PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE XV. — À TRAVERS L’ESPACE.

 

 

Ballons et pigeons. — La tribune des progressistes. — Un télégraphe dans les nuages. — La poste et les piétons. — Une dent creuse. — Pauvres riches ! — Un port de lettre de cinq mille francs. — Les facteurs à quatre pattes. — Boules et globules. — Le câble de Seine.

 

Sourdement irrité par une suite lamentable d’échecs, sentant son cœur faiblir à chaque insuccès nouveau, mais résigné à souffrir et toujours soutenu par la foi, Paris, plus que jamais, avait les yeux tournés vers la province. Si la défaite d’Orléans avait pu l’abattre un instant, la défaillance n’avait pas été de longue durée. Les courages s'étaient raffermis, les âmes s’étaient bronzées dans le malheur. Franchissant d’un bond immense l’espace qui nous séparait du dehors, tous les esprits restaient tendus vers ces départements d’où chacun, sans se lasser, attendait la délivrance.

Les départs de ballons étaient devenus en quelque sorte périodiques. Ils s’effectuaient au milieu d’un concours immense de populaire, tantôt de la gare d’Orléans, où les frères Godard avaient établi leur quartier général, tantôt de la gare du Nord, où de vastes ateliers de construction fonctionnaient sous la direction de l’infatigable Nadar, et, après lui, de MM. Dartois et Yon.

Des milliers des regards anxieux suivaient en son vol chaque aérostat s’élevant dans les airs. Jusqu’au moment où la frêle enveloppe disparaissait au loin, les yeux demeuraient fixés sur elle, les poitrines demeuraient oppressées.

On accablait de questions les employés de la poste, tandis que, sous la surveillance de M. Rampont, ils rangeaient dans la nacelle leurs précieux fardeaux de lettres et de paquets. On écoutait avec avidité M. Hervé-Mangon donnant des renseignements météorologiques sur la direction et l’intensité du vent. On s'empressait autour des aéronautes, impatient d’entendre le signal qui allait les livrer aux caprices du sort. On examinait avec un intérêt admiratif, à travers les barreaux des cages, leurs mignons compagnons ailés.

A ceux-ci, on parlait, comme des enfants eussent pu le faire : Aujourd’hui le départ, à bientôt le retour ! Spectacle toujours nouveau et qui, chaque fois, suscitait des émotions nouvelles.

Parfois aussi la foule était absente : profitant d’un courant favorable, ou jaloux de déjouer la surveillance germanique, le ballon s’enfuyait dans la nuit.

Eugène Godard, Camille Dartois et Yon étaient chargés du recrutement des émissaires. Rare intrépidité que celle de ces explorateurs qui, se confiant aux Ilots invisibles de l’atmosphère, allaient porter à la France la pensée de Paris. L’abnégation leur tenait lieu de science. Il le fallait bien. Les hommes plus ou moins familiarisés avec l’aéronautique étaient partis, ne laissant derrière eux que les maîtres indispensables à l’éducation des novices. Et quelle éducation !... A l’une des poutres en fer de la gare du Nord, une nacelle était suspendue ; l’élève y grimpait, criait le lâchez tout ! Naturellement, on ne lâchait rien, et il restait en place. On lui enseignait à crever un sac, à répandre un peu de lest, puis à tirer une corde de soupape ; après quoi, lançant son ancre, il simulait l’atterrissage par lequel se terminait la leçon...

Les marins, ces hardis gymnastes, jouaient dans l’effectif des aéronautes improvisés un rôle prépondérant. Sur soixante-quatre ballons-poste que Paris vit partir, sept ou huit emportaient des gens du métier ; trente furent conduits par nos loups de mer, transformés en loups de l’air par le sommaire apprentissage que nous venons de dépeindre.

Drame formidable, que chacune de ces traversées vers l’inconnu !

Un intrépide spécialiste, M. Gaston Tissandier, accouru l'un des premiers pour offrir ses services à la défense, parti l’un des premiers à travers l’océan aérien pour organiser par delà les lignes allemandes la science mise au service du dévouement, nous a depuis raconté ces odyssées tour à tour merveilleuses ou poignantes. Il nous a dit le voyage extraordinaire accompli par l’ingénieur Rolier et le franc-tireur Deschamps, quittant Paris le 24 novembre, progressant la nuit au sein des ténèbres, le jour dans l’opacité du brouillard ; surpris par le voisinage de la mer, jetant leur lest, remontant, poussés vers les régions glaciales, et, après quinze heures, parvenant à atterrir en Norvège à cent lieues au nord de Christiania ! Il nous a dit le double trajet du Niepce et du Daguerre, où les passagers de l’un des ballons devaient assister, d’entre les nuages, à la descente de l’autre et à sa capture par l’ennemi. Mais qui nous navrera l’épouvantable agonie du marin Prince, et celle du soldat Lacaze, perdus à jamais dans l’immensité !

— Oh ! s’écriait devant Gaston Tissandier un Anglais, comme on doit vous payer pour dos trajets pareils ! Une ascension par-dessus les Prussiens, cela vaut, n’est-ce pas, deux mille livres sterling ?

— Je ne sais ce que cela vaut, monsieur. En France, ces choses-là se font pour rien ou ne se font pas.

 

L’émotion causée par un départ n'était surpassée que par la joie d’un retour. Dès que l'un des [gracieux petits messagers était aperçu, traversant Paris à tire-d’aile, l’annonce se propageait avec une rapidité électrique. Un pigeon se posait-il sur le boni d'un toit ? Il fallait voir les rassemblements autour de la maison, il fallait ouïr les cris d’allégresse ! Bonnes ou mauvaises, c’était des nouvelles qu’il apportait. D’ailleurs, dans les manifestations bruyantes, il y avait plus et mieux qu’un épanouissement de satisfaction ; il y avait l’expansion triomphale des investis déjouant l’investissement et battant des mains à ce spectacle : la victoire de l’intelligence sur la force.

Pour être véridique, il convient de confesser que ces jours-là les Parisiens se laissaient, plus souvent qu’il n’eût fallu, duper par une simple illusion : plus d’un vulgaire ramier reçut une ovation à laquelle il n’avait aucun titre ; le propre du pigeon voyageur est de pointer droit au colombier, sans arrêt.

C’est que, naguère encore, pour nous, le pigeon voyageur faisait un peu partie du domaine de la légende, comme le Dauphin de la mythologie, le Lynx ou la Tarasque. Nous ne nous étions jamais rendu compte de tout ce que pouvait renfermer d’espérances, de souvenirs, d’aveux impatiemment attendus, de joies intimes, de désirs satisfaits, le fragile duvet de ce facteur volant ! Nous avions bien, il est vrai, quelques notions fort vagues d’expositions ou de concours offerts par certaines contrées avoisinantes, la Belgique, la Hollande ; mais, à nos yeux frivoles, c’étaient là jeux de pure fantaisie, sans but sérieux et sans application utile. Notre erreur venait à peine de cesser.

Il existait à Paris, bien avant la guerre, une société de sport : l’Espérance. Le vice-président, M. Van Roosebeke, était allé, vers le 25 septembre, adresser ses offres de service au général Trochu. Celui-ci les avait accueillies avec empressement. Le 27, trois pigeons partaient dans le ballon la Ville de Florence ; six heures après ils réapparaissaient avec une dépêche signée de l’aéronaute.

La poste aérienne était créée. L’administration fit partir successivement par ballons des membres de l’Espérance. MM. Van Roosebeke, Cassiers, Tracelet, Nobécourt, emportèrent à Tours des pigeons et se mirent, à la disposition du directeur des postes, M. Steenackers. A Paris, le secrétaire de la société colombophile, M. Derouard, avait la surveillance du colombier.

Un élément nouveau, cependant, faisait de la poste aérienne une création unique dans l’histoire : le système des dépêches photographiques.

Dès le commencement, on songea aux merveilles de la photographie microscopique. On se rappelle avoir vu, à l’Exposition universelle, de petites breloques-lunettes où les 400 députés étaient représentés sur une surface de. 1 millimètre carré. En regardant à travers la loupe placée à l’une des extrémités, on voyait nettement l’image de tous ces personnages, réunis sur la surface d’une tête, d’épingle ! C’était à M. Dagron que l’ou devait ce tour de force.

Ce fut lui qui, pendant la guerre, se chargea de réduire les dépêches pour pigeons voyageurs.

Grâce aux procédés photographiques, on écrivait à Tours toutes les dépêches privées ou publiques, sur une grande feuille de papier à dessin. On y traçait jusqu’à 20.000 lettres ou chiffres. M. Dagron, par la photographie, réduisait cette véritable affiche en un petit cliché qui avait à peu près le quart de la superficie d’une carte à jouer. L’épreuve était tirée sur une mince feuille de collodion qui ne pesait que quelques centigrammes et qui contenait un texte réduit assez considérable pour composer un journal entier.

A Paris, la dépêche, amenée par pigeon, était placée sur le porte-objet d’un microscope photo-électrique, véritable lanterne magique d’une puissance extrême. L’image de la dépêche était projetée sur un écran, mais amplifiée, agrandie, au point qu'à l’œil nu on pouvait lire nettement tous les chiffres, toutes les lettres tracés.

M. Dagron partit en ballon avec son collaborateur, M. Fornique, vers le milieu du mois de novembre. Après un voyage des plus périlleux, ces messieurs organisèrent tous leurs appareils photographiques avec la plus grande habileté.

Quatre cent soixante-dix pages typographiées ont été reproduites parles procédés de MM. Dagron et Fernique. Chaque page contenait près de 13.000 lettres, soit environ 200 dépêches. Seize de ces pages tenaient sur une pellicule de 3 centimètres sur 3, ne pesant pas plus de un demi- décigramme. La réduction était faite au huit centième. Chaque pigeon pouvait emporter dans un tuyau de plume une vingtaine de ces pellicules, qui n’atteignaient en somme que le poids de 1 gramme[1].

 

Quand les dépêches étaient nombreuses, la lecture en était assez lente ; mais la pellicule renfermant 144 pages ou petits carrés, on pouvait la diviser et la lire en même temps avec plusieurs microscopes. — Certaines dépêches chiffrées étaient lues exclusivement par le directeur. Des employés copiaient les autres elles envoyaient aux divers bureaux de Paris[2].

Malgré la sagacité de nos vaillants oiseaux, combien d’entre eux ne devaient plus nous revenir ! La bise, la pluie, l’oiseau de proie, le plomb du chasseur, la glu du braconnier, l’oubli d’un site, un changement subit dans la direction du vent, l’obscurité, le froid, la neige, les guettaient au passage.

Sur 363 pigeons emportés de Paris puis lancés sur Paris, 4 étaient rentrés en septembre, 18 en octobre, 17 en novembre, 12 en décembre. Le bilan de janvier devait se traduire par le faible chiffre 3, auquel s’ajouteraient en février 3 retardataires. En tout : 37 retours.

L’hiver, on le voit, faisait durement sentir ses rigueurs aux pauvres oiselets. Quelques-uns, çà et là, ceux du Daguerre entre autres, tombèrent aux mains de l’Allemand, qui essaya d’en user à son profit, — grossièrement, cela va sans dire. — Un jour, — le 19 décembre, — un pigeon réintégrait le colombier Derouard. Il était porteur d'une dépêche :

Rouen, 7 décembre.

Gouvernement Paris.

Rouen occupé par Prussiens qui marchent sur Cherbourg. Population rurale les acclame : délibérez. Orléans repris par ces diables. Bourges et Tours menacés.

Armée de la Loire complètement défaite. Résistance n’offre plus aucune chance de salut.

A. LAVERTUJON.

 

M. Lavertujon, le pseudo-signataire, n’avait pas quitté Paris, où il occupait la situation de secrétaire du gouvernement. Le style du document eût amplement suffi, au surplus, à en trahir l'origine germanique. On rit beaucoup de cette malice cousue de fil bleu de Prusse. Pour une fois, le Tudesque nous mit en gaieté.

L’administration des postes, vigilante, s’inquiétait de l’incertitude des communications. Pas de moyen qu’elle ne mît en œuvre pour obvier à leur irrégularité. Des essais de retour par ballons étaient tentés fréquemment. Le savant amiral Labrousse, à qui la défense devait déjà l'ingénieux affût d’une pièce de rempart que les gardes nationaux avaient baptisée du nom de Joséphine, mettait la dernière main à un système de propulsion. Le ministère avait alloué une somme de 40.000 francs à M. Dupuy de Lôme, dans l’espoir de lui voir promptement mener à bonne fin ses recherches sur la direction des ballons. Chacun, d’ailleurs, s’en mêlait. Une exposition permanente d’aérostats était ouverte au Grand-Hôtel, dans les salons de la Tribune des Progressistes, — une tribune de circonstance.

Vains efforts ! De tant de travaux et de peines, il ne reste que le souvenir de l’impuissance des chercheurs. Les solutions d’aussi graves problèmes ne s’improvisent pas. Elles sont le fruit du temps et des longues expériences. Or, les moyens d’expérimentation et le temps faisaient également défaut.

L’administration, il est juste de le proclamer, ne rebutait personne. Toutefois, dans son désir de recevoir de province des communications suivies, elle était surtout à la recherche d’hommes de bonne volonté, disposés, moyennant une forte prime, à tenter pédestrement la dangereuse traversée des lignes prussiennes. Il s’en trouvait toujours. Mais rarement les malheureux parvenaient à percer la muraille de fer du blocus ; tantôt ils rebroussaient chemin, tantôt ils demeuraient au dehors ; parfois ils y laissaient la vie.

Le 21 septembre, quarante-huit heures après la fermeture du vaste cercle formé par sept corps allemands, vingt-huit piétons chargés de missives s’étaient hasardés hors Paris. Un seul, le facteur Brare, avait pu atteindre Saint-Germain et y livrer ses dépêches à un fonctionnaire français. — Un héros, ce Brave ! A peine de retour, il réclamait l’honneur d'affronter les mêmes périls, tentait une deuxième percée et parvenait à se jeter dans Triel. Le 28, il dépistait de nouveau les limiers teutons, franchissait les avant-postes et rentrait dans l’enceinte. Le 4 octobre, il tente encore la fortune, tombe dans une embuscade, est fait prisonnier. Il n’a plus, dès lors, qu’un souci : briser les liens odieux qui le garrottent. Comment y parvient-il ? On ne sait. Il s’évade, se rend à Tours. Là, il se met aux ordres de ses supérieurs ; il sollicite une mission pour Paris. J'ai passé cinq fois, je passerai bien six, fait-il avec simplicité. Le voilà en expédition derechef.

Il parvient— qui nous dira à travers quelles péripéties ! — jusqu’à la Seine, près de l’ile de Chatou ; se dissimule longtemps sur la berge, se dispose, vers le soir, à franchir le fleuve à la nage... Un poste l’aperçoit ; on le traîne dans l’île. Les Prussiens le fusillent sans autre procès.

Brare laissait une femme et cinq enfants... Ô notre France, auras-tu jamais assez de larmes pour tous tes martyrs !

Le 27 septembre, un autre facteur, Gême, avait réussi à gagner Triel et à en revenir. Quatre camarades partis en même temps avaient échoué. Le 5 octobre, les facteurs Luyet et Chourrier touchaient encore le but. Trente-quatre autres piétons, successivement, étaient faits prisonniers ou se voyaient forcés de battre en retraite.

Que de stratagèmes et que de dévouements ! que de ruses et que d’abnégation, — depuis la mise en œuvre des procédés empruntés à la monographie des bagnes : pièces de monnaie évidées et transformées en boîtes, clefs forées et ensuite refaites à bout plein, — jusqu’à l’application de ce moyen chirurgical : l’insertion de la dépêche secrète, sous l’épiderme incisé !

Malheur à qui eut laissé surprendre le papier fatal ! Toutes les chances étaient pour qu’on le passât par les armes. Quant à déjouer les minuties de l’inspection prussienne. il n’y fallait point songer.

Un facteur du télégraphe y songea, pourtant.

Fait prisonnier à plusieurs reprises et fouillé à nu, il sauva chaque fois sa dépêche. L’examen le plus minutieux de son corps ne put le trahir. Ce facteur de génie s’était fait enfoncer dans la gencive une dent artificielle, creusée. La dent était une boîte aux lettres. Un journal, — honte à lui ! — eut connaissance de l'artifice et en servit la description à son public en guise d’amusette. Il y fallut renoncer. Les Allemands sondaient la bouche des suspects.

 

Il n’était pas jusqu’à dos entreprises privées qui ne cherchassent les moyens de faire tenir aux Parisiens des nouvelles de l’extérieur. Cette spéculation avait même pris, pendant quelques semaines, des proportions quasi scandaleuses. Sur tous les murs et dans tous les journaux on lisait :

RÉPONSES DE PROVINCE.

MM. X. et Y. se chargent de recevoir, par des messagers dont ils se sont assuré le concours, les lettres de parents ou d’amis si anxieusement attendues à Paris. On verse 5 francs tout de suite et 5 francs au moment de la réception.

Chez certains entrepreneurs ce moment-là n’arrivait jamais, MM. X. et Y. se contentant d’empocher les arrhes.

Enfin, des particuliers eux-mêmes avaient fait, auprès de bons marcheurs, des tentatives se traduisant par la promesse de récompenses fabuleuses. Si les artisans sans travail, les employés sans emploi, les petits rentiers sans rentes devenaient de jour en jour plus dignes d’intérêt, la situation des propriétaires n’était guère plus enviable. L’argent on caisse, beaucoup l'avaient épuisé. Une loi spéciale ajournait le payement des loyers. Comment vivre ? Et ceux dont les ressources se trouvaient au dehors ?

Un riche habitant du faubourg Saint-Honoré s’était vu réduit, pour faire subsister sa famille, à des emprunts humiliants. Il se mit en rapport avec un messager.

— Voici, lui dit-il, un pli à l’adresse de mon notaire à Nîmes ; je lui demande 25.000 francs. Rapportez-moi la somme avant quinze jours ; il y aura 5.000 francs pour vous.

Le lendemain, à la nuit, le porteur de la missive s’éloignait bravement. Son voyage devait être de courte durée. Après avoir traversé heureusement la Seine et dépassé le premier cordon du blocus, le malheureux, un peu plus loin, s’affaissait, frappé de deux balles. Epuisé par la perte de son sang, à demi mort, il réussit, l’obscurité aidant, à se traîner jusqu’à nos avant-postes.

Il était impossible de sortir ; serait-il possible d’entrer ?

Et aussitôt, par plusieurs ballons successifs, le pauvre riche expédiait à Nîmes sa demande de fonds en laissant à son mandataire carte blanche pour le règlement des frais d’envoi. Au bout de trois semaines, par pigeon, une dépêche arrivait :

Somme partie ; homme honnête et déterminé a entrepris voyage ; se charge de tout traverser.

La somme était partie ; jamais elle n’arriva.

Après les piétons, les chiens.

Des industriels tentaient de faire parvenir, du dehors au dedans, des dépêches transportées par des chiens de berger. La direction des postes accordait aux propriétaires des bêtes une prime de 200 francs pour chaque pli livré à Paris dans le délai de quarante-huit heures.

Ces rustiques épagneuls étaient sans doute les plus aptes à servir une telle combinaison.

Ce qu’ils ont jadis transporté en fraude, parles frontières de la Belgique et de la Suisse, de dentelles, de cachemires, de montres, de bijoux, les contrebandiers qui utilisaient leurs services seraient seuls capables de le calculer. C'était bien innocemment, d’ailleurs, que les quadrupèdes se prêtaient à des trafics préjudiciables au Trésor, et il fallait user d’un singulier stratagème pour leur inspirer cette horreur du gabelou qui les poussait à franchir, avec une agilité surprenante, la bande de terrain le long de laquelle le fisc exerce son contrôle.

Des contrebandiers travestis en douaniers accablaient d’abord la meute de mauvais traitements. Sortis roués de coups des mains de leurs bourreaux, dont ils apprenaient ainsi à redouter et à haïr le costume, les martyrs étaient, de la part des fraudeurs, l’objet des soins les plus délicats. Et voilà comment, de l’autre côté de la frontière, on pouvait les charger des marchandises précieuses qu’on leur liait sous le ventre à l’aide de courroies, et leur rendre la liberté avec la certitude qu’ils atteindraient la demeure de leurs maîtres.

Malheureusement, bien qu’on attendît d’eux des services plus nobles, aucun de ces vaillants complices n’avait percé l’investissement.

Un jour, on avait expédié en ballon cinq d’entre eux, molosses à l’œil franc, à la tête intelligente, à la musculature robuste. Aucun ne devait être embarrassé devant un Tudesque à dévorer. Pourtant, on ne les revit point.

L’entreprise eût-elle réussi une autre fois ? Il est permis d’en douter. Le chien, à terre, s’oriente admirablement ; mais il a examiné la route ; il a quêté, le nez au sol. Que devient son flair dans la nacelle d’un aérostat ? Question encore à l’étude.

Les hommes restant impuissants, les chiens se montrant inhabiles, on avait essayé de la poste fluviale.

Dans les premiers jours de décembre, le gouvernement avait agréé des propositions consistant à aller recueillir les lettres de province pour les confier à des boules creuses, en zinc, destinées à naviguer entre deux eaux, sur la Seine ou ses affluents supérieurs. Dans Paris, un filet les eût arrêtées.

Rien n’arriva. En amont et en aval, les Prussiens, eux aussi, avaient des filets.

Un simple expéditionnaire de l'Hôtel de Ville, M. Reboul, présenta un système plus ingénieux : de petites  sphères de verre soufflées, avec un orifice par où on introduisait la dépêche. On les livrait au courant. Ces globes de faible diamètre figuraient à s’y méprendre les bulles d’eau naturelles. Impossible de les distinguer, quand on les remuait dans un bassin el qu’on essayait de les saisir. Prenant, à cause de leur transparence, le reflet même du flot, mobiles et légères, glissant avec une extrême facilité le long des roseaux, des plantes aquatiques et des bords de rivière, franchissant sans se rompre les ressauts des barrages, échappant par leur dimension aux grosses mailles des nasses allemandes, ces boules messagères étaient appelées à rendre de signalés services à la défense pour le transport des dépêches micrographiques. M. Reboul en emporta un grand nombre en ballon.

Mais l’hiver était rude, et les globules ne se trouvèrent point de force à lutter contre les glaces.

Bien des gens s’écriaient : Pourquoi n’avoir pas noyé un câble électrique au fond de la Seine ? Pourquoi n’avoir pas recouru à ce mode si simple de communiquer avec le reste du pays ? Certes, le moyen était commode. On y avait songé dès les premiers jours. Le câble existait. Il gisait, sous les eaux du fleuve. On l'avait posé trop tôt avant l’investissement : la chute d’un pont l’avait brisé quelques heures après.

Le câble fluvial s'imposait si naturellement, que les Prussiens y avaient pensé, tout comme nous. Le soupçonnant, ils l'avaient, cherché, et le cherchant ils l’avaient découvert. Sans doute avaient-ils tenté de s’en servir cauteleusement ; dans leurs mains comme dans les nôtres, il était resté inutile, et décidément ballons et pigeons étaient seuls destinés à établir entre Paris et la France une communion intermittente.

Par malheur, si les ballons s’éloignaient à des intervalles de plus en plus fréquents, on voyait les pigeons revenir de moins en moins.

 

 

 



[1] Gaston TISSANDIER, En Ballon ! pendant le siège de Paris.

[2] Plus de cent mille dépêches furent ainsi expédiées pendant la durée du siège. Imprimées en caractères ordinaires, elles formeraient une bibliothèque de cinq cents volumes analogues à celui que le lecteur a sous les yeux.