Il ne
nous reste plus qu'à raconter la fin du rêve. C'était
bien un rêve que toutes ces projections de bonheur, qui avaient flamboyé sur
des réalités sombres, comme des projections lumineuses sur la muraille d'une
salle de conférences : les mers bleues, les fournaises de soleil, apparues un
moment, laissaient l'ombre plus noire. Marguerite,
la grande metteuse en scène du bonheur, ne trouva pas pour son compte
personnel le secret d'être heureuse. Elle termina sa vie au milieu des plus
poignantes tristesses : la cour, Calvin, le peuple, tout le monde, ou à peu
près, la repoussait et la traitait d'utopiste, son mari en venait à. la
souffleter, on lui arracha sa fille, Henri II l'exila ; plusieurs de ses
amis, Ramus, Dolet, furent poursuivis, hélas ! pour des motifs assez peu nets
: c'était bien ce qu'elle a appelé « les faubourgs de la mort[1] ». Par grâce divine, son cœur,
sans cesse ému d'inquiétudes[2], arriva ainsi à se détacher
d'une vie qui n'était pas qu'amour. Elle périt, la pauvre duchesse, à son
poste de vendeuse d'amour par charité, dans les flammes, comme la
salamandre ! Nul homme ne l'aida, et même on ne s'arrêta pas à la
pleurer. Trois jeunes filles anglaises, Mlles Seymour, sous les auspices de
sa nièce, lui élevèrent un fragile monument de vers ; mais, sauf un ami
dévoué, Sainte-Marthe[3], dont l'oraison funèbre
enthousiaste souleva du reste les plus vives critiques, les hommes gardèrent
un silence remarquable. La princesse avait eu grand tort de disperser ses
affections et de chercher à créer une sociologie du cœur ! Les hommes
n'aiment pas aimer, ils veulent craindre et obéir !... Il n'y a d'amour vrai
que l'amour individuel... Les
Saint-Gelais, les Héroët, les Salel, tous ces cœurs exquis, éperdus de
sentiment au temps où un sourire de Marguerite pouvait mener à la fortune,
restèrent muets ; il fallut battre le rappel, et, enfin, parut un volume de
regrets, subtile jeu d'esprit polyglotte[4], qui serait bien glacial sans
le vigoureux rayon que Ronsard darde au milieu du fatras ; un petit volume
brillant, ingénieux, contourné comme l'âme de la princesse, plein de jolis
vers tout pareils, habillés de même, argentés d'une même douceur ; c'est bien
l'image du clair de lune un peu fantasmagorique et irréel où se sont complu
quelques femmes mystiques ; tout brille, et rien n'est chaud ni vivant. Oui,
Marguerite aimait trop ces choses blanches et noires ! mille bruissements
sans cause lui faisaient bruir l'âme ! elle se nourrissait de cet arome vague
que répandent dans certaines nuits les haleines des vies latentes. Elle n'a
jamais entendu le grand bruit de la mer dans les ténèbres, elle s'est
contentée de regarder la frange écumeuse... Au
moment où Marguerite disparut ainsi, le pouvoir des femmes en France semblait
à l'apogée ; en réalité, il touchait à sa fin. C'est surtout par le : côté
moral qu'on l'attaquait. A en croire les soi-disant puritains tels
qu'Agrippa, de l'influence féminine venait la dépression des mœurs ; et
quelle dépression ! tout convergeait vers la joie des sens : les peintres ne
savaient plus que peindre des scènes d'alcôve, les architectes qu'ouvrir des
portes ou piquer des balcons, les maris que spéculer sur les exploits de
leurs femmes, Luther que recommander la lecture des histoires, quelquefois
étonnantes, de la Bible[5]. Ce qui
est vrai, c'est que les influences féminines, même très pures, semblaient
molles et amollissantes. L'esprit énergique de la vieille France, d'avant
François Ier, se redressa tout à coup. Un petit gentilhomme rural, Du Bellay,
sonna la charge[6] contre le cosmopolitisme romain
en réclamant la France pour les Français[7]. D'un coup, comme on l'a dit[8], son verbe net et coloré biffa
Marot, Saint-Gelais, toute l'école de Marguerite. Du Bellay aurait aimé
Savonarole : il parle le langage des amis d'Anne de France[9] ; il a juré haine au platonisme
édulcoré, aux langueurs du pétrarquisme : « Il n'a humé l'ardeur qui l'Italie
enflamme. » Quoiqu'il ait vu Rome, Rome en décadence, il n'en a pas été
atteint ; c'est à elle qu'il s'en prend, et cependant les « humbles
espérans », les « bannis de liesses » et autres « épiceries »
qu'il flagelle et qu'il renvoie avec la Table Ronde, étaient bien souvent
français. Il a dans les veines du sang de soldat, fier et ferme. Comme Anne
de France, il adore la vérité, la franchise, la netteté. Ronsard,
lui aussi, issu d'un sang pareil[10], et animé même atavisme, prêche
le vrai : « Je n'aime point le faux, j'aime la vérité. » Il bouscule de son
verbe énergique tous les faux amours, « frisés et refrisés..., sans flèche[11] » ! et la prédication
platoniste, si haute en vertu et par le fait si peu vertueuse[12], et tous ces raffinements, et
ces hypocrisies, et ces jeux d'esprit sur l'amour dédoublé et sans corps ! Aimer
l'esprit, Madame, c'est aimer la sottise[13]. A la
voix de ces deux hommes, un véritable ébranlement se produit parmi un bon
nombre de petits gentilshommes ou quasi gentilshommes, gens d'état moyen,
moins sensibles aux inappréciables envolées qu'à l'esprit de clarté et
d'indépendance ; des « gaillards », comme ils s'intitulent, qui
aiment les femmes, comme « le soleil et le jour[14] », mais en hommes, et
point du tout « pour se rendre valets d'une maîtresse[15] », surtout ridée, fardée
ou confite en esprit. De
Junon sont vos bras, des grâces vostre sein, Vous
avez de l'aurore et le front et la main, Mais
vous avez le cœur d'une fière lionne[16]. » Voilà
leur type ! Et ils rient bien des Vadius et des Trissotins d'hier[17], de tous ces beaux
roucoulements que Du Bellay s'amuse à imiter[18], airs passés du I temps passé,
débris fanés du bal. Quelle gaîté, lorsqu'un attardé rapporte encore d'Italie
quelque Amadis[19] ! Ni Olivier de Magny, ni Baïf
ne prendront la lune pour le soleil ou l'amour pour un décor. Les
hommes de la Pléiade n'aiment plus le Mécénat ni le genre Médicis. Ils
exècrent les Juifs. Ronsard aurait voulu une bonne Saint-Barthélemy, et ne
pardonne pas à Titus d'avoir perdu sa journée[20] : son cœur se soulève à la
pensée qu'un Léon l'Hébreu puisse figurer parmi les docteurs du platonisme.
Braves et honnêtes gens, ils se drapent dans leur sans-gêne un peu rustique.
Du haut d'un colombier, ils disent au roi : « De même peau que vous, Nature
nous a faits[21], » ils n'hésitent pas à écrire
à une Médicis que la plus belle royauté consiste à être « roi de soi-même[22] ». C'est à qui, parmi eux,
lancera son épigramme contre la cour, contre les salons, contre les femmes
directrices[23] ; ils chantent les bois, les
vallées, même la vie sauvage. Ô
bienheureux le siècle où le peuple sauvage Vivoit,
par les forêts, de gland et de fruitage ![24] Ils
célèbrent la Nature, leur mère, mère non pas abstraite ni infinie, mais
immense : on dirait que les lignes de l'horizon partent de leur cœur, et
amassent en eux, comme en éventail, toute la vie colossale. Qu'il y a loin de
là aux jardins philosophiques si finement sculptés, aux vasques roses, aux
Vénus frileuses[25] ! Lorsque,
sous un ciel romain très pur, Du Bellay promène son oisiveté agréable parmi
le beau luxe des prélats connaisseurs et dans la sérénité des villas ;
lorsque, comme un fond de tableau, derrière ces carrosses, ces lauriers, ces
élégantes femmes, ces nobles statues, il voit rougir dans une poussière de
feu la forêt des tours, des frontons, des obélisques et Saint-Pierre superbe,
gloire du monde, que lui dit son cœur : Quand
reverray-je, hélas ! de mon petit village Fumer
la cheminée ?[26] Tel est
le sentiment de la Pléiade. La
philosophie sociale a changé d'un seul coup. On s'est fatigué de l'idée du
beau, et désormais le vent va souffler vers le scepticisme : non plus un
scepticisme léger, cicéronien, superficiel, celui de Cardano, ou d'Erasme,
jargonneur de latin, moqueur de moines, souvent plus fou que les fous dont il
se moquait, mais un mâle scepticisme, très affirmé, qui ne croit plus à rien
du monde, pas même à l'amour ; ce scepticisme-là ne croit pas non plus à
l'autre monde, ni à l'immortalité de l'âme ; toutefois il éprouve une «
impression » de l'au-delà : privé d'idéal ici-bas, il lui faut, bon gré mal
gré, en supposer un autre hors des créatures, et ainsi, à tâtons, par besoin,
il fait un pas, sans le savoir, du côté du Christ[27]. Et
alors ceux qui raisonnent encore parmi le siècle farouche rient[28] ou pleurent. Quel rire navrant
et dur que celui de Boistuau, qui avait été pourtant un ami de Marguerite !
Boistuau nous parle d'amour, et il nous dit que c'est une maladie mentale,
très fâcheuse, caractérisée par des phénomènes tumultuaires et extravagants,
qui use tous les ressorts, physiques et moraux. On entend les malades gémir
et laisser tomber les mots « corail, albâtre, roses, lys » : ils n'ont plus
aucun individualisme ; ils pleurent, ils s'humilient, ils quémandent. On ne
sait à quoi attribuer cette maladie : les uns parlent de magnétisme, les
autres de microbes, d'autres d'influences astronomiques[29]. C'est
ce genre de scepticisme qui devait nous mener à la moralité de la cour de
Charles IX. On vit
alors combien avait été funeste la maladie de la sensibilité, et
l'affadissement profond qui résultait de voluptés imaginatives, du mirage
auquel étaient soumises les choses de la vie, depuis que les femmes avaient
entrepris de tout interpréter par le cœur. Ç'avait été une bien grande erreur
de créer un art de la sensibilité ! La sensibilité sert à attirer les hommes,
mais elle ne sait ni les retenir ni les diriger. Les femmes croient à la
sensibilité, parce qu'elles considèrent toujours le cœur d'un homme comme un
réservoir de force morale ; au contraire, la plupart du temps, les hommes
pèchent par faiblesse : c'est ce qui les rend variables et méchants. Ils
gagneraient en bonté et en stabilité, si les femmes, moins timides et plus
énergiques, avaient de la force plutôt que de la ténacité, et une énergie
réelle sous une douceur apparente. On
essaya, mais trop tard, de montrer que l'esprit féministe pouvait également
se montrer énergique. Un
certain Almanque Papillon proposa une nouvelle formule d'amour inédite, plus
robuste que le platonisme, et qui devait, selon lui, rendre véritablement les
hommes « vertueux, non féminins ». Un secrétaire du roi, François Billon, en errant
un soir parmi les ruines de Rome, se sentit touché aussi de la grâce. Il rêva
d'écrire un livre intitulé le Fort inexpugnable du sexe féminin ; il
aperçut et salua dans l'ombre des femmes pleines de vigueur, Catherine de
Médicis et Jeanne d'Albret, valeureuses comme pas un homme, Mmes de Berry et
de Nevers, ensorcelantes d'esprit, Anne d'Este, duchesse de Guise,
l'éloquence de la chair. Billon fit son livre, mais non sa fortune. Sous les
Valois, beaucoup de femmes ne se souciaient plus d'être trop défendues. Ronsard
et Du Bellay triomphent donc, et cependant on dirait qu'ils sont gênés de
leur triomphe ; qu'ils regrettent certaines des idées qu'ils vont détruire,
qu'ils se défient d'eux-mêmes, de leurs amis, de leurs principes ; Ronsard a
un admirable génie, mais il hésite entre des verdeurs très voulues, dans le
but de satisfaire le naturalisme populaire, et une soif instinctive de
spiritualisme aristocratique. Il suit le mouvement plutôt qu'il ne le dirige[30] ; lui et Du Bellay, malgré
leurs énergies réelles de campagnards, restent très sensibles, plus qu'ils ne
veulent bien l'avouer, au charme de l'art classique et à la douceur des
salons[31]. Et
puis, une femme éminente brida la Pléiade et lui montra que la douceur
n'était pas nécessairement la fadeur, qu'il y a des cœurs de femme à la fois
chauds et fermes, qu'on peut garder le sens pratique de la vie tout en «
s'élevant totalement ès choses spirituelles[32] ». Cette femme était la nièce
et la filleule de Marguerite de France, sa fille intellectuelle, la fidèle
gardienne de sa mémoire[33], la seconde Marguerite de
France, duchesse de Berry et ensuite duchesse de Savoie[34]. Elle
suivit un tout autre procédé que sa tante. Elle abandonna la philosophie, les
intuitions, les professions de foi mystiques : au lieu de s'habiller en noir,
elle fut élégante, elle porta des bijoux, des étoffes à couleurs vives ;
ainsi — qu'on nous pardonne ce détail —, elle se servait de mouchoirs en soie
cramoisie, cela faisait partie de sa psychologie. Sa maison était montée sur
un pied très princier[35] et dirigée par la grave en° de
Brissac, laquelle ne se déplaçait pas sans emporter un monceau de robes et
surtout un terrible grand lit, qui représentait à lui seul la charge de
plusieurs mulets ; dès qu'on s'arrêtait, il fallait installer, avec
d'infinies précautions, le lit de Min° de Brissac, comme un reliquaire. On
juge si bien des gens, entre autres le trésorier, maugréaient[36], mais la princesse était si
bonne ! Avec ce
système de simplification morale et de complexité extérieure, Marguerite de
Savoie capta extraordinairement les cœurs. Elle avait pris pour emblème une
branche d'olivier défendue par des serpents, et pour devise cette légende : « Sagesse,
gardienne des choses ! » Elle ressemblait, nous dit un poète, à un « bouton
de rose, nourri de la rosée céleste[37] », elle se faisait
surnommer Pallas[38]. C'était bien la femme qu'il
fallait pour gouverner des hommes vigoureux ; une femme de goût et d'esprit,
qui avait la passion, elle aussi, de se faire aimer, mais avec beaucoup de
largeur et de dignité, et sans recourir aux épreuves intellectuelles et physiques
de sa tante. Son secret, elle n'avait pas été le chercher bien loin, elle
l'avait pris simplement dans son cœur de femme ; son machiavélisme consistait
dans une bonté poussée à la perfection, intelligente, active, ingénieuse, une
bonté fine, qui s'étendait des riches aux misérables. Des Périers lui-même ne
peut s'empêcher d'en parler sur un ton ému et respectueux, tout à fait inédit[39] ; Brantôme a peint cette
princesse d'un seul mot, vraiment superbe : « C'était la bonté du monde[40]. » Il faut
dire aussi que la vie ne lui avait pas ménagé les leçons. La pauvre femme
aurait voulu, avant tout, s'enraciner dans des affections de famille, et ces
affections lui avaient été arrachées une à une, arrachées avec son sang. Son
père, François Ier, s'occupait d'elle aussi peu que possible, et même ne
l'appréciait guère[41]. Elle perdit assez
misérablement son frère Charles... : à cette époque, il n'était pas trop
d'usage de ramasser les blessés ni les morts ; cependant Marguerite s'occupa
avec sollicitude des serviteurs qui restaient sans emploi[42]. Son cœur s'était appareillé,
et, pour ainsi dire, confondu, avec celui de sa sœur Madeleine : Madeleine
voulut une couronne ; elle alla en Ecosse[43], et, six mois après, on
recevait la nouvelle de sa mort. Marguerite en fut si douloureusement frappée
qu'elle resta défaillante, et pendant un certain temps on -e demanda si sa
santé résisterait à l'épreuve ; il fallut — ces détails intimes peuvent seuls
peindre des choses si intimes —, il fallut que sa tante Marguerite intervint
pour l'obliger à se soigner, et pour lui imposer de longues promenades
matinales dans la forêt de Fontainebleau[44]. Ainsi,
au lieu de « manger son cœur », selon le mot si énergique de Pythagore, cette
noble princesse fit de l'existence une chanson de pas--ion grave et chaude,
et non plus une chanson d'amour. Elle
n'éprouva pas, il est vrai, moins de mécomptes, puisque c'est la loi de la
vie que le cœur soit trompé dans ses attentes, comme la raison ; mais elle
trouva moins d'amertumes, et plus de douleur ; le contact salutaire de la
vraie douleur, en lui donnant la vraie puissance du sentiment, l'arracha à
l'abus du monde, à l'abus de l'esprit, et lui valut cette perfection de
douceur, à laquelle personne ne résista, car le monde lui-même aime à être
traité de manière sérieuse. La
passion que Du Bellay éprouva pour elle ne ressemble en rien ni au beau
ramage usité jusqu'alors autour des princesses, ni aux gauloiseries du genre
de Marot : c'est une passion ferme, sincère, durable ; en revenant d'Italie,
Du Bellay s'écrie avec la même émotion qu'au départ : Alors,
je m'aperçus qu'ignorant son mérite J'avois,
sans la connoistre, admiré Marguerite, Comme,
sans les connoistre, on admire les cieux ! Et ce
ne sont pas là de simples mots. Bien des années après, lorsque ce sera le
tour de Marguerite de partir, le pauvre poète, sans doute déjà frappé des
pressentiments d'une mort imminente, pleurera de vraies larmes, « les plus
vraies que je pleurai jamais[45] ». Le
grand sens de vérité et de fermeté que Marguerite portait dans les choses du
cœur, elle l'appliquait aussi aux choses de l'esprit. Elle a montré, comme
Anne de France, à quel point on calomnie les femmes, et combien elles se
calomnient elles-mêmes, en se jugeant incapables d'un effort véritable : au
lieu d'écrire et de parler à foison, comme sa tante, et de se fier à sa pure
impressionnabilité, elle aborda, avec toute la force d'une belle santé
intellectuelle, ce que la discipline de la vérité comporte de plus austère.
Bien des érudits de profession n'auraient pas poussé aussi loin qu'elle le
souci de la vérité presque méticuleuse ; ainsi, elle fait acheter à Paris,
par son lecteur, trois éditions différentes du De Officiis de Cicéron
: elle lit à la fois les Ethiques d'Aristote[46] en grec et dans une traduction
latine ; elle compare entre eux six commentaires d'Horace[47]. Quoique
purement Française[48], et bien plus que sa tante,
elle tint tête à la réaction un peu trop vive qui se dessinait contre
l'Italie : comme jadis le bon Louis XII, elle estimait qu'il y avait beaucoup
à prendre en Italie et dans les classiques ; tout en lisant Aristote, elle
proclamait Urbin « l'escolle de sçavoir », si bien que Du Bellay dut s'amollir
et confesser lui-même, sous la main légère de cette femme, le charme qu'il ne
ressentait pas spontanément ; outre ses traductions de Bembo et de Naugerius,
il alla jusqu'à convenir qu'aucun siècle n'éteindrait la mémoire de Boccace,
et que les lauriers de Pétrarque verdoieraient éternellement[49]. Elle
fit plus (car les mots d'esthétique et de patrie couvraient, en réalité, des
questions infiniment plus petites, et plus grandes, de jalousies
personnelles), elle eut le courage de garder auprès d'elle un Italien, Baccio
del Bene, enthousiaste de « la perle d'Occident », et qui disait avoir été
sauvé par ses beaux yeux, « ses étoiles », du pire des naufrages[50]. Ronsard se chargea, contre
vents et marées et contre ses propres thèses, de réhabiliter ce vestige du
temps passé, et de proclamer que, depuis deux siècles, Del Bene était le seul
Italien digne d'intérêt. Marguerite
resta très longtemps « la vierge » tutélaire[51], la fière « génisse », courant
« où son pied libre a guidé son courage », sans se soucier des « aiguillons
d'amour[52] ». Quoi qu'en ait dit
l'inévitable malignité humaine[53], c'était un parfait type de
platonisme, ravie des amitiés d'homme qui l'entouraient si chaudement, et
fort peu pressée de se marier. Trop attachée à la France pour s'en éloigner,
trop princesse pour épouser un sujet de son frère, elle avait jeté son dévolu
sur l'héritier de la Savoie. A un certain moment, elle n'hésita pas à aller à
Nice, avec sa tante, pour se présenter elle-même, au mépris des règles
élémentaires de l'étiquette ; mais, comme la politique, fléau des princesses
sentimentales, se mit à la traverse, elle attendit patiemment ; elle attendit
vingt et un ans ! Elle se maria en 1559. Le roi
de France commanda un superbe trousseau, « tout pareil à celui de Madame de
Lorraine, » des robes d'or, des dentelles, des bijoux[54] ; il choisit pour la toilette
de noce une robe de satin jaune à corsage d'or, un manteau royal garni de
dentelles d'un pied de haut, un manteau de nuit en toile d'argent fourré de
loup-cervier[55]. Il ordonna de grandes fêtes.
On n'ignore pas ce qui suivit : Henri II blessé à mort dans le tournoi de
parade, ce mariage, si désiré, béni à minuit, près d'un lit d'agonie[56]. Vraiment, voilà quelque chose
d'étonnant et d'affreux ! avec la moindre superstition, on aurait pu
attribuer à la princesse le mal' occhio. Elle ne
l'avait pas, certes, on le savait ! Si elle
était aimée, c'est qu'elle avait le don, très rare, d'aimer ses amis. A peine
en Piémont, il semblerait qu'elle ne pensât qu'à eux : elle écrit à Catherine
de Médicis pour lui recommander Ronsard, et le poète, ému, s'empresse de
répondre par un noble salut à la Maison de France, « heureuse et féconde...,
mère de tant de rois[57] ». De
temps immémorial, la France et le Piémont jouent, dans le monde, le rôle, un
peu ingrat, d'amants brouillés. Marguerite, en vraie femme, éclaircit cette
brouille : de son vivant, il n'y eut pas de querelle. Bien plus, chaque
Français qui passait à Turin se sentait doucement prévenu par une protection
invisible : présenté à la duchesse, souvent logé et hébergé à ses frais, il
lui arrivait encore, par surcroit, de recevoir une bourse de voyage anonyme[58]. Nous ne
perdîmes donc pas complètement Marguerite ; mais elle sema en Savoie la
douceur d'Urbin, avec le pétillement français : aux portes de Genève, elle
fit fleurir la plus parfaite paix religieuse ; c'est là que naquit François
de Sales. Sans jeter au vent, comme sa tante, les lambeaux de son cœur et de
son esprit, nous la voyons, dans un coin de ce violent XVIe siècle, toute
rayonnante de bonté et de lumière, entourée de témoignages de gratitude, qui
lui font un cortège modeste et glorieux. Elle a souvent reçu des
remerciements, à l'heure suprême où l'on dit la vérité. Mourant, Du Bellay
pleure pour elle ; un ambassadeur de France à Constantinople lui lègue sa
fortune ; l'Hôpital déclare, par son testament, lui devoir toute sa carrière[59]. Elle-même, sur son lit de
mort, elle emporte pour ainsi dire le dernier souffle de l'esprit féministe : Il
ne restoit rien d'entier de la France, De
pur, de saint, d'une antique bonté, Que
Marguerite, humaine déité[60]. Et
maintenant, tout est dit. Les odieuses bacchanales du xvi0 siècle s'étaient
déchaînées ! Çà et là, dans la tourmente, quelques faibles germes du
platonisme continuèrent à se montrer[61] sous forme de préciosité ou de
féminisme littéraire, jusqu'à l'hôtel de Rambouillet[62]. On vit encore d'énergiques
femmes[63]. Mais il fallait qu'un sauvage
enfantement nous donnât le xvii siècle, magnifique et tout masculin[64]. La crise fut rude et justifia
la prophétie de l’Heptaméron : « Les meilleures choses sont celles,
quand on en abuse, dont on fait plus de maux[65] ! » Quel spectacle
que celui de la cour des Valois[66] ! toutes ces femmes déniaisées,
tenant des propos à faire rougir les mânes de leurs aïeules[67], courant après les hommes qui
n'en veulent plus[68] !... Combien peu la troisième
Marguerite de France, première femme de Henri IV, ressemble à ses devancières
! Elle était aussi bien douée, plus jolie, aussi instruite, aussi
spirituelle, aussi enchanteresse, aussi noble, aussi princesse, et même
tellement princesse qu'elle se croyait absolument le droit d'aimer des
tziganes et de dédaigner les préjugés. D'ailleurs, blanche comme lys,
frottée, refrottée, baignée et parfumée ! Elle constatait simplement la
faillite de l'amour platonique, et de l'autre elle disait : « Rien ne se
trouverait de si doux, si ce n'était si court[69]. » Même en
Espagne, le platonisme se perdit, ou plutôt il s'élança vers Dieu avec une
saveur capiteuse, souvent digne du Cantique des Cantiques[70] : « Un amour dégagé de toutes
choses terrestres et qui n'a que Dieu pour objet, s'écrie sainte Thérèse, est
comme une flèche que la volonté tire à son Dieu avec tout l'effort dont elle
est capable[71]. » Ou bien il passa par la
fenêtre. Quand la cuisinière et la nièce de don Quichotte y jettent les Amadis
et autres illustres annales d'amour pur et de généreux exploits, le bon curé
espagnol, qui assiste à l'autodafé, hésite un peu devant un volume qui porte
le nom d'Arioste : il l'ouvre, pour le brûler i c'est une traduction
espagnole, pour le baiser si c'est le texte italien. Ô débris de la vieille
Espagne ! Ô fils du Cid !... En
Italie, la crise ne pouvait pas prendre une tournure tragique, comme en
Allemagne, mais on éprouvait le besoin de revenir à l'anonymat, au calme du
cœur, à l'amour sans phrases : « Les savants se sont tellement acharnés après
l'amour, écrit Nelli, ils l'ont tellement pilé, mâché, autopsié, que lui-même
ne se reconnaît plus. » On blasphémait Pétrarque ; c'était à qui le
traiterait de beau rhéteur, à qui ricanerait de sa pureté prétendue[72] ; aux soupirs de princesse et
aux romances sentimentales, on déclarait préférer l'amour franc et net d'une
chiffonnière[73]. Adieu,
le songe ! Il se finit par une crise religieuse. Rome même, désenivrée,
n'existait plus comme conservatoire de philosophie sentimentale et libérale
institutrice de l'espèce humaine. La
paix et le bon temps ne règnent plus icy ; La
musique et le bal sont contraints de s'y taire[74]. Attaqué,
le catholicisme s'était fait autoritaire, défensif ; il se battait pour la
vie, il ne visait qu'à élaguer et à purifier[75]. Une bonne âme se dévouait à
spiritualiser les écrits de Bembo[76]. Les
douces imaginations d'art disparurent. L'heure arrivait, pour l'art lui-même,
de revenir à des scènes de bon sens domestique, comme en Hollande, ou de pure
raison, comme en France. La seule impression de Brantôme devant le Colisée,
c'est que, dans ce monument, la ruine s'accentue d'abord par en haut, comme
chez les femmes. Le
déboire aurait été moindre si l'on ne s'était pas attendu réellement à
trouver le bonheur, et si l'on avait commencé, comme on le fit ensuite, par
se mettre en face des réalités douloureuses ; le XVIIe siècle laisse la
philosophie aux philosophes[77], il croit à la souffrance comme
à un don divin[78] ; Pascal, froidement, ne
recherche que le secret des misères qui nous tiennent à la gorge ; aussi cet
admirable temps de vigueur et de patience nous menait-il à la philosophie. La
douceur platoniste aboutit au nihilisme[79]. Et alors, quel triste
spectacle que le désert des âmes ! Et combien, dès que les femmes ont
disparu, on comprend qu'elles avaient raison de se croire nécessaires ! Notre
grand Montaigne, qui se dresse à ce moment, glorifie splendidement le froid
de la vie et son caractère morne. Il est bien le fils parfait de cet honnête
pays français, où la sagesse consiste à s'établir dans une bonne neutralité,
sans haïr, sans aimer : grâce à cette vie, libre et désabusée, il ne reste
plus, n'est-ce pas ? qu'à mourir. Montaigne,
calme et plein de bon sens, se plan à hacher par le menu tout ce qui a fait
la foi, l'enthousiasme et la raison d'être des femmes. Le cœur
! quel dangereux viscère, essentiellement bon à lier ! Mieux vaut lui passer
une sottise qu'une victoire. L'amour
! après l'avoir bien quintessencié, distillé, après avoir découvert « trois,
quatre ou cinquante degrés de choses » supérieures, susceptibles de le
produire en dehors de nous-mêmes, ne se trouve-t-il pas que la sagesse
consiste à ne s'occuper que de ses intérêts, à aimer le moins possible, à
aimer ses enfants peut-être, mais encore avec assez de tranquillité pour «
vivre commodément après leur perte ?[80] » La
bonté ! elle n'existe pas à l'état pur, elle contient toujours quelque «
teinture vicieuse », un peu de « mixtion humaine », que Platon aurait dû
apercevoir : « L'homme n'est que rapiècement et bigarrure. » La
recherche du beau, du joli ! quelle convention ! Ne parlez plus de Bembo ou
d'Equicola ! « Quand j'écris, je me passe bien de la compagnie et de la
soutenance des livres ! » La
gloire ! une réputation fragile et sans cesse vacillante, qui s'évanouit sous
nos yeux, avant notre mort ! La gloire ! pour des livres, pour des idées, qui
disparaîtront fatalement, comme tout a disparu ! pour un nom qui change et
qui passera à d'autres ! Le
charme de la pensée libre ! ah ! la sotte prétention de vouloir s'élever
au-dessus des opinions courantes, du sens commun, et de se croire « capable
de toutes choses » ! C'est sur ce chapitre-là qu'il faut entendre Montaigne ;
il ne s'illusionne pas plus sur la raison que sur le cœur : il s'anime, c'est
avec des accents shakespeariens[81] qu'il célèbre l'immensité du
vide humain. Et
a-t-il tort, lorsqu'il dit que nous nous en imposons à nous-mêmes ? que nous
ne voulons pas avouer notre ignorance, pour ne pas faire peur aux enfants ?
« L'extrémité des sciences est vicieuse, comme en la vertu. Tenez-vous,
de tout point, dans la route commune ! il ne fait bon être si subtil et si
fin... Evitez la nouveauté et l'étrangeté... Toutes les voies extravagantes
me fâchent... De mon temps, ceux qui ont quelque rare excellence au-dessus
des autres, et quelque vivacité extraordinaire, nous les voyons quasi tous
débordés en licence d'opinions et de mœurs... On a raison de donner à
l'esprit humain les barrières les plus contraintes qu'on peut[82]. » Le
traître ! comme il se moque bien de lui-même et de ses amis ! Au fond, il est
fils des femmes[83] et de l'amour, mais il a perdu
les femmes et l'amour. Le léger épicurisme, qu'on pourrait reprocher à sa
doctrine, était aussi le côté faible du féminisme, qui déjà nous avait montré
quelle folle et fausse idée c'est d'encombrer de fatigue, de tribulations, de
vanités, les quelques années que nous avons à passer sur la terre. Et
cependant, tout en héritant de ce besoin de vivre doucement par l'impression,
Montaigne s'insurge vivement, personnellement, contre les femmes, parce qu'il
appartient à une génération désillusionnée, qui éprouve un besoin de
vengeance personnelle contre les personnes qui confondaient la religion de la
beauté avec la religion du bonheur. La religion consiste à accepter le
malheur, et, quant à la beauté, elle n'a en réalité avec le bonheur qu'un
lien assez lâche. Un gardien de musée, qui passe sa vie au milieu des
chefs-d'œuvre, peut, à la rigueur, y être très malheureux. Et puis, perché
dans sa rustique tourelle, entre quelques livres et une grande basse-cour,
Montaigne est un de ces campagnards paisibles et triomphants, qui ne sont
point arrivés à comprendre pourquoi on s'est donné tant de peine, ni comment
les femmes pouvaient passer pour des prêtres ou des médecins. Il les
considère comme un objet utile, même nécessaire aux hommes, mais, socialement
parlant, il chante leur De profundis[84]. Sa bile
s'émeut, rien que de voir au palais ducal de Florence la Grande Duchesse
tenir le haut bout de la table ! Le voilà furieux ! « Elle a enjôlé le prince »
; est-ce par son « visage agréable et impérieux », par sa belle
poitrine ?... Ne lui parlez pas d'idéal... Regardez, dans ce cabinet de
toilette : des pots de fard, un râtelier, des appâts d'occasion, des parfums
comme le musc empruntés « à la décharge d'animaux », cela et le reste :
voilà l'idéal dont vous prétendez faire l'axe de la vie ! Pour lui — qu'on
nous passe le mot vulgaire, mais exact —, le platonisme est l'art de faire
prendre des vessies pour des lanternes. Pourtant
le même Montaigne, goguenard, a comme aide de camp une simple jeune fille,
Mile de Gournay, et, en somme, tout son système se résume en ceci : que nous
ferions bien d'être des femmes, plus que des femmes, des enfants ; et que le
mieux serait de vivre comme l'oiseau sur la branche, sans autre souci que
celui des saisons. Mais
non ! impossible ! Il n'y a pas de saisons pour nous, nous n'avons pas le
droit d'attendre des saisons ! Ou plutôt nous n'avons qu'un été, la il. ;
qu'un hiver, la mort ! Et cet hiver nous guette, nous attend ! En sorte que
la science de la vie, c'est la science de la mort ! « Le continuel ouvrage de
notre vie, c'est de bâtir la mort. » Puisqu'il n'existe ni beauté ni
amour, c'est-à-dire pas de vie, nous sommes des cadavres animés : notre vie
plonge dans la mort, elle en sort, et elle y rentre ; nous vivons de la mort,
comme une tulipe vit dans son eau, ou le blé dans son fumier. Et puis, comme
la tulipe et le blé, nous faisons le passage inverse : « Votre mort est une
des pièces de l'ordre de l'univers, une pièce de la vie du monde ; » de votre
chair désagrégée, le mouvement vital va ressortir et s'en aller dans la
larve, dans le suc des plantes, pour mourir encore et alimenter à nouveau le
papillon ou l'oiseau ou le bœuf, et continuer ainsi son indéfinie migration.
Sans héler la mort au passage comme les mystiques, Montaigne y pense sans
cesse, et l'a « en particulière affection », puisque c'est la seule
conclusion certaine, et que tout le reste est chimère. Où qu'il aille, un
spectre ricanant semble le précéder pour lui marquer la route. Que pèsent les
quintessences convenues, à côté de cette vue, claire et nette, d'un chevet « entouré
de médecins et de prêcheurs, de personnes étonnées et transies, de valets
pâles..., et la chambre sans jour, les cierges allumés » ! c'est bien cela !
et le « saut à faire tête baissée, stupidement..., dans une profondeur muette
et obscure »... Oui, c'est cela, c'est ce que disaient — en y ajoutant
simplement le mot d'immortalité et d'espérance ! — ces humbles moines du
commencement du siècle, si violemment exclus de la religion philosophique ;
on se bouchait les oreilles pour ne pas les entendre : et voici qu'on revient
durement à leur morale, qui s'impose comme un cercle de fer ! Menot le disait
: « Nous
mourons tous, et, comme l'eau, nous rentrons dans la terre et nous ne
revenons plus à la surface. Oui, Seigneur, nous allons tous à la mort. L'eau
de la Loire ne cesse de couler, mais est-ce l'eau de la veille qui passe
aujourd'hui sous le pont ? Le peuple qui est aujourd'hui dans cette ville,
n'y était pas il y a cent ans. Maintenant, je suis ici : l'an prochain, vous
aurez un autre prédicateur. Où est le roi Louis, naguère si redouté, et
Charles, qui, dans la fleur de sa jeunesse, faisait trembler l'Italie ? Hélas
! la terre a déjà pourri son cadavre. Où sont toutes ces demoiselles dont on
u tant parlé ? N'avez-vous pas le roman de la Rose, et Mélusine, et tant
d'autres beautés célèbres ? Voilà que nous mourons tous, et, comme les eaux,
nous entrons dans la terre pour ne plus revenir à sa surface ![85] » Montaigne
a raison. Bon gré mal gré, il nous faut vivre en contact avec l'ennemi,
c'est-à-dire avec la réalité. Seulement, est-il vraiment nécessaire de jeter
sur la réalité un coup d'œil aussi farouche et de ne lui demander que des
impressions noires ? Tous les ennemis de la foi soutiennent que la foi doit
être sombre et douloureuse, faite pour les douleurs ; il semble qu'en se
rendant aimable et en parlant d'un Dieu d'amour la religion mentirait et leur
ferait tort, qu'elle empiéterait sur leur domaine, qu'elle sortirait de son
rôle qui consiste dans l'expiation et le sacrifice. La jouissance matérielle,
voilà leur Symbole ; et, en même temps, ils croient que c'est une grande
erreur de vouloir gouverner le monde par l'amour ; on ne contient pas les
hommes par des procédés intellectuels ; on les achète, on les écrase, on les
opprime, ou on les violente. Pourtant,
tout n'était pas faux dans le délicieux rêve des prélats, des femmes, des
platonistes. L'amour pur serait une chose trop exquise ; elle ne peut exister
en ce monde. Mais c'est le fait de femmes d'y tendre et de montrer que nous
en avons besoin. L'idée n'était pas mauvaise de départager le monde, de
laisser les corps aux hommes, et les âmes aux femmes. Les hommes sont parfois
trop philosophes, les femmes ne le sont jamais assez. Les
crises qui ont éclaté chaque fois que les hommes ont voulu prendre leur
revanche des femmes, au XVIe siècle, au XVIIIe, n'arrivent pas à nous
convaincre que le pur emploi de la force soit l'idéal de la politique. Quel
est l'être humain, même ayant arraché toute sensibilité, qui n'éprouve une
soif inextinguible de bonheur ? les nations ont soif aussi. Non, on ne peut
pas dire que tout soit chimère dans le besoin du bonheur : c'est un besoin
réel, vrai, impérieux, naturel, un besoin moral et physique, qui nous possède
tout entier, en qui tout se résume, le besoin dont nous vivons et nous
mourons. Nous en
vivons et nous en mourons ! Il faudrait n'être pas arrivé à âge d'homme, ou
fermer étrangement les yeux, pour ne pas voir tomber autour de nous les
victimes du spleen de l'existence, frappées par la philosophie de Montaigne,
aussi sûrement, aussi clairement que par un coup de poignard. Un
proverbe dit qu'on ne meurt pas d'amour : peut-être, mais ce que nous savons
de science certaine, ce qui s'affiche partout en lettres de feu et de sang,
c'est qu'on meurt de l'absence d'amour, on meurt du vide. Voilà
pourquoi il sera toujours nécessaire de remonter à ce qui donne la vie, de
nous y rattacher étroitement, c'est-à-dire de nous nourrir de beauté. Ce mot
beau et le mot vie sont deux termes philosophiquement synonymes, nous l'avons
dit et nous ne cesserons pas de revenir sur cette pensée, parce qu'elle nous
parait évidente de clarté et salutaire ; toutes les définitions qu'on pourra
donner du beau s'appliquent à la vie, c'est une seule et même chose. Le beau
et la vie produisent l'amour et naissent eux-mêmes de l'amour, en sorte que
l'amour ne fait que forger les anneaux de l'immense chaine de la beauté et de
la vie. Et ce qu'on appelle le bonheur, c'est la parfaite jouissance de la
vie. Pourquoi
ont-elles échoué dans leurs projets d'amour et de paix, ces timides femmes du
XVIe siècle, qui avaient tout ce qu'il fallait pour réussir, un cœur, vrai
océan de bonté, sans fond et sans limites, un esprit admirable, et souvent la
science, la beauté, l'argent ? Il leur a manqué la hardiesse d'être
elles-mêmes, la passion. Au lieu de s'imposer, elles sont retombées à obéir,
comme des dilettantes, prises dans leurs propres rets. Pourquoi ?... Le
christianisme du moyen âge n'était pas hostile à l'idée du beau, mais il
l'avait trop négligée par ce motif, purement scolastique et traditionnel,
qu'on ne trouvait pas, à proprement parler, de théorie du beau dans
l'Evangile. Non, on
n'y trouve pas de théorie du beau. Mais, certes, la Renaissance avait le
droit de dire -qu'on y trouve des assurances de vie. Et combien d'assurances
d'amour ! le christianisme est pétri d'amour et d'espérance. L'amour crie à
chaque page de ses enseignements primitifs, et à chaque heure de son
histoire. La Madeleine, saint Augustin et tant d'autres n'ont-ils pas jalonné
la route du ciel ? Saint François de Sales, Fénelon, ne devaient-ils pas
encore rasséréner par le cœur les victimes de la raison pure ? La
Renaissance accomplit donc un très grand progrès lorsqu'elle institua, avec
l'aide de Platon, la religion du beau, et, sous ce rapport, on ne peut
certainement pas reprocher aux platoniciens du XVe siècle d'avoir pris une
mauvaise direction. Ils -ont eu raison de croire que le bonheur et la paix ne
s'obtiendront efficacement que si l'on peut déterminer les hommes à tourner
leurs regards vers le beau, à le prendre comme phare de leur vie, à croire
par amour, à agir par amour, à vivre par amour. C'est là vraiment la
substance commune du christianisme et du platonisme. Mais
alors comment expliquer ce que nous cons-{tatous ? Platon
est admirable comme théorie et comme langage ; pourquoi sa doctrine
aboutit-elle à des résultats négatifs chaque fois qu'elle se produit ?
pourquoi lui-même n'a-t-il pu en tirer qu'une sociologie émaillée de quelques
utopies ? Pourquoi ceux qui vivent familièrement avec lui et de lui se sentent-ils
tourmentés du sentiment du vide, comme on le vit au XVIe siècle, et comme on
peut le voir encore ? Le
platonisme de la Renaissance a eu un étrange succès ! Il prit une société en
pleine vigueur, et, à part quelques personnalités d'élite, il a fini par tout
tuer ; comme philosophie, il aboutit au parfait scepticisme, comme panacée
sociale aux guerres de religion ; il tue l'art, il tue la littérature par
l'idée de chercher la beauté en soi, c'est-à-dire par l'académisme, par l'art
pour l'art ; l'utopie esthétique à côté de l'utopie philosophique ! Et bien
plus encore, au lieu des femmes délicieuses, enthousiastes, chaleureuses,
adorables, qui étaient les reines du monde, il pousse en avant peu à peu des
femmes sans action, sans activité, cuirassées de l'idée d'un bonheur égoïste,
il laisse après lui comme une semence de coquettes, de précieuses, ou bien d'enjôleuses
et de sensuelles... La femme au cœur vigoureux et irradiant, celle qui
versait autour d'elle la vie et le bonheur, a disparu. — Et enfin nous
constatons que, même au moment de la plus grande gloire de Platon, peu de
femmes ont suivi fermement la voie du bonheur : pour les unes, la bonté s'est
perdue dans la faiblesse, pour les autres l'intelligence dans le
raisonnement. Elles devaient nous sauver du sensualisme et de la
métaphysique, et elles ont été se heurter aux deux écueils. Combien on le leur
a reproché ! On leur a fait l'extrême honneur de s'en prendre à elles et à
leurs idées, de tout ce qui est arrivé de fatal ; il semblait que ce fût
exclusivement leur fait. Comme s'il n'eût pas été permis, après tout, de
joindre à l'esprit de bonté et d'amour le bon sens ! S'il y
a eu alors, comme toujours, des femmes ridicules, ou dévergondées, suceuses
de moelle, pourquoi s'en prendre au platonisme et surtout aux seules femmes ? Certains
personnages de ce temps-là, et des plus marquants, n'admettent pas le partage
des responsabilités. Pour eux, tout ce qui est arrivé devait arriver :
l'origine est claire, 1515 ; lorsque des femmes de haut parage, admises à la
cour voulurent bien se consacrer en personne à l'apostolat de l'amour, la
France entière prit le ton, en sorte qu'à force de descendre, l'idée d'amour,
déjà issue d'une source insuffisamment philosophique, ne gagna rien et ne
devint pas du cristal[86]. Il est fort curieux de trouver
cette argumentation sous la plume de Brantôme, qui ne prêche généralement pas
la vertu, et qui a même émis cet axiome fort courtisanesque : « Les restes
des grands rois ne sauraient être que très bons ». D'après Brantôme et
ses amis, les hommes ont subi un entraînement irrésistible, ce n'est pas leur
faute. : ainsi, dit-il, personne ne traitera François Pr d'Héliogabale, et ne
l'accusera d'avoir employé la violence : c'est une victime. Tous sont des victimes.
IL est bien vrai que l'effrayante démoralisation du XVIe siècle vint de la
cour, qui en donna l'exemple, et qui entraîna constamment la nation. Mais on
nous permettra de penser que François Ier et les autres victimes de son
entourage, sans être des Héliogabales, n'étaient pas non plus des anachorètes
; ce qui pourrait se démontrer. En tous cas, il nous parait bien difficile de
qualifier de platonisme les faits et gestes de la cour : le platonisme était,
au contraire, une barrière, et on ne peut lui reprocher que d'avoir été
sautée. Mais la
vraie question n'est pas de savoir s'il y eut à la cour de France des femmes
de moyenne ou basse vertu, et si elles ont donné le ton à d'autres. Il faut
savoir si des femmes comme Anne de France, Vittoria Colonna, Marguerite de
France, Marguerite de Savoie et leurs semblables ont eu tort de viser au culte
des choses hautes, et si elles ont fait ce qu'il fallait pour réussir. Cette
question est beaucoup plus délicate que la première, parce qu'elle touche
réellement au platonisme et qu'elle montre par où il s'est perdu. Les
femmes peuvent revenir du sensualisme ; leur sensibilité forcément délicate,
le rôle passif qu'elles jouent, la disparité des avantages et des inconvénients,
les amènent facilement au dégoût. Mais du mysticisme, elles ne reviennent pas
à l'amour. L'Evangile ne nous cite pas de conversion de juives par
mysticisme, tandis que la Madeleine. la Samaritaine, la Femme Adultère
trouvent leur chemin de Damas en plein sensualisme. Les hommes, au contraire,
reviennent parfois du mysticisme, parce que leur instinct ne les y attache
guère et que d'ailleurs bien des réalités ne se chargent que trop de les
rendre à la terre. Or,
Platon, même rendu pratique par la théorie des deux amours, qui autorisait de
curieuses concessions, représentait l'algèbre du beau ; mais on ne se nourrit
pas d'algèbre. Les
femmes les plus distinguées, et surtout celles-là, vécurent avec Platon comme
en ballon : plus de communication réelle avec le monde, plus d'action
vraiment pratique, plus de flamme chaude ! le câble était coupé : rien que
l'atmosphère singulière et claire d'une altitude de plusieurs milliers de
mètres. Quelle chimère, et qu'elle est désastreuse ! Au lieu d'élever le
monde, comme c'est le vrai moyen de l'abandonner à lui-même ! et combien
cette éthérisation fait apparaître de visions étranges ! D'abord,
la prétention de vivre en tête-à-tête avec l'absolu, et de mettre l'absolu
dans la vie ! orgueil de la pensée la plus vaine !... Autant vaudrait, selon
la comparaison de saint Augustin, enfermer l'Océan dans un trou de sable !...
comme dit Musset : « Mon verre est petit, mais je bois dans mon verre... »
Les espaces ne fournissent pas l'amour substantiel, et il est assez fâcheux
de laisser cet amour-là traîner sur la terre. Et
puis, avec ce mysticisme supra-naturel, le platonisme développa la
contemplation exclusive de soi-même, autre abus regrettable. Nous vivons en
vertu d'un échange continuel : les lois physiologiques le prouvent, et les
lois morales également. Dieu seul peut se flatter de vivre et d'être heureux
par lui-même ; pour nous, notre condition est d'être heureux par échange ; il
nous faut tout recevoir, mais aussi tout donner. A chercher le bonheur au
dedans de soi, il n'y a ni enthousiasme possible, ni extension de la vie, ni
par conséquent vie ; on se dessèche comme un arbre qui défendrait à ses
racines de pomper le suc de la terre, et à ses branches de respirer[87]. Les
pauvres et chères femmes, une fois isolées dans les espaces de leur esprit,
s'évaporèrent, se tourmentèrent mille fois trop, elles perdirent le don
précieux de la simplicité, qui leur était si naturel, en leur qualité de
grandes dames ; cette bonne, cette sage simplicité d'esprit, qui nous assigne
notre place dans l'enchaînement énorme, selon les volontés de Dieu ! Elles
planèrent trop au-dessus des réalités, elles généralisèrent, elles voulurent
trop embrasser, elles s'agitèrent, ce qui les rendit la proie des intrigants
: leur sensibilité n'avait aucun contrepoids I Pour entraîner l'humanité, il
fallait d'abord entraîner les humains qu'elles avaient sous la main. Tant que
leur apostolat resta individuel, privé, concret, intime, il produisit des
résultats satisfaisants. Que d'hommes elles ont transportés avec elles sur
les hauteurs ! Mais quand elles voulurent agir sur l'humanité globale, ce fut
fini. A force d'entraîner tout le monde, elles n'entraînaient plus personne.
Ainsi Vittoria Colonna a donné à son cher Michel-Ange des forces dont il a
fait un emploi admirable ; mais, dans ses efforts abstraits de régénération
publique, elle a échoué. Ajoutons
que les femmes françaises eurent une mission beaucoup plus difficile à
remplir que les Italiennes. Hypnotisées par l'exemple de l'Italie, elles ont
cru que ce qui avait réussi là-bas devait réussir ici, et elles n'ont même
pas vu — tant le goût du factice aveugle — qu'elles arrivaient trop tard,
qu'elles importaient chez nous l'imitation d'une décadence, l'imitation de
l'imitation, un simili-amour, une simili-curiosité, un simili-programme. Il
aurait fallu inspirer des œuvres robustes, faire jaillir, n'importe d'où et
n'importe comment, des idées belles, saisissantes, originales,
enthousiasmantes ; elles ont raffiné, subtilisé, compliqué, elles se sont
ingéniées à rechercher qui était le plus esthétique, de la poésie ou de la
peinture ; la complication leur a paru l'art, et non l'apprentissage de l'art
: elles n'ont pas atteint à cette noble logique, qui est l'art même. Les âmes
vraiment fortes savent bien qu'on ne peut nourrir le monde simplement de
sucreries, qu'il faut dans la vie une volonté nette, et que le beau se
confond avec le vrai, quand le vrai a toute sa puissance. Heureux ceux qui,
bravement, de la vérité dégagent l'amour ! le laboureur qui aime son sillon,
le pauvre qui aime sa pauvreté, la jeune fille qui aime sa candeur !... Nous
trouvons parmi les femmes beaucoup d'âmes solides, de la trempe d'Anne de
France, qui savent ainsi se saisir de la vie. Quant à celles qui se laissent
égarer par l'obsession d'un idéal abstrait et trop élevé, elles meurent. Le
platonisme a donc marqué un grand pas vers l'idée du beau, mais il n'a pas
fait faire de notables progrès à l'idée du bonheur, et Nifo n'avait pas
absolument tort de pronostiquer qu'avec la doctrine des deux amours, l'un
céleste, immatériel, bon et désirable, l'autre terrestre et charnel, on
aboutirait au néant, en plaçant les hommes dans une alternative impossible,
entre un colloque d'anges, ou, comme dit M. France, un colloque de
chimpanzés. On peut regretter notre condition, comment y échapper ? La loi
naturelle (c'est-à-dire divine) nous dit de ne dédaigner aucun des dons de Dieu et de tirer de
chacun sa beauté. Le bonheur consiste réellement à aimer ce qui nous entoure,
en y prenant ce qu'il y a de beau et de sympathique, en nous rapprochant
affectueusement de la Nature sans la violenter, pour nous nourrir de ses
forces intellectuelles et physiques, pour nous assimiler ses élans-et son
harmonie universelle. De
notre temps, John Ruskin a été, sous cette-forme, un des apôtres du bonheur,
et, quoiqu'on puisse difficilement définir sa doctrine, il a, en somme,
poussé plus avant l'idée du platonisme, suivant le mot de Platon que nous
avons déjà cité : « Ceux qui savent ont des impressions. » Les
impressions, dont il a vécu, ont été souvent contradictoires, et encore plus
souvent nébuleuses, on pourrait presque dire musicales. On lui a reproché son
défaut apparent de logique, bien que les miroitements de sa pensée, par leur
éblouissement même, masquent souvent une logique assez réelle. Mais surtout
il a trop négligé le côté intellectuel de la nature, notamment l'âme humaine.
Si l'on ne peut nier l'existence du corps ou l'utilité des biens terrestres,
il est bon et nécessaire aussi, pour le bonheur, de maintenir au second rang
le corps et les biens matériels. Le corps est essentiellement localisé, la
richesse est limitée, tous deux s'usent en se donnant ; l'âme seule peut se
donner sans cesse-et s'enrichit à se donner. De sorte que le bonheur social
résulte, pour ainsi dire, du socialisme des âmes. Ruskin
appartient à l'ancienne école vénitienne, matérialiste et païenne ; son cœur
a résonné aux harmonies physiques, et un certain socialisme matériel ne lui
déplairait pas. Du reste, il a bien montré ce que nous devons ressentir dans
la conversation avec la nature, il a célébré le culte de la beauté et du
bonheur, qui consiste à deviner Dieu, à le voir, à l'acclamer dans la beauté
des montagnes comme dans la beauté d'un cœur plein de douceur et de charité,
dans tout ce qui est beau, et beau pour nous. Son idée essentielle est que ce
qui nous entoure produit sur nous son impression, et que nous-mêmes nous nous
devons à ce qui nous entoure. Les jardins ne sont plus un cadre, ils vivent.
Ruskin va jusqu'à préconiser l'idée du sacrifice de soi-même pour la postérité
: planter des forêts à l'ombre desquelles puissent vivre nos descendants,
bâtir des villes que de futures nations pourront habiter. Il y a
loin de ces théories ondoyantes, mais généreuses, à la jouissance égoïste du
moi, et il est bien certain pourtant que c'est à les pratiquer dans une
mesure raisonnable que se trouve le bonheur. Voilà
essentiellement la morale que doivent enseigner les femmes, elles qui sont
nées pour l'impression, pour le dévouement, pour la générosité, pour l'élan. Malheureusement,
Ruskin, peu au courant de l'amour et tout à fait ignorant des affections
domestiques, ne s'est jamais montré dans sa vie privée très bon appréciateur
du rôle des femmes, et il ne l'a pas moins méconnu au point de vue doctrinal.
A part quelques phrases retentissantes où il leur a recommandé d'être des
reines, mais des reines soumises à leur mari, ou bien de faire de bonne
économie sociale avec leurs couturières, on peut dire qu'il n'a pas compris
le charme des femmes et qu'il n'a éprouvé pour leur beauté particulière aucun
entraînement. Quand il parle de la beauté, soit à propos des peintres
modernes ou à propos des Grecs, c'est toujours d'une manière générale, sans
indiquer en quoi que ce soit que l'expression féminine du beau ait pour lui
un sens particulier. Il lui arrive même, dans son enthousiasme pour
l'esthétique du moyen âge, d'admirer surtout la beauté masculine : son type
est alors la beauté d'un chevalier robuste[88]. M.
Bourget, par exemple[89], a plus exactement ressenti et
traduit la nécessité de l'accord avec la Nature ; ses sensations ou ses
sentiments se rapprochent de la philosophie de la Renaissance, et reflètent
l'esprit de douceur pénétrante que les femmes avaient entrepris de
développer. «
L'acceptation sincère de l'inévitable suppose, dit-il, l'amour de cet
inévitable, le sentiment, et non pas simplement l'idée que cet obscur univers
a une signification mystérieuse et bienfaisante. Un besoin subsiste
indestructible dans les profondeurs de notre sensibilité, que ce monde ait en
lui de quoi satisfaire à notre cœur, puisque ce cœur en est issu ; et les
hommes absolument inoffensifs et purs, dont la silhouette, toujours jeune et
tendre, se dessine à travers les âges, François d'Assise, Savonarole, ceux
qui ont cru à cette bienfaisance de l'univers, comme ils respiraient, comme
ils vivaient, avec l'être de leur être, nous apparaissent à l'état de
protestation irréfutable contre le nihilisme dont nous étouffons. Ils
deviennent les complices en nuits d'une foi qui s'ignore, et qui parfois se
cherche en pleurant... — Tu ne me chercherais pas, dit le Sauveur, dans
l'admirable Mystère de Jésus, si tu ne m'avais pas trouvé. — Y a-t-il loin de
ce phénomène à cet autre, si mystérieux, que les vrais croyants appellent la
prière ?[90] » On peut
et on doit aimer la nature, parce que Dieu l'a mise autour de nous et que le
bonheur consiste à vivre avec ce qu'on aime. On aime des choses qui ne sont
pas idéales, c'est-à-dire qui ne sont pas les plus belles, parce que le
bonheur se présente sous un aspect essentiellement relatif et que tout le
monde doit y prétendre. Il ne s'agit donc même pas d'aimer les belles choses,
mais, comme nous le disions, d'aimer ce qui est beau dans les choses. Certes,
en pratique, les choses désagréables ne font pas un pli et les agréables en
font mille. Pourtant, ce qui nous montre la vérité du système du bonheur par
l'amour, c'est son efficacité. Autant le pur platonicien, pénétré de bel
idéal, est froid, stérile et malheureux, autant celui qui aime se sent rempli
de force et de lumière. Aimer, c'est vibrer réellement et passionnément au
lieu de se renfermer dans le sentimentalisme glacial du raisonnement, ou du
faux mysticisme ; c'est devenir une source de douceur, de bonté, d'activité,
un des liens du monde, c'est semer des fleurs, c'est donner le bonheur, et
l'avoir. Quoique placé par sa naissance dans un milieu réfractaire, et malgré
ses insuffisances, ses contradictions, ses faiblesses, ses lacunes, Ruskin a
exercé une influence profonde, tandis que le platonisme de Ficin et de Bembo,
dans un pays très sensible, au milieu d'artistes incomparables et de femmes
admirables, a tout étouffé et s'est étouffé lui-même. Il y a,
par le monde, deux races inégales, qui se côtoient éternellement sans jamais
s'entendre et sans jamais se confondre : la race de l'orgueil et celle de la
vanité. L'orgueil passionne, agrandit tout ; il faudrait des femmes
orgueilleuses. Malheureusement, les hommes, quels qu'ils soient, ne les
aiment point et préfèrent beaucoup les faibles 1 les vaniteuses. Cependant,
l'effort n'a pas été totalement perdu. Les nobles femmes de la Renaissance
semaient pour l'avenir : le germe subsiste ! On ne
peut pas dire non plus que leur échec ait été absolu. Pour bien juger la
question, il faudrait, on regard des défaillances habituellement éclatantes,
pouvoir établir le compte mystérieux et caché de l’œuvre du bien, dénombrer
les faiblesses viriles que rasséréna une bonne parole ou un regard de pitié
et d'affection, sonder les ressources, vraiment insondables, que possède
l'esprit d'amour. même quand il est pur, et qu'il possède seul. Les femmes de
grande âme, les Vittoria Colonna, en ont tiré des effets presque miraculeux ;
et bien d'autres, sans se lancer dans une sorte de chorégraphie céleste, ou
sans se perdre dans de bas caprices, ont pu donner à supposer très
légitimement, à force de travail, de sérieux, de dignité, qu'on ne verrait
pas de longtemps la lin de leur utilité. Elles
ont, en somme, présidé à la révolution la plus profonde que nous ayons jamais
eue ; de Louis XI, elles nous ont menés aux boudoirs du XVIIIe siècle. On ne
peut ni absolument louer leur œuvre, ni la condamner. Mais on peut louer
beaucoup de ces généreuses femmes, les louer d'avoir vu et suivi leur étoile,
n'eussent-elles pas reconnu du premier coup d'œil la bonne route. Même en
faisant des réserves, on se sent pris par elles, parce qu'elles sont
intéressantes, sincères, dévouées, très douces, très féminines. On peut les
recommander à la sympathie de tant de nos contemporaines, qui, comme on sait,
cherchent aussi leur route et même leur étoile. Peut-être
quelques-uns de mes lecteurs n'approuveront-ils pas cette conclusion ; les
uns la trouveront optimiste, les autres pessimiste : en pareille matière, la
contradiction est facile. Qu'ils me permettent de leur répondre d'avance que
ces critiques ne sauraient m'étonner : plus d'une fois, moi-même, j'ai refait
ce livre, tantôt dans le sens optimiste, tantôt dans le sens pessimiste ;
simple historien, en contact avec des ombres subtiles, glissantes, fuyantes,
avec des femmes que je cherchais à pénétrer, et d'ailleurs indépendant comme
peut l'être, vis-à-vis de beautés mortes depuis trois siècles, un homme
blanchi par les années et rassasié des deux grands spectacles, qui, selon
Montaigne, calment l'âme : voir gouverner et voir mourir, je me
surprenais encore à comprendre leurs ensorcellements, à en subir le charme,
ou bien, au contraire, à détester ce charme, injustement ; et puis, au moment
où je croyais être enfin venu, avoir vu et avoir vaincu, les idées
s'échappaient de mon livre comme d'un tonneau des Danaïdes... C'est ainsi que
j'ai acquis le droit d'aimer ces ombres. Et
maintenant, adieu, princesses, ne nous tentez plus trop ! continuez seulement
à vivre parmi nous ! Le temps actuel est bien masculin, votre spiritualisme
n'y apparaît que fort discrètement : pour mille motifs, vous avez appris ce
que c'est qu'une société anonyme. Et cependant, par les grands côtés de vos
âmes, vous existez toujours ! Nous avons des femmes aimables et instruites,
nous en avons de vraiment aristocratiques, dont le cœur est capable
d'enthousiasme et de charités héroïques ; il y en a eu dont le nom, même
après elles, signifie esprit et bonté ; nous avons des Marguerite de Savoie,
nous avons, en bon nombre, des femmes dont la tenue morale l'emporte sur
celle des hommes ; nous en avons même d'énergiques, et aussi, dit-on, de
tendres. Le jour où elles reprendront hautement la devise : Non inferiora
secutus, et lorsqu'à leurs éminentes qualités elles joindront le don
d'être elles-mêmes, la volonté de parler leur vrai langage plutôt qu'une
langue empruntée, elles nous rendront parmi la chimère ce qui n'était pas
chimère. Qu'elles
renoncent à la vie publique ! Mais qu'elles s’emparent de la vie intime ! Au
besoin, que les femmes un peu mâles se fassent médecins, que les femmes un
peu femmes se fassent prêtres t Que toutes soient philosophes, consolatrices,
ministres d'amour humain et d'amour divin ; qu'elles travaillent par amour,
qu'elles aiment par amour ! Qu'elles aient ce qui nous manque, qu'elles
valent mieux que nous, qu'elles nous éclairent, qu'elles nous réchauffent !
Et nos cœurs, latins, les béniront, comme nous bénissons le soleil ! La
passion est un brevet de vie ! La
morale de notre livre, c'est que les honnêtes femmes doivent aimer le beau,
et que la vertu peut n'être pas ennuyeuse ni endormie. Il n'y
a pas besoin d'avoir toujours douze ans. La vraie douceur, la vraie bonté, le
vrai amour sont faits, non de naïveté ou de faiblesse, niais d'intelligence
et de force personnelle. FIN DE L'OUVRAGE
|
[1]
Ch. Waddington : Le Franc, le Platonisme, pp. 26 et suiv.
[2]
Brantôme.
[3]
Montaiglon, I, 4.
[4]
Hecatodisticon (1550) ; le Tombeau (1551).
[5]
De Vanitate, ch. LXVIII, De Lenonia.
[6]
Illustration (1549).
[7]
Ô France ! « mère des arts, des armes et des lois ». (II, 171, 112.)
[8]
José-Maria de Heredia
[9]
Le langage littéraire de Moulins, de Cusset, des pays d'Anne de France a de
singulières affinités (que nous ne croyons pas qu'on ait encore signalées) avec
le langage de la Pléiade. Nous nous bornerons à en citer comme exemple la
Déploration de La Vauguyon.
[10]
Il était fils d'un ami de Louis XII ; L'Hôpital était fils d'un serviteur
d'Anne de France.
[11]
Elégie XXXIII. Ils gémissent que vos sont des astres, vos mains de l'ivoire,
vos cheveux de l'or,
L'un meurt de
froid. et l'autre meurt de chault ;
L'un vole bas,
et l'autre vole hault ;
L'un est chétif,
l'autre a ce qu'il luy fault ;
L'un sur
l'esprit se fonde,
L'autre
s'arreste à la beauté du corps.
L’un imite Tibulle, l'autre Ovide, l'autre Catulle.
Quelque autre
encor, la terre desdaignant,
Va du tiers ciel
les secrets enseignant,
Et de l'amour où
il se va baignant
Tire une quinte
essence...
[12]
Ronsard, I.
[13]
I, 308.
[14]
IV, 155, 157.
[15]
IV, 154.
[16]
I, 148. Cf. I, 308 ; V, p. 364-365.
[17]
Balsac, lettre (en latin) au président Gandillaud.
[18]
II, 333. Cf. II, 169.
[19]
Ch. Fontaine, la Conlr'amye. Paul Augier, de Carentan, lui répond :
Anacréon seul trouve grâce devant l'aéropage, parce qu'il pique mieux,
peut-être aussi, comme Ossian, parce qu'on n'est pas très sûr qu'il ait existé
; chacun paie son tribut â a l'amour piqué par une abeille a (Ronsard, II, 270
; Belleau, I, 43 ; II, 84 ; Baïf, II, 18).
[20]
I, 418. Cf. Hütten, l'Aula.
[21]
Ronsard à Henri III.
[22]
Baïf à Catherine de Médicis.
[23]
Jean de la Taille, Satires, dans notre édition, pp. 26, 35, 40. Voir
aussi le Mespris de la court, du bon Guevara.
[24]
Ronsard, Elégie VII.
[25]
Cependant, Ronsard et ses amis commirent l'erreur de croire que le langage
devait être aristocratique, et qu'il appartenait aux écrivains, non au peuple,
de le former ou de le réformer.
[26]
II, 182 ; cf. 176.
[27]
Tahureau, 1er dialogue : Du Bellay, II, 201 ; Charron ; Stapfer, la Famille
et les Amis de Montaigne.
[28]
Tahureau.
[29]
P. 93 et suiv. Il a écrit un autre traité en l'honneur de l'homme.
[30]
I, 147.
[31]
Ils voulaient surtout réagir contre un alanguissement trop évident et rendre un
peu les hommes à eux-mêmes. « Un homme fait beaucoup, quand seulement il ose !
» (Ronsard, Elégie XXXIII.)
[32]
Bouchet, Labyrinthe de fortune, liv. II.
[33]
Brantôme, VIII, 125 ; V, 74.
[34]
Née en 1523. Journal d'un bourgeois, p. 161.
[35]
Cette maison comprenait 12 dames et demoiselles : Mme de Brissac, gouvernante ;
Arthuze de Vernon, demoiselle de Theligny ; Anne de Cossé, demoiselle de
Surgères ; Barbe de Vuarty, demoiselle de Montigny ; Marguerite d'Oyron,
demoiselle de Ratisses ; Anne le Porcher, demoiselle de Richebourg ; Mlle Anne
d'Etouteville ; Renée de Bonneval, Claude de Vizon, Isabelle de Hauteville,
Françoise de Vuarty, Loyse de Piennes, Catherine de la Salle dite Chacincourt ;
6 femmes de chambre, 4 femmes de service, 2 aumôniers, 2 chapelains, 1 clerc de
chapelle, 4 maîtres d'hôtel, 2 pannetiers, 2 échansons, 2 valets tranchants, 1
trésorier général, 1 lecteur et secrétaire Joachim Huguet, 4 autres
secrétaires, et un nombreux personnel inférieur.
[36]
Comptes inédits de 1550.
[37]
Eust. de Beaulieu, Rondeau LXXXIX.
[38]
Et. Perlin ; Billon, p. 63 ; Tahureau, p. 14 ; Brantôme.
[39]
I, pp. 72, 75.
[40]
Brantôme, passim ; Buttet ; Bouchet, Labyrinthe ; M. de Saint-Gelais, I,
163.
[41]
Brantôme, VIII, 63.
[42]
Ms. fr. 3035, f° 91.
[43]
Journal d'un bourgeois, p. 87.
[44]
Septembre 1531. Génin, Lettres inédites, p. 360.
[45]
5 octobre 1559.
[46]
On remarquera cette réapparition d'Aristote.
[47]
Comptes manuscrits.
[48]
Du Bellay, 1, 242.
[49]
I, 241.
[50]
Couderc, p. 35.
[51]
Ronsard, II, 302.
[52]
Le Bocage royal.
[53]
V. Lalanne, t. IX, p. 85, de l'édition de Brantôme.
[54]
Dix robes de toile d'or ou d'argent, douze robes cousues d'or, deux robes de
dentelles, des parures de bijoux, des tapisseries.
[55]
Fr. 3119, f° 55.
[56]
De Ruble, p. 327.
[57]
VIII, 13 ; églogue I.
[58]
Brantôme.
[59]
Brantôme, V, 68 ; III, 318.
[60]
Desportes.
[61]
Le XVIe siècle a été le plus grand des siècles, pour l'éducation féminine.
[62]
Knörich.
[63]
Brantôme, X, 420.
[64]
Où les femmes ne devaient plus que « distinguer un pourpoint d'un haut de
chausses. »
[65]
Nouvelle 11. Corruptio optimi pessima.
[66]
« Vénus a pris les dames en ses lacs, et Dieu se lasse » (V. Rec.
Montaiglon, XIII, 83.) Tavannes demande qu'on ferme la bouche aux femmes (p.
137). Cf. Montluc, 137 ; Marconville, p. 74 v°, 47.
[67]
Lalanne, pp. 246, 247.
[68]
Lalanne, p. 243.
[69]
La Ruelle, p. 21. p. XII.
[70]
Sainte Thérèse va à ces mots du Cantique des Cantiques : « Le lait qui
coule de vos mamelles est plus délicieux que le vin, et il en sort une odeur
qui surpasse celle des parfums les plus excellents. » Ou à ceci : « Je me suis
assise à l'ombre de celui que j'avais tant désiré trouver, et rien n'est plus
délicieux que le fruit dont il lui a plu de me faire goûter. »
[71]
II, pp. 25, 27, 31.
[72]
Graf, p. 69.
[73]
Fr. Sansovino, cité par Graf.
[74]
Du Bellay, II, 208.
[75]
Dejob.
[76]
Cian, Un Decennio, p. 46, 158.
[77]
Mutio Justinopolitano, dit Verno, dans Atanagi, I, p. 504.
[78]
Jules Lemaitre, Journal des Débats, 6 avril 1896.
[79]
Les sans-culottes de 1793 jouaient aux cartes avec Platon et Brutus, en guise
de rois.
[80]
On connaît ce beau passage : « L'âme, par son trouble et sa faiblesse, ne se
pouvant tenir sur son pied, va quêtant de toutes parts des consolations,
espérances et fondements, et des circonstances étrangères où elle s'attache et
se plante. Et pour légers et fantastiques que son invention les lui forge, s'y
repose plus sûrement qu'en soi et plus volontiers... C'est pour le châtiment de
notre fierté, et instruction de notre misère et incapacité, que Dieu produisit
le trouble et la confusion de l'ancienne tour de Babel. Tout ce que nous
entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa
grâce, ce n'est que vanité et folie. L'essence même de la vérité, qui est
uniforme et constante, quand la fortune nous en donne la possession, nous la
corrompons et abâtardissons par notre faiblesse... qui nous tiendrait, si nous
avions un grain de connaissance... » (Apologie de Raymond de Sebonde.)
[81]
Sir William Bailey.
[82]
Apologie ; liv. II, ch. XVI, XX ; liv. III, ch. V, X. XI.
[83]
Nam vere sumus omnes de muliere (Facetus).
[84]
Liv. III, ch. V ; Lalanne, p. 2 ; d'Ancona, p. 367, 174.
[85]
Menot, sermon 12, post Cineres, f° 18.
[86]
Brantôme, III, 128, 129 ; Lalanne, pp. 301 et suiv., 288, 140.
[87]
Un éminent professeur, qui a consacré l'un de ses cours de la Sorbonne à
l'étude de la théorie du bonheur d'après Platon, M. Brochard, nous exprime un
avis à peu près semblable. Il n'est pas très sûr que Platon ait développé, pour
ce monde, un programme de bonheur.
[88]
Mlle Bengesco, qui a étudié John Ruskin sous cet aspect avec beaucoup de
pénétration, veut bien nous communiquer l'observation suivante : « Dans
l'extrait intitulé : Faux Idéal (p. 423), dans lequel il formule avec le
plus de précision et d'ordre ses idées sur la beauté dans l'art, il en parle en
termes généraux en ce qui concerne les deux sexes. Un seul mot direct à
l'adresse de la femme lui échappe (p 120) à propos d'une peinture de Willam
Hunt, la fille du pauvre fermier : « Elle brille comme une étoile au ciel ». Il
ne s'arrête pas à définir son genre de beauté, son admiration va plus au
peintre qu'à la jeune fille. Il s'adresse encore une fois aux femmes (p. 296),
muais c'est pour les sermonner et leur apprendre comment elles doivent agir
avec les couturières pour faire de la bonne économie politique. Ruskin n'a
jamais parlé avec enthousiasme de la beauté de la femme, parce qu'il n'a jamais
pu éprouver de passion pour elle.
[89]
Lamartine a admirablement compris la force active de l'amour platonicien et le
rôle de la nature. Comma l'a dit de lui M. Ziromski, « l'univers n'est que la
forme extérieure que prend l'aine du poète ».
[90]
Sensations d'Italie, p. 142-144.