D'après
ce qui précède, on a pu facilement s'apercevoir que les femmes platonistes se
soucient peu d'exercer une influence directe sur les événements, elles visent
plutôt à l'influence morale et sociale ; elles ne sont point femmes d'action,
elles pensent probablement que les événements se modifieront d'eux-mêmes,
lorsque les hommes auront changé. Suivant l'aphorisme : « La femme ne peut
être supérieure que comme femme[1], » elles s'appliquent à
développer habilement ce qui les rend supérieures et à laisser dans l'ombre
les côtés inférieurs. Elles évitent les manières d'homme, le genre rustique
des femmes sans sexe et sans attrait, écuyères campagnardes, fem mes de tète,
qui attendent l'amour, mais qui ne l'inspirent pas ; elles laissent avec
empressement aux hommes les choses tranchantes, armée, justice, politique,
tout ce qui est nécessaire pour endiguer le flot humain. Louise de Savoie est
presque la seule qui regrette d'être une femme, conformément à l'ancien
esprit, et qui aime à jouer un rôle politique, et qui fasse célébrer son
intelligence, son énergie[2] en se réclamant des vieux
exemples, notamment de Blanche de Castille[3]. C'est une réaliste classique,
à qui il arrive d'avoir des amants, mais qui se préoccupe peu de gagner les
cœurs : l'inverse du nouveau style. Et pourtant, par un singulier caprice des
vieilles lois monarchiques, jamais peut-être on ne vit plus de femmes
appelées à suppléer les hommes dans les hautes régions politiques. Du reste,
la monarchie n'est pas un principe purement rationnel ; géométriquement, elle
ne se démontre pas ; c'est un principe sentimental. Son avantage est de
présenter au peuple-quelque chose qu'il puisse aimer, dans la tragique
petitesse du monde... Beaucoup
de femmes font grande figure dans ces luttes viriles, où elles sont jetées
malgré elles : les temps sont toujours rudes et ne leur permettent pas de se
cantonner dans la jouissance d'un bonheur tranquille. L'une
est une malheureuse mère, Isabelle d'Aragon, persécutée par Ludovic le More,
oncle -et (disait-on)
assassin de son mari, retenue en France' par Louis XII, malheureuse,
passionnée, vaillante. Elle lutte désespérément contre l'Europe entière pour
rendre Milan à son fils[4]. Ou bien
voici une jolie femme blonde, au rare et doux visage : c'est Jeanne d'Aragon,
jadis l'idole de Nifo et le prototype de la beauté. Elle a épousé un
capitaine aventureux, Ascanio Colonna, qui a mis ses affaires au pis. Pauvre
femme ! tout croule autour d'elle. Elle vient brusquement de perdre son fils
aîné : des créanciers la harcèlent, et vont ruiner son second fils ;
prisonnière dans son palais par ordre du pape Paul IV, elle voit, des
glorieuses fenêtres de la maison Colonna, défiler les troupes pontificales
qui vont occuper ses châteaux. Elle n'y peut tenir... Un matin, elle
disparaît on ne sait comme, probablement déguisée ; à une porte de Rome, elle
a trouvé un cheval sellé, et d'une traite fabuleuse elle a couru jusqu'à
Naples. A Naples, une mêlée atroce s'engage autour d'elle : son mari fait
arrêter son fils, le fils dénonce le père. Ascanio tombe, frappé d'un
poignard anonyme... Et quand sa délicieuse femme, toujours blonde comme les
blés, mourra à son tour, on les enterrera ensemble, et sur cette tombe
frémissante on ne trouvera plus à graver que ces mots si doux : « Femme d'un
très grand cœur, épouse très aimante[5]. » Dans
une sphère plus haute, Marguerite d'Autriche n'a été, elle aussi, qu'une
vraie femme, une admirable mère, sans enfants ! Le devoir familial l'obligea
de gouverner les Pays-Bas pendant les longues années de la minorité de son
neveu Charles-Quint ; dans ces années laborieuses, difficiles, elle ne se
proposa qu'un but : conserver la paix. Elle fut bonne, bienveillante,
intelligente, mais point heureuse : « Deux fois mariée et encore
pucelle », comme elle disait, puis veuve du beau Philibert de Savoie,
elle aurait préféré le plus petit « grain de mil », pour son cœur, aux
dignités qui empoisonnaient sa vie, et elle ne s'en cachait pas ! Elle fit
mettre sur son tombeau cette belle devise désabusée : « Fortune,
Infortune ![6] » Et la
grande Anne de France, « la dame de Beaujeu », condamnée à une attitude de «
sourcils froncés[7] », d'épée tirée, pour
rassurer les bons et faire trembler les méchants, cette femme altière,
ambitieuse, avare, masculine, au dire des gens qu'elle avait dûment ramenée
au devoir précis d'obéissance. Personne ne ressemble moins à sa statue
officielle ! Du reste, il suffit de regarder son visage, aux heures de lutte
et même de triomphe : il est crispé, nerveux, visiblement contracté par un
effort[8]. C'était une modeste, on
pourrait dire une humble, sans cesse en défiance d'elle-même, ne faisant rien
sans conseil[9] ; presque désolée de ses
victoires, car elle ne rêvait que d'éteindre les aigreurs ; elle n'aimait que
la justice, la régularité, la paix, elle détestait les idées extrêmes au
point de paraître un peu massive[10]. Dès que
son frère put s'occuper d'affaires, elle disparut de la scène, sans bruit,
sans le moindre éclat, heureuse de se réfugier dans son beau séjour de
Moulins, au milieu de ses affections ; elle avait pris si peu de goût pour la
politique qu'elle recommandait vivement à sa fille de ne jamais s'y fourvoyer
: « Ne vous meslez que de vous[11] » ; autrement dit, ne
sortez pas de votre rôle, et, si un devoir vous en éloigne momentanément,
revenez-y au plus vite, ayez l'égoïsme de ne chercher qu'à vous faire aimer ! Voilà
ce que pensent de l'émancipation civile et des carrières d'hommes les femmes
les plus hautement marquantes, celles dont la gloire pourrait donner le
change. La Rochefoucauld ne songeait guère à elles, lorsqu'il a émis cette
règle fausse, qu'« on ne revient pas de l'ambition à
l'amour ». Celles-là ne cherchaient qu'à revenir de l'ambition, ou plutôt
leur ambition, c'était l'amour : quand les vicissitudes de la vie les
appellent sur la scène, elles ne désirent que s'appuyer sur un homme. Les diplomates,
gens psychologues par destination, ne s'y trompaient pas ; lorsqu'ils ont
affaire à une princesse, nous les voyons de suite chercher l'homme ou les
hommes : « Giacomo Feo me paraît le timon de l'Etat, » écrit Monsieur
Prudhomme, accrédité près de Catherine Sforza : le pauvre ambassadeur venait
de découvrir que Feo pouvait « tout ce qu'il voulait ». La grande tribulation
d'Anne de France était de ne pouvoir s'appuyer sur son mari, qui était
excellent et plein de droiture, mais incapable d'un parti énergique. En
revanche, parmi les femmes de médiocre esprit, il y a des intrigantes,
affamées de bruit, d'ostentation, de vanité, toujours prêtes à se mêler de
tout, au grand désespoir des gens sérieux ; par exemple, Renée de France,
duchesse de Ferrare. Etant née fille de France, elle trouvait son mari mince,
et trop honoré..., et elle faisait bande à part, lit à part, diplomatie à
part. Pourtant, elle n'eut jamais de politique particulière ; son procédé
consistait simplement à aller d'un côté, quand son mari allait de l'autre, ce
qui, de loin, donne à sa conduite une apparence d'incohérence. Tenait-elle
pour Rome, ou pour Genève ? Elle recevait de jour saint Ignace de Loyola, de
nuit Calvin, et encore on ne sait trop qui. Elle ne jurait que par la France
; mais il suffisait que le gouvernement français priât quelqu'un de passer la
frontière, pour qu'elle ouvrît les bras à l'exilé. Marot, un peu éclopé,
reçut ainsi une pension (minime, il est vrai) et le droit de ne rien faire, sinon d'aimer : Mes
amis, j'ai changé ma dame : Une
autre a dessus moi puissance, Née
deux fois, de nom et d'âme. Renés,
en effet, tous deux l'étaient, et on peut même dire qu'ils passaient leur vie
à renaître en fois et en amours multicolores, comme des caméléons, var Marot
ne se montrait guère fidèle qu'aux pensions. Aucun des deux n'appartient au
platonisme. Marot s'en fait le contempteur attitré ; Renée n'est qu'une femme
d'esprit inquiet, sans portée réelle. Elle parade en public avec son mari, et
dans l'intimité elle se bat avec lui : une vraie femme gênante et
inesthétique ! Le duc de Ferrare n'était pas maître à Ferrare. Il expulsa, un
jour, une des dames les plus désagréables, Mme de Soubise : immédiatement,
cette dame se mit à négocier une entrevue directe entre la duchesse et le roi
de France, et l'on eut toutes les peines du monde à empêcher cette combinaison
pendable d'aboutir. La
duchesse aimait, et très peu platoniquement, le gendre précisément de cette
Mme de Soubise, un M. de Pons, rejeton d'une race qui avait le singulier
privilège de rendre aux princesses des services de cette nature. Le duc de
Ferrare eut encore fort à faire pour amortir de ce côté le scandale ; il
recourut au moyen classique, il chargea M. de Pons d'une ambassade en France,
avec des instructions assez générales : les dépêches officielles s'en
ressentent et sont vagues, mais les missives particulières de la souveraine à
l'ambassadeur ne le sont pas du tout ; elle lui écrit, par exemple, qu'elle
donne l'hospitalité dans son lit au petit caniche qu'il a laissé à Ferrare,
qu'elle le dorlote et le baise ardemment, « puisque, dit-elle, il n'y a
plus personne ici ». Mais comme cette diplomatie féminine est compliquée ! La
duchesse a attaché un espion au service du bel ambassadeur. En revanche, ses
propres lettres sont lues et interceptées au « cabinet noir » de Ferrare, en
sorte que si, par hasard, le duc conservait des doutes, il les perd ; mais ce
lui est une douce consolation de serrer dans ses archives le journal intime
d'actions et de pensées que sa femme croyait envoyer au cher absent ; le seul
résultat de cet imbroglio est l'impossibilité de prévoir quand finira la
négociation de M. de Pons. Mais nous serions bien naïfs si nous ne pensions
pas que la duchesse aussi avait son cabinet noir : elle aussi, elle faisait
lire et intercepter les lettres adressées au beau Pons par une dame
d'honneur, lettres qui contenaient également un journal de vie, également
passionné. Ajoutons que Pons laissait encore à Ferrare une femme légitime,
chantée par Giraldi, également passionnée et
consciencieuse, qui lui donnait de beaux enfants. Tout a une fin, même la
diplomatie, quand il y a plus de raisons de finir une négociation que de la
commencer ; il arriva que M. de Pons revint, et que
le duc, philosophe, ferma les yeux, se boucha les oreilles, jusqu'au jour où
il se permit de mettre sous clef la fille de France qu'il avait eu l'honneur
d'épouser. La
duchesse de Ferrare appartient à une école qui malheureusement se répandit
beaucoup, et qui fut en grande partie la cause de la perte du féminisme :
celle des femmes un peu enivrées de leur puissance, qui entrent dans la
politique et dans la vie par la fenêtre. En France, on pourrait en citer plus
d'un exemple sous le règne de Henri II. Quant
aux femmes sérieuses, elles sentent très bien que, sous peine de s'abaisser,
elles ne doivent intervenir dans les affaires qu'indirectement. Au moment où
le grand sculpteur Sansovino paraissait succomber à une crise morale, on
comprend à merveille qu'Arétin s'adresse à sa jeune femme pour lui demander
de le relever[12]. Voilà le rôle des femmes ! De
même, dans un instant de gloire enivrante, et peut-être dangereuse, Vittoria
Colonna retient son mari par une lettre restée justement célèbre : « Ce n'est
pas par la grandeur des Etats ou des titres, mais par la vertu, que
s'acquiert l'honneur dont peuvent se parer vos descendants. Je ne désire pas,
quant à moi, être la femme d'un roi ; je suis celle du grand capitaine qui a
vaincu tous les rois, non seulement par sa bravoure, mais par sa magnanimité.
» Tel est
le langage d'une femme philosophe, habituée à considérer les choses de haut,
et à vivre dans l'atmosphère du beau, c'est-à-dire avec calme et avec force.
Sa réserve d'énergie, masquée sous des trésors de bonté, doit ne se montrer
qu'aux heures difficiles : « La bouche est féminine, le bras est masculin, »
disait un vieux proverbe italien[13]. La bouche dirige le bras ; il
y a des cas où elle peut véritablement le soutenir, mais ce n'est pas son
devoir principal. Personne
ne conteste que le rôle des femmes consiste à modérer la joie ou la douleur.
Nous n'insisterons donc pas à ce sujet, et nous nous bornerons à répondre à
une question délicate. On a reproché aux femmes d'avoir abusé de ce rôle et
d'avoir trop mâté les hommes. Détester
la guerre, prêcher la paix perpétuelle, la conciliation, et la haine de tout
ce qui ressemble à un assaut de la force, soit ! C'est admirable, mais cette
prédication elle-même a ses limites. Est-ce que la guerre n'est pas aussi une
chose salutaire ? Est-ce qu'elle ne retrempe pas bien les nations
embourgeoisées ? Elle est haute, elle est belle ! Et, vraiment, doit-on
réduire les hommes à jouter en panache, devant des tribunes délicieusement
féminines ? Les chevaux, les étendards, les devises, le brillant des armures,
le cliquetis, le tapage des clairons, des trompettes, des flûtes, des cors de
chasse, des instruments les plus violents, si capiteux qu'on les suppose et
si bien qu'ils représentent la bravoure[14], suffisent-ils à conserver des
caractères mâles ? L'amour engourdit souvent. Où sera l'armée[15], que deviendra la patrie, si
les femmes nous emportent dans le bleu ? Mantegna répond en montrant Samson
et Dalila[16], Botticelli en peignant les
amours qui désarment Mars endormi près de Vénus[17]. La
vraie réponse, nous venons de la faire. Certainement,
la place des femmes n'est pas dans les camps. La Virago n'a pas cours[18] : on ne se bat pas contre une
femme, on ne la fait pas prisonnière[19]. Oui, les femmes détestent la
guerre. Mais quand la guerre est belle, elles la prêchent. La guerre est
belle quand il s'agit de se défendre, quand il y va de l'honneur, de la vie,
de la liberté. Oh ! alors les femmes ne sont pas les dernières. Béatrix d'Este
entraine crânement Ludovic le More au camp en face des Français, et là, en
lui montrant une armée frémissante, parmi les vivats, à cette heure
solennelle qui s'appelle la veille d'une bataille, c'est elle qui fait battre
le faible cœur de son mari[20]. En novembre 1502, les dames
d'Urbin envahissent le palais ducal pour offrir leurs bijoux, afin de
repousser César Borgia. A Sienne, patriciennes en tête, elles se mettent à
porter sur leur tête des paniers de terre, et, chose plus extraordinaire
encore, elles s'entendent pour faire ce service très régulièrement sous les
ordres de trois daines capitaines, reconnaissables au satin de leurs jupes :
une jeune fille poussa l'enthousiasme jusqu'à se travestir en soldat pour
passer la nuit sur les remparts[21]. Monluc lui-même, ce reitre, ne
peut s'empêcher de s'exclamer devant un pareil courage et de jurer à ces
dames gloire éternelle[22]. Et Anne de France n'a-t-elle
pas été au camp ? Et n'avons-nous pas raconté l'histoire de cette Françoise d'Amboise
qui leva une troupe pour repousser des brigands ! Mais il
faut qu'une juste cause enflamme le cœur des femmes : hors de là, elles
exècrent la guerre. Les beaux esprits peuvent dire tout ce qu'ils voudront,
vanter les amazones de Géorgie[23], les anciennes
femmes-laboureurs de Ligurie[24], ou rééditer les rêves de
Platon, dans le cinquième livre de sa République ou dans le septième de ses
Lois, sur les aptitudes militaires et politiques de la femme ; ce sont des
paradoxes qui ne tentent personne. On rit de Maria Puteolana
qui parvint au grade de capitaine[25] dans les armées italiennes ;
et, à vrai dire, on considère comme un pur miracle l'inspiration militaire de
certaines héroïnes aux heures critiques. Sainte Catherine de Sienne a pu
l'obtenir « par richesse de grâce[26] », Jeanne d'Arc « par divine
grâce, par mystère divin[27] » ; Jeanne fut si
bien considérée comme sainte[28] qu'on la brûla ; elle ressemble
à Déborah, à Judith[29] ; le moindre des hameaux
français redit son histoire[30], la France entière ne cesse de
remercier Dieu de s'être si clairement manifesté par le simple bras d'une
femme, d'une bergère : « sicut
populum tuum per manum feminat liberasti » ;
mais ce n'est qu'une strophe de plus, balbutiée par les poètes et les
croyants dans leur litanie, déjà longue, d'amour à la Vierge suprême ; une
strophe d'amour et surtout une malédiction contre la guerre, contre l'esprit
des conquérants. Quand
on parle, même en bien, des femmes qui, par le fait des circonstances, se
sont trouvées mêlées à des événements tragiques, on dirait qu'on célèbre une
sorte de suicide[31]. Castiglione consacre des vers
réellement émus à la mémoire d'une jeune fille blessée à mort sur la brèche
de Pise, en 1499, au moment où avec ses compagnes elle entraînait les
défenseurs : on la rapporte mourante, dit-il, sur le sein de sa mère, et elle
s'écrie que sa patrie ne lui devait pas (l'autre hyménée ! « Virago »,
ajoute-t-il tout en larmoyant[32]. Le dernier mot sur ces femmes
militaires a été dit par une femme, la charmante Isabelle Villamarina,
qui voulait absolument partir pour l'armée en habits d'homme, comme la femme
de Mithridate, non pas pour se battre, mais pour suivre son mari, le prince
de Salerne, qu'elle aimait à la folie. Le prince l'avant obligée à rester
chez elle, elle prit le parti de passer toute la journée dans son lit afin
d'essayer de voir son mari en rêve[33] ! Ce
n'est pas par simple thèse philosophique que les femmes s'éloignent des
occupations physiques et masculines ; elles savent très bien qu'elles
auraient tout à perdre à vivre de la vie des hommes. Dans ce cas-là, l'homme
déborde sur elles. Celles qu'une mauvaise étoile, d'ailleurs rare, jette
vraiment dans le gouffre sont fatalement des vigoureuses et des sensuelles. Peut-on
en citer un exemple plus éclatant que Catherine Sforza, une malheureuse
princesse perpétuellement condamnée à se défendre, et, pour ce motif, restée
en marge du monde, où elle aurait pu faire si haute figure ? Une maîtresse
femme, douée de tout ce que la nature peut prodiguer de plus magnifique ;
grande, forte, assez jolie, le teint net et superbe ; le verbe chaud,
énergique, impulsif, sonnant le plus souvent comme une fanfare, mais très
capable aussi de caresses ensorcelantes. Son énergie prodigieuse n'avait rien
de théâtral, elle s'affirme à grands traits en toutes circonstances : ainsi,
lorsque, du fond d'un cachot du château Saint-Ange, Catherine écrit à ses
fils de ne pas s'occuper d'elle : « Je suis habituée à la douleur, je ne la
crains pas, » — ou le jour de l'assaut de sa capitale, lorsque les plus
hardis des Français, parvenus dans les derniers retranchements, finissent à
grand'peine par la saisir comme une lionne prise au piège. Voici le revers de
la médaille : ôtez-lui son armure, c'est une femme, et des plus faibles. Elle
a usé dans la politique toute sa vigueur : ses sens la mènent ; elle répand
autour d'elle une soif inextinguible de sensualité, presque à son insu, en
étant dévorée elle-même. Ses trois premiers maris ont péri assassinés. Jamais
le bel Ordelaffi, l'un de ses adversaires, ne lui arracherait le comté
d'Imola, les armes à la main ; mais la vaincre elle-même par le magnétisme
des sens, il n'en fait qu'un jeu. Et quand, enlacée dans ces rets, Catherine
entend jaser le peuple, elle rugit ; l'amour se traduit chez elle par des
ordres (le prison et d'estrapade[34]. Tout passe ; l'aimable
Ordelaffi fait place à un amoureux plus digne de cette femme : devant la
vigueur de ce mâle, qui menace, à toute occasion, de donner son âme au
diable, et, chose plus grave, l'Etat aux Turcs, Catherine est subjuguée :
elle l'épouse. Feo devient un affreux tyran : dénonciations, poursuites,
tortures, voilà ses dons de joyeuses épousailles ! Comme cela était à
prévoir, il tombe poignardé sous les propres yeux de
sa souveraine, et alors la Terreur plane, des holocaustes silencieux ensanglantent
les prisons... Avions-nous
tort de dire, au début de ce livre, que, sous le charme exquis des apparences
de la vie, la bête humaine, atrocement, continuait à s'agiter ! On avait pu
s'imaginer qu'en la muselant les femmes obéissaient à un instinct naturel et
qu'il y avait certains sensualismes, certaines horreurs bestiales peu à
craindre pour des femmes élevées dans un milieu délicat et presque
quintessencié. Au dire de Nifo et des autres, on n'avait que faire de
recourir aux théories platonistes. Or voici que, par un démenti épouvantable,
cette grande figure de Catherine Sforza domine son époque, comme pour montrer
à quel diapason pouvait s'élever l'enivrement des femmes masculines. Car
c'était, au fond, une femme d'un cœur excellent, que cette Catherine, qui
mourut sous le nom de Médicis ; une vraie sœur de charité, prévoyante,
généreuse, habile à nourrir les misérables en cas de disette, et, en temps
d'épidémie, merveilleuse souveraine, merveilleuse garde-malade[35] ! Et qu'elle était belle !
et que, dans les entr'actes de son existence endiablée, elle savait savourer
la vie, comme elle se laissait aller à la beauté des fleurs, à la douceur des
jardins, à la joie de voir paisiblement ruminer sous ses futaies son beau
troupeau de vaches ! On ne connaissait pas aux chiens de protectrice plus
douce. Elle enthousiasmait son peuple, elle se faisait acclamer, lorsque, en
jupe rouge, à la tête de la chasse, comme une fée des légendes, tenant en
laisse son cheval d'une main fine et parfumée, elle souriait à tous de ses
belles dents blanches, à travers ses grosses lèvres rouges[36] ! Que lui
manquait-il donc pour être vraiment femme ? Il ne lui manquait que de l'être,
et de posséder la science exquise de vivifier par l'amour, au lieu de tuer
par l'amour. Avec elle, il était bien inutile de prendre des airs de clair de
lune[37]. Le style qu'il lui fallait,
c'est celui que nous trouvons dans les lettres d'un de ceux qu'elle aima,
Gabriele Piccoli[38]. Ce Piccoli lui servait
d'ambassadeur, et Catherine, un jour, l'avait grondé d'abuser des vers dans
ses dépêches : là-dessus, il perd la tête : « il se sent, dit-il, le cœur
incendié, bouillonnant... ; » il est fou, il exulte, il parle de sa Divinité,
de son Espoir, il veut tout fuir, tout abandonner pour vivre « à l'ombre et à
l'espérance de sa princesse..., » puis, brusquement, il rend compte, en
termes mathématiques, de diverses machinations diplomatiques assez
compliquées. Au fond, c'est un homme qui parle à une femme de quarante ans,
et qui la voit comme elle est, bonne, douce, vigoureuse et virile. Alors,
pourquoi l'aime-t-il ? C'est que, malgré tout, elle enivre les hommes. Le
soir, elle danse follement[39], et le matin elle va en
pèlerinage ; c'est un démon. Elle finit par épouser un Médicis fin,
spirituel, un peu efféminé... Rien d'étrange comme le colloque qui s'établit
entre elle et Savonarole : elle a écrit au moine pour lui demander des
prières. Lui, il répond par une belle lettre, sereine et forte, où il juge la
vie de haut[40], et cette lettre est datée du
18 juin 1497, le jour 'même où toutes les églises de Florence retentissaient
de la proscription pontificale lancée contre lui. Ah ! la tragique et
grandiose rencontre, entre deux âmes également attardées, quoiqu’en sens
opposé ! le moine pur, qui va mourir ; la femme née trop tôt ou trop tard,
proie de la destinée !... Les Français jugèrent bien cette femme, de bronze
et de tonnerre, qui avait cessé d'être une femme : ils appelèrent une de
leurs pièces d'artillerie, de solide carrure, « Madame de Forli[41] ». Une
seule femme, peut-être, répandit dans les camps un vrai enthousiasme
chevaleresque ; mais c'était en Espagne, et il s'agissait de foi et de
patrie. Isabelle la Catholique a voulu se faire enterrer sur son champ de
bataille de Grenade, largement drapée dans son manteau royal, comme pour
prêcher la vaillance même après sa mort, et aujourd'hui encore on dirait que
sa grande âme régente l'Espagne. Elle
résumait étonnamment les divers héroïsmes : brave et ferme, sans rien d'une
virago ; après une nuit passée à dicter des ordres, elle se remettait
tranquillement à une broderie d'église, ou bien, comme Anne de France, à
l'éducation pratique de ses filles. Elle était rude pour elle-même dans son
particulier, et fastueuse en public ; c'était une causeuse de premier ordre,
elle aimait aborder les hautes questions philosophiques ; çà et là, elle
jetait au travers de la discussion un mot original, quelque trait franc et
net, en même temps que ses yeux bleu foncé s'animaient et lançaient à ses
interlocuteurs un certain regard chaud et loyal qui est resté célèbre.
L'étrange femme ! ardente à la façon d'Anne de France, sans mièvreries ni
détours, un peu d'une pièce, tout cœur pour ses amis, si chaude mère qu'elle
mourut d'avoir perdu ses enfants[42]. si
femme enfin, qu'elle déclarait ne connaître que quatre belles choses au monde
: « un soldat en campagne, un prêtre à l'autel, une belle femme au lit, un
larron au gibet[43]... » Jamais
un roi n'aurait exercé le même ascendant[44]. L'Espagne est un pays trop
fier ! un Espagnol à qui vous parlez d'une armée vous dira sans sourciller
qu'il y avait là 3.000 Italiens, 3.000 Allemands et 6.000 soldats,
c'est-à-dire 6.000 Espagnols[45]. Isabelle, Anne de France sont
d'une allure qui ne peut réussir qu'en Espagne ou en France. Castiglione
lui-même se récuse devant de telles figures, et déclare qu'il n'en pourrait
pas citer de pareilles en Italie[46]. Michel-Ange
s'est montré moins pessimiste, et a constamment rêvé pour les femmes des
traits magnanimes. Sa Vierge de la casa Buonarotti,
ait profil de matrone romaine, se tient droite et regarde devant elle de
l'œil énergique d'une femme prête à tout pour défendre son bien, ce faible
futur homme, pelotonné dans son sein, dont on aperçoit à peine le dos, vrai fructus
ventris tui. Toutes
les femmes devraient avoir sous les yeux la Pieta
qui se trouve à Saint-Pierre de Rome[47]. C'est le plus beau monument
qui ait jamais été élevé à leur honneur. Bouleversé par le drame de
Savonarole, Michel-Ange a jeté là le cri de son âme ; il en appelle aux
femmes, au nom du Christ. Sur ses
genoux, simplement, sans effort sensible, la mère porte son fils mort, un
poids bien lourd ! Ses larges draperies, ses belles formes, la candeur des
grandes lignes de son visage, tout trahit une telle force d'âme qu'on ne
s'étonne pas qu'elle paraisse aussi jeune que ce fils. Le Christ, de son
côté, ne pèse pas trop ; quoique mort, on sent qu'il vit encore par une
tendresse, dont ses traits flétris gardent l'expression : il a vaincu, à
force d'amour, la mort divine, une mort cherchée et presque aimée. Et la
mère, pure, grave, pleine d'une pitié profonde, parait vouloir l'engendrer
une seconde fois à la vie définitive et non périssable : elle a un type
impersonnel, qui ne représente pas telle ou telle femme, telle ou telle mère Le
corps, enfin vaincu, recule devant l'âme, Et
la terre, ayant vu cette Vierge et ce Dieu, Va
comprendre l'Amour et respecter la Femme ![48] Michel-Ange exalte l'éternelle femme, soutenant par la vigueur d'amour l'homme endolori. Il nous a laissé le testament, le symbole de toutes les énergiques femmes du XVe siècle, qui venaient de fournir en Italie une si belle carrière, et à la hauteur desquelles aucune douleur n'avait pu arriver, les aïeules de Vittoria Colonna et de Marguerite de France ! Et pourtant il ne veut rien exagérer. Lorsqu'il peindra le Jugement dernier, il ne mettra plus la femme au premier rang, comme les vieux maîtres naïfs : il lui donne respectueusement le second, et avec une attitude humiliée, suppliante, miséricordieuse, parce que, même pour lui, la femme incarne avant tout la douceur, la bonté, et qu'aux heures impitoyables où la parole appartient au dernier argument de force et de justice, toute femme doit s'effacer. |
[1]
Joseph de Maistre.
[2]
Ses services ont été très habilement mis en relief par un écrivain que je ne
puis nommer sans lui payer le tribut d'un bien affectueux souvenir personnel,
M. Paulin Paris.
[3]
Ms. fr. 144, 2472, etc. Voir à ce sujet notre
précédent volume, Louise de Savoie-et François Ier.
[4]
V. Son engagement du 8 sept. 1505. Arch. nat,, K. 78,
8 bis.
[5]
Pour cette vie si agitée, on peut voir not. Serassi, Lettere di Castiglione, t. I, pp. 10, 49, 56,
74, 85 ; Ant. Maria, De Gratiani, Casibus virorum ;
Pallavicini, Historia concilii Tridentisi...
[6]
Elle mourut en 1530, à peine âgée de cinquante ans. — Pasolini, III, pp. 568,
569.
[7]
La Vauguyon, f° 23.
[8]
Son portrait du Louvre (1488).
[9]
Enseignements, p. 116.
[10]
La Vauguyon, f° 16.
[11]
Enseignements, p. 23.
[12]
Lettere, III, 305.
[13]
Bonne responce à tous propos, p. 44.
[14]
Lemaire de Belges, cité par Thibaut, ouvr. cité, p. 193.
[15]
Voir Clément Marot, Epistre aux dames de la
court, p. 207 (édition 1544).
[16]
National Gallery.
[17]
National Gallery.
[18]
Quoi qu'en ait dit l'illustre Burckhardt. p. 145.
[19]
Brantôme, IV, 132 ; et autres.
[21]
Brantôme.
[22]
II, 55.
[23]
Omnium gentium mores..., p. 143.
[24]
P. 337.
[25]
Nifo, De Muliere aulica,
ch. III.
[26]
O. de la Marche, Parement, ch. XXIV ; L'Ystore
anthonine la classe parmi les grands hommes du
XVe siècle (f° 300).
[27]
Billon, p. 196. Voir la conversation d'Alexandre VI, rapportée par nous dans
les Preuves de Jean d'Auton.
[28]
Chastellain.
[29]
Octovien de Saint-Gelais ; Éloi d'Amerval.
[30]
Marconville, p. 20 v°.
[31]
Nifo, De Muliere aulica,
ch. I et II ; De Principe, ch. XXIX.
[32]
Carmina, De Viragine.
Cf Bernard, cité par le comte Pasolini, III, n° 1416.
[33]
Nifo, De Amore, ch. CII.
[34]
V. Agrippa (édition per Beringos), II, 1098-1120 et
not. 1104.
[35]
Pasolini, p. 379-383.
[36]
Pasolini, II, pp. 368, 375 ; III, pp. 515-517.
[37]
Pasolini, II, 361.
[38]
Pasolini, p. 370.
[39]
« Catherine, si vous faites aller ainsi la danse, Atlas va trouver le monde
bien léger, » lui écrit un poète.
[40]
Pasolini, II, 396, 398.
[41]
Jean d'Auton. I, 134 et suiv. Plus tard, les huguenots, de même, appelèrent «
Catherine de Médicis » une de leurs coulevrines. (Bouchot, les Femmes,
p. 150.)
[42]
Prescott, IV, 27.
[43]
Brantôme, IX, 297.
[44]
Prescott, IV, 17.
[45]
Brantôme, VII, 17.
[46]
P. 467.
[47]
Celle que François Ier indiquait comme le chef-d'œuvre de Michel-Ange (Romanis,
p. 16).
[48]
Émile Trolliet, la Vie silencieuse, p. 170.