PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE X. — LES SAUVEURS BREVETÉS.

 

 

Vrais et faux inventeurs. — Le génie civil. — L’extermination fantastique. — Dynamite, électricité et feux grégeois. — Plus de mystère ! — Réunions et expériences. — L’Alcazar de Thérésa. — Le major au bouclier. — Tribuns d'occasion. — Les soirées des Folies Bergère.

 

Ce n’était pas seulement les bras qui s’offraient à la défense. Toutes les intelligences s’étaient mises à l’œuvre, tous les cerveaux s’exaltaient dans l’enfantement de projets destinés à ajouter aux éléments acquis des découvertes nouvelles, — fléaux opposés par la science à cet autre fléau : le Prussien.

Le génie militaire était trop peu nombreux. Sous l’impulsion du ministre des travaux publics, M. Dorian, s’était constitué un corps auxiliaire, ayant pour insigne distinctif une casquette bleu sombre, galonnée d’or, avec cette inscription au-dessus de la visière : Génie civil.

Partout où l’on signalait un point à fortifier, une voie à défendre, un puits à creuser, un canon à fondre, on rencontrait ces nouveaux collaborateurs. Toutes les sommités, toutes les énergies prenaient place dans leurs rangs, où, sous la présidence du savant M. Tresca, des hommes de la plus haute valeur : ingénieurs des chemins de fer, ingénieurs des mines, ingénieurs des ponts, s’étaient rassemblés.

Le nombre des propositions plus ou moins réalisables qui affluaient au comité central des arts et métiers est inimaginable. On se le figurera si l’on songe que, un jour dans l’autre, le ministre de la guerre recevait trois cent cinquante projets, tous destinés, plus ou moins, à réduire en poussière les 300.000 Allemands qui nous enveloppaient.

Ce sera dans l’avenir un des enseignements les plus étranges de la campagne sans précédent de 1870, que cette substitution des règles — et aussi des rêves — de la science, aux vieilles lois de la guerre usitées jusqu’alors.

L’art de combattre et de s’entretuer est désormais bouleversé de fond en comble ; les belles lignes de bataille qu’affectionnait l’antique stratégie ont fondu comme neige sous les feux de l’artillerie moderne ; les tacticiens les plus habiles ne sont plus toujours des généraux, mais parfois des savants placides qui, d’un modeste coin de laboratoire, conquièrent à leur pays l’alliance de ce pouvoir avec lequel désormais auront à compter les gagneurs de batailles : la Science.

 

Et il s’allonge, interminable, le défilé des faiseurs de découvertes ! Chacun est persuadé qu’il possède seul le secret d’une victoire définitive et sans remise, et qu’en dehors de lui il n’est point de salut.

Que de plans singuliers ! On est, malgré soi, tenté de sourire à l’aspect de certains appareils et des explications dont leurs auteurs les accompagnent.

Un autre sentiment prédomine, toutefois.

Si, parmi ces propositions insensées ou simplement burlesques, il allait s’en rencontrer une qui pût contribuer au succès ? Si, de ce fatras d’idées saugrenues, une seule pensée lumineuse et pratique devait surgir ?

Le patriotisme fait donc un devoir de jeter les regards sur des dessins extravagants, de prêter l’oreille à des discours qui font que, parfois, l’on considère son interlocuteur en se demandant avec anxiété si vraiment il jouit de sa raison. Les tristes victimes se consolent en songeant qu’une seule goutte de sens commun dans cet océan de fadaises compensera les innombrables calices qu’il aura fallu boire jusqu’à la lie.

Le gouvernement qui s’intitule de la Défense nationale n’a pas toujours, il s'en faut, fait aux propositions utiles l’accueil qu’elles méritaient. Il est hors de doute que, dans la quantité des plans éliminés par lui, un assez bon nombre étaient dignes d’un meilleur sort.

Aussi est-ce sur les particuliers, maintenant, que tombe le déluge des inventions de toute espèce.

 

En proie aux scrupules que vous suggère la situation, vous voilà donc, vous qui n’avez d’autre tort que d’être ou un ingénieur célèbre ou un journaliste connu, vous voilà en butte aux plus inqualifiables des obsessions.

Vous êtes, par exemple, tranquillement assis devant votre bureau, occupé à revoir des épures ou à corriger un article, et faisant de votre mieux pour que la besogne accomplie ne soit point inutile.

Un inconnu, tout à coup, fait irruption. Vous levez la tête. Il vous regarde d’un air inspiré, et, déroulant une feuille de carton qu’il portait sous le bras :

— Monsieur, dit-il, j’anéantis la Prusse !

Pour peu que vous ayez déjà quelque habitude des allures de ces pourfendeurs qui écrasent dos armées du fond de leur fauteuil, involontairement vous manifestez quelques signes d’impatience. Lui, n'y prend garde, et continuant :

— C’est simple, terrible, impitoyable et prompt comme la foudre !

Enhardi par l’apparente attention qu’on lui prête, le visiteur s’échauffe peu à peu, précipite son débit, et à grands renforts de démonstrations sur la pancarte où pointent çà et là d’indéchiffrables rébus :

— Voici Paris, reprend-il, Paris avec ses quatre-vingt-quatorze bastions ; voici les forts et les redoutes. Je trace trois lignes : par la première, j’envoie 25.000 hommes qui simulent une attaque au nord ; par la deuxième, je fais avancer un corps d’armée égal, pour simuler une attaque au sud. Mes 50.000 hommes sont visibles à l’œil nu ; ils ont commencé leur marche offensive à une heure assez avancée de l’après-midi, mais, cependant, alors qu’il faisait jour encore. Pendant qu'ils feignent leur mouvement, la nuit arrive. C’est le moment que je choisis pour expédier, par la route de l’Est, 150.000 hommes dissimulés derrière un rempart mobile, en zinc noirci au feu, dont je suis l’inventeur. Les 150.000 hommes arrivent jusqu’au milieu de l'armée antagoniste, se couchent sur le dos, tirent dans le las, à rais on de 12 projectiles par homme et par minute, 1.800.000 halles. L’ennemi ignore d’où part le coup ; il ne voit rien. Mais en supposant une riposte de quelques Prussiens restés encore debout, elle viendra s’amortir contre le rempart de métal. Au besoin, les 150.000 hommes se lèvent alors, et fondent sur les derniers survivants, qu’il ne reste plus qu’à tailler en pièces.

Le trait est authentique. L’histoire seule a la parole, ici. En cette succession d’esquisses où nous nous efforçons de mêler au tableau des opérations du siège la physionomie mouvante de Paris assiégé, nous plaçons impartialement en regard de l’épopée le prosaïsme, en face des grandeurs les mesquineries, à côté des héroïsmes les ridicules. Malheur à l’historien qui serait doublé d’un inventeur !

Et combien n’en avons-nous pas vu, de ces illuminés jouant au sauveur providentiel !

Ainsi, le fabricant qui propose un marteau de. six kilomètres de diamètre, pesant dix millions de tonnes, qu’on monterait par ballons jusqu’au-dessus de Versailles, où on le laisserait choir pour écraser du même coup le quartier général, les chefs et le gros de l’armée de Guillaume ;

Ou le promoteur de la mitrailleuse à musique, qui, tout en berçant l’Allemand de symphonies choisies parmi celles qu’il préfère, vomirait tout d’un coup la mort par mille bouches habilement dissimulées dans l'instrument ;

Ou l’entrepreneur prêt à décimer des régiments bavarois, silésiens, wurtembourgeois et autres, à l’aide de la petite vérole mise en bouteille et lancée comme un obus dans les rangs ennemis.

Que conclut, de tous ces projets, le souverain juge, le public ? Que si l’imagination a du bon, il ne faut pas toujours s’en rapporter à elle aveuglément. Que, tout en mettant en œuvre les moyens scientifiques propres à aider au succès, il est beau de montrer au monde que jamais, dans notre pays, la valeur ne sera reléguée parmi les accessoires. Et qu’enfin, même contre un adversaire fertile en ressources traîtresses, avec du fer, du plomb, un bras solide et un cœur vaillant, l’on sait encore se garder !

Heureusement, d’ailleurs, tous les inventeurs ne sont point de la même trempe.

Justement, le ministère vient de publier un rapport résumant l’effort immense par lequel, en peu de semaines, Paris est devenu une place imprenable. Ce rapport, tout Je monde l’a lu ; tout le monde a remarqué le paragraphe relatif aux travaux de la commission de pyrotechnie, à la mise en train de la fabrication de la dynamite, et plus d’un s’est demandé quelle est cette substance dont l’usage, inconnu jusqu’ici, se révèle tout à coup à la suite d’essais concluants.

Les journaux commentent à qui mieux mieux la découverte nouvelle. La dynamite, ignorée la veille, passe à l’état de célébrité, comme le chassepot, la mitrailleuse et le picrate. Ils expliquent comment elle représente l’un des produits destructeurs les plus prodigieux, les plus épouvantables dont il ait été donné à l’homme de pénétrer le secret. Ils dépeignent les effets de cette forme de la nitroglycérine, rendue inoffensive parles mains qui l’emploient. Asservi par les efforts de l’italien Sobrero et du Suédois Nobel, l’indomptable liquide obéit maintenant au gré de nos désirs, comme ces bêtes féroces qu’un belluaire audacieux a dressées à ramper à ses pieds. La dynamite, c’est la nitroglycérine apprivoisée.

Mais la défense n'en tirera, de même que de tant d’autres éléments, qu’un trop faible parti.

 

Que de merveilles, pourtant, n’engendrent pas les nécessités du moment, au milieu de ce foyer d’intelligence qui s’appelle Paris ! Nous sommes aux avant-postes prussiens. Sous les arbres émondés par lovent et la mitraille, les sentinelles se promènent de long en large, grelottant dans les plis de leurs manteaux trempés. Pour quelques heures, le canon s’est tu ; les pas se font à peine entendre sur la terre amollie, et le silence n’est troublé de temps à autre que par les deux syllabes brèves et précipitées : Wer dâ ! Le Qui vive ! des factionnaires allemands.

Le paysage se perd dans la nuit. La lune, dégageant un instant le ciel des brumes qui le couvraient, a parcouru sa course de quelques heures et disparu derrière les collines. L’horizon est à vingt pas. L’instant semble propice à l’adversaire.

Les commandements de ses officiers, transmis sourdement de proche en proche, semblent répercutés comme par un sombre écho, et se mêlent aux cris des oiseaux nocturnes. Des masses noires s’agitent sous bois, des colonnes se forment, puis s’ébranlent. De nos forts, on n’a rien pu voir, rien entendre.

Sournois, lents, circonspects, les assaillants s’avancent, sondant le sol à chaque pas. Soudain, le terrain enseveli dans les ténèbres s’inonde de clarté, le voile qui le recouvrait semble se déchirer brusquement ; sur tout le front de la mystérieuse cohorte, l’espace s’illumine. A. travers cette sorte d’éclair, un autre éclair rapide, éblouissant, se fait jour ; et la troupe ennemie n’a pas eu le temps de s’arrêter, qu’un ouragan de fer passe sur elle, brisant, anéantissant tout sur son passage, amoncelant des cadavres et des débris.

C’est une bordée d'obus ou une volée de mitraille qui partie de nos murs, a trouvé son chemin à travers un faisceau de lumière électrique.

L'assiégeant, aujourd'hui, ne peut compter sur son auxiliaire d’autrefois : la nuit. Il n’y a plus de nuit. Entre nos mains, l’électricité, devenue déjà un moyen merveilleux de communications, un agent terrible et sur pour la guerre des mines, a pu offrir une aide puissante et docile à la défense dos lignes avancées.

Que faut-il pour cela ? Peu de chose : une pile ou tout autre appareil producteur d’électricité, deux cônes de charbon disposés pointe à pointe dans un appareil.

Rien de plus simple que la manœuvre de ce nouvel instrument de guerre, sur les remparts de l'enceinte ou des forts. L’opérateur, déplaçant, inclinant la lampe à son gré, peut diriger tour à tour le rayon lumineux à droite ou à gauche, éclairer les glacis, les ouvrages extérieurs, la zone, la route, les champs.

Tous nos forts possèdent des lanternes électriques, malgré l’indifférence de quelques officiers et l’opposition de l’administration des phares, Par contre, un capitaine qui a voulu demeurer anonyme a généreusement consacré 10.000 fr. à l’achat et à l’installation d’un certain nombre d’appareils, et le colonel de la Gréverie, du corps du génie, s’occupe activement de ce service, secondé par de jeunes officiers et des élèves de l’Ecole polytechnique, sans cesse au premier rang.

Partout et toujours les recherches vont leur train ; des artificiers expérimentent un feu grégeois à l’aide duquel, disent-ils, on portera dans les parcs de munitions et les campements ennemis des flammes inextinguibles.

Dans les réunions publiques, il n’est question que d’outils destructeurs. Il n’est pas jusqu’à l’Alcazar, ce sanctuaire de la chansonnette dont Thérésa faisait jadis tressaillir les échos, qui ne, consacre sa salle à des projets belliqueux. Exposition et expérience d'engins de guerre, dit le programme chaque soir.

 

Mais tout programme n’est point parole d’Evangile. On s’en aperçoit bien en prenant l'une des séances, au hasard.

Elle s’ouvre par une exhibition de plastrons dont la vue n’a rien de terrifiant, quelques efforts qu’ils fassent pour acquérir l’apparence d'engins de guerre. Ces objets sont présentés à l’honorable assemblée par un major — il y a donc encore des majors ? — dont l’accent italien donne à la démonstration qu’il jargonne une particulière saveur. Expliquant, commentant, louangeant, exaltant ses plastrons, le major cherche à prouver que, sous leur calfeutrage breveté, le soldat le moins aguerri peut impunément marcher au feu ou essuyer les atteintes de l’arme blanche.

Joignant l’exemple à la parole, et appliquant contre une cible l'un de ses appareils, l’inventeur tire à trois ou quatre pas de distance un coup de revolver dont la balle entame l'étoffe sans la traverser d'outre en outre.

Les spectateurs, néanmoins, semblent peu convaincus. L’un d’eux demande à l’Italien s’il consentirait à être lui- même la cible. Grimace significative de l’interpellé. Pourtant il n’ose trop dire non. Un autre auditeur se lève :

— N’avez-vous jamais eu l’occasion d’expérimenter sur des animaux vivants ?

— Parfaitement, réplique le major. — j’ai tiré sur mon commis !

Explosion de rires à l’orchestre et au balcon. On réclame le commis. Celui-ci hésite. Le maître entreprend, alors, d’expliquer par quel enchaînement de circonstances il en est arrivé à s’escrimer contre ce digne serviteur.

— Depuis longtemps, dit-il en substance, l’excellent garçon me tourmentait. A force de me voir viser des mannequins, une idée l’obsédait sans cesse. Bref, il me supplia un jour avec tant d’insistance, que je me décidai...

Et, au milieu de l’hilarité croissante de l’auditoire, l’Italien se met à décrire l’opération, dont, paraît-il, son employé n’est pas seulement sorti intact, mais même guéri d’une infirmité qui l’avait incommodé jusqu’alors !

L’épreuve de l’exercice à feu étant faite, reste celle par l’arme blanche. Une latte ébréchée gît, toute prête, sur le parquet. Un caporal se lève. Il demande à tenter l’assaut du bouclier avec la baïonnette au bout du chassepot. La salle entière appuie cette motion. O magie ! à peine le mot baïonnette a-t-il été prononcé, que major, cible, plastron, pistolet et vieux sabre rentrent dans, la coulisse comme par enchantement.

Aux Folies-Bergère, aussi, le spectacle a changé, de nature. La scène est devenue prétoire, la salle est devenue forum. Les réunions jugent le gouvernement, censurent ou approuvent, absolvent ou condamnent, au milieu des grondements et des lazzis, des quolibets et des anathèmes.

Un soir, à la suite d’une conférence sur la poudre, un colosse en fureur s’élance à la tribune. Sous prétexte qu’il connaît Berlin, l’énergumène, à grands renforts de mouvements de tôle et de bras, soutient que la poudre allemande ne diffère en rien de la nôtre.

— En avez-vous mangé ? crie un loustic.

Mais ces sortes d'incidents sont peu communs. Le public qui se presse dans les clubs est animé de plus sérieuses préoccupations. Il n'entrevoit qu'un but : l’organisation de la victoire.

Si tous les prédicateurs qui montent en chaire ne se montrent pas également éloquents, tous, en revanche, sont animés d’un souffle qui remplace l’éloquence avec avantage.

Assurément, il ne s’ensuit point qu’il suffise d’être bon patriote pour conquérir le succès.

La salle s’ébranlait sous les sarcasmes quand on entendait, par exemple, un des orateurs habituels s’écrier avec un accent qui dénotait son origine gasconne :

— Citoyens ! vous attendez la province ? Eh bien, pendant ce temps, la province vous attend !

Mais on faisait accueil aux propositions sages — surtout quand elles étaient brièvement exprimées. Chacun proclamait que le moment était venu, non plus de parler, mais d’agir. Si quelques divergences se produisaient dans des questions de détail, une même pensée unissait tous les cœurs : l’extermination de l’étranger. Et l’on ne se séparait qu’aux cris de :

Vive la France ! Sus aux Prussiens !