Second combat du Bourget. — Les tranchées de glace. — Les Allemands ouvrent le feu contre les forts et la ville. — Salut, Noël ! — Avron. — Une nuit de branle-bas. — 1870-1871. — Cadeaux du jour de l’an. — Les haricots secs du ministre. — Sourires et sanglots.Et pourtant, les jours, les semaines s’écoulaient sans qu’un indice vînt nous révéler les événements du dehors. Le froid sévissait cruellement, et s’il était permis de serrer sa boucle sans rien dire, on ne pouvait souffler dans ses doigts sans le montrer. Plus de houille, — Paris s'était trop longuement conservé le luxe d’un éclairage au gaz ; — plus de coke, plus de bois. Il eût fallu rationner la chaleur comme on avait rationné la nourriture. L’administration s’était décidée tardivement à faire abattre quelques-uns des arbres de nos plantations suburbaines. Des femmes, des enfants s'en disputaient les branchages : du bois qui donnait plus d’eau que de feu et dont on avait toujours suffisamment avec une bûche, parce qu’elle ne brûlait point. Les enfants ! Ah ! comme ils disparaissaient vite, les chers petits ! Jamais on n’avait tant scié de planches pour en construire des cercueils à recouvrir d’un drap blanc ! Les grands aussi payaient leur tribut à la sinistre faucheuse. La couvée des maladies nées des souffrances physiques et des douleurs morales s’était abattue sur la ville. Le long des rues, se succédaient d’interminables défilés de corbillards. Dans cette population qui encombrait de ses infirmes et de ses faibles les abords des boulangeries, des boucheries et des cantines, les morts faisaient queue devant les cimetières... Au moins ceux-là étaient-ils sûrs d’entrer ! La mortalité avait suivi une effrayante progression ; de 1.000 à 1.100, chiffre hebdomadaire moyen, elle était montée à 1.272 dès la deuxième semaine du siège, à 1.344 pendant la troisième ; puis, successivement, à 1.430, à 1.610, à 1.744. Au cours de la semaine du l cr au 7 novembre, les registres civils accusaient 1.762 décès, 1.885 la semaine suivante, 2.063 du 21 au 28. Au milieu de décembre, 3j000 personnes mouraient par période de sept jours, 4.000 à la fin. En janvier, le funèbre total allait dépasser quatre mille cinq cents. Et l’ardeur demeurait égale. A la progression décrois-.sante du rationnement, à la progression croissante des statistiques mortuaires, on opposait la liste des canons que nos usines produisaient sans relâche : sur trois cent cinquante fondus, trente-deux, entièrement finis, étaient livrés aux arrondissements qui les avaient souscrits ; vingt et un, remis au gouvernement, avaient subi les épreuves du tir. On se consolait de la procession des voitures.funèbres en organisant la procession des nouveau-nés de la défense... Parfois, le cortège de guerre et le cortège de deuil se croisaient, et l’on se fût demandé si celui-là saluait la victime, ou si celui-ci saluait le vengeur. Dans les cercles, dans les journaux, sur les places, toutes les polémiques se résumaient en une seule : romprait-on le cercle de fer ? Paris sentait d’avance le moindre mouvement offensif. Il savait où l’on se battait et où l’on se battrait. Non que le canon des forts ou des remparts !e guidât : il était blasé sur la canonnade, car chaque soir il s’endormait à ce bruit pour le retrouver au réveil. Non ; c’était affaire d’instinct. Depuis les batailles de la Marne, on se rongeait dans l’attente. La fièvre revenait ; la lassitude ne venait point. Dans l’après-midi du 21 décembre, on se pressait enfouie autour d’une dépêche affichée par l’autorité militaire : 21 décembre, 2 heures soir. L'attaque a commencé ce matin sur un grand développement, depuis le Mont-Valérien jusqu’à Nogent. Le combat est engagé et continue avec des chances favorables pour nous sur tous les points. Cent prisonniers prussiens, provenant du Bourget, viennent d’être amenés à Saint-Denis. Le gouverneur est à la tête des troupes. Par ordre : Le Général chef d'état-major général. SCHMITZ. C’était peu, pour calmer toutes les impatiences jusqu’à l’apparition de l’Officiel dans lequel on lirait, le lendemain matin, le récit émané de l’état-major. Et encore ce rapport du 22 n’élucidait-il que faiblement l’objet que nos généraux se proposaient d’atteindre. Comme pour ménager, par des transitions habiles, les nouvelles des évènements, les rédacteurs de l’état-major avaient pris l’habitude de mesurer à petites doses le compte rendu des opérations en cours. On s’attendait donc à de plus amples informations. Voici le résumé que communiquait le pouvoir : 22 décembre, 8 heures et demie. La journée d’hier n’est que le commencement d’une série d’opérations. Elle n’a pas eu et ne pouvait guère avoir de résultat définitif ; mais elle peut servir à établir deux points importants : l'excellente tenue de nos bataillons de marche engagés pour la première fois, qui se sont montrés dignes de leurs camarades de l’armée et de la mobile, — et la supériorité de notre nouvelle artillerie, qui a éteint complètement les feux de l’ennemi. Si nous n’avions pas été contrariés par l’état de l’atmosphère, il n’est pas douteux que le village du Bourget serait resté entre nos mains. A l’heure où nous écrivons, le général gouverneur de Paris a réuni les chefs de corps pour se concerter avec eux. sur les opérations ultérieures. Ce que ne racontait pas la dépêche, c’était la superbe bravoure de nos marins, qui, après s’être emparés du Bourget, s’étaient trouvés tout à coup à deux ou trois cents à peine pour défendre la position contre l’adversaire revenant en force. Barricadés dans quelques maisons, ils gour-- mandaient leurs camarades de la ligne qui, sur un ordre émané d’Aubervilliers, commençaient à battre en retraite, un ordre que, par suite d’une incroyable négligence, on avait transmis seulement à ceux-ci ! A eux seuls, malgré tout, les deux ou trois cents fus--. sent parvenus à tenir, peut-être, sans un second et funeste ! malentendu, qui, en laissant croire au commandant du : fort que le Bourget était évacué par toutes nos troupes, l’amena à commencer le bombardement du village. Pris : entre la fusillade ennemie et les obus français, nos marins résistèrent quand même, cédant pied à pied le terrain... : Bien peu revinrent conter cet épisode sanglant ! Le 27, enfin, nous connaissions l’issue de la série d’opérations engagée le 21. On avait tenté une percée sur Amiens. Dès les premiers pas, on avait trouvé, vers le nord, les lignes prussiennes hérissés d’obstacles et de batteries. L’ennemi n’avait que trop su profiter de notre faute du 29 octobre. Le Gouvernement avait commis l'insigne maladresse d’annoncer, par la voie du Journal officiel, la fermeture des portes de Paris à partir de la première heure. On ne pouvait avertir l’adversaire plus clairement. D’ailleurs, — sauf le 29 novembre, où le flot de la Marne s’était mis contre nous, — l’état-major prussien avait été prévenu de toutes nos sorties. La rare prévoyance dont il se targuait volontiers se résumait en un judicieux emploi des espions que nous étions loin, hélas ! d’avoir tous démasqués. M. de Bismarck se montrait, en général, assez sceptique à l’endroit des mérites de l’état-major. M. de Hatzfeld s’étonna un jour qu’on pût toujours si exactement prévoir les sorties. Un des convives répondit que le terrain était découvert et qu’il n’était pas possible, en une seule nuit, de mettre en mouvement une masse considérable de troupes sans éveiller l’attention. Soit, reprit en souriant M. de Bismarck ; mais cent louis sont souvent une partie essentielle de toute cette prévoyance militaire[1]. Dans la nuit, comme au 30 novembre, — pis qu’au 30 novembre, —le froid, subitement, avait atteint 14 degrés. Des soldats avaient gelé sous leur capote. Le 22, à Aubervilliers, on avait tenu conseil de guerre. Les opérations de vive force ne produiront rien maintenant contre le Bourget, avait dit le général Trochu. Essayons d’un contre-siège et procédons par cheminements. Déjà, le général Tripier avait montré l’exemple en poussant, devant Créteil, une série de tranchées vers les positions du Sud. On avait donc essayé des cheminements contre le Bourget. Sur le sol que la gelée avait transformé en pierre, les outils s'étaient émoussés ou rompus. Spectacle navrant : la plaine, par delà Saint-Denis, était couverte d’hommes cherchant en vain un abri contre l’impétueux vent du nord qui fouettait sur eux le grésil en tourbillons. Ces pauvres gens arrachaient, de çà, de là, quelques pièces de bois misérables trouvées sur leur chemin ; quelques-uns en portaient, se brûlant sans se réchauffer, de tout enflammées sur leurs épaules. Tous grelottaient sous les couvertures en loques dont ils s’efforçaient de se tenir enveloppés. Autour du fort d’Aubervilliers, dans des semblants de bivouacs, les soldats couchaient sur la terre nue sans pouvoir se défendre des âpres rafales qui balayaient la plaine. Moscou aux portes de Paris. Eh bien ! tour à tour, ces hommes, sans un murmure, sans une plainte, se rendaient au travail. La tête entourée de chiffons, leur reste de couverture plié et replié autour du corps, les jambes serrées dans des débris de hardes, ils s’en allaient, sous la bise, affronter aux avant-postes les balles elles boulets allemands, se courbaient sur la glèbe, épuisaient leurs dernières forces dans une lutte sans trêve avec ce sol de roc où l’acier ne mordait que des bribes. A la fin de la semaine, cependant, les positions gardées par l’armée de Ducrot s’étendaient le long de l’arc de cercle qui joint la Courneuve à Rosny, et par Drancy, Groslay, Bondy, sur tout ce vaste front, couraient trois ou quatre tranchées parallèles. Mais, à la fm de la semaine aussi, vingt mille soldats, atteints d’anémie au dernier degré, rentraient dans l’enceinte, râlants. Ils disparurent dans le gouffre, a dit depuis le gouverneur, on ne les revit point. Au public, le général Trochu ne parlait pas ainsi. Il disait, à la fin d’une proclamation où les opérations engagées étaient renvoyées vaguement à plus tard : Dans cette situation, et quelque douloureuse que pût être la suspension temporaire des opérations, le devoir de les continuer était primé par le devoir de donner aux troupes un repos et des soins devenus indispensables. Prolonger la résistance jusqu’aux dernières limites du possible, pour donner à la France le temps et les moyens de se soulever tout entière contre l'envahisseur et d’organiser la défense nationale, a été le but de tous les sacrifices que les citoyens de Paris ont faits ; constituer une armée dans Paris, combattre énergiquement sur le périmètre d’investissement fortifié par l’ennemi pour chercher à percer ses lignes, et l’obliger, dans tous les cas, à immobiliser autour de nous des forces considérables, a été le but de tous les efforts que la garde nationale et l’armée ont faits. L’esprit public s’associera à la continuation de ce double effort, et Paris remplira noblement envers la France son devoir de capitale. Ainsi, fout était contre nous, — et déjà, sous les phrases sonores, perçait le découragement des chefs ! Noël était venu. Rude Noël pour nous — et un peu pour le Prussien qui s’attendait bien à fêter le réveillon ailleurs que dans ses repaires. Aussi, contre les délais que Paris lui impose, quelle vengeance soigneusement ourdie ! Depuis cent un jours le canon tonne ; depuis cent un jours les obus pleuvent, le sang coule. Noël, fête chrétienne, salut ! Voici des canons encore, et encore du sang. Les docteurs d’outre-Rhin le démontrent, Bismarck le proclame : le bombardement dé la cité haïe a tardé trop. Salut, Noël, qui as sonné l’heure psychologique du meurtre des blessés, des enfants et des femmes ! C'était après une nuit glaciale, une de ces nuits à la suite desquelles on rapportait à Paris, sur des civières, des cadavres raidis de factionnaires congelés à leur poste. Tous ceux qui, cette nuit-la, erraient hors de la cité, vers l’est, ont encore présent à l’esprit l'effet lugubre du sifflement des bombes, passant à travers une atmosphère surchargée de brouillard... Sifflement ? non ; il faudrait créer un mot pour rendre avec exactitude la nature étrange du son que rendaient dans leur tournoiement les massifs projectiles ; son grave, sombre, rappelant les vibrations du métal d’une locomotive en arrêt, et accompagné d’une note plus stridente, semblable à l'harmonique qui se fait entendre lorsqu’on appuie sur l’une des touches d’un clavier. Au matin du 27 décembre, le feu commença, îles hauteurs de Noisy-le-Grand et de Gournay, contre le plateau d’Avron, les forts de Nogent, de Rosny et de Noisy. La première de ces positions inquiétait depuis un mois les assiégeants ; les quarante pièces mises en batterie sur le plateau d’Avron forçaient souvent les Prussiens à de longs détours dans la marche de leurs convois. Notre tir en effet, portait jusqu’à Chelles, station qui, sur la ligne de l’Est, formait comme le point de départ et d'arrivée réel de toutes leurs communications. La chute des premiers projectiles provoqua surtout de l’étonnement. On crut à une attaque préludant par un déploiement d’artillerie formidable, comme nos ennemis nous y avaient depuis longtemps habitués. Mais les effets effroyables des boulets, la grosseur inusitée des éclats d’obus donnèrent bientôt à réfléchir. Les épaulements des batteries, sur le plateau d’Avron, crevaient et s’effondraient en quelques minutes. Les troupes, massées d’abord comme pour résister à une tentative de vive force, durent bientôt reculer jusque dans les plis de terrain où serpente la route conduisant au fort de Rosny. Là même, venaient les atteindre et les décimer les effrayants engins de destruction lancés de plus de 5.000 mètres par les canons Krupp. Avron, occupé et armé en vingt-quatre heures, était depuis un mois abandonné à lui-même. On eût pu blinder les pièces, construire des abris, ouvrir des boyaux de communication. On n’avait rien fait. Il était dit que le gouverneur militaire après s’être laissé surprendre par le froid, surprendre par la famine, se laisserait surprendre par le bombardement. La place n’était pas tenable ; on évacua Avron. Les forts de Rosny et de Nogent étaient également battus avec furie. Contre Nogent, jusqu’alors, les assaillants n’avaient jamais dirigé leur tir ; ils n’avaient même jamais répondu au feu que le fort ouvrait fréquemment sur eux. Cette sorte de parti pris avait enhardi la garnison ; l’artillerie de campagne, avec ses chevaux, campait sur les glacis et les terres s’étendant en contre-bas. Le premier jour, quatorze artilleurs tombèrent victimes de leur insouciance. Mais la véritable, la formidable attaque, les Prussiens la dirigèrent moins d’une semaine plus tard contre les forts du Sud, à l’aide de leurs batteries de Châtillon, de Meudon, de Clamart. Sur toute la ligne méridionale commençait un combat à distance sans précédent. Aux canons qui armaient déjà les embrasures des forts d’Issy, de Vanves, de Montrouge, de Bicêtre, de Charenton, les commandants de l’artillerie ajoutèrent de nouvelles pièces, épaulées contre les larges ouvertures pratiquées dans l’épaisseur du glacis. Deux étages de feux répondaient, de notre côté, au feu épouvantable des assiégeants. Les remparts, depuis le Point-du-Jour et Auteuil jusqu’à la porte de Fontainebleau, se mêlaient à cette gigantesque lutte. Avec la journée ne finissait point la canonnade. Loin de la ralentir, l’ennemi en redoublait l’intensité. Il faut avoir passé vingt-quatre heures dans un fort pendant ces terribles instants, pour comprendre tout ce qui peut agiter une âme humaine, envahie à la fois par la rage, l’angoisse, l’espoir de la vengeance, l'anxiété de l’attaque, la fièvre de la riposte ; il faut avoir passé par les impressions ineffaçables que laisse une soirée comme celle du 29 décembre. Pas une étoile au ciel ; pas un rayon de lune. De loin en loin, pointillant les ténèbres comme un drapeau blanc sur le fond noir de l’horizon, quelques flocons de neige accrochés à un escarpement. On ne voit rien du paysage ; on devine. L’œil, insensiblement, perd toute notion des distances ; il semble qu’en tendant le bras on va se heurter à une montagne. Le vent qui siffle et vient en tournoyant s’engouffrer entre les remparts du fort, gémit, lugubre fanfare ; parfois, à son bruissement, se mêle un écho lointain ; un vague murmure, fendant l'immensité, frappe l’oreille comme un soupir de la nature endormie. Puis, plus rien que le pas sourd et monotone des sentinelles qui veillent autour des murs. Depuis un long moment, la voix du canon s’est tue ; tout à l'heure, sans doute, les krupps et nos pièces de marine reprendront leur dialogue. Mais ce n’est point de ce côté-ci que commenceront les discours ; nous attendrons pour répondre que le voisin d’en face nous interroge. Une brume intense nous enveloppe de toutes parts. Vers Paris, un nuage rougeâtre tenu en suspension dans l’épaisseur de l’atmosphère révèle seul la présence de la cité dont les scintillements nocturnes ne peuvent arriver jusqu’à nous. Nous sommes bien seuls. Perdu au sein d’une vapeur sombre, le fort semble un navire à l’ancre en pleine mer ; une vaste carène avec écoutilles et sabords, mais sans mâts et sans voiles, qui fait involontairement songer au vaisseau fantôme de la légende. Tout est tranquille à bord. A peine quelques ordres, donnés à voix basse, révèlent-ils la présence de l’équipage ; on ne parle pas, on chuchote. Il faut un œil observateur pour découvrir, au milieu de ce silence, le mouvement, l'activité qui', pas un instant, ne se sont ralentis. Derrière chaque canon accroupi dans son embrasure, les servants n'attendent qu’un signal. Des escouades d’équipe vont et viennent de la soute à chacun des affûts, renouvelant les munitions épuisées et profitant de l’accalmie pour réparer les désordres du branle-bas. Des patrouilles circulent entre les casernements et les remparts. Les officiers de ronde passent leur inspection : étrange inspection qui n’a pour se guider que l’accoutumance. De ci de là glisse hâtivement un falot, véritable feu follet évanoui aussitôt qu’entrevu. Le tintement d'une horloge lointaine apporte neuf heures. A peine le dernier coup s’est-il éteint, qu’une voix connue résonne. — Holà ! les enfants, préparons-nous ! Celui qui parle est le commandant, un diable d’homme qui en sait joliment long. Quel autre pourrait, avec cette précision mathématique, pronostiquer les intentions de l’ennemi ? En un clin d’œil, tout lé monde est sur pied. Cinq minutes plus tard, un éclair, sur la gauche, déchire les ténèbres. Nous y voici ! Chacun a tout juste le temps de se dire ces trois mots avant que la détonation parvienne jusqu’à nous. A ce son grave, profond, succède un fracas strident, en même temps que le bruit sourd d’une chute : les débris se sont dispersés au loin. — Les maladroits ! fait un matelot ; pour le premier coup, nos vis-à-vis n’ont pas été brillants ! Devant cette démonstration préliminaire, le fort demeure silencieux. Nos pièces sont en position, prêtes à entrer en branle. A gauche, à trois mille mètres environ, puis à droite, puis en face, d’autres éclairs trouent la huit, incendiant l'horizon d’une lueur ensanglantée ; d’autres détonations s’élancent et vont rouler d’écho en écho. Quelques projectiles commencent à siffler autour de nous. Notre moment est arrivé, sans doute, car, presque simultanément à bâbord, à tribord, on entend l'ordre-bref ! et calme des chefs : — Envoyez ! Et aussitôt deux rugissements et une rumeur grondant à travers l’espace. Quel but atteindront nos projectiles ? Que vont-ils hommes ou choses, écraser de leur poids ? On n’a guère le loisir de creuser ces questions en un instant pareil. Les hurlements de toutes ces gueules de métal se précipitent, furieux de plus en plus ; le tournoiement des masses de fonte fait grincer l’air ; les éclats des obus jonchent les parapets, s’écrasent contre les murailles ou viennent lézarder les pierres : moins solidement agglomérées des constructions intérieures. Il faut être habitué à ce hourvari pour garder son sang-froid au milieu de la tourmente. Tout ce mouvement, tous ces tumultes, toute cette cohue de fer et de bronze vous emportent dans leur élan vertigineux. On aspire à pleines narines l’odeur enivrante de la poudre. De temps à autre, un craquement indique qu’un projectile a porté ; on verra cela au jour. Une bordée aura bientôt fini son quart ; descendons aux casemates. Pendant que mugit le canon, ici ce sont les dormeurs qui ronflent. Mon Dieu, oui ! exactement comme ils le pourraient faire sur le meilleur sommier, au fond d’une pacifique alcôve bourgeoise. Dans le salon des officiers, on fume, on cause, on lit à la clarté des lampes. C’est l'entrepont avec tous les agréables passetemps d’une traversée. Là-haut cet ouragan, ici cette sérénité ! Le commandant, lui, est partout à la fois, donne ses ordres froidement, s'occupe tour à tour de l’ensemble et des détails. D’incessants sifflements vibrant au-dessus de nos têtes indiquent que bon nombre d’obus sont destinés à un autre but, bien au delà. Peu à peu, le feu de l’ennemi se ralentit ; nous modérons aussi le nôtre. Lorsque commence à poindre, vers l’orient, la première éclaircie blafarde, les coups ne se répètent plus que de quart d’heure en quart d’heure. La pluie qui, toute la nuit, menaçait, est à peu près conjurée ; la brise qui fraîchit a balayé le ciel. Les nuages, en s’écartant, dévoilent la lune ; elle ne paraît briller à celle heure matinale que pour faire mieux regretter sa clarté. Dans les vapeurs de l’aube le site environnant s’estompe en frustes reliefs. Le silence renaît, comme si la rage des hommes guettait, pour s’assoupir, l’heure où la nature s’éveille. Baigné des pâles lueurs de l’aurore, le fort plane toujours calme et majestueux, pareil au vaisseau contre les flancs duquel est venue, impuissante, se briser la tempête. Mais toutes les nuits ne ressembleront pas à celle-là. Plus précis à mesure que l’expérience le guidera mieux, le tir adverse deviendra plus redoutable. Entre les batteries démasquées jusqu’alors, d’autres batteries se démasqueront. Bientôt, sous le choc des bombes monstrueuses des mortiers rayés, on verra s’effondrer jusqu’à des voûtes de casemates. Et les lourdes masses atteindront d’autres édifices que les forts ; et elles écraseront d’autres êtres que des soldats ! Après Noël, le premier janvier. Au seuil de l’année nouvelle, beaucoup, jetant un regard sur le passé, y puisaient un surcroît de courage pour l’avenir. Ils attendaient, fatigués, mais non las. On avait beau souffler sur ses espérances, Paris ne voulait pas cesser d’espérer. De grandes choses étaient et demeuraient accomplies : canons, fusils, obus, cartouches avaient surgi comme par miracle. La province s’était organisée. Une volonté opiniâtre guidait son mouvement. Avait-elle vu le succès couronner ses efforts, nous l’ignorions. Mais, pensait-on tout haut, 1870 a légué à 1871 une tâche sacrée : la délivrance. On avait escompté avec une sorte de plaisir superstitieux l'échéance populaire du premier janvier. Il semblait que cette date revêtît quelque signification fatidique, et que le millésime, en changeant son dernier chiffre, dût préluder à un revirement du destin ! Misérable jour se l’an, pourtant que ne réussissaient point à égayer les promesses de M. Magnin, communiquées au public sous la forme d’une lettre aux maires reproduite par les journaux : Monsieur, ... Le Gouvernement a pensé qu’il fallait inaugurer l’année 1871 par une mesure dont chaque citoyen profiterait, et il m'a chargé de la mission très agréable de donner aux vingt arrondissements de Paris : 1° 104.000 kilogrammes de très bonne viande de bœuf conservée (au lieu de viande de cheval) ; 2° 52.000 kilogrammes, haricots secs ; 3° 52.000 kilogrammes, huile d’olive ; 4° 52.000 kilogrammes, café vert en grains ; 5° 52.000 kilogrammes, chocolat. Vous voyez que nos magasins ne sont pas encore vides, quoique nous y puisions depuis le 19 septembre. Nos ennemis ne nous empêcheront pas de fêter la nouvelle année et d'avoir la foi la plus inaltérable dans notre délivrance et dans la régénération de notre patrie. J. MAGNIN. Quelques industriels avaient, nonobstant la rigueur des temps, trouvé moyen de garnir leurs devantures de bonbons à peu près en sucre, de pralines en imitation de chocolat, voire de simili-marrons glacés. Soyons francs : il n’y avait pas foule aux vitrines. Quant aux échanges de cartes, le code de la civilité puérile et honnête a omis d’en régler la formule en cours de bombardement. Les bébés eux-mêmes, ces adorés que pourtant l’on contente avec si peu, on les oubliait. Les baraques installées sur les boulevards, tout comme les années précédentes, exhibaient plus de cartouchières que de ménages, plus de nécessaires d’armes que de jeux de quilles. Le jour de l’an, pour elles, n’était qu’un prétexte au débit des seules marchandises dont Paris se préoccupât. Heureux les enfants de 1870, pour lesquels 1871 restera seulement l’année sans étrennes ! |