Les
femmes abordèrent les questions intellectuelles avec le même dilettantisme
que les questions d'affaires ; et ce dilettantisme fut leur programme.
Inutile de leur parler d'inventions, de créations, de spéculations,
d'aventures, de luttes, ni de l'appareil scientifique de la vie, ni de toutes
les lourdes besognes matérielles sur lesquelles se fonde l'existence
intellectuelle elle-même. Elles ne cherchent qu'à couronner l'édifice par le
bonheur, ce qui ne regarde pas les ingénieurs[1]. La Bruyère a cru dire une
grande méchanceté, en affirmant que les femmes « guérissent de la
paresse par la vanité et par l'amour » ; il est bien aimable ; plût au ciel
qu'on pût dire la même chose de certains hommes ! Elles guérissent de la
paresse par le sentiment, elles raisonnent par sentiment. Il ne faut pas leur
demander de pénétrer à coups de pic ou de pioche dans la substance des choses
; elles regardent ce qui brille, elles pénètrent ce qui est tendre. Et, par
ce simple procédé, elles aperçoivent des choses qui échappent au microscope
ou à l'analyse, grâce à un sens d'intuition et d'impression qui leur permet
de voir plutôt que de savoir, et qui serait admirable, si elles n'en
abusaient jamais. Puis, elles ont un merveilleux secret pour exprimer leur
enthousiasme ; une phrase, qui nous a été citée avec passion par une femme,
entre dans notre esprit avec une force toute particulière, quand nous la
retrouvons à sa place dans le livre. Puis encore, elles aiment les hommes qui
aiment ces choses avec elles. Quel lien fort et solide que d'aimer ensemble !
et quel délice de réduire l'esprit à l'amour, et peut-être même l'amour à
l'esprit ! Pour vivre heureux, que vous importe de connaître exactement
l'anatomie d'un oiseau superbement emplumé ou d'un rossignol 4. De même, les
femmes ne vous demandent pas de disséquer des mots et de les aligner dans un
bel ordre alphabétique, mais de les mettre en ordre vivant, pour en tirer le
trait vivant. Comme elles rapportent tout à l'amour et qu'elles croient
indispensable d'établir une balance dans les choses humaines, comme elles
pensent aussi qu'en matière intellectuelle leur rôle et leur devoir
consistent à féconder les hommes, leur bel art se rapporte à nous. Voilà
pourquoi elles ne s'inquiètent pas de scruter bien profondément le sens caché
de la nature qui nous entoure ; peu leur importe qu'un artiste cherche à
reproduire les formes avec une fidélité de photographe, ce qui, d'ailleurs,
est impossible, mais elles tiennent à la physionomie, il faut que l'artiste indique
comment un arbre ou un paysage se reflète en nous et quelles impressions il y
apporte. Bref, elles se donnent la mission d'élever nos vues, soit en
développant par la sensibilité artistique les idées placées en germe dans la
nature matérielle, soit en renouvelant constamment nos pensées par une libre
philosophie. Elles
sont cent, elles sont mille, les Italiennes de la fin du XVe siècle qui
s'attachent à ce programme intellectuel, ou, pour mieux dire, elles s'y
attachent toutes[2]. Il n'y a pas une jeune fille,
même de condition modeste, qui ne se considère, dans une certaine mesure,
comme responsable de l'avenir, et qui ne se prépare réellement à devenir la
reine intellectuelle d'un salon ou d'un logis quelconque, pendant que son
mari vaquera aux occupations extérieures. Aussi, lorsque des parents sont
assez heureux pour constater chez une petite fille l'étincelle mystérieuse du
beau, loin de s'en défier, ils l'accueillent avec transport, comme un don
sacré de la Providence, et mettent tout en œuvre pour le développer ; Mlle
Trivulce, une enfant gâtée de la fortune, fut très sérieusement « consacrée »
ainsi aux Muses dès l'âge de quatorze ans. Le don
d'impression est un don naturel ; mais cela ne veut pas dire qu'il n'ait pas
besoin de se confirmer par une très sérieuse culture intellectuelle ; on ne
constata que trop la nécessité de cette précaution, en voyant les femmes
simplement impressionnables tourner comme des girouettes. Les Italiennes de
la génération classique avaient su se fixer fortement, et s'ancrer dans la
vie, de manière qu'elles joignaient en toute sécurité de fort belles qualités
de solidité d'esprit et de modestie à un vif élan vers le beau sous la forme
philosophique, religieuse ou artistique. S'il
fallait citer des exemples, nous n'éprouverions d'embarras qu'à choisir,
parmi les Cassandra Fedeli, Costanza Varano, Isotta Nugarola... et tant
d'autres, dignes d'honneur. Ce n'est pas se risquer beaucoup que d'indiquer
parmi les reines de l'époque Isabelle d'Este, marquise de Mantoue[3]. Isabelle,
qui était née en 1474 et qui mourut en 1525, appartient encore par cette date
à la première génération, dont elle porte tout à fait le cachet ;
c'est-à-dire qu'avec une âme claire, un cœur plein de passion et une vive
intelligence, elle conservait des vertus qui allaient devenir rares :
l'individualisme de l'esprit, la sûreté de goût. Elle n'était pas de ces
femmes sensibles qui se prennent fatalement à la glu des réputations toutes
faites, et qui poussent les hommes à une notoriété bruyante ; elle savait
apprécier les choses par elle-même, créer un mouvement plutôt que le suivre.
Elle voyageait volontiers et utilement ; ses amis, ses agents, répandus
jusqu'en Orient, la tenaient au courant de tous les événements qui pouvaient
intéresser le culte du beau ; préparation de livres notables ou d'éditions
excellentes, travaux des grands ateliers, fouilles, ventes de collections...
A la vente de la célèbre collection Vianelo à Venise, en 1505, elle suivit
avec la plus ive émotion les enchères d'un certain Passage de la nier Rouge
de Jean de Bruges, qu'elle convoitait fort, et qu'Andrea Loredano poussa
impitoyablement jusqu'à 115 ducats ! Une Vénus antique, qui la préoccupait
fort, se trouvait, par malheur, en trop bonnes mains, chez César Borgia ;
mais César ne devait pas être éternel, et, un jour, la Vénus fit la joie d'un
nouveau maître, le duc d'Urbin ; aussitôt, il fallut que bon gré mal gré le
cardinal d'Este se mît en chasse pour l'obtenir... Quelle rare fortune pour
les collectionneurs que le sac de Home en 1527 ! A l'instant, la marquise
vida son escarcelle et même un peu au delà, ce qu'elle faisait assez
facilement il fallut fréter un bateau pour rapporter tous ses trésors, mais
voilà que d'indignes corsaires enlevèrent le bateau, dont on n'a plus eu,
depuis lors, aucune nouvelle !... Le bon temps, malgré ces petits déboires !
De suffisantes catastrophes offraient des occasions admirables, et, par suite
du grossissement des choses d'esprit, une pierre fraîchement déterrée, un
vers bien ciselé semblaient des diamants du bonheur. Isabelle
administra royalement l'esprit humain, avec franchise et finesse. Elle fit
vivre en bonne harmonie autour d'elle le « Cupidon endormi » de Michel-Ange
et une fleur de statues antiques ; elle tapissa ses murs des œuvres de
Mantegna, de Costa, de Corrège ; Léonard de Vinci et Titien furent ses
portraitistes ; elle a peint elle-même son âme en deux mots : « Ni par
espoir ni par crainte ». Comme programme de vie, comme enseigne de
maison, elle commanda au maitre idéaliste Pérugin un « Combat de l'Amour
et de la Chasteté[4] », et elle voulut en
arrêter les moindres détails ; mais le pauvre Pérugin, qui avait l'âme naïve,
excellente, et la tête dure, se perdit un peu dans une si savante synthèse.
bien éloignée de ses Madones coutumières, et, malgré toute sa bonne volonté,
peut-être n'a-t-il pas fait ce jour-là son chef-d'œuvre. En
France, les femmes marquantes de la génération d'Isabelle d'Este ne se
piquèrent pas de jouer un rôle pareil, et elles s'en écartèrent plutôt, soit que,
partisans de l'activité physique, elles craignissent de mettre trop de
dilettantisme dans la vie, soit que les circonstances ne leur parussent pas
favorables. La reine Anne de Bretagne, pourtant surnommée le « refuge
des sçavans hommes[5] » n'a jamais considéré
l'art que comme une surérogation royale et magnifique. Anne de France fit de
sa cour une véritable pépinière de lettrés et d'artistes[6] ; la bibliothèque de Moulins
s'accrut de superbes acquisitions[7] ; mais Moulins ne rayonna pas
comme Mantoue. C'est seulement dans la génération suivante qu'on vit
apparaître les femmes à la mode italienne, ces reines de l'esprit, dont Marie
Stuart devait nous laisser le souvenir enchanteur, elle à qui Ronsard a pu
dire sans trop d'exagération : Le
jour que vostre voile aux vagues se courba, Et
de nos yeux pleurans les vostres desroba, Ce
jour, la mesme voile emporta loin de France Les
Muses qui souloient y faire demourance. Depuis,
notre Parnasse est devenu stérile ; Sa
source maintenant d'une bourbe distile... Son
laurier est séché, son lierre est destruit[8]. Alors
s'affichèrent le goût du pur art et l'influence un peu phraseuse du Midi. La
première Renaissance française, eu contact étroit avec les traditions
rurales, s'était surtout appliquée à développer la force de l'esprit. Elle
n'avait attaché qu'un prix secondaire au culte de la forme et aux beautés
extérieures ; les personnages qui faisaient des vers, comme Charles
d'Orléans, ne s'en vantaient pas. Les relations classiques s'établissaient
avec la vieille Rome, celle qui mettait de l'acier dans les âmes et dont les
indestructibles traces jalonnaient le sol de la France. On s'en serait
volontiers tenu au mot de Sénèque : « Il n'y a qu'un art vraiment
libéral et qui rende libre, c'est l'étude de la sagesse ; tous les autres
sont bas et puérils... Je ne puis donner le nom d'arts libéraux à la
peinture, à la statuaire, aux arts de luxe... » Cette
arrière-pensée persista toujours, et il en résulta que, même en s'abandonnant
sans réserve au culte du beau, on ne put pas se résoudre accorder aux arts
plastiques le même prestige qu'en Italie. Du reste, même en Italie, la
peinture avait eu fort à faire pour s'imposer ; bien des gens lui préféraient
tout au moins la sculpture, qui est encore plastique, mais moins décorative,
plus savante, plus durable, plus complète. La comparaison servait de thème à
des jeux d'esprit. Quelque personnes s'amusaient à soutenir l'excellence de
la peinture en appelant Dieu le premier des peintres, le décorateur sublime ;
d'autres poussaient le paradoxe jusqu'à démontrer que la peinture est
nécessaire à la guerre, ne fût-ce que pour lever des plans ou prendre des
croquis, qu'elle a enthousiasmé les plus grands conquérants, Alexandre le
Grand, Démétrius qui aima mieux échouer au siège de Rhodes que de mettre le
feu à un quartier de la ville où il aurait pu brûler un tableau de
Protogènes... En réalité, les Italiens aiment la peinture parce qu'ils y
trouvent une des caresses de la poésie la plus douce. Castiglione le dit fort
bien au sculpteur Christoforo Romano : « Ce n'est pas mon ami Raphaël qui me
fait préférer la peinture : je connais Michel-Ange, je vous connais, je
connais tous ces maitres ! Mais je trouve à la peinture un charme
merveilleux, elle a ses jeux de lumière, son clair-obscur ; elle exige autant
de science du dessin que la sculpture, et elle présente des difficultés
particulières, pour les raccourcis, pour la perspective. Comme réalité, elle
nous rend les couleurs ; elle 'traduit mieux la chair, les yeux, le brillant
des armes, le délicieux blondissement des cheveux, le rayonnement de l'amour
! Elle seule peut nous parler de la Nature, nous rendre les nuits étoilées,
les tempêtes, les orages, l'aurore, la terre, la mer, les montagnes, les
forêts, les prés, les jardins, les rivières, les villes, les maisons[9]... » Parmi
nous, au contraire, le triomphe de l'esthétisme aboutit au déclassement des
arts plastiques : peintres, sculpteurs, architectes ne retrouvèrent pas
auprès des femmes en évidence le même appui personnel et affectueux qu'auprès
d'Anne de France ou d'Anne de Bretagne ; ils perdirent leur rang à la cour,
sous François Ier, et ne virent augmenter que leurs gages ; on les traitait
un peu comme des décorateurs ou des tapissiers. On appliqua à l'art le
principe général : la beauté intellectuelle avant tout. Il fut convenu qu'il
fallait adorer la pensée aussi pure que possible, et comme elle a pourtant
besoin d'un vêtement matériel, la poésie lui convenait. en qualité de fille
du ciel ; de sorte que le mouvement prit un tour presque exclusivement
littéraire et philosophico-poétique[10]. Avons-nous besoin d'ajouter
que nous confinons ici au royaume des chimères féminines ! Personne ne
conteste, pour certaines maladies, l'utilité de l'air des montagnes ; mais il
serait extrêmement fâcheux que l'humanité entière fût condamnée à vivre au
sommet du Righi. Marguerite
de France a tenu la tête parmi ces femmes alpestres, qui se sont complu dans
les altitudes sans bornes de l'esprit. Sa situation la poussait un peu à
cette témérité. Comme sœur du roi, elle jouait le rôle de « reine du sexe
féminin[11] » et, pour les choses
supérieures, il paraissait à propos que son frère suivit ses avis[12]. C'est pourquoi les poètes
l'ont encensée décemment : « héroïne » du siècle[13], « l'esprit et la science même[14]... fleur des fleurs, élite des
élites... moins humaine que divine[15] ». Outre
les inconvénients de cette situation un peu trop haute, Marguerite subit ceux
de son éducation, ayant le malheur — comme bien des femmes — d'être fort
sensible aux influences ; ses envolées sont souvent celles d'autrui. Elle
resta toujours fidèle aux habitudes de son enfance, c'est-à-dire ù un milieu
brillant et sceptique, où l'esprit courant passait pour le don suprême, et où
la liberté consistait à tout voir, à tout lire, à tout entendre, de haut,
superficiellement, sans s'attacher à rien, sauf au ragoût de la forme. Le
seul dogme irréfragable, c'était l'éminence des femmes, et on convenait
généralement, dans ce monde-là, qu'une seule femme, vraiment accomplie, sert
plus efficacement au bonheur humain que tout le fatras des sciences ou que
des paquets de livres[16]. Marguerite
fut ainsi une philosophe[17], généreuse et inconstante,
sceptique et enthousiaste, un peu abstraite, parce que l'abstraction est
chose libre et distinguée. Mais elle manquait de ce lest d'études sérieuses[18], qui, en définitive, permet
seul le développement de la personnalité. Ainsi
perdue dans les nues, fragile et vacillante, elle ne patronna réellement
aucun parti intellectuel ; elle souriait à tout ce qui était beau ou joli,
c'est-à-dire à tout moyen de toucher les hommes. Elle aima la musique de ce
temps-là, toute psychologique, assez peu frappante pour les oreilles du vulgaire,
mais qui entre dans l'âme ; elle aima n'importe quel produit de
l'intelligence, pourvu que ce fût un joyau bien serti : les narrations
scabreuses, mais spirituelles, le théâtre, les hautes spéculations du cœur,
les pensées d'amour divin, la contemplation religieuse de Dieu. Toutes ces
manifestations de l'âme, si peu semblables, ne formaient à ses yeux qu'une
seule chaîne philosophique, une chaîne de beauté, au bout de laquelle Dieu se
trouve. C'est par cette idée que Marguerite rattache entre elles des
conceptions dont la juxtaposition nous paraît déconcertante, et dont,
d'ailleurs, ses contemporains eux-mêmes n'apercevaient pas très clairement
l'unité. Son
patronage est surtout un art, l'art de jouer de l'esprit humain comme du plus
beau des claviers, comme d'un instrument magnifique et purement divin, et d'en
tirer les larges accords qu'il peut rendre, les notes que l'artiste suprême y
a mises. Marguerite pousse ici une note grave et profonde, là une note légère
ou aiguë : elle fait vibrer les hommes... Eh quoi ! on dit que l'amour
engourdit ! Non, non ! Les sentimentaux peuvent avoir leur joie en eux-mêmes,
cela ne les empêche pas de l'avoir au dehors... Bouchet et Rabelais, deux
traditionnalistes, relèvent de Marguerite, aussi bien que Charbonnier ou
Marot, les poètes du jour, ou que Du Bellay et Ronsard, les poètes de demain.
Entourée de prélats catholiques, lieutenante intellectuelle d'un roi hostile
aux Réformés, la princesse s'intéresse à tout : Lefèvre d'Etaples et Vatable
lui parlent de la Bible, Nicolas Mauroy lui traduit les psaumes ; Jean
Brèche, Plutarque ; Le Masson, Boccace. Son esprit personnel se volatilise et
se contente de parfumer l'atmosphère. De
même, pour les personnes : elle admet dans son intimité les personnages les
plus divers, pourvu qu'ils sachent aimer : et il semble que la liberté de
sentiment soit la condition même de la vie. Du reste, la vie intellectuelle
n'avait pas encore pris les formes rectangulaires et compassées que nous lui
connaissons : et, comme on était surtout friand d'impressions, on se gardait
de toutes les contraintes par lesquelles nous excellons à les détruire. Un
mur en ruine était une ruine, il vivait de mousse et d'abandon, on n'avait
pas l'idée de le gratter, de l'étiqueter, de l'entourer d'une balustrade de
fer et d'un cercle de rocailles... Un vieux monument se présentait tel qu'il
était, chargé de toute la végétation artistique où se traduisait la vie de
chaque siècle, personne ne songeait à le rebâtir dans son aspect primitif :
les objets d'art étaient des objets d'art, qu'on laissait à l'endroit pour
lequel ils avaient été faits, bien en vue, dûment épanouis, au lieu de les
arracher et de les empiler desséchés sur les murs d'un musée, avec des cadres
d'or. Pour
comprendre le dilettantisme intellectuel de Marguerite, il faut s'imprégner
de ces idées de liberté et de vie, maintenant si éloignées de nous, et qui,
d'ailleurs, étaient à la veille de disparaître. Marguerite aime impressionner
les autres, mais elle ne se soucie pas du tout de diriger leur raison, pas
plus d'ailleurs qu'elle ne se soucie d'être dirigée elle-même. Son goût pour
la liberté, poussé à l'extrême limite, va presque jusqu'à l'anarchie. Quel
singulier harem intellectuel ! ici, c'est un rieur d'un rire un peu gras[19] ; là, un ami de cœur, le
protonotaire[20] d'Anthe, auteur de bluettes
plus que légères, par exemple du Blason d'une belle fille, que nous
n'oserions guère reproduire ; ou bien, en sens tout à fait inverse, Lavardin,
vertueux à outrance, grand arracheur de griffes, spécialement chargé
d'expurger les œuvres lestes, ou bien le bonasse La Perrière, qui retardait
d'un siècle, qui s'excusait d'employer des noms mythologiques, qui de tous
les défauts avait le pire, celui d'être ennuyeux[21]. Ces divers esprits
symétriquement agités produisent un peu l'effet de ces petits miroirs à
facettes, actionnés par une main invisible, qui n'attireraient pas les
aigles, mais dont on se sert pour chasser les alouettes. Le défaut de cette
société était d'attirer des personnalités un peu secondaires, les ambitieux,
les amateurs de réclame. Du reste, le monde platoniste est toujours fort
enclin à verser dans le snobisme ; il a trop le caractère mondain pour ne pas
appartenir aux intrigants de salon et aux gens qui savent s'avancer ; pour
lui, les modestes, les hommes d'esprit, qui restent en arrière pour jouir de
la comédie humaine, n'existent pas. Castiglione, tout le premier, s'amuse de
ce défaut : « Pour être savant, dit-il, il faut appartenir au monde savant[22]. » Et cela donne lieu
quelquefois à d'amusants quiproquos ; sur une fausse attribution, on a
applaudi de confiance une pièce de vers ou un morceau de musique, et ensuite,
mieux averti, on les siffle, — ou bien l'inverse. Tout va de même : le vin
est bon ou mauvais selon l'étiquette ; Castiglione se fait fort de présenter
et d'imposer comme remarquable n'importe quel imbécile[23]. Marguerite
de France eut ainsi le goût de la notoriété, et elle chercha à réunir tous
les hommes qui pouvaient paraître les voix diverses de la France : elle leur
témoignait tant d'attentive affection que chacun se crut son préféré, chaque
cause même la crut sienne ; aujourd'hui encore, après trois siècles et demi,
l'ensorcellement de la princesse dure au point que tout le monde l'aime et la
revendique, les platoniciens la croient platonicienne, les rabelaisiens
rabelaisienne, les protestants protestante... Elle se bornait à semer
l'amour, et à rapprocher, à attiédir, très discrètement, les divergences
passionnées, sans jamais se plaindre, même de celles dont elle souffrait. De
loin[24], chose singulière, on l'a prise
parfois pour une femme savante, directoriale, male, une de ces femmes qui
secouent les hommes et en font tout tomber, feuilles et fleurs. De près,
c'était une douce, une aimante. Elle pardonnait sans sourciller — et sans
s'émouvoir — les plus brûlantes déclarations ; elle en riait, quelquefois
elle en souriait. Ainsi, un inconnu, nommé Jacques Pelletier, se permet de
l'appeler « moitié de mon âme », et vante ses « faveurs aigres-douces[25] », c'est-à-dire tendres et
farouches. Mais, en sa qualité de timide, Marguerite n'aime pas les timides,
elle préfère les hommes énergiques et un peu verts, vibrants, même
encombrants, et capables de sottises. Un M. de Lavaux jure de mourir si elle
n'a pas pitié de son martyre ; elle lui promet un excellent De Profundis[26] ; l'aimable Hugues Salel chante
sa jolie main en petits vers extrêmement élégants[27], elle lui envoie une paire de
gants parfumés, un bracelet... Mais elle n'oublie jamais Marot ; au-delà du
tombeau[28], au-delà des sottises, elle lui
prouve encore sa sympathie. Hors de
cet esprit d'amour, on a beau pénétrer jusqu'au fond de son âme, on n'y
trouve plus rien. Marguerite
s'est photographiée en robe de chambre, au milieu de son cercle intime, dans
l’Heptaméron[29] : ce portrait est certifié
authentique par elle et par sa fille. Eh bien ! ce qu'on voit de plus clair
dans sa doctrine, ce sont de jolis mots, et un souci excellent de ne pas
s'ennuyer. Elle
prêche Dieu au ciel, François Ier sur la terre, puis le Beau, en qui elle
croit sans réserve, comme à la source de tout bien et de toute vérité. Au
point de vue du bonheur, elle pousse hardiment à l'amour, qui mène, suivant
elle, au bien et au vrai. Seulement, elle ne croit guère à la passion et elle
se borne à distinguer avec le plus. grand soin le sentiment, qu'elle vante,
de la sensation, qu'elle réprouve ; c'est sur un cas de conscience qu'elle
échafaude son système. Elle estime qu'une femme peut accepter franchement
l'offre d'un amour honnête et parfait ; si l'homme y mêle quelque
arrière-pensée charnelle, tant pis pour lui ! N'ayant jamais beaucoup aimé,
et, en revanche, ayant entendu beaucoup parler d'amour, elle croit que
l'amour ne tue pas, et qu'une femme n'est aucunement tenue de pousser la
charité jusqu'à s'offrir en holocauste. Mais, bien entendu, elle ne mêle
point les idées d'amour et de mariage, qui sont absolument distinctes. Comme
on ne peut pas aimer Dieu sans avoir aimé d'abord une créature, elle projette
d'entraîner ainsi les hommes vers le parfait amour de Dieu, puis vers une
contemplation mystique et philosophique de la Divinité. Malheureusement,
elle n'arrive pas du tout à ce but, et même elle n'en approche pas. Ce n'est
pas faute d'ardeur ! on peut bien dire d'elle : « La femme est une
flamme flambant sans fin[30] ». Sa flamme va jusque
dans la tombe relancer Bonnivet et faire-revivre les bons souvenirs de
jeunesse ! Elle parle avec âme, elle accable les sceptiques de coups
d'épingle ou de hautes déductions, elle aiguillonne les timides par un mot
gai, par une envolée sentimentale. Mais elle s'use dans cette bataille
d'escarmouches ; ce qui lui manque, c'est le coup de hache d'une volonté et
d'un raisonnement un peu précis. Quant à
ceux qu'elle s'épuise, en pure perte, à convertir à la méthode du beau et de
l'amour, elle n'en tire pas grand'chose. Elle
traîne attachés à son char deux amoureux, qui devraient être les apôtres de
sa philosophie. Or, ceux-là mêmes résistent. L'un,
l'échanson Jean de Montausé[31], excellent type d'officier,
brave, au parler net, très aimable, infiniment courtois, ne réussit pas à se
mettre dans la tête le but transcendant et vertueux dont il est question. La
science, il trouve qu'on en abuse ; la religion, sans l'approfondir, il la
respecte par principe, tout en souriant discrètement de certains mystères ;
mais la vertu, il l'admet chez Mme de Montausé (il est marié), pas ailleurs.
On juge si Marguerite s'exclame ! Louise de Savoie protège Montausé. L'autre
amoureux, Nicolas Dangu, évêque de Séez, a tout le cœur de sa princesse. Il
vient aux eaux pour la suivre, il distille le sentiment. Il a du bon sens, de
la modestie, et un grand esprit de conciliation, jusqu'à ne pas refuser
l'intelligence aux gens du peuple et aux moines ; il admire même profondément
le génie de certains malfaiteurs. Quel être délicieux, le vrai prélat
platonicien, limé, soumis ! qu'il est doux, confit, sucré ! Mais il oppose,
lui aussi, à la philosophie active une barrière presque infranchissable ; il
n'ose aimer son amour, penser sa pensée ; il pense pourtant, mais à mourir
d'amour ; et il a pour cela mille manières : il meurt constamment, plutôt que
de dire une folie, plutôt que de trahir un secret ; il n'ose tenter l'amour
féminin, de peur de ne rien trouver ; s'il trouvait quelque chose, il en
mourrait de joie. Il s'indigne contre Henri d'Albret, mais, personnellement,
il a l'air de se contenter de ce qu'il n'a pas, comble de la sagesse et de la
précaution ! Cependant, il insinue, très doucement, qu'une vertu trop
farouche peut devenir cruelle. Marguerite est un peu troublée ; elle répond
qu'avant de se fier aux hommes il faut de grandes garanties, et, en
attendant, elle passe la parole à Dangu pour dire du bien des femmes. Voilà
tout ce qu'elle a pu tirer de lui, du platoniste le plus parfait !... Mais
voilà aussi tout ce qu'elle lui donne ! Cette
direction mondaine n'entre donc pas dans le vif des questions, et ne
convertit même pas les apôtres de la première heure ; à plus forte raison,
les indifférents, les gens du monde, soi-disant sérieux, qu'on rencontre à
peu près partout. L'Heptaméron nous présente plusieurs types, très
vécus, qui montrent bien qu'il n'y a pas à compter sur les conversations pour
propager la philosophie : une pimpante veuve, Mme de Longray, très
entichée de son mari défunt, très agaçante pour les maris des autres, vraie
linotte en tout bien, tout honneur ; Mlle Françoise de Clermont[32], une bonne fille toute ronde,
un peu bécasse, amateur de mots salés, mais extrêmement effarouchée des
théories naturalistes d'Henri d'Albret et de Louise de Savoie ; le vieux
Burye, édenté, désillusionné, expérimentalement convaincu de la nécessité du
platonisme, sans avoir besoin qu'on lui fabrique un dieu tout neuf ; Mlle de
Clermont l'appelle « le Père La Vertu ». Puis la mère du fameux
Brantôme, Anne de Vivonne[33], la femme « fin de siècle »,
amie des prébendes, ennemie des moines ; vertueuse en principe, mais si
bonne, si bonne ! elle ne comprend pas qu'on puisse vivre sans être aimée ;
elle ne sait rien refuser à personne ; elle a pour sainte Madeleine une vive
prédilection. « Saffredent »,
un ancien beau, en cheveux blancs, ne comprend rien et ne veut rien
comprendre à toutes les nouvelles théories. Elles l'humilient. Le prend-on
pour une momie, pour un infirme, pour une salamandre pleine de vent, pour un
de ces Italiens à la langue dorée, qui sont tout en langue ? pour un savant
placé entre sa cruche et sa cuisinière ? Il est chevalier, il n'estime que la
bravoure, la hardiesse, la droiture. Il parle comme un clairon[34] ; la vraie vertu, suivant lui,
consiste à aimer selon la loi naturelle, à aimer une femme sans réserve,
plutôt que d'en idolâtrer trente-six sur le papier. Mieux vaut en user qu'en
abuser... A ce mot cruel et savant, un cri général s'élève, Mme de Longray
gémit... La philosophie
se borne à ces passes d'armes extrêmement superficielles. Marguerite s'y
complet ; elle ressemble à ces jolies mers, bleues et transparentes, que des
souffles amusants irritent et font frissonner, qui, à tout instant,
scintillent ou changent de forme, mais elle ne fixe ni le vent, ni le soleil. Elle
nous a laissé une foule d'écrits, où, du moins, on pourrait espérer trouver
ou chercher un fond d'idées plus précis. M. Le
Franc s'est consacré au difficile labeur de les dénombrer ; ici encore, il a
trouvé de tout : du mysticisme philosophique, d'amères farces, de pieuses
impiétés, des moralités à demi morales[35], des divertissements
aristocratico-démocratiques[36]. La seule note générale est un
profond sentiment de vide..., qui n'a rien de commun avec le bonheur !
Parfois, à travers les plus fastueuses fantaisies, on sent perler une larme,
une grosse larme assez lourde[37]. Marguerite raconte qu'elle a
connu trois vies : une vie d'amour, une vie d'esprit et une vie
contemplative. Mais elle est comme perdue dans le désert de sa pensée, et
lorsque son dieu terrestre, le gros, jovial et sensuel François Ier, meurt,
c'est un désastre[38], elle se rejette presque
désespérément vers la religion terrible... La vie
est un instrument de joie vulgaire, qui n'élève que ceux qui s'abaissent ;
Marguerite avait le tort de vouloir rester toujours en haut ! Sa
maxime est de distinguer la chair et l'esprit, « ténèbres et lumière »,
et d'aimer l'amour pour l'amour : « Ton amour t'ayme ![39] » Mais, outre que ces
idées ne lui sont pas absolument personnelles et que la seconde marque déjà
une décadence du platonisme, nous sommes émus de sentir çà et là comme la
trace d'une griffe étrangère. Marguerite eut pour secrétaire intime et pour
collaborateur une espèce de scélérat, endiablé d'esprit, mais qui ne croyait
à rien, pas même à sa « Minerve ». En lisant le Miroir de l'Âme, la
première œuvre, qui trahit une main encore inexpérimentée, Bonaventure des
Périers avait compris de suite qu'il y avait une place à prendre près de
l'auteur ; il pria, il fit des calembours, il devint ainsi un
aide-platoniste. La princesse eut pour lui des bontés sans fin ; dans son
Cymbalum, où il bafoue les seuls principes sur lesquels on restât d'accord,
l'existence d Dieu et quelques vérités morales élémentaires, Des Périers se
moqua odieusement d'elle : il la représentait cherchant à inculquer aux
poètes un esprit « chaste et divin », envoyant chez Pluton (avec un u ;
demander à la fois des nouvelles du peintre Zeuxis et des modèles de
tapisserie[40]. Marguerite pardonnait tout ;
elle accorda au pendard une « prison » chez elle, et elle essaya encore de
l'améliorer en lui faisant traduire les Dialogues de Platon. Mais Des
Périers, qui n'y trouvait pas le secret du bonheur, s'échappa définitivement
par un suicide en 1544, et Marguerite eut derechef la pitié de patronner une
édition posthume de ses œuvres. Voilà l'homme qui participa, le plus
intimement sans doute, à la composition d'écrits dont il riait à gorge
déployée[41] et qu'il appelait un « pactole
de vers et d'oraisons » ; il s'est vanté d'en être le « malfaiteur », et
en offrant l'un d'eux à l'auteur, il dit avec une impertinence incroyable :
Voici « vostre immortel livre, et mes faultes y reprendrez[42] ». Ainsi,
quand on s'approche un peu de Marguerite de France, qui parait tout
gouverner, on ne trouve rien qu'un pur dilettantisme, une manifestation
d'épicurisme intellectuel, qui s'exerçait soit sur la forme, soit sur les
idées. Elle ne visait pas à la vérité, mais au bonheur. Comme
direction, Diane de Poitiers se montra plus précise et plus vigoureuse. Ayant
mille raisons de moins incliner vers les Médicis, plus physiquement belle que
Marguerite, mieux douée comme volonté, elle ne se consacra pas exclusivement
au culte de l'esprit ; elle aima tous les arts, même plastiques, selon la
vieille mode. Elle tournait bien les vers, elle appréciait les livres,
surtout les beaux manuscrits et les belles reliures. Elle eut dans sa
bibliothèque la Bible, les Pères de l'Eglise et des livres de théologie
mystique, à côté de ses romans chéris, notamment de l'Amadis qu'elle
recommandait au roi : elle y joignit, en femme très pratique, la médecine et
l'histoire naturelle ; point de philosophie ou à peu près ; un Ange
Politien, quelques traités d'histoire et de géographie, un Plutarque,
passablement de poésies[43]. Pour elle, Philibert Delorme
bâtit Anet, Jean Goujon le sculpta, Jean Cousin, Léonard Limousin, Bernard
Palissy le décorèrent. C'est vraiment, parmi nous, le pendant d'Isabelle
d'Este, un merveilleux type de « femme-amateur ». Sans viser aux
quintessences de l'amour pur, elle a réellement et pratiquement travaillé à
élever le culte du beau. Les
femmes qui se sentent la force de porter le flambeau en avant et d'entraîner
directement les esprits vers l'idée du beau ne doivent certes pas hésiter.
Mais enfin, apprécier l'art par ses résultats positifs, le juger, le soutenir
de son approbation, c'est encore un but très noble et qui convient à toutes
les femmes, même timides. L'histoire, l'expérience nous montrent que ces
influences pratiques sont souvent les plus effectives. Telle société secrète,
telle association religieuse ont plus d'action par un simple apostolat
quotidien que n'importe quelle doctrine. Quelle ne serait pas la puissance
extraordinaire des femmes, si un même esprit les animait toutes et les
poussait vers le même but ! Et quel noble but, que celui de maintenir dans le
monde l'hygiène du beau, de peupler réellement la vie des hommes de choses
qu'ils puissent aimer ! Ce serait vivifier l'art que lui assigner cette
mission sociale et exercer ainsi à son égard le magnifique rôle d'« amateur »
? Le vivifier ! disons mieux ! le sauver de lui-même et de ses abus ! L'art
se perdrait vite si le caprice, la bizarrerie, le parti pris qui peuvent se
glisser dans les ateliers ne se trouvaient pas tenus en bride par la
nécessité de compter avec le sens personnel et original des raffinés. Hélas !
c'est un mal de la société actuelle, c'est une cause ou un effet de notre
affaiblissement moral et de nos dégoûts, que l'effroyable banalité où nous
nous débattons ! les grandes maisons bâties sur plan, avec un luxe tarifé,
invisiblement chauffées par un calorifère anonyme, peuplées de laquais qu'on
ne connaît pas, mais avec qui on vit portes ouvertes ! les femmes-poupées,
habillées par leur tailleur, modèle ou copie de leurs voisines, qui ont les
habitudes de leurs amies, les idées de leurs amis, les conversations de leur
palefrenier, qui n'ont rien à elles, qui ne sont point des femmes ! On était
tellement persuadé jadis de la véritable nécessité sociale de former des «
amateurs n, que les vieux éducateurs italiens du XVe siècle voulaient qu'on
élevât les hommes en conséquence. A plus forte raison, les femmes, qui ont du
loisir et une délicatesse innée... Il est bien facile d'exiger qu'un objet,
si simple, si modeste qu'on le suppose, porte un cachet d'originalité et de bon
goût. Ne peut-on, du moins, imposer partout la simplicité, chasser le
clinquant, la pacotille, tout notre horrible luxe prétentieux ? chercher la
largeur, au lieu des étroitesses ? nous donner l'air libre et pur du Beau ?
et puis aussi mettre les écrivains et les artistes en état d'exprimer avec
sincérité des choses saines, c'est-à-dire de les voir sainement ? Il serait
naïf, regrettable et très funeste de leur demander d'exprimer ce qu'ils ne
sentent pas ; mais il faut leur faire ressentir ce qu'ils doivent peindre. Il
y a là une œuvre importante à accomplir et, jusqu'à un certain point, facile.
On sait assez combien le travail cérébral, surtout excessif, rend
impressionnable l'homme qui s'y livre. M. Taine a été jusqu'à nous considérer
comme des produits directs des influences ambiantes ; il est certain que nous
empruntons beaucoup à ce qui nous entoure, et que la tristesse ou la joie du
ciel, par exemple, teint nos pensées de couleurs très différentes ; plus
forte raison, la tristesse ou la joie des êtres que nous aimons. Il faut donc
créer pour l'art une bonne atmosphère morale. Et lorsque Castiglione écrit
bravement : « On ne voit Dieu que par les femmes, » il n'a pas tort de vanter
cette lorgnette, il comprend le besoin dont nous venons de parler ; c'est
comme si, en entrant dans une cathédrale, il nous engageait à regarder dans
le bénitier, comme s'il nous faisait voir un tableau dans un miroir. Il y a
des âmes de femmes, limpides, vibrantes, passionnées, qui reflètent les
choses avec un relief et une vivacité de couleur qu'on ne soupçonnerait pas
autrement. Aussi, sans se lancer dans d'aussi hautes spéculations que
Marguerite de France, de simples femmes-amateurs peuvent jouer un rôle
artistique de premier ordre. D'ordinaire,
les Egéries ont moins besoin d'un esprit transcendant que d'une ample
provision de sagesse, de tact, surtout de patience, car elles peuvent
s'attendre à lutter contre de pitoyables entraînements. La gent
intellectuelle et artistique de cette époque ne vaut pas mieux qu'une autre.
Elle fourmille d'espèces revêches, on y retrouve la flore habituelle : le
pédant, le méconnu[44], le vaniteux naïf, le paon qui
fait la roue[45], l'esthète pratique toujours à
l'affût d'un avancement ou d'une pension. Les orgueilleux sont encore les
meilleurs, et les moins gênants. Môme avec des tris soigneux, ce monde-là est
difficile à gouverner ; en général, pour bien gouverner, il suffit de
mécontenter ses fonctionnaires, mais ici on ne peut régner qu'à condition de
les satisfaire. Le
premier acte de la tutelle intellectuelle consiste quelquefois à rendre de
petits services matériels, tout amicaux et bien naturels — car l'amour ne
nourrit pas —. Donner « quelques miettes de sa table[46] », aider les amis de ses
amis[47], s'occuper des orphelins[48], rien de plus simple et de
moins méritoire : beaucoup d'hommes en feraient autant. Bembo, mal payé d'un
fermier qui lui doit 230 ducats, « en or large, » n'hésite pas un instant à
arracher Vittoria Colonna à ses célestes soucis, pour la prier de traiter
cette petite affaire[49]. Cependant il ne faut
s'aventurer sur ce terrain qu'avec une certaine réserve. Arétin a montré
comment d'un simple témoignage amical on pouvait tirer un acte de réclame et
de chantage. Quel maître parfait que ce personnage ! Titien s'adresse à lui
pour se débarrasser d'une certaine Annonciation qui ne pouvait pas partir ;
voici comment Arétin procède : il lance une réclame flamboyante. A cette
réclame mord l'impératrice, Isabelle de Portugal, qui extirpe de la cassette
maritale la somme demandée, 2.000 écus. Immédiatement, Arétin se dévoile et
offre à la « Sacrée et Inclyte Majesté son encrier, ses plumes[50]... », autrement dit il réclame
une pension. Voilà un beau métier d'arracheur de dents. Cet
Arétin rôde autour de Vittoria Colonna, qu'il cherche à saisir par la vanité
: « Lisez mes œuvres, lui écrit-il, lisez la Cortegiana... vous verrez si je
n'ai pas eu toujours votre louange au bout de la plume. Le
monde entier sait combien l'Arétin a toujours eu au-dessus de la tête les
honneurs de la marquise, et, où le style a fait défaut, la hauteur de la
volonté a suppléé ; je vous ai toujours connue d'esprit généreux, de nature
magnanime, d'esprit actif, de vertu absolue, de foi noble, de vie bonne. S'il
en était autrement, je l'avouerais. » Alors
commença une correspondance des plus bizarres. La marquise, naïvement, crut
pouvoir repaître le monstre par de bonnes paroles ; l'autre la détrompa par
l'envoi d'un livre très vert, avec une demande expresse de recommandation et
d'argent. Pour la recommandation, Vittoria trouva le procédé naturel ; mais,
pour l'argent, elle le trouva léger. Cependant, elle promit soixante écus, et
même elle crut faire la grande dame en en adressant immédiatement trente,
enveloppés de légers conseils. Arétin, fort blessé à son tour, ne rompit pas
avec « l'Excellentissime dame », il se borna à mettre les points sur les
i : Il me faut, dit-il, compter avec les goûts de nos contemporains ! il n'y
a de lucratif que l'amusement ou le scandale ; ils « brûlent de
concupiscence, comme vous d'une inextinguible flamme angélique ; à vous les
sermons ou les vêpres, à eux la musique et la comédie ! » Pourquoi écrire des
livres sérieux ? J'en ai envoyé un il y a cinq ans à François Ier, et
j'attends toujours la réponse : je viens de lui adresser ma Courtisane et par
le retour du courrier j'ai reçu une chaîne d'or : « après tout, j'écris pour
vivre. » La
bourse de Vittoria resta close. L'homme aux Trente écus aurait voulu les
renvoyer noblement ; par malheur, il les avait entamés, et il ne renvoya que
des épigrammes ; la marquise l'autorisa à donner aux pauvres « le reste » de
l'argent en suggérant qu'aucune richesse ne valait l'amour de Dieu[51]. Moyennant une recommandation à
la duchesse d'Urbin, Arétin daigna garder ce reste : « Moi aussi,
écrit-il avec son impertinence habituelle, moi qui suis un mendiant chrétien
et vertueux, je mérite vos aumônes ; je ne pense pas que les pauvres de
Ferrare dont vous parlez en soient au point que vous ne puissiez aider l'un
de ceux qui sont ici, puisqu'il vous suffit d'être riche d'esprit par les
grâces du Christ[52]. » On peut
juger, d'après ce petit dialogue, s'il fallait aux femmes une âme angélique
pour mener à bien les hommes d'esprit rare, sur qui l'amour pur n'avait pas
de prise. Mais une haute considération devait les soutenir : réellement, il y
avait du vrai dans le plaidoyer d'Arétin : oui, on n'arrivait à la fortune et
même à la gloire que par les chemins de traverse. Les petits feuilletons, les
dialogues du genre moderne rapportaient gros à Arétin, sans grand travail :
rien qu'à les débiter, un libraire de la rue Saint-Jacques, à Paris, fit
fortune, et bien simplement ; il vendait à une dame un livre un peu dégoûtant
; comme ces livres-là ne se prêtent pas, après cette dame arrivait
infailliblement une de ses amies : « Madame, en voici un bien pire, »
disait tout bas le bonhomme dans son jargon à demi italien, en glissant un
autre ouvrage à prix d'or[53]. Dans les ateliers d'artistes,
c'était de même ; les Lédas, les Vénus s'envolaient à tire-d'aile,
l'Annonciation se morfondait chez Titien, Carpaccio cherchait avec beaucoup
de peine à vendre au mètre un tableau pieux qu'il estimait de ses meilleurs[54]. En
France, la situation s'était longtemps maintenue passable en ce sens que les
hommes de lettres, braves gens, peu mondains, s'estimaient infiniment heureux
de recevoir, moyennant quelques sollicitations, un bénéfice ecclésiastique
qui les rendait indépendants[55] ; un historien se confondait en
gratitudes, parce qu'un bon livre, fruit de bien des années de travail et de
pérégrinations, lui valait une pension viagère[56]. Mais ces mœurs patriarcales
finirent aussi par s'effacer. Les éditeurs durent compter avec le public, et
une curieuse affaire nous montre comment ils apprirent aux auteurs leur
métier. Vérard,
l'illustre éditeur dont les magnifiques productions n'ont pas cessé de faire
la joie des connaisseurs, avait accepté de publier, en 1500, un livre de Jean
Bouchet, intitulé : les Renards traversant les voies périlleuses. L'auteur
était déjà reçu à la cour, le livre avait un très bon titre, piquant,
suggestif. Pourtant, Vérard commença par biffer le nom de Bouchet, et par y
substituer celui de Brandt, un allemand connu chez nous comme le sont
aujourd'hui les Scandinaves, et que d'ailleurs Bouchet avait cherché à
imiter. Le
jeune poète n'osa pas réclamer : cependant, en lisant le volume imprimé, il
s'aperçut que, sans façons, Vérard avait enlevé des tirades entières pour les
remplacer par des passages pillés à droite et à gauche. Il saisit l'occasion,
intenta un procès ; Vérard, tout surpris de cette vertueuse indignation,
transigea en grand seigneur ; il versa, de la main à la main, une somme assez
ronde[57]. Ce
procédé-là était encore élémentaire, et, sauf la question de moralité privée,
inoffensif. Ce qui le fut beaucoup moins, ce fut la passion des auteurs
eux-mêmes, une fois déniaisés, pour les effets inédits, abominables ou
extravagants, qui seuls forçaient l'attention du public. Ils s'élevèrent très
vite au niveau des Italiens. Ulrich de Milieu lança admirablement ses «
Epîtres des hommes obscurs », en faisant circuler clandestinement des copies
manuscrites. Bonaventure des Périers' atteignit presque à la virtuosité
d'Arétin. La soi-disant destruction officielle de son Cymbalum lui valut une
réédition clandestine et par conséquent inestimable : « Ecrivons quelque
chose d'ignoble, dit-il dans un de ses dialogues, nous trouverons tel
libraire qui nous baillera dix mille escuz de la copie. » Et cela est vrai ;
le public n'achète, ne répand, ne vante réellement que les œuvres qu'il
méprise. Beaucoup de livres bruyants de ce temps-là, que nous prenons
aujourd'hui au sérieux, n'ont probablement pas d'autre origine. Un
écrivain a bien le droit de désirer vivre aux dépens de ses lecteurs. Mais
enfin il faut se défier, en matière d'art, des entraînements industriels, et
plus le public honnête affiche de nonchalance, de faiblesse, de
désintéressement, plus on doit savoir gré aux femmes distinguées, qui se
chargent de mettre obstacle aux surenchères du naturalisme ou de la
bizarrerie. Elles n'ont pas toujours réussi ; il leur est arrivé d'être dupes
du bruit, des modes ; pardonnons-leur ce qu'elles nous ont valu, en faveur de
ce qu'elles nous ont épargné. Aujourd'hui, on médit volontiers de l'antique
Mécénat, auquel on reproche d'avoir attenté à la dignité humaine : solliciter
l'Etat, solliciter un ministre parait chose naturelle, mais bien des
écrivains se croiraient amoindris de subir une influence mondaine, que,
d'ailleurs, le monde ne leur offre guère. Au XVIe siècle, dans les milieux
intellectuels, au contraire, on était républicain, même en monarchie : on
n'aimait pas l'idée de l'Etat. Et le Mécénat, malgré ses imperfections,
servit souvent d'asile au rêve, de refuge aux indépendants qui aimaient mieux
relever d'une haute idée que de la foule ; s'il a pesé, ce n'a été que sur
les esprits médiocres. Quand on voit à quelles circonlocutions et à quelle
diplomatie raffinée les princesses les plus écoutées devaient recourir pour
pénétrer jusqu'à l'atelier de Raphaël ou de Jean Bellini, on est pleinement
rassuré sur ses inconvénients. Qu'une femme envoie à un poète dans la misère
« un peu de doulce confiture », comme disait Des Périers, et avec tant de
discrétion qu'on ne sait même pas d'où vient le don, ou qu'elle déguise son
envoi pitoyable sous la forme d'un présent de valeur, nous ne voyons là rien
qui choque les droits de l'homme, et même, pour tout dire, cela nous parait
délicieux. Du
reste, le Mécénat ne s'en tenait pas à l'appui purement matériel et
administratif, comme le fait nécessairement l'Etat. Plus encore qu'à envoyer
un présent topique, les femmes excellent à distribuer, la menue monnaie, non
moins précieuse, des douceurs et des compliments. Nous rentrons ici dans leur
propre domaine, et on ne peut pas citer d'homme intellectuel capable de
résister à cette influence-là. La femme-auteur qui loue un écrivain sent un
peu son métier ; Veronica Gambara, après avoir accablé l'Arétin de
dithyrambes, s'écrie naïvement : « Louée par vous, je vivrai mille ans ! »
Chacun son tour, rien de plus naturel, on s'attendait à cette phrase... Mais
d'une vraie femme du monde, éminente et généreuse, qui ne demande rien, un
simple mot charmant, même sans flatterie, même teinté de nuances, c'est la
gloire, et une gloire qu'on peut solliciter sans s'abaisser. « On
prétend que je suis aristocrate, » écrivait M. Taine, et il l'était,
comme nous le sommes tous, nous qui prétendons conduire les esprits. Voilà
pourquoi nous avons besoin de ce sybaritisme, d'être soutenus et, au besoin,
réglés par un sourire. Il n'y a guère de philosophe ou de poète du XVIe
siècle dont le sourire d'une grande dame n'égaie radieusement les pages. Comment
analyser ce sourire ? il faudrait le voir, et nous ne le connaissons que bien
indirectement ! Nous le devinons sous un mot infiniment câlin ; par un joli
diminutif, « petite sœur... commère[58] » ; par un aimable
superlatif ; Vittoria Colonna appelle son ami Dolce « Dolcissimo », et lui
parle, avec une grâce toute naturelle, sans aucune exagération apparente, de
ses « divins sonnets », dont la parole ne suffit pas à remercier[59] ; vis-à-vis de son ami Bembo,
elle se permet familièrement le simple enthousiasme. Quelle curieuse litanie
que la correspondance adressée à ce « très magnifique » coquin d'Arétin, qui
apprécia beaucoup aussi la louange et qui en tira tout le parti possible ;
c'est la marquise de Mantoue, avec sa grâce réservée : Marie d'Aragon, «
souveraine marquise d'Avalos, » foncièrement amicale, parce qu'elle n'a pas
tout à fait renoncé à l'espoir de faire d'Arétin un chartreux ; la duchesse
d'Urbin, chaude, spontanée, qui lui dit : « Mon magnifique très-amant[60] », puis les bonnes dames
éprises d'un homme à la mode, qui prennent cet homme-là pour ce qu'il est,
ignoble mais célèbre, et qui lui écrivent en se signant : « Fontaine
d'éloquence, étonnant, admirable, miracle de la nature, très vertueux (oui), très docte, mon père, mon
frère[61]. » Les
relations d'une femme avec ses protégés s'établissent de proche en proche, ou
tout simplement par la connaissance de l'œuvre sur laquelle il s'agit
d'influer. La dame apprend, par sa police secrète, qu'un livre va paraître,
fût-ce un livre en prose, même un livre d'histoire ; elle veut en avoir la
primeur : l'auteur, circonvenu, se défend avec une modestie profonde, et
néanmoins envoie son manuscrit ; voilà la glace rompue, la partie liée.
L'entretien se continuera sous des formes diverses ; l'écrivain fait
confidence de ses divers ouvrages, puis il devient un rabatteur, il déniche
les génies en herbe ; en revanche, la dame annonce ses œuvres urbi et orbi,
reçoit cordialement ses amis. Une véritable intimité s'établit entre eux,
parfois si purement spirituelle qu'ils ne se sont jamais vus[62]. C'est
ainsi qu'avant de publier son Courtisan, Castiglione en soumet le manuscrit à
Vittoria Colonna, sous le sceau du plus profond secret. Vittoria le garde un
peu longtemps, et, lorsqu'il faut enfin le renvoyer, elle s'en excuse fort
gentiment, n'en étant encore, dit-elle, qu'à la moitié de la seconde lecture —
elle n'ajoute pas qu'elle l'avait prêté un peu indiscrètement —. Elle ne voit
aucun conseil à donner, sauf peut-être de ne pas nommer en toutes lettres les
femmes dont on loue la beauté, dans un livre destiné au public. Pour le
reste, elle approuve tout, et des deux mains : nouveauté du sujet, finesse,
élégance, animation du style ! Elle porte immensément d'envie aux
interlocuteurs cités dans un tel livre, fussent-ils morts. Quant aux tirades
sur la vertu et la chasteté impeccable des femmes, elle les aime, elle s'en
trouve honorée comme femme ; cependant, sur ce point-là, elle préfère ne pas
dire toute sa pensée[63]. Vis-à-vis
de Michel-Ange, elle exerce le même contrôle : elle le prie, par un joli
billet, de lui envoyer un crucifix qu'il élabore et de venir en causer avec
elle[64]. Loin de
dissimuler le patronage dont ils sont l'objet, les écrivains ou les artistes
s'en vantent. Très sincèrement, ils croient les femmes créées et mises au
monde pour leur donner de l'esprit[65]. S'ils se font représenter dans
leur cabinet de travail, ce n'est pas au milieu d'un amas de livres, d'armes
ou de tapis, ni même avec un air profond et singulier : c'est tout simplement
comme un homme naturel, qui écrit à côté d'un petit Cupidon faisant fonctions
(le dieu lare. Il est absolument entendu qu'une main de femme doit frapper la
branche pour forcer l'esprit à s'envoler[66]. « Mon esprit, ma force, ma
Pallas, c'est Lydie, » s'écrie Catto[67]. Antoine de Gouvea déclare
qu'il ne se soupçonnait pas lui-même, lorsque la blonde Catherine de
Bauffremont le découvrit sous la neige : « J'aurais cru la neige froide, eh
bien ! c'était du feu. » Michel-Ange dit la même chose sur tous les tons : «
Par vos beaux yeux, je vois une douce lumière que mes yeux aveugles
n'auraient pu voir... Sans ailes, je vole avec vos ailes ; par votre génie,
je suis sans cesse élevé vers le ciel... Je n'ai d'autre volonté que la vôtre
; dans votre âme, naît ma pensée ; mes paroles sont dans votre esprit. Je
suis semblable à la lune qui ne se montre à vos yeux dans le ciel qu'en
réfléchissant l'éclat du soleil[68] », et il ajoute ce mot profond
: « Ô Dame, qui par l'eau et le feu tamisez l'âme pour les jours heureux, ah
! faites que je ne revienne plus à moi-même[69] ». Voilà par quel simple
procédé beaucoup de femmes ont alors dirigé les esprits. Il ne
faut rien exagérer ; nous ne prétendons pas que partout on doive chercher la
femme, que rien sans elle n'ait été possible, qu'elle ait confisqué la clef
de toutes les sciences humaines. Au contraire, elle a peu aidé les sciences
exactes ; elle se bornait à percer le ciel ou à y entrer par la fenêtre. Mais
toute l'immense tribu des êtres impressionnables, tout ce qui a vécu par le
beau et recherché le bonheur, du philosophe à l'artiste, du causeur au poète,
tout ce qui a été capable de ressentir une émotion, a relevé des femmes. «
L'émotion, qui n'est qu'un accident de la vie de l'homme, n'est-elle pas la
vie entière de la femme ? » Et en pareille matière peut-on trouver un
meilleur juge ? La femme est plus libre que l'homme de préjugés ; « elle n'a
pas besoin de donner des raisons abstraites à ses enthousiasmes ; sa
spontanéité s'exalte ou s'attendrit quand l'homme discute encore et se
réserve. Et, ce faisant, elle y voit presque toujours plus juste[70]. » Les femmes sont les éternelles protectrices du Beau, et on ne peut pas dire qu'à cet égard la Renaissance ait absolument innové. Bien auparavant, les nobles châtelaines abritaient volontiers sous leur toit le clerc chargé de leur peindre des Heures[71], les princesses encourageaient le faiseur de ballades et l'imagier[72]. Les femmes ont toujours vécu de leur âme ! Mais il était nouveau de consacrer à une religion de la beauté cet élan et cet enthousiasme. Dans les autres directions, elles ont trouvé des censeurs ; leur action esthétique a semblé légitime ; et, en définitive, « les œuvres qu'elles ont patronnées, les châteaux bâtis pour elles, sont demeurés, quand la foudre brûlée aux batailles par les chevaliers n'a guère laissé de trace[73] ». |
[1]
« Le marbre élèvera vos titres tant qu'il vous plaira, pour avoir fait
rapetasser un pan de mur ou décrotter un ruisseau public, muais non pas les
hommes qui ont du sens. » (Montaigne, liv. III, ch. X.)
[2]
Ph. de Bergame, f° 159 v° ; Gregorovius, I, 67.
[3]
Gaye, II, 53 ; Baschet ; Yriarte, Gazette des Beaux-Arts, t. XIV (1895),
p. 135, et t. XIII, not. p. 191
[4]
Musée du Louvre.
[5]
Relation des Obsèques, dans Brantôme, VII, 318 ; Jean Marot, p. 180.
[6]
Lemaire, Temple d'honneur ; Champier, Nef des dames : Jacques de
Bigne, le grand Sénéchal, La Vauguyon, Guillaume Telin. Voir notre livre Jean
de Paris.
[7]
Quentin-Bauchard, la Bibliothèque de Fontainebleau.
[8]
T. VI, p. 10.
[9]
Castiglione, p. 326-327.
[10]
Voir dans M. de Nolhac, Erasme, l'indifférence absolue d'Erasme pour les
arts plastiques, son jugement sur la Chartreuse de Pavie (p. 11, n. 31, sa
froideur à Florence (p. 13).
[11]
Ms. fr. 2242, f° 3.
[12]
Ms. fr. 2242, f° 27.
Prince Françoys,
veulx tu, comme seigneur
Supérieur, estre
dominateur,
Prans pour
faveur, par amour et mérite,
Celle qui est en
forée verdeur,
Digne d'honneur,
nommée Margarite.
Il est bien probable que plus d'une des dédicaces et
des louanges ardentes, adressées au Père des Lettres, ont été souvent soufflées
par la princesse (Le Franc).
[13]
Génin, p. 184.
[14]
La Perrière, Miroir, p. 98.
[15]
Discours de la court.
[16]
La Louange des dames, imprimée à Angoulême (Picot, Catalogue. I,
33).
[17]
Sc. de Sainte-Marthe. Oraison funèbre, éd. Montaiglon, I, 43 et passim.
[18]
Cela est fort sensible dans sa première œuvre, le Miroir de l’âme,
qu'elle appelle avec beaucoup de bonne grâce l'œuvre d'une femme « qui n'a en
soi science ni savoir ». Ensuite, elle s'attacha un bon secrétaire.
[19]
Cf. Franck, Introduction. V. les Comptes du monde adrentuyeux,
probablement écrits à Alençon (Franck).
[20]
Voir Le Franc. Nous croyons pouvoir l'identifier avec le personnage, resté
inconnu, que M. Le Franc appelle Orthe, M. Génin, Arthe. Le Blason
que nous citons parait inédit.
[21]
Voir son Théâtre des bons engins.
[22]
P. 218.
[23]
P. 234. Encore une anecdote de la cour d'Urbin : Un paysan bergamasque venait
d'entrer au service d'un gentilhomme. On annonça aux princesses qu'il était
arrivé un serviteur du cardinal Borgia, grand musicien, danseur, baladin
extraordinaire. On fait entrer cet homme, on l'accueille, on le fait asseoir au
cercle, on le fête avec grand respect. Malheureusement le bonhomme parlait un
jargon inénarrable. Les auteurs de la plaisanterie firent croire aux princesses
qu'il s'amusait à dissimuler, qu'il simulait le paysan lombard. La scène dura
assez longtemps, pendant que, dans la coulisse, on se tordait les côtes.
[24]
Marconville, p. 27 v°, 38 v°.
[25]
D'Héricault, p. 77.
[26]
Génin, Lettres inédites, p. 45.
[27]
Page 44.
Ô main polye,
main divine,
Main qui n'as ta
pareille en terre,
Main qui tient
la paix et la guerre...
Main portant la
clef pour fermer
Et ouvrir l'huys
de bien aymer,
Main plaisante,
main délicate,
Je n'oserois te
dire ingrate.
Tu peulx
blesser, tu peulx guérir,
Tu peulx faire
vivre et mourir.
[28]
Jean Marot, p. 259.
[29]
On s'est souvent demandé si son Heptaméron n'était pas une œuvre de
fantaisie, ou s'il fallait le prendre au sérieux. Après les travaux de MM. de
Montaiglon, Franck et Gaston Pâris, pour ne parler que des principaux, le doute
ne parait plus possible. Marguerite, comme Castiglione, certifie d'une manière
générale la véracité de ses histoires. Elle travailla à ce recueil pendant
plusieurs années, probablement à partir de 1545, et avec tant de soin qu'en
(549, lorsqu'elle mourut, elle ne l'avait pas fini. L'Heptaméron n'est
donc pas une œuvre de jeunesse, mais le testament de sa vie mondaine et
philosophique, et une autobiographie, puisque plusieurs anecdotes se rapportent
à elle-même, à, son frère, à des amis intimes ; aussi, parmi tant de manuscrits
qu'elle laissait dans ses cartons, Boiastuau (encore un étrange personnage, à
en juger par ses œuvres !) choisit celui-à pour le publier sous le titre
d'Histoire des amants fortunés, avec quelques retouches et quelques coupures
qu'il crut bon de pratiquer dans certains passages scabreux. Cette précaution
parut offensante, et la propre fille de Marguerite eut soin de faire publier,
deux ans plus tard, une nouvelle édition authentique.
[30]
Ms. fr. 2242, f 25 v°.
[31]
Nous identifions ainsi Simontault.
[32]
Nous identifions ainsi Nomerfide.
[33]
Nous identifions ainsi Ennasuite.
[34]
« Vous êtes toutes femmes et, sous vos accoutrements, qui vous chercherait
bien avant sous la robe vous trouverait femmes. »
[35]
Les Deux Filles, les Deux Mariées et la Vieille. Éd. Montaiglon, IV, 36.
[36]
Trop, prou, peu et moins. Éd. Montaiglon, IV, 104.
[37]
« Quand nul [je] ne voiz, l'œil j'abandonne à pleurer... »
[38]
Voir le poème des Prisons, publié par M. Le Franc. Ce poème, par
endroits, semble trahir une touche masculine, quelques-unes de ses idées se
rapprochent du scepticisme de Cornelius Agrippa. On y trouve même un éloge bien
senti de la princesse (p. 272), tracé sans doute par une autre main que la
sienne. M. Le Franc a cru y discerner aussi des réminiscences de sainte
Catherine de Sienne.
[39]
Édition Franck, p. 85 (Oraison de l'âme).
[40]
P. 152-154, 156-158, 161, etc. Marguerite excellait dans les travaux d'aiguille
artistiques. Elle exécuta une tapisserie, qui représentait une Messe aussi
parfaitement qu'un tableau. Pendant qu'elle maniait l'aiguille, elle avait
auprès d'elle quelqu'un qui lui lisait, ou bien un historien, un poète, un
écrivain qui causait. (La Ferrière, Marguerite d'Angoulême, p. 79-80.)
[41] « En
escrivant vos immortalitez
Où il y a tant
de subtilitez,
Tant de propos
de haulte invention,
Tant de thrésors
et tant d'utilitez,
Mes sens en sont
tout réhabilitez. »
[42]
P. 150, 158, 157.
[43]
Quentin-Bauchart, les Femmes bibliophiles, I, pp. 55 et suiv.
[44]
Cl. Colet, l'Oraison de Mars, p. 131.
[45]
Hept., Nouvelle 27 ; Thureau-Dangin.
[46]
Rec. Montaiglon, X, 230.
[47]
Baschet (Isabelle de Mantoue).
[48]
Gaye, II, 128 ; Fr. Brunet.
[49]
Carteggio, p. 69.
[50]
Gantiez, pp. 91, 94.
[51]
Carteggio, pp. 150, 151, 154, 155,163. Il Meachino e il Guerino,
préface.
[52]
Carteggio, p. 166-167.
[53]
Brantôme, IX, 50-51.
[54]
Molmenti, Carpaccio, p. 68.
[55]
Fr. 25295.
[56]
V. notre notice sur Jean d'Auton.
[57]
Bouchet, Épistres morales, f° 47 v°.
[58]
Argentina Pallavicini, à Titien.
[59]
Carteggio, p. 124.
[60]
29 juin 1550. Lettere, II, 238.
[61]
Lettere scritte, p. 188-189 ; 1541, Lettere, II, 457 ; Des
Périers, I, 72-75 ; Campori ; Gaye, II, 76 ; cf. p. 82. Bien peu de poètes ont
la hardiesse de Clément Marot, qui, harcelé par ses créanciers, sollicite la
reine de Navarre, tout en la couvrant d'amour : elle lui répond par un dixain.
Il en accuse réception ironiquement, en disant que, sur ce dixain, ses
créanciers l'ont appelé « Monsieur », et lui ont permis d'emprunter encore, ce
qu'il fera.
[62]
Gaye, II, 375 ; Vitt. Colonna, Carteggio, p. 67, 87.
[63]
20 septembre 1524. Carteggio, p. 23.
[64]
« Mon ami de cœur, je vous prie de m'envoyer un peu le Crucifix, quand même il
ne serait pas bien avancé, pour que je le montre aux gentilshommes du
Révérendissime cardinal de Mantoue. Et si vous n'êtes pas aujourd’hui en plein
travail, venez donc me parler à l'heure qu'il vous sera commode. — A votre
commandement, la marquise de Pescaire. » (Carteggio, p. 207.)
[65]
C'est à ce moment, chose bien naturelle, qu'on découvrit que les Jeux floraux
de Toulouse devaient le jour à une femme ; il parait que c'est en 1513
qu'apparut la légende de Clémence Isaure.
[66]
Les Triumphes, dern. f° D ; Paliogenius, p. 81, v. 12.
[67]
Opuscula.
[68]
Sonnet XII, édition Lanneau-Rolland.
[69]
Madrigal XII.
[70]
Paul Bourget, Discours à l'Académie française du 9 décembre 1897.
[71]
JJ. 231, 4 (Château de Jean de Fransures).
[72]
Notre Histoire de Louis XII, t. I, p. 243.
[73]
Bouchot, les Femmes, p. 87.