PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE XI. — ASSIÉGEANTS ET ASSIÉGÉS.

 

 

Les intentions du feld-maréchal de Moltke. — Le triangle. — Les voûtes capitonnées de Saint-Cloud. — Les signaux de feu. — Monotonie des rapports militaires. — Les dépêches de province. — Le sergent Hoff. — De l'Étoile à Courbevoie. — L’affaire du Bourget. — Metz. — Les nouvellistes et Henri Rochefort. — Pas d’armistice !

 

Pendant l’intervalle qui s’écoula entre Je désastre de Sedan et les débuts du siège de Paris, pendant les premières journées de l’investissement, la plus grande incertitude régnait sur le mode et le point d’attaque que choisiraient les généraux d’outre-Rhin.

Les plans publiés à l’avance par eux, croyait-on, avaient peu de chances d’être suivis. N’étaient-ils pas éventés par le fait même de leur publication ?

Peut-être serviraient-ils cependant, feintes dès longtemps préparées, à masquer les tentatives véritables et décisives ; à moins que, comptant sur nous pour raisonner ainsi, le vieux Moltke ne se réservât de nous attaquer comme l’avaient annoncé quelques-uns de ses collaborateurs, à la façon des diplomates qui disent la vérité dans l’espérance qu’on ne les croira pas.

A l’époque où nous arrivons, c’est-à-dire vers les derniers jours d’octobre, le ban et l’arrière-ban des forces de l’invasion étaient levés, amenés jusqu’à nous ; l’Allemand, ayant reçu ses derniers renforts, était complètement organisé pour le siège. Dans quelques-uns des villages que nos mobiles et nos troupes de ligne avaient repris depuis huit ou dix jours ; dans d’autres localités, qu’il avait abandonnées spontanément, à Clamart, à Villejuif, les habitants se souvenaient dos dernières conversations entendues.

Par eux nous savions l’arrivée des recrues de Bavière, de Wurtemberg, de Saxe et de Bade ; par eux nous avions appris qu’une grande partie de ces contingents, dirigés sur Choisy et Meudon, y occupaient une sorte de camp retranché. Par les récits de nos éclaireurs, par les rapports émanés de nos observatoires fixes ou aériens, par quelques journaux saisis au dehors, nous connaissions d’une manière précise la distribution des troupes étrangères autour de Paris.

C’est en suivant le périmètre d’un gigantesque triangle, que les lieutenants du roi Guillaume avaient échelonné leurs régiments.

Aux trois pointes : Montmorency, Satory, Chennevières, des camps que chaque jour ils travaillaient à hérisser d’obstacles étaient occupés par des noyaux considérables : des réserves. Le long des côtés, ces camps se reliaient par une série de positions répondant à ceux de nos forts qui faisaient intérieurement face aux lignes du triangle.

Effectuons rapidement ce parcours, en commençant par l’ouest et le sud, théâtres des plus fréquents combats.

 

A Versailles, position extrême au sud et à l’ouest, flottait le pavillon du grand quartier général. Le camp de Satory abritait de nombreux bataillons, dont les avant- postes, vers la Seine et Paris, s’éparpillaient sur les coteaux de Viroflay, de Sèvres, de Chaville, d’une part ; de l’autre, autour de Bougival, de la Jonchère, de Garches, dans les bois et les parcs qui s’étendent vers Saint-Cloud.

Le séjour, de ce côté, ne laissait pas que d’être assez périlleux, bien que le Mont-Valérien ne déployât pas toute l’activité dont il eût été susceptible. Aussi les compagnies prussiennes cantonnées entre Saint-Cloud et Sèvres se réfugiaient-elles en masse dans les tunnels, à l’abri de la bombe. L’entrée des voûtes, murée soigneusement, n’était accessible que par d’étroites ouvertures tendues de rideaux ou de nattes de paille. Les occupants y avaient installé tous les poêles et tous les matelas d’alentour ; les officiers y avaient fait descendre les cabanes des aiguilleurs de la voie, petits édifices promus au rang de bureaux ou de boudoirs ! Les villas de Saint-Cloud fournissaient le vin ; la grande brasserie de Sèvres, mise en exploitation par les Bavarois du corps Hartmann, fournissait la bière. L’existence, dans ces cavernes, se fût écoulée, en somme, fort agréablement, n’eussent été les nécessités du service et la jalousie des bataillons moins bien lotis.

Les soldats n’en sortaient qu’à regret et en montrant le poing au Mont-Valérien, au grand cochon, comme ils l’appelaient, celui-ci leur envoyant sans compter ses obus ou, si l’on préfère, ses marcassins, pour continuer le langage imagé de nos assiégeants[1].

De Versailles, après Viroflay et Chaville, on rencontre successivement Meudon et Vélizy, vis-à-vis le fort d’Issy ; le Plessis-Piquet, regardant le fort de Vanves ; Bourg-la- Reine et Sceaux, opposés au fort de Montrouge ; puis l’Hay et Chevilly, en face du fort de Bicêtre. Derrière ces deux villages, les Prussiens avaient établi d’autres travaux masquant des réserves de troupes, à Fresnes et à Rungis.

Sur la ligne d’Ivry, leurs positions étaient à Thiais, Choisy-le-Roi ; là encore, fortifiées en arrière, vers Athis et Villeneuve-Saint-Georges.

Contre le fort de Charenton et la ligne de défense naturelle que forme la Marne, nous trouvions Mesly, Bonneuil, Ormesson et le grand camp fortifié de Chennevières.

Du sud-ouest au sud-est, les Prussiens avaient doublé et triplé leur circonvallation.

Depuis le 19 septembre, ces parages n’ont cessé d’être le théâtre principal des attaques de, part et d’autre. Donc c’est toujours le plateau étendu qui commande la route d’Orléans — le plateau de Villejuif — dont l’ennemi veut s’assurer la possession.

Sur trois côtés, en effet, la chaîne des forts est à une, telle distance de l’enceinte, que l’ennemi ne peut songer à une entreprise contre cette dernière sans s’être assuré la possession des défenses élevées au devant. Une attaque multiple, dirigée à la fois sur les forts et les remparts, l’expose a être sûrement foudroyé dans la zone intermédiaire.

Un seul front, le front sud, fait exception.

De Chennevières à Montmorency les lignes de l’adversaire, peu menaçantes, semblent disposées surtout en vue de lui assurer la retraite vers l’est. La série des forts qui leur répondent compte Vincennes, la Faisanderie, Nogent, Rosny, Noisy, Romainville.

Vers le nord, nous trouvons Stains/Pierrefitte, opposés à Aubervilliers, au fort de l’Est et aux défenses de Saint-Denis : la Briche et la Double-Couronne.

Pour achever le circuit, il nous faut enfin traverser la presqu’île que forme la Seine, d’Argenteuil à Croissy, et retourner par Louveciennes à Versailles.

A la presqu’île d’Argenteuil répond la presqu’île de Gennevilliers, avec sa redoute et le formidable Mont-Valérien. Vers le milieu, entre Chatou et Bezons, sur le prolongement de l’axe de l’avenue des Champs-Elysées, l’Allemand possède un second refuge contre les marcassins redoutés. C’est Carrières. Carrières tire son nom de nombreux puits d’extraction reliant des galeries souterraines. Dans ces galeries, comme sous les voûtes de Saint-Cloud et de Sèvres, la bombance va son train. Pour charmer leurs loisirs, les habitants du sous-sol protecteur fabriquent des pipes à l’aide de roseaux croissant dans le voisinage.

 

Sur les 75 kilomètres de l’investissement, partout des murs crénelés, toutes les habitations mises en état de défense ; tous les villages, en première, en seconde et souvent en troisième ligne, fortifiés ; toutes les rues s’ouvrant vers Paris, hérissées de barricades. — car, pour le dire en passant, si des Français s’étaient quelque peu moqués des barricades parisiennes, les Prussiens, eux, n’avaient négligé nulle part ces moyens d’arrêt. — Partout, sur leur front, des palissades, des abatis épointés, des réseaux de fil de fer enchevêtrés. Dans les intervalles, sur les coteaux, des épaulements successifs, abritant des batteries de position. En arrière, un immense circuit télégraphique reliant les quartiers de tous les corps et courant se ramasser en faisceau dans le cabinet de M. de Moltke, à Versailles. En avant, pour les appels immédiats, des lignes de fanaux, perches enduites de goudron prêtes à flamber. A Paris, l’on croyait parfois à des incendies ; c’étaient des signaux. A la vérité, souvent y avait-il incendie et signal, car là où la perche manquait, on mettait simplement le feu à une maison après en avoir pétrolé les combles. Entre les batteries de position, d’autres épaulements préparés pour l’artillerie de campagne, à des places soigneusement choisies. Aux postes avancés, des blindages en bois recouverts de terre, casemates de campagne où, entre deux visées de lunette, les officiers pouvaient attendre, avec toute la philosophie natale, l'heure psychologique, du bombardement.

Telles étaient les deux enceintes se déroulant autour de nous : enceinte défensive, enceinte d’assaillants.

 

Ainsi, vers la fin d’octobre, nous savions où ceux-ci étaient en nombre ; nous connaissions leurs points faibles. Paris espérait bientôt les attaquer dans leurs camps, les troubler dans leurs travaux, les forcer à des déplacements continuels, par un harcèlement incessant. Mais, fidèle à sa tactique, le gouvernement n’usait des sorties qu’avec une modération que quelques-uns commençaient déjà à traiter tout haut de négligence coupable.

Il ne faudrait point en inférer que Paris, manquât de rapports militaires. Tous les jours ou à peu près, durant cette période, on se pressait aux portes, aux mairies, à l’état-major de la place Vendôme, pour entendre réciter à haute voix des documents se résumant ainsi :

Quelques obus ont étés lancés ce matin par la redoute de A.

Ou bien :

Quelques coups de canon ont été tirés cette nuit par le fort de B.

On s’en contentait, dans l’attente d’une prochaine sérieuse affaire. Cependant on s’habituait à ne plus guère accorder d’attention aux détonations de l’artillerie.

Quelques dépêches de la province, d’ailleurs, commençaient à arriver par pigeons. Le gouvernement, auquel elles étaient directement adressées, en traduisait une partie en placards. La multitude passionnée, à défaut d’action militaire propre, se tournait vers la France. Aux abords des édifices municipaux, des groupes sans cesse renouvelés attendaient. A de certains jours, l’affiche paraissait enfin ; des lecteurs auxquels on faisait la courte échelle en scandaient d’une voix retentissante les phrases, aussitôt répercutées de proche en proche jusqu’aux confins de l’arrondissement. La dépêche lue et relue vingt fois, la foule se dispersait pour un temps. Anxieuse, lorsque, comme le 18 octobre, elle apercevait, à travers les obscurités du texte, les progrès de l’ennemi enrayant les préparatifs de la résistance :

M. Gambetta au ministre de l’intérieur.

La levée des hommes et la constitution de l’armée de la Loire continuent avec une grande activité. Nous avons fait venir tout ce qu’il y avait de disponible en Algérie ; on y a trouvé plus d’artillerie qu’on ne croyait en avoir. Marseille est tout à fait rentré dans l’ordre. Le préfet, naguère si attaqué, a passé dimanche une revue de 50.000 gardes nationaux, qui lui ont fait un très chaleureux accueil. L’ennemi a occupé Orléans. Nos forces sont concentrées sur la Loire, couvrent Bourges et se préparent à prendre l’offensive. Les mouvements de nos troupes dans la Franche-Comté et les Vosges et ceux de l’Ouest se continuent.

 

Ou, d’autres fois, lento à s’écouler, muette, envahie par une indicible émotion, remuée jusqu’aux entrailles par quelque récit héroïque et sombre ; la défense de Châteaudun, par exemple :

A M. Jules Favre, à Paris.

Dans la journée du 18 octobre, la ville de Châteaudun (Eure-et-Loir) a été assaillie par un corps de 5.000 Prussiens. L’attaque a commencé à midi sur tout le périmètre de la ville, dont les rues intérieures étaient barricadées. La résistance s’est prolongée jusqu'à neuf heures et demie du soir. Les francs-tireurs de Paris, la garde nationale de Châteaudun ont rivalisé de courage et d’énergie.

A un moment, la place de la ville était couverte de cadavres prussiens ; on estime les pertes de l’ennemi à plus de 1.800 hommes. La ville n’a pas été occupée, elle a été bombardée, incendiée, et les Prussiens ne se sont établis que sur des ruines. L’incendie dure encore. Le commandant de la garde nationale sédentaire, M. Tes- tanières, a été tué à la tète de son bataillon. La résistance de Châteaudun, ville ouverte, peut être mise, à côté des pages les plus héroïques de notre histoire. La délégation du Gouvernement ouvre un crédit pour subvenir aux besoins des familles de Châteaudun. Le décret porte que cette noble petite cité a bien mérité de la patrie.

LÉON GAMBETTA.

 

Oui, noble petite cité, grande par la fierté, par l’abnégation ; mais combien faudrait-il de Châteaudun pour débloquer Paris ?

 

Aux extrêmes avancées, vers la Seine et la Marne, au bord de l’eau surtout, l’activité laissait moins de place aux silences. D’une rive à l’autre, on faisait, du matin au soir et souvent du soir au matin, la chasse à l’homme. Des deux parts, on tirait sur tout ce qui paraissait remuer. Une feuille agitée par le vent, un bouchon flottant au fil de l’eau : autant de points de mire sur lesquels convergeaient dix, vingt fusils. On en était venu à hisser des képis derrière les branchages, sur des bâtons, pour dépister les tireurs.

Mais tous les tireurs ne prenaient pas le change. Témoin le sergent Hoff, ce héros d’avant-garde dont les pointes audacieuses défrayaient la chronique depuis plusieurs semaines.

Hoff appartenait au 107e régiment de ligne qui, devenu le 7e de marche, faisait partie de la division d’Exéa. A Nogent-sur-Marne, où le 7e de marche était cantonné, l’intrépide sergent déployait à lui seul la vaillance d’une petite armée. Seul ? Non, pourtant. Le colonel Tarayre, qui commandait le régiment, avait confié douze hommes au hardi soldat qu’on surnommait le tueur de Prussiens. Lui, invariablement, précédait cette garde d’honneur toujours prête à le suivre où était le péril, à le rejoindre, à appuyer un coup de main.

Nuit et jour, le sergent Hoff harcelait les grand’gardes ennemies. A plat ventre dans un sillon, se faufilant à travers les broussailles, rampant Je long d’un chemin creux, il dépensait des heures à l’affût, guettant le passage d’une patrouille, observant les allées et venues d’une escouade d’éclaireurs, les mouvements de quelque vedette perdue.

L'instant venu, Hoff ajustait la cible vivante, et un fantassin à casque roulait sur le sol, un uhlan mordait la poussière ; ou bien le Mohican se coulait de buisson en buisson, et d’un bond, lame haute, se jetant sur la sentinelle, la frappait silencieusement.

— Un coup de feu est un appel, disait-il ; quinze pouces de fer au bout d’un bras solide, voilà l’arme la plus sûre.

L’axiome avait son prix, dans la bouche de ce valeureux qui, le siège fini, devait chiffrer par un total authentique de vingt-sept le nombre d’ennemis tués de sa propre main.

 

A Nogent, on faisait de la besogne, pendant, qu’ail- leurs, trop souvent, on ne faisait que du bruit.

Le canon tonne dans la direction de... On entend une vive fusillade vers... Ces phrases étaient passées à l’état de cliché dans la littérature aussi bien que dans la conversation ; et qu’on ouvrit un journal ou qu’on rencontrât un ami, c’étaient là les premiers mots qu’invariablement on lisait ou l’on entendait.

Parfois l’on s’en allait où tonnait le canon. Mais, la plupart du temps, de ces excursions aléatoires, l’on ne rapportait que des souvenirs auxquels les résultats de la canonnade étaient étrangers.

Un jour par exemple c’était au tour du Mont-Valérien de gronder. Les curieux, en remontant l'avenue des Champs-Elysées, oubliaient que le Mont-Valérien, ce colosse qui domino le site, frappe tantôt à droite, tantôt à gauche, et qu’à moins d’être déjà sur les lieux, on ne saurait se rendre compte de la direction des coups.

Aussi ne s’étonnait-on point si, pendant que le fort canonnait Brimborion et Saint-Cloud, de la place de l’Arc-de-Triomphe une foule avide de voir fouillait, à grand renfort de télescopes et de jumelles, les hauteurs opposées de Bezons et de Sartrouville.

Déçu, on poussait jusqu’aux portes. Là, passage libre pour les pékins, avec une légère restriction, cependant. Naguère, l’employé de l’octroi accourait vers ceux qui arrivaient ; un factionnaire, maintenant, s’approche, curieux, de ceux qui partent, et sa question : Pas de journaux ? remplace sans trop de désavantage l’antique : N’avez-vous rien à déclarer ? C’est qu’aucun document de nature à renseigner l’adversaire, ne doit sortir de nos murailles.

A toutes les issues de l’enceinte, se renouvelle chaque soir un spectacle qui ne manque ni de pittoresque ni d’une mélancolique majesté.

Peu à peu, le crépuscule est descendu, enveloppant d’un voile grisâtre le paysage environnant. Les vapeurs qui montent du sol mêlent à l’air une humidité pénétrante. Les hommes de garde, capuchon relevé, jettent vers le dehors le coup d’œil jaloux du prisonnier oppressé sous le poids de sa séquestration, du moine las de sa cellule.

A six heures sonnant, le poste tout entier se range en arrière du fossé dans la cour palissadée.

Trois hommes sans armes ! crie le capitaine.

Trois gardes nationaux s’avancent, saisissent la chaîne du pont, se suspendent aux leviers. Les tambours battent aux champs ; les soldats présentent les armes. Avec une lenteur imposante, les lourds tabliers, se relevant, viennent fermer les ouvertures, et les poutres se dressent vers le ciel comme deux bras désespérés.

 

Paris vivait depuis quinze jours au bruit intermittent de la canonnade, comme au bruit des vagues un port de mer, lorsqu’un soir une rumeur se répandit, rapide comme une traînée de poudre : le Bourget était à nous !

Cette rumeur traduisait bien la vérité.

Dans la matinée du 28 octobre, le bataillon des francs-tireurs de la Presse, sous la conduite du commandant Rolland, avait surpris le village. Après une fusillade d’une demi-heure à peine, les occupants étaient débusqués, et les nôtres, renforcés de deux bataillons de mobiles envoyés de Saint-Denis par le général Carré de Bellemare, se préparaient à mettre en état de défense le Bourget.

 

Le Bourget était, pour l’assiégeant, le seul poste d’observation en avant de la garde royale. L’assiégé, installé solidement dans le village, devait, dans le délai le plus bref, construire sur les hauteurs voisines des batteries de position qui eussent refoulé la garde bien en arrière de l’inondation tendue par elle le long du ruisseau de la Morée. A raison même des appréhensions que le Bourget entre nos mains devait, par voie de conséquence, inspirer à l’ennemi, il fallait s’attendre à un prompt retour offensif[2]. Dès la soirée du 28 octobre, après avoir lancé plus de 500 obus sur le village, un bataillon de grenadiers prussien tentait l’assaut et se faisait repousser avec de grosses pertes. Deux bataillons de mobiles, le 12e et le 14e, avec quelques compagnies du 128e de marche et les francs-tireurs de la Presse, défendaient la place. L’effectif total, sous les ordres du colonel Lavoignet, comportait 3.000 hommes environ. Mais le défaut d'ordres précis avait laissé un grand nombre de mobiles retourner à leurs cantonnements. Le nombre des combattants demeurait ainsi réduit à 2.000 hommes à peine.

Deux mille hommes pour garder cette position, l’un des anneaux les plus précieux, pour l’adversaire, de la chaîne d’investissement ! Voilà ce qui n’eût pu échapper à l’appréciation du moins expérimenté ! Et cependant, ces bataillons incomplets, avec les francs-tireurs qui avaient exécuté la surprise, on les laissait deux jours entiers sans renforts, sans vivres, avec quelques insignifiantes pièces de canon !

Ces détails, on ne les connaissait pas encore à Paris, où tous, avec une joie d’autant plus légitime que nous surprenions pour la première fois l’ennemi, se bornaient à commenter les mots qui terminaient orgueilleusement le rapport du général de Bellemare :

Nous y sommes, et nous nous y tenons !

Pendant la journée du 29, l'aspect de la grande ville avait totalement changé. Les groupes remplissaient de leur animation les rues et les places ; on ne s’abordait que le verbe haut et le visage triomphant ; pour un peu plus, on se fût volontiers embrassé... lorsque tout à coup une rumeur vint jeter comme une douche d’eau glacée sur cet enthousiasme éphémère.

Un journal, dans un entrefilet encadré de noir, annonçait, comme fait vrai, sûr et certain, que Bazaine négociait la reddition de Metz.

 

Mais la population ne pouvait croire. Son premier mouvement était de décréter d'infamie le rédacteur de cotte funeste note, en le sommant de produire des preuves officielles de son dire. Les heures du lendemain se passèrent en un ballottement étrange des esprits, se manifestant dans tous les colloques ; car, en ces moments de lièvre intense, la vie privée elle-même s’absorbe dans la vie publique.

Nous avions pris Je Bourget, cela était positif ; donc Metz ne pouvait être rendu ; — singulière association d’idées, qui pourtant trouvait son explication dans la fourberie bien connue des Allemands et leur désir de tuer, sous une fausse nouvelle, l’espoir que nous ouvrait notre triomphe de la veille. C’est ainsi du moins que l'Officiel interprétait le démenti qu’il n’osait pourtant infliger franchement au journal révélateur ; la feuille gouvernementale se bornait à affirmer que depuis le 17 août, aucune dépêche directe de Bazaine n’avait pu franchir les lignes ; tandis qu’Henri Rochefort, encore membre du Gouvernement, et pris à partie par le Combat, se défendait furieusement d’avoir donné la fatale nouvelle, rejetée alors sur un autre auteur, puis sur un troisième. Tout le journée s’écoula dans une mêlée de sentiments et d’opinions contraires ; curieux motifs d’études pour le philosophe qui eût pu, en de semblables conjonctures, faire encore de la philosophie.

Dans ce choc d’appréciations, les optimistes subissaient l’influence des bruits d’armistice qui depuis une semaine n’avaient pas peu contribué à amollir les cœurs en faisant naître l’expectative d’un calme momentané. A l’inverse, ceux qui acceptaient le plus facilement les mauvais présages se l'appelaient, eux, la première entrevue de Jules Favre et de Bismarck à Ferrières. Ils se souvenaient des déceptions, fruits de cette entrevue, et de la longue discussion diplomatique où circulaires sur circulaires n’avaient réussi qu’à témoigner de la profonde duplicité du chancelier de fer, aussi bien que de la candeur de notre homme d’Etat.

Se souvenant, ils auguraient mal des démarches conciliatrices que le ministre des affaires étrangères réitérait à Versailles.

L’avenir, — un avenir bien proche, — devait leur donner raison.

 

Cependant, sur les ordres pressants de l’état-major de Guillaume, l’attaque du Bourget était confiée à une division entière de la garde royale, la 2e avec une partie de la 1re comme réserve. Celle-là, placée sous le commandement du général Budritzky[3], était soutenue par toutes ses batteries, plus cinq batteries d’emprunt. Le surplus de l’artillerie du corps était massé à Arnouville ; la cavalerie, à Bonneuil. Ainsi, c’était avec une armée composée de leurs meilleures troupes que les Allemands se disposaient à reprendre un village défendu par deux bataillons réguliers et quelques compagnies de francs-tireurs.

Le 30 au matin, l’artillerie prussienne ouvrit un feu terrible. L’infanterie s’avança en trois colonnes, la première à Dugny, la seconde en avant du pont Iblon, la troisième au Blanc-Mesnil. Tous les officiers étaient à pied, sauf le général Budritzky. Un fou nourri, parti de nos positions, les décima pendant un long moment. A cent pas de nos barricades, les colonnes d’attaque s’élancèrent avec des cris furieux. Leur élan vint s’échouer contre les obstacles vigoureusement défendus. Les cadavres des assaillants, amoncelés, firent, en quelques minutes, comme un second et sanglant parapet. De nouvelles compagnies succédèrent aux premières ; puis d’autres. Pendant deux heures, on se battit avec un indescriptible acharnement. Les Prussiens n’avaient pas avancé d'un pas.

Le général Budritzky, s'apercevant qu’aucun renfort n’accourait protéger nos derrières, tourna alors la position. Au prix de nouveaux sacrifices, il parvint à faire brèche dans un mur, sur la gauche de la route. Le régiment Reine Augusta se précipita par cette issue, tandis que son chef, le comte Waldersee, tombait frappé à mort. La mêlée s’engagea aussitôt, corps à corps, à coups de baïonnette, à coups de crosse, dans chaque rue, dans chaque maison, dans chaque escalier. Cela n’allait pas assez vite. Le régiment Reine Elisabeth se rua sur la barricade en partie dépeuplée ; son colonel, Zalukowsky, tomba à son tour sous le feu des mobiles ; derrière lui, la fleur de la noblesse prussienne, engagée dans la garde, joncha le sol. Enfin, le régiment passa.

Devant la barricade, ce n’était pas en ligne, mais bien par monceaux, que gisaient les cadavres des grenadiers prussiens, sans compter que depuis Gonesse on avait croisé des voitures remplies de blessés se succédant sans interruption, et qu’en avant du pont Iblon, on avait vu enterrer des deux côtés de la route des centaines de morts, auxquels des tombereaux, se suivant comme en un cortège, venaient à chaque instant ajouter leurs funèbres contingents[4].

Dans le village, les défenseurs brûlaient leurs dernières cartouches. Le matin, le commandant Baroche, avait dit à ses mobiles : C'est aujourd'hui qu’il faut savoir mourir ! Il périssait en ralliant ses hommes. Le commandant Brasseur, du 128e, isolé avec une trentaine d’officiers et de soldats, s’enfermait dans l’église. Des hautes fenêtres s’ouvrant sur la nef, les grenadiers Empereur François en fusillèrent la moitié à bout portant. Tout était perdu ; la poignée qui restait se rendit ; le commandant Brasseur, on pleurant, livra son épée, une épée que le vainqueur, vaincu à son tour par tant de constance, rendit le lendemain au captif.

Un millier de gardes mobiles, échappés au carnage, furent faits prisonniers par la troisième colonne de la garde. Sort cruel ; moins cruel toutefois que le rapport militaire contresigné par le général Trochu, qui accusa les braves abandonnés sans secours au Bourget d’avoir manqué de vigilance et de s’être laissés surprendre !

Dans la soirée du 30, Paris apprenait que le Bourget appartenait de nouveau à l’ennemi. — Ce village, osait ajouter en guise d’excuse le même rapport militaire, ne fait point partie de notre système défensif.

L’instinct des masses, plus subtil que toutes les explications officielles, n’entrevoyait qu’un fait : l’incurie sans précédent des chefs de la défense. L’agitation était grande partout ; cependant on voulait compter encore sur un retour offensif de notre part, tout au moins sur quelque démonstration. On attendait le lendemain.

Le lendemain, 31, le Journal officiel annonçait en quatre lignes la capitulation de Metz.

Le désastre était donc complet ! Le gouvernement démentait ses démentis ! Ce texte désolant, cette communication laconique provoquaient une indicible explosion de colère et de douleur.

L’affaire du Bourget avait irrité une population dont on laissait s'user l'ardeur dans l'immobilité. La nouvelle de la reddition de Metz vint surexciter l'exaspération, et le récit des dernières tentatives de Jules Favre avec l’annonce d’un armistice, combler la mesure.

Quoi ! Paris seul ne se battrait pas ! Après l’exemple delà province ; après Strasbourg, Toul, Phalsbourg, Metz, Verdun, Bitche, Mézières, Châteaudun ! Pourquoi la province, alors, viendrait-elle au secours de Paris ?

Pas d’armistice ! Tel fut le cri du cœur dés Parisiens.

 

 

 



[1] Edmond NEUKOMM, Les Prussiens devant Paris.

[2] Le prince royal de Saxe donna l’ordre de reprendre à tout prix le Bourget. V. major BLUME, Opérations des armées allemandes.

[3] Un bataillon de chasseurs et quatre régiments : Empereur Alexandre, Reine Elisabeth, Empereur François, Reine Augusta.

[4] F. W. Heine, chroniqueur militaire de la Gartenlaube.