PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE XIII. — PRÉPARATIFS.

 

 

Les suites d'une échauffourée. — Élection des maires. — Le décret du 9 novembre. — L’entrevue du pont de Sèvres. — La guerre de partisans et ses apôtres. — Odyssée d’un substitut. — La levée en masse. — Joseph Prudhomme fantassin. — Exemptions plus ou moins légales. — Où sont les jeunes ? — La petite garde. — La réserve.

 

Le jour même, Gustave Flourens et huit chefs de bataillon de la garde nationale étaient révoqués. Mais, allait se demander l’opinion publique, pourquoi le pouvoir avait-il attendu l’échauffourée du 31 octobre pour prendre ces autres mesures réclamées depuis longtemps : un scrutin municipal et une modification, dans un sens énergique, du décret relatif aux compagnies de marche ?

Au cours des événements qui avaient eu l'Hôtel de Ville pour théâtre, M. Dorian, M. Schœlcher, avec le maire de Paris Étienne Arago et ses adjoints, MM. Charles Floquet, Henri Hérisson, Hérisson et Clamageran, désireux avant tout d’éviter l’effusion du sang, avaient pris sur eux de signer un décret convoquant les électeurs pour la nomination de quatre-vingts conseillers municipaux. Trois jours après, le gouvernement, libéré et une fois encore acclamé, se trouvait dans l’alternative, ou de renier sa signature, ou de surmonter ses répugnances. Se rangeant à un moyen terme, il se décida à accorder à chacun des vingt arrondissements un maire élu. Le 6,les urnes s’ouvrirent ; le 8, les élections complémentaires eurent lieu. A la suite de ce double scrutin, la liste des maires se trouvait ainsi composée :

1er

arrondissement :

MM.

Tenaille-Saligny.

2e

Tirard.

3e

Bonvalet.

4e

Vautrain.

5e

Vacherot.

6e

Hérisson.

7e

Arnaud de l'Ariège

8e

Carnot.

9e

Desmarets.

10e

Dubail.

11e

Mottu.

12e

Grivot.

13e

Pernolet.

14e

Asseline.

15e

Corbon.

16e

Henri Martin.

17e

François Favre.

18e

Clémenceau.

19e

Delescluze.

20e

Ranvier.

Le 9 novembre, paraissait enfin un décret relatif à la mobilisation :

Le Gouvernement de la Défense nationale,

Pour satisfaire, par des dispositions nouvelles, aux nécessités des opérations militaires et répondre aux vœux unanimement exprimés par la garde nationale ;

DÉCRÈTE :

Article premier. — Chaque bataillon de la garde nationale sera composé, suivant son effectif, de huit à dix compagnies.

Art. 2. — Los quatre premières compagnies, dites compagnies de guerre, auront chacune un effectif de cent hommes, cadres compris, dans les bataillons dont l’effectif est de douze cents hommes et au-dessous, et de cent vingt-cinq hommes, cadres compris, dans les bataillons ayant plus de douze cents hommes.

Ces compagnies seront fournies par les hommes valides des catégories ci-dessous, en suivant l’ordre des catégories et en ne prenant dans l’une d’elles que lorsque la précédente aura été épuisée :

1° Volontaires de tout âge ;

2° Célibataires ou veufs sans enfants, de vingt à trente- cinq ans ;

3° Célibataires ou veufs sans enfants, de trente-cinq à quarante-cinq ans.

4° Hommes mariés ou pères de famille de vingt à trente- cinq ans ;

5° Hommes mariés ou pères de famille de trente-cinq à quarante-cinq ans.

Art. 3. — Les autres compagnies destinées au service de la défense, ayant autant que possible un effectif uniforme, comprendront le reste du bataillon. Elles constitueront le dépôt et fourniront les hommes nécessaires pour combler les vides faits dans les compagnies de guerre.

 

L’histoire impartiale doit à Paris et se doit à elle- même de constater que ce décret, pour paraître, avait attendu jusqu’au cinquante-troisième jour du siège. Pour le motiver, il n’avait pas fallu moins que la rupture définitive des pourparlers touchant l’armistice.

 

Certes, l’insurrection du 31 octobre avait servi merveilleusement, en cette occurrence, l’astuce du diplomate prussien. M. Thiers, parvenu dans la capitale grâce à un sauf-conduit, s’était rendu auprès de M. de Bismarck le 31 octobre même. Quelques heures après, l’émeute faisait rage ; et le ministre du roi Guillaume acquérait ce droit inespéré de demander narquoisement à son interlocuteur, au nom de quel pouvoir il se présentait.

Sans méconnaître d’une façon absolue l’effet fâcheux des événements sur une pareille négociation, nous croyons qu’il ne faut rien exagérer et ne pas perdre de vue qu’ils fournirent avant tout à M. de Bismarck un prétexte pour refuser des concessions auxquelles il n’entrait point dans ses desseins de se prêter... La vérité est qu'il jugeait cet armistice prématuré et qu’il y voyait bien moins un acheminement vers la paix qu’une combinaison propre à légaliser et à fortifier l’œuvre improvisée de la défense nationale.

Arrivé à ce point, le chancelier allemand fit connaître à M. Thiers ses conditions définitives ; M. de Bismarck offrit au gouvernement de la Défense nationale ou un armistice de vingt-cinq jours, sans ravitaillement, ou la faculté de procéder à des élections sans armistice[1].

Le négociateur avait assigné rendez-vous, pour le 5 novembre, au général Trochu et à Jules Favre. L’endroit choisi était le pont de Sèvres, où les avant-postes des deux armées n’étaient séparés que par la largeur de la Seine. Le général Trochu manqua. Jules Favre vint accompagné du général Ducrot, lequel, récusant toute compétence politique, se borna à manifester, avec sa confiance dans l’armée, l’opinion que la continuation de la guerre autour de l’enceinte parisienne avait toute chance d’amener des circonstances plus favorables à une reprise de négociations.

Le résultat de la conférence du pont de Sèvres ne pouvait être douteux. Un armistice sans ravitaillement ! Des élections faites en dehors de toute suspension d’hostilités ! Accepter des préliminaires sur l’une ou l’autre de ces bases dérisoires, c’était donner le signal des plus effroyables déchirements intérieurs.

D'ailleurs, ne connaissait-on pas le cauteleux chancelier ? Tout récemment, n’avait-on pas vu Bazaine se prêter à des transactions analogues dans l'espoir d’échapper à une capitulation ? Qu’y avait-il gagné ? D’épuiser ses vivres sans combattre, et de se rendre à merci lorsqu’il avait eu mangé sa dernière bouchée de pain.

Le gouvernement de l’Hôtel de Ville refusa. Une note brève et digne, insérée au Journal officiel, fut saluée par la masse des citoyens comme l’aurore d’une ère décisive pour la défense. La fièvre du doute était tombée ; la fièvre patriotique subsistait.

 

En plus d’une occasion, depuis le début de cette campagne devenue, pour notre malheur, la campagne de France, on avait fait, l’apologie de la guerre de partisans ; de cette guerre qui se pratique à coup de surprises, de pièges et d’embuscades ; qui harcèle l’ennemi la nuit, le jour, en tous lieux, à toute heure, sans trêve.

Un soir de novembre, un orateur applaudi exposait dans un club cette conviction, que dans la guerre de partisans était le salut de la France. Le capitaine Quesnay de Beaurepaire s’exprimait en apôtre à la foi véhémente. Curieuse histoire, du reste, que celle de ce soldat improvisé.

Substitut du procureur impérial dans une petite ville du département de la Sarthe, M. de Beaurepaire, à la nouvelle de nos désastres du mois d’aoùt, avait compris, l’un des premiers, qu’il n’était plus qu’un moyen pour la France de rétablir l’égalité dans une lutte inaugurée aussi tristement : grouper sous les drapeaux tous les fils du pays et marcher ensemble contre l'invasion.

Quittant la robe du magistrat, il revêtit la tunique militaire ; en peu de jours, il réussit à organiser une compagnie franche. Suivi de ses compagnons, il arriva à Paris, où l’on devait donner des armes aux volontaires et les diriger sur l’Est.

Mais renvoyés de ministère en ministère, reniés partout, partout envisagés comme des intrus, les courageux pionniers venus pour s’enrôler dans une guerre à mort contrôla Prusse, furent incorporés... qu’on devine dans quel corps ?

Parmi les pompiers de la Sarthe !

Douze mille pompiers avaient, à cette époque, été appelés de province à Paris.... pour être, peu après, réexpédiés de Paris en province.

Nous étions sous l'Empire, et le persévérant solliciteur faisait souvent antichambre chez les puissants du jour.

Sous la République — qui l’eût cru ? — l’antichambre même allait lui être interdite.

Après une interminable série de déconvenues, l’ancien substitut, renonçant par lassitude à toute initiative, s’engloba avec sa compagnie dans le régiment d’éclaireurs Lafon-Mocquart formé par souscription.

Comment organiser la nation armée ? disait-il. En utilisant comme noyau les corps irréguliers qui existent, et en obtenant à l’aide de ce noyau le soulèvement général. Nous sommes, dans Paris et autour, plus de trois mille francs-tireurs, quelles que soient les dénominations multiples dont la vanité de nos chefs nous ait baptisés. Nous sommes habitués au feu. Nous sommes braves. Nous sommes prêts. Qu’on laisse, dans tous les corps de l’armée assiégée, des volontaires s'inscrire sur nos contrôles et nous apporter leur expérience et leur discipline. Nous formerons en peu de jours une troupe de dix à douze mille hommes, dévoués et entreprenants.

Alors et aussitôt, qu’on nous permette de quitter Paris. Cette évasion est facile ; l’investissement n’est, sur certains points, que fictif. Le secret de nos intentions est nécessaire ; mais nous nous chargeons de passer.

Une fois en pays libre, les bataillons de francs-tireurs se jetteront, en arc de cercle sur les lianes de l’ennemi et sur ses derrières. Us attireront à eux toutes les compagnies de même ordre éparpillées en province et se voueront à une incessante guérilla.

 

Voilà ce que disait M. de Beaurepaire. et ce qu’il proposa au général Trochu. Après bien des pas et des démarches, il obtenait le droit de faire appel aux hommes de bonne volonté. Mais, sa petite troupe formée, — 15.000 hommes environ, — de nouvelles difficultés surgissaient encore. Le gouvernement avait d’autres soucis. Il préférait, un peu tard, une organisation régulière. Subissant la pression de l’opinion publique qui demandait la levée en masse, il venait de répondre à la nouvelle de la capitulation de Metz par la mobilisation des gardes nationaux et la répartition en trois armées des forces militaires sous Paris.

Le 12 novembre, paraissait un décret complétant celui du 9. Les deux cent soixante-six bataillons équipés de la garde nationale prenaient le litre de : Première Armée.

Une deuxième armée était constituée par le groupement de 26 régiments de marche, de 31 bataillons de mobiles et de régiments de cavalerie — 2 régiments de marche de dragons, 2 de chasseurs et 1 régiment de gendarmerie —, soit 100.000 hommes environ, sous les ordres du général Ducrot. Une troisième armée comprenant le reliquat des forces disponibles : 42 bataillons de mobiles, 2 régiments de marche, 2 brigades de cavalerie, réunissait, avec les douaniers et les forestiers, une soixantaine de mille hommes confiés au général Vinoy.

Quelques-uns haussaient les épaules ou esquissaient un geste de doute, à la lecture de la mention dont l’arrêté du gouvernement qualifiait les soldats citoyens. Mais presque tous se sentaient remués par l’énergie que le pouvoir déployait pour la première fois ; et Joseph Prudhomme lui-même, ce type éternel de bonhomie et de candeur, se prenant tout d’un coup pour un vrai fantassin, offrait, avec un renoncement qu’il trouvait tout simple, son existence à la cause du pays.

Il est peu d’exemples, eu somme, d’une organisation effectuée aussi rapidement. En trois jours, plus de mille compagnies de guerre surgirent avec leurs cadres au -complet : un jour pour le classement des hommes par catégories ; un autre pour leur répartition dans les quatre compagnies de guerre de chacun des bataillons ; le troisième pour l’élection des officiers.

Là où l’ordre régnait, la moitié du travail était faite d’avance. De longue main, les sergents-majors devaient avoir en leur possession les noms, prénoms, qualités, adresses, et toute la statistique de leur compagnie.

Mais tous n’étaient pas munis ; et, au dernier moment, en maint endroit, la hâte et la confusion engendraient plus d’un burlesque épisode.

 

Minuit. Le capitaine de la... compagnie du... bataillon dort à poings fermés, lin violent ébranlement de la porte vient interrompre son sommeil.

— Qui va-là ?

— De la part de l’adjudant-major... Ouvrez vite.

— Mon Dieu ! qu’est-ce encore ? On ne bat pourtant ni la générale ni le rappel !

— Non, il s’agit de la liste.

— Quelle liste ?

— Eh ! les catégories... Les hommes de guerre, quoi !

— Mais... c’est pour demain !

— Oui, au matin, huit heures au plus tard. Nous avons le temps tout juste.

Effectivement, il faut bien dresser la classification des gardes ; on va quérir dans le voisinage deux ou trois auxiliaires de bonne volonté, et voilà nos chercheurs d’informations, mettant de porte en porte chaque sonnette en branle.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demande le concierge.

— Monsieur ***

— Je suppose bien qu'il est chez lui, à pareille heure !

— Il n’est pas question de cela... Ce monsieur est-il marié ? Quel âge a-t-il ?

— Eh ! qu'est-ce que ça vous fait ?

Et les explications d'aller leur train jusqu’au moment où, à bout d’arguments, on se décide à grimper au quatrième étage, réveiller toutes la famille dont le chef est en cause.

Vers trois heures du matin, les éléments de la fameuse liste sont collectionnés. La besogne d’ensemble commence et se termine au petit jour.

Incidents comiques, disait-on ; on avait peut-être tort.

Car, après tout, le travail était prêt en temps utile, grâce au concours de chacun.

De leur côté, les nouveaux enrôlés ne se montraient pas récalcitrants. Il y eut bien, par-ci par-là, quelques exceptions, on ne sait trop pourquoi dites légales, car il n’existait aucune loi sur la mobilisation des gardes citoyennes. On fut également surpris, au début, du petit nombre de jeunes faisant partie du nouveau contingent. Mais ce phénomène avait son explication naturelle. On avait oublié les cribles successifs delà, conscription et de la levée du 16 août. Les jeunes étaient dans l’armée active ou dans la mobile. Ceux qui avaient déjà servi se trouvaient rappelés sous les drapeaux par la loi du 16 août 1870. Quant aux autres, pour le plus grand nombre, ils avaient passé, eux aussi, en leur temps, devant le conseil de révision, qui les avait renvoyés comme impropres au service.

Rien d’étonnant donc à ce que sur Ironie jeunes hommes on trouvât dix-huit ou vingt invalides. Et puis, nos jolis preux des boulevards n'avaient pas attendu l’apparition du décret pour échapper à toute obligation de service actif. Les ambulances, l’intendance de la garde nationale, les bureaux militaires et surtout l’état- major de la place Vendôme leur offraient des asiles trop sûrs et des galons trop brillants pour que ces précieuses nullités n’eussent pas, dès longtemps, profité des loisirs dus à l’incroyable faiblesse des officiers supérieurs, eux- mêmes, trop souvent, issus d’une semblable origine.

Pour tous ceux qui, sans être dans le même cas, sollicitaient l’exemption de figurer dans les compagnies de guerre, on avait institué un conseil de révision spécial, sorte de tribunal dont les arrêts, parfois, suscitaient des réclamations bien inattendues.

On vit entre autres un avocat célèbre rester coi devant une singulière objection.

— Je ne devrais même pas être de la garde sédentaire, venait de s'écrier un mécontent ; c’est beaucoup déjà que je consente à un service de rempart !

— Et pourquoi ?

— J'ai fait trois mois de prison !

En effet, certains dossiers judiciaires dispensaient de droit du service civique.

 

Qui eût, du ministère de la justice, où siégeait le conseil de révision, poussé jusqu’aux Champs-Elysées, eût assisté à un défilé de tout autre sorte.

Le palais de l’Industrie n'avait jamais si bien justifié sa dénomination. Durant toute la journée, autour de cette vaste bâtisse, un perpétuel va-et-vient de voitures, de fardiers, de camions amenait et emportait vêlements, chaussures, tentes, sacs : l'habillement et l'équipement des cent mille hommes des compagnies de guerre.

Vareuses, capotes, souliers, marmites, bidons, piquets façonnés, guêtres, couvertures, pantalons, ceintures de flanelle, cartouchières, fourreaux de baïonnette, képis, s'accumulaient par milliers, dans les salles du premier étage. Chaque soir, des montagnes d’effets s’entassaient, pour s'effondrer chaque matin et se réédifier en quelques heures.

La symétrie était maintes fois bannie du costume. Après avoir renouvelé les capotes d’un grand nombre de soldats de l’armée active, après avoir pourvu de ce chaud vêtement tous nos gardes mobiles de Paris et de la province, après avoir équipé une quarantaine dé bataillons de guerre, rien d’étonnant à ce que le drap gris-bleu, classique dans notre armée, eût fini par disparaître.

Après le bleu-gris on avait pris le bleu de roi ; après le bleu de roi on s’était adressé au bleu de ciel ; la série des bleus épuisée, on avait eu recours aux verts de toutes les nuances. Aux verts avaient succédé le noisette et lé marron. Nul ne savait où nous nous arrêterions dans cette Voie bariolée.

Comme au régiment, avec les débris d’étoffes on habillait les enfants de troupe.

Les enfants de troupe : donc nos enfants à tous. C’est bien le moment, d’ailleurs, de répéter le fameux : Il n’y a plus d’enfants ! — Il n’y a plus que des soldats.

Aux Tuileries, au Luxembourg, des fantassins minuscules font l’exercice ou se livrent à la petite guerre. Le champ de bataille s’étend de la cabane des journaux au kiosque du marchand de gaufres ; les chaises forment la ligne de défense, les troncs d’arbres servent de retranchements, les taillis d’embuscades, et le sentier sablé ouvre, en cas de besoin, une route à la retraite.

Regardez-les marcher, ces bonshommes à l'œil vif, à la chevelure flottante ; leur visage riant s’est fait grave, leur geste capricieux a pris une rondeur toute militaire, leur démarche vagabonde s'est assujettie à des règles ; ils s’en vont, marquant le pas, sérieux, la tète fixe, le petit doigt sur la couture du pantalon — un pantalon d’où parfois la chemise indiscrète s’échappe et Hotte au vent.

Pauvres bébés ! leurs joues sont encore roses, leurs yeux encore vifs et leurs petites jambes agiles ; il font toujours, eux, leurs quatre repas quotidiens, et peuvent, insoucieux, tendre deux fois leur assiette aux mets préférés ! Mais déjà leurs mères inquiètes commencent à envisager avec terreur les semaines qui vont suivre, et commentent anxieusement l’arrêté qui met en réquisition le bétail conservé chez les particuliers.

 

Le manque de fourrages avait pu servir d’excuse aux hécatombes des premiers temps du siège. A cette époque, on n’estimait pas au delà de six semaines ou deux mois la résistance probable et l'entretien possible de l'immense cité. Et voilà que Paris, renouvelant jusqu’à un certain point dans son immobilité forcée la classique légende du Juif-Errant, paraissait, à la fin d’octobre, pourvu de farines et de grain pour six semaines ou deux mois encore.

Comment des amas comptant par milliers de quintaux avaient-ils pu échapper aux auteurs des tableaux officiels ? Mystère. Comment, après avoir consommé tout ce que les supputations les plus favorables nous accordaient, nous trouvions-nous munis d'une égale somme de ressources ? Miracle. Le miracle avait sans doute exercé quelque influence sur les mâles résolutions manifestées par le général Ducrot au pont de Sèvres. Quant au mystère, un coin du voile qui le couvrait se soulevait déjà pour les gouvernants. Les chiffres étant devenus moins formidables, le compte était devenu plus facile. Ce point, désormais, était le seul sur lequel l’Allemand fût plus mal renseigné que nous.

Inconsciemment. M. Thiers avait rendu à la défense, à cet égard, un service inattendu. Le comte de Bismarck devait, inconsciemment aussi, populariser l’anecdote.

Le 1er novembre, le chancelier raconta à ses commensaux que Thiers avait passé, dans la journée, trois heures auprès de lui pour traiter d’un armistice, et il ajouta que très probablement on n’accepterait pas les conditions proposées par le gouvernement français. Il ne chercha pas à le tourner en ridicule comme M. Favre, bien qu’il n’abandonnât pas le ton sarcastique, même en parlant de lui. Il obéissait à une autre préoccupation ; il tenait à prouver à ses subordonnés, par une sorte d’amour-propre de métier, qu’il était, lui Bismarck, bien plus malin, plus fin diplomate que Thiers.

Thiers, a-t-il dit, a touché en passant à la question de l'approvisionnement de Paris. Je l’ai interrompu en disant : Pardon ; nous savons mieux que vous ce qu’il en est ; vous n’avez passé qu’une journée à Paris ; les Parisiens sont munis de provisions jusqu’à la fin du mois de janvier. — La figure étonnée qu’il fit ! Moi, je n’avais voulu que le sonder ; sa surprise me prouva qu’il n’en était pas ainsi.

Son étonnement avait une autre raison : Thiers était stupéfait de voir M. de Bismarck si bien renseigné, car l’approvisionnement n’a duré que jusqu’à la fin de janvier. Mais le chancelier qui n’avait tenu qu’un propos en l’air a été pris à son propre piège, quand il a interprété comme il l’a fait l’émotion de l’homme d’Etat français[2].

 

Le lendemain, le ministre du roi Guillaume ajoutait avec fatuité en reparlant de Thiers :

C’est un homme attrayant, plein de finesse et d’esprit ; mais il n’y a pas en lui trace de diplomate. Il est trop sentimental pour ce métier. Il n’est pas même capable d’être maquignon. Il est facilement décontenancé, et il le laisse voir. C’est ainsi que je l’ai amené à m'apprendre que Paris n’a plus de vivres que pour trois ou quatre semaines.

Diplomatie et maquignonnage... On retiendra le mot.

 

Le moment critique était proche.

Les abattoirs de La Villette, de Grenelle et de Villejuif, — qui fournissaient l’un onze arrondissements, l’autre six, le dernier trois, — avaient juste de quoi pourvoir Paris pendant trois semaines encore en continuant à tuer chaque jour comme ils le faisaient :

La Villette. . . . . . . . . . . . . . .

115

bœufs.

Grenelle. . . . . . . . . . . . . . . .

64

Villejuif. . . . . . . . . . . . . . . . .

35

A la guerre, quand les soldats ont longtemps combattu et se sentent épuisés par une lutte violente, tout bon général doit avoir sous la main des troupes nouvelles prêtes à arriver sur le champ de bataille.

L’époque n’était pas éloignée où ceux qui veillaient sur nos approvisionnements devraient, eux aussi, faire donner la réserve. Avec cette différence, remarquait-on, — car Paris n’avait pas abdiqué son goût pour les concetti, — avec cette différence qu’au lieu de troupes fraîches.., nous aurions une réserve... salée.

Depuis un mois, en effet, il ne s’était guère passé de jour où, indépendamment des bœufs livrés à l’abatage pour la consommation, l’on n’eût tué un certain nombre d’animaux uniquement destinés à grossir le contenu des magasins de la ville. Les chairs préparées s’empilaient au fur et à mesure en barils, dans les entrepôts annexes des abattoirs. L'alimentation par la viande de cheval n’apparaissait encore qu’à l’état de menace. Déjà, néanmoins, de prudentes ménagères commençant à s’émouvoir de la transition, s’essayaient à de timides expériences et trouvaient parfois des combinaisons inédites.

Paris commençait à se souvenir à propos que l’investissement d’une ville comporte invariablement la phase de transformation durant laquelle les plus fougueux coursiers passent à l'état de rosbif, et qu’il n’est point de siège un tant soit peu célèbre dont les historiens n’aient eu à écrire :

— On mangeait les chevaux...

 

 

 



[1] VALFREY, Histoire de la Diplomatie du gouvernement de la Défense nationale.

[2] Eug. SEINGUERLET, Propos de table du comte de Bismarck.