PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE VI. — LE PROBLÈME ALIMENTAIRE.

 

 

Premières terreurs. — Les comptoirs de consommation. — Nos caves. — Les Irlandais de la Villette. — Une heure à l’Académie. — La ligue contre la famine. — Le prophète Dorderon. — M. Richard et M. Riche. — La science et l'industrie. — Tous jardiniers ! — La récolte en cinq temps. — Les pourvoyeurs de la mort.

 

Octobre arrivait, cependant, et des préoccupations d’un autre ordre se faisaient jour dans l’esprit du public. Le bilan de la défense, en hommes et en armes, en murailles et en fossés, était aisé à établir. Plus difficile, celui des approvisionnements. Quelques-uns savaient bien que, pour la nourriture des troupes, le gouvernement avait emmagasiné :

77.000

quintaux

de blé.

210.000

de farine.

4.200

de viande salée.

48.000

de sel.

36.500

de fourrage.

Soit l’existence de l’armée, — 400.000 hommes — pour 3 mois ½, ou celle de la population, — 2 millions d’êtres, — pour 1 mois. Mais nul n’eût été capable de dresser le tableau, même approximatif, des approvisionnements dont disposait la masse des habitants en dehors du parc de 30.000 bœufs et de 200.000 moutons rassemblé par les deux ministères, celui d’août et celui de septembre. Pour combien de temps possédait-elle des vivres ? Pour six semaines, affirmaient les gens réputés pratiques. Les plus aventureux disaient : deux mois.

Cette ignorance était compréhensible : si le ministère avait dressé le catalogue des tètes de bétail cl des sacs de farine achetés sous ses auspices, il eût fallu un immense réseau de perquisitions pour établir le compte de coque négociants et particuliers avaient pu accumuler sur leurs rayons, dans leurs caves ou au fond de leurs armoires.

L’incertitude, sur ce point, existait au même degré chez l’ennemi. De part et d'autre elle allait durer, comme nous l'allons voir, jusqu’au suprême épuisement.

Certaines rumeurs commençaient donc à circuler touchant l'état de nos provisions de bouche. Etait-ce la nécessité d’apaiser ces terreurs qui avait dicté au maire de Paris la pensée de publier un Bulletin de la Municipalité ? Toujours est-il que la capitale devait voir un beau matin, étalé sur ses murs, ce journal-affiche que, du fond de l’Hôtel de Ville, M. Etienne Arago lançait à ses administrés. Le Bulletin de la Municipalité énumérait complaisamment les quantités de farine et de bétail en notre possession. De ces chiffres rassurants, il ressortait que Paris assiégé avait de quoi se nourrir pendant soixante jours au bas mot. D’autre part, l’autorité, compétente prenait les mesures les plus propres a assurer une répartition équitable des provisions entre les citoyens. Des taxes et des arrêtés relatifs à la vente du pain et de la viande réglementaient l’écoulement de ces produits.

La majorité de la population eût voulu voir fonctionner un système plus radical. Divers projets soumis au ministère du commerce tendaient à l’établissement du rationnement immédiat basé sur la réquisition générale de toutes les denrées alimentaires.

Le rationnement, décrété sans retard, permettait de compter sur une plus longue durée de nos vivres, dont une commission spéciale eût déterminé le chiffre exact.

Cette mesure très sérieuse, examinée superficiellement, fut à peu près repoussée.

Enfin, des comptoirs de consommation, dont le premier venait de s'ouvrir dans le neuvième arrondissement, prenaient les dispositions nécessaires pour livrer au public la plupart des produits au prix de revient.

Un ingénieux système de cartes fonctionnait à cet effet ; chacune d'elles, portant au recto le nombre de rations à délivrer et une série de cases à poinçonner au fur et à mesure des distributions, contribuait à procurer une répartition équitable.

C’était donc une sorte de panique qui engendrait la bâte de certains acquéreurs à s'approvisionner coûteusement au delà de leurs besoins.

Que craignent-ils, ceux-là ? se demandait-on. Ne sommes-nous pas en présence d’une situation nettement définie ? Nous avons deux mois devant nous, c’est-à-dire bien plus que le plus long délai supposé nécessaire pour que nos troupes de la Loire soient prêtes à entrer en ligne. Deux mois pendant lesquels nous n’avons qu’à tenir en échec les armées de Guillaume, puisque notre subsistance est assurée pour tout ce temps.

Du pain, nous pouvions en fabriquer. Quant au vin..., nous n’en avions plus guère, et, à en croire une rumeur née on ne sait où, bientôt Paris allait compter deux millions de buveurs d’eau.

La nouvelle était inquiétante ; elle valait la peine d’être vérifiée. D’aucuns prenaient un parti auquel auraient bien du songer ceux qui l’avaient mise en circulation, un parti énergique, un parti décisif.

Ils allaient à Bercy.

Aller à Bercy ! Tout le monde, au fait, ne pouvait penser à cela : voir de ses propres yeux avant, de rien affirmer, examiner de près les choses afin d’en juger sainement, fi donc ! Il était bien plus simple de décréter soit d’un mot, soit d’un trait de plume, qu’à dater de tel jour Paris n’aurait plus de vin, que toutes les réserves se trouveraient épuisées, et que nous ne tarderions pas à faire comme elles.

Si, au départ, on éprouvait quelques appréhensions, elles étaient, au retour, parfaitement dissipées, et on se l’explique aisément : Paris, voué avant un mois à une pépie inévitable, au dire des alarmistes, renfermait encore, après trois semaines d’investissement, quelque chose comme quinze cent mille hectolitres de vin de qualités ordinaire et moyenne ; ce chiffre ne comprend pas les vins fins qu’on se fût résigné pourtant, s'il l’eût fallu, à boire à la dernière extrémité, imitant ces malheureux qui, n’ayant pas de pain, mangent de la brioche.

La plus grande partie se trouvait emmagasinée dans les entrepôts du quai de Bercy et du quai Saint-Bernard, d’où l’on avait retiré, du reste, tous les alcools, rhums, eaux-de-vie et autres spiritueux. Précaution que recommandait. T éventualité d’un bombardement.

Transportés et centralisés dans les caves dites de Lyon, ces liquides y séjournaient à l’abri de la bombe sous des voûtes indestructibles ; une immense travée de 250 mètres de long sur 12 mètres de large était dévolue à cet usage, et l’on peut se faire une idée des quantités emmagasinées, en calculant que, sur toute cette étendue, des tonneaux étaient empilés jusqu’à une hauteur de 5 mètres.

Quant aux prix, ils étaient alors peu sensiblement supérieurs à ceux des bonnes années, pour les alcools aussi bien que pour les vins.

— En 1854, disait un négociant, la barrique se vendait 30 fr. plus cher qu’aujourd’hui, et pourtant, alors, on ne pensait guère à la Prusse !

— Mais, lui demandait-on, quel est donc actuellement le prix d’une pièce de Bordeaux ?

— 85 à 100 francs les 228 litres, en entrepôt.

— Celui d'une pièce de Mâcon ?

— 90 à 110 francs les 213 litres ; ni l’un ni l’autre ne manqueront de longtemps ; les Roussillon non plus, qu’on se procure aisément à 45 francs l’hectolitre, et bien d’autres encore. Les commissionnaires sont démunis, mais non les marchands en gros. Ils ont en cave de quoi fournir longtemps aux détaillants et à l’armée. Tout ce qui se trouvait disponible en vins du Midi de 22 à 28 francs l’hectolitre a été enlevé en un clin d’œil ; mais tout cela n’est pas bu et ne le sera pas de sitôt, quel que soit le nombre incommensurable de canons pris sur les comptoirs, — en attendant qu’on prenne ceux de l’ennemi.

— De sorte que les commerçants en vin et les débitants de boisson... ?

— Sont encore pourvus pour bien des semaines ; sans compter aussi les futailles pleines qui attendent leur tour dans les celliers bourgeois.

Tout près de l’endroit où cette conversation était tenue, un brave charcutier, sur le pas de sa porte, contemplait tristement deux ivrognes, et on eut pu, en passant, l’entendre se murmurer à lui-même :

— On dit qu’il y a des gens qui accaparent, — mais les vrais accapareurs, les voilà !

 

Un compte qui n’avait pas été fait encore, c’est celui des subsistances qui, en dehors des statistiques du gouvernement, se trouvaient, au commencement d’octobre, entreposées dans les magasins de nos marchands : légumes secs, poissons salés, pâtes, épices, chocolat, café, sucre, confitures, charcuterie, conserves de fruits, conserves de légumes, conserves de bouillon, conserves de homard.

Sans contredit, c’est une perspective peu séduisante que celle de manger des conserves de homard à tous les repas. Qu'on voulût bien, cependant, faire le relevé exact des quantités énormes de denrées dont nous étions détenteurs, il devenait impossible de croire que si jamais Paris devait être pris, ce pût être par la famine.

Tout le monde, néanmoins, ne paraissait pas convaincu. Plus que jamais, ici, l’observateur est forcé de s’apercevoir qu’à côté des sujets élevés qui transportent les âmes loin de notre pauvre hémisphère, il est certaines préoccupations matérielles destinées, quoi que nous en ayons, à nous ramener à la réalité.

L'une de ces préoccupations, c’est la question de la viande. Une étude publiée dans un journal avait produit quelque sensation.

Paris, y lisait-on, a l’habitude de manger de la viande, et en pareille matière le maintien des habitudes est une nécessité de santé publique.

La consommation de la viande a, d’autre part, une importance militaire considérable. L’armée régulière, la garde nationale mobile, la garde nationale sédentaire, représentent dans le contingent de la consommation parisienne un chiffre très considérable.

On sait la différence, au point de vue de la puissance des efforts à obtenir, entre le régime de l’alimentation par la viande et le régime de l’alimentation par les céréales.

A l’époque où l’on construisit le chemin de fer de Rouen au Havre, on mit côte à côte et l’on fit travailler ensemble des ouvriers anglais et des ouvriers français. Ces derniers, malgré leurs efforts, malgré l’amour-propre qui les talonnait, arrivaient à grand’peine à faire la moitié de la besogne que leurs compagnons achevaient facilement. Il y avait là une sorte d’impuissance physique qu’il fallait reconnaître et subir.

Un médecin, consulté sur ce fait, s’enquit de la nourriture des ouvriers.

Les Français vivaient avec de la soupe, un plat de légumes, du fromage, beaucoup de pain, et de l’eau. Les Anglais buvaient de la bière et mangeaient de la viande.

Le problème était résolu.

On mit nos compatriotes au régime de leurs rivaux. Quinze jours après, ils les avaient égalés ou même surpassés.

 

Dans les régions officielles, nul ne semblait redouter que la nourriture animale put manquer aux défenseurs.

Toutefois, bœufs, vaches, moutons et porcs, soignés et nourris approximativement, dépaysés, confinés dans d’étroits espaces, maigrissaient à vue d’œil. Les hommes du métier évaluaient en moyenne à 2 kilogrammes par tête et par jour le déchet du gros bétail.

La rareté des fourrages n’était pas étrangère à ce résultat. Et plus nous irions, plus cette rareté s’accentuerait, malgré les entassements énormes répartis dans des abris divers. Car tout est relatif. Le foin, denrée commune en des temps ordinaires, devenait nu élément précieux. Dès maintenant, on évaluait à plus de cent francs le prix des cent hottes qui, dans les bonnes années, se vendent vingt-huit ou trente francs. Bientôt l’on ne pourrait plus même dire : Bête à manger du foin. Il faudrait plus que de l’esprit pour sc procurer cet aliment cher aux herbivores !

En outre, un danger devenait imminent.

Des personnes compétentes assuraient que, la pluie' venant, les bestiaux logés sur les boulevards et dans les squares seraient exposés à contracter, en quelques heures, des maladies susceptibles d'acquérir un développement funeste.

Et les Prussiens, ajoutait Gavroche, pourraient bien se vanter un jour de nous avoir fait manger... de la vache enragée !

Un moyen préventif, à la fois simple, efficace, pratique et peu coûteux, nous était offert par un homme qui avait consacré à cette question des études suivies, l’Irlandais Wilson. Son système consistait uniquement à conserver les viandes à l’aide de la salaison ; mais non telle que la pratiquaient les bonnes gens qui, envahissant de grand matin les étaux, achetaient de la viande bien au delà de leurs besoins réels, et, arrivés chez eux, salaient à tort et à travers.

On pouvait voir, à La Villette, fonctionner l’établissement créé dans le local même des abattoirs. On visitait, attenant il une vaste salle de découpage, la pièce largement aérée où pendant vingt-quatre heures les morceaux étaient mis à rassir ; les tables sur lesquelles on les déposait pour y introduire le sel par des entailles permettant à l’élément conservateur de pénétrer la chair dans ses fibres les plus profondes ; les cuves de saumure glacée où ils restaient plongés pendant un laps de temps variant de trois jours à un mois, selon le degré de conservation qu’on voulait obtenir ; les barils dans lesquels, après-lavage à grande eau, l’on empilait les quartiers revêtus d’une couche fraîche de sel additionné de salpêtre.

Jusqu’à présent, l’administration n’avait fourni à l’établissement de La Villette qu’une quantité quotidienne de trente bœufs.

Pourquoi ne soumettait-elle pas au même régime toutes celles de nos viandes de boucherie qu’il y avait inconvénient à garder sur pied ?

Voilà ce que les craintifs se demandaient, — et aussi les savants, — car il n’était pas jusqu’à l’Académie des sciences qui ne s’occupât du grave problème de l’alimentation.

 

En plein Institut, le 13 octobre, s’agite ce sujet qui, traité au point de vue scientifique, semblerait aux profanes bien sec et bien aride.

Mais l’auditoire attend de rassurantes révélations.

Un rapport sur la préparation des graisses en ouvre la série.

Graisse de bœuf, graisse de mouton, panne de porc : autant de mots bien singuliers sous la majestueuse coupole du quai Conti. Mais à combien de singularités ne nous accoutume pas ce siège !

Jusqu’à ce jour, parait-il, on n’avait utilisé culinairement que la graisse de rognon. M. Dorderon, par des procédés spéciaux, enlève même aux suifs l’odeur et l’âcreté qui en rendaient impossible l’emploi.

Bien plus, il parvient à imiter l’aspect, le goût et Je parfum des beurres les plus lins ! Il métamorphose en laiteries les abattoirs de Villejuif et de Grenelle ; il transplante à Paris la Normandie et la Bretagne !

Comme pendant à ces résultats, le maire de La Villette, M. Richard, achevant des expériences concluantes, est parvenu à tirer parti de résidus animaux antérieurement épurés sans valeur, et qui pourtant, affirme le savant M. Dumas, resteront désormais dans l’alimentation.

Ne nommons pas M. Dumas sans citer un de ses élèves, essayeur à la Monnaie et chimiste distingué, qui, lui aussi, est venu apporter sa pierre à l’édifice... gastronomique. M. Riche transforme le sang de bœuf en une substance plastique bien supérieure au vulgaire boudin, au point de vue de l'hygiéniste aussi bien qu’à celui du gourmet.

L’ingénieux inventeur du boudin Riche avait tenté d'appliquer les mêmes procédés au sang de mouton qui, malheureusement, se divise en parcelles. Après d’infructueux essais, il - s’est borné à le mélanger, en terrines, avec du riz ou des pâtes constituant ainsi un mets inédit, mais nourrissant.

Et veut-on savoir de quelle importance la découverte est pour les estomacs ?

Cette utilisation d'une matière autrefois en bonne partie perdue ajoute à nos subsistances un appoint quotidien de 10.000 kilogrammes.

En temps normal, la quantité de sang que fournit l’abattage est même supérieure à ce chiffre. Un bœuf en donne environ vingt-quatre litres ; un veau treize litres, un mouton sept ou huit. Les fabricants d’albumine, les raffineurs de sucre, achetaient seuls aux échaudoirs précédemment. Dès la fin de septembre, M. Chevalier démontrait que le sang frais peut fournir à la charcuterie un produit sain et d’une facile conservation. Mélangé à d'autres comestibles, on eu obtient des ragoûts que les amateurs n’ont pas hésité à déclarer exquis.

Nous savons, au surplus, qu'en Suède on prépare pour la classe peu aisée un pain fait de sang d'animaux mêlé à des fécules. En Italie, ou frit à la poêle le sang frais, qu’on mange chaud en tartines. En France même, son emploi nutritif est loin d’être inconnu. Dans le département de l’Ailier, on l’accommode sous le nom de sanguine, et dans le Languedoc ce régal a de nombreux partisans.

Des recherches consciencieuses ont amené l’utilisation d’autres parties des animaux tués dans nos abattoirs. Ainsi, les mufles, les pieds, les oreilles des bœufs, fournissent un contingent qu'on s'étonne d'avoir jusqu’il présent négligé, tandis qu'on faisait une consommation régulière du pied de veau. Le tout forme encore un poids de 10 tonnes par jour.

 

Le docte cénacle agite ensuite la question de la gélatine. La gélatine des os a eu ses partisans et ses détracteurs. Les fanatiques, au début, soutenaient mordicus qu’aucun aliment n’était plus riche, que nulle substance ne possédait mieux la propriété de rétablir promptement les forces des malades voués par ordonnance à un régime réconfortant.

Des spécialistes, en voulant en faire l’objet unique de l’alimentation des hôpitaux, soulevèrent dans le monde médical de furieuses controverses.

Le docteur Gannal, le fameux embaumeur, s'était un des premiers élevé contre l'espèce d’engouement dont la gélatine était l’objet. Comme il s'agissait avant tout de confondre ses adversaires par un exemple flagrant, il se soumit lui-même, avec sa famille, au régime gélatineux.

Les personnes vouées à cette expérience ne tardaient pas à en éprouver les effets : affaiblissement général de l’organisme, perte de forces, maigreur, étisie ; au bout de quelques jours, chaque heure était un pas vers la tombe. Alors, quand lui ou un de ses proches se trouvait parvenu à cet état de consomption extrême, signe précurseur d’une fin prochaine, on convoquait des experts, et, d’un accent de triomphe :

— Voilà, s’écriait le docteur Gannal, voilà où la gélatine nous a conduits !

Vu les circonstances et jusqu’à nouvel ordre, la gélatine est réhabilitée.

Aussi bien, nous avons perdu le droit de nous montrer exigeants, en cette ère nouvelle où la margarine est souveraine, où la chimie remplace ses creusets par des chaudrons et où des fonctionnaires de l’hôtel des Monnaies endossent la casaque blanche du chef-de cuisine.

 

Entre autres recettes diverses, M. Payen cite l’invention simple autant qu’ingénieuse de M. Martin de Lignac, à l’aide de laquelle on règle, par une balance, la quantité de sel injectée dans les viandes.

M. Wurtz, l’illustre doyen de la Faculté, fait l'éloge de la viande de cheval, qui prend bien le sel, assure-t-il.

— Quant au mouton, ajoute M. Wurtz, il se prête peu volontiers à l’action saline... sauf pourtant dans les prés salés !

On voit que, même au milieu du péril, messieurs de l'Académie ont quelquefois le mot pour rire. La galerie fait chorus : les assiégés n’ont pas perdu toute leur gaieté.

 

Enfin, vient le tour des végétaux.

Déjà nos ménagères constatent, non sans des regrets légitimes, la difficulté de mêler à notre pâture, dans des proportions raisonnables, l’élément végétal.

Les légumes frais se font rares ; la culture maraîchère, notre dernière ressource, se restreint de jour en jour. Un aimable professeur du Jardin des plantes démontre qu’il ne tient qu’à nous, pourtant, d’accroître, presque sans frais, les produits que l’homme sait tirer de la terre.

Ni les caves, ni les pots, ni le fumier ne manquent à Paris. Ajoutons-y un peu de graine, et en voilà suffisamment pour nous établir jardiniers. Or, des jardiniers, Paris n’en aura jamais trop. Tout ce qui ressemble à un légume doit être recueilli avec soin. Qui sait, si bientôt un trognon de chou, une carotte ou un navet ne seront pas cotés à la Bourse ?

On va livrer, il est vrai, à la culture les terrains vagues de l’intérieur. Mais, en attendant l’effet de cette mesure excellente, comme quelques semis de cresson alénois feront admirablement notre affaire ! Une caisse remplie de terreau, un balcon ou le bord d’une fenêtre, et voilà un jardin.

Si le cresson recherche la lumière, le champignon, au contraire, la fuit. Le grand air l’incommode, le grand jour lui fait mal... C’est dans les caves que ce cryptogame aime à prendre ses ébats. Dans, les endroits sombres, humides et tièdes, il se développera avec une merveilleuse rapidité.

L’excellent maître prêche avec une ardeur si convaincue la culture des plantes à végétation rapide, que, dès le lendemain, d’innombrables prosélytes de ce savant s’en iront en tous lieux préconisant l’exploitation des pâturages avec devanture sur la rue et l'entretien des prairies artificielles en chambre !

 

Grâce à l’existence de la zone intermédiaire s’étendant entre les forts et l’enceinte de Paris, la ville avait pu conserver, en guise de poire pour la soif, un potager d’une assez respectable étendue.

Jusqu’alors, la récolte s'était faite un peu bien en désordre, le maraudage n’étant pas absolument le meilleur système. Depuis, on avait mis à exécution une idée aussi simple que pratique. On avait organisé des compagnies de pourvoyeurs. Le manque de fusils n’ayant pas permis d’armer entièrement les derniers incorporés de la garde nationale, de beaucoup de ces soldats tard venus on avait fait des travailleurs.

Aux uns on avait donné la pioche et la pelle du terrassier, à d’autres la serpette et la bêche du cultivateur.

 

Aussi, le factionnaire en vigie sur la banquette du bastion ne se fût-il point étonné si le vent lui eût apporté un écho de ces commandements d’un genre imprévu :

Portez... hotte !

Présentez... sacs !

Chargez... panier !

Les opérations toutes champêtres de la récolte s’accomplissaient suivant les principes de la discipline militaire.

Au soldat laboureur célébré par les vieilles estampes, succédait le soldat jardinier

 L’œuvre des compagnons de la bêche, quelque pacifique qu'elle parût, n’était pas dépourvue de risques. Quoique, dans la plupart des cas, nos déterreurs de carottes et de pommes de terre n’eussent pas à affronter directement le feu des avant-postes prussiens, ils n’en devaient pas moins, en mainte occasion, s’exposer aux balles des sentinelles perdues. Heureusement, jusqu’ici, les balles avaient presque toujours été comme les sentinelles.

Pour habiller ces nouveaux régiments, l’Etat ne s’était pas mis en frais exagérés d’uniformes.

Un képi noir à liserés, une ceinture rouge enroulée autour de la blouse ou de la veste, formaient la partie caractéristique du costume. Mais cette simplicité n’enlevait rien à l’organisation toute militaire du corps. D’un jour à l’autre, les apprentis pouvaient être soldats pour tout de bon, et si leurs mains n’étaient pas encore accoutumées au maniement du fusil, du moins se trouvaient-ils déjà préparés aux mouvements, aux marches, aux déploiements exécutés sous la conduite de leurs chefs.

Pour l'instant, ils étaient comme ces servants des pièces d’artillerie, dont le rôle se borne à transmettre aux servants de tète obus et gargousses. Ne pouvaient-ils passer jusqu’à un certain point, en effet, pour les distributeurs de nos plus essentielles munitions ?

Chaque matin, les compagnies sortant de la ville se dirigeaient respectivement vers les terrains dévolus à leurs soins. Elles se répandaient dans la campagne, se distribuaient en pelotons — comme à la manœuvre — parmi les surfaces recèlent notre maigre garde-manger, déterraient, arrachaient ou coupaient racines et tubercules, qui s’amoncelaient sur le sol en las réguliers pour passer bientôt dans les bannes, les voitures à bras ou les charrettes préparées en arrière.

— Besogne de femme, disaient quelques-uns.

Non, besogne d’homme et de soldat ; labeur parfois dangereux, et, en tous cas, remarquable application de ce grand principe de régularité et de promptitude : la division du travail.

Les extrêmes se touchent, dit un proverbe. Jamais il n’avait mieux été en place. Les gardes nationaux des compagnies sans armes avaient une autre mission : celle de distribuer, le cas échéant, aux gardes nationaux armés, les cartouches pour le combat.

Ils étaient à la fois les pourvoyeurs de la vie — et les pourvoyeurs de la mort !