PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE VIII. — CONTRASTES.

 

 

Appel aux amazones. — Fantaisie et dévouement. — Les ambulances et leur comité. — Infirmières et docteurs. — Alternatives désagréables. — Un faïencier de Bourg-la-Reine. — La passion des pendules. — Réquisitions à outrance. — Chapitre des déprédations. — Une substitution de sépulture. — Les artistes de la landwehr.

 

Les événements offrent parfois entre eux de singuliers contrastes.

Tandis que la lutte enfiévrait tous les cerveaux ; tandis que chaque soir la foule, devant la porte des mairies, attendait avec une impatience nerveuse les bulletins officiels, ou se portait vers les forts pour connaître plus tôt de nouveaux détails, une idée étrange prenait son essor et trouvait dans le public un accueil plus grave qu’on ne serait tenté d’imaginer.

C’est sous la forme d’une affiche vert tendre, placardée à profusion sur les murailles de Paris, que se présentait l’innovation ; et, à parcourir les lignes attrayantes de ce manifeste, le moins ambitieux n’eût pu se défendre d’une velléité de commandement. Voici ce qu’on y lisait :

PREMIER BATAILLON DES AMAZONES DE LA SEINE.

Pour répondre aux vœux qui nous ont été exprimés par de nombreuses lettres et aux dispositions généreuses d’une grande partie de la population féminine de Paris, il sera formé successivement, au fur et à mesure des ressources qui nous seront fournies pour leur organisation et leur armement, dix bataillons de femmes, sans distinction de classes sociales, qui prendront le titre d'Amazones de la Seine.

Ces bataillons seront principalement destinés à. défendre les remparts et les barricades, concurremment avec la partie la plus sédentaire de la garde nationale, et à rendre aux combattants, dans les rangs desquels ils seraient distribués, tous les services domestiques et fraternels compatibles avec l’ordre moral et la discipline militaire.

Ils se chargeront en outre de donner aux blessés sur les remparts les premiers soins qui leur éviteront le supplice d’une attente de plusieurs heures.

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Ils seront armés de fusils légers ayant au moins une portée de 200 mètres, et le gouvernement sera prié de les assimiler aux gardes nationaux pour l'indemnité de 1 fr. 50 c. Le costume des Amazones de la Seine se composera d’un pantalon noir à bande orange, d’une blouse de laine noire à capuchon et d’un képi noir à liserés orange, avec une cartouchière en bandoulière.

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Un bureau d’enrôlement est ouvert rue Turbigo, n° 36, de neuf heures du matin à cinq heures du soir, pour la formation du premier bataillon, sous la direction d'un officier supérieur en retraite.

Le chef supérieur du bataillon,

FÉLIX BELLY.

 

Le placard, en somme, témoignait d’un bon sentiment. Restait à réaliser les conditions assez délicates dû programme.

L’initiateur du premier bataillon féminin pourrait-il concilier les éléments rivaux du futur effectif ? On se le demandait volontiers, tout en souhaitant bonne chance et bonne fortune au- chef hardi des amazones qui devait se préparer sans doute à répéter, plus souvent que la théorie né l’indique, le commandement de : Silence dans les rangs. Mais la police se mêla de l’affaire ; elle n’eût point de suite. On ne sut même jamais au juste combien de représentants du beau sexe vinrent s’enrôler sous la bannière nouvelle. Dans la statistique du siège, ce chiffre ne serait pas l’un des moins curieux.

 

Mieux vaudrait encore, cependant, pouvoir compter et nommer toutes les femmes qui, comprenant mieux la nature des services qu’elles étaient aptes à rendre à la cause nationale et sachant trouver leur véritable champ de bataille, se consacraient à l’adoucissement des souffrances de nos combattants.

Telles les infirmières de la Société française de secours ; telles aussi les Sœurs parisiennes, qui allaient jusque sous le feu prodiguer les premiers soins aux blessés. Ces Sœurs parisiennes, aussi bien que les infirmières de la rue Turbigo, vouées à un rôle analogue, n’étaient point des religieuses, mais des femmes libres de vœux monastiques et dont la plupart comptaient un mari, un frère, un fils parmi les défenseurs.

Et toutes celles qui, de leur hôtel ou du simple appartement qu’elles occupaient, avaient fait un asile hospitalier et rivalisaient de zèle, auprès des malades qu’elles obtenaient de soigner, avec les infirmières des ambulances centrales !

Dresser la liste des unes et des autres serait écrire un livre d’or ; un livre où, Dieu merci, l’on aurait à feuilleter de nombreuses pages. Les femmes, pendant la durée du siège, furent de précieux et dévoués auxiliaires pour la Société française de secours. Le conseil de cette société, présidé par M. de Flavigny, ayant comme secrétaire général M. de Beaufort et comme trésorier M. A. de Rothschild, comptait, parmi ses membres unis pour l’œuvre commune, des hommes de toutes les castes, des noms de tous les partis. La Faculté, naturellement, y tenait la place prépondérante.

 

Dès les premiers préparatifs de la guerre, au mois de juillet, la presse parisienne avait, de son côté, lancé une souscription qui, en peu de semaines, avait atteint un chiffre élevé. A mesure que les sommes affluaient, un comité central les transformait en matériel, en médicaments, en indemnités à un personnel nombreux. Le docteur Ricord avait tenu à honneur de diriger le service médical des Ambulances de la Presse, que l’intendance militaire s’adjoignit bientôt comme une annexe des services publics.

Grâce à un concours unanime, les blessés n’eurent donc pas trop à souffrir de l’investissement, si l’on en juge du moins par les chiffres suivants, empruntés au rapport du docteur Mundy, chirurgien distingué auquel la Société de secours avait confié la direction de l’ambulance établie au Corps législatif. On comptait là, en moyenne, par jour et par hôte :

½ litre de bouillon ;

280 grammes de viande ;

500 grammes de pain ;

200 grammes de légumes ;

40 grammes de sucre ;

¼ litre de lait ;

¹/₆ litre de café, thé ou chocolat ;

100 grammes d’aliments divers.

Presque la consommation quotidienne d’un homme valide.

Il serait plus difficile d’acquérir une idée nette des dépenses que supportèrent les ambulances particulières, et qui doivent aussi entrer en compte dans le bilan de la charité.

Mais ce que l’on ne saurait évaluer, c’est la somme de désagréments, non prévus par eux, auxquels s’exposèrent ceux qui tenaient à planter au-dessus de leur porte le drapeau blanc à croix rouge : telle, par exemple, l’obligation, bien dure pour des gens dont le morceau de pain est rogné à un gramme près, de donner asile à des ennemis.

 

Un jour quelqu’un s’entretenait de ce sujet avec le docteur Demarquay.

Croyez-vous, disait celui-ci, que certains particuliers possèdent de la vertu ? Si je n’étais médecin, je ne pourrais oublier la nationalité d’un Prussien ou d’un Bavarois !

Mais c’est le devoir ! Sûrement vous ne mettriez pas à la porte un adversaire blessé et prisonnier ?

Ma foi, je ne sais ; je craindrais trop recevoir un de cos Vandales tueurs et pillards dans le genre de celui que soignait mon ami E...

Et, comme on le regardait d’un air interrogatif :

M. E..., fit-il, habitait Bourg-la-Reine. Rentré à Paris peu de jours avant l’investissement, il avait fondé une ambulance d’une douzaine de lits donnant asile à un certain nombre de blessés parmi lesquels un Saxon. Ce coquin fut l’objet d’une sollicitude d’autant plus méritoire que celui auquel elle s’adressait semblait n’en éprouver qu’une médiocre reconnaissance. Sombre, défiant, taciturne, le Saxon ne répondait que par monosyllabes aux questions, qu’on les lui adressât en français ou en allemand.

Ce fut seulement après plusieurs semaines de séjour que, subjugué enfin par le dévouement prodigué, l’étranger se décida à soutenir un dialogue. M. E... lui entendant prononcer le nom de Bourg-la-Reine, comprit que l’infirme y avait tenu garnison. Lui-même venait d’y abandonner une vaste fabrique de poteries et de faïences d’art.

Or, jugez de la surprise de l’industriel bienfaisant en apprenant que celui-là même auquel son toit offrait une sainte hospitalité avait figuré parmi les occupants de l’usine et participé au pillage en règle des magasins. Tout ce qui représentait une valeur avait passé à l’emballage sous la surveillance d’un officier ; des escouades de soldats étaient commandées pour cette corvée comme pour un service ordinaire. La besogne terminée, les caisses, enlevées sur camions, avaient reçu une destination que le Saxon ne sut ou ne voulut pas dire. Aux porcelaines fines et autres marchandises expédiées par cette voie on avait joint les meubles du propriétaire, les rideaux, les tentures, — sans oublier surtout les pendules pour lesquelles, décidément, les Prussiens semblent professer un goût spécial.

Quant aux poteries et aux faïences communes, elles étaient laissées à la discrétion des soldats, et ils paraissent en avoir fait un singulier abus ; car certains vases utilisés par eux pour le service de bouche avaient, dans l’origine, une destination diamétralement opposée. Mais les soudards de Guillaume ne sont pas comme Brid’oison ; ils s’inquiètent peu de la forme.

Et d’ailleurs, ajouta on manière de péroraison l’excellent praticien, cette forme-là leur sied si bien !

 

A travers les souffrances qui commençaient, nous trouvions de pâles regains de joie à nous figurer que si dans Paris l’existence devenait désagréable, elle n’était pas plus riche d’agréments au dehors, et que si fore des privations s'était pour nous ouverte, nos affameurs, eux aussi, enduraient parfois la faim. Illusion impardonnable ! La faculté absorbante des assiégeants, certes, était considérable ; mais leur faculté préhensive se montra constamment à la même hauteur. Il leur était donné de faire apparaître tout ce que peut renfermer de puissance un seul mot. Il est vrai que ce mot était : réquisition.

La réquisition administrative, même à outrance, se justifiait à la rigueur par les nécessités d’entretien d’un rassemblement de 250.000 hommes. Mais, petits et grands, chacun réquisitionnait pour le plaisir de réquisitionner. Des colonnes mobiles ravageaient le pays à vingt-cinq lieues à la ronde, chassant devant elles les troupeaux, accumulant sur des fourgons les fourrages, rançonnant les hameaux misérables où fourrages et bestiaux avaient déjà été saisis. Parfois on réquisitionnait uniquement pour souffleter le vaincu... Un jour, un convoyeur avait disposé sur le coin de sa voiture une cage, avec deux mignonnes tourterelles destinées à ses enfants. Le chef de la colonne aperçoit les pauvres oiseaux, lui fait le signe impératif de les livrer. Un soldat hasarde une observation :

— Mais, mon lieutenant, ces bêtes-là, ça ne se mange point !

— En campagne, on mange tout.

Et les subordonnés durent, par ordre supérieur, égorger les tourterelles.

La rapacité prussienne ne le cédait qu’à la voracité bavaroise. Celle-ci était devenue proverbiale, même parmi les vainqueurs, — surtout parmi les vainqueurs : Une troupe de Bavarois vient-elle à passer dans un village, publiait allègrement une feuille populaire d’outre-Rhin, aussitôt, une grande rumeur se produit : poules, oies, canards, dindons poussent des cris désespérés. Puis tout se tait subitement : les Bavarois ont disparu, et les volailles aussi.

Avec cela, un flair sans cesse en éveil. Prussiens, Bavarois, Saxons, autant de boussoles toujours orientées vers ce qui s’avale. Tous ces gens étaient aux liquides, en particulier, ce que le verrat périgourdin est à la truffe. Le jour de Châtillon, au bruit de la canonnade, un châtelain retardataire avait enfoui trois barriques d’un vin précieux, puis comblé la fosse. L’excédent de terre l’embarrassait. Où le transporter ? Sous la pression des circonstances, une idée ingénieuse avait surgi. S’emparant d’une pelle, le propriétaire inquiet pour son bien avait hâtivement recouvert la fosse d’un tumulus. Deux lattes clouées avait servi à confectionner une croix. La croix plantée dans le sol, il avait tracé, sur la branche transversale, cette inscription en superbe gothique :

hier licqen drei Kamaraden.

(Ici reposent trois camarades.)

 

Lorsque le lendemain de l’armistice, cinq mois après, le gentilhomme campagnard courut vers sa cachette, le tertre était intact. Le gazon y avait poussé. A la croix, pendaient des couronnes pieuses et des bouquets d’immortelles. Heureuse chance ! Le stratagème avait réussi ! Notre ami jette bas la tombe improvisée, ameublit le sol, déblaye vigoureusement. Bientôt la pioche bute contre un obstacle. Le piocheur se penche... Sous ses yeux, à la place des tonneaux, gisaient trois cadavres.

On a raconté et décrit cent fois les déménagements à la prussienne opérés sur une vaste échelle autour de Paris. Aujourd’hui, on les nie volontiers en Allemagne. Malheureusement pour les déménageurs, il s’est trouvé parmi eux un écrivain naïf pour relater ces entreprises quasi-officielles dans des Impressions de voyage en France pendant la guerre[1]. L’écrivain est mort ; mais ses Impressions restent.

Nos pauvres soldats, — c’est défunt Gerstaecker qui parle des changements de canton, — nos pauvres soldats, après avoir dormi dans le velours et dans la soie durant quelques semaines, n’avaient plus qu’un carreau humide pour étendre leurs membres fatigués... Donc, les escouades empaquetaient, avant de partir, les objets qui leur étaient nécessaires ou seulement agréables, et bientôt, si invétérée fut l’habitude, qu’à aucun prix une colonne no se fut mise en route sans son mobilier, sa batterie de cuisine et son piano.

Quant aux détails d’exécution : Les officiers veillaient en personne à ce que des voitures et des chevaux fussent réquisitionnés en nombre suffisant pour que le transport des objets appartenant à leurs soldats ne souffrit pas d’encombre.

L’auteur des Impressions de voyage rencontra souvent, aux alentours de la capitale assiégée, des colonnes ainsi munies de leurs accessoires. Il en cite une, notamment : vingt-cinq voitures traînées par des chevaux, et de nombreuses charrettes que tiraient à bras des paysans transformés en bêtes de somme ; un troupeau de bœufs fermait la marche.

On eût cru au déménagement d’une ville entière, et pourtant la colonne ne se composait que de deux compagnies.

 

Tout a été dit sur le système d’exploitation des pays occupés, inauguré par les armées allemandes ; sur leurs exportations vers la Poméranie, la Silésie ou la Saxe. C’était le pillage scientifiquement organisé.

Mais comment expliquer, en dehors de la barbarie de la race, les maisons ruinées sans but et sans profit, les châssis brûlés sur place, les matelas éventrés à coups de baïonnette, les panneaux crevés à coups de crosse, les glaces brisées à coups de pommeau, les meubles fendus à coups de hache, les œuvres d’art disloquées ou réduites en miettes ?

Quel mobile attribuer à la rage féroce de destruction qui poussait les occupants de Bois-Colombes à anéantir l’œuvre de Théodore Ribot, à cisailler ses toiles, à couper en lanières ses études, à déchirer ses ébauches ; rage qui, à l’heure du retour dans le foyer souillé, arrachait au grand artiste cette exclamation :

— Les misérables ! Sûrement il y avait des peintres dans la landwehr prussienne !

 

On n’en finirait pas, au surplus, si l’on prétendait traiter, même d’une façon incomplète, le chapitre des déprédations. La rapacité et la voracité tudesques demeureront légendaires. Un pays ne cotera jamais assez haut l’entretien de ses forces, avec des voisins de semblable encolure. Quoi qu’il en puisse coûter, il en coûtera moins cher que le contact de ces doigts crochus et les atteintes de ces mâchoires insatiables.

 

 

 



[1] M. Gerstaecker, correspondant d'une feuille très répandue, la Gartenlaube.