PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE XVIII. — PLUS DE PAIN !

 

 

Déménagements. — L’obusomanie. — L'heure des responsabilités. — En conseil de guerre. — Choc d’opinions. — Une phrase célèbre. — Le parti des capitulards. — Les cicatrices de Paris. — Les cours de la halle. — Un bœuf à cinq pattes. — Le fond du sac. — Quand même !

 

Depuis longtemps déjà, l'éventualité de l'entreprise dirigée contre les forts, contre la ville, avait servi de texte à bien des conversations, à bien des articles de journaux. Dès le début, l’autorité avait fait afficher dans toutes les rues, à l'entrée de toutes les habitations, des Instructions sur les précautions à prendre en cas de bombardement, et on les avait suivies à la lettre. Partout, le long des passages et des vestibules, s'alignaient des rangées de tonnes que propriétaires, locataires et concierges tenaient scrupuleusement remplies d’eau.

Dans chaque coin de cour s'élevait un monticule de sable, le seul obstacle connu propre à être opposé aux engins incendiaires.

Mais à force de parier du bombardement, on avait fini par n’y plus croire. Tant de fois, par des extraits des gazettes allemandes tombées entre nos mains, nous avions vu la nouvelle solennellement annoncée, et tant de fois le roi Guillaume avait fait faux bond à ses administrés, que nous nous étions habitués doucement à n’y apercevoir qu’une vaine menace.

Peu à peu, l’eau des tonneaux avait gelé sans qu'on s’en souciât ; les tas de sable s'étaient effondrés, répandus sur le sol, couverts de neige et finalement réduits en une boue grisâtre qui, au moment du dégel, obstruait les conduits d’écoulement.

Paris était parvenu à un degré d’illusion tel que, lorsque le 8 janvier les obus s'abattirent sur les quartiers du sud, on ne put s’imaginer que ces projectiles eussent réellement pour but l'intérieur de la cité.

— Le tir des canons prussiens aura été mal calculé, disait-on.

— Leurs pointeurs auront trop monté la hausse, ajoutaient ceux qui voulaient passer pour experts.

On considérait d’ailleurs comme impossible l'hypothèse de la mise en cause des existences d’une population inoffensive, sans une dénonciation préalable. L'histoire n’était-elle pas là ? Où trouver l’exemple d’une ville bombardée sans avertissement ? Et les Anglais, les Suisses, les Espagnols, les Américains, les Autrichiens, les Italiens restés dans nos murs ? Ne devait-on pas, en vertu des principes les plus élémentaires du droit des nations, accorder tout au moins aux étrangers les moyens d'abandonner une place de la, résistance de laquelle on ne pouvait les rendre solidaires ?

 

Montrouge cl Vanves, Vaugirard et Grenelle, canonnés sans relâche, servent de but à un pèlerinage incessant. Les uns y viennent attirés seulement par le spectacle, d’autres par l’intérêt et l'inquiétude qu’ils ressentent pour des parents, pour des amis. Ce qui frappe tout d’abord les visiteurs, c'est le peu d’émotion qui règne dans ces parages si éprouvés. A peine, de ci de là, quelques émigrations vers l’intérieur ; invariablement le déménageur est un brave commissionnaire attelé à une voiture à bras que surmonte un chétif mobilier. Quant au fugitif, il se dissimule de son mieux derrière le véhicule, comme s’il avait honte de s’en aller alors que les autres restent.

Cette indifférence placide n’échappe pas à nos ennemis.

La population parisienne, devait avouer un de leurs historiens, montra une certaine curiosité à la vue des premiers obus ; puis elle, se moqua de ceux, bien autrement nombreux, qui furent, dans la suite, dirigés sur la capitale. Le bombardement n’atteignit pas le but qu’on s’était proposé[1].

Des familles se résignaient volontiers à vivre dans les caves ; — aussi bien, n’était-ce point le contenu habituel à cet humide séjour qui pouvait embarrasser beaucoup : le vin, la plupart du temps, était bu ; et quant aux barriques, depuis bon nombre de semaines on les brûlait en guise de bûches.

Mais ces souffrances, que les femmes et les vieillards enduraient avec une constance dont on no parlera jamais assez haut, les hommes valides se montraient moins patients à les supporter. Us comptaient chaque jour les. victimes de la veille et se disaient avec une colère concentrée qu’il eût mieux valu sacrifier quelques vies humaines de plus et tenter résolument, par une action de vive force, de clore la bouche à ces terribles batteries dont maintenant nous ne connaissions que trop l’emplacement et l’installation.

Les arbitres de la défense partagèrent-ils un instant cette suggestion du désespoir ? On eût pu le penser, car un matin l’Officiel consacrait ses colonnes à une longue instruction sur le genre d’enclouure propre a mettre hors de service les pièces du type d’outre-Rhin.

L’idée, en tous cas, s’évanouit vite de l’esprit de nos généraux, et si, quelques jours plus tard, la feuille gouvernementale s’occupait encore d’artillerie, c’était pour adresser une verte semonce aux imprudents qui cherchaient à emporter chez eux, — singulier souvenir ! — les obus allemands demeurés intacts.

Un double sentiment, en somme, résumait l’esprit de, la ville assiégée : un stoïcisme antique devant les tentatives du dehors, une désaffection farouche à l’égard des hommes de la Défense... Mesurant à son ardeur de sacrifices les possibilités militaires, la population, cruellement déçue, n’avait pas assez de blâmes pour l’inertie de ses chefs.

Les clubs et les journaux étaient-ils les seuls à prendre une attitude comminatoire ? Loin de là. Au sein même du pouvoir, chacun sentant s’approcher l’heure d’une lourde échéance et chacun jaloux de rejeter sur d'autres les responsabilités encourues, de funestes divisions éclataient. Le gouverneur était tenu presque publiquement en suspicion par ses collègues.

— Parlez-nous donc, général, des opérations militaires, avait demandé M. Ernest Picard à M. le Flô, dans la séance du 24 décembre.

— N’étant ni gouverneur de Paris, ni général en chef, je n’ai rien à dire, avait répondu l’interpellé.

— Pardon, vous êtes ministre. Le ministre de la guerre est le supérieur hiérarchique du général Trochu[2].

Deux jours après cette affirmation bizarre, le général Le Flô s’était nettement prononcé pour l’action.

— Je ne puis admettre qu’une armée qui compte 300.000 combattants et 300 pièces encore attelées défile humblement en déposant les armes aux pieds du roi Guillaume. Ce serait la honte et la démoralisation du pays !

Et Trochu, développant alors un nouveau plan :

— Ma conviction est qu’on ne peut réussir qu’à la condition d’opérer la nuit, sans artillerie, sans un coup de feu, en laissant derrière soi morts et blessés... Si mon devoir ne me retenait, j’aurais franchi les lignes avec trois cents cavaliers résolus !... Je n’ai consenti à prendre le pouvoir que dans la pensée d’établir unirait d’union entre le Gouvernement et l’armée ; l’armée est épuisée...Voulez- vous ma démission ?

L’idée d’éparpiller l’effort pour percer sur tous les points à la fois était énergiquement soutenue par Ducrot. Seulement, il entendait former des groupes de deux ou trois mille hommes se lançant désespérément sur chaque route, périssant ou passant sur le ventre de l’ennemi. Les heureux se seraient dirigés au gré de leur chance vers les troupes de province. Nous n’aurions plus d’armée au dedans. Peut-être en posséderions-nous, par là même, une au dehors...

D’autres généraux, Schmitz, Vinoy, Guiod, consultés, haussaient les épaules :

— Pourquoi se diviser en petits paquets ? Pourquoi ne pas tenter un grand coup, chercher le point faible, le trouer, ou sauver tout au moins l’honneur des armes !

Le vice-amiral La Roncière :

— Quand la trouée était possible, nous n'avions pas de troupes. Aujourd’hui, nous possédons des soldats, mais les lignes qui nous enserrent sont devenues inforçables. Au moins, détruisons les batteries qui nous bombardent ; les Prussiens savent peu résister aux entreprises rapides.

Le général Tripier, un brave qui avait fait amplement ses preuves, mais sapeur jusqu’aux moelles :

— Il faut marcher, pourvu qu'on marche à couvert, par des cheminements... cheminons, cheminons !

Le général de Chabaud-Latour :

— Lançons sur les batteries la mobile, l’armée et la garde nationale. Une étincelle de patriotisme jaillira de ce contact. Les résultats matériels seront peut-être minces, mais les résultats moraux seront précieux.

Le général Vinoy :

— Un avis est aujourd’hui difficile à donner... Cependant, si l’on polissait vigoureusement des colonnes, on découvrirait peut-être des passages.

Le général Ducrot :

— Eh bien, que le général Vinoy les indique donc, ces points ! Je les ai cherchés inutilement, et il sait bien que lui-même a échoué à Montmesly !

Le général Vinoy, répondant :

— Ne discutons pas le passé. Si on le discutait, il serait aisé de prouver que le général Susbielle avait reçu l’ordre d’attaquer sans que l’on m’en informât. Prévenu, je fusse venu à son secours, et l’on eût emporté la position !

Ducrot, répliquant :

— Et après ? Vous vous seriez heurté à Ormesson, contre dos lignes de trois lieues d’épaisseur !

Le général Trochu, résident :

— La retraite de Chanzy en province est remarquable. Elle contient peut-être les éléments d’un succès futur. Notre devoir, à nous, est de durer. Durons. La dernière "heure venue, on vous proposera une entreprise suprême[3] !

Toutes les idées, tous les projets contradictoires qui s’élaboraient dans les clubs, se donnaient, on le voit, aussi largement carrière dans les conseils du pouvoir et dans le conseil dos généraux. Ici comme là, des conceptions chaque jour renaissantes et chaque jour détruites, des rêves sans cesse renouvelés et sans cesse déçus, de subites joies changées en de subites désillusions, désorganisaient les esprits les mieux équilibrés. Les gouvernants nous donnaient les premiers l’exemple de cet état, mélange singulier de surexcitations et d’abattements, qu’un mol a bien traduit : la fièvre obsidionale. Parmi les généraux divisionnaires, parmi les brigadiers, le choc des opinions n’était pas moins confus. Un petit nombre murmuraient, mais assez haut pour qu’on les entendit :

Assez de ces représentations militaires dont nous payons tous les frais !

Dans la population aussi, tout le monde n’était pas animé d’un égal enthousiasme à l’idée de prendre d’assaut les batteries de Châtillon. Après la tribu des effarouchés qui, en s’éclipsant au commencement de septembre, avaient mérité le sobriquet de francs-fileurs, il s’était formé en divers quartiers des groupes de trembleurs que l’on avait baptisés du nom significatif de parti des capitulards. Ce parti-là n’osait encore élever la voix ; mais déjà, par instant, ses premiers balbutiements parvenaient à répandre des paniques insensées.

Le 6 janvier 1871, le général Trochu s’émouvant, répondit aux pusillanimes des deux catégories par un ordre du jour énergique. Son manifeste finissait par cette, affirmation devenue célèbre :

Le gouverneur de Paris ne capitulera pas.

A la lecture de la déclaration officielle, fière autant que concise, le parti de la reddition se tint pour un temps dans un prudent silence. D’ailleurs, à bien des signes extérieurs, de ces signes auxquels le flair du peuple parisien ne se trompait plus, on s’attendait à une prochaine action, cette fois décisive.

Comme avant Champigny, comme avant les combats du 21 décembre, des bruits de victoire couraient les rues. On se racontait, en traduisant le sens de quelques courtes dépêches récemment arrivées au Gouvernement, les efforts désespérés de Gambetta et de ses généraux. Chanzy, Faidherbe, Bourbaki : ces trois noms revenaient sans cesse sur les lèvres. On savait que le ministre, dictateur, inaugurant une tactique audacieuse, avait envoyé Bourbaki sur la route de Belfort, et on ne doutait pas d'apprendre à bref délai que celte place était débloquée.

D’ailleurs, se disait-on aussi, les bataillons mobilisés de la garde nationale avaient, depuis deux mois, singulièrement avancé leur éducation militaire. Les hommes placés à la tête des affaires, eux-mêmes, s’en étaient aperçus, car on commençait à entendre parler de leurs discussions sur le meilleur emploi de ces troupes toutes spéciales. Seraient-elles embrigadées et endivisionnées en constituant une armée à part ? Les combinerait-on, dans chaque brigade, avec les troupes de ligne et la mobile ? En attendant qu’on décidât, les bataillons se déclaraient prêts à venger les femmes et les enfants tombés sous les obus.

 

Chaque matin, le Journal officiel publiait les résultats du bombardement.

Statistique navrante qui restera comme le monument écrit de la barbarie germanique. Les victimes oubliées, les désastres réparés, les murs relevés, on se rappellera que durant tout un mois la capitale a sans se plaindre souffert des actes de sauvagerie qui, au cours d'une campagne entière, ont formé l’élément essentiel des procédés d’outre-Rhin.

Pendant la nuit du 5 au 6, les batteries de l’ennemi bombardèrent les quartiers de Montrouge, de l’Observatoire, du Luxembourg, du Val-de-Grâce, du Panthéon. Le boulevard Saint-Michel, la rue Saint-Jacques, la rue Gay- Lussac, le cimetière de Montrouge, le Champ-d’Asile, la rue d’Enfer, la Chaussée du Maine, reçurent nombre d’obus ; il en tomba entre les ponts d’Auteuil et de Grenelle, sur la route de Versailles, à la villa Caprice, rue Boileau, rue Hérold, rue de la Municipalité. Plusieurs maisons s’effondrèrent, vingt-six propriétés furent abîmées. Il y eut, cette nuit-là, dix victimes, dont cinq morts.

Pendant la nuit du 6 au 7, les quartiers atteints furent ceux du Val-de-Grâce, de Notre-Dame-des-Champs, de Plaisance, de Javel, de Grenelle et d’Auteuil. Dix habitants furent atteints, dont quatre mortellement.

Le 7 au soir, les batteries de Châtillon dirigèrent leur feu sur le Panthéon ; celles de Meudon sur Grenelle et Auteuil. De sept à dix heures, on compta quatre cents coups de canon. Beaucoup de propriétés endommagées. Quinze victimes.

Du 8 au 9, les guetteurs de nuit comptèrent, point à point, neuf cents coups, dont les projectiles atteignirent principalement les Ve arrondissement (Panthéon), VIe (Odéon), VIIe (Invalides), XIVe (Observatoire), XVe (Vaugirard). Soixante immeubles dégradés ; des édifices publics atteints : le Val-de-Grâce, la Sorbonne, la bibliothèque Sainte-Geneviève, les églises Saint-Étienne-du-Mont, Sainte-Geneviève, Saint-Sulpice et de Vaugirard, la prison de la Santé, la caserne du Vieux-Colombier, le dépôt de la compagnie des omnibus, attestèrent l'acharnement du tir. Des projectiles arrivèrent jusqu'à la rue Clément, à cinq cents mètres du Pont-Neuf. Cinquante victimes : vingt-deux morts et vingt-huit blessés.

Du 9 au 10, plus de trois cents obus dans les quartiers Saint-Victor, Jardin-des-Plantes, Val-de-Grâce, Notre- Dame-des-Champs, l'Ecole-Militaire, Maison-Blanche. Montparnasse, Plaisance. Un incendie dans un chantier de bois du quartier de la Gare, mais circonscrit promptement. Maisons de refuge et ambulances atteintes, notamment l’hôpital de la Pitié, la maison de Sainte-Pélagie, la maison des Frères. Quarante-huit victimes ; douze morts et trente-six blessés.

La nuit du 10 au 11, bombardement intense. Edifices atteints : l’Ecole polytechnique, l’Ecole pratique de médecine, le couvent du Sacré-Cœur, l’hospice de la Salpêtrière, le bâtiment principal de l’Assistance publique, l’usine Cail, la maison du docteur Blanche ; huit incendies, cinquante propriétés particulières dégradées. Vingt-deux victimes.

Du 11 au 12, édifices atteints : l’Ecole normale, l’église Saint-Nicolas, l’institution des Jeunes-Aveugles (cinq tués ou blessés), les hospices de l’Enfant-Jésus, de la Maternité, la boulangerie des hospices ; trois incendies éteints grâce à la promptitude des secours ; quarante- cinq immeubles dégradés ou détruits ; douze victimes.

Du 12 au 13, le Jardin des Plantes, la Boulangerie centrale, rue Scipion : l’institution des Jeunes-Aveugles, l’hôpital de Lourcine, l’ambulance de Sainte-Périne, celle des Dames-Augustines, la compagnie des Petites-Voitures ; cinquante-huit maisons fortement endommagées. Treize victimes.

Du 13 au 18, bombardement opiniâtre : trois mille obus sur la ville, quatre cents propriétés abîmées ; les incendies ne s’éteignant que pour se rallumer plus furieux. Deux cent cinquante victimes.

Les bombardeurs solennisaient à leur façon cette date du 18 janvier où, au milieu des dignitaires promenant à travers le château de Versailles l'or de leurs chamarrures, Sa Majesté le roi Guillaume de Prusse était proclamé chef de l’empire allemand.

Au Val-de-Grâce, à l’hospice des Jeunes-Aveugles transformé en hôpital, il avait fallu descendre dans les caves des malheureux atteints de fluxion de poitrine ou de fièvre typhoïde. Les Prussiens tiraient, comme en vertu d’un parti pris systématique, sur les hôpitaux. Et Dieu sait si les hôpitaux étaient encombrés !

 

Tous les jours, la charité publique, inépuisable, transformait de nouveaux édifices en ambulances, et tous les malades n’y étaient pas !

On eût vite fait le dénombrement de ce qu’offrait de réellement valide la population. Gomment en eût-il été d’autre sorte ? Los produits alimentaires, raréfiés à peu près jusqu’au vide, n’avaient de cours que celui que leur donnait le besoin de l’acheteur, — quand le besoin suffisait à faire obéir la bourse.

Un chou-fleur valait 12 francs ; un œuf, de 3 à 5 francs, selon le quartier ; un pigeon, 25 francs ; un poireau, 25 sous ; un boisseau d’oignons, 64 francs ; 3 louis, une poule ; 10 francs, une livre de lard ; une livre de viande d’âne, 12 francs ; un lapin, 65 francs ; le boudin de cheval, comestible exécrable, 4 francs la livre ; sous le nom d’an- douilles, un horrible mélange de résidus innommés était vendu 10 francs le kilogramme. Un litre de haricots... introuvable. Un boisseau de pommes de terres... depuis longtemps il n’y en avait plus.

Partout la huche sonnait creux et le garde-manger était vide. On avait fait du pain avec la poussière des greniers, de la soupe avec les eaux grasses qui d’ordinaire vont à l’égout, des pâtés avec la chair des chiens ramassés la nuit au coin des bornes. Bientôt, tous ces détritus répugnants allaient manquer. La ration de viande Hippique était réduite au minimum : 30 grammes par jour et par habitant. Encore les mâchoires les plus affamées ne s’attaquaient-elles qu’à regret à cette sordide pitance. Paris ne se déshabituait pas de l’idée d’une marche en avant que rien ne refoulerait, et chacun se disait : Que deviendront nos cavaliers quand nous aurons mangé tous les chevaux ?

Les derniers vivres étaient réquisitionnés à l’intention des blessés et des malades. Un avis de l’autorité intimait aux détenteurs de bestiaux l’ordre de déclarer aux mairies les ressources dont ils disposaient. On raflait ainsi au jour le jour quelques brebis anémiées, que la petite banlieue abritait encore dans ses étables, quelques génisses étiques dissimulées au fond des vacheries des faubourgs.

Ces razzias légales n’allaient pas toujours sans encombre. Plus d’un possesseur s'insurgeait à la perspective de livrer sa suprême ressource. Plus d’un, dans l’espérance d’être épargné, invoquait de fallacieux arguments. L’élan des âmes généreuses trouvait son contre-poids fatal dans les protestations des estomacs délabrés.

Parmi ces récalcitrants acharnés à déjouer les rigueurs de l’enquête figurait un pauvre hère dont la situation eût paru à beaucoup digne de quelque pitié : un infirme que les hasards de la guerre avaient emprisonné dans l’enceinte investie, avec un bizarre animal, son gagne-pain d’autrefois, à présent son compagnon d’infortune. Longtemps, on avait vu l’homme déambuler à travers les carrefours, une main rivée à un pieu traversé d’une pancarte, l’autre traînant au bout d’une longe un quadrupède essoufflé. Quadrupède ? Le terme est impropre, et là précisément gisait la difficulté pour les réquisitionneurs. La bête offrait un de ces caprices de la nature que les baraques foraines exploitent avec profit. Le Bos quintupedes, phénomène vivant : ainsi la qualifiait l’écriteau. Pendant que les sous des curieux s’entassaient lentement dans la sébile posée à terre, le cornac débarrassait son sujet d’un paquet de haillons qui lui enserraient les flancs ; on apercevait alors, soudée à l’échine et se détendant brusquement en l’air comme pour prendre le ciel à témoin de la sincérité du prodige, cette cinquième jambe qui justifiait l’appellation scientifique donnée au Bos quintupedes.

Quel régime convenait-il d’appliquer à un tel spécimen zoologique ?

— C’est un bœuf, attestaient, parmi les agents, les plus résolus.

— A cinq pattes ! objectaient les hésitants.

Le règlement n’avait pas prévu les bœufs à cinq pattes. Ménagé par les uns, traqué parles autres, le montreur aux abois appréhendait l’instant inévitable où son phénomène vivant irait alimenter le pot-au-feu des hospices. Paris n’avait plus la force de s'égayer. Cette aventure, pourtant, fut une des lueurs fugitives de ces heures tristes où un sourire errait encore sur les visages tandis que le désespoir et la rage envahissaient les cœurs.

Le bois était rationné. Après l’abatage dos arbres de nos promenades, on avait eu recours aux matériaux de construction et de menuiserie ; on avait brûlé pêle-mêle, à petites doses, des poutres de planchers et des feuilles de bois rares, des échafaudages et des montures de pianos.

Paris avait faim — et Paris avait froid.

Sous l’enthousiasme encore dans sa plénitude, apparaissaient par instants des symptômes, sinon d’affaissement moral, du moins de véritable faiblesse physique, œuvre de trois mois de rationnement.

Paris demandait la paix, mais seulement à son énergie.

Aussi, lorsque le 18 janvier arrivèrent les premiers ordres de sortie, toutes les voix se confondirent-elles en une immense acclamation :

Enfin !

 

 

 



[1] NIEMANN, La Campagne de France.

[2] Procès-verbaux du gouvernement de la Défense nationale.

[3] Séance de nuit du 31 décembre.