants de la spéculation, à ces chutes misérables, à ces triomphes orgueilleux et immoraux de la chance, qu’avait flétris l’aimable courtisan de Mécène et d’Auguste. Or, pas plus que les autres, Juvénal n’en a dit un seul mot. La passion du jeu n’a pas cessé de sévir autour de lui ; il on signale les désordres ; le jeu revient souvent sous sa plume vengeresse, mais transformé et pour ainsi dire cantonne. Dès sa première satire, il lui lance une véhémente apostrophe : Quand donc, dit-il, la cupidité s’est-elle plus ouvertement étalée que de nos jours ? Quand les hasards du jeu ont-ils plus absorbé les âmes ? Ce n’est plus avec des sacs d’argent que l’on va courir les chances de la table de jeu, on y fait porter à ses côtés son coffre-fort ; mais plus un mot des Janus. . . . . . . . . . . . . . . . quando Major
avaritiæ patuit sinus ? alea quando Hos
animos ? neque enim loculis comitantibus itur Ad casum tabulæ, posila sed luditur arca[226]. Cette redoutable passion ne fut pas évidemment en s’atténuant avec le temps, si nous en jugeons par un document curieux qui date d’un peu plus tard. Nous voulons parler d’un opuscule ou homélie sur les joueurs, de aleatoribus, que l’on attribue à saint Cyprien, ou à saint Victor, ou à un évêque d’une église particulière, mais qui remonte sûrement aux premiers siècles du christianisme[227]. On ne peut imaginer la véhémence de langage et la sainte indignation que déploie l’orateur sacré, en s’adressant aux fidèles. On voit, dit-il, le joueur sans respect de sa dignité, sans excuse possible, entraîné par cette ardeur pestiférée, réduit à abandonner son patrimoine, après avoir bu secrètement ce poison mortel... Ô passion déréglée qui au lieu des richesses engendre le dénuement et la misère. Ô mains meurtrières, ô mains pernicieuses que le gain ne peut arrêter, et qui continuent encore à jouer après avoir perdu ! Le chrétien gui joue aux des souille ses mains, car c’est au démon .qu’il offre un sacrifice[228]. On le voit donc, c’est encore avec les des et le fatal fritillus, comme au temps de Juvénal, et pas autrement, que l’on continue à tenter passionnément les chances du hasard. Peut-être jouait-on aux des sur les places publiques, dans les basiliques ; c’est probable ; les gens du peuple à Rome devaient jouer dehors autrefois, comme ils le font encore aujourd’hui. On a même trouvé, sur les dalles de certaines basiliques, des dessins de jeux, dames, échecs et autres, qui autorisent à penser qu’il en était ainsi. Mais que sont devenues les opérations aventureuses, portant, elles aussi, les richesses ou la ruine au milieu des spéculateurs du Forum, des Janus, et des basiliques ? Il n’en est plus parlé nulle part, depuis le temps des Satires d’Horace, c’est-à-dire depuis qu’Auguste a anéanti les grands financiers et les compagnies qui lui faisaient ombrage. Les jeux sur les valeurs ont disparu en même temps que les grands publicains et les actions aliénables de leurs sociétés. C’est là une constatation qui nous paraît avoir sa gravité ; et si le fait est démontré, nous pouvons légitimement l’invoquer comme un dernier et précieux témoignage de l’histoire, à l’appui de nos affirmations sur la réforme à la fois politique et financière radicalement accomplie par Auguste. § 4. — Les Banquiers dans leurs rapports avec les faits de l’histoire romaine.Autant a été considérable et persistant l’emploi des banquiers dans les affaires privées, autant a été réduite, au contraire, l’importance de leur intervention directe dans les affaires publiques. Nous en savons la raison : ils n’étaient pas de ceux qui pouvaient jouir des privilèges de l’association des capitaux, et ne purent, par conséquent pas organiser des institutions analogues à celles de nos grandes sociétés de crédit. Lorsque les besoins d’argent se faisaient sentir quelque part, dans des proportions anormales, il n’y avait que les magistrats, ou les généraux, enrichis aux dépens des provinces, ou bien des publicains, qui pussent répondre aux grandes nécessités financières ; et nous avons vu qu’il en fut ainsi en Asie, à l’époque de Sylla. Ce sera Gabinius, le fils d’un fortissimus et maximus publicanus, ayant lui-même, magnas partes publicorum ; ce sera Rabirius et bien d’autres inconnus, enrichis dans des conditions plus ou moins avouables, qui trafiqueront des trônes de l’Orient, et avec qui les rois négocieront des emprunts, mais non les banquiers de profession. Ce sera Pompée, le grand Pompée, qui fut longtemps le chef de l’ordre équestre, sorte d’Harpagon conquérant, se servant d’un prête-nom, qui était le chevalier romain Cluvius, de Pouzzoles, pour pressurer les peuples et les rois qui lui devaient leur couronne... Trente-trois talents ne suffisaient pas à payer les intérêts mensuels des sommes que l’infortuné roi de Cappadoce avait empruntées à leur protecteur[229]. Nous avons vu comment Brutus employait la cavalerie romaine pour se faire rembourser les prêts par lui faits aux villes ; comment Cicéron lui-même s’est laissé aller quelquefois à seconder des opérations criminelles, que les mœurs semblaient autoriser. Il résulte de la correspondance avec Atticus, qu’à la prière de ce dernier, dérogeant à ses principes d’honnête naturelle, il fit nommer préfets Scaptius et Gavius, prête-noms de Brutus, et les agents de ses indignes trafics avec le roi de Cappadoce. Les faits du même genre sont très nombreux dans l’histoire de Rome. Mais ce sont des faits séparés les uns des autres, accomplis sans aucun lien entre eux, sans aucune tradition commune, par des gens qui ne ressemblent en rien aux publicains ni aux banquiers, et qui réalisent leurs opérations ruineuses pour les provinciaux exploités, qu’accidentellement, par occasion, pour ainsi dire, en quelques coups de force rudement frappés. Ils ne rentrent pas dans notre étude sur les manieurs d’argent de profession. Nous ne constaterons pas davantage, dans les cinq premiers siècles de Rome, du moins habituellement, l’intervention des banquiers dans les prêts d’argent à intérêt, ou avances de fonds. Les prêteurs d’argent des temps anciens, ceux qui ont provoqué les émeutes parfois sanglantes du Forum, la retraite réitérée du peuple sur le mont sacré ou ailleurs, ceux dont les abus ont nécessité des lois toujours renouvelées et toujours impuissantes sur l’usure, ce ne sont pas des chevaliers, des fœneratores de profession ; ce sont plutôt les patriciens, les seuls riches des premiers siècles, dans leurs rapports avec la plèbe. On peut consulter tous les textes relatifs à ces émeutes et aux lois qu’elles faisaient naître ; c’est toujours la lutte des castes, nous l’avons déjà fait observer, ce sont des discussions et des concessions politiques que signalent les textes, quand il s’agit de la misère des débiteurs à soulager et des excès des créanciers à contenir[230]. Ce n’est probablement qu’après plusieurs siècles, que les fœneratores de profession, les banquiers escompteurs, ainsi que nous dirions aujourd’hui, commencèrent à opérer le trafic sur les avances et les dépôts de fonds. Jusque là, c’est surtout sur les métaux et les échanges que les opérations ont porté, dans les Tabernæ argentariæ du Forum. On voit cependant apparaître d’assez bonne heure dans l’histoire, des personnages qui doivent être des banquiers de profession, et qui sont publiquement chargés de résoudre les difficultés résultant des abus de l’usure. Il serait curieux d’étudier chacune de ces interventions économiques, dans leurs détails, mais comme ce sont des mesures politiques autant que financières prises par l’État, et non des actes d’initiative privée et de banque proprement dite, nous ne pourrions pas nous y arrêter ici, sans sortir de nos limites. Nous nous bornerons donc à énumérer les principaux de ces faits. Ainsi, on a dit que la loi des XII Tables avait établi des contrôleurs des monnaies, Triumviri monetales, aurum, argentum, æs publice signanto[231]. Ce qui est plus certain, c’est que des magistrats de ce genre furent établis à plusieurs reprises plus tard[232]. En 401-353, les consuls Valerius Publicola et Marcius Rutilus nommèrent, pour apaiser les esprits excités, et faciliter le règlement des dettes, cinq personnages qui furent préposés à ce soin, Quos mensarios ob dispensationem pecuniæ appellarunt. Ils rendirent de tels services, dit Tite-Live, que leurs noms ont mérité de passer à la postérité. Ils s’appelaient C. Duellius, P. Decius Mus, M. Papirius, Q. Publilius et T. Æmilius ; ils avaient été probablement pris parmi ces financiers honorés du nom de boni homines[233]. Leur intervention consista à faire des avances aux débiteurs sur les fonds de l’État, et surtout à contraindre les créanciers à recevoir en payement, les biens de leurs débiteurs, suivant une estimation équitablement faite. Des mesures semblables furent prises en 405-349 et en 538-216. Cette dernière fois, tout au moins, les triumviri mensarii désignés, ne furent pas pris parmi les banquiers de profession, car Tite-Live nous dit que l’un d’eux avait été consul et censeur, l’autre deux fois consul, l’autre tribun du peuple[234]. En 540-214, lorsque les sociétés de publicains s’honorèrent par les propositions généreuses que nous avons rapportées, pour venir au secours de l’État en détresse, on nomma des triumviri mensarii pour être adjoints aux censeurs : Arcessitosque ab triumviris esse dixerunt, ut pretia servorum acciperent[235]. C’est encore entre les mains des triumviri mensarii, qu’en 542-212 le public fut invité à porter ses offrandes à la patrie en danger[236]. Cicéron parle aussi[237] de mensarii chargés de surveiller les dépenses de l’État, en compagnie de cinq préteurs et de trois questeurs. On voit que ces mensarii sont des fonctionnaires ou des délégués du pouvoir public. Nous n’insistons pas. Nous avons dit également, pourquoi nous ne devrions pas nous occuper ici des lois sur le taux de l’intérêt et sur l’usure ; nous signalerons cependant, en passant, quelques mesures spécialement intéressantes pour les manieurs d’argent de Rome et de la province. Elles sont trop caractéristiques des mœurs économiques du temps, pour que nous les passions sous silence ; mais nous nous abstiendrons de commentaires. Une loi de 561-193 soumit les Latins aux lois romaines sur le prêt d’argent, cum sociis ac nomine Latini pecuniæ creditæ jus idem quod cum civibus Romanis esset[238]. Jusque-là, on s’était servi de prête-noms latins pour se soustraire à la rigueur des lois ; on fut obligé d’aller chercher le détour plus loin, et jusque dans les provinces d’outre-mer. Voici donc, d’après M. Belot, le commerce que faisaient depuis les guerres puniques, les banquiers presque tous sortis de l’ordre équestre. Ils empruntaient à Rome, à un taux modéré, et ils prêtaient en province, à un taux exorbitant. Ils gagnaient la différence des intérêts. C’est ainsi que P. Settius, avait, à Rome, contracté des dettes, mais, en province, il avait de nombreux débiteurs, parmi lesquels Hiempsal, roi de Mauritanie[239]. A mesure que les banquiers devenaient plus forts, comme chevaliers, et comme affiliés aux publicains, les lois devenaient de plus en plus impuissantes envers eux, aussi bien qu’envers leurs amis. En 665-89, le préteur Sempronius Asellio voulut prendre des mesures pour assurer l’application des anciennes lois contre l’usure, nous avons déjà signalé ce fait, il fut massacré en plein jour par les banquiers, près du temple de Vesta. C’est à cette occasion que fut proposée la loi Plotia de vi, hominibus armatis, afin d’enlever aux chevaliers la judicature et d’obtenir, ainsi, une condamnation contre les meurtriers du préteur. On voit où en était venue la justice, non seulement par rapport aux publicains, mais encore par rapport à tout ce qui se rattachait, de près ou de loin, à leurs affaires où à leurs intérêts[240]. Plutarque a rapporté, en détail, les mesures prises par Lucullus en Asie, en 683-71, soit contre les publicains, soit contre les banquiers ou les negotiatores. C’était, assurément, contre ces derniers surtout, que furent édictées les dispositions par lesquelles le proconsul ramenait le taux de l’intérêt à 1 % par mois, et réduisait le montant de ce qui était déjà dû[241]. Mais les publicains ressentirent aussi très profondément les effets de ces mesures, car ils avaient dû se faire banquiers à côté de ceux qui l’étaient en titre, nous l’avons vu, pour faire les avances nécessitées par les lourdes charges que Sylla avait imposées à l’Asie. Et nous avons vu, aussi, que la loi Manilia vint, sur les insistances de Cicéron, l’orateur des publicains et des banquiers, punir Lucullus de ses sévérités. D’autres mesures, d’un caractère singulier, furent prises plus tard à Rome même, en vue d’éviter que la monnaie ne sortit du sol de l’Italie. Nous en indiquons quelques-unes, comme se rattachant spécialement au commerce de l’argent. C’est ainsi qu’en 685-69, la loi Gabinia vint défendre aux provinciaux d’emprunter à Rome, et annuler tous les engagements qui y seraient contractés par eux. Vers la même époque, Cicéron défendait toute vente dans le port de Pouzzoles, et n’y permettait que le troc, à l’égard des étrangers, afin d’empêcher l’argent de se diriger vers la Grèce[242]. Des mesures analogues avaient été prises contre les Juifs, et plusieurs sénatus-consultes leur avaient défendu d’envoyer du numéraire à Jérusalem. Quum aurum, Judeorum nomine, quotannis ex Italia et ex omnibus provinciis Hierosolyma exportari soleret, dit Cicéron, Flaccus sanxit edicto, ne ex Asia exportari liceret[243]. Il est probable que les manieurs d’argent se dérobaient facilement à ces lois, par la dissimulation et par la fraude. Mais c’était au moins en reconnaître l’existence, que de chercher à s’y soustraire par des détours. Il n’en était pas toujours, ainsi. Cicéron nous a laissé, dans trois lettres curieuses, écrites à Atticus[244], des détails sur les procédés auxquels les grands personnages recouraient à cet égard ; ils en usaient tout à fait à leur aise. Brutus voulait prêter aux Salaminiens, à 48 %, une grosse somme dont ils avaient besoin, et ceux-ci s’engageaient, en effet, dans ces conditions vis-à-vis de lui, par des syngraphæ qui devaient servir de titre à la créance. Le traité de Brutus, ou de ses prête-noms, était largement usuraire, et dépassait de beaucoup le taux légal qui était de 12 %. Brutus fit tout simplement rendre un sénatus-consulte spécial, qui lui permettait de passer outre. D’autre part, les syngraphæ signés à Rome par des provinciaux, étaient nuls en vertu de la loi Gabinia. Un autre sénatus-consulte de la même espèce fut rendu pour déclarer ceux-ci valables. C’est cette même dette que Brutus fit exécuter sur la personne des sénateurs, par la cavalerie du consul de la province. On ne peut guère accumuler plus d’abus dans une seule affaire. Nous n’insistons pas sur ces prévarications qui n’ont rien de commun avec les affaires de banque ; mais on peut y trouver le curieux spectacle de la lutte dans laquelle devaient se débattre les honnêtes gens, et spécialement Cicéron, tiraillé entre sa conscience et le désir de plaire à ses amis Brutus et même Atticus. En 706-48, César ordonna une liquidation des dettes par des mensarii chargés de faire des avances avec les fonds de l’État, ou de contraindre les créancière à recevoir en payement des biens, comme cela avait eu déjà lieu d’autres fois[245]. Nous avons déjà signalé et jugé ce procédé. Mais le règne des grands spéculateurs, magistrats supérieurs ou généraux d’armées, comme celui des banquiers, comme celui des publicains, allait finir. La puissance impériale n’allait plus admettre en cela, que les abus qui se commettaient en son nom et sous ses ordres, comme pour toutes choses. Le rôle modeste des banquiers de profession fut encore ce qui devait les protéger contre les rigueurs niveleuses de l’empire. Nous les voyons revenir souvent, dans les écrits dm jurisconsultes de l’époque classique, et, sous Justinien ils sont encore revêtus de titres brillants, qui les font traiter, avec considération, comme les boni, ou les optimi viri du temps de la république. Mais le règne des grands manieurs d’argent était passé depuis cinq siècles. |
[1] Mommsen le dit à plusieurs reprises dans son Traité sur le droit public romain. Voyez notamment le t. VI, 2e partie, p. 109, note 2, de la traduction Girard. Paris, 1889.
[2] Loi du 10 avril 1825, titre II : Du crime de baraterie. Tout capitaine, maître, patron ou pilote chargé de la conduite d’un navire ou autre bâtiment de commerce, qui, volontairement et dans une intention frauduleuse, le fera périr par des moyens quelconques, sera puni de la peine de mort. (Cet article a été modifié par l’article 89 du décret du 24 mars 1852.)
[3] Tite-Live, XXXV, 1, 3 : Quia patres ordinem publicanorum in tali tempore offensum nolebant. Populus severior, vindex erat fraudis.
[4] Tite-Live, XXIII, 49.
[5] Tite-Live, XXIV, 18.
[6] Valère Maxime, V, VI, 8.
[7] Tite-Live, XXXV, 7 et 10 ; XXXIII, 42.
[8] Vigié, Des douanes dans l’Empire romain, p. 18. Mommsen, Hist. rom., t. IV, p. 353 et 354 ; t. VI, p. 25 et suiv.
[9] Mommsen, eod., t. VI, p. 26.
[10] César, Comm., 3, 1.
[11] Strabon, VI, 1 ; Cicéron, Brutus, 22. Voyez Belot, loc. cit., p. 185.
[12] Tite-Live, XLV, 18.
[13] Duruy, Histoire des Romains, t. II.
[14] Plut., Caton, 17. Voyez Duruy, loc. cit., p. 352. Tite-Live, XXXIX, 44.
[15] Tite-Live, XLIII, 16.
[16] Velleius Paterculus, II 6 ; Cicéron, De lege agraria, II, 5 ; Appien, G. civ., I, 8. Voyez Belot, Hist. des chevaliers ; Tite-Live, liv. XXXIX.
[17] Mommsen, loc. cit., t. V, pp. 35 et 44.
[18] Laboulaye, loc. cit., p. 206.
[19] De vives discussions se sont élevées dans ces derniers temps, spécialement sur la loi agraire de Licinius Stolon ; les uns ont dit qu’elle avait osé toucher même aux propriétés privées, d’autres ont été jusqu’à nier son existence, malgré les affirmations formelles de Tite-Live. Nous ne pouvons pas ici entrer dans le débat, mais il nous parait difficile de supposer une erreur ou un mensonge de la part de Tite-Live, pour des faits aussi graves, et datant de cette époque.
[20] Belot, Hist. des chevaliers, p. 196.
[21] Mommsen, Hist. rom., t. V, p. 68.
[22] Duruy, t. II, p. 155, Histoire des Romains, ch. XXII.
[23] Esprit des lois, liv. XI, ch. XVIII.
[24] Mommsen, Hist. rom., t. V, p. 61-62.
[25] Mommsen, op. cit., p. 63 et suiv.
[26] La loi judiciaire dont nous allons nous occuper, fut rendue en 632-122, sur l’initiative de Caïus Gracchus, mais son frère Tiberius avait déjà préparé un projet de loi judiciaire que la mort ne lui permit pas de poursuivre. Plus modéré que Caïus sur ce point, Tiberius voulait partager les jugements entre les sénateurs et les chevaliers, tandis que Caïus en repoussa complètement les sénateurs. Tiberius fit rendre une autre loi dite judiciaire, mais qui ne se rattache pas au sujet actuel malgré son nom. (Dion Cassius, fragm. 88. Voyez Belot, op. cit., p. 228.)
[27] Essai sur les lois criminelles des Romains, p. 186.
[28] On sait que les faits punissables peuvent être, à Rome, l’objet de plusieurs genres de poursuites. La poursuite d’un fait comme délit privé n’empêche pas l’exercice d’un crimen publicum ou accusation publique à l’égard de ce même fait, sauf application des règles du non cumul.
Or, l’action privée dont parle le Digeste à l’égard des publicains (L. 1 et 5, § 1, D., de publicanie, et loi 9, § 5), qui autorise même une peine extraordinaire ou une action équivalente, pour protéger les contribuables contre leurs abus, devait exister déjà à l’époque des Gracques ; cela n’empêcha pas assurément l’existence et l’application de lois criminelles qui pouvaient amener les prévaricateurs et les concussionnaires devant le peuple, le Sénat, ou les quæstiones perpétuée.
Lorsque les chevaliers furent admis à la judicature, ils le furent évidemment en droit, comme ils l’étaient déjà presque toujours en fait, aussi bien en matière privée qu’en matière publique. Mais les effets de l’innovation ne se firent sentir qu’en cette dernière matière ; nous laisserons donc de côté, pour le moment, la question des actions privées.
Nous nous bornerons à rappeler, qu’en principe, la souveraineté judiciaire, particulièrement en matière criminelle, apparent de tout temps au peuple dans ses comices. Cicéron disait encore, par respect pour cette antique règle : Ce sont les sénateurs, les chevaliers, les tribuns de la solde qui jugent, mais ce sont les trente-cinq tribus qui condamnent (Cicéron, Pro domo, 16 et 17), entendant exprimer par là, sans doute, que toutes les sentences rendues par les tribunaux ne l’étaient que par délégation du peuple romain.
Mais la juridiction qu’exerçaient les comices avait été progressivement déférée aux commissions nommées pour un seul procès ; puis furent établies les quæstiones perpetuas, c’est-à-dire des commissions nommées pour un an, avec mission de statuer sur les faits en vue desquels elles avaient été spécialement nommées.
La pratique des jugements par commissions ou quæstiones fut adoptée sans difficulté ; ce fut Calpurnius Pison, surnommé l’honnête homme, Frugi, qui, pendant son tribun&t de l’an 605-149, organisa la première quæstio perpetua, contre les exactions des gouverneurs de province (de pecuniis repetundis). Bientôt d’autres quæstiones pour des crimes touchant directement à l’ordre public et aux finances furent organisées, notamment en vue du péculat, de la brigue, du crime de lèse-majesté. C’est là que se produisit l’effet redoutable des lois judiciaires.
Bien qu’en principe chaque loi punissant un crime fut indépendante des autres, établit une quæstio spéciale, et réglât d’ordinaire, non seulement la qualification du fait et ses suites, mais encore la compétence et la procédure de l’incrimination qu’elle établissait, il y avait, cependant, des règles qui dominaient tout le système, et des lois également applicables à toutes les affaires criminelles. Il en fut ainsi, certainement, des lois relatives au recrutement des juges, c’est-à-dire des lois judiciaires.
[29] Plutarque, Vie de C. Gracchus, 37.
[30] Laboulaye, Essai sur les lois criminelles des Romains, 1845.
[31] Des postes chez les Romains (Recueil de l’Académie de législation, vol. 1872, p. 306).
[32] Walter, Histoire du droit criminel chez les Romains, traduit par Picquet-Damesne, 1863. — Marquardt, op. cit.
[33] Maynz, Esquisse historique sur le droit criminel de l’ancienne Rome.
[34] En 614-40, Pompée, fils d’Aulus, accusé d’exaction par Cn. Q. Cæpion, par L. et Q. Metellus, fut absous, malgré sa culpabilité et sa qualité d’homme nouveau. Cicéron, pro Fonteio, 10, et Valère maxime, VIII, V, n° 1.
[35] Lorsque la première quæstio perpetua fut organisée, en 605-149, par Calpurnius Piso, l’honnête homme, elle le fut exclusivement en vue de protéger les provinciaux. Cette innovation, dit Maynz, n’avait originairement d’autre but que de donner aux alliés et aux provinciaux le droit que les citoyens avaient eu de tout temps ; la quæstio perpétua repetundarum n’était guère autre chose qu’une application particulière du principe qui avait fait créer le grand jury connu sous le nom de centumvirs. Aussi, l’action du chef de répétondes n’était-elle d’abord, tout comme les actions portées devant le tribunal centumviral, qu’une poursuite purement civile. (Esquisse histor. du droit crim. de l’anc. Rome, p. 37.)
Les lois qui attribuèrent compétence criminelle aux quæstiones sortirent de cette spécialité, mais, par le fait, l’institution semble avoir toujours gardé la trace de son origine.
[36] C. Gracchus avait fait, contre les sénateurs, une loi pour punir les cabales judiciaires, leurs accusations concertées et leur mauvaise foi. Appien, G. civ., 1, 22. Belot, Hist. des chevaliers, p. 227 et 231.
[37] Florus, III, 12 et 13.
[38] Appien, G. civ., I, 22.
[39] Pline, Hist. nat., XXXIII, 8, fin. Voyez, sur ce point, Marquardt, Historiæ equitum Romanorum libri, IV, p. 18, et Belot, op. cit., chap. des Publicains.
[40] Montesquieu, Esprit des Lois, loc. cit., liv. XI, chap. XVIII. Diodore, Fragm., liv. XXXIV et XXXVI.
[41] Tite-Live, XLV, 8.
[42] Asconius, Ad div. in Quint. Cœcil., 3.
[43] Verr., I, 13.
[44] Velleius Paterculus, II, 6, 13 et 32.
[45] Tacite, Ann., XII, 50.
[46] Historiæ equitum Romanorum libri, IV, p. 19 ; Berolini, 1840.
[47] Tite-Live, XLV, 18. Cicéron, De nat. Deorum, III, 19 : An Amphiaraus erit Deus, et Triphonius ? Nostri quidem publicani, quum essent agri in Beotia deorum immortalium excepli lege censoria, negabant immortales esse ullos qui aliquando homines fuissent. Amphiaraus est-il un dieu ? Et Trophonius ? Nos publicains, à raison de ce que les champs consacrés aux dieux immortels, en Béotie, étaient exemptés par la loi de leur adjudication, niaient qu’on pût être un immortel quand on avait été un homme. Voyez Villemain, Tableau de l’éloquence chrétienne au IV siècle, p. 12 : Du polythéisme dans le premier siècle de notre ère.
[48] Diodore, XXXVI, 3. Voyez Duruy, t. II, p. 222.
[49] Cicéron, Verr., III, 94. Cicéron parlait en ce moment devant des juges sénateurs. Ce n’était pas ce qu’il disait assurément dans sa Verrine, I, 13 : Quum equester ordo judicaret, improbi et rapaces magistratus in provinciis inserviebant publicanis ; ornabant eos qui in operis erant... ut qui unum equitem romanum contumelia dignum putasset, ab universo ordine male dignus judicaretur.
[50] Appien, Guerre civ., I, 22, 35, 37. Tite-Live, Épit., 50. Velleius Paterculus, II, 13. Florus, III, 13, 17. Dion Cassius, fr. 283 et suiv., édit. Gros. Maynz, Esquisse historique du droit criminel de l’ancienne Rome.
[51] Que les publicains en fussent justiciables à raison des faits de leurs entreprises, cela ne saurait soulever un doute. Les faits de leur vie ordinaire étaient même de nature à les y amener très facilement, puis qu’ils étaient les intermédiaires .entre les provinciaux ou les travailleurs libres et l’État, et maniaient d’immenses valeurs en nature et en argent.
Au surplus, les abus des publicains devaient facilement rentrer dans les cas prévus par plusieurs lois rendues dans la période que nous étudions ou peu de temps après. Il en fut ainsi de l’accusation de péculat ou vol des biens de l’État, qui pouvait être intentée contre toutes personnes et non pas seulement contre les fonctionnaires publics, puisque, pour ceux-ci, on finit par prononcer une aggravation de peine (Tite-Live, V, 32. Cicéron, Pro Cluentio, 53 ; Pro Murena, 20). Le crime de lèse-majesté comprenait aussi des actes dont les publicains pouvaient se rendre facilement coupables, car ce crime comprenait les atteintes même au domaine matériel de l’État : Minuisti copias majorum virtute ac sapientia comparatas. Telles étaient les paroles formulées dans une des leges majestatis, d’après un passage de Cicéron (Cicéron, Verr., V, 20, Laboulaye, loc. cit., p. 226).
[52] Cicéron, Verr., V, 20. Voyez Laboulaye, loc. cit., p. 236.
[53] Lettre de Quintus (Cicéron, I, De petitione consulatus). Parmi tes chances de succès que Quintus escompte pour l’élection de son frère, il met en première ligne les publicains : Habet enim ea quæ novi habuerunt ; omnes publicanos, totum fera equestrem ordinem, multa præterea municipia, multos abs te defensos cujus ordinis, aliquot collegia. Cicéron exprime, dans de nombreuses circonstances que nous retrouverons, les mêmes appréciations sur ses ressources électorales.
[54] Voyez, sur ces conciones, Mommsen, op. cit., t. V. p. 89.
[55] Voyez ci-dessous, § 3, l’extrait du discours de Crassus.
[56] Essai sur les lois criminelles des Romains, p. 18. Je pense, dit Cicéron (Verr., I, 14), que les nations étrangères enverront au peuple romain des députés pour demander l’abolition des tribunaux contre les concussionnaires. Ces nations ont remarqué, en effet, que si ces tribunaux n’existaient pas, chaque magistrat n’emporterait des provinces que ce qui lui paraîtrait suffisant pour lui-même et pour ses enfants ; tandis qu’aujourd’hui, avec de pareils tribunaux, chacun d’eux enlève tout ce qu’il faut pour satisfaire et lui-même et ses protecteurs, et ses avocats, et le préteur et les juges ; qu’alors les vexations n’ont plus de bornes ; qu’on peut suffire à la cupidité du plus avare des hommes, mais non au succès d’un procès plus désastreux que toutes les rapines. Quelle gloire pour nos jugements ! Quelle réputation pour notre ordre ! Voilà que les alliés du peuple romain ne veulent pas qu’on instruise contre les concussionnaires, et renoncent à ces jugements institués par nos ancêtres, dans l’intérêt même des alliés. Ces paroles étaient adressées à un jury de sénateurs, mais elles se réfèrent manifestement aux quæstiones de repetundis de tous les temps.
[57] Plutarque s’est manifestement trompé sur la loi judiciaire de Caïus Gracchus, en restreignant les effets de cette loi à l’introduction de trois cents chevaliers dans le Sénat. Tous les auteurs latins sont d’accord pour lui donner le sens que nous lui attribuons ici. Belot, La révolution économique et monétaire, etc., p. 24. L’épitomé de Tite-Live contient une erreur de même nature. Voyez Laboulaye, loc. cit., p. 112 ; Velleius Paterculus, II, 16 ; Tacite, Ann., XII, 60 ; Florus, III, 13, 17 ; Appien, I, 22 ; Asconius, 102, 145.
[58] Diodore, Excepta. Vatic., XXXIV-XXXVI, n° 12, t. II, p. 19.
[59] Voyez Mommsen, t. V, p. 61. — Une étude spéciale a été faite en Angleterre, par Pelham, On the Lex sempronia C. Gracchi de provincia Asia. Trans. of the Oxford philol. Society, 1881.
[60] Cicéron, Pro lege manilia, n° 5 ; Voyez Tacite, Ann., III, 40.
[61] Valère Maxime, IX, 2.
[62] Mithridate, 61.
[63] Plutarque, Sylla. Voyez Duruy, t. II, p. 643 ; d’Hugues, loc. cit., p. 47.
[64] Cicéron, Pro Fonteio, IV et suiv.
[65] Cicéron, Pro lege manilia, VI.
[66] Asconius, In divin., 122 ; Tite-Live, LXX. Voyez Mommsen, V, p. 187.
[67] Harangue de Caïus Gracchus sur la possession de la Phrygie, offerte à l’enchère, par Marius Aquilius, aux rois de Bithynie et de Pont. Mommsen, V, p. 67, note 1.
[68] Cicéron, Div. in Quintum Cœcilium, III, XXI-XXII.
[69] Lex Thoria agraria, 643-111, Egger, Latini sermonis vetustioris reliquix, p. 217 : Quoi publicano ex h. l. pequnia debebitur... Si publicani de ea re recuperatores sibi dari postulabunt, quodplus aliterve cum pequniam sibi deberi dari ve oportere deicant tum cos... pr... prove pr... que in jous adierint in diebus X proxsumeis quibus de ea re in jous aditum erit ex civibus L, quei classia primæ sienta XI dato unde alternos du... — Voir aussi, § 42, Belot, op. cit., qui a très soigneusement analysé les dispositions nombreuses et diverses de cette loi, p. 189 et suiv.
[70] Cicéron, Pro Flacco, 4.
[71] Voyez les nombreux détails donnés à ce sujet par Mommsen, Hist. romaine, t. V, p. 145 et 146, note 1.
[72] Appien, G. civ., I, 27.
[73] Cicéron, Brutus, 36 ; De Oratore, II, 70. Belot, op. cit., p. 194 et 195 : Eripite nos, disait Crassus, eripite nos ex faucibus eorum, quorum crudelitas nostro sanguine non potest expleri, notite sinere nos cuiquam servire nisi vobis universis quibus et possumus et debemus.
[74] On fixa à 600.000 sesterces (120.000 fr.) le cens équestre qui était nécessaire pour être juge ; on exigea, en outre, dans une loi Servilia (De repetundis), datée à peu près de la même époque, que l’on eût au moins trente ans, et au plus soixante ans pour faire partie des tribunaux. Il est certain que cette disposition, quoique comprise dans une loi spéciale, fut de celles qui devinrent communes à toutes les Quæstiones. Nous avons indiqué plus haut, que cela se pratiquait pour beaucoup d’autres règles de droit. Au reste, il existe quelque incertitude sur ces lois Servilia et sur leurs dates. Ce n’est pas ici le lieu de développer ces controverses qui nous éloigneraient de l’histoire des publicains. Les documents sont divergents à cet égard. M. Belot, qui a très savamment traité cette partie de l’histoire romaine, dit qu’un mot de Julius Obsequens, compilateur du cinquième siècle, a fait croire à un partage entre les sénateurs et les chevaliers. Tacite affirme la restitution complète ; et, d’autre part, une inscription rapportée par Orelli (n° 565) est dédiée à Cæpion : Ob judicia restituta. Mais MM. Belot et Laboulaye (loc. cit.) hésitent à admettre cette opinion qui ne nous paraît pas vraisemblable. Voyez Belot, op. cit., chap. V : Les chevaliers romains devant les tribunaux ; Histoire des lois judiciaires depuis le temps des Gracques jusqu’à la dictature de César, et Mispoulet, Les institutions politiques des Romains, t. II, chap. XXI, p. 473, qui signale, avec les dates suivantes, quatre lois judiciaires dans la période que nous étudions : Lex Cœcilia, 631 ou 632-123 ou 122 ; Lex Servilia, 648-106 ; Lex Livia, 663-91 ; Lex Plautia, 665-89. Ce serait sortir du cadre de cette étude que de les examiner chacune dans leurs détails. Maynz, dans l’introduction de son Cours de droit romain, n° 92, fournit quelques explications à cet égard. Nous devons nous borner à renvoyer à ces autorités.
[75] Cicéron, Brutus, 62 ; De Oratore, II, 48. Cette loi, appelée Servilia de repetundis, est donnée par H. Egger, dans ses Latini cermonis reliquise, en an extrait de seize pages, 231 à 246, elle se référerait à une date peu certaine, entre 648-105 et 654-99. M. Belot accepte cette dernière date (op. cit., p. 241). Les extraits reproduits par M. Egger contiennent de nombreux détails auxquels nous ne saurions nous attarder ici ; quelques-uns sont indiqués à la note précédente.
[76] Voyez Mommsen, Hist. rom., V, p. 176 et 179. Voyez aussi Belot, p. 239, et Velleius, II, 11. — Valère Maxime, VIII, 15, n° 7. — Salluste, Jugurtha, 65. — Diodore, Fragm., L, XXXIV.
[77] Cicéron, Pro C. Rabirio, VII.
[78] G. civ., I, 35. M. Belot, op. cit., p. 255 et suiv., est entré, d’après Cicéron, Asconius, Tite-Live, Appien et Velleius Paterculus, dans de nombreux détails sur le rôle joué par Cæpion, Scaurus, Crassus, Philippe, Drusus et sur les projets de réforme de ce dernier. Ce sont les péripéties de la lutte que nous avons dû résumer en deux mots, mais que l’on peut retrouver reproduites par les écrivains indiqués ci-dessus, dans la partie de leur histoire de Rome correspondant à cette époque. La concession du droit de cité aux Italiens intervient comme un instrument de combat entre les deux ordres, et, par là, les guerres sociales se rattachent aux luttes de la politique intérieure entre sénateurs et financiers.
[79] Salluste, Jugurtha, 30 et suiv.
[80] Cicéron, Brutus, 34.
[81] Waddington, Les fastes des provinces asiatiques, n° 5 ; P. Rutilius Rufus ; Tite-Live, Epit., LXX ; Dion Cassius, fr. 97 ; Asconius, In Divin., 12.
[82] Mommsen, Hist. rom., t. V, p. 61.
[83] Tacite, Ann., IV, 43 ; Diodore, XXXVII, 5 ; Dezobry, t. III, p. 376 ; Ledru, op. cit., p. 69 ; Mommsen, op. cit., V, p. 168 : Quid ergo mihi opus est amicitia tua, si quod rogo non facis ? — Imo quid mihi tus, si propter te aliquid inhoneste facturas sum ?
[84] Cicéron, Brutus, 30.
[85] Valère Maxime, VI, 44. Lorsque Sylla arriva au pouvoir, il offrit à Rutilius de rentrer dans Rome, mais celui-ci préféra mourir en exil. Quintilien, Just. or., XI, 1 ; Cicéron, De Republ., I, 8 ; Brutus, 22 et 91.
[86] Florus, III, 17.
[87] Tite-Live, Epit. LXXIV ; Belot, Hist. des chevaliers, p. 262 ; Mommsen, Hist. rom., t. V, p. 237.
[88] Asconius, In Cornel.
[89] Asconius, In Div. ; Cicéron, Pro Cornelio ; Belot, op. cit., p. 264.
[90] Cicéron, Epist. ad Quint. fratr., I, 1.
[91] Valère Maxime, IX, 2, 1 ; Appien, G. civ., I, 95 : Florus, 2, 9 ; Plutarque, Sylla, 31 ; Cicéron, Ad Quint., I ; Mommsen, t. V, p. 351.
[92] Loc. cit., p. 178.
[93] Voyez infra, chap. III, sect. I, § 6.
[94] Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, 9e époque.
[95] Cicéron, Pro Cluentio, LV.
[96] Voyez rémunération des lois cornéliennes dans Smith, Dict., v° Leges Comeliæ. Mommsen, Hist. rom., t. V, p. 375 et suiv.
[97] Cicéron, Verr., act. II, lib. I, n° XIII. Cicéron parle, dans ce passage, de l’intégrité des anciens tribunaux de chevaliers, comme s’il croyait à cette intégrité. On a pu voir ce qu’il faut penser de ce procédé d’avocat, sans scrupule pour ses moyens de plaidoirie. Cognoscit ex me populus Romanus, quid sit quamobrem, quum equester ordo judicaret, annos prope quinquaginta continuos, nulla (judice équité Romano judicante) ne tenuissima quidem suspicio acceptæ pecuniæ ob rem judicandam constituta sit. Cela, du reste, pouvait être matériellement vrai. Les chevaliers réalisaient assez de bénéfices, par les conséquences de leurs abominables jugements, pour qu’on n’ait pas eu besoin de leur payer ces jugements.
[98] Cicéron, Verr., act. I, n° VII, XVI, XVIII : Sed nos non tenebimus judicia diutius... alium ordinem ad res judicandas arbitrabuntur... Suscipe causam judiciorum. Act. II, liv. III, n° XCVI : Quod si ita est, quid possumus contra illum prætorem dicere, qui quotidie templum tenet, qui rempublicam sistere negat posse, ni ad equestrem ordinem judicia referantur ?
[99] Verr., act. II, lib. IV, n° I : Venio nunc ad istius quemadmodum ipse appellat studium ; ut amici ejus, morbum et insaniam ; ut siculi latrocinium : ego, que nomine appellem, nescio.
[100] Cicéron, Verr., act. II, lib. III, n° XLI.
[101] Voyez d’Hugues, Une province romaine sous la République. Cicéron, Ad attic., XI, I ; Ad familiares, V, 20.
[102] On sait quelle est l’importance du rôle de l’édit provincial, dans l’histoire de la formation du droit romain. Il serait déplacé d’en faire ici l’apologie ; mais nous pouvons rappeler qu’il a été l’un des plus remarquables éléments de progrès dans les lois civiles de l’époque classique.
[103] Cicéron, Pro Flacco, XIV : In que igitur prætoris erit diligentia requirenda ? In numero navium et in descriptione sequabilis sumptus ? Dimidium ejus que Pompeius erat usus imperavit. Num potuit parcius ? Descripsit autem pecuniam ad Pompeii rationem quæ fuit accommodata L. Sullæ descriptioni : Qui cum omnes Asias civitates pro portioni pecunias descripsisset, etc.
[104] Laboulaye, loc. cit., p. 177.
[105] Verr., act. II, lib. V, n° LV et LVII.
[106] Verr., act, II, lib. V, n° LXVI.
[107] C’est dans le même ordre d’idées que Cicéron indique les dispositions contraires à l’ordre public, comme ne pouvant pas figurer dans l’État, quelle que fût la puissance législative du préteur à cet égard. Ainsi, la non rétroactivité de la loi on matière criminelle est un principe fondamental que l’édit ne saurait violer sans une nécessité absolue : In lege non est : fecit, fecerit. — Cicéron, Verr., act, II, lib. I, n° XLI et XLII. — Voir aussi Cicéron, Verr., act. II, lib. III, n° VII et suiv. : Tua sponte, injussu populi, sine senatus auctoritate, jura, provincial Siciliæ mutaris, id reprendo, id accuso.
[108] Tite-Live, I, 17. Denys d’Halicarnasse, II, 57. Voyez quelques détails historiques à ce sujet : d’Hugues, op. cit., p. 18.
[109] Cicéron, Verr., act. II, lib. III, n° VI.
[110] Verr., act. II, lib. III, n° VI et XL.
[111] Verr., act. II, lib. III, n° VII : Tu Rome minimi concilii, nullius auctoritatis injussu populi ac senatus, tota sicilia recusante, cum maximo detrimento atque ideo exitio vectigalium totam Hieronicam legem sustulisli. Une étude spéciale de cette loi a été publiée en Allemagne par H. Œgenkolb, Die lex Hieronica und das Pfändungsrecht der Steuerpächter. Berlin, 1861.
[112] Cependant, en 679-75, les consuls firent transporter par exception, à Rome, l’adjudication des dîmes de l’huile, du vin et des petits légumes de Sicile (Cicéron, De Republ., III, 6 ; Verr., act., II, lib. III, n° VII).
[113] Verr., act. II, lib. III, n° VI.
[114] Verr., act. II, art. III, n° LIII : Jam vero censores quem ad modum in Sicilia isto prætore creati sint, opere pretium est cognoscere. Ille enim est magistratus apud Siculos, qui diligentissime mandatera populo, propter hanc causam, quod omnes Siculi ex censu quotannis tributa conferant : in censu habendo potestas omnis æstimationis habendo summæque faciundæ censori permittitur.
[115] Belot, Hist. des chevaliers, p. 173. — Une grande partie de ce blé était destinée aux distributions gratuites ou à prix réduits, inaugurées par les Gracques. — Voyez la note de M. Belot, loc. cit. — Verr., act. II, lib. III, n° LXX.
[116] Cicéron n’oublie pas, quant à lui, qu’il plaide devant des juges sénateurs, et, pour les besoins de sa cause, il n’a aucun scrupule, cette fois, à maltraiter les chevaliers et les publicains dans un passage que nous avons rapporté plus haut.
[117] Verr., act. II, lib. II, n° XIII.
[118] Verr., act. II, lib. II, n° XVI, et lib. III, n° XI.
[119] Verr., act. II, lib. II, n° XVI.
[120] Verr., act. II, lib. III, n° VII et XII.
[121] Verr., act. II, lib. III, n° XV : Statuit iste ut arator decumano que vellet decumanus vadimonium promitteret, ut hic quoque Apronio, cura ex Leontino usque Lilybseum aliquem vadaretur, ex miseris aratoribus calumniandi quæstus accederet... Contra omnia senatus consulta, contra omnia jura contraque legem Rupiliam extra forum vadimonium promittant aratores.
[122] Verr., act. II, lib. III, n° IX et X : Apronium, Veneriosque servos, quod isto prætore fuit novum genue publicanorum, ceterosque decumanos, procuratores istius quæstus et ministros rapinarum fuisse dico. Eod., n° XII.
[123] Eod., n° XXXIII. Les dîmes, en Sicile, ne s’adjugeaient pas pour l’île toute entière. Les adjudications se faisaient par régions ou par territoires de villes, ainsi qu’on peut le constater, notamment aux n° XXXII et suiv. Eod.
[124] Eod., n° XXXIV.
[125] Eod., n° LXXI.
[126] Eod., n° LXX et LXXI.
[127] Pecunta publica ex ærario erogata, ex vectigalibus populi Romani ad emendum frumentum attributa, fuerit ne tibi quæstio ? Pensitaritne tibi binas centesimas. C’est neuf millions de sesterces (1.935.000 fr.) que Verres avait dû toucher pour acheter 258,952 hectolitres de blé. Voyez Belot, op. cit., p. 174. — Verr., eod., LXXI.
[128] Nous croyons, contrairement à l’interprétation de M. Belot, que Verres s’était fait livrer l’argent pour le placer, et non pas qu’il avait fait payer les intérêts par les publicains eux-mêmes, ce qui, du reste, aurait pu également se faire. L’observation de Velleius nous paraît être conçue dans notre sens.
[129] Quis enim hoc fecit unquam ? dit-il, quis denique constus est facere, aut posse fieri cogitavit, ut quum senatus publicanos usura sæpe juvisset, magistratus a publicanis pro usuris auderet aufere ? Certe huic homini spes nulla salutis esset, si publicani, hoc est si équites Romani judicarent. Minor esse nunc, judices, vobis disceptantibus debet. Verr., eod., n° LXXII.
[130] Cicéron, Verr., act. II, lib. II, n° LXXIII et LXXVIII. — Tite-Live, XLV, 18.
[131] Si on les appelle decumani, c’est que l’impôt de la dîme était le premier de tous dans l’opinion, et que ceux qui le percevaient étaient les plus considérés parmi les publicains ; on n’appellera donc ceux-ci ni scriptuarii, ni telonarii, comme on aurait pu le faire, puisqu’ils avaient aussi la douane et les pâturages, mais decumani, parce que c’est le titre qui les honore beaucoup plus que les deux autres. Nous avons déjà démontré l’existence de cette espèce de hiérarchie entre les impôts et entre ceux qui les perçoivent.
[132] Verr., eod,, n° LXXVI.
[133] Verr., eod,, n° LXXVI.
[134] Duruy, Hist. rom., chap. XXV : Pompée.
[135] Plutarque, Lucullus, trad. Amyot, n° 35 et 36, t. V, p. III.
[136] Voyez Plutarque, Lucullus, n° 20. Belot, Hist. des chevaliers, p. 180.
[137] Pro lege Manilia, II.
[138]
Pro lege Manilia, n° VI et VII : Quanto vos
studio convenit injuriis provocatos sociorum salutem una cum imperi vestri
dignitate defendere, præsertim cum de maximis vestris vectigalibus agatur ? Nam
ceterarum provinciarum vectigalia, Quirites, tanta sunt, ut eis ad ipsas
provincias tutandas vix contenti esse possimus: Asia vero tam opima est ac
fertilis, ut et ubertate agrorum et varietate fructuum et magnitudine pastionis
et multitudine earum rerum quæ exportantur, facile omnibus terris antecellat.
Itaque hæc vobis provincia, Quirites, si et belli utilitatem et pacis
dignitatem retinere voltis, non modo a calamitate, sed etiam a metu calamitatis
est defenda. Nam in ceteris rebus cum venit calamitas, tum detrimentum
accipitur; at in vectigalibus non solum adventus mali, sed etiam metus ipse
adfert calamitatem. Nam cum hostium copiæ non longe absunt, etiam si inruptio
nulla facta est, tamen pecuaria relinquitur, agri cultura deseritur, mercatorum
navigatio conquiescit. Ita neque ex portu neque ex decumis neque ex scriptura
vectigal conservari potest: qua re sæpe totius anni fructus uno rumore periculi
atque uno belli terrore amittitur.
Quo tandem igitur animo esse
existimatis aut eos qui vectigalia nobis pensitant, aut eos qui exercent atque
exigunt, cum duo reges cum maximis copiis propter adsint ? cum una excursio
equitatus perbreui tempore totius anni uectigal auferre possit ? cum publicani
familias maximas, quas in saltibus habent, quas in agris, quas in portubus
atque custodiis, magno periculo se habere arbitrentur ? Putatisne vos illis
rebus frui posse, nisi eos qui vobis fructui sunt conseruaritis non solum (ut
ante dixi) calamitate, sed etiam calamitatis formidine liberatos ?
Ac ne illud quidem vobis neglegendum est, quod mihi ego extremum proposueram, cum essem de belli genere dicturus, quod ad multorum bona civium Romanorum pertinet, quorum vobis pro vesta sapientia, Quirites, habenda est ratio diligenter. Nam et publicani, homines honestissimi atque ornatissimi, suas rationes et copias in illam prouinciam contulerunt, quorum ipsorum per se res et fortunæ uobis curæ esse debent. Etenim si uectigalia neruos esse rei publicæ semper duximus, eum certe ordinem, qui exercet illa, firmamentum ceterorum ordinum recte esse dicemus. Deinde ex ceteris ordinibus homines gnavi atque industrii partim ipsi in Asia negotiantur, quibus vos absentibus consulere debetis, partim eorum in ea provincia pecunias magnas conlocatas habent. Est igitur humanitatis vestræ magnum numerum eorum civium calamitate prohibere, sapientiæ videre multorum civium calamitatem a re publica sejunctam esse non posse. Etenim primum illud parui refert, nos publica his amissis vectigalia postea victoria recuperare. Neque enim isdem redimendi facultas erit propter calamitatem, neque aliis voluntas propter timorem. Deinde quod nos eadem Asia atque idem iste Mithridates initio belli Asiatici docuit, id quidem certe calamitate docti memoria retinere debemus. Nam tum, cum in Asia res magnas permulti, amiserant, scimus Romæ, solutione impedita, fidem concidisse. Non enim possunt una in civitate multi rem ac fortunas amittere, ut non plures secum in eandem trahant calamitatem. A quo periculo prohibete rem publicam, et mihi credite id quod ipsi videtis: hæc fides atque hæc ratio pecuniarum, quæ Romæ, quæ in foro versatur, implicata est cum illis pecuniis Asiaticis et cohæret. Ruere illa non possunt, ut hæc non eodem labefacta motu concidant. Qua re videte num dubitandum vobis sit omni studio ad id bellum incumbere, in quo gloria nominis vestri, salus sociorum, vectigalia maxima, fortunæ plurimorum civium conjunctæ cum re publica defendantur.
[139] Nous pourrons examiner en détail, dans notre seconde étude, les règles spéciales sur la dîme des récoltes en Sicile, en Asie et dans les autres provinces, en examinant les matières sur lesquelles ont porté les spéculations des publicains.
[140] Pro lege Manilia, VI.
[141] Valère Maxime, VI, 9, n° 7.
[142] Voyez Humbert, Les postes chez les Romains (Rec. de l’Acad. de législation de Toulouse, 1872, p. 298 et suiv.). — Lequieu de Lenneville, Usage des postes chez les anciens et les modernes, 1730. — Naudet, Mémoire sur l’administration des postes chez les Romains, Paris, 1846. — Duruy, Hist. rom., t. IV, p. 15 et suiv. — Voyez aussi des indications sur la Revue de droit international et de législation comparée, 1886, p. 111, et supra, chap. II, sect. Ire, § 4, p. 130.
[143] Voyez supra, chap. Ier, sect. V.
[144] Ad famil., XIII, 9, 704-50.
[145] Ad famil., XIII, 55, 703-51 ; Ad. Att., XI, 10, 707-47.
[146] In Pisonem, XVII, XXI, XXVI, XLI. — Pro Plancio, IX. — Ad Quint. frat., I, 1.
[147] Ad div., XIII, 9, 704-50.
[148] Ad fam., XIII, 9.
[149] Ad Quint. frat., I, 1, 694-60 : Ad Att., II, 16, 695-58. Prov. consul., V. Contra Pison, XVII, XVIII, XXI, XXXVI. — Voyez aussi Ad fam., I, 9, 700-54 ; Ad Att., V, 13, 703-51 ; Ad Att., VI, 2,704-50 ; Ad fam., II, 13, 704-50 ; Ad Att., VI, 3, 704-50. — Voir, cependant, Ad Att., VII, 7, 704-50 ; Ad Att., XI, 2, 706-48 ; Ad fam., XIII, 10, 708-46.
[150] Ad Att., VI, 1, 704-50. — Voir aussi Ad fam., III, 8, 703-51.
[151] D’Hugues, Une province romaine sous la République, p. 338.
[152] Citations traduites par M. d’Hugues, eod.
[153] Supra, chap. II, sect. Ire, § 3.
[154] Voyez supra, chap. II, sect. Ire, § 2, et aussi Pro Murena, n° XXXIII : Quid, si omnes societates venerunt quarum ex numéro multi hic sedent judices ? Quid si multi homines nostri ordinis honestissimi ? — Ad Quint., I, 1, 694-60 : Non enim desistunt nobis agere quotidie gratias honestissimæ et maximm societates.
[155] Revue des Deux-Mondes, 1889, p. 941, n° du 15 octobre.
[156] Mommsen, op. cit., t. VI, p. 132.
[157] Lorsqu’on avait voté la loi Gabinia, les chevaliers avaient résisté, sentant le danger qu’il y avait à livrer des pouvoirs très étendus à un général victorieux et plein d’ambition. Ils avaient cherché à s’opposer à ce commencement de dictature, à l’instigation de la plèbe et soutenu par elle. Cette loi avait donné à Pompée le commandement absolu sur la Méditerranée tout entière et toutes ses côtes, sur une profondeur de vingt lieues. La loi Gabinia fut votée en 687-67. L’année suivante, les chevaliers avaient oublié leurs patriotiques préoccupations ; et nous avons vu que, sur leur initiative, la loi Manilia ajoutait aux pouvoirs de Pompée le commandement de la guerre d’Orient, sans limite de temps, avec le droit de conclure seul la paix et les traités avec tous les peuples. Le territoire de la République passait, en majeure partie, sous son autorité absolue. Les calculs d’intérêt avaient dominé, chez les financiers puissants du jour, toutes les préoccupations d’ordre supérieur.
[158] Cicéron, Ad Atticus, IV, 11, 699-55 ; Ad Quint., II, 13, 700-54 ; Ad Quint., III, 2, 700-54. — Les événements faisaient monter, au Forum, le taux de l’intérêt de 4 à 8. Sequere me nunc in campum. Ardet ambitus : σήμα δέ τοί έρέω : fœnus ex triente idib. Quint, factum erat bessibus. Ad Att., IV, 15, 700-54.
[159] Velleius Paterculus, II, 32.
[160] Dion Cassius, 43, 25.
[161] Mommsen, op. cit., p. 243.
[162] Belot, Hist. des chevaliers, p. 274 à 294.
[163] Cicéron, Pro Cluentio, 43.
[164] Notamment Cicéron, Pro Cluentio, prononcé en 588-66, n° 54-56.
[165] Quid si omnes societates venerunt, quarum ex numero multi hic sedene judices. Quid si mulli hommes nostri ordinis honestissimi ? Il s’agit ici, comme dans d’autres textes déjà transcrits, du cortège de ceux qui vont faire accueil à un homme politique revenant de province. La période est donc dans l’ordre de décroissance, et les sociétés figurent bien en tête, car, à la suite du Sénat, ce sont les gens d’ordre inférieur qui sont successivement présentés dans une hiérarchie descendante établie par les mœurs.
[166] Une loi fut rendue à ce sujet, sur la proposition d’un tribun, L. Roscius Otho.
[167] Lucain, I, vs. 75,
[168] Cicéron, Ad Atticus, IV, 16. Ad Quint. fratrem, II, 13 ; III, 7.
[169] Tacite, Annales, III, 28.
[170] 2e Philipp., XIV, XXXVI ; 5e Philipp., V ; 7e Philipp., V, XV.
[171] Salluste, Epist. ad Cæsarem, VIII. Belot, op. cit., p. 337. Nous avons déjà dit, et nous répétons que l’authenticité de ces lettres est contestée ; nous avons dit aussi pourquoi nous les citions sous cette réserve.
[172] Duruy, op. cit., t. II, p. 494.
[173] Si on parcourt les lettres de Cicéron dans leur ordre chronologique, la vérité de ce fait devient saisissante. Dans ses lettres des premières années, il est très souvent question des publicains, de leurs actes, de leur influence ; à partir de 706, il en est de moins en moins parlé ; la politique des partis violents se substitue aux combinaisons des classes dans l’État.
[174] Cicéron, Pro Rabirio, 7.
[175] Cicéron, Post reditum, 5 ; Pro Sextio, 12.
[176] Cicéron, Ad Atticus, I, 17.
[177] Cicéron, Pro Murena. Parmi les exemples de l’obstination systématique de Caton, Cicéron rappelle ce que fit ce dernier contre les publicains : Petunt aliquid publicani ? Cave quidquam habeant momenti gratis. C’est à Cicéron lui-même qu’il faudrait plutôt reprocher d’avoir soutenu une cause qu’il savait injuste et mauvaise. — Ad Att., I, 17 et 19.
[178] Il s’agissait, dans cette affaire, d’une poursuite dirigée contre Clodius Pulcher, jeune patricien débauche qui s’était introduit dans la maison de César sous un déguisement de danseuse, pendant que Pompeia, femme de César, célébrait les mystères de la bonne Déesse avec des dames romaines. Clodius fut poursuivi comme sacrilège sur l’insistance de plusieurs sénateurs et particulièrement du rigide Caton. César protesta de l’innocence de sa femme, mais il la répudia en prononçant ces mots bien souvent répétés depuis : La femme de César ne doit pas être soupçonnée. Suétone, César, 74.
[179] Cicéron, Ad Atticus, I, 16.
[180] César, De bell. civ., III, 3-5.
[181] César, De bell. civ., III, 3 et 103.
[182] Duruy, Hist. rom., t. II, p. 257. — Voyez aussi Cicéron, Ad Atticus, II, 16 ; 695-59.
[183] On peut voir, dans l’ouvrage de M. Duruy, les détails curieux de cette fête somptueuse, t. II, p. 490.
[184] Pro lege Manilia, XXII.
[185] Cicéron, Verr., act. II, lib. III, 89.
[186] Appien, V, 30. Dion Cassius, XLIX, 15.
[187] Hist. des chevaliers, p. 344.
[188] Voyez Humbert, Essai sur les finances, t. I, pp. 188, 202 et 228. Finances et comptabilité de l’Empire. Montesquieu, Grandeur el décadence des Romains, chap. XIV.
[189] Nous savons que, sous Tibère, la perception de l’impôt foncier cessa d’être confiée aux publicains.
[190] Esprit des Lois, liv. XIII, chap. XIX. Humbert, loc. cit., p. 205.
[191] Voyez supra, chap. II, sect. III.
[192] Jeannotte Bozérian, La Bourse, ses opérateurs et ses opérations. Paris, 1859, p. 17.
[193] Supra, eod.
[194] Jeannotte Bozérian, op. cit., p. 15,
[195] Eod., p. 17.
[196] Tite-Live, liv. II, n° 21.
[197] Gaston Boissier, Promenades archéologiques à Rome et Pompéi, chap. Ier : Le Forum, p. 21.
[198] Voyez Dict. Daremberg et Saglio, v° Argentarii, art. Saglio et les auteurs anciens citée. — Varron, Ling. lat., VI, 9 et 59. — Tite-Live, IX, 40 ; XXVI, 11 et 27. — Florus, II, 6, 48. — Plaute, Curculio, IV, 1, 14 et suiv. ; Asin., I, 103, 112. — Cicéron, Acad., IV, 22 ; De Oratore, II, 66. - Tite-Live, III, 48 ; XL, 51. — Quintus, Instit., VI, 3, 58. — Pline, Hist. nat., XXXV, 4, 3, 210 à 367.
[199] Ampère, op. cit., p. 269. Tite-Live, XXVI, 27.
[200] Dict. Daremberg et Saglio, art. Saglio. Voyez Tite-Live, XI. 51 ; L. 32, D., De Contrah. empl., 18, 1.
[201] Tite-Live, XXVII, 11.
[202] Eod., XXXIX, 44.
[203] Eod., XLI, 27.
[204] Eod., XLIV, 16. Voyez Plaute dans le Curculio, loc. cit., et aussi au Truculentus, I, 1, 47 ; Epid., I, 15 ; Mænæch., II, 2 ; Aulul., IV, v. 5, 53, 55, 56.
[205] Tite-Live, IX, 40 ; Ejus triumpho longe maximum speciem captiva arma præbuere, tantum magnificenlise visum in iis, ut aurata scuta dominis argentanarum ad forum ornandum dividerentur.
[206] Dezobry, op. cit., t. I, p. 396, qui cite P. Vict. Reg. urb. R., VIII, in fine ; Horacio, I, épit. I, § 4. Porphyre, In Hort I, épit. I, 54 ; Horace, II, sat. III, 18 ; Cicéron, Philipp., VI, 5 ; Off., II, 25,
[207] Loc. cit. Ovide, Rem. am., 561. Horace et Cicéron, loc. cit.
[208] Cicéron, Off., II, 15.
[209] On sait qu’il a existé plusieurs autres marchés ou places sous le nom de Forum, on y spéculait sur d’autres marchandises, de là les noms de Forum Boarium, Forum Piscatorium, etc. Nous n’avons à nous occuper ici que du Forum romain, l’ancien Forum où se rend la justice et où se tiennent les grandes assemblées politiques dans les premiers temps.
[210] Voyez supra, chap. II, sect. II.
[211] Satires, lib. II, sat. III, v. 18.
[212] Horace, Epit., lib. I, ép. I, v. 54.
[213] Promenades archéologiques à Rome et à Pompéi, p. 22.
[214] Tite-Live, XLIV, 16.
[215] Tite-Live, LX, 51.
[216] Nous disons peut-être, parce que, d’après Tite-Live, c’est en 570-184 que fut construite la basilique Porcia, et que quelques auteurs fixent la mort de Plaute un an après seulement, en 571-183.
[217] Ampère, L’Histoire romaine à Rome, p. 268. Le savant écrivain semble indiquer la basilique Fulvia, comme n’étant pas des plus anciennes, alors que, d’après Tite-Live, du moins, elle a été construite en 575 (Urb. cond.) c’est-à-dire cinq ans après la basilique Porcia, et huit ans avant la basilique Sempronia. — Parker, Forum romanum et magnum, p. 40, parle, en outre, d’une Basilica argentaria, et de la Basilique Opimia, qu’il fait dater du consulat d’Opimius (loc. cit., 121). On peut trouver d’autres indications sur les basiliques, aux pages 49, 70, 74 et 100 du même ouvrage. — Voyez aussi le grand ouvrage de Jordan, Forma urbis Romæ. Berlin, 1873, p. 25 à 32, et Rodolfo Lanciani, Ancient Rome in the light of recent discoveries. Londres, 1889. — Vitruve, V, 1. — Voyez supra, chap. II, sect. III, p. 180.
[218] Notamment à Pompéi. Voyez les plans reproduits au Dictionnaire de Daremberg et Saglio, v° Basiliques, article de M. J. Guadet. Il y en existait aussi à Otricoli, à Herculanum, à Trêves, etc. Il faut ajouter que ce nom de basiliques fut donné quelquefois à des monuments admirés pour leur richesse, mais qui avaient d’autres destinations. Il est question, sur une inscription, de basilica equestris exercitoria ; cependant le nom est réservé, d’ordinaire, aux édifices dont nous nous occupons en ce moment. On trouvera, à la suite du même article très intéressant, une abondante bibliographie de la matière.
[219] Voici la suite du texte de Vitruve : Leur largeur doit être, au moins, du tiers de leur longueur, de la moitié au plus, à moins que le terrain ou un obstacle ne permette pas d’observer cette proportion. Si l’espace était beaucoup plus long, on ferait, aux deux extrémités, des chalcidiques semblables à ceux de la basilique Julia Aquiliana. Les colonnes des basiliques auront une hauteur égale à la largeur des portiques, et cette largeur correspondra à la troisième partie de l’espace du milieu. Les colonnes du haut doivent être, comme je l’ai dit, plus petites (d’un quart) que celles du bas. La cloison (pluteum), que l’on fera entre les colonnes du premier étage (ou, selon d’autres textes, entre les colonnes du premier et du deuxième rang, inter inferiores superiores que columnas), sera d’un quart moins haute que ces colonnes, afin que ceux qui se promènent dans les galeries supérieures de la basilique ne soient pas vus des personnes qui s’occupent en bas de leurs affaires. Vitruve construisit lui-même une basilique à Fano, mais il n’y a pas appliqué toutes les règles qu’il donnait dans son ouvrage, comme des principes généraux. On semble y être resté plus fidèle dans les basiliques et dans les bourses construites de notre temps.
[220] Ampère, op. cit., p. 275 et 592.
[221] Cicéron, Ad Atticus, IV, 16.
[222] Appien, G. Civ., II, 26. Voyez aussi Velleius Pat., II, 48 ; Valère Maxime, t. IX, 6.
[223] John Henry Parker, dans son Forum romanum et magnum, parle d’une autre basilique appelée Hostilia. A ce sujet, Cicéron, dans la lettre où il parle des soixante millions de sesterces qui nous ont donné beaucoup à penser, s’exprime ainsi : Paullus in medio foro basilicam jam pœne texuit iisdem antiquis columnis ; illam autem, quam locavit, facit magnificentissimam. Quid quœris ? Nihil gratius illo monumento, nihil gloriosus. Itaque Cæsaria amici (me dico et Oppium, dirumparis licet) in monumentum illud, quod tu tollere laudibus solebas, ut Forum laxaremus, et usque ad atrium Libertatis explicaremus contemsimus sexenties HS : cum privatis non poterat transigi minore pecunia. Efficiemus rem gloriosissimam. Nam in campo Martio septa tributis comitiis marmorea sumus et tecta facturi ; eaque cingemus excella porticu ; ut mille passuum conficiatur. Simul adjungetur huic operi villa etiam publica. Ad Atticus, IV, 16, in fine.
[224] Nous avons déjà rapporté ce fragment d’Horace, Sat., II, III, supra, l’avant-dernière note du chapitre II. Lorsque Horace écrivait ses satires, l’œuvre économique d’Auguste n’était pas accomplie ; il pouvait donc être encore question des jeux de bourse et de la spéculation sur les partes des publicains, dont le cours variable se prêtait, plus que toutes autres valeurs, aux opérations aléatoires. Mais le régime ancien s’écroulait de toutes parts. Sur l’époque ou furent écrites ces satires, voyez G. Boissier, Nouvelles promenades Archéologiques, p. 6. Paris, 1890. — Histoire de la vie et des poésies d’Horace, par Walckenaer. Paris, 1858, t. I, p. 118.
[225] Cicéron, Ad famil., XIII, 10. Voyez supra, Chapitre I, section V.
[226] Juvénal, Sat., I, v. 88. Voyez aussi Sat., XIV, et au Chapitre II, section III. — Martial, IV, 14 ; VI, 48 ; XIV, 8. — Suétone, Domitien, XXI.
[227] Voyez l’Etude critique publiée sur cet opuscule par l’Université de Louvain, 1891.
[228] De Aleatoribus, VI et IX. Mais, évidemment, on jouait déjà aux dés pendant que les jeux de bourse étaient encore pratiqués au Forum et même avant. Le vice du jeu était fort ancien à Rome. Horace, ode III, 24. Digeste, De Aleatoribus, XI, V. Code : De Aleatoribus et alearum lusu, III, XLIII.
[229] Belot, Hist. des chevaliers, loc. cit.
[230] Voyez, notamment, les détails très énergiquement présentés par Tite-Live, sur les crises financières de l’année 259-495, liv. II, ch. XXIII ; en 398-356, liv. VII, ch. III ; et en 429-325, liv. VIII, ch. XXVIII ; à cette dernière date, la transformation économique apparaît. Il semble être question d’un fœnerator de profession.
[231] Marquardt, De re monetaria veterum Romanorum ; Cruchon, loc. cit., p. 42.
[232] Voyez Lenormant, op. cit., t. III, p. 146.
[233] Tite-Live, VII, ch. XXI.
[234] Tite-Live, XXII, 60 ; XXIII, 21.
[235] Tite-Live, XXIV, 18.
[236] Tite-Live, XXVI, 26 : Senatu inde misso pro se quisque aurum argentum et æs in publicum conferunt tanto certamine injecto, ut prima inter primos nomina sua vellent in publias tabulis esse, ut nec triumviri (mensarii) accipiendo nec scribse referundo sufficerent.
[237] Pro Flacco. — Voyez aussi un texte, très discuté d’ailleurs, de Quintilien, Inst., V, 105.
[238] Tite-Live, liv. XXXV, ch. VII.
[239] Belot, Hist. des chevaliers, p. 154. — Cicéron, Pro Sulla, 20. Les particuliers plaçaient leurs fonds et ceux de leurs familles sur les Vectigalia. Supra, section I, § 6, de ce chapitre.
[240] Belot, eod., p. 262.
[241] Plutarque, Lucullus.
[242] Cicéron, In Vat., 5.
[243] Pro Flacco, 28. — Dans le même esprit économique on prenait des mesures pour éviter aux produits de l’Italie la concurrence des produits étrangers. C’est ainsi qu’on défendait, dans ce but, la culture de la vigne en Gaule au temps de Cicéron. Voyez Cicéron, De Republica, liv. III, VI : Nos vero justissimi homines, qui Transalpinos Gentes oleam et vitem serere non sinimus, que pluris sint nostra oliveta nostraque vinex : quod quum faciamus, prudenter facere dicimur, juste non dicimur ; ut intelligatis, discrepare ab æquitate sapientiam.
[244] Ad Att., V, 21, et VI, 1 et 2.
[245] Belot, loc. cit., p. 152, supra. César, De bell. civ., III, I et XX.