PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE IV. — NÉGOCIATIONS.

 

 

Les résultats de Châtillon. — Le cercle du blocus. — Inaction militaire et tentatives diplomatiques. — Les propos de table du comté de Bismarck. — Exigences de la Prusse. — Le voyage de Meaux et l'entrevue de Ferrières. — Retour de Jules Favre. — Le cri général.

 

Si, le 19 septembre, des défaillances s’étaient produites dans les rangs subalternes, l’autorité militaire avait fait son devoir. L’insuccès, sans doute, constituait le motif réel des reproches que quelques personnes, et, ce qui est plus surprenant, des officiers, crurent devoir lui adresser ouvertement ou par des murmures mal contenus. En exposant nos soldais dans une tentative condamnée d’avance à. se transformer en échec, disaient ceux-là, on avait inutilement affaibli le moral des troupes et gaspillé leur énergie naissante au lieu de la laisser se développer et s’affermir pour des entreprises futures. — A la vérité, les résultats matériels du combat de Châtillon étaient entièrement négatifs ; mais des résultats d'une autre nature avaient pu être obtenus et n’étaient point à dédaigner. Les assiégeants avaient vu devant eux des troupes régulières, alors qu’ils étaient persuadés d’en avoir anéanti ou capturé les derniers restes à Sedan ; ils avaient dû déployer des forces supérieures aux nôtres, alors qu’ils marchaient en colonne, comme pour parcourir un itinéraire libre de tout obstacle ; la conquête de la roule de Versailles à la haute Seine, enfin, leur avait coûté dix heures de bataille. Autant de motifs pour éteindre en eux, s’il en eût pu subsister, toute velléité d'attaque de vive force.

Le gouvernement militaire de Paris se trouvait-il atteint par le blâme d'une minorité ? Jugeait-il qu'il fût trop tard ou trop tôt pour agir ? En tout cas, pendant quelque temps, l'armée d’investissement eut le loisir de se cantonner dans les conditions les plus avantageuses. Des mamelons avoisinant certaines portions de l'enceinte, des hauteurs de Montmartre, du plateau de Romainville, du Mont-Valérien, on apercevait les escouades de travailleurs prussiens, bavarois, wurtembergeois ou saxons, tranquillement occupées à organiser leurs postes. Organisation purement défensive, au surplus, et qui dénotait de la part de ses auteurs la préoccupation dominante de se mettre à l’abri de nos coups de main.

Sur la rive droite de la Seine, les lignes d’investissement étaient généralement beaucoup plus éloignées de la place que sur la rive gauche.

Notre front de défense couvrant non-seulement Paris, mais la ville de Saint-Denis, tenait nécessairement l'ennemi à une distance considérable. Saint-Denis, du reste, était le seul point des environs qui eût conservé avec Paris des communications sûres. En avant, ses abords étaient couverts par les forts de l’Est, de la Briche et un ensemble respectable de redoutes. A l’intérieur, les rues dépavées étaient garnies de barricades, elles-mêmes défendues du côté de la Seine par le fort de la Double-Couronne.

L’adversaire occupait, entre Je fleuve et la roule du Havre, en aval du charmant village d'Epinay, les coteaux d’Orgemont. De là, par Saint-Gratien et Montmorency, il s’étendait jusqu’aux collines couvertes de bois qui abritent des vents d’est la vallée de Montmorency, et, en face de Saint-Denis vers le nord, jusqu’à la butte élevée qui, à une distance de treize kilomètres, fait comme vis-à-vis à Montmartre : la butte Pinson.

Au nord-ouest, il tenait, en arrière de la Celle-Saint-Cloud, les hauteurs de Bougival. de Louveciennes, de Marly et de Saint-Germain. En laissant la Celle-Saint-Cloud entre ses positions et le Mont-Valérien, l’ennemi toujours habile s’était mis à l’abri des feux du Mont ; de là l'inaction de ce fort, inaction forcée, quant à présent, et dont il semblait dès lors inutile de chercher ailleurs la cause.

Entre Saint-Germain et Asnières, les sinuosités de la Seine forment deux presqu'îles.

L’une, la plus rapprochée de Paris, est la presqu’île de Gennevilliers ; plaine absolument plate, au milieu de laquelle s'élève le village de Gennevilliers.

L’autre, celle de Croissy, fait face à Saint-Germain : le fleuve, en la contournant, passe à Chatou, puis entre Croissy et Bougival, et, après avoir coulé à quelques centaines de mètres du Vésinet, s’étend sous la terrasse de Saint-Germain.

A Bougival, en face de la presqu'île de Croissy, campaient des Badois et des Bavarois. Les avant-postes de ce côté étaient établis entre Rueil et Bougival. La route n° 13, de-Paris à Cherbourg, l’un des prolongements de l’avenue des Champs-Elysées après la bifurcation de Courbevoie, passe sous le Mont-Valérien, côtoie Nanterre, traverse Rueil et atteint la Seine à peu de distance de la Malmaison. Cette route était coupée en avant de la Malmaison par une énorme barricade fortifiée de canons et derrière laquelle s'abritait l'artillerie badoise.

Dans le village de Rocquencourt, sur la route de Saint-Germain à Versailles, séjournait le quartier général des corps occupant la Celle-Saint-Cloud, Bougival, et se répandant en avant-postes jusque dans la presqu’île de Croissy.

En arrière du Vésinet et de Chaton, dans celle même presqu’île, est assis sur une petite hauteur le village de Montesson. Les Prussiens avaient essayé de s'y fortifier, ils avaient voulu établir à Montesson une redoute et des batteries ; mais ils comptaient sans la longue portée de l'artillerie du Mont-Valérien. Elle avait déjoué l’essai.

Bougival, Croissy, Chatou... Oui jamais nous eût dit...

Enfin !...

Cependant, si ces localités étaient occupées par l'ennemi, il n’avait pas pénétré jusqu’ici dans la presqu'île de Gennevilliers, défendue par une redoute, avec des gardes mobiles en force considérable.

Toute protection de ce genre faisait défaut au nord- ouest, entre le Mont-Valérien et Saint-Ouen. Mais la Seine était là, avec son triple circuit, fortification naturelle que, de loin, appuyaient les batteries de Montmartre.

A l’ouest, Versailles, on ne l’ignorait pas, était le centre d’une agglomération de troupes déployées en éventail sous le couvert des bois, vers Bellevue, Meudon et Clamart. C’est dans cette direction que nos regards étaient fixés ; c’est de ce côté que guettaient nos canonnières croisant en avant de l'ile de Billancourt jusqu’au pont à double étage, prolongement du viaduc d’Auteuil.

Au sud, quelques groupes de soldats prussiens restaient disséminés dans les dernières maisons du village de Châtillon, en avant du fort de Vanves.

Enfin, à l’est, c’était surtout le long de la Marne, vers Noisy-le-Grand, Neuilly-sur-Marne et Bry que se trouvaient échelonnées les forces ennemies, jusqu’à nouvel ordre s’abstenant de manifestations hostiles, — ce qui ne signifiait pas que, de ce côté plus que des autres ; il fallût s’endormir.

Paris voulait combattre.

Il le voulut avec une énergie plus vive encore lorsque, quarante-huit heures après Châtillon, la diplomatie ayant ' enfin dit son mot et l’Allemand jeté bas tous les voiles, il devint avéré que la Prusse poursuivait et poursuivrait implacablement une résolution longtemps mûrie dans la haine : le démembrement de la France.

Dès le 10 août, à la suite de Forbach et de Wœrth : L’Allemagne ne se contentera pas du renversement de Napoléon, avait déclaré le comte de Bismarck à des hommes politiques. Et l’un de ses familiers, soulignant ce propos dans un journal de campagne depuis livré à la publicité et demeuré exempt de démentis, poussait à la plume cette exclamation : Strasbourg ! l’Alsace, la frontière des Vosges peut-être ! Qui nous l’eût prédit ![1] Quatre jours plus tard, à Herny, l’on se préoccupait déjà de l’administration des provinces conquises, et, pour y pourvoir, on convoquait au quartier général les hommes que recommandait un long séjour en France, le comte Haenckel, très répandu dans la société parisienne, M. Louis Bamberger, admis pendant de longues années dans l’intimité des chefs du parti républicain français.

Le 22 août, après Gravelotte, le futur chancelier de l’Empire avait dit, en s’adressant au docteur Busch, le familier connu pour tout prendre en note ostensiblement : — Il n’y a plus de doute, si nous conservons le dessus, que nous ne gardions l’Alsace et Metz avec son territoire...

C’étaient là des bruits vagues, apportés on ne sait comme, et qu'un nombre restreint de personnages avaient pu recueillir. Les indiscrétions du lendemain ne s’étaient pas encore produites ; la parole fameuse du roi Guillaume : Nous ne faisons la guerre qu’à l’empereur Napoléon III, continuait à défrayer çà et là les commentaires des salons et parfois du rempart.

Mais le 22 septembre éclatait le récit de l’entrevue de Ferrières.

Dès le 13, d’ailleurs, le comte de Bismarck s'était chargé de dissiper toutes les illusions que les données du simple bon sens n’avaient pu réussir à faire disparaître.

On n’a pas oublié cette date du 13, fixée par le ministre prussien comme l’échéance au moins approximative de sa réponse à la demande formulée par M. Jules Favre et transmise par l’ambassade anglaise. Le 13, M. de Bismark avait en effet répondu. Il avait répondu à la mode des chancelleries, sans rien dire. A la question posée par Jules Favre, il s’était contenté d’opposer cotte autre question :

Quelle garantie avons-nous que la France, ou même, pour le moment, les troupes à Metz et à Strasbourg, reconnaîtront des arrangements sur lesquels on tomberait d’accord avec le gouvernement de Paris ou avec un de ceux qui probablement succéderont ?

Question dont l’ambiguïté avait sans doute pour objet, dans son esprit retors, de susciter la division parmi ses adversaires en laissant entendre qu'au fond Napoléon III n’avait point cessé pour lui de représenter le pouvoir légitime. Les garanties de la France ! Le décret de convocation des électeurs pour la nomination d’une Assemblée nationale, lancé depuis quatre jours, suffisait amplement à démontrer que ce serait, non avec les hommes du 4 septembre, mais avec le pays que les conditions de la paix seraient débattues. Non. La pseudo-invitation du comte de Bismark indiquait simplement qu’il considérait l’instant psychologique comme imminent. Aussi, cette même date du 13 coïncidait-elle avec l’expression, officielle cette fois, des exigences territoriales de la Prusse.

Nous ne pouvons pas, concluait le ministre des affaires étrangères du roi Guillaume dans une circulaire adressée à tous les agents diplomatiques de la confédération allemande, nous ne pouvons pas ne pas faire nos conditions de paix uniquement dans le but de rendre plus difficile à la France sa prochaine attaque contre l’Allemagne, et surtout contre la frontière du sud-ouest jusqu’ici sans défense, en reculant cette frontière et par là le point de départ des attaques françaises, et en cherchant à acquérir les forteresses par lesquelles la France nous menace, afin d’en faire, des boulevards de défense.

On ne disait pas Metz et Strasbourg, on parlait de forteresses, menaçantes entre les mains de la France et qui, dans celles de l’Allemagne, se réduiraient à de simples boulevards défensifs ! La traduction n’offrait aucune prise au contre-sens.

Jules Favre n’eut-il point connaissance de la pièce ? Elucider ce point n’offrirait qu’un médiocre intérêt, à en juger par la suite.

Le ministre français, persistant dans ses projets, sollicita de nouveau l’intermédiaire de lord Lyons. Celui-ci, d’accord avec le gouvernement de Londres[2], s’entremit encore.

Un secrétaire de l’ambassade anglaise, M. Malet, s’aboucha directement avec M. de Bismark. Le 16, Jules Favre apprenait qu’il pouvait partir.

Le 16 aussi, le chancelier prussien expédiait aux représentants de l’Allemagne à l’étranger une deuxième circulaire, plus précise et plus arrogante ; il n’y s’agissait plus de forteresses menaçantes ni de boulevards défensifs : Metz et Strasbourg y étaient désignés en toutes lettres.

En revanche, le 17, à la veille de se mettre en route, le vice-président du gouvernement faisait parvenir aux agents diplomatiques de la France un second document où il s’inscrivait avec énergie contre toute concession susceptible d’entamer nos frontières.

Un semblable dialogue par écrit rendait parfaitement inutile toute conversation échangée de vive voix.

Faut-il, après ces prolégomènes, raconter le voyage de M. Favre à Meaux, puis à Ferrières ?

Mieux vaut peut-être lui laisser la parole et reproduire le récit attristé de ses déboires, adressé sous forme de rapport-aux membres du gouvernement de la Défense nationale.

 

Après un préambule destiné à justifier, avec sa démarche, le secret dont il l’avait entourée momentanément, l’auteur rend compte de ses tentatives pour négocier ; il dit, et ses allées et venues à la découverte du quartier général allemand, et son arrivée à Meaux au moment où le chancelier venait d’en partir, et ses recherches opiniâtres, et sa rencontre enfin avec le comte sur la route de Ferrières ; puis l’entretien ébauché séance tenante au château de Haute-Maison, dans un salon saccagé, et les exigences arborées dès les premiers mots par le ministre prussien...

Comme je le pressais vivement sur ses conditions, il m’a répondu nettement que la sécurité de son pays lui commandait de garder le territoire qui la garantissait. Il m’a répété plusieurs fois : Strasbourg est la clé de la maison, je dois l’avoir. — Je l’ai invité à être plus explicite encore : — C'est inutile, objectait-il, puisque nous ne pouvons nous entendre ; c’est une affaire à régler plus tard. — Je l’ai prié de le faire de suite ; il m’a dit alors que les deux départements du Bas et du Haut-Rhin, une partie de celui de la Moselle avec Metz. Château-Salins et Soissons lui étaient indispensables, et qu’il ne pouvait y renoncer.

Je lui ai fait observer que l’assentiment des peuples dont il disposait ainsi était plus que douteux, et que le droit public européen ne lui permettait pas de s’en passer. Si fait, m'a-t-il répondu. Je sais fort bien qu’ils ne veulent pas de nous. Ils nous imposeront une rude corvée ; mais nous ne pouvons pas ne pas les prendre. Je suis sûr que dans un temps prochain nous aurons une nouvelle guerre avec vous. Nous voulons la faire avec tous nos avantages.

Je me suis récrié, comme je le devais, contre de telles solutions. J’ai dit qu’on me paraissait oublier doux éléments importants de discussion : l’Europe, d’abord, qui pourrait bien trouver ces prétentions exorbitantes et y mettre obstacle ; le droit nouveau ensuite, le progrès des mœurs, entièrement antipathique à de telles exigences. J’ai ajouté que, quant à nous, nous ne les accepterions jamais. Nous pouvions périr comme nation, mais non nous déshonorer ; d’ailleurs, le pays seul était compétent pour se prononcer sur une cession territoriale. Nous ne doutons pas de son sentiment, mais nous voulons le consulter. C’est donc vis-à-vis de lui que se trouve la Prusse. Et, pour être net, il est clair que, entraînée par l’enivrement de la victoire, elle veut la destruction de la France.

Le comte a protesté, se retranchant toujours derrière des nécessités absolues de garantie nationale. J’ai poursuivi : Si ce n’est de votre part un abus de la force cachant de secrets desseins, laissez-nous réunir l’Assemblée ; nous lui remettrons nos pouvoirs, elle nommera un gouvernement définitif qui appréciera vos conditions.

Pour l’exécution de ce plan, m’a répondu le comte, il faudrait un armistice, et je n’en veux à aucun prix.

La conversation prenait une tournure de plus en plus pénible. Le soir venait. Je demandai à M. de Bismark un second entretien à Ferrières, où il allait coucher, et nous partîmes chacun de notre côté.

 

Voulant remplir ma mission jusqu’au bout, je devais revenir sur plusieurs des questions que nous avions traitées, et conclure.

Aussi, en abordant le comte vers neuf heures et demie du soir, je lui lis observer que les renseignements que j’étais venus chercher près de lui étant destinés à être communiqués à mon gouvernement et au public, je résumerais, en terminant, notre conversation pour n’en publier que ce qui serait bien arrêté entre nous.

Ne prenez pas cette peine, me répondit-il, je vous la livre tout entière ; je ne vois aucun inconvénient à sa divulgation.

Nous reprîmes alors la discussion, qui se prolongea jusqu’à minuit.

J’insistai particulièrement sur la nécessité de convoquer une Assemblée.

Le comte parut se laisser peu à peu convaincre et revint à l’armistice.

Je demandai quinze jours.

Nous discutâmes les conditions. Il ne s’on expliqua que d’une manière très-incomplète, se réservant de consulter le roi.

En conséquence, il m’ajourna au lendemain onze heures.

 

Je n’ai plus qu’un mot à dire ; car, en reproduisant ce douloureux récit, mon cœur est agité de toutes les émotions qui l’ont torturé pendant ces trois mortelles journées, et j’ai hâte de finir. J’étais au château de Ferrières à onze heures. Le comte sortit de chez le roi à midi moins le quart, et j’entendis de lui les conditions qu’il mettait à l’armistice ; elles étaient consignées dans un texte écrit en langue allemande et dont il m’a donné communication verbale.

Il demandait pour gage l’occupation de Strasbourg, de Tout et de Phalsbourg, et comme, sur sa demande, j’avais dit la veille que l’Assemblée devrait être réunie à Paris, il voulait, dans ce cas, avoir un fort dominant la ville... celui du mont Valérien, par exemple...

Je l’ai interrompu pour lui dire :

— Il est bien plus simple de nous demander Paris. Comment voulez-vous admettre qu’une Assemblée française délibère sous votre canon ? J’ai eu l'honneur de vous dire que je transmettrais fidèlement notre entretien au gouvernement ; je ne sais vraiment si j’oserai lui dire que vous m’avez fait une telle proposition.

— Cherchons une autre combinaison, m’a-t-il répondu.

Je lui ai parlé de la réunion de l’Assemblée à Tours, en ne prenant aucun gage du côté de Paris. Il m’a proposé d’en parler au roi, et revenant sur l’occupation de Strasbourg, il a ajouté :

— La ville va tomber entre nos mains, ce n’est plus qu’une affaire de calcul d'ingénieur. Aussi je vous demande que la garnison se rende prisonnière de guerre.

A ces mots j’ai bondi de douleur, et, me levant, je me suis écrié :

— Vous oubliez que vous parlez à un Français, monsieur le comte : sacrifier une garnison héroïque qui fait notre admiration et celle du monde, serait une lâcheté ; — et je ne vous permets pas de dire que vous m’avez posé une telle condition !

Le comte m’a répondu qu’il n’avait pas l’intention de me blesser, qu’il se conformait aux lois de la guerre ; qu’au surplus, si le roi y consentait, cet article pourrait être modifié.

Il est rentré au bout d’un quart d’heure. Le roi acceptait la combinaison de Tours, mais insistait pour que la garnison de Strasbourg fût prisonnière.

 

J’étais à bout de forces et craignis un instant de défaillir. Je me retournai pour dévorer les larmes qui m'étouffaient, et, m’excusant de cette faiblesse involontaire, je prenais congé par ces simples paroles :

— Je me suis trompé, monsieur le comte, en venant ici ; je ne m’en repens pas, j'ai assez souffert pour m'excuser à mes propres yeux ; d’ailleurs, je n’ai cédé qu’au sentiment de mon devoir.

Je rapporterai à mon gouvernement tout ce que vous m’avez dit, et, s’il juge à propos de me renvoyer près de vous, quelque cruelle que soit cette démarche, j’aurai l’honneur de revenir. Je vous suis reconnaissant de la bienveillance que vous m’avez témoignée, mais je crains qu’il n’y ait plus qu’à laisser les événements s’accomplir.

La population de Paris est courageuse et résolue aux derniers sacrifices ; son héroïsme peut changer le cours des événements. Si vous avez l’honneur de la vaincre, vous ne la soumettrez pas. La nation tout entière est dans les mêmes sentiments. Tant que nous trouverons en elle un élément de résistance, nous vous combattrons. C'est une lutte indéfinie entre deux peuples qui devraient se tendre la main. J’avais espéré une autre solution. Je pars bien malheureux et néanmoins plein d’espoir.

 

Je n’ajoute rien à ce récit, trop éloquent par lui-même. Il me permet de conclure et de vous dire quelle est, à mon sens, la portée de ces entrevues. Je cherchais la paix, j’ai rencontré une volonté inflexible de conquête et de guerre. Je demandais la possibilité d’interroger la Franco représentée par une Assemblée librement clue, on m’a répondu en me montrant les fourches caudines sous lesquelles elle doit préalablement passer. Je ne récrimine point. Je me borne à constater les faits, à les signaler à mon pays et à l’Europe. J’ai voulu ardemment la paix, je ne m’en cache pas, et, en voyant pendant trois jours la misère de nos campagnes infortunées, je sentais grandir en moi cet amour avec une telle violence, que j’étais forcé d’appeler tout mon courage à mon aide pour ne pas faillir à ma tâche. J’ai désiré non moins vivement un armistice, je l’avoue encore ; je l’ai désiré, pour que la nation pût être consultée sur la redoutable question que la fatalité pose devant nous.

Vous connaissez maintenant les conditions préalables qu’on prétend nous faire subir. Comme moi, et sans discussion, vous avez été unanimement d’avis qu’il fallait en repousser l’humiliation. J’ai la conviction profonde que, malgré les souffrances qu’elle endure et celles qu’elle prévoit, la France indignée partage notre résolution.

 

Plus d’une fois, au cours de ces entretiens, M. de Bismarck avait fait allusion à des négociations possibles avec le prisonnier de Wilhelmshohe. Simple finasserie d’homme d’affaires. Le chancelier prussien, évidemment, ne nourrissait à cet égard aucun préjugé. A preuve, cette note que, le 21 septembre même, il dictait à son secrétaire :

L'émigration impérialiste a créé à Londres un organe, la Situation, pour la défense de ses intérêts. Les journaux que nous avons fondés dans l’est de la France feront connaître les idées de celte feuille, mais en ayant soin d’indiquer la source des citations, de façon qu’on ne puisse croire que nous identifions notre opinion avec celle de la Situation. Il ne s’agit pas de préparer les voies à une restauration impérialiste ; il ne s'agit que d’entretenir l’incertitude et la désunion parmi les divers partis français, qui nous sont également hostiles. C’est pour ce motif qu’il importe de maintenir partout les emblèmes et les formules exécutoires de l’Empire. Napoléon nous est indifférent, la République ne nous intéresse pas davantage ; c’est le chaos qui actuellement nous est le plus utile en France.

 

Approuvée des uns, blâmée par les autres, qualifiée par ceux-là d’heureuse en ce qu’elle dégageait définitivement la cause de la République de celle de l’Empire, taxée d’humiliante par ceux-ci qui la regardaient comme indigne des fières traditions de 92, la démarche de M. Jules Favre avait abouti tout au moins à ce résultat de forcer la Prusse à démasquer, avec l’énormité de ses exigences, le but réel de la continuation de la lutte.

Quant aux conditions d’armistice posées à Ferrières, le sentiment public n’eut pas laissé une heure de plus au pouvoir un gouvernement qui eût fait mine d’y souscrire. Livrer à l’ennemi Strasbourg, Toul, Bitche, le Mont-Valérien, alors que l’œuvre de la Défense nationale était à peine inaugurée ? Enrayer l’élan de la nation alors que toutes nos forteresses tenaient bon ; alors que l’armée du Rhin nous apparaissait au loin, à nous inconscients du rôle ténébreux de Bazaine, avec tout le prestige de ses 160.000 hommes ? Réunir une assemblée qui eût délibéré sous le canon de l’envahisseur ? C’eût été le suicide. Même devant l’effroyable inégalité des armes, Paris voulait le duel.

 

 

 



[1] Maurice BUSCH, le Comte de Bismarck et ses gens pendant la campagne de France.

[2] Le ministre des affaires étrangères du cabinet britannique, présidé par M. Gladstone, était lord Granville.