Marguerite
de France a dit le mot très incisif : « Le défaut des femmes, c'est la
timidité. » Elles sont peureuses. Elles
ont pris l'habitude d'un rôle passif et secondaire. Elles désirent en sortir,
elles éprouvent un besoin de grand air et d'activité, il leur pousse des
ailes, elles adorent la liberté d'esprit, du moins elles le disent — et, en
effet, elles ont déjà rompu bien des chaînes ; — mais dès qu'on les aborde
d'un peu près et qu'on lie conversation avec elles, on s'aperçoit qu'elles
sont encore tenues par une foule de timidités secondaires, par de petits-fils
invisibles, qui viennent souvent des conventions sociales les moins
importantes. Elles ne peuvent pas prendre leur vol, ou bien il faut qu'un
homme parte le premier et les entraîne, ou bien qu'une nécessité absolue, un
enthousiasme, un dévouement les pousse. Elles
ne s'émeuvent Das par raisonnement, mais par suite du sentiment, plus ou
moins vague, que leur vie intime ne leur a pas apporté d'amour, qu'elles sont
faites pour l'amour, et qu'elles ont une mission d'amour à remplir. Un
esthéticien moderne, pourtant homme et médiocrement sensible, a expliqué
ainsi en lui l'appel de la grâce : « Je n'avais rien à aimer. Mes
parents n'étaient pour moi en quelque sorte que des pouvoirs visibles de la
Nature[1]. » A plus forte raison
pour les femmes ! Il faut quelque chose à aimer ! Séparées de leur famille,
le mari incarne pour elles, dans toute la force du terme, le pouvoir visible
de la Nature : en sorte que l'ardent instinct qui les attire vers la lumière
est bien complexe, bien mêlé de douleur et d'entrainement, c'est une soif
d'amour presque cruelle. De même que leur mari s'honore par une activité
extérieure et par des services publics, elles entendent un pareil appel de la
destinée. Il y a autour d'elles une vie à répandre, une douceur à semer, des
faims à nourrir, des plaies à panser, un cri, un immense cri de détresse et
de rudesse à consoler, et cela est indispensable. Une petite bourgeoise peut
se confiner dans l'étroit égoïsme de son arrière-boutique. Une femme de cœur
pouvait-elle ignorer la crise profonde de la société ? devait-elle rester
l'enjeu passif, la proie ? n'était-elle pas appelée à prendre parti, en sa
qualité de créature intelligente et libre ?... Bon gré mal gré, il fallait
sortir de sa maison et de soi, s'envoler ! A vingt ans, on est excusable de
confondre l'idéal avec la vie : dix ou quinze ans plus tard, cette
illusion-là n'existe pas. On sent le besoin de fixer son cœur en un lieu
fort, certain et noble, où les remous de l'existence ne l'atteignent pas et
un jour arrive ainsi où toute femme, capable de réfléchir et d'aimer, jette
un regard d'interrogation sur ce qui l'entoure. Et
alors, que lui répond le grand mystère de la vie ? Elle voit un colossal
agencement de force visible et de matière, qui germe, lutte, éclate par
l'impulsion silencieuse d'une force invisible, et qui, sans un but placé en
dehors de lui, n'aurait ni existence ni beauté. Le régisseur de ce monde est
l'homme, pourvu d'une intelligence plus puissante que la matière, en sorte
que l'homme se trouve ici-bas comme l'ambassadeur de la vie et le type de la
beauté. Lui-même obéit à un moteur presque unique, l'amour : il ne peut être
vivement remué que par la passion. Ainsi le monde entier obéit à la loi de la
beauté et de l'amour. La vérité, le bien forment pour ainsi dire son
squelette ; la beauté est sa vie[2], l'amour, l'instrument de sa
vie. Certains esthéticiens modernes ont cherché à établir une antinomie entre
l'homme et la nature : ils représentent l'homme comme un ennemi, qui, en
usant de la Nature, forcément la viole et la déforme, tandis que, laissée à
elle-même, elle serait toujours belle[3]. Il nous paraît inexact et
subversif de subordonner ainsi l'homme à la Nature ; c'est le contraire qui
doit être ; nous pouvons abuser de tout, mais les forces matérielles ne font
que gagner à recevoir de nous une sage direction. Notre rôle est de vivre en
harmonie avec la nature, selon cette loi, magnifique et unanime, que plus
l'amour se donne, plus il s'accroît : « Allez et donnez votre bien aux
pauvres, » a dit l'Evangile : voilà le beau ! Semez, donnez ! donnez toujours
! donnez votre bras à la terre jusque-là stérile, donnez votre cœur aux cœurs
trop arides ! Le beau ne peut pas être avare. Il n'y a d'autre hiérarchie
dans le monde que celle qui part des êtres incapables de donner, raidis
contre l'amour, pour s'élever jusqu'à ceux qui, splendidement épanouis,
versent leurs dons sans compter. Du caillou, seulement sensible à
l'attraction mécanique, jusqu'à la fleur embaumante, partout gît l'idée
profonde, une même grande voix s'élève, toutes choses crient, et leur voix
unique est celle de l'amour. Tout ce qui se meut tend à s'enlacer, à s'unir
et à se confondre, toute vie tend à se verser dans une autre, à se donner, et
c'est par là qu'elle renaît, et que toutes les vibrations particulières
forment l'immense unisson. Et, au-dessus de cette symphonie matérielle, le
cœur humain en chante une autre toute semblable dans les sphères
intellectuelles de la vraie vie, qui montent jusqu'à Dieu. L'amour de
l'homme, suivant l'expression de l'Imitation, est un cri poussé vers Dieu. L'amour
est donc la règle du monde ; il est noble, superbe et nécessaire ; en
déployant ses larges ailes, il domine facilement les petitesses et les
conventions, il répond à tous les besoins, à ceux de l'âme et de la société,
il vivifie les cœurs délicats. Mais on voit aussi quelle lutte il va
produire, par sa double nature, entre l'esprit et la matière, une lutte
admirable, et délicieuse, et rude. Les
femmes sont faites pour comprendre ce tiraillement de l'amour matériel et de
l'amour intellectuel, elles qui, à un certain détour de l'existence, sentent
si fort le contraste entre les cruautés, les ironies de la matière et les
finesses du cœur. Elles traînent un corps souvent faible, souffrant,
misérable, un corps déformé, sanglant et honteux, une chair à couleur, née
pour l'amour et le respect, tombée dans la chirurgie... Il arrive un moment
où elles voudraient oublier la bête, et la laver de ses impuretés, si
possible : leur âme est devenue plus âme. Si elles frissonnent au souvenir de
certaines nécessités physiques, le secret du bonheur, par cela même, leur
apparaît plus simple, lumineux, plus dépouillé de matière ; stigmatisées par
la vie comme certains mystiques l'ont été par l'amour divin, le flanc percé,
les membres fouillés et brisés par la main des hommes, elles ont soif
d'amour, d'enthousiasme et de vénération, elles comprennent qu'aucune argutie
d'esprit, ou aucune dissection doctrinale, ne vaut une échappée d'amour.
Elles savent la douceur des choses. Je dirai plus : elles savent
l'extraordinaire influence des forces morales sur la santé physique ; le
corps, comme la société entière, a besoin d'être réchauffé par l'âme et par
le cœur. Cette
vérité apparaît, radieusement, par une sorte d'intuition. Mais il s'en faut
que les femmes puissent toutes en profiter, parce qu'elles ont à compter avec
mille obstacles pratiques ; elles auraient besoin d'une grande liberté
d'esprit et d'une forte dose d'énergie, pour ne pas se laisser arrêter par
une foule de conventions, de partis pris et d'usages plus ou moins
respectables. Or la timidité, la nonchalance, la frivolité sont choses
naturelles. En
France particulièrement, il fallait aux femmes un véritable courage pour
affirmer leur volonté d'agir et de concourir à l'œuvre sociale, au milieu
d'une société essentiellement constituée pour les empêcher d'émettre
utilement une idée : une société énergique et terre à terre, tout à fait
étrangère à la philosophie et au rêve, enchaînée à des traditions de bon sens
très élémentaire et à une simplicité orgueilleuse, composée de familles qui
désiraient vivre à leur gré, sous la direction de leur chef, sans grande
notion de solidarité générale : le roi était le chef de la principale famille
; à ce titre, on éprouvait pour sa personne la vénération la plus
patriarcale, mais, pourvu que la police générale de l'armée et des frontières
fût assurée avec le moins de frais possible, on s'inquiétait peu de son
existence. Ainsi le pouvoir despotique du mari n'était pas seulement un
pouvoir familial, mais un pouvoir politique ; l'homme était maître de la
terre et du village comme de la femme, et il administrait le tout sans remuer
beaucoup d'idées, dans une conversation intime avec ses bœufs et ses chênes.
Ces figures enluminées de campagnards, à l'œil simple, nous les retrouvons
dans les portraits : l'homme n'a rien d'extraordinaire ni de gigantesque ; il
est de fer, voilà tout[4] ; et à côté de cet être solide
végétait, à demi étouffée, la fleur fine et précieuse, une femme parfois un
peu frêle, au regard humide et doucement voilé, toute faite de passion
concentrée, de douceur passive, d'impressionnabilité. D'autre
part, en contraste avec ce monde individualiste, qui, par principe même,
vivait isolé, on vit alors s'épanouir à la cour, à la ville et dans certains
grands châteaux, un monde extrêmement actif, celui des salons : effervescent,
bruyant comme les nouveaux venus, pompeux, doré, d'élégance raffinée et
factice, il représentait bien ce que tant d'écrivains appelèrent le « théâtre
du monde » ; décor mirifique, grandi, diminué, allongé, rapetissé au gré
de certaines projections lumineuses, et au milieu duquel des acteurs
s'évertuaient à jouer un rôle. Quels étaient ces acteurs ? D'où venaient-ils,
où allaient-ils ? souvent on n'en savait trop rien, on ne s'en inquiétait
guère, et parfois mieux valait l'ignorer ; car, Dieu merci, ce n'est pas pour
moisir dans un fonds de campagne qu'on intrigue, et on n'assassine pas pour
devenir épicier. Çà et là, généralement à la fin d'un acte financier,
quelqu'un disparaît, mais sans mouvements tragiques, puis (sauf Semblançay,
qui fut pendu) il reparaît et continue la pantomime. On ne put que louer le
noble emploi que fit l'amiral de Graville d'une majestueuse fortune, un peu
discutée ; Du Plessis se démêla si bien dans les mailles de la justice qu'Il
nous a légué l'admirable cardinal de Richelieu. Les Bohier, les Briçonnet,
les Robertet, les Duprat, bien d'autres encore, petits ou grands, édifièrent
en toute paix leurs brillants châteaux, triomphe de l'art, mais insultants
pour les vieux machicoulis en ruines qui se morfondaient sous le lierre.
C'était la royauté de l'or[5]. Cette
somptuosité, cette grâce, cette vie éclatante, qui semblaient devoir tout
effacer autour d'elles, n'éblouirent pourtant pas le vulgaire, et tout
d'abord elles excitèrent plutôt un sentiment de répulsion, si ce n'est de
jalousie. Des cris s'élevèrent. Il semblait que la richesse perdait son
caractère d'affectueuse et patronale simplicité, pour ne plus mettre en
relief que les silhouettes, égoïstes et fières, d'enrichis qui croyaient
pouvoir tout acheter[6] : la vertu, l'esprit,
l'honneur, aussi bien qu'un tableau rare ; le pauvre n'est donc plus qu'un «
corps sans âme ![7] » l'homme vertueux est
celui qui habite un palais, et celui qui donne à dîner a beaucoup d'esprit ! A cette
tyrannie s'ajoutaient les inconvénients particuliers[8] ou sociaux[9] d'un monde naturellement
instable et sans cesse renouvelé par la spéculation[10]. De là ces clameurs : « Vous
faictes tant de gens crier hélas », puissiez-vous « descendre la
teste la première[11] » !... L'or et
la volupté sont les dieux à qui nous avons dû le charmant XVIIIe siècle. Mais
ils mènent à des révolutions. C'est ce qui apparut très bien, et même trop
bien, en Italie, et ce qui obligea à lutter pour ramener ces deux grandes
forces du monde à des limites bienfaisantes[12]. Dès le XVe siècle, le
socialisme chrétien dressa hautement la tête, à Florence et à Rome, et de ces
menaces naquit une science forcée de la philosophie. En
présence du péril social, certains hommes durent sortir de leur égoïsme, et
ils montrèrent aux femmes timides la route à suivre pour éviter les
représailles vengeresses. On vit des gens d'affaires, des banquiers, des
notaires... se grouper, se réunir avec la ferme résolution de laisser à la
porte les affaires, l'intérêt, l'ambition, même leurs espérances généralement
despotiques dans une intervention de l'Etat, et chercher à se donner,
emprunter, s'il le fallait, une âme quasi idéale de philosophe ou d'artiste,
afin de consacrer pratiquement leur élévation en travaillant à celle
d'autrui. Le peuple florentin se prit à l'hameçon ; à la fois ardent et fin,
il mêlait admirablement le raisonnement pratique et le sens idéal. Et on fit
ainsi le premier pas. Cependant,
c'est surtout à Rome que cette pensée, encore rudimentaire et mal définie, de
purifier la vie et de rechercher le bonheur social par la douceur du beau fit
des progrès. Elle trouvait là un terrain bien préparé. La culture de
l'esprit, l'élégance du langage ne représentaient pas à Rome, comme ailleurs,
un simple luxe, c'était la substance de l'Etat ; l'argent se trouvait
intellectualisé par son origine et par son but ; nulle part aussi, on ne
concevait mieux l'idée d'une société oligarchique, d'une république tempérée
par le pouvoir absolu. La haute prélature formait un monde tout à fait
unique, aussi éloigné du caractère militaire ou frivole qu'on reprochait à
certaines noblesses, que du goût pour les grossières jouissances, propre à
certains enrichis ; elle donnait bien l'exemple vivant d'une vraie
aristocratie, dans le sens précis du mot[13], c'est-à-dire de la réunion
d'hommes hiérarchisés, avancés et mis hors de pair par quelque don éminent,
les uns par une grande situation politique ou une grande naissance, les
autres par une grande fortune, les autres par de grandes œuvres, une vertu
célèbre, une science illustre, un talent reconnu. Elle avait horreur des
coteries et des petitesses : à la grandeur de la situation devait
correspondre la grandeur des idées. Et cette belle aristocratie, ainsi
composée de l'élite sociale, se plaisait à se recommander d'aïeux antiques ;
elle ne se parait ni de généalogies particulières — bien qu'il y en eût
d'éclatantes —, ni d'un étalage de fortunes — bien qu'il y en eût d'énormes —
; elle prétendait se rattacher à tout ce que le passé, depuis les Romains et
les Grecs, avait fait émerger de plus illustre parmi l'espèce humaine :
Platon, Socrate, Archimède, Cicéron étaient ses ancêtres. Et ainsi, avec une
force étrange, elle tendait sans cesse à élever jusqu'à elle, par son
exemple, par ses doctrines, par sa fréquentation, les hommes qui se sentaient
une étincelle de génie, de talent, ou même, tout simplement, d'ambition. Dans
cette atmosphère se développa fort naturellement le programme d'esthétique
sociale, dont Castiglione a buriné les traits principaux : « Il faut lutter
contre le luxe, fût-ce par des lois[14], il faut donner à la vie du
monde un but moral et gouvernemental[15], il faut que les lois
s'appuient efficacement sur la coutume, pour réprimer les appétits[16]. Le pouvoir d'un seul prête à
la corruption ; mais il a ce bon côté qu'on trouve plus facilement la
sagesse, la bonté, la justice, dans une seule personne, soutenue par de
fortes traditions, que dans le hasard de la réunion de citoyens inconnus[17]. » Il faut instituer dans
le monde une royauté par la justice, par la beauté, plus réelle et de droit
plus divin qu'aucune autre. Mammon, c'est-à-dire l'amour de l'or, l'amour de
la force et de la jouissance, ne saurait régner qu'à condition de faire la nuit,
si nous avons des yeux et que nous ne voyions pas, si nous avons une bouche
et qu'il n'en sorte aucun cri humain, si nous sommes morts à l'enthousiasme,
et si notre existence à tous consiste à manger... En
France, le danger socialiste, se présentant avec beaucoup moins d'acuité, ne
pouvait pas produire les mêmes effets ; le peuple, qui, cinquante ans plus
tard, allait montrer les dents, se taisait encore, et on ne se préoccupait de
l'avenir que dans les classes élevées. L'argent
témoignait d'une certaine modestie, et s'entendait à merveille avec les
représentants les plus qualifiés de l'ancienne noblesse. Mais la noblesse,
n'étant plus, féodale, n'avait plus rien à faire, et dans les rangs de cette
aristocratie purement basée sur la naissance et sur la fortune une crise
morale très grave se produisait ; la pure vanité remplaçait l'orgueil[18] ; « la fumée[19] » des titres l'emportait
fortement sur l'amour de la gloire. Les
grands financiers devinrent presque tous barons, afin de se mettre au-dessus
de la finance ; les possesseurs de fiefs devinrent barons, comtes, marquis ;
les simples mortels se trouvèrent posséder un fief ; le moindre colombier
tourna au château ; la société fit un pas en avant, et tout le monde fut
satisfait. C'était une vraie course au clocher, selon le système italien.
Pontanus, qui en rit avec malignité, avait en vain sollicité le titre de
baron : le bon duc d'Urbin, grand philosophe et d'exaltation fort récente,
s'était débarrassé, par un coup de poignard, d'une jeune fille de la simple
noblesse, que son fils aîné aimait et voulait épouser ; Louise de Savoie
approuvait chaudement cette belle intransigeance[20]. Les
généalogies prirent d'étranges proportions. Il fallait la simplicité morale
de Marguerite d'Autriche pour se contenter, com me aïeux, d'anciens rois de
Germanie[21] ; le moindre archer écossais
descendait tout aussi bien des anciens rois d'Écosse[22]. Louise de Savoie débuta par
rattacher modestement la maison de France à la plus ancienne dynastie royale,
celle de Babylone. On alla
plus loin ; on sonda les ténèbres de l'histoire, les temps de fer et de
pierre, où quelque sauvagesse, rencontrée par quelque sauvage dans un bois,
fut notre aïeule, et où il aurait suffi de cinq minutes de pluie au lieu de
soleil, pour que toute une immense lignée d'âmes se trouvât biffée de
l'immortalité... Anne de Bretagne descendit d'un des géants, fils directs de
la Terre[23]. Rabelais, très gravement, nous
présente avec correction son héros, fils aussi d'un propre fils de la Terre :
« Plût à Dieu, ajouta-t-il, que chacun sût aussi bien sa généalogie depuis
l'arche de Noé ! » Mais,
en réalité, sous le couvert de ces vanités nouvelles et savantes, l'argent
brutal, le vulgaire argent, qui va aux vulgaires, menait la danse et
pêle-mêle entraînait l'élite de la nation. Le Baisse du temps, Robert de Balzac,
a rempli plusieurs pages rien qu'à citer des types de la cohue mondaine, qui,
suivant son expression, se presse, effrénée et presque sauvage, sur la route
de l'hôpital[24] ; ce sont des voluptueux, des
désordonnés, des luxueux, des gens gorgés d'or et qui en ont soif ; ils se
jettent, ils se hissent tumultueusement vers une étoile chimérique,
atrocement tourmentés et agités ; les uns après les autres, ils tombent dans
le gouffre, cependant qu'au premier plan continue lentement, et avec une
cadence de pendule, l'éternelle parade. En sorte qu'à côté de ce triomphe
insultant et fou de For les haines se développent, et on commence, dans l'ombre,
à parler du triomphe, horrible, de la misère[25] ; on peut prophétiser l'heure
où le matérialisme d'en bas répondra épouvantablement au matérialisme d'en
haut. Les
femmes auraient dû remédier à cette crise. Elles devaient empêcher les hommes
de s'abêtir et de se ruiner[26]. Anne de France n'ose pas
proposer à tous ces nobles oisifs de s'occuper de choses intellectuelles, mais
elle voudrait au moins les retremper dans une vie d'abnégation physique ;
sans le courage militaire, la noblesse, dit-elle, ressemble à « un arbre sec
», sans la vertu « elle ne vault rien[27] ». Ce
qu'elle n'espérait pas, une fraction du clergé commença à le réclamer.
C'était, au milieu de la foule des paysans en soutane ou des grands seigneurs
en rochet, un petit groupe lettré, inspiré par le cardinal d'Amboise, moins
hardi que Rome, moins rétrograde que l'Allemagne. Ceux-ci reconnaissaient les
mérites traditionnels de la gloire militaire, de la naissance, de l'argent,
mais ils auraient voulu les concilier avec les vertus nouvelles, les fondre en
une seule lumière, homogène comme la lumière du soleil, qui se compose de
couleurs si diverses ; ils auraient voulu que, comme à Rome, toutes les
gloires réunies formassent l'arc-en-ciel. Un moine de Cluny[28], Clichtoue, prie, supplie les
jeunes gens bien nés de ne pas s'engourdir dans l'infatuation, dans
l'oisiveté, dans le vice. Il a la bouche pleine d'exemples pour montrer
comment les goûts littéraires[29] peuvent s'allier à la vie des
camps ; il révère tellement les principes de hiérarchie qu'il en découvre
l'application partout, jusque dans les métaux, mais il brûle de réunir en
faisceau toutes les forces vivantes de la société ; il est philosophe, on peut
même dire précurseur. Il annonce Platon ; il déborde de Bible, plus que ne le
fera Luther, et d'Antiquité, tout autant qu'un prélat romain[30] ; l'avenir lui parait se
dessiner clairement : « Après la vertu, la noblesse ne peut avoir de plus bel
ornement que les lettres. La philosophie ne reçoit pas le noble, elle le fait[31]. » Il conjure les hommes
distingués de prendre véritablement souci des obligations sociales qui leur
incombent, sous peine de perdre leur rang. Il ne disconvient pas de
l'agrément qu'on éprouve à penser qu'on a eu des aïeux et qu'on aura des
descendants, mais ce but dans la vie ne lui parait pas suffisant, quoique
honorable ; si l'on ne trouve pas moyen de réunir les deux noblesses, celle
du corps et celle l'esprit, nul doute (à son avis) que la noblesse de l'esprit
l'emportera ; Salomon, qui ne passe pas pour moderne ni même pour socialiste,
le disait déjà dans son temps : e Je ne suis, moi aussi, qu'un homme mortel,
semblable aux autres, de la lignée terrestre du premier homme ; j'ai été fait
chair dès le ventre de ma mère... En naissant, j'ai respiré l'air de tout le
monde, je suis tombé sur la terre commune, mon premier cri a été celui de
tous, un pleur. Il a fallu m'envelopper pour me faire vivre, et m'entourer de
soins. Parmi les rois, quel est celui qui a commencé autrement ? Tous les
hommes entrent de même dans la vie, tous en sortent de même. » Malgré
tout, Clichtoue, ainsi que ses amis, les Lamennais, les Montalembert de
l'époque, se bornait à des conseils et à des pronostics, que l'avenir devait
en grande partie justifier : il n'avait pas encore trouvé la formule exacte.
Elle lui brûlait les lèvres, mais il n'y arrivait pas ; il semblait, en
France, que les mots « beauté, amour », ne fussent pas virils ni
ecclésiastiques. Ces nobles mots, si hauts, devaient venir d'en haut, et de
lèvres de femmes. Marguerite
de France les prononça enfin et on les prononça autour d'elle. Le
remède qu'on cherchait, avec tant d'efforts, contre le matérialisme, le
voici, tel que Jean Bouchet l'expose au nom de Marguerite : « Raffiner le
monde, en éliminer les éléments grossiers[32] ; n'admettre la fortune, comme
source de distinction sociale, qu'en dernière ligne, et encore à condition
que le nouvel enrichi « vive noblement », c'est-à-dire d'une manière
désintéressée, et qu'il « s'étudie à beaux faits » La noblesse vraie
n'est pas une cocarde, une étiquette, un nom, mais une réalité morale ; elle
« vient de l'âme, et non de la richesse[33] ». Les esprits nobles et fiers
se reconnaissent précisément au don de la simplicité ; ils laissent les
dorures et les bruyants blasons aux « fils de porchers, couturiers,
chaussetiers et autres gens mécaniques... Mais ceux qui sont illustres
d'ancienne noblesse monstrent assés leur noblesse, car ils ont en euls je ne
sçay quoy d'une bonté naïfve qui les sépare manifestement de la férocité des
fauls nobles. » Fringante, piaffante, vrai pur-sang, rebelle au bâton
d'un mari, mais tressaillant jusqu'à sa dernière fibre au moindre appel d'un
sentiment délicat, Marguerite de France est restée obstinément fidèle à ces
principes ; ç'a été l'étoile polaire, qui a réglé sa marche pendant toute sa
vie. La dernière phrase que nous avons citée a été dite dans une circonstance
qui lui donne une portée particulière : dans l'oraison funèbre de Scævola de
Sainte-Marthe, qui n'a pas cru pouvoir jeter sur la tombe de sa princesse des
fleurs plus douces et plus éternellement éclatantes[34]. Marguerite elle-même n'a
jamais manqué une occasion d'accentuer avec la dernière énergie la peur
affreuse qu'elle avait du pouvoir de l'argent. Aimer
l'argent, Sinon
pour s'en aider, c'est servir les idoles ![35] Vis-à-vis
de ceux qui traitent l'humanité en maquignons, et qui croient que le bonheur
s'achète, elle a des apostrophes passionnées dignes des plus ardents
socialistes chrétiens : Ilz
ont plaisirs tant qu'ils en veulent prendre, Ilz
ont honneurs s'ilz y veulent prétendre, Ilz
ont des biens plus qu'il ne leur en fault[36]... Voilà
le point précis où l'on vise. Le cadre militaire de la société est brisé : on
considérerait/ comme un crime de lui substituer un cadre financier, et le
grand danger se trouve là. Pour employer une comparaison approuvée par
François Ier, deux chars parallèles courent la carrière du monde : il faut
opter ! Le char de Plutus, plein d'or, de fornications et de vices ; le char
de l'Honneur et de l'Amour, escorté de toutes les vertus[37]. Le dilemme est net : pour son
bonheur, pour sa gloire, le monde doit repousser le culte de l'argent, la
puissance de l'argent, et proclamer la puissance de l'amour vertueux. Ainsi,
peu à peu, la formule cherchée se dégage et commence à se discerner. Voici un
grand trait de lumière : pour être heureux, il faut s'élever au-dessus de la
matière, et établir le monde sur une philosophie de l'amour. La vraie
richesse, c'est la vie, le beau ! Le plus faible des hommes, le dernier de
nos malades et de nos loqueteux, la femme, au corps faible et à l'âme
ardente, sont plus riches qu'un lingot d'or, plus éternels que les Alpes,
plus grands que la mer et que l'immense nature, par ce motif qu'ils ont en
eux la vie, et la vie vraie, c'est-à-dire la conscience de la vie, la
confiance en la vie, l'amour de la vie ! Et par
suite de la même idée qu'il faut chercher le bonheur par la vraie vie, on
reconnaît accessoirement qu'il est nécessaire de s'occuper de l'hygiène de
cette vie ; jusqu'à présent, il n'y avait eu de médecine, de soins et de
pitié que pour les maladies du corps, pour les plaies béantes et
sanguinolentes qu'on avait sous les yeux ; quant aux plaies du cœur et de
l'esprit, on les oubliait... On n'était arrivé qu'à rendre la vie somptueuse
et brillante, à la gaspiller dans une sorte de trépidation ou d'enivrement...
Le cœur ne s'achète pas... ; pour réparer ses brèches, il n'y a pas de devis
possible : il faut qu'elles se réparent elles-mêmes... L'art
consistera donc à réaliser autant que possible la plénitude de la vie,
c'est-à-dire à tirer du christianisme, qui est espérance et charité, une
philosophie esthétique : « Je suis le Dieu des vivants, a dit le Maître. En
réunissant les paroles sur la Vie éparses dans 1'Evangile, on obtient un vrai
code d'esthétisme ; quant aux paroles d'amour, elles forment la trame même de
la doctrine. Au lendemain de la Résurrection, alors que les hommes rudes,
appelés à répandre la sainte nouvelle, ignorent tout, le Maître se montre
d'abord à l'Amour ; il paraît aux portes d'un jardin mystérieux, où va passer
Madeleine : Madeleine, une femme pardonnée, glorifiée, parce qu'elle a
beaucoup aimé, parce qu'elle a péché par l'excès du bien. Cette
doctrine d'amour n'avait point prospéré dans le monde, elle y trouvait des
ronces trop enracinées, des épines trop cruelles ; elle s'était faite
surnaturelle, sacrée, tellement sublime, qu'elle échappait à la terre, elle
se réfugiait étiolée dans les cloîtres, comme dans une serre chaude, et
laissait la place libre au vice. La douceur ne semblait venir que de la
faiblesse ; toute forme d'art semblait immorale, tout amour pervers et
déséquilibré, et on ne comprenait pas combien il faut d'intelligence pour
être bon. Les petitesses de la dévotion féminine, malheureusement encouragées
par une partie du clergé, tendaient à rendre l'amour divin lui-même peu
pratique et presque ridicule. L'auteur de l'Imitation a pourtant défini
l'amour comme la vraie source d'activité : « Il
n'y a rien au ciel et sur la terre de plus doux que l'amour, rien de plus
fort, de plus élevé, de plus étendu, de plus agréable, de plus rempli ni de
meilleur, parce que l'amour est né de Dieu, et qu'il ne peut trouver de repos
qu'en Dieu, en s'élevant au-dessus de toutes les choses créées. Celui qui
aime vole, court et est dans la joie ; il est libre, et rien ne le retient. Il
donne le tout pour le tout, et possède tout dans le tout, parce qu'il se
repose au-dessus de toutes choses, dans le seul et souverain bien, d'où
découlent et procèdent tous les autres biens. Il ne regarde pas aux dons,
niais il s'élève au-dessus de tous les biens pour ne voir que celui qui les
donne. Souvent l'amour ne garde pas de mesure, mais son ardeur l'emporte
au-delà de toute mesure. L'amour ne sent point sa charge : il ne compte point
le travail, il veut faire plus qu'il ne peut, et ne s'excuse point sur
l'impossibilité parce qu'il croit que tout lui est permis et possible. Aussi
il est capable de tout, et, pendant que celui qui n'aime point s'abat et se
décourage, celui-là exécute bien des choses et les achève[38]. » Pourquoi
donc cette belle religion, cette belle philosophie n'étaient-elles pas
devenues celles du monde ? Pourquoi n'avaient-elles pas répandu au dehors
leurs sources d'activité ? On veut résoudre cette question, et rendre au
monde la philosophie méconnue, traduire l'amour comme il doit l'être, par des
impressions, par la sensibilité, et non par l'esprit ; c'est pourquoi
Castiglione a dit : « On ne voit Dieu que par les femmes. » Evidemment,
ce mot ne s'adresse pas à toutes les femmes ; il vise celles qui sont dignes
d'exercer une action. A cette
mission d'élever philosophiquement le monde jusqu'aux plus nobles idées par
la religion sociale de la beauté, s'opposent des obstacles naturels : les
Français sont des êtres positifs, pratiques, sceptiques ; entre le paysan et
ses animaux, entre le seigneur et le paysan, il existe une parenté solide et,
après tout, heureuse. De plus, les Français sont particulièrement hostiles
aux idées de hiérarchie intellectuelle : ils manquent de sensibilité ; le
beau leur déplaît, les choque ; et dès qu'une révolution leur donne ce qu'ils
appellent un moment de liberté, ils s'amusent à défigurer le plus possible de
statues, ils rasent leurs cathédrales, ils brûlent leurs lambris des grands
jours, avec tout l'enthousiasme que peut inspirer la vengeance d'un grief
personnel. De même pour l'amour, l'idéal, la pudeur, pour tous les sentiments
délicats et esthétiques, nous éprouvons un certain plaisir à les braver ; dès
que nous possédons un diplôme quelconque, nous nous en servons dans ce but. Et
cependant, quoi qu'on fasse, les choses hautes peuvent seules nous élever, on
respire dans les montagnes un autre air que dans les vallées. H faut
élever, sur les hauteurs, des femmes éminentes, qui se crucifieront, s'il le
faut, pour attirer à elles la glèbe, selon la parole du Christ : Omnia
traham ad me ; des femmes douées de tout ce qui glorifie : l'argent — le
dédain de l'argent est le luxe des riches —, un noble sang éclairci par les
champs de bataille ou par les luttes intellectuelles, un esprit original et
net... le Christ était à la fois fils de rois et fils de Dieu ! Voilà la
consécration du bonheur par la philosophie d'impression et de sentiments.
Platon a dit que, pour le bonheur de l'humanité, il fallait « des philosophes
qui règnent ou des rois qui philosophent[39] ». N'en croyez rien ! il faut
des rois qui gouvernent et des femmes qui philosophent. Les hommes
s'imagineront toujours que la liberté et l'égalité s'établissent par décret ;
la philosophie n'est pour eux qu'un gagne-pain. Cremonini, illustre
professeur, mais homme d'esprit, tirait sa révérence à la fin de ses cours,
et disait : « Tout ce que je vous ai enseigné est vrai selon Aristote, mais
non au sens absolu : autant croire à saint Roch ou à saint Antoine[40]. » Nifo se contredisait
lui-même avec une grâce parfaite, quoiqu'il n'admit pas la contradiction
d'autrui... En vérité, ces excellents professeurs de philosophie
pouvaient-ils s'attendre à ce que, trois siècles et demi plus tard, un M.
Mabilleau, un M. Fiorentino ou un M. Ferri s'acharneraient à découvrir et à
critiquer sous la poussière des archives leurs élucubrations inédites ?... On
touchait à cet état de lassitude et de sagesse où l'on comprend parfaitement
combien sont vains et indignes d'occuper un homme sérieux les jeux du
raisonnement. Il n'y a que deux agents de vie : la force ou l'amour. Anne de
France en compte quatre : la beauté, la jeunesse, l'argent, la force[41], mais ces quatre termes se
réduisent aux deux que nous indiquons[42]. Il fallait donc une doctrine
d'amour. On la découvrit chez Platon. Il y
eut ainsi deux maîtres opposés : Platon et Machiavel. Platon
est poète autant que philosophe, aussi admirable par ses impressions et ses institutions
que par ses idées. Il croit à la beauté. On avait dit que la beauté ne
comptait pas, qu'il n'en était pas fait état dans l'Evangile, que la forme ne
signifiait rien, sauf peut-être un symbole, que la vérité était métaphysique.
Il fallait revenir de cette erreur. La beauté existe réellement et joue en ce
monde un rôle majeur[43]. Dieu ne s'en est pas
désintéressé, l'Ecriture nous le montre versant la vie à larges gouttes, et
se plaisant à se mirer dans l'homme. Platon, en somme, développe cette même
théorie, et de plus il entonne l'hymne de l'esthétisme dans un des plus beaux
langages qu'ait jamais balbutiés langue humaine. Il apportait donc la formule
rêvée. Avec lui, on ne songeait qu'à aimer autrui, à chasser les passions
mauvaises par le pur amour ! Une brise de mai soufflait sur les cœurs ; elle
était philosophique, chrétienne. Luther a-t-il imaginé une réforme aussi
tranchante, aussi vive que celle-là ? On remontait au temps béni où, sans
passer par les arguties de la Sorbonne et de la science allemande, le Ciel
nous a dit tout simplement : Aimez-vous les uns les autres. » On croyait
avoir trouvé le secret du rajeunissement, de la renaissance, et il y eut des
gens tellement enivrés qu'ils en vinrent à se demander si la charité
autorisait le commerce ou les impôts[44]. Toute l'idée tient dans une
ligne : la sauvagerie résulte de la force, la civilisation de la beauté. Cette
formule convient aux forts et aux faibles à tout le monde[45] ; elle n'appartient ni aux
hommes, ni aux femmes, elle n'est ni du Midi ni du Nord. Et cependant, les
gens du Nord, considérant Platon d'un mil purement philosophique et
technique, ne la trouvèrent pas ; à Venise, place d'armes de ses éditions
parfaites ; à Paris, où on le proclamait prophète, ancêtre du
christianisme[46], où l'on se hâta d'imprimer les
commentaires florentins, où même on publia un commentaire inédit de Ficin[47], personne ne songeait à
chercher dans la philosophie de Platon la recette du bonheur. On se défiait
même tellement de Inique l'Italien Vicomercati, appelé, en 1542, à professer
la philosophie au Collège de France, crut devoir, comme don de bienvenue,
immoler Socrate dans sa leçon d'ouverture[48]. Ce sont
les Florentins, en vrais gourmets de la vie, qui découvrirent le
dilettantisme de la vie platonique. Les femmes encore ne furent pour rien
dans cette première déduction, qui consista à rattacher les choses de la
nature au personnage humain, de manière qu'elles ne formassent plus qu'un
long cortège de notre cœur. A Florence, on fêta tendrement et agréablement
cette religion nouvelle. Le jour
anniversaire de la mort de Platon, les invités couronnaient le buste du
maître, puis dans un magnifique repas, sous un bel ombrage, ils chantaient
des laudes, des canzoni en l'honneur de l'esprit nouveau.
Presque tous étaient poètes, notamment Laurent de Médicis. Ils se
maintenaient en étroite communion avec les idées chrétiennes. Le jeune Jean
de Médicis, le futur Léon X, élevé parmi eux, recevait, dès l'âge de sept
ans, avec la tonsure ecclésiastique, d'honnêtes bénéfices, et, à treize ans,
le chapeau de cardinal. Tous les coryphées du mouvement, Ficin, Pic de la
Mirandole, Politien, se sont honorés des encouragements pontificaux[49]. Rome aussi était le foyer d'un
mouvement semblable : l'académie de Pomponius Lætus y faisait revivre les
beaux jours de la République : là, comme à Florence, on respirait un air
intellectuel, léger, vif, extrèmement libre. Aux Facéties de Pogge, dégoisées
en petit comité dans une chambre du Vatican, devant quelques monsignori de belle
humeur, répondaient les joyeuses énormités de Panormita, commensal du
Magnifique Laurent. On riait, on était heureux ; les besants ou pièces d'or,
gloire de l'écusson des Médicis, flamboyaient au soleil, comme des étincelles
d'esprit. Les
tiédeurs de l'air, l'ombre, les oiseaux, les jardins, les statues, les
marbres antiques prirent ainsi, dans la philosophie platonicienne, un rôle
indispensable. Un banquet en l'honneur des neuf Muses nous valut la charte du
Monde nouveau ; Marcile Ficin, désigné par le sort, entonna, en l'honneur du
caractère divin de l'amour, un chant superbe, dont l'écho allait longuement
retentir. Les
critiques savants ont quelquefois reproché à Ficin de ne pas serrer d'assez
près le texte du maitre, et de se permettre des accès de virtuosité, qu'on
taxe d'Alexandrinisme[50]. Cela se peut ; Ficin était
Ficin : il était homme, libre, enthousiaste, point idolâtre ; il volait au
bonheur ; quelle que fût son admiration pour Socrate, il ne s'imaginait pas que
ce grand homme eût nécessairement dit le dernier mot en toute matière, pas
plus qu'il ne nous croyait éternellement voués aux chapiteaux corinthiens ;
il rêvait d'une maison humaine, noble, commode, habitable pour tous, un abri
vivant pour la vie ! Tout en poussant de bien belles reconnaissances sur les
routes du ciel, Platon évidemment avait laissé les esprits en suspens sur des
points fort importants pour notre bonheur ; il paraissait sage d'y suppléer,
les yeux fermés, par les solutions du christianisme. Mille
voix nous crient, comme Montaigne et Charron, qu'on ne peut pas prouver
l'immortalité de l'âme par la seule force du raisonnement : en tout cas,
quelle longue attente, s'écrie Marguerite de France ! depuis combien de
siècles certains endormis attendent leur réveil ! Le
moyen âge répondait à cette question avec sa logique terrible. Il nous
campait au bord de l'abîme, et là il nous répétait qu'il n'y a pas en ce
monde de bonheur, mais seulement des consolations ; il nous attachait à une
vie suprême, placée en dehors de nous, comme ces statues émaciées, rigides,
viriles, qui appartiennent à la pierre des cathédrales et dont le cœur est
cette pierre ; nous vivions d'une autre vie cille la nôtre, nous aimions d'un
autre amour ; si nous perdions un être chéri, nous pouvions jeter des fleurs
sur le fauteuil vide, sur le berceau inutile, autels de la vraie vie !... Le
Platonisme préfère nous prendre pour ce que nous sommes. Ne supposant pas que
la Providence nous mette sur la terre pour lutter contre ses propres dons,
les platoniciens croyaient qu'en rendant la religion plus aimable ils
rendraient le monde moins païen, et qu'en la rendant philosophique, ils la
feraient accepter des incroyants ; l'amour leur semblait un réservoir de vie,
comme ces nobles sources qui tombent de haut, sous les ombrages d'un parc, et
qui de là, par un réseau d'artères plus ou moins apparentes, s'en vont
vivifier jusqu'à des cailloux. Bientôt nous n'existerons plus : les heures
que nous vivons sont sacrées ; à quoi bon les troubler par tant d'agitations
? Nous sommes faits pour désirer le Paradis, et rien n'empêche de le désirer
dès ce monde. On
aborda ainsi l'étude de Platon, librement, en y ajoutant tout ce qui pouvait
illuminer la doctrine dont ce grand homme avait posé les prémices :
l'Evangile avec la Bible, que, dans le monde romain, on se piquait fort de
consulter directement, puis la philosophie arabe, musulmane même, dont il
était de bon ton de se réclamer[51]. Et l'on comprenait bien qu'une
recherche poussée avec une magnificence si subtile, dans le dégoût de la
réalité et du sensualisme brutal, exigeait un esprit fin, tout à fait
indépendant, une âme pleine de loisir, et une grande lassitude de la chair ;
sinon, il faudrait renoncer à goûter la duperie exquise de l'amour terrestre
quasi divin. Voilà pourquoi, dès le début, cette philosophie s'adressait aux
femmes et aux salons. On en vint à parler de Platon, comme, nous aussi, nous
avons entendu parler de Schopenhauer et autres éminents penseurs par des
personnes qui s'inquiétaient peu de les lire. On savait que Platon chante ce
qu'il faut aimer, qu'il a un sourire moins rébarbatif que celui de saint
François d'Assise et qu'il procède par dialogues. Justement, on procédait
aussi par dialogues et par conversation. De ces doux entretiens on écartait
le vulgaire : il n'y pouvait rien comprendre. ; on ne pouvait pas lui
demander de saisir les machinations délicates qui vaporisent l'amour et le
rendent impalpable ; il n'en aurait tiré qu'un thème à perversités
grossières. Ceux qui ont le don de la science et de la compréhension
montèrent sur l'Acropole, comme M. Renan, pour entonner leur cantique dans un
petit temple à eux, dont les dimensions leur paraissaient suffisantes ; le
secret aristocratique remplaça l'ancien secret hiératique ; ainsi Cataneo
chuchota tout bas son livre sur l'Amour, qui ne s'adressait qu'aux prêtres et
aux enfants de chœur du temple[52]. Bembo se serait bien gardé de
nommer ses interlocuteurs et interlocutrices des Asolani, « pour ne
pas scandaliser le populaire » ; tous s'accordaient à respecter
hautement l'ignorance du peuple, comme nous respectons celle des jeunes
filles. Et, par le même motif aussi, ils abusaient de cet étrange jargon de
mythologie, qui nous parait aujourd'hui un si pur pathos ; la mythologie a
des avantages esthétiques ; elle incarne les passions : mais cela ne
suffirait pas à expliquer sa vogue écœurante dans un monde plein de goût, de
scepticisme et de légèreté, si elle n'avait pas présenté surtout l'intérêt de
fournir une sorte de langue technique, à laquelle se reconnaissaient les
initiés et qui tamisait le vulgaire. Les princes de l'esprit éprouvaient
tellement le besoin de se qualifier, qu'avant d'adopter ce parti pris pour
leurs œuvres ils avaient commencé par s'affubler eux-mêmes d'une livrée
antique : un nom grec ou latin leur servait d'uniforme[53], comme San Severino qui
s'appela Pomponius Lætus, le vieil orgueil nobiliaire cédant lui-même devant
cette vanité d'un nouveau genre. La gloire artistique prit l'habit convenu :
en Raphaël, personne n'eut l'idée saugrenue de pleurer l'interprète exquis
des madones ; on déplora la perte du rival de la Nature, du peintre à
l'antique : « Raphaël avait ressuscité la Rome antique, s'écrie
Castiglione, il avait rappelé à la vie et à la gloire antique Rome, ce
cadavre rongé par le feu, le fer et les années[54]. » Voilà le langage des cours,
des femmes et de la haute prélature ; on avait tout dit en comparant Raphaël
aux peintres du temps d'Auguste, dont nous ne connaissons pas fort bien les
œuvres, et en rappelant que la Rome nouvelle n'était qu'une Rome dégénérée,
si ce n'est moribonde. Nous
insistons un peu sur cet état d'esprit si particulier, si complexe, dont on
tira quelquefois des conséquences contradictoires, parce que nous y trouvons
l'explication indispensable du mouvement qui va se produire jusqu'en France.
Le Platonisme est une impression, une essence de libre pensée, purement
esthétique, chrétienne dans son principe et quelquefois païenne par ses
résultats, certifiée platonicienne d'étiquette et d'origine, quoiqu'un peu
éclectique de composition : mystique encens de la liturgie de Vénus[55], arome un peu vague, qui flotte
dans l'air des églises en même temps que dans celui des théâtres : on le
respire dans les réunions de ville ; et à la campagne, sous les ombrages des
villas, il domine les effluves de la nature ; si on ouvre un livre, il s'en
dégage ; la peinture même et la musique s'ingénient à le traduire de leur
mieux : dans les dîners, dans les danses, dans les mille occupations de la
vie mondaine, on ne va respirer que lui ; il répand comme une éternelle
saveur de fleurs d'oranger ; c'est ce qu'on appelle une philosophie. L'esprit
platoniste, tiré de l'esprit, de Platon, en fut souvent le contraire. Les
femmes et les poètes que Platon condamnait[56], les prélats, chefs du
christianisme, en furent les propagateurs. Des théories un peu socialistes de
Platon on n'avait pas grand'cure. On allait à Platon comme nous allons à
Nice, pour avoir du soleil et échapper au martelage du raisonnement. Platon a
dit un mot profond : « Ceux qui contemplent l'ensemble immuable des
choses ont des connaissances et non des opinions[57]. » C'est ce qu'on désirait
; on aurait couru après des illusions et même des erreurs, pourvu qu'elles
fussent bienfaisantes. A quoi bon rechercher ce qui altère ? le sage s'en
tient à ce qui calme. D'autres s'agitent, soucieux, fatigués ; lui, jouit,
insouciant ; somme toute, ils meurent et il meurt, ce qui revient
sensiblement au même. Pour
devenir utilisable, le Platonisme subit ainsi une longue et délicate
préparation, qui le mit au goût du jour. Ce travail se fit encore en Italie,
d'où l'on nous envoya le produit tout fabriqué. Le bon
Platon, de son œil un peu archaïque, n'avait vu de beauté que dans l'homme ;
d'un homme, il passait à l'espèce ; puis, de cette espèce, à l'âme,
c'est-à-dire à la beauté intellectuelle, qui lui paraissait la seule
véritable[58]. Il fallait faire coïncider
cette doctrine avec la doctrine pratique, celle de l'attraction spécialement
exercée sur l'homme par la beauté de la femme. Or, outre que Platon plaçait
la beauté chez l'homme et l'amour chez la femme, il attribuait à l'amour un
caractère assez secondaire, celui d'un phénomène sensuel et égoïste, où ne se
découvrait aucune vue intellectuelle, si ce n'est peut-être l'instinct de
l'immortalité. Mais, cet instinct même, Platon ne l'appréciait guère ; car
l'immortalité à laquelle on prétendrait en remplaçant par des êtres tout
neufs les êtres décadents, si elle sert les intérêts de l'espèce humaine, ne
sert pas beaucoup ceux de l'individu : du moins, Platon la trouve à la fois
vulgaire (tout le monde, ou à peu près, pouvant y prétendre) et incomplète,
car transmettre la vie, ce n'est pas la conserver ; et il faut être bien
dépourvu de ressources intellectuelles pour se contenter d'une si modeste
étincelle d'immortalité. On ne se survit que par la pensée. Les derniers
lambeaux de la pensée d'Homère ou d'Hésiode vivront longtemps, et longtemps
feront sortir de terre des temples ; quel est l'enfant, en chair et en os,
qui porterait ainsi, à travers les siècles, la gloire de son père ? Les
premiers interprètes de Platon, Ficin et Politien, s'étaient écartés assez
timidement de sa doctrine ; l'un éclectique et sage, l'autre aventureux[59], ils n'allaient pourtant pas
beaucoup plus loin qu'à formuler une doctrine générale de l'amour. Ficin[60] exaltait l'amour, sagesse
suprême, créateur et conservateur par excellence, lien des choses de la terre
entre elles et de la terre elle-même avec le ciel, inspirateur des grands
actes et des nobles pensées, élément nécessaire de la vie. Il prêchait l'amour
pour l'amour : « Celui qui aime, aime avant tout l'amour ; l'amour se
satisfait à lui-même et trouve en soi sa fin : il est vrai, il est bon, il
est pur. » Mais, pour se rapprocher de l'esprit nouveau, Ficin admettait
comme tirée de Platon — bien qu'elle ne s'y trouve pas[61] — une distinction capitale, sur
laquelle va porter entièrement le Platonisme de la Renaissance : Il y a deux
amours, de degrés différents, l'un né du ciel et qui regarde le ciel, l'autre
né de Jupiter et qui ne cherche qu'à produire une forme semblable à lui. François
Cataneo[62] s'empressa d'insister sur cette
précieuse distinction[63]. Il dédoubla l'homme, où il
trouvait un esprit, source du vrai amour intellectuel, et une sorte de force
intermédiaire, difficile à définir, « âme ou vie », d'où naît
l'amour sensuel, ou, si l'on veut, « l'amour profane ». Cataneo
maltraitait encore l'amour profane ; il le représentait nu-pieds, en signe de
sa folie, maigre, faute d'aliments, ailé, car il est esclave de la beauté
corporelle, de la « guenille » ; et c'est parce que le monde ne connaissait
pas d'autre amour que celui-là[64] qu'il fallait prêcher la
Réforme. Quant aux femmes, Cataneo continuait à les considérer comme les
pierres d'achoppement : il héritait de tous les vieux préjugés scolastiques ;
il ne voyait en elles que des hommes imparfaits, simplement créés dans le but
de perpétuer la race ; et l'homme lui semblait encore le type parfait[65]. Mais
bientôt, avec quelle chaleur, avec quel feu, Bembo, prélat romain, futur
cardinal, dégagera devant le cénacle d'Urbin les principes modernes, et,
rejetant au loin les langes des premiers jours, s'avouera franchement
féministe[66] ! « La
beauté terrestre qui excite l'amour, dit-il, est un influx (influsso) de la beauté divine,
s'irradiant parmi la création ; sur des traits réguliers, gracieux et
harmoniques, elle se fixe, comme la lumière ; elle pare ce visage, elle y
reluit, elle attire les yeux, et par là elle pénètre l'âme, l'émeut, la
délecte, y fait naître le désir. En sorte que l'amour naît réellement d'un
rayon de la beauté divine, transmis par un visage de femme. Par malheur, les
sens parlent ; on voit dans le corps lui-même la source de la beauté, on veut
en jouir... et on se trompe ! on ne jouit pas ainsi de la beauté, on
satisfait un appétit, et l'on arrive vite à la satiété, à l'ennui, souvent à
l'aversion. Les déceptions, les regrets qui en résultent prouvent bien qu'on
s'est égaré, car on aurait dû trouver la joie et le repos, si l'on avait
cherché la vraie fin, et au contraire l'amour donne naissance à mille maux :
à des peines, des tourments, des fâcheries, des taciturnités, des désespoirs,
même à des catastrophes ; le cœur ne parvient jamais au terme de ses désirs,
ou bien on se perd dans l'amour sensuel, on s'abaisse au niveau de la bête
jusqu'à devenir incapable de comprendre les clartés suprêmes, et toutes ces
épreuves se paient cher. Il faut être un homme mûr pour savoir aimer ; il n'y
a même que les vieux qui le sachent bien[67]. Leur science consiste à éviter
la poussée des sens, à fuir tout ce qui est vulgaire ; si on ne peut faire autrement,
il faut s'aiguiller dans la voie de l'amour divin, et prendre la raison pour
guide[68]. » Ainsi
le vrai amour est un amour désintéressé, inspiré par la femme à l'homme. Et
là-dessus Bembo, qui s'y connaissait d'autant plus qu'il avait beaucoup aimé,
qu'il était jeune, et qu'il n'entendait pas encore sonner pour lui l'heure de
l'amour divin, entame une prière véhémente : « Amour, très bon, très beau,
très sage, qui viens de la bonté, de la sagesse divine, et qui y retournes !
Lien du monde, parmi nous, pauvres gens terrestres et mortels ! Tu inclines
les vertus supérieures à gouverner les inférieures[69] ! Tu unis les éléments, tu
perpétues la vie périssable, tu parfais les imperfections, tu appareilles les
dissemblances, tu rends amis les ennemis, tu donnes les fruits à da terre, la
tranquillité aux flots, et au ciel sa lumière vitale ! 0 père des vrais
plaisirs, des grâces, de la paix, de la mansuétude, de la bienveillance, ô
ennemi de la barbarie, de la fierté et de la paresse, tu es l'alpha et
l'oméga de tout bien ! « Tu
transparais par la beauté terrestre ! Entends nos vœux, illumine nos
ténèbres, guide-nous dans le labyrinthe de cette terre, corrige la fausseté
de nos sens. Nous te demandons humblement le souffle embaumé du monde
spirituel, un peu d'harmonie céleste, une source intarissable de vrai
contentement ! Chasse l'ignorance, et fais-nous voir dans sa perfection la
beauté d'En Haut ! L'amour, c'est la communion à la beauté divine, le banquet
des anges, la divine ambroisie[70]. » C'est
ici le cas de répondre à une objection que le lecteur a pu formuler depuis
longtemps et que Bembo aperçoit parfaitement. Oui,
les femmes ont pour mission parmi nous de représenter la beauté, et par
conséquent l'amour ; et l'amour est l'inspiration des nobles pensées, des
grandes actions. Mais ces vérités sont tellement vieilles que ce n'était pas
la peine pour les trouver de remuer tant d'idées, tant de poésie, et de
recourir à Platon. Le
savant livre Di Natura d'Amore, où Equicola essaie simplement de
dénombrer les diverses espèces d'amour connues depuis le XIIIe siècle,
ressemble à une collection de papillons. Il y en a de toutes les couleurs,
brillantes ou sombres ; les nuances sont presque infinies du côté
sentimental, depuis le superbe amour de Boucicaut, servant toutes les femmes
pour l'amour d'une, qui était la sainte Vierge[71], jusqu'à l'art d'aimer pour
aimer[72], toujours en vogue dans les
salons et très cultivé, comme une bonne recette d'émotions inoffensives et de
renommées faciles. Certes, on savait bien aimer ! Mais rarement l'amour est
réciproque ; comme on l'a dit, l'un aime et l'autre tend la joue. Jusqu'à
présent, c'est la femme qui passait pour belle, et par conséquent pour aimée,
et qui tendait la joue. La
nouveauté du système de Platon, c'était de transférer la beauté à l'homme, ce
qui contrariait toutes les idées reçues. Cette théorie semble dure à Bembo.
Que les femmes soient capables d'aimer, certes il le croit et il se plaît à
le croire[73] ! Mais renoncer à aimer
les femmes, cela lui parait trop cruel. Il aime mieux déformer le Platonisme,
et admettre la réciprocité de la beauté et de l'amour. En somme, il en
revient au Pétrarquisme. Michel-Ange
a affirmé le vrai platonisme moderne, en professant un amour viril et pur,
avec une fougue extraordinaire : « Je l'ai souvent entendu raisonner et
discourir sur l'amour, écrit Condivi, et j'ai appris des personnes présentes
qu'il n'en parlait pas autrement que d'après ce qui se lit dans Platon. Je ne
sais pas ce que dit Platon, mais je sais bien, ayant longtemps et très
intimement pratiqué Michel-Ange, que je n'ai jamais entendu sortir de sa
bouche que des paroles très honnêtes, capables de réprimer les désirs
déréglés et effrénés qui pourraient naître dans le cœur des jeunes gens[74]. » Michel-Ange
dit et répète qu'on voit Dieu dans la beauté terrestre ; l'amour n'est qu'un
chant au Créateur : « car si chacune de nos affections déplaisait au
ciel, dans quel but Dieu aurait-il créé le monde ?[75] » Un grand amour n'a rien
que de très moral, il donne des ailes à l'homme, pour un vol sublime[76] : « Ton
admirable beauté, image du bien qui fait la gloire du ciel, présentée à nos
yeux terrestres par l'Eternel Artiste, lorsqu'elle s'évanouira avec le temps
et avec l'âge, ne se gravera que plus profondément dans mon cœur ; je
penserai à cette beauté que ne peuvent atteindre ni les ans ni les frimas. » Si
l'âme n'était pas créée à l'image de Dieu, elle ne poursuivrait que la beauté
extérieure ; mais précisément elle dépasse cette forme trompeuse, pour abstraire,
pour s'élever au point d'atteindre l'idéal, ou la forme universelle : Trascende
nella forma universale[77], et ainsi la beauté nous élève,
vivants, dans le monde des esprits, des élus[78]. Beaucoup de vers de
Michel-Ange traduisent sous des formes diverses cette même idée : « La
vie de mon amour n'est pas mon cœur, car l'amour dont je t'aime est sans
cœur, et il tend vers un but où ne peuvent exister ni affections mortelles
remplies d'erreurs, ni coupables pensées. » L'amour
dont je t'aime est sans cœur ! Voilà bien la formule du nouveau platonisme[79] ! Malheureusement,
Michel-Ange éclate comme une exception gigantesque. On ne peut guère le
considérer comme un chef d'école ; et, la plupart (lu temps, le platonisme
devint tout simplement une science mondaine : l'antidote du mariage, l'union
cérébrale entre un homme de tête solide, de bras vigoureux, et une femme
pleine de douceur et de sagesse, la formule du gouvernement de l'homme par la
femme. Son origine restait philosophique, son but également ; en fait, ce fut
une sociologie sentimentale. S'il s'était agi de philosophie, personne n'eût
mieux représenté Platon que Savonarole[80]. Mais Savonarole ne
représentait pas l'esprit du monde ; derrière lui, on croyait sentir le
souffle de tous ces déguenillés, ces dépenaillés révoltés à Rome contre
l'Académie de Lætus, à Florence contre les Médicis : Tullia d'Aragona, une
courtisane, a exercé au contraire une influence platoniste par son excellent
livre de l'Infinité du parfait amour. D'autres traitaient sans façon
Socrate ou Platon de menteur, de coquin[81], et n'en passaient pas moins
pour platonistes, puisqu'ils exaltaient la religion du beau, et son prêtre
essentiel, — la femme, — puisqu'ils voyaient dans l'amour le lien du ciel et
de la terre[82], et le remède contre le
socialisme[83]. En somme, le platonisme, c'est
le féminisme. On peut croire parfaitement au dogme de l'amour[84], sans couper l'amour en deux et
nous placer dans une alternative impossible, entre la matière sans esprit ou
l'esprit sans matière[85] ; cette liberté d'appréciation
ne s'appelle pas matérialisme[86], mais simple besoin d'une
perception matérielle pour arriver à l'idée de la beauté. Voilà
pourquoi en France on accueillit si mal l'esprit platoniste. C'était l'art de
rendre la vertu aimable et contagieuse ; or on était convaincu que la vertu a
besoin, pour se défendre, d'airs rébarbatifs[87]. On ne
se souciait pas d'intellectualiser l'amour : le clergé inférieur, celui des
paroisses, appliquant, en toute matière, une morale peu raffinée, ne
distinguait pas le sentiment de la sensation, il proscrivait tout : il
résumait la vie religieuse dans une foule de pratiques, qui avaient pour
résultat d'assujettir les femmes l'étroitesse de cette morale produisait de
brusques inconséquences. On prétendait que rien qu'à voir à son balcon une
dame un peu inquiète, on pouvait dire : « Elle est Française[88]. » Anne de
Bretagne proscrivait une amourette de fiancés, la meilleure, la plus
innocente, la plus légitime du monde, aussi vivement que la plus grosse
intrigue ; mais Louise de Savoie ne s'effarouchait pas davantage de la plus
grosse que de la plus petite[89]. Entre
les deux camps, l'animosité était grande. Mme de
Taillebourg tournait résolument le dos à ses nièces, Louise de Savoie et
Marguerite de France, comme atteintes de l'esprit nouveau ; la reine Anne
prenait en personne la tête de la croisade en faveur des vieilles idées :
Antoine Du Four, son aumônier, publia, à demi officiellement, un recueil de
quatre-vingt-onze vies de femmes pieuses, en opposition aux recueils italiens
; et il conjurait les dames de ne pas succomber à la contagion nouvelle, de
rester dans leur bienfaisante ornière, car, disait-il, la France n'a jamais
produit « plus de bonnes et sages dames qu'à présent », à commencer par la
reine Anne, « abîme de vertus » ; « sous forme de science et de
philosophie », tous ces gens « de langue et de plume », qui veulent
attribuer aux femmes un grand rôle, ne cherchent, déclarait Du Four, qu'à
saper leur pudeur, à perdre leur réputation. Il y
avait certainement dans ces critiques une part de vérité. Mais elles étaient
exagérées en ce qu'elles anathématisaient sans distinction le bien et le mal. La
France eut, comme l'Italie, ses « primitives », philosophes,
apôtres de la philosophie d'amour, mais très peu nombreuses, et surtout, par
suite de la résistance que nous venons d'indiquer, peu influentes ; des
femmes admirablement douées et solidement trempées, fort instruites, animées
de l'énergie, un peu sombre, que développe nécessairement le contact d'un
monde un peu farouche. Comment, par exemple, ne pas citer l'ancienne dame de
Beaujeu, Anne de France, vraie figure de Michel-Ange, grande et sévère comme
une cathédrale ?... Nous
nous la figurons toujours dans son rôle de régente, de femme politique,
militaire, diplomatique, soutenant la fortune de la France, et déployant dans
les plus grandes difficultés son incomparable génie. Ce rôle-là, pourtant,
n'avait pas son cœur ; elle le remplissait comme un devoir familial, elle s'y
donna entièrement, mais ce fut la croix de sa vie. Dès qu'elle put, elle
déserta sa rude vie d'affaires, pour revenir précisément à la vie du cœur.
Elle ne récusait ni labeur, ni responsabilités, et, plus que personne
peut-être, elle a compris la joie profonde et mystérieuse qu'éprouvent les
âmes altières à étendre leur individualisme propre pour rayonner puissamment
sur autrui. Mais elle sentait trop bien qu'en faisant métier d'homme elle
agissait à la façon d'une veuve ou d'une sœur aînée, non pas d'une femme
libre ou d'une princesse, et que ni la politique ni l'armée ne sont les
instruments directs du bonheur, qu'en écrasant des révoltés elle ne les
rendrait pas heureux, qu'elle-même serait la première victime de son
dévouement. C'était
vrai ; on sait comment, par le jeu même de la bascule politique, elle tomba
sous les coups de Louise de Savoie[90] qui lui devait tout ; atteinte dans
ses intérêts les plus vifs[91], dans ses affections uniques,
dans le sentiment de dignité qu'elle portait haut, elle mourut drapée à la
romaine : Elle
attendoit venir l'heure opportune Que
la justice ou Dieu y mist la main, écrit
un serviteur de François Ier[92]. C'était
donc une fausse froide, mais elle en imposait si bien par son stoïcisme
apparent, que nombre de gens, même parmi ses amis et ses admirateurs, ont cru
réellement à cette insensibilité douloureuse. Et puis Anne de France n'aimait
ni les mièvreries, ni toute la traînée pitoyable de la Cour : « elle renvoya
Cypris à Paphos[93], » ce que certains personnages
ne lui pardonnèrent guère ; Octovien de Saint-Gelais, notamment, qui, a
pourtant chanté sa douceur, l'appelle « une autre Sémiramis, une nouvelle
reine des Amazones, ressuscitée pour imposer la paix[94] ». Sa raison vigoureuse,
son caractère franc, impitoyablement vrai, sa façon de tout grandir et de
tout élargir, désorientaient un entourage à la fois rude et faible. Il ne lui
a manqué, dit un de ses amis, que d'aimer : S'elle
avoit un peu de cella, Ce
seroit la plus accomplye A
qui Dieu donna oncques vie[95]. Elle
eut beaucoup, infiniment de cela, seulement elle en eut sérieusement ; on
aurait pu dire qu'elle ne faisait pas « tourner toute son imagination autour
des problèmes du sentiment » ; elle n'était pas d'avis de mêler l'imagination
aux choses du cœur, elle s'en défiait : c'est par l'âme, et par les besoins
vrais de l'âme, qu'elle entrevoyait le programme dont nous venons de parler ;
mais, précisément, comme elle avait, pour ces idées, de la foi plutôt que de
l'entraînement, comme elle trouvait l'action du cœur parfaitement juste,
bienfaisante et nécessaire, elle ne voyait aucun motif de la troubler, de la
farder, de l'enguirlander. Elle était un peu tout d'une pièce, dévouée, d'une
bonté absolue, compassée dans ses allures, ferme de décision, mais chaude,
passionnée, aimant à se donner, et ne se donnant pas à demi. Elle a adoré, en
son âme, tout ce qu'une honnête femme adore : son fils, un• pauvre enfant
dont la mort faillit la tuer, sa fille[96], son gendre qu'elle aimait
comme un fils[97] ; elle goûta ardemment
l'amitié, et surtout cette affection si particulière, si délicate, tendre et
profonde, qui ne s'établit que d'homme à femme[98] elle n'eut d'autre ambition que
de se faire aimer[99]. Elle ensevelit au fond de son
cœur un chaste roman qu'aucun historien n'a raconté et dont son entourage
même (réserve
qui la peint bien !)
ne paraît pas s'être douté ; jusqu'au jour de sa mort, elle porta au doigt un
anneau. Nous avons pu connaître cet anneau : c'était le gage de ses
fiançailles avec un jeune homme, le duc de Calabre, dont son père l'avait
séparée, puis qui était mort, mais qu'elle ne put jamais oublier[100]. Voilà
certainement une des femmes qui eussent été les plus aptes à comprendre et à
répandre en France le programme de la recherche du bonheur. Elle ne croit
pas, comme Du Four, qu'une espèce de naïveté passive soit le dernier mot de
la vertu : elle cherche autre chose ; sans doute elle voudrait que l'amour
donnât son grand coup de fouet à l'activité des femmes[101], comme pour les Espagnoles, qui
ne rêvaient toutes que de Zénobie, reine de Palmyre[102]. Son ami Champier a complété sa
pensée en rappelant le mot de Platon que « celui qui aime est mort en
soi et a la vie en autrui[103] ». Nourrie de la lecture
des Pères et des philosophes, elle salue avec joie le principe de l'amour
platonique, « l'amour dont parle le Philosophe, c'est-à-dire que l'honnesteté
en soit la fondation ». Mais,
quelle que fût sa haute situation, Anne de France ne se trouvait pas en état
de populariser sa pensée dans un pays où une idée ne réussit qu'à condition
de devenir une mode ; il fallait que la philosophie nouvelle arrivât
torrentiellement, charriant le bien et le mal, et qu'elle fût imposée par la
cour. C'est ce qui se produisit autour de François Ier ; le jour où il devint
de bon goût de parler philosophie et occultisme[104], hellénisme[105] ou surtout italianisme[106], et d'accepter les yeux fermés
les modes d'outre-monts[107], on parla de Platon[108]. Le roi aimait fort les femmes,
et ne pouvait dédaigner aucune glorification de leur sexe ; il appréciait peu
« Noble-Cœur », « Noblesse-Féminine[109] », et autres savantes
évocations de la vieille chevalerie : il espéra que le platonisme pourrait
les renouveler, et il demanda à Castiglione, oracle de la nouvelle école, de
donner à son Courtisan un pendant qui s'appellerait « La Courtisane ».
Castiglione se déroba à cette flatteuse instance[110]. Avec
François Id monta sur le trône une sorte de triumvirat, composé de deux
femmes et d'un homme : « Ung seul tueur en troys corps[111]. » Louise
de Savoie, vieillie et de vieux style, se réserva autant que possible la
politique ; François Ier, la parade, l'argent, les passes d'armes, les
satisfactions matérielles du pouvoir ; Marguerite de France prit, à
l'italienne, la direction des âmes et des intelligences ; elle a été plutôt
reine de la France intellectuelle que duchesse d'Alençon ou reine de Navarre. Elle
faisait tellement partie de son frère qu'elle lui emprunta ostensiblement
tout ce qu'elle était, notamment son nom. On l'a appelée des noms les plus
divers, sans parvenir à s'entendre, parce qu'elle adopte généralement le nom
de son frère, qui en a souvent changé : sœur du comte d'Angoulême, elle
s'appelait Marguerite d'Angoulême ; sous Louis XII, sœur du duc de Valois,
héritier du trône, Marguerite de Valois ou d'Orléans ; sœur du roi, elle
devint Marguerite de France, nom définitif, sous lequel elle a rempli sa
mission. Pendant
trente ans, elle présida ainsi à un mou-veinent d'esprit étonnant ; toute
l'âme pensante de la France a relevé de son sourire. Elle a incarné le platonisme. « Dans
une galerie de Chantilly, dans ce sanctuaire de la Renaissance, sa grande
figure, à longs traits nets, précis, distingués, un peu secs, comme ciselés
dans' du cristal de roche,') sourit toujours et :nous encourage : elle' a des
yeux clairs, pleins de flamme, et la bouche 'fine, spirituelle, un peu
ironique, un peu bienveillante, un peu réservée ; quelque chose à la fois de
doux :et de défensif, d'acéré et d'enthousiaste, une singulière figure de
sibylle[112], l'énigme d'un gouvernement
imaginaire, le gouvernement par l'esprit' et par l'amour ; une femme très
femme, attirante, voulant attirer, mais dédoublée, à fonds et à tréfonds, se
dérobant dans deux ou trois retranchements intérieurs selon la vieille
tactique féodale, comme sainte Thérèse dans ses « châteaux de l'âme ». Elle a
régné sans partage, de toutes les forces de son cœur, avec ses infinies
délicatesses féminines, avec une adresse triomphante. Elle
était vraiment de feu, celle qui écrivait à son frère prisonnier en Espagne :
« Quoique ce puisse être, jusques à mettre au vent la cendre de mes os
pour vous faire service, rien ne me sera ni étrange, ni difficile, ni
pénible, mais consolation, repos et honneur. » Aussi
on l'a aimée ; on l'a louée sous toutes les formes. Son nom est demeuré
populaire et revit jusque parmi nous, dans des livres charmants, comme celui
que lui a consacré une femme d'un rare esprit, bien naturellement appelée à
reprendre les traditions d'influence féminine, Mme la comtesse
d'Haussonville. Et cependant nous nous demandons toujours ce que couvre ce
sourire de Chantilly. Marguerite
est doublement complexe, comme femme d'abord, puis comme vraie femme du xvi°
siècle. Elle est essentiellement de son temps ; c'est par là qu'elle doit
nous intéresser. Ses pensées, un peu mêlées, et parfois enveloppées d'une
forme un peu bizarre, s'ajustent assez difficilement les unes aux autres
parce qu'à l'inverse de celles d'Anne de France, elles n'ont rien de
primesautier ni d'original. Presque toutes viennent d'ailleurs. Son aimable
esprit, assez élevé, n'a pas le caractère âpre ni aride ; il ne comporte ni
effets sublimes, ni neiges éternelles ; il plait et il intéresse précisément
parce qu'on y accède par une bonne route, dont beaucoup lui savent gré ; cela
ne vaut-il pas mieux pour les gens fatigués que tant de sommets virils,
inutiles et dangereux ? Elle résulte du paysage, comme les agréables
montagnes du centre de la France, et, tout en mettant à même d'observer le
ciel, elle tient à la terre, et nous pouvons de là contempler la carte exacte
d'un pays plantureux et de cratères très décoratifs. C'est le « Belvédère »
par excellence. Nulle part, nous ne saurions mieux juger son temps que du
haut de son esprit. Mais il
est bien évident que ce serait une erreur de s'entêter à lui réclamer les
pics et les abîmes qu'elle n'a pas. On a très exactement prouvé que Napoléon,
dans bien des circonstances spéciales, et simplement s'il avait été tué au
siège de Toulon, serait mort capitaine d'artillerie ; à plus forte raison,
sans l'avènement de son frère, sans la poussée de l'italianisme féminin, sans
peut-être bien d'autres circonstances encore, Marguerite de France serait
sans doute morte femme du duc d'Alençon ou du roi de Navarre, ou même moins.
Et cependant, mieux que jamais, on peut comprendre aujourd'hui combien son
hégémonie a eu d'importance. Sa génération est celle dont nous sommes nés, à
qui nous devons notre sang et nos nerfs. Notre société subit à peu près les
mêmes incertitudes et les mêmes assauts ; elle a autant besoin de femmes
intelligentes et actives... Marguerite visa moins à être une femme
exceptionnelle qu'à remplir son rôle de première femme de France. Elle joua
très bien ce rôle : elle a eu sa pléiade. Et à ses côtés même, elle éleva
pour lui succéder une autre Marguerite, sa nièce, la future duchesse de Berry
et de Savoie, qui continua en effet la tradition ; non moins aimable, non
moins distinguée, mais arrivant plus tard et par conséquent plus douce
encore, et surtout plus calme, plus tempérée. Marguerite
de France n'avait jamais lu Platon, et, vers la fin de sa vie, lorsqu'elle le
découvrit, elle crut trouver son chemin de Damas : en revanche, elle
n'admettait pas qu'on ignorât Boccace[113] ; sa philosophie n'est donc pas
très psychologique, mais elle est très sociale. Les théories de Bembo lui
semblèrent doter les femmes d'un pouvoir considérable et bienfaisant : cela
lui suffisait. Il faut avouer d'ailleurs qu'elle envisageait les questions
sociales elles-mêmes d'un peu haut, et avec une bienveillance forcément
éclectique. Elle ne connaissait qu'une personne, son frère, qui, même dans
les erreurs les plus claires, lui parût l'idéal de la perfection, « le
vray Christ[114] ». Hors de lui, elle
n'aima que Dieu[115], et elle prit pour emblème un
souci tourné vers le soleil, c'est-à-dire qu'elle entendait ne vivre et ne
respirer que pour « les choses hautes, célestes et spirituelles[116] » ; les autres, y
compris ses maris, lui semblant mesquines et misérables. Et ainsi, en femme
d'esprit, elle prétendit régner par le cœur ; ses plus empressés flatteurs
n'ont vanté que son cœur ; même après sa mort, un pieux respect continua à
veiller sur ses œuvres, dont on publia seulement un choix ; et pourtant elle
ne donna au monde que son intelligence. Sa
théorie sur l'amour est assez particulière. Bien entendu, l'amour lui parait
la pierre angulaire de l'édifice social : en soi, il est toujours bon, il ne
devient mauvais que par l'usage qu'on en fait[117]. Marguerite très platoniste, en
ce sens qu'elle proclame l'existence de deux amours, l'un bon, l'autre
mauvais ; mais pour elle la distinction se simplifie : l'un est l'amour des
hommes, l'autre l'amour des femmes ; les hommes aiment mal, terrestrement ;
les femmes seules peuvent aimer célestement. Quelquefois, il leur arrive de
se laisser prendre dans les rets des hommes : qu'elles fuient alors ! « car
les plus courtes folies sont toujours les meilleures ». Ainsi c'est aux
femmes d'aimer. L'amour d'une femme, bien fondé sur Dieu et sur l'honneur,
celui-là même qu'Henri d'Albret qualifie « d'hypocrisie ou de malice
couverte[118] », forge un lien divin et
sacré. Marguerite ne tarit pas sur les vertus de l'amour féminin, amour pur,
amour ardent, instrument et but de la civilisation, acte suprême de
l'humanité, prière admirable entre toutes les prières qu'une créature vivante
puisse adresser au Créateur. Elle donne de cet amour dans la 184 Nouvelle de
l'Heptaméron une définition fort catholique, et à peu près empruntée à
Castiglione : « J'appelle
parfaits amants ceux qui cherchent dans ce qu'ils aiment quelque perfection
de beauté, de bonté ou de bonne grâce, ceux qui tendent toujours à la vertu,
et qui ont le cœur si haut, si honnête, que, dussent-ils en mourir, ils ne
voudraient pas viser aux choses basses que l'honneur et la conscience
réprouvent ; l'âme n'est créée que pour retourner au bien suprême, et, tant
qu'elle est renfermée dans le corps, elle ne fait qu'y tendre. Mais le péché
du premier père a rendu obscurs et charnels les sens, son intermédiaire forcé
; ne voyant par eux que les choses visibles qui approchent de la perfection,
l'âme court, pour trouver dans la beauté extérieure, dans la grâce visible et
les vertus morales, la beauté, la grâce, la vertu souveraines. Elle les
cherche, et elle ne les trouve pas, et elle passe outre ; elle essaie de
monter plus haut, comme les enfants qui changent de poupées en grandissant.
Et quand enfin l'expérience consommée lui a montré qu'en ce monde ne se
rencontrent ni perfection ni félicité, elle désire chercher le grand facteur
et la source même du beau. Mais alors, que Dieu lui ouvre les yeux ! Sinon,
elle tomberait vite dans une philosophie erronée. Car la foi seule peut
montrer et donner le bien, que l'homme charnel et animal n'atteindrait pas
seul. » Ainsi
le culte de la beauté n'est pas forcément mystique, mais c'est une vraie
religion. On part de Dieu, et on arrive à Dieu par l'espérance et par
l'amour, beaucoup plus sûrement que par un raisonnement quelconque. L'amour
sacré du beau, de la perfection, purifie l'âme mieux qu'aucune pratique, et,
peu à peu, l'élève au sentiment idéal de la beauté parfaite. L'âme alors
s'élance vers Dieu, soutenue au-dessus des abîmes insondables par la foi ! Ainsi
il faut annoncer le bonheur, la paix, la douceur, la joie aux hommes de bonne
volonté, et même aux autres, pour les enlever à eux-mêmes, aux ambitions, aux
haines et aux rudesses... Quelle erreur que de prêcher à de pauvres êtres,
déjà trop misérables, la religion terrible ! Oh,
que je voy d'erreur la teste ceindre A
ce Dante, qui nous vient ici peindre Son
triste Enfer et vieille Passion[119]. Que les
femmes apprennent à connaître leur devoir ! Elles
sont prêtres dans la religion du Beau. Il faut
qu'elles fassent aimer ! il faut qu'elles aiment ! il faut qu'elles soient le
baume répandu sur les aigreurs, la beauté qui calme, l'amour qui pratique la
Passion nouvelle, qui prend sur soi toutes les douleurs des autres. Jadis, on
reconnaissait un grand seigneur à ce qu'il savait donner et à ce qu'il
donnait, non pas son superflu, mais quelque chose de lui-même, son sang à son
pays, son bras ou son affection à ses frères. Il n'y avait qu'à féminiser et
à intellectualiser cette tradition superbe. Les femmes donneront leur cœur,
c'est-à-dire qu'elles répandront le bonheur, la communion en la vie suprême,
la vie ! « L'amour est le vray moyen que l'homme est homme et sans lequel
n'est rien. » La vie,
hélas ! A ce mot, Marguerite frissonne... Elle voudrait pénétrer le grand
secret de notre destinée. Elle se penche sur l'agonie d'une de ses
demoiselles d'honneur pour essayer de surprendre le passage de l'âme... Elle
reçoit un amant sur la tombe de la femme qu'il venait retrouver, et d'un
geste tragique : « Elle est là, » s'écrie-t-elle[120]... Elle n'aime et ne prêche que
la vie. Elle sait qu'il arrive de mourir ; elle espère que cet accident peut
se produire brièvement, sans de longs « faubourgs », et elle s'en remet avec
confiance au Dieu platonicien, qu'elle croit, qu'elle sent tout amour. De
l'amour terrestre, elle compte s'envoler d'un seul bond dans les bras de
l'autre, du grand Amour : « de la félicité qui se peut seule nommer en ce
monde félicité, voler soudain à celle qui est éternelle[121]. » Et ainsi, à ses yeux,
l'amour et l'espérance, appuyés sur la foi, enveloppent notre lin... Ils sont
là, au milieu des villages, sous la mousse et h' chèvrefeuille, les humbles
tombeaux, asile sacré de ceux que nous aimions, tout revêtus de vie, près de
la croix de bois radieuse ! Un rayon de soleil les noie dans la lumière,
comme un trait de l'amour d'en haut. Ce même rayon pénètre notre cœur, pour
nous dire que tout n'est pas fini et que sur ce coin de terre s'épand encore
un peu de joie. Laissons Dieu compter les heures ! laissons-le, en pleine
paix et confiance !... Comme toute chose humaine, le platonisme n'atteint pas
à la perfection ; forcément, il néglige un peu la naissance des hommes et
leur mort. Pour compléter la réforme, il faudrait peut-être, comme le suggère
Gœthe dans la seconde partie de Faust, qu'on trouvât un moyen de
fabriquer homunculus, c'est-à-dire de faire naître les hommes
autrement que par l'antique procédé ; puis, qu'au lieu de les laisser mourir,
on pût aussi les transporter confortablement dans un autre monde. Mais, en
attendant, c'est la philosophie des vivants, et, vraiment, il est remarquable
de voir un mouvement mondain se baser sur de si hauts systèmes, et tirer un
si noble parti, intellectuellement, moralement et religieusement, du désir
naturel que le monde a toujours eu de s'amuser. Une
étrange génération s'élevait : de 1483 à 1515, naissaient pêle-mêle Luther,
Calvin et saint Ignace, Rabelais et sainte Thérèse. Et néanmoins, grâce à
cette philosophie, tout porte la livrée du bonheur. Le poignard et le poison
se cachent dans l'ombre. Jamais on n'agita avec plus de joie les problèmes
les plus troublants. Oui, les femmes savent le vrai prix de la chimère et de
l'immatériel, de ce qui n'est pas seulement dollar, or, bronze ou argent, le
prix des richesses d'âme... Le monde latin devient, à ce moment, un grand
atelier de beauté, le vrai travailleur n'étant plus quiconque vend, pioche,
maçonne ou goujate, mais quiconque vit de pensée et d'amour. Tout s'étend et
s'élargit, les frontières s'abaissent ; la religion du beau rapproche aussi
bien les nations que les individus. Et les femmes, ministres du cœur, ont
pour mission de regarder, de juger, de modérer, de développer les facultés
des hommes. Cette mission leur semble belle. Faut-il s'en étonner ? Elles
éprouvent des ardeurs de paladins ; elles se croient des chevaliers, elles
arborent des devises : Non inferiora secutus, hémistiche masculin,
auquel les hommes ont renoncé, et que Marguerite de France reprend pour
montrer qu'elle porte haut son cœur d'or et ses pétales blanches « Amour
et foy », autrement dit : « Les femmes et Dieu », devise de
Mme de Lorraine, devise pleine de joie et d'agrément, car, si l'on aime parce
qu'on croit et si l'on croit parce qu'on aime, la vie, simplement, devient
délicieuse. Entre
le mysticisme et la débauche, on a trouvé un moyen terme : c'est l'amour. Quand
les femmes savent s'attacher les hommes par l'amour pur, toutes les forces
individuelles éclatent, la nation fleurit, les peuples sont en paix. Voilà du moins la conviction nouvelle. |
[1]
Ruskin, cité par M. de La Sizeranne.
[2]
Voir, dans notre précédent volume, Louise de Savoie, l'Idée du Beau.
[3]
Théorie favorite de J. Ruskin.
[4]
Castiglione, pp. 112, 113, 125.
[5]
« Le débat de l'homme et de l'argent » représente, dans deux bais grossiers,
mais fort curieux, un homme contemplant un écu, une femme contemplant un écu. (Catalogue
J. de Rothschild. t. I, pp. 356,351.)
[6]
Eustorg de Beaulieu.
[7]
Meschinot.
[8]
Nic. Denise, Sermons, f° 63, v° ; Eloi d'Amerval.
[9]
La grant Nef des fols.
[10]
Le Jeu des eschez moralisé. p. 97.
[11]
Coquillart.
[12]
Nifo, De Divitiis.
[13]
Platina, De vera Nobilitate.
[14]
P. 594.
[15]
P. 526.
[16]
P. 572.
[17]
P. 558.
[18]
Erasme, Dialogue de la Noblesse.
[19]
« N'avez-vous donc jamais réfléchi sur ce que vaut cette fumée ? » dit un vieil
auteur (Balth. Gracian, III, 249).
[20]
Hept., Nouvelle 51.
[21]
Corneille Agrippa, t. II, p. 1100.
[22]
Bonaventure des Périers, Nouvelle 41.
[23]
Louise de Savoie.
[24]
Amateurs de femmes, ambitieux, mondains tard couchés et tard levés, acheteurs à
crédit, amateurs de procès, prodigues, « gens povres qui se marient par
amourettes sans avoir rien », flâneurs, philosophes qui vivent au jour le jour,
officiers qui mangent en un mois leur solde trimestrielle, maris ruinés par les
toilettes de leurs femmes, par la bombance de leurs domestiques, qui ne
tiennent pas de comptes, qui, sans être princes ou grands seigneurs, mettent
dix-huit aunes de velours dans une robe, qui dépensent beaucoup et qui gagnent
peu, qui laissent périr leurs chevaux, pourrir leurs tapisseries et leurs
meubles, voler leurs fruits, qui ne dépenseraient pas deux sous et en jettent
vingt par la fenêtre, qui dotent trop leurs filles, qui travaillent sans rime
ni raison, qui endossent des responsabilités financières... En veut-on encore ?
les gens faibles, qui ne suivent pas leurs procès, qui se laissent mener par
leur entourage, qui chantent souvent un gaudeamus et jamais un requiem, qui
font de tout, hâbleurs, légers, glorieux, « rogiers bon temps, » gros
mangeurs, débauchés.
[25]
Eust. de Beaulieu ; Meschinot ; Coquillart ; Erasme, Eloge de la folie.
p. 14 ; les diverses Nefs des fous ; dessin d'Holbein, au Musée du
Louvre...
[26]
Cf. Castiglione, pp. 112, 113, 125.
[27]
P. 57. La miniature que nous avons reproduite dans Louise de Savoie montre
combien cette théorie était en faveur vers 1508-1509.
[28]
Placé sous les ordres de l'abbé de Cluny, frère du cardinal d'Amboise. Claude
de Seyssel aussi, prélat du grand monde, s'effraie surtout de l'invasion du
luxe et du confort.
[29]
Qui comprenaient, pour le dire en passant, la musique et la gymnastique (Nifo, De Principe, ch. XXIII-XXVIII).
[30]
Seulement, il n'entend se laisser absorber ni par l'une ni par l'autre.
[31]
P. 51 v°. Ob solam ge.eris nobilitatem nullus homini debelur honor aut laus.
[32]
B. Gracian, l'Homme de cour, max. XXVIII : — Non inferiora seculus.
[33]
Hécatomphile, p. 103.
[34]
Édition Montaiglon, p. 32.
[35]
V. Hept., Nouvelle 51. Cf. La Perrière, Miroir, p. 47.
[36]
Poésies (édition Le Franc), p. 158.
[37]
V. Papillon, la Victoire et Triomphe. Un exemplaire appartenant au baron
Pichon (n° 168 du catalogue) comprenait deux miniatures : 1° le Triomphe
d'Argent ; 2° le Triomphe d'Honneur et d'Amour, figuré par François Ier, assis
sur un char traille par deux licornes et conduit par Diligence, Sapience,
Sobriété. Vertu.
[38]
Imitation, liv. III, ch. V.
[39]
Niphi, Opuscula, p. 3.
[40]
Mabilleau, p. 342.
[41]
P. 120.
[42]
Billon, p. 137 v°.
[43]
Castiglione, p. 629.
[44]
Bouchet, Labyrinthe, liv. II.
[45]
Voir à ce sujet les jolies pages de M. Edouard Rod, dans le Sens de la vie,
pp. 129 et suiv.
[46]
La Forest des philosophes, f° 58, 65.
[47]
Le Franc.
[48]
Le Franc.
[49]
Ficin était prêtre.
[50]
Mabilleau, p. 105. Quelques critiques lui dénient même la qualité de
platonicien. Voir à ce sujet les remarquables articles de M. Huit.
[51]
Castiglione, p. 467, 363 ; Corn. Agrippa ; — Louise de Savoie.
[52]
Opus minime plebeium, dit-il.
[53]
Pour que rien ne manquât, un vrai Diogène se mit â courir les rues avec sa
lanterne et son manteau percé (Paul Jove).
[54]
Carmina.
[55]
Lemaire, Description du Temple de Vénus.
[56]
Erasme l'observe malignement : « Quand Platon a semblé douter s'il
mettrait la femme dans le genre des animaux raisonnables ou dans celui des
brutes, il ne voulait pas dire que la femme n'est qu'une bête ; il prétendait
seulement désigner par là la folie de cet aimable animal. » (Eloge de
la folie, p. 43.)
[57]
La République, ch. V.
[58]
Burnouf, p. 145.
[59]
Cecchi, Torquato Tasso, p. 30.
[60]
H. Commento.
[61]
Aujourd'hui encore, on attribue généralement à Platon cette théorie des deux
amours, même dans des traités philosophiques.
[62]
Mort en 1522.
[63]
Panegyricus in amorem.
[64]
Traité De Amore, en trois livres.
[65]
Traité De Pulchro : Panegyricus in amorem.
[66]
Son ardente harangue a été sténographiée dans le Cortegiano de
Castiglione qui devint le bréviaire du monde nouveau ; nous savons que
Castiglione reproduisit fidèlement ses paroles et que, pour plus de sûreté, il
en soumit préalablement la copie à Bembo.
[67]
P. 615.
[68]
P. 633.
[69]
Non inferiora secutus.
[70]
P. 650.
[71]
A. Campeaux.
[72]
Graf. p. 720 ; Nifo, ch. LXXII.
[73]
P. 655.
[74]
Vita di Michelagnolo Buonaroli, p. 65.
[75]
Sonnet IX, édition Lannau-Rolland.
[76]
Sonnet VIII.
[77]
Édition Guasti. sonnet LII.
[78]
Sonnet LXXXI.
[79]
Si distinguée qu'elle fût nécessairement, la femme qui inspirait de tels
accents n'avait rien d'aussi tragique ni d'aussi sublime. Elle écrit :
Amor, tu sai, che mai non
torsi il piede
Dal carcer tuo soave, ne
disciolsi
Dal dolce giogo il collo, ne
ti torsi
Quanto dal primo di l'alma ti
tiede
Tempo non cangiô mai l'antica
sede
Il nodo è stretto anchor
coMio l'avolsi,
Ne per il frutto amar
ch'ognihor ne cotai
L'alta cagion men cara al cor
mi riede.
Visto hai quanto in un punto
fido ardente
Puo oprar quel caro tuo piu
acuto dardo,
Contra del cui poter morte
non valse,
Fa homai da te, che'l nodo si
rallente,
Che à me di liberté gia mai
nol calse,
Ainzi di ricourarla hor mi
par tardo.
[80]
« Femmes qui vous glorifiez de vos ornements, de vos cheveux, de vos mains, je
vous le dis, vous Mes toutes laides. Vous voulez voir la vraie beauté ?
Regardez l'homme ou la femme pieux, en qui l'esprit domine la matière ;
voyez-le, je vous dis, quand il prie, quand brille sur lui un rayon de la
beauté divine, quand sa prière s'achève ; vous verrez la beauté de Dieu briller
sur sa face, vous verrez un visage presque angélique. » (XXVIIIe sermon sur
Ezéchiel.)
[81]
Opera, I, 151, 157. Cf. Antigorgias, dialogua, seu de recta vivendi ratione.
Opera, I, 641.
[82]
Mabilleau, liv. II, ch. V.
[83]
Thomas, Essai, p. 83.
[84]
Nifo, ch. IV.
[85]
De Muliere aulica, ch. VII-VIII. De Amore, ch. LXVI.
[86]
Nifo, ch. VI.
[87]
L. de Lincy, appendice ; ms. fr. 1721, f' 109. Voici une lettre de femme
d'ancien style : « Monsieur, si vous estiez aseuré de la prudence et discrétion
que vous dictes estre en moy, vous ne prendriez peine de m'escripre courte ne
longue lettre, car ou deux telles vertuz consistent, une n'a lieu : qui servira
de briefve response à tout ce que m'escripvez. De mon vouloir, il est tel, sans
jamais changer propos, que je seray telle que je doibz estre, et que ne
m'estimez estre si bonne par vostre lettre : ouy bien autant qu'il me sera
possible, et quelque jeune d'aage que je soye, si cognois je bien que en
suyvant ces deux devant dictes vertuz, l'on ne se peult desvoyer. Quant à
l'audience que me demandez, je ne puis, et ne veulx ; et, sansplus m'escripre.
à Dieu prenez en gré et ne vous desplaise. » (La Fleur de toutes joyeusetez.)
[88]
Jean Marot, pp. 197, 230 ; Hécatomphile, p. 97 ;
La Françoise est entière et
sans rompeure.
Plaisir la meine : au proffit
ne regarde.
Conclusion : qui en parle ou
brocarde,
Françoises sent chef-d'œuvre
de nature...
Pour le desduiet (le
plaisir).
(C. Marot, rondeau 13.)
[89]
Louise de Savoie ; déclarations de Louise de Savoie, dans l'Heptaméron.
Cf. Billon, p. 181.
[90]
Cornelius Agrippa nous apporte à ce sujet un témoignage singulier. Disgracié
par Louise de Savoie, il se demandait d'où venait la haine de la princesse :
tout en y songeant, il ouvre machinalement sa Bible, et se trouve en face du
passage où Achab s'exprime ainsi à propos du prophète Michée : « Je le
hais, parce qu'il ne me prophétise pas de bien. » Voilà mon histoire,
s'écrie-t-il ; et il se rappelle qu'un jour il a prophétisé que M. de Bourbon
remporterait une victoire. Laquelle ? il ne l'a luis dit. et pour cause : mais
cela suffisait... Aussitôt il prend la plume, et il écrit un long plaidoyer
pour prouver qu'il n'est pas, qu'il n'a pas été, qu'il ne sera pas bourbonnien,
malgré les avances qu'on a pu lui faire... Il en fut pour sa prose ; quelque
temps après, Bourbon était tué à Rome, et, ajoute Agrippa, « Jezabel
possède sa vigne... L'Ange du Seigneur m'a averti et m'a sauvé de la femme
mauvaise. Il ne reste plus qu'à précipiter Jezabel et à la donner en pâture aux
chiens. » (Epistolarum, lib. IV, epist. LXII. Opera, édition par
Beringos, II, 880 ; et lib. V, ep. LII, p. 932.)
[91]
Voir notre volume précédent, Louise de Savoie.
[92]
La Vauguyon, p. 38 rv°.
[93]
Hil. de Coste, p. 55.
[94]
Séjour d'honneur.
[95]
L'aisnée Fille de fortune.
[96]
Ses Enseignements.
[97]
Marillac.
[98]
Sur ces divers points, voir La Vauguyon, f° 10, 11 : Enseignements, pp.
119, 125, etc.
[99]
La Vauguyon peint avec émotion les regrets de ses serviteurs et de ses vassaux
: « Que pourrons-nous désormais devenir ?... La mort a saisy nostre mère... » (f°
41 v°, 42.)
[100]
La Vauguyon, Procédures politiques.
[101]
Brantôme, VII, p. 162.
[102]
Guevara, liv. II, pp. 215 et suiv.
[103]
Le Livre de vraye amour.
[104]
Du Bellay, Épitaphe de l'abbé Bonnet, II, 359.
[105]
Laz. Baylli, Rei vestiariæ, ch. II ; Castiglione ; Cl. de Seyssel ;
Hütlen, Lettre à Pirckheymer ; Montaigne, liv. III, ch. X. Cf.
Doutrepont, pp. 238, 338, 339.
[106]
Mellin dé Saint-Gelais au fils du roi, Œuvres, I. 287.
[107]
La Prison d'Amour, par exemple (Carcel de Amor) de Diego de San Pedro,
imprimée à Séville en 1192, fut donnée en italien à Venise, en 1513, par Lelio
Manfredi. Sur cette traduction italienne, on a publié une traduction française
anonyme chez Galliot du Pré, 6 mars 1525 (1526). In-8°.
[108]
Il s'en publia une traduction dès 1518 (Le Franc) ; Commentaire du Timée,
par Amaury Bouchard.
[109]
Un poète français, un peu naïf, la bouche encore pleine de « grâce »
et « espérance », nous montre avec un certain dépit la cour de France
militairement gardée par deux Italiens, Pasquil et Arétin, qu'il qualifie de
bohèmes à l'aspect sinistre. A peine si « Diligence » et « Bon vouloir »,
vieilles divinités d'autrefois, pouvaient timidement y accéder (Fr. 25,451). «
Noble-Cœur, dit un poète, trouve sa » joie temporelle » à deviser avec les
dames et à les servir ; Nature encourage Noblesse-Féminine à régir les hommes,
car il y en a des bons et des mauvais. Dans un jardin délicieux, l'arbre de
l'humanité fleurit ; il se divise en deux rameaux égaux, c'est-à-dire entre les
deux sexes « d'un même être, d'une même substance, d'une même dignité »,
séparés seulement par hasard. Vilain-Cœur et Malebouche s'ingénient depuis
longtemps contre Noblesse-Féminine : à l'instigation de la Nature, Noble-Cœur
va enfin s'armer pour la défendre. »
[110]
Flamini, pp. 228,238 et suiv.
[111]
Jean Marot, édition Coustelier, p. 250.
[112]
Elle ressemble tort au portrait que traçait M. le comte J. Primoli.de la
princesse de Sayn Wittgenstein : « Une sibylle avec sou nez d'aigle, son regard
inquisiteur et son sourire bienveillant. » (Revue de Paris, 1er
septembre 1897. p. 197.)
[113]
Hept., Début.
[114]
Franck, III, 211.
[115]
Brantôme.
[116]
Paradin, Devises, p. 41.
[117]
Hept., Nouvelle 25.
[118]
Nouvelle 21.
[119]
Marguerite au Roi, 1534.
[120]
Brantôme.
[121]
Hept., Nouvelle 40.