PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE XX. — LES JOURS DE DEUIL.

 

 

La reddition. — Pendant l’armistice. — Le terme du rationnement. — Les ravitaillés. — Les élections. — Le général des Batignolles. — Entreront-ils ? — Le coup de grâce. — Paris sans journaux. — La traînée allemande. — Le 3 mars. — Partis ! — Ceux qui reviennent.

 

A peine ose-L-on commenter le texte du contrat intervenu pour la cessation des hostilités, rendu public dès le lendemain. Les conditions étaient celles que la Prusse avait imposées après tous nos écrasements, depuis le 2 septembre. L’armée était prisonnière. En considération, toutefois, des probabilités de paix, on consentait à ne point transporter en Allemagne cent cinquante mille captifs nouveaux. Les vaincus demeuraient internés dans la ville, sous la responsabilité de leurs chefs. Les soldats auraient pour geôliers les généraux. L’Allemand avait bien voulu admettre une autre concession : il épargnait la garde nationale et laissait au gouvernement douze mille hommes pour maintenir l’ordre dans la cité.

Un paragraphe équivoque mettait en éveil les défiances :

ARTICLE VI. Pendant la durée de l’armistice, l’armée allemande n’entrera pas dans la ville de Paris.

C’est donc qu’elle y entrera après ? Ainsi la capitulation ne terminait pas du premier coup nos souffrances, jusque-là rendues légères par la foi en l’avenir, par l’espoir du succès ?

Oui ; il était écrit que les dernières heures de l’investissement en seraient les plus longues et les plus terribles.

L’exécution de deux mesures importantes devait remplir les vingt et un jours de l'armistice : le ravitaillement de Paris, les élections.

Une autre s'imposait, impitoyablement dure : le désarmement de l'enceinte, la livraison des armes, la reddition des forts.

Rendre leurs forts, pour ces marins qui les avaient si énergiquement défendus ; livrer leurs armes, pour ces bataillons dont la plupart avait réalisé des prodiges ; coup cruel que ni les uns ni les autres ne pouvaient supporter sans un rude effort sur eux-mêmes.

Néanmoins, ou quelques heures, l’autorité militaire parvenait à écarter toutes les entraves. Un à un, nos ouvrages avancés étaient évacués, remis entre les mains des vainqueurs. En quel état ! Les nouveaux occupants le pouvaient constater, et il leur fallait, malgré eux, rendre hommage à la défense, en atteignant, à travers les décombres, des parapets réduits à des monceaux de terres, éboulées entre des quartiers de maçonnerie croulants.

Ce premier sacrifice s’accomplissait loin des portes ; Paris n’en ressentait que le choc en retour.

Mais quand l’immolation s’appesantit sur nos murailles, lorsqu’il fallut en arracher les canons et leurs affûts, déserter le chemin de ronde, emmener les pièces au loin, délaisser les casemates et vider les poudrières, Paris sentit du même coup se raviver sa douleur et la rage  de son impuissance.

Rien de lamentable comme ces embrasures dégarnies et ces talus abandonnés. Seuls, de rares postes restaient disséminés le long des remparts. Pendant que le conquérant se retranchait activement au dehors ; au dedans, des soldats désarmés travaillaient avec une lenteur morne à démolir les barricades. Des officiers, oubliant de commander, pleuraient. Des travailleurs, oubliant leur tâche, tendaient le poing vers l’ennemi.

Par une ironique compensation, il est vrai, et comme prix de l'holocauste, le ravitaillement s'effectuait dans de vastes proportions. Dès le premier jour, des ingénieurs étaient partis en exploration le long des voies. Des terrassiers et des maçons relevaient les remblais, rétablissaient les rails, restauraient les constructions. Déjà affluaient, par les lignes du Nord et de l’Ouest, les premiers convois de vivres. De nombreux traités passés par le gouvernement assuraient la promptitude des arrivages de farine, de bétail, de poisson, et des denrées généreusement mises à la disposition des Parisiens parla ville de Londres ajoutaient leur appoint à ces contingents. Un arrêté avait fixé au 10 février la cessation du rationnement du pain.

 

Le siège avait eu ses accapareurs, ses spéculateurs. Pour eux, l’heure du châtiment avait sonné.

On connaît cette vieille légende de l’avare mort de faim sur son trésor. Hogarth l'a fixée sur la toile dans deux tableaux saisissants. Le premier montre l’homme dans l’épanouissement de sa passion ; au milieu d’une cave jonchée de lingots et de gemmes, il aspire à pleins poumons le parfum enivrant qui, pour lui, se dégage de ces richesses ; le flambeau qu’il tient illumine l’extase de ses traits ; tout son corps frémit ; une sorte de joie féroce l’enchaîne à sa contemplation. — Dans la scène qui suit, l’homme est accroupi sur un tas d’or où s’enfoncent ses doigts crispés ; une lueur livide éclaire seule son visage que plisse un épouvantable rictus ; de longues heures ont passé ; le flambeau consumé a roulé dans un coin. L’avare râle, il agonise ; la porte de son antre s’est refermée sur lui, et aucune oreille humaine n’entendra, à travers les voûtes épaisses, les imprécations du mourant.

Volontiers on se remémorerait ces scènes, à la vue des trésors ignorés que la conclusion de l'armistice a fait surgir tout à coup.

Combien de ceux qui spéculaient sur la disette universelle allaient voir, se disait-on, leurs espérances envolées ! Combien seraient heureux de récupérer seulement leurs débours ! Combien, enfin, en présence de l'abondance prochaine, resteraient ruinés devant les amoncellements dus à leurs trop prévoyantes conceptions !

Nul ne les plaignait. De quelle espèce de compassion peut être digne l’agioteur qui fait delà détresse publique le marchepied de sa fortune ?

 

Paris est prisonnier de guerre, — mais il mange.

Même, l’empressement de quelques-uns à jouir des bienfaits du ravitaillement prêterait à croire qu'il existe un coin impur où l’on se console aisément des déchéances delà fierté par les satisfactions de l’appétit. Des bandes de mercenaires abjects vont jusqu’aux avant-postes ennemis quémander leur nourriture ou reviennent infester nos carrefours de produits achetés aux soldats allemands.

Mais nous n'en sommes pas réduits à recevoir de pareilles mains notre pitance. Les trains se succèdent sans interruption. Nous voyons peu à peu revenir les vivres proscrits naguère, — plantureuse provende destinée à nous faire oublier qu’un moment nous avons connu la famine. Et à tous les marchés, devant chaque éventaire, s’allonge un interminable défilé de visiteurs, les uns, le portefeuille en poche ou la bourse à la main ; — c’est le petit nombre, les prix restent trop élevés ; — les autres pour s’assurer par leurs yeux qu'on no leur a pas menti, immobiles de surprise et se demandant s'ils ne sont point en face de quelque vision prête à évanouir.

Les victuailles, encore rares, redeviendront bientôt à la portée de tous ; laissons donc, quelques jours encore, les marchands en construire des trophées ou les combiner en panoplies. — Nul n’éprouve le moindre étonnement le matin où apparaît, reposant sous une devanture, une tête de veau enguirlandée : authentiqué, cette fois, digne et majestueuse, ainsi qu'il sied à qui a conscience de sa valeur ; des roses s’enroulent autour de son front, tandis qu’un feuillage touffu décore les oreilles en descendant jusqu’au cou. —La tête repose sur un opulent plat sculpté semblable à un pavois ! Quoi d’étrange ? Le veau n’est-il pas le vrai triomphateur du jour ?

Allons ! réjouissons-nous ! Nous ne manquerons plus de rien. Les souffrances sont finies, — au moins en ce qui concerne nos ventres. On assure même que nous aurons bientôt du pain blanc. — Misère ! à ce pain blanc de la capitulation, qui de nous n’eût préféré encore le pain noir de la résistance !

 

Cependant, les préparatifs électoraux avaient absorbé l’espace d’une semaine. D’ardentes propagandes avaient mis en présence des centaines de candidats. Du scrutin du 8 février était sortie l’Assemblée nationale qui allait provisoirement siéger à Bordeaux. La fièvre des élections avait, pour un moment, servi comme d’exutoire aii mal dont la France souffrait. A cette dernière poussée d’effervescence, succédait une intraduisible lassitude.

La deuxième quinzaine de février était venue, et Paris ignorait encore comment, pour lui, se dénouerait la situation. Les Allemands entreraient-ils, ou, vainqueurs généreux et politiques adroits, épargneraient-ils à la cité l’humiliation suprême ? On en était réduit aux hypothèses sur ce point. La commission de l’Assemblée détachée pour traiter avec Versailles s’était faite impénétrable ; toute demande de renseignements se brisait contre la discrétion des négociateurs.

Jamais indécision ne pesa d’un poids plus lourd ; jamais on ne vit tomber plus de victimes que n’en frappèrent ces poignantes alternatives. Oh ! les vingt journées d’écœurement, d’accablement, de tortures ! que d’infortunés, et, après avoir traversé toutes les horreurs du siège et affronté cent fois les balles ennemies, n’avaient échappé à une mort glorieuse que pour devenir la proie d’une fin misérable !

 

Il était de ceux-là, ce vieillard légendaire que des voisins avaient amicalement baptisé, en un temps, le général des Batignolles ! Pauvre général enterré obscurément, sans l’escorte du moindre tambour !

Il se nommait Roman : un vieux grognard à longues moustaches grises, la tête haute dans son col de bougran, le buste raide, le jarret fièrement campé malgré ses soixante hivers, la prunelle encore vivo et le coffre solide.

Une particularité, entre autres, le signalait de loin : à son côté pendait, invariablement, une gourde de cuir dont le large cordon vert reposait en sautoir sur sa poitrine. Cette gourde faisait partie intégrante de son équipement. Parfois, il la portait à ses lèvres pour absorber une gorgée de rhum.

Le dimanche, jadis, Roman montait d’un pas alerte la Grande-Rue des Batignolles afin d’aller, sur quelque banc de square, aspirer les fraîches senteurs. A son passage, les enfants accouraient, disant tout bas :

— Voilà le général !

Dès le début du siège, une transformation s’était opérée chez lui. On ne l’entendait plus, comme naguère, raconter ses campagnes. A peine ébauchait-il encore, à de rares intervalles, les longues histoires qui commençaient uniformément par ces mots :

— Du temps que j’étais marchal’chef...

Car il avait servi dans la cavalerie, où il portait, au moment de sa retraite, les galons de maréchal-des-logis chef, — et s’il avait monté en grade, c’était dans l’esprit de ses concitoyens.

Après Châtillon, la verve du général sembla tout d’un coup s’être éteinte. Il méditait.

Puis on le vit, un matin, s’en aller par les rues vêtu en garde national. Ceux qui le connaissaient comprirent : le moment n’était plus aux narrations belliqueuses ; l’heure de l’action était venue. Ce simple soldat sexagénaire fit, rien qu’en se montrant, plus de prosélytes à lui seul que toutes les harangues des ministres. Il fut de ceux qui inaugurèrent le service des bastions. Le premier à l’appel, le dernier à s’éloigner quand le capitaine avait dit : Rompez les rangs ! le général avait repris l’animation et la faconde des anciens jours. Ne retrouvait-il pas, dans ses nouveaux compagnons d’armes, des auditeurs bienveillants ?

Mais les échecs se succédaient, traînant avec eux les déboires.

Sa physionomie se rembrunit, son aspect devint morose, son geste saccadé, et souvent on le surprit se parlant à lui-même, laissant tomber des mots incohérents, ou tirant de sa poche une carte des environs de Paris qu’il contemplait avec une attention minutieuse. Les camarades suivaient d’un regard de commisération les lignes qu’il traçait sur ce fragment d'atlas. Alors relevant la tête :

— Ce soir, soupirait-il, j’expliquerai ça à Trochu.

Rentré chez lui, il s’asseyait à une petite table couverte de papiers, de compas et de notes, et il écrivait au général en chef des lettres que le lendemain il jetait à la poste.

On respectait sa démence ; elle dura trois mois : trois mois pendant lesquels Roman, affaissé au moral et brisé au physique, parut décliner de jour en jour.

A la suite du Bourget, il chancelait comme un homme ivre ; après Avron, ses jambes refusaient de marcher ; le lendemain de Montretout, il se mit au lit.

Un matin, des voisins lui apportèrent un journal. Il lut la convention qui rendait Paris à la Prusse.

— Malédiction ! fit-il, ils ont capitulé !

Depuis, on ne l’entendit plus rien dire. Il avait exigé qu'on laissât à sa portée la carte sur laquelle il s’était penché si souvent. Ce fut en la contemplant une dernière fois qu'il s’éteignit.

Lui aussi, il avait son plan. Le plan n'a pas réussi.

Roman n’était pas philosophe. — Il en est mort.

 

L’annonce des préliminaires de paix vint, le 27 seulement, dissiper les derniers doutes et divulguer aux Parisiens la réalité en leur portant le coup de grâce.

L’entrée des troupes allemandes, publiait le Journal officiel à cette date, réglée entre l’autorité militaire française et l’autorité militaire allemande, aura, lieu mercredi, 1er mars, à dix heures du matin. L’armée allemande occupera l'espace compris entre la Seine et la rue du Faubourg-Saint-Honoré, à partir de la place de la Concorde jusqu’au quartier des Ternes.

A la suite, une proclamation signée de Thiers, chef du pouvoir exécutif, contresignée par le ministre des affaires étrangères Jules Favre et le ministre de l’intérieur Ernest Picard, adjurait la population d’oublier ses ressentiments pour ne songer qu’au maintien de l’ordre en face de l’occupation abhorrée.

Ces exhortations pouvaient n’être pas inutiles ; au premier moment, une vive exaltation s’était manifestée. Paris, cependant, allait vider jusqu’au fond l’amer calice qu’une fois encore on approchait de ses lèvres. Chacun se préparait à s’enfermer chez soi. Plus de mouvement dans les rues ; plus d’établissements ouverts, plus de vendeurs ; plus de journaux.

D’une réunion entre les directeurs des diverses feuilles, une résolution était issue.

On avait vu Paris sans soldats et sans armes, sans fiacres et sans sergents de ville, sans théâtre et sans pain ; on allait le voir privé de la manne quotidienne de son existence intellectuelle. De toutes les formes extérieures traduisant l’affliction publique, l’abstention de la presse était peut-être la plus éloquente. A ces deux millions de fiévreux qui vivent de la vie morale autant que de l’existence matérielle, le journal est, en quelque sorte, l’artère dont les pulsations marquent l’état fluctuant. Chaque matin, à son réveil, le patient se tâte le pouls ; en ouvrant ses gazettes il se demande : Voyons comment je vais aujourd’hui ?... Mais les kiosques devaient demeurer vides tant que les Prussiens seraient là.

 

Ils entrèrent le 1er mars, après avoir d’abord éclairé le terrain qu’ils croyaient, eût-on dit, prêta les engloutir.

Ils avaient prémédité un défilé victorieux sous l’Arc de Triomphe ; ils trouvèrent barrée la double voûte de l’Arc. Un instant, la tête de colonne hésita ; elle n’osa ralentir sa marche pour renverser l’obstacle et, tournant par le rond-point, refusa l’ovation à l’armée qui suivait.

Dans le quartier à eux dévolu, ils demeurèrent parqués, loin du reste de la ville. Un triple cordon sanitaire de barricades, de soldats et de gardes nationaux les isola. Quelques officiers tentèrent, à la faveur d’un déguisement, de franchir le cordon ; on les contraignit à rétrograder. Le surlendemain, vendredi, ils sortirent.

 

Il était sept heures et demie environ. Un brouillard intense obscurcissait l’atmosphère. A travers ce crêpe funèbre, par les voies qui, tout le long du faubourg Saint-Honoré, laissent à l’œil des échappées sur la vaste avenue, on entrevoyait vaguement les masses sombres des corps ennemis commençant à s’ébranler. Un vent faible apportait, par instants, des bouffées confuses de musique. A mesure que les colonnes se' succédaient et s’éloignaient davantage, et comme si le firmament eût voulu lui-même témoigner d’un tardif revirement en notre faveur, la brume matinale s’éclaircissait peu à peu ; le voile qui couvrait la cité achevait de se déchirer. A onze heures, il ne restait pas un Allemand, et le ciel bleu se montrait enfin dans sa splendeur : le ciel de la délivrance !

Alors seulement, le populaire, jaloux de se rendre compte de la conduite des occupants, pénétrait dans les Champs-Elysées et les rues adjacentes.

Rebutantes impressions, que celles que l’on rapportait de cette visite ; décidément, il était écrit que partout les soldats de Guillaume, empereur et roi, laisseraient des signes irréfragables de leur passage.

Pendant cinq mois, c’est une traînée de sang qui s’allongeait derrière eux. Chez les Parisiens, ils avaient laissé une traînée d’ordures. L’odorat eût hésité à bon droit entre un des terrains vagues où la municipalité faisait transporter les immondices de nos rues, et les splendides abords du palais de l’Industrie après quarante-huit heures de séjour de ces hôtes. Partout les traces de ces manies malpropres, de cotte grossièreté qui perpétuent une tradition, Au Cirque des Champs-Elysées, comme au palais de l'Industrie, on eût tiré au sort pour savoir qui irait, dedans, ouvrir les fenêtres. Aux alentours, c’étaient les massifs, les cafés, les concerts, ravagés, saccagés, mis au pillage. Évidemment, la race germanique est organisée pour tout ce qui est souillure comme pour tout ce qui est destruction ; la barbarie s’y élève à la hauteur d’un caractère national.

 

Enfin ! ils sont partis. Paris respire, se ressaisit, se retrouve. C’est comme le réveil d’un affreux cauchemar.

Et tandis que le grand blessé s'agite pantelant sur sa couche, panse ses plaies, ferme ses cicatrices, un à un les absents lui reviennent. Ah ! les muets serrements de mains, et les tragiques dialogues ! Ceux qui étaient partis rentrent le cœur débordant. Ils s’apitoient et ils s’enthousiasment, ifs s’exaltent et ils gémissent, parlant bas, marchant sur la pointe des pieds, avec des haltes et des chuchotements, comme dans une chambre de malade. Le convalescent écoute et regarde. Il se relèvera après de terribles convulsions. Le mal guéri, il n’oubliera point. Mais s’’il est de ceux qui savent se souvenir, il est aussi de ceux qui savent espérer.

Et Paris se remet en marche, l’esprit tout rempli du passé, le regard ardemment fixé sur l’avenir.

 

FIN DE L'OUVRAGE