LES FEMMES DE LA RENAISSANCE

LIVRE PREMIER. — LA VIE DE FAMILLE

 

CHAPITRE PREMIER. — LE MARIAGE.

 

 

Il y a deux manières de traiter le cœur d'une femme : avoir confiance en lui, y croire, le considérer comme un véritable élément de force et de bonheur, l'élever, le développer, puis lui donner une issue un peu haute vers l'amour, la religion, la philosophie, c'est le programme du monde nouveau ; ou bien le traiter comme un viscère fragile, turbulent, incapable de rien de bon, et le lier avec précaution, le plus tôt possible, par toute espèce de chaînes raisonnables, dont la première est le mariage, qui doit le retenir prisonnier, l'annihiler, le faire oublier, c'est l'ancien système, tout de raison.

Chose singulière : ces deux systèmes, si contraires, partent exactement d'un même principe pratique, qui, du reste, sera leur seul point de contact : c'est qu'il ne faut pas confondre le mariage et l'amour, ni les mêler.

A part quelques personnes plus ou moins naïves ou excentriques, comme Battista Spagnuoli de Mantoue, poète et moine enfermé dans son couvent[1], qui voit le mariage en rose, ou bien l'utilitaire et paradoxal Cornélius Agrippa, qui le traite comme une conscription obligatoire, à l'allemande, sans exemptions possibles, ou à peu près, et qui s'imagine que si, au lieu de se préoccuper de convenances ou d'intérêts, les hommes recherchaient une jolie femme, ils trouveraient par la suite plus d'agrément, personne ne croit à l'utilité ni à la possibilité de l'amour dans le mariage. Le roman de Caviceo, le Pérégrin, est considéré comme absolument pervers, car, après une foule d'intrigues et d'aventures, il aboutit à quoi ? à un mariage ! en sorte que, d'après lui, le mariage devrait devenir un roman de cape et d'épée[2] !

D'un avis unanime, il n'y a pas d'idée plus absurde, moins pratique, plus détestable, plus immorale même que celle-là. Le mariage est une affaire, un « établissement », une raison sociale[3], une grave association matérielle d'intérêts, de rang, de convenance, consacrée par l'association matérielle des personnes. Y glisser une idée de plaisir, c'est lui retirer son cachet noble et honorable, pour le ravaler fatalement au sensualisme le moins recommandable ; y mêler une suggestion physique, c'est rabaisser ; y mêler l'amour, l'absolu, les grands enthousiasmes de cœur ou d'idées, c'est se préparer des désastres ou tout au moins des déceptions certaines : « Il y a autant de mauvais mariages pardi ceux qui résultent d'amourettes que parmi ceux qui n'ont pas été libres. » Un roman dure huit jours, la réalité dure la vie ! Aucune passion ne pourrait résister au prosaïsme, à la monotonie, au poids des épreuves matrimoniales ; et quel mariage, aussi, pourrait résister à la passion ? La liberté du cœur, les orages, les enivrements, les chocs en retour qui sont à prévoir en tout sens, cela peut-il s'amalgamer avec la paisible vie de ménage, qui doit fournir une trame très solide, très unie, très régulière ? Une certaine égalité est la règle de la passion ; il faut une parfaite union entre les deux personnes dont le cœur s'attire et qui doivent entrer de plein pied l'une chez l'autre. Que deviendrait un ménage dans ces conditions, sans autorité dirigeante, sans que l'un domine l'autre ? En matière de mariage, voici le vieux principe, rigoureux, quoique tutélaire : Le mari doit toujours dominer, fût-il imbécile, fou ou débauché : la femme est née pour obéir et l'homme pour commander.

Le ménage, c'est donc la bonne miche de gros pain, pas du tout la crème d'entremets ou la bouteille de champagne... C'est la maison modeste et trapue, où l'on mange et où l'on couche ; la passion est la flèche qui perce le ciel, cette flèche que nous apercevons par-dessus nos toits enfumés et qui fait entendre, aux grands jours, un son de cloches.

Vouloir mettre la passion dans le mariage, c'est vouloir mettre une cathédrale dans sa chambre à coucher.

Le mariage doit donc rester ce qu'il est, une simple fonction naturelle de la vie physique, comme de boire et de manger : le mari, un être familial, donné par les convenances, par la naissance, par les origines sociales : il n'y a aucun motif de le choisir en dehors de cette désignation naturelle. Est-ce qu'on choisit les affections familiales ? Choisit-on son père, son frère, ses parents ? Celui-là aussi est un parent, un associé, envers lequel on a tous les devoirs possibles, sauf celui de l'amour. On lui doit de tenir sa maison, de lui donner des enfants, de soigner ses maladies et de vénérer sa liberté.

Bref, à quelque point de vue qu'on se place, le mariage exclut toute idée de caprice ; c'est même, de tous les contrats de la vie, celui qui en tolère le moins. Il a un caractère d'affaire[4] absolument incontesté et traditionnel.

En ce qui concerne les femmes, la conséquence pratique de ce principe est très simple. Elles n'ont pas à chercher un mari, mais seulement à accepter celui que le sort, c'est-à-dire la Providence, leur a destiné. Il n'y a rien de plus risible que d'entendre çà et là quelque jeune personne sans dot, ou un peu mûre, Mme de Clermont, par exemple, faire du sentimentalisme et parler, avec soupir, du plaisir « non accoutumé » d'aimer l'homme qu'on épouse : « Ce plaisir, dit-elle en levant les yeux au ciel comme une vierge martyre, s'il brave la sagesse humaine, s'inspire de la sagesse divine ; il doit être si bon, si exquis, qu'il est certainement plus fort que le chagrin de perdre l'homme aimé, chagrin courant et vulgaire... » Là-dessus, quelque commisération qu'inspire l'infortune de Mlle de Clermont, ses amis ne peuvent se tenir de rire à gorge déployée : « Vous voulez donc dire, crient-ils, que les femmes ont plus de plaisir de coucher avec un mari que de déplaisir de le voir tuer devant leurs yeux[5]. »

L'idée qu'une jeune fille doit se laisser passivement marier est à peu près la seule sur laquelle tout le monde se trouve d'accord. On est absolument d'avis qu'en agissant autrement la jeune fille ferait presque toujours une sottise dont elle se repentirait. Si elle est jeune et candide, elle se laisserait piper, leurrer, par de simples illusions dont elle reviendra vite ; si elle a perdu un peu de sa jeunesse ou de sa candeur, c'est encore bien pis ! elle arrive alors à. dire, à penser et à faire des choses ridicules, comme cette sotte Mile de Clermont. Une fille de vingt-cinq à trente ans, saisie de la nostalgie du mariage[6], est sujette à des crises de vertige qui tiennent plus à l'amour-propre qu'à l'amour ; on peut la croire capable de vraies folies et des décisions les plus étonnantes[7]. Voilà ce que jugent les femmes sérieuses, depuis Louise de Savoie jusqu'à Anne de France, qu'elles soient d'esprit positif, de cœur éthéré ou d'imagination légèrement perverse, et tout le mécanisme de la vie va porter sur ce principe fondamental : Une jeune personne ne doit avoir « aucun choix, désir, ni souhait » personnel : « à défaut de Dieu ou de loi, l'expérience prouve aux filles la nécessité d'être sages, et de ne pas se marier à leur volonté ; » elles doivent s'en référer à leurs parents ou, à défaut de parents, à leurs amis[8].

Très souvent, les meilleurs mariages se négocient par des intermédiaires plus ou moins obligeants, parents ou amis. Les princes et princesses se marient par les soins des diplomates. Il y a même toute une honnête industrie de courtiers ou de courtières qui travaillent à conjoindre des époux moyennant finance[9].

Mais, en dernière analyse, c'est essentiellement et uniquement au père de famille qu'incombe le soin de marier sa fille.

La plupart du temps, le père aimerait beaucoup mieux se débarrasser de cette mission. Dans tous les, cas, il a hâte de l'accomplir : et, en se pressant, il croit agir dans l'intérêt de l'enfant ; elle doit appartenir entièrement à une autre maison, puisque c'est le rôle des femmes d'appartenir à leur mari ; il est donc bon qu'elle y entre le plus tôt possible, avant de s'être fait des idées personnelles, à un âge où la maison paternelle ne lui aura pas donné encore sa marque[10].

Les fiançailles, les « mariages à futur », c'est-à-dire les mariages bénis dès l'enfance, sauf accomplissement futur, servent beaucoup dans ce sens, et plus on s'élève dans la hiérarchie sociale, plus les mariages sont hâtifs. On a vu des rois marier leurs filles deux jours après leur naissance[11], ou même avant la naissance[12], par un pacte que les jurisconsultes finissent par déclarer immoral et peu sérieux[13] ; si bien que, plus tard, au moment de la réalisation, quelques princes ou princesses ont été réduits à protester contre l'abus qu'on avait fait de leurs personnes[14] ; heureusement, ces engagements ne sont pas les plus solides, et la politique suffit assez souvent à les disloquer en temps utile[15].

Dans les familles distinguées, les fiançailles s deux ou trois ans n'ont rien d'extraordinaire : Vittoria Colonna épousa ainsi le marquis de Pescara.

L'accomplissement a lieu ordinairement à douze ans. Les maris aiment cet âge ; d'après les gourmets, quinze ans est l'âge du plus merveilleux charme physique et de la malléabilité de l'âme[16] ; Hésiode et Aristote l'avaient déjà dit. Tiraqueau, l'ami de Rabelais, se vante de son exploit, parce qu'il a épousé une fille de dix ans[17]. Les médecins français ont beau réclamer en grâce un peu de patience, et demander qu'on attende au moins jusqu'à quatorze ans[18], on hésite, car un père se trouve humilié si, pour une tille de quinze ans, il n'a pas preneur[19] ; et à seize, on dirait une catastrophe. Champier, un des plus graves écrivains, propose que l'Etat se charge de pourvoir d'office les jeunes personnes à partir de seize ans, selon le système de Platon. Certains parents éprouvent une telle hâte pour se défaire de leurs filles que, d'avance, ils les remettent aux futurs maris, sur la foi d'une simple, promesse de loyalisme[20]. Il arrive à Milan, chez les Sforza, qu'une mère alarmée refuse, au dernier moment, de livrer sa fille dans de pareilles conditions, et l'on finit par où on aurait pu commencer, par transiger, par convenir d'une prise de possession pour la forme. Mais ces difficultés-là sont toujours fort dangereuses ; ici, il en résulta une querelle de dot, on se brouilla ; le fiancé rompit, et prit dans la famille une autre fille de dix ans qu'il emmena, comme un maquignon qui revient d'acheter au marché une pouliche[21].

D'autres fois, dans les grandes lignées, on se marie d'avance par procuration ; certaines femmes grandissent sans même connaître leur mari.

Quoiqu'il n'y ait pas bien loin d'Urbin à Mantoue, l'agent diplomatique d'Urbin est obligé de presser son jeune maître, Francesco Maria della Rovere, déjà âgé de dix-huit ans, de venir faire une visite à Leonora Gonzaga, qu'il lui dépeint dans les termes les plus alléchants : « Si Votre Excellence voyait Mme Eleonora et la petite jument de M. le marquis, il verrait les deux plus belles choses que j'aie rencontrées : je crois qu'il n'y a pas en Italie plus de beauté et de vertu que Madame ; je ne crois pas qu'il y ait un roi ou un prince chrétien qui possède une jument pareille à celle de Son Excellence[22]. » La Rovère finit par s'exécuter noblement et partit, incognito, pour aller voir sa femme, une fillette de quatorze ans et demi, très gaie, gentille, instruite, élève de l'historien Sigismond Golfo[23]. Au palais de Mantoue, dans le salon du Soleil, on la lui présenta ; il alla au-devant d'elle et l'embrassa très correctement ; puis, sur l'observation faite tout haut par le cardinal Gonzague que cette démonstration était un peu froide, il s'avança derechef, saisit Leonora par les bras et par la tête, et lui appliqua un baiser convenable sur la bouche ; ensuite, on s'assit, on se mit à causer des grandes questions du jour, notamment d'un portrait qui venait de s'achever.

Il faut descendre tout à fait dans les basses classes, et à la campagne, pour trouver des mariages réciproques : en dansant ensemble à la foire ou dans les fêtes de villages, « de bons mariages se concluent[24] ». Mais, dans le monde, les futurs sont soumis au régime des « entrevues » ; Louis de La Trémoille, qui conçut le projet bizarre d'y échapper, ne trouva pas d'autre moyen que de s'introduire chez sa future femme, Gabrielle de Bourbon, sous un déguisement et un faux nom, comme dans les comédies. Il n'y a guère que vis-à-vis d'une veuve qu'on puisse se permettre un peu plus de familiarité, et encore ! Bibbiena, dans une de ses dépêches diplomatiques, raconte avec beaucoup d'humour une entrevue de ce genre :

« Aujourd'hui, entrevue de M. le duc de Calabre et de la divine dame de Forli : inutile de dire si Son Excellence était tirée à quatre épingles et habillée avec toute la distinction napolitaine. Il arriva à Bagnara, au bruit des mousquets, et y entra pour dîner. C'est là qu'il a passé deux heures avec la comtesse, mais tout le monde voit bien que Eco[25] la garde pour lui. Son Excellence s'est retirée fort satisfaite ; cependant la comtesse lui plaît médiocrement ; il m'a dit qu'en se prenant les mains ils avaient l'air de se gratter, qu'il avait saisi des clignements d'yeux, des serrements d'épaules. En somme, nous allons repartir comme le grillon à son trou[26]... »

La scène finale se passe entre le père de la fiancée et le futur ou les parents de celui-ci. Elle ressemble extrêmement à tous les autres marchés quelconques, et, du reste, un vieil auteur nous donne à ce sujet un avertissement charmant : il engage les pères de famille à apporter autant de soin dans le choix d'un gendre que pour l'achat d'un chien[27].

Ah ! si la femme doit devenir jamais un instrument d'amour, il n'y paraît pas ! 'Son père se livre à des calculs tout pratiques et sans fard : il a assez vécu pour comprendre l'intérêt des questions d'argent ou d'amour-propre, et il en remontrerait à son gendre. Bon pour les prédicateurs, de vanter la vertu nue et limpide[28] ! L'idéal d'un père de famille qui se respecte, c'est un excellent aîné, héritier du pigeonnier paternel, oisif ou tout au moins ce qu'on appelle « noble », un « gentleman », comme disent les Anglais, c'est-à-dire bien apparenté, reçu dans le monde, ayant de belles relations[29]. Le commerce n'attire pas beaucoup ; on a vu tant de faillites ! tant de gros commerçants se sont mis en tête de trancher, comme les Génois, du « gentilhomme marchand », et s'y sont perdus ! La robe, au contraire, a beaucoup de succès, il n'y a plus que la justice pour rapporter. Le jeune homme qui attend la mort de son père pour acheter une charge de judicature, celui-là peut aller partout tête haute[30].

La décision prise, on se donne à soi-même et aux autres des motifs excellents : « Il joue très bien de la guitare, c'est un beau danseur..., un joli chanteur..., un bon écrivain..., un gentil personnage et honnête ! Il a la promesse d'une charge de « grand claquebaudier » du roi : voilà un bel état de suivre la cour ! il suffit d'une heure et d'un ami pour faire fortune. — C'est un sage, un silencieux, qui ne répond que par des antihoquets de la tête, ou des gestes d'épaule à l'italienne. — Oh ! moi, tout cela m'est égal ! Je suis gentilhomme, moi : vivent les gentilshommes ! Ça coûte, tudieu, tant pis ! Ne suis-je pas gentilhomme comme le roi ? Je ne mène pas son train, c'est vrai, mais enfin je chasse quand je veux, je vais, je viens, je tracasse, je frappe, je huie, je renye, je suis maître ; et si j'ai cent vilains sous moi, mettons deux cents, il ne faut pas qu'ils bougent, mais, par exemple, je les défends... — Ta, ta, ta ! du pain et moins de velours ! Ma fille épouser un gentilhomme, et puis ensuite s'en aller à pied, toute crottée, solliciter des conseillers pour un coin de chanvrière ou une affaire de trois sous ! Fi, fi ![31]... » et ainsi de suite, indéfiniment, mais toujours sur le même thème de l'utilitarisme le plus pur. La fille s'est déjà éprise d'un bel officier ; n'importe, on lui fera épouser un « grand voyer » de Paris, surtout du service des domaines, parce que là il y a à « gerber ». L'autorité des pères s'exerce impitoyablement en pareille matière, et il semble qu'elle ait tous les droits. Les débats d'un procès criminel nous révèlent le machiavélisme biblique d'un gros paysan qui avait imaginé de se faire servir gratuitement pendant dix ans par le candidat à la main et à la fortune de sa fille : le terme arrive, et alors le père, vraiment peu probe, prétend imposer encore une nouvelle période de dix ans : cette fois, le futur gendre se révolte ; il a le malheur, par hasard, de tuer son futur beau-père, et c'est ce qui l'amène en justice[32].

L'égoïsme du père n'a d'égal que celui du futur. Un homme qui se marie, c'est-à-dire qui prend une femme, est un homme d'une trentaine d'années (trente ans selon Platon, trente-cinq si on préfère Aristote) ; il a eu sa jeunesse, et maintenant il en sort ; pourquoi ? Souvent, il n'en sait trop rien : parce que l'heure a sonné, pour faire comme tout le monde. Le célibat n'est pas à la mode : « Nous ne sommes plus au temps des Vestales, » dit excellemment Egnatius[33]. Et il nous revient de divers côtés qu'on ne comprend plus très bien la vocation religieuse, même chez les jeunes filles ; il faut que de malheureux prédicateurs se gendarment et se démènent pour démontrer que la virginité n'a rien de criminel et que, décemment, une femme peut préférer l'idéal d'un mariage mystique à la perspective de peser le bois d'un homme ou de mesurer l'huile d'un ménage[34]. Erasme est trop courtois pour ne pas parler des anges, ou des lys de la vallée, quand il écrit à des religieuses[35], mais, à part lui, cela lui paraît terriblement démodé, et il croit aussi peu que possible aux théories virginales de saint Jérôme[36]. A plus forte raison, n'admet-on pas le célibat pour les hommes au-delà d'un certain délai. Luther le traite, très honnêtement, de fardeau intolérable, contraire à la nature et aux mœurs chrétiennes primitives : « Il est aussi impossible de se passer de femmes que de boire ou de manger[37]. » Donc on prend une femme, parce que cela fait partie des fonctions animales ; on l'épouse, parce qu'à trente ans l'heure a sonné de se créer une maison, une postérité. En réalité, on se marie, en quelque sorte, impersonnellement, plutôt pour sa famille que pour soi, et tout ce qu'on désire, c'est de compliquer le moins possible sa vie en se mariant, de pouvoir conserver ses goûts, ses habitudes, ses manies, et de n'avoir pas d'associé.

Le mauvais côté de l'affaire matrimoniale, c'est son caractère essentiellement aléatoire, qui en fait presque une loterie ; et il serait encore bien plus ridicule à un homme qu'à une femme de céder à un enthousiasme enfantin. On ne sait rien de la jeune fille qu'on épouse, ni au point de vue physique, ni au point de vue moral[38]. On suppose seulement qu'elle a des chances de ressembler à ses parents, de sorte qu'on regarde surtout la future belle-mère : voilà ce qu'on épouse[39]. Une jeune personne sans parents qui puissent lui servir de types et de répondants perd beaucoup de valeur matrimoniale[40]. Malgré tout, il y a toujours un saut à faire dans l'inconnu, un peu comme pour la mort ; c'est l'enterrement d'une première période d'existence, le premier sacrifice fait à l'idée générale de la transmission de la vie aux dépens de la vie : le stoïque, dit Cardan, se reconnaît à son mariage et à sa mort[41]. Le mieux est de se consoler d'avance, de regarder le but, de se dire que la raison, l'esprit, n'y font pas grand'chose, et que ce n'est pas par le cerveau qu'une femme a des enfants[42].

Les moralistes se sont donnés beaucoup de peine pour réconforter les hommes dans ce difficile passage et leur fournir un questionnaire qui les aide à se marier. Ils assurent qu'on peut être tranquille en vérifiant simplement huit choses chez la jeune tille qu'on va épouser : physiquement, l'âge, la santé, les aptitudes maternelles, la beauté ; moralement, l'esprit, l'instruction, la famille, la dot. Malheureusement, la vérification n'est pas facile.

Physiquement, d'une fiancée on ne peut vérifier que l'âge ; pour le reste, les médecins engagent à regarder la taille, à choisir en général la jeune fille la plus grande[43] ; mais qui ne voit combien cette présomption est vague et fallacieuse ! Il est vrai qu'on peut juger des agréments du visage, mais précisément les mêmes moralistes poussent beaucoup à s'en défier : ils disent qu'un homme sérieux ne bâtit point sur ce sable-là ; en ménage, les beautés apparentes ne procurent que des ennuis ; d'ailleurs, on s'en dégoûte[44], et rarement une jolie femme est assez sage pour enrichir son mari[45], à moins que ce ne soit dans le commerce, où elle sert d'enseigne et de marque de fabrique[46]. Les hommes sages préfèrent la laideur, ou du moins les apparences de la laideur[47] ; il n'y a que des veufs, des vieillards riches, qui se donnent, faute de mieux, le luxe d'épouser une jolie femme ; pauvres gens ! ils feraient mieux de penser à leurs rhumatismes, à leurs dyspepsies et aux courants d'air[48] ! C'est ainsi que Mme Dixhomme, une jeune femme très fringante et bien connue dans le monde, portait le nom quasi paternel d'un vieil aigle du barreau de Paris ! Qu'y faire ? Ces bons vieillards n'écoutent aucun conseil et comptent toujours s'en tirer. Le monde se borne à rire et à trouver leur attitude très crâne, presque héroïque[49].

Voilà pour le côté physique. Quant aux principes moraux, il y en a un certain. L'homme qui se décide à se marier est hanté par le spectre de l'indépendance féminine : la terreur qu'il éprouve d'avance d'être obligé de sacrifier quelque chose de ses goûts ou de ses caprices s'impose à lui et domine tout autre sentiment. Aussi, en recherchant une femme jeune, il la veut de son milieu social et bien appareillée, de manière qu'elle n'ait aucun reproche à lui faire ni rien à espérer de lui, et qu'il ne lui doive rien, qu'elle n'ait aucun prétexte pour prendre les choses de haut, qu'elle se résigne tout naturellement aux bouts de table, et que cette dépression lui semble naturelle, nécessaire, de même qu'un lierre épouse avec joie les aspérités du mur où il est fixé. Les maris désirent que les femmes prennent la résignation pour de la joie et s'imaginent trouver du bonheur dans le malheur. La première condition pour arriver à ce résultat, c'est qu'elles n'aient pas à se souvenir d'un milieu plus haut, ni même plus bas.

Dans un moment d'épicurisme et d'honnêteté, vous épousez votre cuisinière, et vous croyez vous assurer des soins, une bonne table, un lit chaud ! Erreur ! Vous épousez une poissarde, elle vous traitera en poissarde, elle vous servira le vocabulaire de la halle : « Coquillart, belistre[50]... », elle trouvera toujours que vous n'en faites pas assez pour elle. Vous n'auriez pas beaucoup plus d'agrément à épouser une personne d'un peu trop haut style, qui, au moment critique, vous tiendra de beaux raisonnements, et qui, au lieu de vous servir de femme, vous parlera pour la centième fois des mariages splendides qu'elle a refusés, de la colère de ses parents, de votre pauvreté[51], et ainsi de suite.

On comprend combien toutes ces considérations, et quelques autres encore, inspirent de malaise et de fatalisme à l'homme parvenu à l'âge de la paternité officielle ; aussi balance-t-il longtemps et il se décide sans illusion ; il sait que, « dans le meilleur mariage, il faut, pour le moins, s'attendre à autant de peine que de plaisir[52] » ; non pas qu'il prétende qu'on fasse mal de se marier, mais « il ne tient pas telle besterie à joie ni à félicité[53]. ». Il demande conseil à l'un, à l'autre, et prend toujours le contrepied de ce qu'on lui dit. On lui parle d'une personne riche, celle-là voudra gouverner ; pauvre, ce sera une charge ; jolie, tant mieux pour autrui ; laide, c'est bien désagréable[54] ! Que lui faut-il, en somme une bonne gérante[55], un être solide et bien bâti[56] ; s'il consulte un expert, on le renvoie à Triboulet[57] ! Il aimerait bien mieux avoir à choisir une vache.

Il finit par se décider sous cette impression, et, plus tard si, parvenu à quelque situation éminente, il éprouve la tentation d'écrire ses mémoires, l'affaire de son mariage sera une de celles qu'il pourra détailler, pour sa justification, avec le flegme le-plus parfait[58].

Il faut souvent un trait de la Providence pour emporter la décision. Ce trait se produit sous les formes les plus diverses. Le docte Tiraqueau, dont nous avons déjà parlé, s'aperçoit que les Grecs et les Romains flétrissaient le célibat : dans Valère-Maxime surtout, il relève à cet égard des textes extrêmement probants. Aussitôt, il traverse la rue et demande la jeune fille d'en face : il se trouve qu’elle s'appelait Marie Cailler, qu'elle était bien, élevée et qu'elle avait des parents qui désiraient se débarrasser d'elle. Mais Tiraqueau ne veut pas laisser soupçonner qu'un homme comme lui aurait éprouvé le besoin réel de se marier, et il a dédié à son beau-père, puis à la postérité, la relation transcendante de ses motifs[59].

La Providence se manifeste assez spécialement par la volonté des parents ou sous les espèces d'un oncle à héritage qui, ne s'étant pas donné la peine de perpétuer la race, tient à ce qu'un autre se charge de ce soin.

Il est assez curieux de voir Michel-Ange dans ce rôle d'oncle-prêcheur. Pour son compte, pendant longtemps, il eut sur le mariage des idées tellement spéciales qu'il n'en usa pas. A une époque où il n'était déjà plus un enfant, on le voit se prendre d'une belle indignation contre son frère qui, pour éteindre un vieux procès très ennuyeux, songeait à épouser la fille de la partie adverse. Plus tard, il se mit en tête que le nom des Buonarrotti ne devait pas disparaître ; « ce ne serait pas la fin du monde, mais tout être vivant s'ingénie à conserver son espèce. » Son neveu devait se marier par ce motif[60]. Se marier avec qui ? Non pas avec une dot, dit le vieil oncle, mais avec une fille de bonne souche : « épouser une femme bien élevée, bonne, bien portante, qui n'a pas un sou, c'est faire une bonne œuvre », et assurer la paix du foyer.

Le neveu mord assez faiblement à l'idée de bonne œuvre ; il préférerait l'idée de dot ; la dot, Michel-Ange s'en charge, pourvu qu'on lui trouve une nièce bien assimilable et réellement conjugale. Un projet s'engage, subit des fluctuations, échoue, reprend, échoue encore. L'oncle se borne à lancer le neveu, et se tient soi-disant sur la réserve (tout en mettant en campagne l'évêque d'Arezzo). Il sait qu'à Florence règne une gêne sensible parmi les gens distingués : il s'en réjouit, puisque cela doit faciliter les choses. Là-dessus, l'évêque d'Arezzo offre une jeune fille qu'il n'y a pas à épouser pour l'amour de Dieu.

Le neveu finit par s'ébranler et se fait présenter chez les Guicciardini, une des premières maisons de Florence, riche de deux filles. Tout va si bien que le bon oncle et Guicciardini père arrivent vite à échanger des lettres excellentes. Mais voilà qu'au moment de parler affaires, le futur s'aperçoit avec stupeur que le train de la maison, qui indiquait une honnête aisance, était tout en façade. Guicciardini père, fort galant homme, se garde bien de pousser à l'éclat, et, séance tenante, il offre à son futur gendre la fille d'un de ses amis, la Ridolfi. Michel-Ange, informé de ces divers incidents, finit par s'y perdre un peu : mais la Ridolfi, la Guicciardini, peu lui importe, pourvu que c'en soit une.

Finalement, le neveu prend la Ridolfi au mois d'avril 1553 ; le 20 mai, il écrit à son oncle toute sa satisfaction. Michel-Ange, ravi, enchanté, plein de gratitude, expédie la dot promise, avec un cadeau de bijoux. Au mois d'avril de l'année suivante, un fils a fait son entrée dans le monde sous le nom de Michel-Ange Buonarrotti ; l'année suivante, on en attend un autre, l'année d'après encore un autre. Michel-Ange, qui approuve, envoie 630 écus d'or (environ 50.000 francs). Voilà ce qui s'appelle se marier.

Mais Raphaël, qui est homme du monde et libre, n'envisage pas l'institution sous un jour aussi simple. Son oncle, un bon chanoine, ne lui parlait pas de dot ; un coup de pinceau de Raphaël valait une dot. Malheureusement, le divin chantre de l'amour maternel, le délicieux interprète des femmes, pèse et soupèse l'affaire en homme raisonnable. Il ne cesse pas, dit-il, de remercier la Providence de n'avoir pas épousé les partis dont il a été question jusqu'à présent. Aujourd'hui (1514.). il peut se marier brillamment, il a le choix ; une cousine du cardinal Santa Maria in Porticu, que lui offre le cardinal... une belle personne, de bonne famille, avec 3.000 écus de dot..., d'autres encore. Mais « il n'est pas pressé[61] », et, en effet, c'est le mot vrai : les hommes ne sont pas très pressés ; quant à lui, il ne se maria pas.

Ainsi c'est bien avec un sentiment de devoir impersonnel et familial que le mari finit par épouser une femme également impersonnelle. Par le même motif, pour consacrer l'acte nuptial et lui donner sa valeur mondaine, on entoure le mariage d'un apparat toujours croissant. Autant le ménage va comporter des couleurs ternes et graves, autant le début est cérémonieux et éclatant.

Les calvinistes, plus tard, s'élèveront contre cette vaine parure, qu'ils appellent une bruyante mondanité, une « vilenie »... Il ne s'agit pourtant pas, évidemment, de donner le change sur le caractère réel du contrat ; mais l'esthétique la plus élémentaire commande, à ce qu'il semble, sinon d'idéaliser ce contrat, du moins de le parer[62].

Jusqu'au, moment solennel, tout s'est passé entre hommes. La jeune femme apparaît ce jour-là pour la première fois de sa vie. Si elle a été élevée selon l'ancienne méthode, beaucoup de gens soupçonnaient à peine son existence. A l'inverse de son mari qui fait un pas en arrière, et qui recule de la jeunesse dans la maturité, elle nait à l'existence. Elle est là, à la porte de l'église ou sous le porche, près du mari, sans volonté, sans vœu personnel, passive, comme l'offrande faite à une race. Dans cette grande lumière, elle seule semble un peu mal à son aise, rougissante de l'exhibition, émue de ce qu'on fête et qu'elle n'ignore pas. Le prêtre descend la nef comme dans les enterrements, reçoit le oui des enfants, les asperge légèrement, dans l'espace, d'un peu d'eau lustrale, les encense, et alors se forme, pour serpenter jusqu'à l'autel où va se dire la messe de bénisson, un long cortège bruyant, lourd, gothique, épaissi de velours, d'étoffes monumentales et de draperies mordorées ; trente, quarante, quelquefois deux ou trois cents personnes, rien que la famille ; mais, dans ces circonstances de parade et de plaisir, la famille se multiplie étonnamment. Tout en tête, sous un harnachement superbe qui représente une fortune, la petite mariée apparaît à peine ; on dirait le battant d'une cloche. Et, en effet, sous cette robe d'or, il n'y a vraiment rien, qu'une femme.

On sort, et personne ne s'écrase ; le spectacle n'attire que quelques curieux, des aveugles et des estropiés : il n'y avait pas besoin de la pesante foule sans laquelle on ne se marie pas aujourd'hui. Et le cortège continue à développer dans la ville ses oripeaux des grands jours, tirés des coffres héréditaires, avec une majesté qui donne bien l'impression d'une pompe officielle, mais qui n'indique en rien un événement d'amour ; tout montre l'acte sérieux, authentique, arithmétique, un acte pratique et réaliste, étalé pour l'honneur d'une famille.

Et c'est précisément ce qui électrise les assistants. Sous ces grands panaches et ces lourds carcans s'agite une joie frénétique et très réelle, la vieille joie familiale des grandes circonstances, tirée aussi des coffres héréditaires. Quel est l'homme, si misérable soit-il, qui ne se marie pas pompeusement[63] ? Peut-être ne connaîtra-t-il le luxe que ce jour-là, ou plutôt pendant cette période-là — car on ne se marie pas en un jour — ; les soucis font trêve ; la vie apparaît joyeuse, loyalement.

En France, à la campagne, on ne sort de table que pour s'y remettre, ou pour danser sous l'orme. L'ivresse, l'amour, les disputes, les grosses plaisanteries, les coutumes bizarres, par exemple la plaisanterie du « droit du seigneur[64] », ou bien la « soûle » traditionnelle aux garçons du pays[65], tout cela développe une gaîté tapageuse. Le marié seul en gémit, car, dans la petite bourgeoisie et dans le peuple, il convient d'inviter à sa noce le plus de monde possible. Le pauvre homme passe son temps à courir du ménétrier au rôtisseur, il se ruine en cadeaux aux amis et aux jeunes filles ; il faut qu'il fasse bonne mine à chacun, qu'il reçoive, qu'il crie, qu'il brocarde, qu'il soit tout à tous, qu'il pense à l'un et à l'autre, sauf à lui, heureux si, à la volée, il peut manger quelque chose. Le soir, il n'a même pas le droit de se reposer ; des épreuves de toute nature l'attendent ; et le lendemain matin, il doit rire encore, recevoir encore des visites, se faire passer pour le plus heureux du monde. Ensuite commence le défilé -des fournisseurs.

Heureusement, dit-il, « on ne se marie pas tous les jours ». Celui-là ne sera jamais partisan du divorce[66].

Dans le grand monde, Hélysenne de Crenne, la célèbre romancière, trace un tableau un peu analogue.

Le matin d'un jour ensoleillé, tout égayé du ramage des oiseaux, les garçons en cortège vont chercher le marié, les femmes la mariée ; elle arrive en robe bleue garnie de perles, un diadème de diamants sur la tête. Les ripailles, extraordinairement luxueuses, durent la journée entière ; on y mêle des concerts, des danses ; les hommes s'empressent près des dames ; quelques-uns courent une joute ; ils invitent ironiquement le marié à y participer, et, comme il refuse, c'est un flot de plaisanteries.

Le soir, a lieu le coucher solennel.

A ce moment, en France, la fête ne fait que commencer. On dirait une maison hantée ; pas un verrou qui ferme bien, pas une fenêtre, qui ne soit ensorcelée ; à l'instant le plus inattendu, une avalanche de fâcheux fait irruption dans la chambre nuptiale ; les mariés sautent à bas du lit : le moindre prétexte suscite l'hilarité ; dans sa précipitation, la mariée a fait à sa chemise un léger accroc : un tribunal se forme pour juger le cas, et on devine les « gorgiasseries » qui se débitent, un peu longuement toutefois.

En Italie, le mariage est plus solennel et compliqué. Les lois durent même intervenir pour essayer d'en limiter les dépenses, ce qui n'empêcha pas certains mariages florentins de coûter un demi-million[67], sans parler des cadeaux, et de cadeaux qui comptent ! A Venise, les témoins (il y en a quelquefois quarante) ne peuvent s'en tirer à moins de 200 ducats[68] chacun. Les mariages mettent en branle le monde artistique. Les gens de lettres arrivent et infligent des épithalames, plus ou moins neufs, à la grecque, sur le thème : « Faut-il se marier ?[69] » ou du genre pédant et bourrés d'antiquité[70], pleins des noms de Lycurgue, de Platon[71] ; on exalte la famille des mariés, on les compare eux-mêmes à Philippe de Macédoine, à Mithridate, à Didon[72] ; on leur offre aussi des églogues[73], des apologues[74], des tirades de vers latins[75]. Tout cela s'imprime et constitue un monument authentique. Un peintre en renom est chargé de décorer le coffre du trousseau ; il y retrace une scène biblique, ou mythologique, ou une scène de genre[76] ; autre monument, souvent charmant et toujours digne d'être conservé[77].

L'histoire nous conserve le récit d'une foule de noces, entre lesquelles nous serions embarrassé de choisir[78]. Le roi Alphonse d'Aragon, mari peu sérieux, mais prince très splendide, se maria avec un appareil inoubliable. Sur les bords de la nier, et de quelle mer ! de la mer de Naples, s'élevaient des tablées pour 30.000 personnes, avec des fontaines de vin et des tentes ruisselantes de lumière ; dans la forêt voisine, la cour chassait. Les Napolitains, enthousiasmés, prirent le soleil à témoin qu'on ne pouvait rien voir de plus beau[79].

La noce d'Eléonore de Toledo avec le duc de Florence, en 1539, a été copieusement décrite dans un livret de circonstance[80] qui contient la description des arcs de triomphe, des statues, des représentations, le texte des stances, des madrigaux, de la comédie. La musique fut imprimée à part.

On peut lire aussi les détails que nous a donnés M. Molmenti[81] sur les pompes étourdissantes de Venise ; l'annonce officielle, dans la cour du palais des doges, les longs et somptueux préparatifs des représentations de gala, les canaux en fête, les façades des palais tendues de draperies, les gondoliers en bas de soie rouge rasant les flots, la lourde domesticité en livrées d'or, les feux, les pétards, les fifres, les trompettes, les sérénades, les spectacles, les bals, les banquets à grands déploiements de vaisselle d'or et de chamarrures multicolores ; on croit rêver ; Véronèse se lasserait de peindre ces emportements de la vie.

Mais nulle part nous ne voyons la femme : c'est l'homme qui domine et qui joue le rôle. Brusquement, ce rideau tombe. La jeune fille est devenue femme, et alors quelles crudités ! quel réalisme ! même dans des milieux qui poussent habituellement la délicatesse jusqu'à la quintessence !

Quoique des détails aussi intimes paraissent échapper à l'histoire, nous pouvons, à défaut de confidences, soupçonner l'état d'âme, la chute profonde de certaines jeunes mariées, d'après les rapports très précis des ambassadeurs chargés de surveiller l'exécution des mariages princiers ; ces rapports ont trait, il est vrai, h un monde fort spécial, mais c'était le monde le plus haut et celui, précisément, qui donnait le ton. On n'imagine pas quels singuliers détails on trouve dans ces lettres.

A la charmante cour d'Urbin, peut-être la plus exquise de toutes, la duchesse mère, le lendemain du mariage de son fils[82], se fait ouvrir la porte, dès l'aube ; elle s'approche de sa belle-fille, qui, pudiquement, cherchait à se dissimuler dans le lit, et lui dit : « Eh bien, ma fille, est-ce une belle chose de dormir avec les (sic) hommes. » Voilà le compliment de la reine du platonisme : on ne niera plus que partout on n'attache au mariage un caractère de vraie prose !

Le mot « belle chose » surtout, qui signifiait si souvent l’idéal sur les lèvres de la duchesse, éclate ici avec une étrange ironie.

Ou bien quelle curieuse odyssée que celle de Bianca Sforza, titulaire d'une énorme dot, et pour ce motif, devenue, par procuration, femme de l'empereur Maximilien ! L'ambassadeur Brascha reçoit la difficile mission d'aller à Insprück remettre la princesse à son mari ; on arrive, personne au rendez-vous, qu'une archiduchesse... Comment sortir de ce mauvais pas ?

Brascha écrit à Vienne, et, en attendant, il tâche (le faire bon visage, il donne des bals...

Maximilien répond fort tranquillement, le 27 décembre, pour demander à voir l'ambassadeur.

Brascha part immédiatement, avec ce billet charmant, mais singulier :

« Très sérénissime roi, mon seigneur, je me trouve de telles obligations envers Votre Majesté, que je reste stupéfaite de l'amour qu'Elle me témoigne. Je ne saurais exprimer la joie qui m'inonde. Ne pouvant par écrit en témoigner suffisamment, Messer Erasme Brascha y suppléera pour moi ; je prie Votre Majesté de lui accorder créance, et je me recommande à Elle.

« Insprück, 26 décembre 1493.

« De Votre Majesté, la servante, Blanca Maria, de sa propre main. »

 

Brascha resta deux mois sans revenir ; il ne voulait pas revenir seul. Or l'empereur était fort occupé, il traitait à merveille l'ambassadeur, l'invitait aux fêtes, parlait croisade, vantait convenablement les Sforza, parlait même d'Insprück, et avec bienveillance ; mais tout cela ne faisait pas l'affaire du malheureux Brascha, dont on devine l'inquiétude, les efforts, la tribulation. Enfin, le cortège impérial s'ébranle ; il y a là un moment d'émotion poignante. Sans fausse honte, la pauvre Bianca quitte Insprück, où elle se morfondait depuis si longtemps ; et la réunion se produit le 9 mars à Ala. Enfin, le 10 au matin, Brascha écrit avec un bruyant soupir de satisfaction : « Enfin, grâce à Dieu ! on est arrivé à la consommation du mariage, pour la confusion de nos ennemis ! J'ai passé la soirée d'hier avec le roi et la reine, en grandes conversations, jusqu'à ce qu'enfin, après la levée de la cour, le roi et la reine décidèrent d'aller au lit... » Brascha a voulu être bien sûr, et il l'est, et il continue plusieurs soirs de suite à s'assurer. Enfin, il respire ! Ah ! ce n'était pas une sinécure que de telles missions[83] !

Mais dès qu'il s'agit de reparaître à l'extérieur, la vie s'anime tout d'un coup et reprend son charme délicieux. Que, par suite d'une circonstance ou d'une autre[84], une jeune mariée princière traverse l'Italie pour rejoindre son mari, elle ne voit sur sa route que démonstrations d'allégresse, visages souriants, imaginations charmantes[85] ; pour lui plaire, ce peuple aimable ne sait qu'inventer. A Milan, le poète Bellincione et Léonard de Vinci reçoivent la jeune femme de Jean Galéas dans une espèce de ciel, où des planètes animées tournaient autour d'elle et lui adressaient des compliments. Les rêves de Platon n'ont rien imaginé de plus tendre, de plus doux, que certains hommages des Italiens à une nouvelle souveraine. Le duc et la duchesse d'Urbin, en revenant chez eux, trouvent, sur le haut d'un coteau, les dames de la ville en grande toilette, et les enfants des branches d'olivier à la main ; dès qu'ils paraissent, un rideau de chanteurs à cheval se découvre, escortés de nymphes vêtues à l'antique ; des chiens font mine de prendre des lièvres lâchés tout exprès, les échos retentissent d'une cantate de circonstance, la déesse de l'Allégresse descend en personne du coteau et vient offrir à la duchesse ses félicitations, ses vœux[86].

Ces affectueuses réceptions, cette cordialité extérieure réchauffent, du moins, le cœur vide et marri d'une jeune femme et lui indiquent déjà où sera son salut. Oui, c'est une œuvre pieuse, salutaire, d'entourer d'idéal l'enfant farouche et craintive qu'on livre à son maître ; et il faudrait être barbare pour retrancher cette joie du dehors, pour montrer dès le début, à la pauvre fille, un pot-au-feu pur et simple comme l'alpha et l'oméga de l'existence, et pour lui fermer toute vue sur ce qui éclaire le monde. Au contraire, grâce aux premiers sourires du ciel et de la terre, une femme intelligente, sensible, aborde avec force sa mission, et pressent qu'une caresse de bonheur lui est due. Où est le mal ? Cela ne l'empêchera pas de marcher dans la voie stoïque du destin et de se prêter aux fonctions matérielles qui lui incombent. Seulement, elle ouvre les yeux, elle aperçoit l'aurore d'une vie, qui est depuis longtemps celle de son mari ; elle éclot à son tour, elle sent son âme, elle comprend qu'elle aura droit à une jeunesse.

 

 

 



[1] Egloga I.

[2] Voici un extrait du mariage de Pérégrin, qui en donnera l'idée :

« La estant et attendant la desirée fin, je sentz la voix d'ung ministre de Jupiter, lequel, l'ung et l'autre regardant, ainsi dist : — Pérégrin, et vous Genève, estes-vous francs et libres de toute religion secrette ou manifeste.— Nous sommes libérés, san en rien estre obligez. — Ministre : Estes-vous point en affinité conjoinctz. — Pérégrin et Genève : Nulle fut l'affinité, et petite l'amytié. Ministre : Avez-vous point promis a autre homme ne femme par mariage ne espousailles. — Pérégrin et Genève : Non, jamais. Ministre : De vostre commun consentement estes-vous disposez celebrer le present sainct sacrement de mariage. — Pérégrin et Genève : De tueur et de foy faire le voulons. — Ministre : Toy, dame, le doy, et Pérégrin l'annel imposeras.

Faict le commandement, ainsi qu'il est acoustumé, nous assismes ; et une tendre conversation s'engage entre les deux fiancés.

« Ô aère éloquence, s'écrie Pérégrin, o heure bienheurée ! o félice journée ! O mon esp.,rance au souverain guerdon adjoincte ! auprès de toy, mn daine, amour, gentillesse, discrétion et prudence font leur habitation, en toy toute bonne chose reserve. Tu es la vraye musique et l'accord de toute dissonance. En toutes pars, je te trouve intègre et parfaicte. Tu es copieuse de toute humanité et doulceur, et en ta facture le formateur du ciel a ymité ce vray exemplaire qui de toutes choses est souveraine profession. » Tous deux languissent et perdent l'âme dans ces effusions platoniciennes. Le coucher de la mariée a lieu séance tenante, dans l'intimité des deux époux, et l'auteur n'en épargne aucun détail...

Le jour déjà brillait, lorsqu'une jeune femme de chambre pénètre et allume un clair feu de sarments (f° 189-191).

[3] Guevara.

[4] Gautier, p. 380.

[5] Hept.. Nouvelle 40.

[6] Anna ; « La jeune fille appelle de tous ses vœux les douceurs de l'hyménée, et cependant avec la première ivresse amoureuse des époux commencent les malheurs du lit conjugal ; à peine la femme s'est-elle réchauffée sur le cœur de l’homme... qu'ils désirent simultanément leur séparation. Phyllis : Anna, peu m'importe que tu blâmes les liens du mariage et la race acariâtre des hommes ; mon cœur est brûlant d'amour et je suis tourmentée par la soif du mariage... Je crois qu'il vaut mieux se marier sans retard : le mariage est un asile où s'abrite la pudeur. » (J. Cals, pp. 6, 7, 16.)

[7] Hept., Nouvelle 21 ; Anne de France, p. 38.

[8] Aucune loi au monde n'a encore autorisé leur mariage « sans le sceu, l'adveu et le consentement de leurs pères » (Rabelais). Voir Louise de Savoie dans l'Hept., Nouvelle 40.

[9] Bouchet, les Regnars.

[10] Changy, p. 253.

[11] Jeanne de France.

[12] Traité de Lyon, 1501.

[13] Consultation de jurisconsultes flamands, sur les fiançailles de Marguerite d'Autriche (Le Glay, Négociations...).

[14] Jeanne de France ; La Ferrière, pp. 105, 116 ; baron de Ruble, p. 116 (Jeanne d'Albret).

[15] La sage Anne de France, mariée à un mari beaucoup plus figé qu'elle, avait eu dans sa vie un roman que personne n'a signalé. Elle avait aimé son premier fiancé.

« Le predit duc de Calabre, famé,

En l'espousant luy donna ung aneau,

Non de grant pris ; mais si fut il amé

De par la dame et plus chier estimé

Qu'or ny argent, ne bague, ne joiau

Qu'elle garda, mieulx que plus riche et beau,

Jusque a la mort, c'est vérité patente... »

Le duc mourut six ans après ses fiançailles,

« Qui fust ung dent qui bien tost ne passa.

Mais grefvement poingnit et trepersa

Le noble cueur de la jeune espousée.

Par quoy, tost fust la chose disposée

Qu'aultre mari prendroit notable et bon,

Ung sien prochain, feu Pierre de Bourbon. »

Mais la princesse tenait à l'anneau des premières fiançailles, symbole du

« Loyalle amour dont estoit anoblie......

En cest aneau que luy avoit doné

Son amy mort, voullut Pierre espouser, »

pour conserver le souvenir de celui dont Dieu, dans ses desseins insondables, avait voulu la séparer.

« Pour petit cueur, d'une jeune pucelle,

Bien garde est d'amour honneste

C'est quant jamais ne varie ou chancelle... »

La princesse fut la plus honnête femme qu'on puisse connaître ; mais l'auteur insiste sur ce chaste roman « pour d'icelle aux amans souvenir » (Poème inédit de La Vauguyon, f° 11 v°, 12).

[16] Guevara, lettre citée.

[17] Champier, la Nef des Dames.

[18] Fr. Barbari, De Re uxoria, préface.

[19] Jehan de Paris, p. 22.

[20] Alexandre de Médicis et Marguerite d'Autriche ; Hept., Nouvelle 12.

[21] Correspondance publiée dans l'Archivio st. lomb., 1888.

[22] Jean Gonzaga, au fiancé, 12 mai 1508. Luzio, p. 184.

[23] Luzio, p. 187.

[24] JJ. 231, 81 ; 230, 159 v°.

Ainsi, comme j'ayme m'amye,

Cinq, six, sept heures et demye

L'entretiendray, voyre dix ans,

Sans avoir paour des médisants,

Et sans danger de ma personne.

(Cl. Marot, Dialogue nouveau.)

[25] Amant de la comtesse.

[26] 23 septembre 1494. Pasolini, III, pp. 212-217, 222.

[27] Billon, p. 85.

[28] Dolce ; Bareleta. Serm. de la Purification.

[29] Champier.

[30] Billon.

[31] Billon, p. 87 v°.

[32] JJ. 233, 71 v°.

[33] Jac. Cats, p. 36.

[34] Bareleta, In-f°, SS. Innocentium.

[35] III, 778 et suiv.

[36] IX, c. 1186, 1188.

[37] Propos de table, pp. 77-92.

[38] Cardano, Opera, II, 238 ; Stapfer, Rabelais, p. 215.

[39] Palingenii.

[40] Vegii, ch. II ; Garin, Complainte.

[41] P. 237.

[42] Bouchet, les Triumphes, f° 16, v°.

[43] Champier, Nef des Dames : P. de Lesnauderie.

[44] Bouchet, Epistres, f° 27 ; Guevara, Epistres dorées, lettre du 4 mai 1524.

[45] Gale. Meurier, Trésor des sentences.

[46] Songe creux.

[47] L'Heur et Malheur ; Garin ; Songe creux, f° 48, v°. ; P. de Lesnauderie.

[48] Erasme, Eloge de la folie. p. 84. Guevara, liv. I, pp. 164, 280-281.

[49] Hept., Nouvelle 25.

[50] Bouchet, les Regnars.

[51] Hept., Nouvelle 15.

[52] Hept.

[53] Les XV joyes.

[54] Louange des femmes.

[55] Billon.

[56] Fr. Barbari, f° 10.

[57] Rabelais, Comment Panurge se conseille à Pantagruel ; H. Drudonis, Practica ; Louange des femmes.

[58] Guichardin, Ricordi.

[59] Fr. Barbari, Dédicace.

[60] Milanesi, p. 102, p. 162 à 300.

[61] Müntz, Raphaël, p. 440.

[62] Pontanus ; Dolce, Dialogo ; Daneau.

[63] Pontanus, De Magnificentia.

[64] Arch. nat., JJ. 230, 66 v° ; 211 v° ; 233, 56 v° ; 75, 159 v° ; 235, 4 v° ; etc.

[65] JJ. 230, 155 ; 234, 47 v°.

[66] Sermon nouveau.

[67] Müntz, les Plateaux, pp. 1t et suiv.

[68] Molmenti, p. 272.

[69] Brandileone.

[70] Phil. Beroalde, épithal. Bentivoglio.

[71] Le même, pour des noces milanaises.

[72] Jason Mayno, épithal. Bianca Mr Sforza. Insprück,16 mars 1493.

[73] Bat. Mantuanus, épithal. pour la fille de Frédéric d'Urbin.

[74] Discours de Plutarque sur le mariage de Pollion et. Eurydice, épithal. de Louis XII (Bibl. imp. de Saint-Pétersbourg).

[75] La Varanne, épithal. de Marie d'Angleterre : épithalames par Lanterius, par Fauste Andrelin, etc.

[76] Ces cassoni subsistent en grand nombre. Un des plus beaux que l'on puisse citer représente l'Histoire d'Esther (galerie, de Chantilly). L'auteur en possède un, qui représente Philippo-Maria Visconti devant l'Empereur.

[77] Deux jours après son mariage, Girolamo Biario envoie ainsi une corbeille qui contient surtout des parures de diamants et des robes de brocart d'or ou de velours, brodées de perles fines ; une seule robe porte près de 3.000 perles ; il y a aussi une bourse d'or, des ceintures brodées d'argent, etc. (Pasolini).

[78] Voir not. Barbari ch. VIII ; Intra, Nozze... ; Luzio, pp. 15 et suiv., etc.

[79] Pontanus, De Magnificentia.

[80] Apparato et feste.

[81] P. 271 et suiv.

[82] 27 décembre 1509, Luzio, p. 195.

[83] Calvi.

[84] Pasolini, III, 556.

[85] Pasolini, III, 54 et suiv. : Jean d'Anion.

[86] Luzio, pp. 37, 71.