Il
n'est guère question que des femmes. Qu'est-ce
que veulent les femmes ? qu'ont-elles à réclamer ? On les a oubliées ici, on
les a oubliées là. Il semblerait, d'après le code, qu'il n'y en a jamais eu
sur terre. Le code a consacré des iniquités. L'éducation des femmes est
pitoyable. Elles devraient tout savoir, et on ne leur apprend rien. Elles
n'ont pas assez d'esprit, elles en ont trop. Elles devraient avoir leurs
carrières à elles, leurs cercles, leur indépendance : être les égales de
leurs maris, être des hommes tout en restant des femmes. Elles devraient
voter, être électeurs — il paraît que cela fait partie du bonheur... —
Beaucoup de personnes, en Angleterre, rêvent même de supprimer le mariage :
il faut dire que, dans ce pays, comme les Anglais s'expatrient beaucoup, il
ne manque pas de vieilles filles involontaires et que ce ne sont pas
celles-là qui mènent le moins vivement la campagne. En somme, c'est une vraie
cacophonie. Tout le monde s'en mêle. Presse, théâtre, chaire, tout retentit
de ces questions. Inutile de parler des réunions publiques ou privées, des
salons, des conférences. Bref, le sujet est un peu surmené ; aussi tend-il à
s'obscurcir notablement, et il n'y a aucune espèce de vue d'ensemble ni de
direction. L'anarchie
se traduit en particulier dans l'éducation. Comment dire à des jeunes filles
ce qu'elles doivent être et ce qu'elles doivent apprendre, penser et savoir,
puisqu'on ne sait pas au juste où on veut les mener ? Vont-elles marquer dans
la vie de la même façon que les hommes ? ou bien remplir une mission égale,
peut-être supérieure, mais différente ? Se marieront-elles tard, tôt,
doivent-elles tout voir, tout savoir, avant le moment du mariage, ou bien
est-ce un heureux privilège de jouir des choses douces de la vie, en
négligeant la science du reste, et de profiter, en pleine paix, des heures-
divines de la jeunesse ? Une fois mariées, quelle sera leur mission ? Jusqu'à
quel point leur sera-t-il utile d'avoir contracté la pratique des affaires du
ménage ? Devront-elles, hors de leur maison, exercer une influence, et
laquelle ? Leur influence consistera-t-elle à paraître jolies éternellement
et à danser admirablement ? ou bien ont-elles une influence sérieuse à
exercer ? Une influence intellectuelle ? ou religieuse ? ou morale ? ou
artistique ? ou scientifique ? Les questions se pressent dans une certaine
confusion. Cette
confusion est fâcheuse, car il en résulte qu'on marche à l'aventure.
L'éducation des jeunes filles en a beaucoup souffert ; elle s'est dissipée,
elle a donné l'habitude de se contenter de notions superficielles, au lieu
d'aborder résolument, sérieusement, et à fond, ce qu'il y a lieu de
connaître. L'esprit a ses nerfs comme le corps, et il faudrait réserver son
effort pour lui donner toute son énergie. Or ce
problème compliqué peut devenir beaucoup plus clair, si l'on s'en réfère à
l'expérience, c'est-à-dire aux enseignements du passé... On rencontre souvent
dans le monde, en matière d'histoire, et surtout d'histoire morale, un
préjugé singulier : c'est un certain optimisme ou un certain pessimisme, qui
porte à croire que nous sommes les 'premiers hommes, ou presque, ayant paru
sur le globe, que toutes les générations dont nous portons le sang dans nos
veines, le cœur dans notre cœur, les traditions dans notre tête, se
composaient d'êtres essentiellement dissemblables de nous, qui ont ressenti
et qui ont dû ressentir sur toutes choses d'autres impressions que les
nôtres. Cela n'est pas absolument exact, et même nous dépendons de nos aïeux
à un point presque incroyable ! Ils nous ont légué une multitude de petits
liens, liens d'amour, de haine, préjugés de toute sorte, ils nous tiennent en
laisse comme nous tenons en laisse nos descendants. Les générations passent
si vite qu'elles ont à peine le temps de transmettre la vie en grande hâte. Spécialement
à propos de la condition des femmes, les questions qu'on agite aujourd'hui
avec plus ou moins de légèreté ou de véhémence ont à peu près le même âge que
le monde. A certains moments, on les a scrutées de plus près, et alors la
science, la philosophie, l'expérience y ont dit leur mot. L'époque
de la Renaissance a été une des époques où ces questions se sont posées.
C'était, comme la nôtre, une période de transition, qui a souvent abouti à
des conclusions différentes des nôtres, mais qui nous ressemble étonnamment
sous certains rapports. Par le fait des circonstances matérielles et morales,
la situation des femmes subit alors une transformation presque inévitable.
Jusque-là, les femmes étaient considérées comme inférieures aux hommes ; on
partait du point de vue pratique et utilitaire, encore en honneur dans les
pays anglo-saxons : aux hommes il appartenait de tout faire, et aux femmes de
rester à l'intérieur comme (les objets précieux, mais fragiles. Ce
n'est pourtant pas qu'on fût éloigné d'accorder aux femmes ce que nous
appelons le droit aux carrières. La loi salique n'a été inventée qu'en
France, et seulement pour des motifs très' particuliers ; dans la hante
politique, rien n'empêchait d'accepter l'aide des femmes, fût-ce au milieu
des périls les plus graves : c'est une femme, et très femme, la reine Isabeau
de Bavière, qui faillit nous perdre ; Jeanne d'Arc nous sauva. Plus tard,
Anne de Beaujeu, Louise de Savoie ont encore, on peut le dire, sauvé
l'honneur et la puissance de la France. Du haut en bas de l'échelle sociale,
il en va de même. On a vu, dans certaines villes, les femmes prendre part aux
élections sur la place publique[1] ; dans bien des châteaux, la
dame du lieu, en l'absence de son mari, accomplissait les corvées les plus
viriles, commandait la justice, commandait les hommes d'armes ; Christine de
Pisan parle de cette mission comme d'un devoir strict, non pas comme d'un
droit[2]. Dans les classes ouvrières, le
travail des femmes était répandu et convenablement rémunérateur. Mais —
on s'en aperçoit déjà par l'appréciation de Christine de Pisan — personne ne
voyait là pour les femmes un aboutissement direct ni naturel. La femme
passait pour sujette de son mari et pour sa suppléante dans les cas de
nécessité ; elle n'accomplissait pas un rôle personnel : elle n'était que
l'ombre ou le prolongement d'un autre, un demi-homme ou, comme disaient les
gens caustiques, un homme d'occasion, mas occasionnatus..., un homme
manqué. Il faut avouer qu'il y a là une idée bien désobligeante pour les
femmes, et même pour nous, d'autant plus qu'en pareille matière la Providence
ne nous demande pas notre avis, et, hommes ou femmes, nous avons tous la
certitude de rester tels jusqu'à la fin de nos jours... Dans ce système, on
admet qu'en cas de nécessité absolue les femmes fassent une besogne d'hommes,
bien que les hommes ne puissent guère offrir la réciprocité ; s'il le faut,
elles peuvent adopter un métier ou une profession, mais cela ne parait pas
désirable. Tous les pays fidèles à ces idées sont des pays utilitaires, où
l'homme, incontestablement, occupe le premier rang, et où l'on n'éprouve
aucun besoin de grandes envolées. Dans
les pays de race et d'esprit latins, on part d'un principe absolument
inverse. Les femmes ne sont pas du tout des hommes d'occasion : comme le
disait pittoresquement le bon François de Moulins à son élève François Ier, «
souvenez-vous bien qu'elles sont sorties de la côte
d'Adam et non de ses pieds ». Elles ne sont pas les substituts des hommes,
elles ont leur mission à elles. Castiglione nous a donné, dans son fameux
livre du Cortegiano, la formule typique : l'homme, dit-il, a pour lui la
force physique et l'activité extérieure ; c'est lui qui doit tout faire, mais
c'est la femme qui doit tout inspirer. Elle est le « moteur », voilà son mot.
On se rappelle ce que disait, en riant, la gracieuse duchesse de Bourgogne :
« J'aime bien quand ce sont les femmes qui gouvernent, parce qu'alors ce sont
les hommes qui dirigent. » Eh bien ! d'après Castiglione, le monde doit
donner le spectacle inverse : les hommes doivent gouverner et les femmes
diriger, les hommes agir, les femmes penser ou peut-être rêver. Aux premiers,
les travaux matériels, administratifs et pratiques ; aux secondes, le royaume
intellectuel et idéaliste. On voit combien, envisagé sous cette forme, le
rôle de la femme grandit tout à coup et de quelle importance extrême il
devient dans la vie du monde ; au lieu de servir simplement à son mari de
reproductrice matérielle pour sa race et de sous-ordre pour ses affaires, la
femme aura, elle aussi, sa voie et sa liberté, et elle pourra d'autant mieux
lever la tête, dans le ménage et dans le monde, qu'elle y représente autre
chose que la chair ; elle sera l'âme, la chercheuse des nobles pensées, des
pensées nécessaires au bonheur, que l'esprit pratique des hommes ne leur
permet guère de poursuivre. Il ne s'agira pas — comme le voudraient certains
esthètes modernes, qui pourtant jouissent fort des chemins de fer et des
télégraphes — de déclarer une guerre atroce à l'industrie, à l'atelier, aux
affaires administratives ; il faut simplement laisser aux hommes ce domaine
laid, utile, et sur le terre à terre d'en bas élever le frêle édifice du
bonheur général, la vraie vie, une vie d'enthousiasme, de beauté, de pensée ;
c'est-à-dire détendre la vie matérielle, prendre le temps de respirer, et
ranimer le réalisme par un peu de dilettantisme. Voilà le rôle des femmes :
comme dit l'Ecclésiaste, leur cœur est un piège et un filet, leurs mains sont
des chaînes. Elles sont les reines du bonheur, elles doivent nous forcer à
être heureux et à jouir du bonheur qui nous est nécessaire. Dans ce
but, elles formèrent une ligue : au nom des droits du cœur, elles
accomplirent une sorte de coup d'Etat, dont nous allons raconter l'histoire.
Finalement, personne ne fut plus heureux. Mais il est intéressant de savoir
pourquoi. D'abord, expliquons en quelques mots comment il se fit que, dans un pays tel que la France, les femmes aient pu prendre un rôle si important. Et ensuite nous montrerons leur vaste effort, leur recherche intense du bonheur, et nous verrons pourquoi la formule qu'elles avaient découverte n'est pas arrivée jusqu'à nous. |
[1]
Mme Vincent a rappelé, dans un intéressant mémoire, que des femmes avaient
siégé comme pairs de France.
[2]
Le pouvoir administratif dépendant de la propriété terrienne, il était tout
naturel que les femmes l'exerçassent au besoin, sauf à donner procuration pour
les démonstrations officielles (V. not. K. 535, procuration de la marquise de
Rothelin ; Titres Châteauvillain, n° 2, etc.). Les confréries de
village, même composées d'hommes, élisaient quelquefois une femme pour les
diriger (JJ., 230, 185).