PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE VII. — AUTOUR DES MURS.

 

 

Rêveries d'un factionnaire. — La garde nationale et sa bonne humeur. — Heures sombres. — Départ de Gambetta. — Pseudo-revanche de Châtillon. — Le rapport de Vinoy. — Nos braves. — Incendie du château de Saint-Cloud. — Le plan de Trochu. — Le 21 octobre : engagement de Rueil. — La route de Versailles. — Un épilogue à la prussienne.

 

La garde nationale s’était organisée. Officiers et soldats, dans ce corps improvisé si rapidement, s’étaient mis à l'œuvre, et l'école périodique des postes intérieurs ou des bastions leur donnait un commencement de pratique militaire. Au passage des bataillons qui chaque matin allaient relever la garde, à peine s’apercevait-on que l’uniformité du costume laissât parfois à désirer, et que blouses, vareuses et tuniques se montrassent souvent côte à côte. La couverture roulée eu sautoir imprimait un caractère commun à tous les défenseurs de l’enceinte.

Quels souvenirs que ces gardes montées aux remparts pendant les froides nuits d’hiver ! Souvent, comme dans un songe, on se voit encore, au petit jour, relevant de faction. Les détonations lointaines, assourdies par l’épaisseur de l’atmosphère, qui nous parviennent des redoutes avancées, troublent seules le calme solennel des alentours. Nos environs se dessinent vaguement, enveloppés dans la brume matinale. Paisibles vallées où les uns et les autres nous sommes tous allés autrefois rire de la gaieté de nos vingt ans ; mornes nécropoles où le rire s’est tu. Il semble pourtant que certains coins de terre ne sont pas faits pour le carnage, de même que certains noms ne sont pas faits pour l’histoire.

Ici près, sur le bastion, les artilleurs, fermes au poste, veillent à leurs pièces, — larges bouches muettes qui attendent le moment d’entamer la conversation.

Vers le dehors, le silence. Vers le dedans, le bruit. En bas, le long du chemin de ronde, devisent les gardes nationaux, environnés d’une nuée d’ouvriers posant les rails de la voie circulaire qui transportera plus rapidement soldats et munitions vers les points menacés.

La nuit a été fraîche.

Enroulés dans leur tartan ou dans leur couverture, les compagnons sont tous debout ; il leur tardait de quitter l’oreiller de terre sur lequel reposait leur tète. Heureux ceux qui ont pu camper sur une botte de paille dans une de ces villas qui, par endroits, bordent les fortifications, et que leurs propriétaires mettent à la disposition des soldats-citoyens.

Mais l’exercice, tout à l’heure, va réchauffer les plus engourdis.

Attention, cependant ; voici une troupe qui s’avance.

Chacun regarde : c’est une patrouille qui rentre, ou bien ce sont des mobiles qui passent.

Alors de toutes parts s’entrecroisent des vivats : Vive la garde nationale ! Vive la garde mobile ! Vive la République ! Vive la France ! Les moblots continuent leur route en chantant des airs de leur pays.

 

Comme il est interdit de quitter les alentours du poste, il faut, l’heure du repas venue, préparer soi-même sa petite popote, si on ne préfère consommer les victuailles emportées de chez soi.

Certes, les habitués de la Maison-Dorée sont désorientés quelque peu ; pourtant plus d’un jeune vicomte et plus d’un fils de banquier s’acquittent à merveille du rôle de maître-coq.

Et puis, pour ces détails et bien d’autres encore, il y a le tambour. A l’occasion, il remplace avec avantage la soubrette la plus dégourdie. Nul mieux que lui ne sait comment on place une giberne, de quelle manière on redresse une pièce de fourniment.

— Tambour ! ma baïonnette ne tient pas...

— Tambour ! mon ceinturon est trop serré...

Et le tambour est là qui aide les maladroits et corrige les imperfections de leur toilette.

Les heures, en somme, s'écoulent assez rapides : on est vite façonné à ces obligations dont chacun prend sa part avec un entrain fraternel.

La nuit, ceux qui ne sont pas de faction et que le sommeil ne tente point causent entre eux, à voix basse, l’oreille au guet, toujours sur le qui-vive. L’aube venue, on examine l’horizon, on regarde du côté des forts, on interroge le grondement du canon et la fumée des escarmouches, en se demandant :

— Sera-ce pour aujourd’hui ?

Au corps de garde, les réflexions sont moins belliqueuses. Les conversations ne chôment point, et c’est un peu tous les sujets qu’elles embrassent.

On parle des assiégeants, qui n’ont pas tous des abris et qui ne sont pas près de revoir leurs foyers... On parle des assiégés aussi, des autres, enfouis jusqu’aux oreilles sous leurs chauds édredons ; et en contemplant la ville calme et silencieuse que pointillent les becs de gaz, chaque garde national a le droit de penser qu'il contribue pour sa part à cette sécurité.

Au poste, on joue le piquet, le bézigue. Au dehors, on cultive le tonneau ou le bouchon : un amusement pour ceux qui veulent tromper leur inaction et que dévore le besoin de se produire. Et de tous côtés les joyeux propos vont leur train.

Ne parlons que pour mémoire dos visites d’amis.

Autrefois, quand on voulait rencontrer un camarade ailleurs que chez lui, il fallait le chercher à son bureau, à son cercle ; aujourd'hui, on ne le trouve plus qu’à l’exercice, à moins qu’il ne gîte au secteur ou au bastion.

Bastions ! secteurs ! Etrange vocabulaire ! Qui se serait douté, en juillet, que ces mots feraient partie de la langue usuelle ?

Qui se serait douté aussi qu’auprès de ces remparts on entendrait l’air retentir de couplets chauvins ?

Il faut écouter avec quel ensemble un bataillon entonne le refrain :

C’est grâce à nous, défenseurs de la France,

Que le pays ne sera pas déchu.

Méritons tous, par notre âpre vaillance,

Les compliments du général Trochu.

Les compliments du général Trochu !

C’est trois mois plus lard qu’il aurait fallu reprendre ce couplet, dont l’ironie sanglante ne nous apparaissait pas encore.

 

Déjà, cependant, les gardes nationaux, dans la plupart des bataillons, demandaient avec instance qu’on les fit participer aux honneurs et aux périls des sorties. Déjà le gouvernement éludait et se contentait de répondre par des proclamations empreintes de toute l’énergie que l’on aurait voulu apercevoir dans ses actes.

Aussi, dans les entretiens du corps de garde, ce n’était pas toujours la bonne humeur qui s’épanouissait. Les discours enflammés y trouvaient place à côté des historiettes grivoises. Parfois on devenait sombre, et l’on se demandait combien de temps encore l’autorité militaire maintiendrait la milice citoyenne dans son rôle quasi-platonique.

On allait jusqu'à commenter dans les termes les plus divers, et surtout les plus désavantageux aux membres de la Défense nationale, le départ du plus entreprenant d’entre eux.

Le 7 octobre, au matin, Gambetta partait par le ballon Armand Barbés, de la place Saint-Pierre, à Montmartre. Son secrétaire, M. Spuller, l’accompagnait. Un second ballon, gonflé en même temps, était réservé à des négociants américains chargés d’aller acheter des armes pour le compte de la France. Le temps était brumeux et froid. Pendant les préparatifs, le brouillard se dissipa peu à peu. Vers le moment du lâcher tout, le soleil parut, puis resplendit. Heureux augure, semblait dire la foule qui, avec une émotion contenue, se pressait autour de la frêle enveloppe de soie.

Rien de plus simple et rien de plus louchant que ces apprêts complètement dépourvus de mise on scène : auprès de la nacelle, la cage d’osier des pigeons voyageurs ; devant la prison recouverte de serge et agitée par des mouvements d’ailes, le jeune ministre de la République écoutant religieusement les recommandations d’un éleveur, se faisant enseigner les soins à prodiguer aux intelligentes bêtes, notant l’heure de leurs repas, apprenant la manière de les lancer, les précautions à prendre pour enrouler une dépêche autour d’une de leurs plumes ; minutie de détails contrastant étrangement avec la grandeur de l'entreprise.

A dix heures, l’aérostat s’élevait. Toutes les têtes, spontanément, s’étaient découvertes. De toutes les poitrines sortait une immense acclamation : Vive Gambetta ! Vive la République ! Gambetta portait à la province l’âme de Paris. Il allait essayer de lui insuffler, avec son ardeur, sa foi.

Mais, dans les circonstances présentes, cette mission laissait croire volontiers à une division fâcheuse dans le gouvernement.

Parmi la masse, quelle que fût l’ignorance à l’égard des discussions dont l’Hôtel de Ville pouvait être le théâtre, s’établissait un rapprochement involontaire entre le départ du ministre le plus actif et l’inaction durant les deux semaines écoulées.

— Ses collègues se sont débarrassés de lui, pensaient à haute voix quelques-uns.

D’autres disaient :

— C’est lui qui s’est débarrassé d’eux.

De toute façon, chacun reprochait aux généraux chargés de la défense une somnolence trop prolongée en même temps qu’un dédain injustifiable pour les services militaires des citoyens armés.

 

Peut-être l'affaire du 13 octobre eût-elle fourni la revanche de Châtillon, si les quelques brigades de ligne ; et de mobiles dont nous disposions avaient été convenablement appuyées par vingt ou trente mille gardes nationaux mobilisés depuis un mois.

Cette affaire du 13, néanmoins, si elle ne constitua pas pour nos armes un succès réel, ne fut point sans gloire. Elle nous montra que nos soldats étaient capables, à l’occasion ; de refouler les assiégeants, et que pour nous il n’y avait plus qu’une question d’effectif.

Voici, d’ailleurs, le rapport explicite envoyé le lendemain au gouverneur de Paris par le général Vinoy, placé à la tète des troupes :

Monsieur le Gouverneur,

Dans la soirée du 12 courant, vous m’avez prescrit d’opérer une grande reconnaissance sur Bagneux et Châtillon et de tâter fortement l’ennemi vers ces positions.

J’ai transmis immédiatement vos ordres, et, pour en diriger et en surveiller l’exécution, je me suis transporté le lendemain, dés six heures du matin, au fort de Montrouge.

Mes instructions n’ont pu parvenir au général Blanchard qu’à une heure assez avancée de la nuit, et les dispositions à prendre nécessitant un certain temps, l’attaque des villages n’a pu commencer que vers neuf heures. Cette circonstance n’a pas été défavorable au résultat de la journée, car l'attention de l’ennemi est surtout éveillée au point du jour : plus tard, il se relâche un peu de sa surveillance.

A neuf heures précises, toutes les troupes étaient postées aux points qui leur avaient été assignés d’avance ; elles se mettaient en mouvement à un signal convenu, deux coups de canon tirés par le fort de Montrouge :

La 3e division du 13e corps, général Blanchard, était spécialement chargée de l’action : elle devait être soutenue par la brigade Dumoulin, de la division Maud’huy, et par la brigade de la Charrière, division Caussade.

Deux bataillons du 13e de marche, avec cinq cents gardiens de la paix, devaient s’emparer de Clamart, s’y maintenir, surveiller Meudon, et pousser des avant-postes jusque sur le plateau de Châtillon.

Le général Susbielle, avec le reste de sa brigade (le 14e de marche et un bataillon du 13e), renforcée par cinq cents gardiens de la paix, devait attaquer Châtillon par la droite ; les mobiles de la Côte-d’Or et un bataillon des mobiles de l’Aube devaient forcer Bagneux, s'y établir solidement, tandis que le 35e de ligne, avec un autre bataillon de la Côte-d’Or, devait aborder Châtillon de front et occuper Fontenay, pour surveiller la route de Sceaux.

Le 42e de ligne, avec le 3e Bataillon de l’Aube, recevait l’ordre de rester en réserve en arrière de Châtillon, vers le centre des opérations, au lieu dit la Baraque.

La brigade La Charrière avait pour mission de se porter sur la route de Bourg-la-Reine, et de maintenir les forces que l’ennemi dirigerait de ce côté pour essayer de tourner notre gauche.

La colonne de droite s’empare, sans coup férir, de Clamart, s’y maintient, mais trouve près du plateau de Châtillon des positions fortement occupées. Elle s’arrête donc sans pousser plus avant.

Le général Susbielle attaque vigoureusement Châtillon, soutenu par son artillerie de campagne et par celle des forts d’Issy et de Vanves ; mais il est arrêté dès l’entrée du village par des barricades qui se succèdent, et par une vive fusillade partie des maisons crénelées. Il est obligé d’emporter une à une toutes ces maisons et de faire appel à l’énergie de ses troupes, tout en usant d’une extrême prudence, pour continuer cette guerre de siège. Le général reçoit un coup de feu à la jambe, mais la blessure est heureusement sans gravité ; il reste à cheval et continue à commander sa brigade.

La colonne de gauche enlève rapidement Bagneux, après une vive résistance ; lés mobiles de la Côte-d’Or et de l’Aube, sous la conduite du lieutenant-colonel de Grancey, se montrent aussi solides que de vieilles troupes. C’est dans cette attaque que le commandant de Dampierre, chef du bataillon de l’Aube, est tombé à la tête de son bataillon.

Pendant ce temps, le 35e de ligne et un bataillon de la Côte-d’Or, sous les ordres du colonel de la Mariouse, tentent de se frayer un passage entre Bagneux et Châtillon ; mais ils sont arrêtés par la mousqueterie et l’artillerie ennemies ; ils sont obligés, eux aussi, de faire le siège des maisons et des murs de parc, crénelés et vigoureusement défendus, et ils parviennent jusqu’au cœur du village.

La brigade Dumoulin, qui avait pris position à la grange Ory, reçut ordre de se porter en avant pour appuyer le mouvement du colonel de la Mariouse ; elle occupa le bas de Bagneux, tandis que le 35e cheminait par le centre pour forcer la position de Châtillon.

La brigade de La Charrière s'acquittait convenablement de la tâche qui lui avait été confiée. Elle faisait taire, par son artillerie judicieusement dirigée, le feu d’une batterie ennemie postée vers l’extrémité de Bagneux et qui s’efforçait d’inquiéter nos réserves dans le but de tourner notre gauche.

Après cinq heures de combat, vous avez ordonné la retraite ; elle s’est effectuée dans le plus grand ordre. L’ennemi a essayé de reprendre rapidement ses positions, et il a engagé un feu très vif de mousqueterie et d’artillerie ; mais nos batteries divisionnaires et les pièces des forts de Vanves, de Montrouge et d’Issy l’ont arrêté court dans cette tentative. Les troupes laissées en réserve ont appuyé la retraite avec calme.

Le but que vous vous étiez proposé a été complètement atteint ; nous avons obligé l’ennemi à montrer ses forces, à appeler de nombreuses troupes de soutien, à essuyer le feu meurtrier de nos pièces de position et de notre excellente artillerie de campagne. Il a dû subir de fortes pertes, tandis que les nôtres sont peu sensibles, eu égard aux résultats obtenus. J’estime que nous n'avons pas eu plus de trente hommes tués et quatre-vingts blessés.

Vous avez pu juger vous-même, Monsieur le Gouverneur, par l’attitude des troupes qui reprenaient leurs campements, de l’élan et de la vigueur qu’elles avaient dû déployer dans l’attaque.

Le général commandant en chef le 13e corps,

VINOY.

 

Le but que l’on s’était proposé a été atteint... On pensait, dans le public, que le but consistait à conserver les positions conquises, en les appuyant de forces suffisantes. Mais le public n’était point dans le secret des généraux.

Au cours de l’action, était tombé, on l’a vu, le brave commandant de mobiles, digne petit-fils de ce général Dampierre qu’un boulet prussien avait tué sous Valenciennes en 1793. — Les mobiles hésitaient devant une barricade sillonnée de feu. Allons, mes amis, à la baïonnette ! s’était écrié M. de Dampierre prenant la tête du bataillon de l’Aube. Au même instant, une balle l’avait frappé. Couvert de son sang : En avant ! criait-il encore. Une heure après, il rendait le dernier soupir.

 

Entre deux et trois heures, pendant que, sur la ligne qui s’étend du fort d’Issy au fort de Montrouge, la lutte vigoureuse de la matinée semblait toucher à sa fin, au moment où le fort de Vanves lâchait ses dernières bordées, le Mont-Valérien envoyait sur Saint-Cloud une grêle d’obus et de bombes.

Saint-Cloud, depuis quelques jours, était devenu menaçant. Il servait de refuge et de poste d’observation à un nombreux état-major ennemi. Du château même, paraît- il, les officiers allemands dirigeaient la construction de batteries que nos canonniers avaient à plusieurs reprises jetées à bas. On savait en outre qu’une aile contenait des munitions et des approvisionnements destinés aux troupes opérant aux alentours.

Aux premiers projectiles partis du Mont-Valérien, on vit s’élever une flamme, extrêmement faible d’abord et que de prompts secours eussent aisément maîtrisée.

Ce ne fut qu’après l’envoi successif de plusieurs bombes énormes, lancées de la direction de la Seine par la canonnière Farcy, que l’incendie sembla prendre son développement.

Des hauteurs du Trocadéro on apercevait — il était alors quatre heures — une épaisse fumée montant vers le ciel en tourbillons qu’un vent violent chassait dans la direction de Sèvres. Bientôt la flamme se fit jour, prenant peu à peu, à travers la fumée, un éclat dont les lueurs se projetaient sur tous les bois et les coteaux en amphithéâtre.

A cinq heures, l’incendie atteignait son apogée. Le feu, léchant les habitations voisines du château, offrait tout à la fois un spectacle grandiose et sinistre. A six heures, il faisait presque nuit. L’embrasement découpait trois vastes arcades sur le fond sombre de l’horizon. Le vent s’était apaisé, et la fumée allait se perdre en spirales vers la crête des collines. Entre neuf et dix heures seulement, l’incendie commença à diminuer d’intensité. Le château de Saint- Cloud était à moitié détruit. Triste ouvrage de nos canons, mais exécution nécessaire.

 

Le lendemain, 14 octobre, le général Trochu adressait au maire de Paris une longue lettre.

Cette épître était destinée à devenir vite fameuse. Le gouverneur y annonçait le dépôt de son testament entre les mains de Me Ducloux, notaire, avec la mise sous enveloppe scellée d’un plan de débloquement assurant le succès si l’on voulait bien permettre que son auteur n’allât pas plus loin dans la voie des révélations.

Le style inspiré de l’honorable président fit sourire, mais d’un sourire amer.

La popularité du gouverneur sombrait d’un coup sous ce flot de papier noirci.

Le 16, paraissait le premier décret relatif à la mobilisation d’une partie de la garde nationale. Les engagements devaient rester volontaires et limités au chiffre de cent cinquante par bataillon. C’était une levée de 40.000 hommes. La mesure était bonne, bien qu'incomplète. Le décret du 16 valait mieux assurément que la missive du 14. Mais il venait un mois trop tard.

 

Six jours après, nouvelle sortie, nouveau succès, et, faut-il l’ajouter ? — nouvelle retraite de nos troupes employées en nombre insuffisant et privées de soutien.

C’était l’engagement de Rueil et de la Malmaison, où, comme nous ne devions pas tardera l’apprendre, quelques régiments de plus et quelques appréhensions de moins nous eussent menés en pou d’heures jusqu’à Versailles.

L’objectif ? En dehors d’une marche sur le quartier général prussien, il eût été difficile de le définir en termes précis, à moins que, le 21 octobre comme le 13, il s’agît simplement de tâter l’ennemi et de le contraindre à montrer ses forces.

Vers midi, le général Ducrot pointait dans la direction de Buzenval. Il disposait de 11.000 hommes, effectif bien restreint, quoique appuyé par 94 pièces de canon. Les troupes d’attaque étaient formées en trois groupes :

1er groupe, général Berthaut ; 3.400 hommes d’infanterie ; 20 bouches à fou ; 1 escadron de cavalerie : destiné à opérer entre le chemin de fer de Saint-Germain et la partie supérieure du village de Rueil.

2e groupe, général Noël ; 1.350 hommes d’infanterie ; 10 bouches à fou : destiné à opérer sur la côte sud du parc de la Malmaison et dans le ravin qui descend de l’étang de Saint-Cucufa à Bougival.

3e groupe, colonel Cholleton ; 1.600 hommes d’infanterie ; 1 escadron de cavalerie : destiné à prendre position en avant de l’ancien moulin au-dessus de Rueil, à relier et à soutenir la colonne de gauche.

En outre, deux réserves disposées, l’une à gauche, sous les ordres du général Martenot, composée de 2.600 hommes d’infanterie et de 18 bouches à feu ; — l’autre au centre, commandée par le général Paturel, composée de 2.000 hommes d’infanterie, de 28 bouches à feu et de deux escadrons de cavalerie.

A une heure, tout le monde était prêt ; l’artillerie, ouvrant son feu sur toute la ligne en vaste demi-cercle de la station de Rueil à la ferme de la Fouilleuse, le concentrait, durant trois quarts d’heure, sur Buzenval, la Malmaison, la Jonchère et Bougival. Pendant ce temps, nos tètes de colonne gagnaient les points à atteindre, c’est- à-dire la Malmaison pour les colonnes Berthaut et Noël, Buzenval pour la colonne Chollelon.

A un signal convenu, l’artillerie cessant instantanément son action, nos troupes s’élançaient avec un admirable entrain ; elles arrivaient promptement au ravin qui descend à l’étang de Saint-Cucufa en contournant la Malmaison. La gauche du général Noël, dépassant ce ravin, gravissait les pentes qui montent à la Jonchère et bravait un feu violent de mousqueterie partant des bois et des clos où l’ennemi était resté embusqué. En même temps quatre compagnies de zouaves acculées dans l’angle que forme le parc de la Malmaison au-dessous de la Jonchère étaient dégagées par l’énergique intervention du bataillon de Seine-et-Marne et pénétraient dans le parc.

Dès le commencement de l’affaire, quatre mitrailleuses et une batterie sous la direction du commandant Miribel s’étaient portées, avec une remarquable hardiesse, en avant, pour préparer l’entrée en scène de l’infanterie, tandis que les francs-tireurs, commandés par le capitaine Faure-Biguet (colonne Cholleton), se précipitant par Buzenval ; se dirigeaient de là sous taillis vers les bords du ravin de Saint-Cucufa.

A Versailles, au quartier prussien les craintes étaient sérieuses. Des officiers bouclaient leur valise. Les Versaillais, en groupes haletants, écoutaient l’écho sans cesse plus rapproché des décharges d’artillerie. L’espérance illuminait les visages. Les bouches se taisaient, mais les mains échangeaient de fébriles étreintes, se serrant plus fortement à chaque estafette allemande qui, au triple galop de son cheval, courait vers l’une des portes de la ville. Des canons furent disposés en batterie, en tête de chacune des trois grandes avenues de Saint-Cloud, de Paris, de Sceaux, de façon à les commander. Le général de Voigts-Rhetz vint, sur la place d’Armes, se mettre à la tête de ses réserves, entouré d’officiers et d’aides de camp sans cesse apportant et remportant des ordres. Les troupes étaient massées, l’arme au pied, autour de cet état-major.

Des fourgons chargés à la bâte s'éloignaient par la rue des Chantiers, emportant ce que le quartier général renfermait de plus précieux. Les malles étaient rapidement entassées sur des chariots. A la préfecture, on déménageait les appartements du roi ; on entassait dans des voitures de réquisition les bagages et jusqu’à des tiroirs de meubles pleins de linge et d’effets[1]. Chez M. de, Moltke, chez M. de Bismark, mêmes préparatifs et même bouleversement subit. Le roi, déjà, filait sur Saint-Germain, accompagné de son fils et des princes de la maison de Prusse.

Un rédacteur allemand nous a transmis ses impressions au cours de cette journée.

On bat la générale, écrivait le docteur Blum ; les aides de camp galopent en tous sens ; on met des canons sur les avenues ; la population manifeste son hostilité. Nous sortons par la porte Saint-Antoine. Nous demandons des nouvelles de la bataille à un dragon arrêté sur la route par un embarras de fourgons : — Cela va mal, dit-il, très mal ! Un peu plus loin, nous croisons le premier blessé ; même réponse : Cela va mal, très mal ; et il ajoute que sa compagnie et une autre ont été presque anéanties. M. de Moltke se tient avec son état-major à Beauregard. Je lui demande s’il n’y a rien à craindre. — Non, certes ! répond-il. — Le prince royal arrive au galop ; puis le roi, qui, après s’être entretenu avec M. de Moltke, se rend à l’aqueduc de Marly, d’où il assistera à la bataille. Mais M. de Moltke part dans la direction de rengagement[2].

 

Et tout ce remue-ménage pour onze mille hommes bravement conduits ! Ah ! si Paris avait pu ! si Ducrot avait su ! Mais, en arrière de la région boisée, les Prussiens étaient en force. Il fallut rétrograder.

 

Le lendemain, non loin de la Jonchère, avait lieu l’épilogue du combat de la Malmaison.

A Bougival, deux Allemands avaient reçu des balles françaises. Leurs officiers accusent les habitants du village d’avoir tiré sur eux avec des arquebuses pneumatiques... On les frappe d’une amende collective de cinquante mille francs ; des maisons sont méthodiquement incendiées ; dix-huit habitants sont traduits en conseil de guerre. Deux d’entre eux, MM. Duborgier et Antheaume, sont envoyés prisonniers en Allemagne. Deux autres, Martin et Cardon, sont fusillés. Quant au reste de la population, les bourreaux se contentent de la chasser de son territoire, après l’avoir contrainte à assister, sous les fusils de leurs soldats, au supplice de deux innocents !

 

 

 



[1] Versailles pendant l'occupation. — Documents réunis par les soins de la municipalité. Tout Versailles avait été mis en émoi. Dépêche du roi Guillaume à la reine Augusta.

[2] Edmond NEUKOMM, Les Prussiens devant Paris. — Récit du correspondant du Daheim.