PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE V. — CE QUI MANQUAIT.

 

 

Le périmètre investi. — L’inventaire de la Défense. — Fusils, canons et soldats. — Conférences en plein air. — Bastions et courtines. — Dorian. — Espions et espionnes. — Histoire d'un coutelas. — Prenons-nous l’offensive ? — Villejuif. — Le combat du 30 septembre : Chevilly. — Des pièces, des affûts, des attelages !

 

Le corps de place de la forteresse parisienne offrait plus de 28 kilomètres de circuit ; une ligne brisée passant par les forts eût présenté environ le double, 57 kilomètres. Le polygone d’investissement accusait de 75 à 80 kilomètres de pourtour. On savait à peu près à quoi s’en tenir relativement à l’effectif des assiégeants. Le bon sens populaire, à défaut de connaissances techniques, suffisait à laisser comprendre que la répartition de 200.000 ou même de 250.000 hommes sur un périmètre de près de 20 lieues constituait en définitive une opération audacieuse, qu’une ceinture aussi vaste offrait nécessairement des points d’inégale solidité. Sans sc risquer encore à de trop téméraires entreprises, de fortes reconnaissances appuyées par des réserves pouvaient découvrir les points faibles, y culbuter les travaux en cours, harceler l’ennemi en l’obligeant à des rassemblements continuels, rayonner aujourd’hui là, demain ailleurs ; tenir tête en tous sens, en un mot, par d’incessants coups de boutoir.

Pour compléter une armée de rase campagne, on avait la garde mobile ; pour constituer des réserves de deuxième ligne, on avait la garde nationale, corps hétéroclite, mais d’un patriotisme indiscutable, et des rangs duquel on pouvait tirer 80 ou 60.000 combattants, au bas mot.

On avait accueilli par des applaudissements la brève proclamation qui, placardée sur tous les murs, y traçait une réponse publique à l’ultimatum prussien : Notre politique est celle qui se résume en ces termes : Ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses. Chacun attendait des résolutions viriles, et, en attendant, s’efforçait de traduire en chiffres l’inventaire de la défense.

45.000 hommes de troupes de ligne, 90.000 gardes mobiles en formaient le fonds principal.

Les 288 bataillons de la garde nationale comptaient pour 280.000 fusils. A la vérité, sur ce nombre, 90.000 armes seulement étaient propres au tir rapide : d’anciens fusils à piston, à canon rayé, transformés par une modification du système Snyders en armes se chargeant par la culasse et, à raison de leur mécanisme, dits fusils à tabatière ; 120.000 autres fusils à percussion, également rayés, étaient susceptibles d’une transformation analogue ; quelques semaines, avait-on le droit d'espérer, suffiraient à l’accomplir. Quant au reliquat, 55.000 fusils à canon lisse, on no pouvait le regarder que comme une collection de fossiles.

Ces inégalités d’armement, des inégalités bien plus criantes dans l’équipement et l’habillement : autant de motifs pour que l’on se hâtât de créer, dans la garde nationale, des catégories d'après l'âge et l’état civil. Quelques-uns en faisaient la remarque. D’autres, égalitaires à outrance, exigeaient que tous les hommes fussent armés dans des conditions identiques, ce qui était de toute impossibilité. Le plus que l’on pût raisonnablement espérer, c’était, pour fin octobre, un total de 150.000 fusils à chargement rapide.

Dans les forts, 600 pièces de gros calibre, desservies par 9.000 marins ; sur les remparts, ou prêts à y prendre place, 1.100 canons ou obusiers de modèles divers, — parmi lesquels, hélas ! un grand nombre de surannés, — éloignaient pour un long temps toute perspective d’approche de l’ennemi ; les pièces les plus puissantes distribuées principalement sur les fronts du sud et de l’ouest.

Le corps de place, d’ailleurs, maintenant partout muni d’un armement de sûreté, était prêt contre toute surprise. Ses remparts, aux contours naguère déformés parle temps et les saisons, se découpaient nettement dans l’épaisseur de la terre ; de distance en distance, leurs crêtes s’étaient creusées d’embrasures ; du dehors, on pouvait voir déjà les taches encore blanches sur la verdure des talus, piquetées au milieu par de larges points noirs : les bouches des canons.

Cette transformation, l'enceinte de la ville n’avait pas été seule à la subir. Dans la foule qui s’y portait, on ne reconnaissait guère la curiosité vaine, et, disons le mot, la badauderie légendaire du Parisien. Point de groupes tumultueux, point d’attroupements gênants pour les travailleurs, point de discours animés. En revanche, des curiosités sans cesse en éveil, et, parmi ces hommes qui n’avaient vu la guerre que dans les livres et leurs fortifications que pour y admirer la verdure du gazon, une irrésistible soif d’apprendre le pourquoi des choses.

Cette suite de rentrants, de saillants, ces lignes singulièrement coupées, ces angles pointant alternativement vers la ville et vers la campagne ; ces portions de rempart garnies d’une artillerie formidable à côté de murs faiblement armés ; tout cela présentait un aspect que l’esprit justifiait mal à première vue.

Mais toutes ces bizarreries, se disait-on, sont calculées ; le raisonnement a présidé au tracé de ces brisures ; il n’est pas une motte de terre dont la place n’ait sa raison d’être.

Des officiers ou des ingénieurs complaisants s’érigeaient parfois en moniteurs. Des conférences en plein vent s’improvisaient. On expliquait, aux ignorants avides de s’instruire, les combinaisons savantes de lignes qui constituent un front bastionné :

Le bastion, à proprement parler, se compose uniquement de l’espace qui forme comme une presqu’île, ou plutôt une sorte de cap, la pointe tournée vers l’ennemi.

C’est là que se place la grosse artillerie.

La pointe du cap est le saillant du bastion. A droite et à gauche sont les deux faces. Entre deux bastions consécutifs s’étend la courtine. Protégée par eux contre toute tentative, la courtine est on réalité, quoique la moins vigoureusement armée, la partie la plus forte de l’ensemble. Aussi est-ce là qu’on pratique tous les ouvrages dont la présence peut amener un affaiblissement, — les portes, par exemple, dont les ponts-levis ne doivent pas excéder une certaine longueur, et au-devant desquelles le fossé rétréci ne présente pas un obstacle assez infranchissable.

Le point vulnérable, — celui que l’assaillant cherchera toujours abattre en brèche lorsque ses travaux incessants et coûteux lui auront permis de s’en rapprocher, — c’est le saillant du bastion. Ici, dans l’intérieur, le terrain plus resserré entre les talus des deux remparts ne saurait contenir un effectif sérieux de combattants. Les canons ne peuvent se loger dans des embrasures aussi rapprochées. Partant, un feu moins nourri en interdit les abords. Aussi n’est-ce point à cette partie que l’on a confié le soin de sa propre défense, et c’est tout particulièrement pour protéger le saillant de chaque bastion, que le précédent et le suivant sont reliés au reste de l’enceinte par une portion de rempart moins longue que les autres, et de laquelle le regard, aussi bien que le tir, plonge dans toute l’étendue du fossé.

Ce flanc permet aux défenseurs des bastions, en cas d’assaut, de se prêter un mutuel appui[1].

Ce n’est pas tout : une ceinture de forts présente autour de la grande cité comme une ligne de sentinelles avancées. Au nord, les forts de la Briche, de la Double- Couronne, de l’Est et d’Aubervilliers ; à l’est, Romainville, Noisy, Rosny, Nogent ; au sud, Charenton, Ivry, Bicêtre, Montrouge, Vanves, Issy ; à l’ouest, le Mont-Valérien ; puis, pour rattacher les forts entre eux, les redoutes de Gravelle et de la Faisanderie, entre Nogent et Charenton ; la redoute de Fontenay, entre Nogent et Rosny ; entre Rosny et Noisy, les redoutes de Boissières et de Montreuil. Impossible de tenter le siège de l’enceinte sans avoir pris d’assaut deux forts au moins.

 

Canons de marine et canons de rempart, bastions et fossés, forts et redoutes, tout cela, c’était le bilan de la résistance défensive. Le sens de la masse, d’accord sur ce point avec les théoriciens les plus illustres, proclamait que la défense la meilleure est celle qui attaque. Pour attaquer des troupes cantonnées et fortifiées elles-mêmes, il fallait des canons, des affûts, des attelages. L’artillerie de campagne manquait. Il s’agissait de savoir si l’industrie privée serait admise à fabriquer des canons, et si ces canons se chargeraient par la culasse. Un tel débat était-il possible ? Oui, paraît-il. Un comité, jadis, avait proscrit le chargement par la culasse. Les régimes tombent, mais les proscriptions restent ! On ne pouvait en croire les récits des journaux. Heureusement pour sa mémoire, le gouvernement de la Défense nationale, à côté du général Trochu, président, et du général Le Flô, ministre de la guerre, avait su s’adjoindre un homme : Dorian.

Dorian était ministre des travaux publics. Tandis que les comités discutaient, il se préparait à agir. Il faut trois mois pour faire un affût, avait prétendu un spécialiste. Dorian en fit fabriquer un en quinze jours. Vous n’aurez jamais raison contre la routine, lui avait dit un de ses collègues. — Tant pis pour la routine ; je lui brûlerai la politesse ! avait répondu Dorian.

La question de l’artillerie de campagne était tranchée. Dorian était résolu à confier à l’industrie la fabrication de pièces du nouveau modèle. Les grandes fonderies, prévenues, apprêtaient leur outillage. Les patriotes apprêtaient leurs deniers. Les chefs de l’armée ne pouvaient qu’être unanimes à reconnaître l’urgence des besoins. Tout semblait déceler, en effet, une volonté ferme de prendre l’offensive.

Depuis la malheureuse retraite de Châtillon, un coup de main vers le sud était médité.

Le 23 septembre, les troupes du 13e corps (division de Maudhuy) se lancent sur Villejuif, abandonné le 19, et, à la suite d’un combat heureux, occupent le village, regagnant ainsi une portion du terrain perdu.

C’est un succès. Tout succès encourage.

Çà et là de menus engagements d’avant-poste entretiennent une fusillade intermittente. Presque toutes ces escarmouches, dont les corps de guérillas sont généralement les héros, se terminent à notre avantage. Autant d’aliments sains pour l’insatiable soif, de nouvelles qui dévore les Parisiens privés de tout contact avec le monde extérieur. Parfois, à la vérité, les faits sont grossis, et les imaginations leur attribuent des conséquences hors de proportion avec les causes. Parfois aussi, le hasard aidant, ils viennent attirer l'attention sur un danger d’un caractère spécial, danger auquel une ville de deux millions d'âmes peut difficilement se soustraire : la présence des émissaires secrets de l’assiégeant.

Non loin de Charenton, une embarcation portant sept Tudesques est surprise par des francs-tireurs embusqués près de la berge. Six sont tués ; le septième, ramené prisonnier, est reconnu pour un espion que, peu de jours avant, on avait vu rôdant aux environs et prenant sournoisement des notes.

 

Les espions ! Espèce maudite dont la ville et ses environs sont infestés ; race venimeuse qui partout soulève le dégoût et l’horreur.

A chaque instant, dans les divers quartiers de la ville, sur nos promenades aussi bien qu’aux abords des monuments publics, autour des ministères comme le long des fortifications, on découvre quelques-uns de ces trop zélés serviteurs de la Prusse ; hommes ou femmes, ouvriers ou bourgeois, prêtres ou laïques, soldats ou valets, tous les déguisements leur sont bons. Les signaux qu’ils échangent avec le dehors ne demeurent pas inaperçus ; des piquets de gardes nationaux sont sans cesse sur pied pour opérer des perquisitions dans les nombreux locaux que signale à leur vigilance l’indignation de la foule. Indignation parfois aveugle. L’espionnage d’un côté, les recherches de l'autre, prennent de telles proportions que nos gardes nationaux s’imaginent, à la fin, voir des espions partout. Le moindre lumignon qui brille à un cinquième étage, et voilà la garde civique chez Jenny l'ouvrière ! Un reflet de lune sur un carreau suffit, dans les quartiers excentriques, à provoquer une visite à main armée ! On incriminerait deux innocents plutôt que de laisser échapper un coupable.

Tantôt cette rage de recherches a pour résultat l’envoi au poste de quelque inoffensif habitant des mansardes ; tantôt elle se résout en incidents procédant infiniment moins du drame que du vaudeville.

 

Au numéro 43 de l’avenue de Clichy, à quelque cinq cents pas de la statue du maréchal Moncey, la maison fait l'angle d’une rue étroite et mal pavée, — la rue Hélène.

Un café occupait le coin, et, porte à porte, s’ouvrait un bal public, aux musiciens duquel le siège faisait des loisirs.

Dans la salle de bal, on avait établi un poste.

Les dorures, déjà depuis longtemps rongées et ternies, avaient à peu près disparu ; les tables de bois peintes eu vert avaient résisté, ainsi que les escabeaux sur lesquels reposaient tant bien que mal les gardes de service.

La scène qui s'élevait au fond de la salle, avec des coulisses en carton peint et un plancher oscillant à chaque pas, était aussi transformée en dortoir ; quatre ou cinq bottes de paille formaient le mobilier. Les lustres, allumés faiblement, répandaient dans ce vaste local une clarté douteuse, tamisée par la poussière du sol et l’humidité de l’atmosphère intérieure.

Ce soir-là, au poste de la rue Hélène, un capitaine, deux lieutenants et cent cinquante gardes se trouvaient de faction. Il était neuf heures. La pluie tombait drue et serrée. Bercés par le bruit monotone des gouttes frappant sur le vitrage des lucarnes, la plupart des hommes, s’étaient assoupis. Un vacarme inusité vint tout à coup secouer les dormeurs.

En même temps une patrouille, caporal en tête, s’annonçait, rentrait, et, laissant s’ouvrir ses rangs, montrait les captures qu’elle venait de faire. Le chef de poste était descendu au premier bruit.

— Qu'y a-t-il ?

— Trois arrestations, mon capitaine, et des gaillards pas commodes !

Comme pour ajouter plus de poids à ces paroles, les individus arrêtés, s’expliquant à leur manière, jetaient des hurlements qui n’avaient rien de commun avec le dialogue ordinaire entre instructeur et prévenus.

La voix rauque et le geste menaçant de l’un des interlocuteurs, surtout, avaient frappé le capitaine.

D’une haute stature, avec un visage aux pommettes saillantes et des yeux à fleur de tête, ce suspect avait désastreuse mine. Aussi, devant son poing fermé et ses traits crispés par la rage, le chef du poste n’hésita-t-il pas à s’écrier :

— Qu’on le fouille !

Le colosse se démenait. On vit tout à coup jaillir de sa poitrine comme un éclair : les scintillations du gaz tombaient sur la lame d’un large coutelas.

En un clin d’œil, l’arme était saisie, tandis que trois ou quatre vigoureuses paires de bras tenaient en respect le porteur.

— Enfin, nous en tenons donc un ! s’écriait-on.

Le capitaine maniait le coutelas dans tous les sens, passant les doigts sur le fil de la lame grossière, collant son œil sur le métal pour en lire la provenance, frôlant des narines le fer comme si un indice eût dû surgir de l’odeur qui s’en dégageait.

Soudain, approchant un flambeau du visage de chacun des prisonniers :

— Ces drôles sont tout simplement gris à ne plus reconnaître leur chemin. Qu'on les fasse déguerpir !

— Mais, capitaine... et le couteau ?

— Loin d’avoir trempé dans le sang, il n’a servi, je m’en porte garant, qu’à un usage des plus avouables...

— C’est vrai ! fit aussitôt l’assassin présumé, je suis resté tout le jour aux portes de Paris à arracher des légumes, — et sous le fusil des Prussiens, encore !

Un murmure incrédule accueillait cette apostrophe, quelques regards soupçonneux se portaient déjà sur l’officier, et le mot de connivence circulait dans les groupes, lorsqu’un garde sortit des rangs :

— Capitaine, n’était-ce pas un signe de reconnaissance que vous faisiez à cet homme en portant au visage la lame de son couteau ?

— Du tout, mon ami, je le sentais.

— Et il fleurait ?

— L’oignon !

 

Ah ! si tous les espions avaient été de la trempe de celui-là, nous n’aurions pas subi le sort qui, le 30 septembre, nous attendait à Chevilly. Cette date tombait un vendredi. Sept jours s’étaient écoulés depuis le succès de Ville- juif. Le moment semblait propice à un nouveau pas en avant. Les circonstances le commandaient, au surplus. L’ennemi, menacé sur sa ligne de communications avec Versailles, s’occupait à protéger les villages restés en son pouvoir : l’Hay, Chevilly, Thiais, Choisy-le-Roi. Depuis le 23, on l’y voyait élever des travaux de terrassement, créneler les clôtures et les maisons.

Le 30, Paris se réveille au bruit d’une violente canonnade.

Les troupes du général Vinoy, massées pendant la nuit entre les forts d’Ivry, de Bicêtre, de Montrouge et le cordon des postes avancés, sortent de leurs lignes à la pointe du jour. Accueillies par un feu roulant de mousqueterie et d’artillerie, elles répondent énergiquement. L’engagement, bientôt, s’étend sur tout le plateau de Villejuif. Le 35e et le 42e de ligne, s’élançant sur Chevilly, délogent l’adversaire dans un assaut furieux. Le général Guilhem, à leur tête, tombe mortellement blessé. A Thiais, la brigade du général Biaise pousse à la baïonnette une batterie de position et s’en empare... Puis, presque aussitôt, devant l’arrivée des forces ennemies rapidement concentrées la retraite est sonnée sur toute la ligne.

Pour conserver la position, l’effectif a manqué. Pour emporter les redoutes de Thiais et de l’Hay, l’artillerie a manqué. Pour emporter les canons pris par les soldats du général Biaise, les attelages ont manqué.

Hâtons-nous donc, hâtons-nous de fondre des canons, de charpenter des affûts ! Pour ce qui est des attelages, il existe à Paris une Compagnie générale des omnibus dont le trafic pourrait sans grands inconvénients subir une légère atteinte, et le droit de réquisition n’a pas été inventé au bénéfice du seul Prussien !

Le surlendemain de Chevilly, il y eut, sur la place de la Concorde, un long cortège autour de la statue aimée.

Le peuple de Paris y portait des couronnes encore, mais des couronnes de deuil.

Une dépêche venait de lui apprendre la capitulation de Strasbourg.

 

 

 



[1] Voir A.-J. Dalsème. L’Art de la guerre.