«
J'aime mille fois mieux avoir cru à un idéal peut-être trop élevé et l'avoir
servi, que de l'avoir ignoré ou trahi, » disait M. de Montalembert.
Beaucoup de personnes, au XVIe siècle, ont été d'un avis différent. Elles ont
jugé la religion esthétique trop frivole[1] ou trop mondain[2], et par-dessus tout chimérique.
Les adversaires de la religion de la beauté se sont divisés en deux
catégories : les uns l'ont combattue par raisonnement ; les autres, par
jalousie sociale et par incompatibilité d'humeur. Les
premiers, tels qu'Alberto Pio[3] ou Budé[4], hommes éminents et
respectables, repoussent l'idée même d'un rapprochement entre la philosophie
et la religion, entre l'esthétique et la morale ; à leur avis, la religion
n'est pas faite pour satisfaire la raison, ni la beauté pour purifier la
conduite. La réconciliation proposée déguise mal un retour au paganisme, et,
en pratique, elle aboutit à des scandales, par exemple à la représentation de
la Mandragore de Machiavel au Vatican. Déjà
quelques personnes de cette même opinion nous avaient précédemment démontré
combien le raisonnement est déraisonnable, et comme il fait faillite ; elles
nous avaient débarrassé là d'un gros ennui, nous n'avions plus qu'à vivre par
la sensibilité. Or, voici que d'autres veulent détruire aussi cette
sensibilité et ne rien nous laisser. En pensant que de la beauté naît
l'amour, ceux-ci se voilent la face ; ôtez-leur cet objet qu'ils ne veulent
point voir, qui n'est ni moral ni religieux !... Certainement,
dans le train des choses romaines, on ne pouvait pas tout louer, tant s'en
faut ! pour critiquer, nous n'avons que l'embarras du choix. Il y eut un
grand abus d'esthétisme ; c'était, par exemple, une singulière exagération de
considérer la construction de Saint-Pierre de Rome comme une nécessité
sociale de premier ordre, et de sacrifier une partie de la catholicité au
désir de compléter le Vatican. L'Antiquité, certes, excitait un enthousiasme
bien exclusif, et il était singulier de voir l'état-major du christianisme
s'éprendre d'une folle passion pour Pomponius Lætus, l'appeler « gloire
du siècle[5] », « César[6] », parue qu'il exhumait
des catacombes païennes[7] : non pas que la Mythologie,
telle qu'on la pratiquait, se proposât de raviver la foi effective aux dieux
de l'Olympe ! Isis, Apollon, Vénus, sur les murailles du Vatican[8] ou des églises[9], ne représentaient que des
symboles philosophiques, des types : Jean Bouchet les appelle fort bien « la
noblesse du monde[10] ». On pensait, avec
Platon, que, pour mesurer la beauté des choses[11], il faut les rapporter à un
type éternel[12] ; comme dit Marguerite de
France : « Le beau se voit en toutes les beautés[13] ». De même, la morale,
sans se séparer officiellement du christianisme, s'en tenait quelquefois
assez loin ; pour beaucoup de personnes, la vertu consistait à avoir un bon
tailleur et un bon train de maison. Montaigne[14], Arétin[15], Benvenuto Cellini passèrent
pour vertueux. Protester
contre ce paganisme[16], rien de mieux. Mais fallait-il
interdire au christianisme de se faire apprécier rationnellement, et même de
se faire aimer en nous captivant par la sensibilité ? indéracinable instinct
porte les races latines à croire par amour : « On déchristianisera, on ne
calvinisera pas l'Italie, » disait fort bien d'Azeglio. Entourer le culte de
pompes terrestres est une idée aussi profonde, aussi humaine que celle de
retarder le quelques minutes l'horloge des gares de chemins le fer. Le
moyen âge, au contraire, annonçait l'heure : même matérialiste, il élevait
des cathédrales, et le, bas instincts se vengeaient en accrochant aux
corniches. ou même en pleins portails, des détails (l'humanité cynique. La
Renaissance, même mystique, ne recherche pas l'ombre, ni les mystères des
hautes voûtes que l'œil n'atteint pas : elle aime la clarté, le jour et la
lumière. Elle ne bâtit que des châteaux, fût-ce en l'honneur de Dieu.
Saint-Pierre de Rome est un château ; l'œil n'y trouve rien l'anormal, et
l'homme se sent chez lui. Ainsi
en est-il de la religion des prélats et des femmes. Elle est haute, parfois
plus haute que les voûtes gothiques, mais si large, si claire, si pleine
d'imité, d'une hospitalité si humaine, qu'on n'entre peint dans l'inconnu ni
dans le démesuré. Elle nous offre le spectacle même de la vie, mais brillante
et parée ; on veut, quand l'homme a accompli ses fonctions physiques, le
boire, le manger, l'amour matrimonial, l'attirer à un banquet de nourriture
morale et d'amour moral. C'est aux femmes à nous donner de l'esprit. En
matière d'âme, les rôles sont retournés. Or la
vie des hommes se passait au milieu d'un matérialisme[17] et d'un sensualisme[18] débordant. Melin de
Saint-Gelais déclarait les nudités « célestes et dignes des autels[19] ». On n'était pas difficile : «
Bienheureux les gens qui n'ont affaire qu'à Dieu, s'écrie une jeune personne
; vis-à-vis des hommes, il suffit de sauver les apparences[20]. » Pour beaucoup de personnes,
la morale ne trouvait plus dans la religion qu'une sanction insuffisante ; la
troisième Marguerite de France a écrit, avec une modestie malheureusement
trop justifiée : « Quelques-uns tiennent que Dieu a en particulière protection
les grands. » Et, d'autre part, les lois du monde n'opposent pas toujours une
barrière bien solide : il est facile à une grande dame de se mettre au-dessus
de ces lois. Renée de France prend un visible plaisir à rompre avec les
conventions vulgaires ; il suffit que Marot ameute la foule, comme « lascif
et paganisant », pour mériter son indulgence. Elle parait même tentée de
croire une fille de France si au-dessus de l'humanité qu'elle ne peut avoir
que des amants. Cependant,
on croit sincèrement que, pour les gens subtils et distingués, le bon ton, le
bon goût rendent inoffensives bien des choses artistiques. Ainsi (pour
choisir un exemple entre mille) personne ne se scandalisera que l'abbé de
Maupas patronne de jolis vers où Gilles d'Aurigny se vante d'avoir « conquesté
une blanche Marguerite ». Le doux, l'impeccable Vergerio prend très gaiement
le titre « d'évêque de l'Arétin ». Marguerite loue son frère de conserver la
foi en péchant. Loue-t-elle le péché ? pas du tout, mais elle loue le roi de
ce qui est louable, de rester chrétien. Vergerio se détournerait avec horreur
de certains livres d'Arétin ; mais il considère cet homme comme une force,
comme valant à lui seul un diocèse, attendu que bien des bourgades épiscopales
renferment autant de vices avec moins d'esprit. Et il met sa coquetterie à
tirer de ce diocèse-là quelque chose de bon. Dans le même ordre d'idées,
Marguerite fait traduire par Vauzelles une des œuvres dévotes d'Arétin[21]. Ces indulgences pratiques ne
changent rien aux principes, et d'ailleurs on se garderait bien de les
étendre au vulgaire. Dans le peuple, on sait très bien qu'il n'y a point de
sentiment, il n'y a que des sensations, et là, par conséquent, la chaîne d'une
morale matérielle retrouve son utilité. La même Caterina Cibo, qui patronne
hautement le livre de Firenzuola sur l'amour, reproche fort à l'évêque de
Camerino sa mollesse dans la réforme des mœurs de son clergé, et elle finit
par obtenir du pape un bref rigoureux à ce sujet. Il
arrive, dans le monde, que la sensation païenne frôle de près le sentiment
chrétien : il parait prudent, utile, politique, de ne pas trop marquer la
séparation. Beaucoup de gens, en vrais gourmets, se laissent doucement
ballotter entre le mysticisme et le matérialisme : peut-être vaut-il mieux ne
pas les obliger à prendre parti. On l'a dit très bien : « La foi a cela de
particulier que, disparue, elle agit encore : la grâce survit par l'habitude
au sentiment vivant qu'on a eu[22]. » Les Allemands logiques
allaient tirer de cet état d'âme le système de « la foi sans les œuvres ».
Mais on s'en tenait à « la confiance sans les œuvres[23] ». C'est par ces
considérations pratiques qu'on pouvait répondre aux objections de Budé. D'ailleurs,
Budé était un ami et ne cherchait qu'à signaler des abus. Les vrais et
irréfragables adversaires de la religion du beau, ceux qui allaient
l'accabler, vinrent d'en bas. C'étaient ceux qu'on expulsait, les vulgaires,
les superstitieux, les gens matériels ; la rue contre le salon ; bref, les hommes.
Lorsque Vergerio s'en va en Allemagne parler d'amour, on lui répond sur un
ton qui le déconcerte, on lui parle politique : « Je me tourmente,
s'écrie-t-il, de voir la cause de Jésus-Christ traitée avec tant d'indignité,
il m'apparaît que ce n'est pas aujourd'hui l'affaire principale pour laquelle
on se donne tant de peine avec tant de gens ; ce n'est assurément qu'un
prétexte : le principal qui se traite sous prétexte du Christ, c'est tout
simplement, je crois, l'intérêt privé de quelques personnes[24]. » Le
clergé ne suivait pas l'impulsion religieuse des prélats. Toute la partie
moyenne ou basse, les curés, les moines faisaient masse, les uns dans le sens
matérialiste[25], les autres en illuminés,
contre le groupe philosophique, la haute prélature et le sacerdoce des
femmes. Le
moine est un homme d'une autre espèce. Marguerite, choyant Rabelais,
ressemble, qu'on nous passe l'expression, à une poule qui couve un canard.
L'homme de bure, qu'un pieux auteur voudrait appeler « le rossignol de Dieu[26] », est là, dans sa chaire,
un poing sur la hanche, populacier, véhément, criard, prêchant d'une voix
sonore des choses terribles. Entre les femmes platonistes et lui, on comprend
l'antagonisme. Il ne s'inquiète ni du beau, ni de l'amour : au lieu d'un libéralisme
aimable qui conviendrait à un auditoire sceptique, on dirait qu'avec ses
farouches démonstrations il n'a d'autre but que de souffler sur la mèche qui
fume encore. C'est plus qu'une trahison, c'est une sottise ! Il ne se gêne
pas ; il médit des grands, des évêques : on lui parle amour, il répond
salaire, travail, peines éternelles, gloires de la misère, souffrances de
l'homme bestial. Savonarole lui-même, si chaud, si passionné, si aimé et si
digne de l'être, brandit bibliquement les grandes armes populaires : la
terreur, les prophéties ! En France, Olivier Maillard, Ménot, Rabelais
lui-même (quoique
dévoyé) ont une
éloquence de plein air, touffue, mêlée, pittoresque, frondeuse, prolixe,
point métaphysique, le contraire du cicéronianisme officiel : Il
presche en théologien ; Mais
pour boire de belle eau claire, Faites-la
boire à vostre chien, Frère
Lubin ne le peuh faire[27]. Maillard
en arrive à chanter en chaire des chansons de sa façon[28] ! D'autres se livrent à
des facéties gênantes[29] ou de mauvais goût, dans l'église
la plus aristocratique[30], devant une reine[31]. Ignorants
du monde et de ses finesses, les moines et curés appliquent aux consciences
distinguées la casuistique des faubourgs : leur morale sent l'humanité. Elle
proscrit les joies délicates : il faut être « bœuf ou âne », comme dit
Savonarole[32]. Ce n'est pas que les moines
aient le cœur mal fait ; ils sont hospitaliers ; ils consoleront une femme
mal mariée[33] ; ils aideront une veuve à
chercher la perle des gendres[34]. Mais là s'arrête leur
compréhension du féminisme. Autrement, ils ne voient dans la femme que
l'appât satanique, les faux chignons, les parfums, tous ces attifages dont
Savonarole avait fait sur la grande place de Florence un si bel holocauste !
ils ne sauront jamais être aimables... Fra Inigo, dans une rue de Tolède,
marchait derrière des dames, dont les traînes soulevaient des flots de
poussière ; ces dames ont la bonté de s'arrêter pour le laisser passer. Lui,
se croyant talon-rouge : « Je vous baise les mains, Mesdames, marchez, je
vous en prie ! La poussière des brebis ne déplaît pas au loup[35]. » En chaire, de même ; s'ils parlent
des nécessités mondaines, c'est en paysans qu'ils sont : ils prêchent à bride
abattue la pauvreté, la chasteté[36] ; ils ne saisissent aucune
nuance, ils badigeonnent de leurs grosses couleurs les façades les plus
fines. « Etes-vous dans l'état où vous voudriez mourir ? Vous, femmes, qui
étalez vos belles poitrines, votre col et votre gorge, voudriez-vous mourir
dans l'état où vous êtes ? Et vous, prêtres, voudriez-vous mourir la
conscience chargée des messes que vous avez dites ? Je crois que, sur mille,
on n'en trouverait pas quatre. Que la trompette du jugement dernier se fasse
entendre ici, et on verra ceux qui répondront à l'appel ![37] » L'esprit-moine
est indélébile ; Spagnuoli[38], Antoine du Four le portent
dans les cours. Adrien VI le garde au Vatican entre deux Médicis[39] ! Pendant trois règnes,
François de Paule lui reste fidèle il la cour de France. Déjà, en traversant
Rome, il était arrivé à saint François d'invectiver un cardinal en somptueux
équipage, et le prélat, penché à la portière, avec un courtois et délicat
sourire, avait répondu qu'il fallait bien inspirer du respect aux enfants du
siècle... Combien François fut l'idole des femmes, on ne saurait le dire ;
dans toutes les circonstances graves, elles se réclamaient de son
intercession, et cependant il ne les flattait pas ! Jamais il ne les
recevait. Les femmes et l'argent. disait-il, voilà les deux fléaux de
l'Eglise, surtout les femmes dévotes : il les appelait des « vipères[40] ». Comme
le monde rend ces invectives ! C'est à qui, parmi les femmes et les prélats,
s'égaiera de la basse moinerie[41] : de ces tondus, ces pelés, ces
galeux, qui font obstacle à toute régénération intellectuelle ; gens
matériels et bas, sans éducation, gros, gras, sanguins, pleins d'une chaleur
de vitalité charnelle, essentiellement gais et prêts à pécher par-là,
beaucoup « plus attentifs à la vie active qu'à la vie contemplative[42] », ces chemineaux insoucieux,
qui, en attendant l'éternité, « ne se fatiguent pas trop l'esprit à
compulser un tas de livres, de peur que la science qu'ils pourraient y puiser
ne les fasse enfler d'orgueil, comme Lucifer et déchoir de la science
monastique ». Les pâles platonistes « cassés du harnais » les traitent de
fanatiques, d'hypocrites, d'avares, de gloutons, surtout de sales, de
dégoûtants ! La singulière idée que celle du comte de Carpi, de se faire
enterrer en robe de bure, de « se faire moine après sa mort[43] » ! Cela est bien
passé de mode !... Marguerite
chansonne les moines. Alexandre VI les appelait des tyrans, et prétendait
qu'il aimerait beaucoup mieux offenser le premier des rois que le dernier de
ces mendiants[44]. A un carnaval de Home,
Bibbiena, en galopant sous son masque, aperçoit un moine ; il fond sur lui
comme l'autour sur sa proie : « Je vous connais, s'écrie-t-il tragiquement :
le prévôt vous cherche pour vous arrêter, je vous sauve, je vous emporte à la
chancellerie ; » et, là-dessus, il empoigne le malheureux, le hisse en
croupe, tout ballottant et tout tremblant, et les voilà partis à travers les
huées, les cris, les quolibets de la foule, sous une pluie d'œufs. Bibbiena,
bientôt, n'était plus qu'un jaune d'œuf, et, à part lui, il accusait les gens
de mal viser. Enfin, quand toute la ville eut bien ri, il daigna se rendre
aux supplications de sa victime et la remettre à terre. Alors l'autre lui
écrase encore quelques jaunes d'œufs, jette bas sa robe, et faisant la
révérence : « Je suis votre valet d'écurie... » Bibbiena court encore[45]... Naturellement,
il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre les plaisanteries de ce
temps-là contre les moines. Il y a de bons et de mauvais moines[46] ; ce sont les bons qu'on voit
le moins[47]. Mais Guy Juvénal, qui fut un
actif et honnête ouvrier de la réforme monacale, conclut son enquête par un
mot bien ancien, puisqu'il est de saint Augustin : « On trouve dans les
couvents le meilleur et le pire[48]. » Du
reste, les adversaires mêmes des moines leur rendent justice sans le vouloir.
Ainsi, les causeurs de l'Heptaméron s'égaient fort à l'idée que des
moines pourraient entendre leurs gauloiseries[49]. Quelqu'un d'Urbin trace des
moines, d'après leur extérieur, un portrait qui nous laisse rêveur : gros et
gras, dit-il, ce sont des hypocrites, peu macérés ; émaciés et mal tenus, des
perfides qui distinguent entre péchés secrets et péchés publics ; élégants,
bien rasés, musqués, tout ce qu'il y a de pire et de plus anti-platonique[50] ! Mais alors quelle doit être
leur tenue ? Trithemius
définissait pourtant la vie monacale d'un mot bien platoniste : « Aimer,
c'est savoir. » Alors pourquoi cette idée que des moines ne pouvaient pas se
mêler activement à la vie du monde, puisque saint Ignace a prouvé le
contraire en constituant un ordre selon l'esprit nouveau ?... Les vieux
couvents étaient peuplés d'intelligences distinguées : Luther, Calvin,
Erasme, Jean Thenaud, André Thevet, mille autres, viennent de ce bas clergé
si décrié... Comment croire que les moines répugnaient formellement à
l'esthétique, lorsque les dominicains italiens monopolisaient l'art charmant
de la mosaïque de bois et presque aussi celui de la peinture sur verre, quand
Saint-Marc de Florence, tout imprégné des suaves pensées des fra Angelico,
des fra Bartolomeo, nous apparaît, aujourd'hui encore, dans la modestie
profonde de son abandon, comme un des plus délicieux refuges de la pensée
humaine ? Certains
ordres savants visaient à la science. Et ceux-là, on les expulsait : c'est
ainsi que les Jacobins furent expulsés par le cardinal d'Amboise, par le
motif qu'ils vivaient hors de chez eux pour suivre des cours et qu'ils
manquaient les offices[51]. La même querelle[52] s'est répétée avec éclat au XVIIe
siècle, entre dom Mabillon, partisan du monachisme savant, et le fougueux
abbé de Rancé, qui voulait maintenir les monastères dans la simple pratique
de la piété ; cette fois encore, une femme (la duchesse de Guise) s'en mêla... Cependant,
beaucoup de moines, par un saint désir du succès, s'efforcèrent de se mettre
à la mode ; ils citèrent à pleine bouche les dieux de l'Olympe, Ovide,
Virgile[53] ; malgré les conseils de
Savonarole[54], ils s'ingénièrent à plaire,
fût-ce aux dépens du « divin[55] ». Tel prédicateur assimile
très spirituellement la Vierge à Isis[56]. D'autres dissertent sur la
beauté ou la coquetterie, ses bienfaits, ses périls[57]. Les uns soutiennent que la
Vierge n'était pas jolie, parce qu'elle était humble et point mondaine ; les
autres, au contraire, nourris du Cantique des Cantiques et autres textes
esthétiques, la peignent « vêtue de soleil », selon l'expression de
l'Apocalypse[58], brune peut-être, en qualité de
juive, pourtant admirable[59] ! Mais
les moines eurent beau faire et jeter mille fleurs de mythologie ou de
rhétorique, jamais ils n'acquirent la légèreté de main qu'avait le moindre
faiseur de sonnets. Rabelais
débute par une polémique sur le mérite des femmes[60], sujet rebattu, mais
inévitable. Il aime le monde et se moque du « moine-taupe » ; il vante, au
contraire, le moine « jeune, galant, bien adextre, hardi, aventureux,
délibéré, haut, maigre, bien fendu de gueule, bien avantagé en nez, beau
dépêcheur d'heures, beau débrideur de messes..., au reste, clerc jusques aux
dents en matière de bréviaire » ! Son abbaye de Thélème admet les deux sexes,
sur la justification d'une beauté parfaite. Elle est lavée et parfumée, cette
abbaye moderne, pleine d'or, de pierreries, de beaux habits, de musique,
d'objets somptueux et confortables, de livres ; il n'y manque rien ; elle a
9.332 chapelles et un bassin unique de natation, auquel préside une statue
des Trois Grâces. On n'est point gêné par la théologie ! Et
cependant, Rabelais n'entend rien à l'esprit platoniste, ni aux mystiques
clairs de lune : « Femme avoir, est l'avoir à usage tel que Nature la créa...
pour la délectation de l'homme. » Si on lui parle de « la dévotion d'amour »,
il rit et s'attable : « Bois, lui crie la Sibylle, bois[61]. » L'ivresse, c’est son
mysticisme, à lui ! En quittant le couvent, il se fera médecin. Il ne prône
que les sciences naturelles, et la seule qu'il n'admette pas, c'est la seule
qu'admettent les femmes : l'astrologie divinatrice[62]. Il devait finir curé. Même en
Italie, le moine sent toujours son couvent. Folengo passe sa vie à y entrer
et à en sortir[63]. Ses œuvres, aussi, ne sont
qu'une perpétuelle pantalonnade. Dans sa Moschéide, il semble peindre
la conjuration des moines contre les belles dames : un complot épique de tout
ce qui rampe, fourmis, punaises, araignées... contre la gent ailée des
mouches, des papillons !... Le royal chef de la chancellerie, Spingard, s'en
va, sur une jument efflanquée, porter de belles lettres au grand cachet du
sénat, c'est-à-dire « à l'image de Liberté et de Justice », pour attirer les
gens dans une toile d'araignée[64]... Mais
les moines italiens acceptent leur défaite ; ils se moquent des vieilles « subtilitez
de saint Thomas », aussi bien que des visions de Dieu sans intermédiaires, et
de la haine des indulgences[65]. Leur consolation est une
radieuse ignorance, à la napolitaine, toute épicurienne. En
Allemagne, au contraire, ils triomphent. Malgré les recommandations de Léon X
et les objurgations passionnées d'Erasme[66], les Allemands se refusaient à
admirer les œuvres à la mode, par exemple, les Epitres d'Eoban, où les
Saintes Femmes du Nouveau Testament étaient censées écrire en style d'Ovide.
Il y a lutte absolue contre l'esthétisme et le dilettantisme ; à chaque
contact avec Rome, l'aigreur ne fait que croître. Burckhardt, qui écrit
chaque jour ses mémoires, à une époque splendide, n'oublie jamais de se
plaindre des pourboires : s'est-il aperçu qu'il existât à Rome un mouvement
intellectuel ? De la liberté, il ne voit que les scandales ; il fait son
service comme un caporal méticuleux et désorienté... Erasme lui-même ne
soupçonne rien en dehors des humanistes, Luther ne trouve que des horreurs.
On parlait une langue trop différente ! Lorsque Hogstratten, moine allemand,
poursuivit Reuchlin, qui s'était permis de défendre certains livres juifs au
point de vue scientifique, Rome, véritablement, ne comprit rien à cette
querelle d'Allemand ; elle atermoya, ne répondit pas... Ulrich
de Hütten[67] essaie de s'italianiser à la
petite cour de l'archevêque de Mayence, qui avait la prétention de copier
Urbin, mais on n'arrivait qu'à jouer au billard ou à invectiver des moines
par la fenêtre. Il revient à Rome, en 1516, l'une des années triomphales ; lui,
fils d'un pays robuste et pauvre[68], où le seigneur commande, pille
même, et où la femme reste au bout de table, lui vieil étudiant inconnu, il
se voit exclu de cette cour superbe[69], de ces « faux dieux[70] », comme il les appelle,
réduit à la société d'un financier allemand de bas étage ; il n'a d'autre
titre que sa naissance ; c'est à peine s'il réussit à finir des études de
droit. Il se venge à coups d'injures. « Mes sentiments sont humains, »
écrit-il à Luther[71]. Le
verbe haut, la verve éclatante, il prêche la guerre nécessaire. Les apôtres
de l'amour avaient appelé la guerre un brigandage. Hutten appelle brigands
ceux qui ne se battent pas, les commerçants, les avocats, les prêtres[72]. Sa devise est : une
belle femme, de l'or et de l'oisiveté ! Dès 1522, il prend les armes, et
montre à la populace, d'un beau geste, les brillantes églises[73]. Luther,
lui aussi, proteste contre l'esprit philosophique : il arrête à un certain
point la liberté, il défend à l'esprit de s'émanciper au-delà ; de penseur,
il se fait homme d'action et tend la main aux grands seigneurs. C'est
une explosion de sentiments anti-féministes, anti-libéraux, une guerre
radicale. Elle se produit, comme tous les grands éclats moraux, sous
l'étiquette de la religion, parce que la religion a des cadres organisés, une
force toute prête et surtout d'excellents prétextes pour couvrir les luttes
d'intérêts. « Parler
ménage est l'affaire des femmes, dit Luther, elles sont maîtresses en cela,
et reines, et en revendraient à Cicéron et aux plus beaux parleurs... Mais
ôtez-les du ménage, elles ne valent plus rien... La femme est née pour
conduire un ménage, c'est son lot, sa loi de nature : l'homme, pour faire la
guerre, la police, administrer et régir les Etats[74]. » Plastiquement[75], la femme plaît à Luther[76], mais c'est tout : il lui
refuse la vigueur physique et morale ; moins elle a de force morale, plus il
la félicite[77]. Il est évident qu'à ses yeux les
prétentions intellectuelles du féminisme constituent un non-sens et un péril.
Calvin renchérit encore. Ce qui plaisait aux femmes, il le proscrit, même les
émotions esthétiques les plus inoffensives ou du caractère le plus religieux.
C'est à peine s'il daigne croire que les femmes s'entendent réellement bien
au pot-au-feu[78]. Des dames s'étaient fait
noblement entasser pour sa cause dans la prison du Châtelet ; il leur envoie
des félicitations un peu sévères : « Si les hommes sont fragiles et aisément
troublés, la fragilité de votre sexe est encore plus grande... Dieu a choisi
les choses folles du monde pour confondre les sages, les choses infirmes pour
abattre les fortes, les méprisables et méprisées pour détruire celles qui
sont grandes et de haut prix[79]. » Luther
n'avait rien à. inventer. Tout le monde désirait comme lui une réforme. Le
cardinal d'Amboise et les traditionnels voulaient faire machine arrière et
restaurer la discipline ; les femmes philosophes, le monde romain poussaient
en avant et voyaient le salut dans le rajeunissement de la foi par la liberté[80]. Mais ni les uns ni les autres
ne se souciaient d'un schisme, surtout les libéraux romains, qui
représentaient précisément l'unité et qui en vivaient, et qui d'ailleurs se
désintéressaient volontiers de la pure théologie. Luther
n'inventa rien. Tout ce qu'il a dit, et même davantage, on le disait à Rome
depuis cinquante ans. Il arrêta certaines idées flottantes et fixa celles qui
étaient passées dans les mœurs. C'était porter la main sur le dilettantisme.
Les doux prélats féministes et latinistes, si tolérants, d'intelligence si
ouverte et si libre, Sadolet, ami de Mélanchton, Contarini, l'aimable Pole
que dirigeait Vittoria Colonna[81], Flaminio, Vergerio, tous
déplorèrent de voir dégrader leur œuvre[82] ; ils éprouvaient le sentiment
d'un peintre raphaëlesque qui retrouverait ses rêves transcrits dans une
image d'Epinal. Pourtant, tout en gémissant d'un pareil usage de la liberté,
ils le respectaient ; au fond, ils considéraient Zwingle, Mélanchton comme
des leurs[83], ils ne désespéraient pas de
faire triompher la liberté par la liberté. Telle fut, on le sait, la
politique de Pole à Ratisbonne, de Vergerio à Worms ; mais, malgré l'appui de
Vittoria Colonna, de Marguerite de France, de toute une ligue enthousiaste et
fervente, ils ne réussirent pas ; ils furent pris entre deux feux[84] ! Les
femmes se jetèrent dans la mêlée avec enthousiasme. On
croirait voir les Sabines du fameux tableau de David ; filles de l'Église
romaine, filles très dévouées, très judicieuses (à leur avis, du moins) et,
cependant, au nom de la liberté, prêtes à défendre et à aimer leurs
adversaires. Vittoria
Colonna s'est toujours crue aussi orthodoxe que le Saint-Siège, et elle s'est
crue plus habile, même lorsque, dans le feu du combat, elle émettait des
opinions un peu discutables[85]. Elle a
chanté la barque de Pierre triomphant de toutes les fanges et des malices du
monde, elle a reçu les bénédictions papales. Seulement, dans la grande lutte
religieuse du XVIe siècle, elle n'a jamais pu s'imaginer qu'il y eût en jeu
de véritables difficultés doctrinales ; elle n'apercevait qu'une foule
d'intrigues personnelles, des rivalités, des jalousies, des amours-propres
aigris, des bonnes volontés maladroites ; d'excellents juges ont d'ailleurs partagé
son impression[86]. Il fallut des circonstances bien
nouvelles et toute l'âpreté de la bataille pour que la cour de Rome en
arrivât à décliner rétrospectivement toute solidarité avec Vittoria[87] ! Et pourtant les événements
semblaient justifier la thèse d'amour ! une thèse qui n'était ni protestante
ni étroitement catholique ! Attachées
à une religion intuitive et sentimentale, les femmes visaient au salut des
coupables par l'amour des innocents ; elles pratiquaient une doctrine plutôt
divine que religieuse, leur programme était celui d'Henri IV : « Ceux qui
suivent tout droit leur conscience sont de ma religion, et moi je suis de
celle-là de tous ceux qui sont braves et bons. » Vittoria
Colonna s'intéressa très spécialement à un célèbre capucin, ardent, éloquent,
Ochino, qui avait formé à Naples une sorte de triumvirat libéral. Un peu
enivré de sa popularité et des chaudes sympathies du clan féministe, Ochino
s'emporta contre Paul III, à propos de certaines mesures de réforme qui
atteignaient les capucins[88]. La marquise se précipita pour
empêcher un éclat ; elle lança un grand manifeste libéral adressé à
Contarini, et en même temps elle pressa Ochino de venir à Rome. Paul III
sourit du manifeste, et envoya à l'auteur un passeport de pèlerinage, pour
elle et pour un capucin[89]. Ochino, au contraire, répliqua
avec virulence. Comment dire alors les soins des femmes pour ramener au
bercail cette brebis qui menaçait de s'égarer ! Grâce à la franc - maçonnerie
féminine, Ochino, quoiqu’en lutte ouverte contre le pape, occupa encore avec
éclat les chaires principales de Vérone, Venise, Bologne, Mantoue, jusqu'à ce
que, finalement, il prît la fuite. Vittoria ne le perdit jamais de vue : à
Venise, elle se faisait secrètement renseigner sur ses succès par Bembo, qui
venait d'être promu cardinal[90]. Plus tard, par des lettres
anonymes[91] en mandant à son ancien protégé
qu'elle achetait ses livres[92], qu'elle entrait dans ses vues,
en le flattant, en s'intitulant sa « fille très obéissante », sa « disciple
», elle s'évertuait à le calmer[93]. Vaine illusion ! Ochino était
moine, Vittoria était grande dame ; ils appartenaient à deux mondes
discordants. Marguerite
de France a voulu jouer le même rôle ; mais elle se trouvait dans une
situation plus embarrassante, et elle comprit encore moins, s'il est
possible, l'intérêt de la lutte. Elle songeait à réformer l'humanité, et non
des dogmes ; elle laissait à Dieu le soin de remporter la victoire et de
faire briller « la parole de vérité[94] ». Pourquoi restreindre le
champ des rêveries ? « L'Eglise est une voix vive, agente, qui s'explique et
peut toujours de nouveau et plus s'exprimer[95]. » Pourquoi cette
procréation de dogmes rigoureux qui ruinait l'apostolat féminin ? Marguerite
marchait vers la synthèse : elle voulait savoir, résumer, réussir. Briçonnet
lui écrivait en souriant : « S'il y avait au bout du monde un docteur qui,
par un seul verbe abrégé, pût apprendre toute la grammaire, en outre la
rhétorique, la philosophie et les sept arts libéraux, vous y courriez comme
au feu[96]. » Où donc
aurait-elle cherché l'illumination de l'amour et de la foi, si ce n'est dans
cette philosophie religieuse vers laquelle elle a toujours tendu ? Elle
éprouve, en matière de pure foi, plus encore qu'en matière sociale, combien
il est bon de s'abstraire, d'aller droit aux vérités sans s'occuper des
hommes. Qu'il lui semblerait étroit d'incarner toute la théologie et toute la
foi, et le paradis, et l'enfer, dans un homme, dans un prêtre ! Les hommes,
elle les encourage, pourvu qu'ils soient de bonne volonté, même s'ils font
brûler les autres, comme François Ier, mais à plus forte raison s'ils sont
brûlés ou menacés de l'être, comme ce « pauvre Berquin[97] », ou l'aumônier Michel,
ou les chanoines de Bourges, ou Farel, Vatable, Gérard Roussel[98]. Traduisez l'ouvrage thomiste,
le Miroir des dames ; nommez-vous Lefèvre d'Etaples, faber
ingeniorum, ou Dolet[99] ; soyez libertin
spirituel, comme Pocques ou Duval[100], n'importe ; vous avez droit à son cœur, si vous êtes bon. Elle se complaît à entendre Erasme et Luther discuter sur le
libre arbitre[101]. Elle assiste à ces passes
d'armes avec la même satisfaction que d'autres à un tournoi. De concert avec une femme
puissante, elle entraîne le roi à Saint-Eustache, au sermon d'un curé
tempétueux, qui prêchait la paix et le çarsum corda. Elle aurait voulu
organiser à Paris une conférence contradictoire avec Mélanchton, mais la
Faculté de théologie s'y opposa[102]. Au fond, le théologien suivant
son cœur, c'était l'aimable prélat Nicolas Dangu, qui la suivait partout en
parfait amoureux. Un
autre homme encore pouvait lui plaire ; une sorte de mage extravagant et
pourtant remarquable, qui a porté la théologie féminine au degré excentrique.
Guillaume Postel, ancien gibier d'hôpital, parti de rien, d'un village et
d'une antichambre, mi-oriental, mi-italien, quoique français, éminent savant,
esprit illuminé, belle essence d'éclectisme ! Il a écrit en douze langues,
sur les sujets les plus divers, avec les thèses les plus variées. Il prêcha
une monarchie universelle, qu'il offrait à François Ier, et une religion
universelle, vraiment catholique et romaine, dont il se réservait la papauté
; il la basait sur la doctrine de l'amour infini — au besoin même, sur un
amour un peu sensuel — et sur une philosophie esthétique qui résoudrait tous
les mystères par la formule du beau. Suivant cette religion, c'est aux femmes
qu'il appartient de régénérer le monde : aussi salue-t-il avec une ardente
sympathie les mères de l'Eglise qu'il voit éclore un peu partout. Mlles
Morus, en Angleterre ; l'Espagnole Isabella Rosera ; la Portugaise Luisa
Sigea, laquelle, à vingt-deux ans, honorait le pape Paul III de ses conseils
en cinq langues rares ; Paul III répondit en latin, en grec et en hébreu,
mais pour le chaldéen et l'arabe il se récusa et chargea Postel de répondre. L'étrange
ouvrage de Postel[103] parut après la mort de
Marguerite de France, sous les auspices de Marguerite de Savoie. Postel
annonçait avoir découvert une nouvelle Eve, qu'il exaltait au-dessus de
toutes les femmes, même au-dessus de Vittoria Colonna : c'était une vieille
sorcière de Venise, douée de seconde vue, qui lisait à travers le papier
comme si elle avait eu à sa disposition des rayons Rôntgen. Malheureusement
les Vénitiens l'expulsèrent. En
résumé, les femmes croyaient et soutenaient que, vis-à-vis du peuple, on peut
parler la seule langue qu'il entende, celle de la force ; mais que, pour
l'élite, il n'y a qu'une vraie arme, et unique : la liberté ! La première des
libertés est celle de déraisonner[104]. Il faut donc savoir supporter
la liberté des autres, et même celle de ses amis. Le
résultat pratique de l'intervention des femmes fut, en France, assez
médiocre. La
vieille hostilité du clergé français contre la cour de Rome[105] avait éclaté en si grand jour,
dès le règne de Louis XII, elle se manifesta si vivement par les dithyrambes
plus ou moins officiels d'Andrelin, de Villebresme, de M. de Mailly, de
Gringoire, de Jean d'Auton, de Seyssel, contre la « dissolution romaine »,
que Léon X prit peur et, fort sagement, abandonna, dès 1515, l'objet réel des
discussions, le droit de disposer des bénéfices. A partir de ce moment,
l'Eglise, soudée à l'Etat, devint un rouage national, et aucun argument
philosophique ne pouvait plus ébranler un organisme aussi matériellement
solide. Luther appliqua largement le même système en sécularisant les biens
du clergé. La masse de la nation s'en remettait au pouvoir du soin de traiter
ces questions religieuses : elle gardait la foi par goût pour l'ignorance[106], ou par scepticisme ; les
savants se contentaient volontiers d'appeler en souriant la théologie une « poésie[107] », comme des vignerons qui
vendent un certain vin fabriqué et qui entassent dans leur cave le vrai,
celui qu'eux seuls connaissent parce qu'ils ont taillé le cep. Le
libéralisme n'eut donc pour lui que quelques voix timides et affectueuses,
comme celle de Longueil, l'ami de Bembo et de Pole[108], qui disait dans sa Lettre
aux Luthériens : « Je suis désintéressé dans la lutte : simple citoyen de
la république chrétienne, ni la reconnaissance, ni la haine, ni l'ambition ne
me poussent d'un côté ou de l'autre. » Malheureusement, ce n'est pas avec ce
noble langage qu'on ameute des foules ! Faut-il
rappeler ce qui suivit ? en tout point, le contrepied des espérances
féministes ! « Nos adversaires disent de nous, écrivait Calvin, que nous
avons déclaré une sorte de guerre de Troie, à cause des femmes, mulierum
causa. » En effet, comme dans les guerres du temps passé, les femmes
étaient, jusqu'à un certain point, redevenues l'enjeu. La religion déclarait
la guerre au platonisme, comme lui-même l'avait déclarée à la virginité
religieuse ; au lieu de draper les femmes dans l'inaccessible, on se bornait
à les épouser plus facilement. Cette solution était simple. Et cependant il
fallut plus de temps qu'on ne l'aurait supposé pour revenir à ce solide prosaïsme.
La première femme épousée par un archevêque de Cantorbéry en était réduite,
paraît-il, à voyager, comme un animal, dans une caisse percée de trous, pour
échapper aux lazzis du public ; la seconde alla à la cour ; mais, en la
voyant, la reine Elisabeth se mordit les lèvres : « Comment vous appeler ?
Madame, je ne puis ; Mademoiselle, je n'ose... » Quant au catholicisme réveillé, il ne demandait plus qu'à condamner[109]. De l'idéal, on retombait brusquement sur la terre ; c'était une bataille atroce de personnalités, une lutte pour la vie à coups de systèmes mythiques ou littéraux. Érasme écrivait déjà : « Ces interprètes du langage céleste prennent feu comme le salpêtre, ils relèvent terriblement le sourcil ! Que me veut Hutten ? A l'autorité du pape me faut-il préférer l'autorité de Luther ? Si nous n'avions pas reçu du Christ un pape, il faudrait l'inventer[110]. » « Ils crient, ils se démènent, ils s'injurient, » ricane des Périers, qui ne croit même plus à l'existence de Dieu[111]. Bienheureux les pauvres d'esprit, conclut Agrippa, bienheureux les illettrés tels que les apôtres, bienheureux l'âne[112] ! |
[1]
Erasme, Responsio ad Alb. Pium.
[2]
Le contre-blason des faulces amours.
[3]
« Qui donc a soutenu ces hommes ? s'écrie Alberto Pio da Carpi ; les
dignitaires ecclésiastiques, et les plus élevés ! Ils ont entretenu à. leur
cour voluptueuse ces gens aux tendances à demi payennes, qui jettent le mépris
sur tout ce qui est cher au peuple et ne visent qu'a renverser ce qui existe. »
(Lucubrationes, p. 49.)
[4]
« Nous, dit-il, nourris, pétris par le christianisme, nous n'abordons plus
la pensée des choses divines et éternelles qu'avec un cœur plein de vanité, un
esprit alourdi et rempli par l'amour des choses sensibles. Aux enseignements de
l'Ecriture, aux réponses et aux prophéties du Fils de Dieu, il faut trouver une
concordance (j'ai honte de le dire) académique... Nous voilà revenus à
l'antique état de polythéisme ou d'athéisme, aux sentences de l'antiquité...
Dans ce paradis de l'étude, il faut à chaque amant des lettres que son esprit
philosophique, émigrant des pâturages de la philologie (bien agréables, mais
vides en soi l’utilité et vains pour ce qui concerne le présent objet),
travaille a se remplir de la nourriture de la philosophie sacrée, banquet de la
céleste sagesse descendue parmi les mortels... » (Budé, De Transitu
Hellenismi, 15 v°. — Cf. De Contemplu rerum.)
[5]
Ms. lat. 8134, f° 46.
[6]
Nolhac, Recherches.
[7]
Rossi. 1nscriptiones, II, pl. 1, p. 445, 402 ; III. 254, 255 ; I, 4 et
1. (M. de Rossi nous parait avoir tort de prendre au tragique le césarisme de
Lætus.)
[8]
Appartements Borgia, chambre de bains de Bibbiena.
[9]
Müntz, Histoire, I, 246, 249, 258-259.
[10]
Le Parc.
[11]
Burnouf, p. 57.
[12]
Le Philèbe, la République (p. 14-16), le Banquet, le Timée.
Voir Burnouf, p. 10, 12.
[13]
Le Désert. Marguerite emprunte l'expression même de Platon.
[14]
Liv. I, ch. XXIX. Cf. Staffer, Montaigne, p. 91.
[15]
Graf, p. 142.
[16]
Lalanne, p. 253 ; Janssen, t. II.
[17]
Cf. Gautiez, p. I ; Gebhardt, dans l'Histoire générale, IV, 38, 39.
[18]
Voir sa lettre publiée par Ridolli, en 1810, et souvent réimprimée.
[19] La foy sans amour
est morte et endormye,
Aussi l'amour
sans effect vient à rien.
[20]
Nouvelle 42, fin.
[21]
Gauthiez, p. 86.
[22]
Renan.
[23]
Hept., Nouvelle 51.
[24]
Lettere volgari, p. 104.
[25]
L'art d'évoquer les esprits qui flottent tout autour de nous, et d'entrer par
eux en relations avec les morts ou les absents, fort répandu en France et en
Allemagne, était tout aussi païen que la mythologie italienne. Le célèbre abbé
de Spanheim, Trithemius, en a énoncé les règles dogmatiques. Beaucoup d'esprits
venaient sans qu'on les appelât. Il y en avait d'aimables, simples démons
domestiques, qui faisaient le service. Au moment de sa mort, Agrippa avait un
démon ainsi attaché à sa personne. Il y en avait de gênants : tels les esprits
folâtres, « Massapèdes », qui pénétraient la nuit dans l'intimité des femmes.
Jean Mansel raconte l'histoire d'une malheureuse femme tourmentée toutes les
nuits par une espèce de mari indiscret, qui n'était autre qu'un démon
facétieux. A la fin, excédée, elle consulte un ermite qui l'engage à lever les
bras, au moment critique, vers une image sainte ; en effet, le diable s'enfuit,
non sans maudire l'ermite. (Ms. fr. 56, f° 98 ; Molitor ; Billon, p. 140 v° ;
Jean d'Auton ; Rabelais, Pantagruel, ch. XX ; Jacques Lefèvre, Liber
trium virorum.)
[26]
Pierre Doré, p. 141.
[27]
Clément Marot.
[28]
Rec. Montaiglon, 148.
[29]
Procès des femmes et des pulces, Rec. Montaiglon, X, 60 ; Sermones
quadragesimales.
[30]
O. Maillard s'écrie à Saint-Jean-de-Grève, à Paris : « Ô femmes à la grant
gorre, pensez-y bien. Pourquoi remplir votre temps de jeux et de vanités ? Il
vous faudra répondre, non pas sur les conceptions d'Aristote, ni sur la science
des idéalistes ou des réalistes, des légistes ou des médecins, mais sur votre
bonne ou mauvaise vie... Elevez vos cœurs, Mesdames ; êtes-vous bonnes
théologiennes ?... » Voilà ce qu'il trouve à dire à des femmes qui protègent et
cultivent la science, à des platoniciennes pénétrées de l'idée des Indulgences
de Dieu, et convaincues du très grand nombre des Elus (Sermones de adventu).
Un prédicateur dépeint la Vierge au moment de l'Annonciation : « Que
faisait-elle, Mesdames ? croyez-vous qu'elle fût occupée à se farder, à se
peindre ? Non, aux pieds du crucifix, elle lisait les Heures de Notre-Dame. » (Facéties.)
[31]
O. Maillard, De Sanctis.
[32]
Perrens, 3e édition, pp. 342, 353.
[33]
Erasme, Eloge, p. 216.
[34]
Hept., Nouvelle 56.
[35]
Brantôme, VII, 193.
[36]
Menot, Opusculum.
[37]
Maillard.
[38]
Egloga, 4.
[39]
Cantù, p. 477.
Dueil, jalousie,
Puis frénésie,
Puis
souspessons,
Mélancolie,
Tours de follie,
Regretz,
tensons,
Pleurs et
chansons
Sont les façons
D'amoureuse
chevalerie.
Mieulx vauldroit
servir les massons
Que d'avoir au
tueur telz glassons.
Ainsi s'exprime le bon prieur de Liré, Guillaume
Alexis, chevauchant avec un gentilhomme sur la route de Rome à Verneuil. (Le
grant Blason des faulces amours.) Il continue de même, vif, cinglant. Eh quoi,
répond son interlocuteur désagréablement surpris : vous ne demandez donc qu'à
travailler,
Et de nul
plaisir n'avez cure !
Tous pageaulx
Sont-ils égaulx
?...
... Quant on est
jeune,
Force est qu'on
tienne
Le train des
autres jouvenceaulx.
La nature parle, Gauvain, Artus, Lancelot
Qui ne
craignoyent ne froit ne chault
... Toujours
estoyent amoureux.
Nous aymerons
Et chanterons
En noz jouvences
:
Quant vieulx
serons,
Nous penserons
Des consciences,
Menues offenses
Et négligences.
Quelque jour
récompenseront
Force pardons,
prou indulgences.
Le moine réplique par un long discours, pour flageller
les viocs des femmes et les désastres qui en résultent.
[40]
Acta SS., pp. 153 et suiv. ; ms. lat.10856, f° 10 ; ms. lat. 18.20, f° 77 v° ;
Hil. de Coste.
[41]
Melin de Saint-Gelais, II, 297, 298.
[42]
Hept., Nouvelle 23.
[43]
Clément Marot, le Coq-à-l’âne. Cf. H. Estienn., Apologie pour
Hérodote, édition 1735, II, 280.
[44]
Erasme à Bibb. Pirck, 2 novembre 1517 ; Œuvres d'Erasme, III, ch.
CCLXVIII.
[45]
Castiglione, p. 332.
[46]
Firenzuola, Nouvelle 10.
[47]
Hept., Nouvelle 22.
[48]
Vindiciæ, p. 9 v°.
[49]
Nouvelle 30.
[50]
Castiglione, p. 399.
[51]
Jean d'Auton.
[52]
Elle a été fort bien mise en lumière par le prince Emm. de Broglie, dans son
ouvrage sur Mabillon.
[53]
Cecchi, pp. 284 et suiv.
[54]
Perrens, II, 342, 343.
[55]
La Vauguyon, Chant royal final.
[56]
Bareleta, f° 90.
[57]
Bareleta, p. 151, ch. II.
[58]
Bareleta, Sabb° V° quadragesime.
[59]
Bareleta, p. 135, ch. II.
[60]
Tiraquelli, Consuetudines.
[61]
Gebhardt, Rabelais, p. 226.
[62]
Notice biographique de M. A.-L. Sardou, t. I, pp. 60 et suiv. de l’édition :
Rathery, I, p. 23.
[63]
Luzio, Nuove ricerche.
[64]
P. 78.
[65]
Coccaie, p. 9, 1 ; Orlandino.
[66]
Janssen, II, p. 22-23.
[67]
Ulrich de Hütten, Opera, II, 273 ; Epistola Italiæ ad Maximum Cæsarem.
[68]
Celtes, De Situ.
[69]
Maître Berthold, raconte-t-il, venu pour chercher fortune à Rome, n'a réussi,
en deux mois, qu'il trouver un poste de palefrenier chez un auditeur de rote,
pour soigner la mule : « Mais, lui dis-je, ce n'est pas mon affaire, moi,
maitre és-arts de Cologne, je ne puis faire un pareil service. — Eh bien, si tu
ne veux pas, tant pis. — Je crois que je vais retourner dans mon pays...
Devrais-je étriller la mule et balayer l'étable ? Au fond, j'aimerais mieux que
le diable emporte tout. » Ou encore « Conrad Stryldriot » écrit : « C'est
le diable qui m'a amené ici, et je ne puis reculer ! il n'y a pas de bonnes
sociétés comme en Allemagne ; on n'est pas sociable : si quelqu’un s'enivre une
fois par jour, on le prend mal, on l'appelle porc. Comment s'occuper ? Les
courtisanes sont fort chères, et pourtant pas jolies. Je vous le dis en vérité,
en Italie les femmes sont mal faites au-delà du possible, malgré tous leurs
beaux falbalas de soie et de camelot... Elles se courbent, elles mangent de
l'ail, elles sont noiraudes... Si elles ont du rouge, c'est de la peinture. » (Epistolæ
obscurorum virorum, pp. 223, 248.)
[70]
Opera, t. I, Pro ara coritiana, quœ est Romæ, Epigramma.
[71]
Opera, t. I.
[72]
Opera, IV, 159, 104.
[73]
Cf. Zeller, Ulrich de Hütten.
[74]
Voir Tisch-Reden, édition d'Eisleben, pp. 436. 466 ; Vom Ehestande.
[75]
P. 218.
[76]
P. 216.
[77]
P. 219.
[78]
Lettres, I, 157.
[79]
II, 145 (citation de saint Paul).
[80]
Post tenebras ego spero lucem, écrivait Jean Marot en 1514 (Theureau, p.
202).
[81]
Epistolæ, III, lettre du 4 février 1541.
[82]
Voir not. Amante, p. 221.
[83]
P. Jove, Elogia virorum doctorum.
[84]
Cantú, pp. 123 et suiv., 203, 461 et suiv., 407.
[85]
P. 331.
[86]
V. Instructions et lettres.
[87]
Carteggio, pp. 139, 142.
[88]
Mutio (cette lettre est tellement étrange, que son authenticité a paru
douteuse).
[89]
Carteggio, pp. 110 et suiv., 121, 131.
[90]
« On ne peut rien imaginer de plus utile et de plus saint, lui écrit l'ami
Bembo. Je comprends que Votre Seigneurie l'aime tant ! » et encore : « Notre
frère Bernardino est adoré ici : hommes, femmes, tout le monde le porte aux
nues... Je me réserve d'en causer avec Votre Seigneurie. » (Carteggio, pp. 169,
174, 183.)
[91]
Selon la conjecture de MM. Ferrero et Müller, qui semble très judicieuse. Carteggio,
pp. 241 et suiv.
[92]
P. 272.
[93]
P. 247, 256, 261 ; cf. Lettres de Calvin, I, 145.
[94]
Génin, Lettres, p. 211.
[95]
Charron.
[96]
La Ferrière, p. 205. Cf. les Trois Vérités.
[97]
Génin, Lettres, p. 219.
[98]
Paul Jove, Elogia virorum doctorum, p. 132 ; Le Franc, pp. 39 et suiv.
Lavardin aussi a touché des cordes sensibles et en a été félicité par un sonnet
de Ronsard ; il traduisit pour la princesse un Dialogue de Marc-Antoine Natta,
sur la Nature de Dieu. Il avoue qu'en réalité le sujet lui parait inaccessible,
soit qu'on prenne un vol d'aigle, soit qu'on se perde dans les profondeurs ; en
fin de compte, il est d'avis, pour l'incompréhensible, de s'en remettre à la
foi. Mais il dédie cette œuvre en beaux vers à Marguerite :
A quel plus
propre autel pourrions-nous présenter
Le sujet
immortel de ce précieux livre ?
... O perle, ô
Marguerite,
0 beau fleuron
royal, vostre sang très chrestien,
Et toutes les
vertus dont vostre grâce hérite...
Nous font foy...
Que des enfans
de Dieu vous serez le soutien.
[99]
Cartier et Chennevière. p. 231.
[100]
Le Franc, Bulletin, p. 46.
[101]
Lettres inédites, p. 299.
[102]
N. W., dans le Bulletin de la Société du Protestantisme fiançais, 15
juin 1897.
[103]
Les très merveilleuses Victoires, not. pp. 101, 105, 22.
[104]
Hept., édition de Montaiglon, IV, 69.
[105]
Cf. Rorquain, II, p. 561 ; Propositio oratorum d'Innocent VIII, Ms. à la
Marciana, de Venise ; Etats généraux de 1484, fr. 16260, f° 19 ; notre Hist.
de Louis XII, t. III ; Bouchet, l'Amoureux transi.
[106]
Stapfer, Montaigne, pp. 110 et suiv. Cf. la grant Nef.
[107]
Montaigne, Essais, liv. III, ch. X.
[108]
P. Bembi, Epistolurum, lib. V, pp. 180 et suiv. ; Ch. Longolii, Vita
(par Pole), à la suite des Lucubrationes, p. 497.
[109]
Agrippa, De Vanitate, ch. XCVI.
[110]
Éloge de la folie, p. 177 ; Zeller, p. 223.
[111]
Cymbalum, p. 333.
[112]
Agrippa, De Vanitate, ch. XCVIII, XCIV, CI, et ch. LVI à LXIII.