PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE III. — L’INVESTISSEMENT.

 

 

Tirage au sort ou scrutin ? — Un tiers de dictature. — La délégation de Tours. — Le dernier convoi. — Escarmouches. — Les hussards de Blücher. — Le 19 septembre. — Châtillon. — La première torpille. — Les fuyards. — Le secret de l'avenir.

 

Le temps pressait. Le gouvernement de la Défense nationale restait-il ou partait-il ? Une décision était urgente.

Un membre, un seul, M. Gambetta, avait émis l’idée de ne laisser à Paris, place de guerre, que le gouverneur, et de transporter à Tours tous les services ministériels avec leurs chefs. A Tours, on pouvait organiser des armées et administrer les départements. Motion écartée. A la rigueur, chacun de ceux qui plaçaient ainsi au-dessus des plus graves intérêts l'honneur de voir se dérouler une page imposante d’histoire, eût pu étayer d’un prétexte ses préférences. Toute explication raisonnable échappait en ce qui concernait M. Jules Favre, et pourtant le ministre des affaires étrangères, en dépit de toutes les objurgations, coupait ses communications avec les gouvernements étrangers.

A force de délibérer, on s’était mis d’accord sur un chiffre : trois membres du gouvernement se rendraient à Tours. Seulement, à l’heure du départ, tous persistaient à demeurer dans Paris. De guerre lasse, quelqu’un parla très sérieusement de mettre en loterie ce que chacun s’obstinait à considérer comme une chance négative.

Écoutons un spectateur qui fut un acteur aussi, M. Glais-Bizoin :

Garnier-Pagès proposa de recourir au sort : sa proposition fut rejetée par celte considération que si certains membres, les ministres des affaires étrangères, des finances cl de l’intérieur, par exemple, sortaient de Paris dans ce moment, l’opinion publique en serait alarmée et pourrait croire que le gouvernement mettait en doute la défense de la ville.

Le vote au scrutin fut préféré.

Le premier tour me donna l’unanimité des voix moins une. Un second tour fut impossible, tous ceux dont les noms étaient tombés dans l’urne déclarant que, si le sort les atteignait, ils ne partiraient pas[1].

M. Glais-Bizoin s’inclina donc, mais sans consentir à accepter la moitié de dictature qu’on lui imposait. Un tiers de la responsabilité lui paraissait suffisant. Il insista pour l’adjonction d’un homme de guerre. L’amiral Fourichon, commandant en chef la flotte de la Baltique, venait de débarquer à Cherbourg pour faire du charbon. Le général Trochu l'offrit comme collègue. L’amiral avait la réputation d’un bon et brave marin. Un décret le nomma ministre de la guerre et de la marine, avec le titre de délégué du gouvernement de la Défense nationale.

 

De forêts incendiées en ponts anéantis, de voies coupées en routes interrompues, le vide commençait à se faire aux alentours. De toutes les directions affluaient vers le grand centre d'interminables files d’immigrants.

Bizarre cortège ! accumulations incroyables ! Tout ce qui avait des roues, — voitures, chariots, chars à bancs, brouettes, — tout avait été mis en réquisition, jusques et y compris les sombres véhicules des pompes funèbres.

Et là-dessus, des entassements invraisemblables : des portraits de famille gisant sur des matelas, des cages à perroquets se dandinant sur des étagères de salon, des piles de vaisselles vacillantes, des superpositions de paquets en équilibre à l’instar de la tour de Pise, des sacs de pommes de terre cahotés entre des meubles de Boule..., bref, un amas d’objets de tout acabit que leurs propriétaires s’empressaient de soustraire aux risques de l’invasion contre lesquels il n’y a pas d’assurance.

Négligeons pour l’instant le chapitre des approvisionnements ; il aura sa place ailleurs. La plupart des compagnies de chemins de fer avaient cessé leur trafic, mis à l’abri leur matériel, expédié leurs employés. Bientôt ceux qui partaient n’eurent plus à leur service que l’Orléans et l'Ouest. Le 17 septembre au matin, la ligne d’Orléans demeurait le seul lien par lequel Paris tint au monde extérieur. Le 17 au soir, ce dernier fil fut rompu. Le 18, un train parti pour déménager les gares d’Ablon et de Choisy-le-Roi était reçu à coups de fusil par des hussards. Ces cavaliers étaient les mêmes qui, dans la nuit, soûls de vin et de bière, s’étaient répandus dans Ablon, avaient enfoncé les portes et tout mis à sac. Ils portaient d’ailleurs un nom prédestiné : les hussards de Blücher.

De moins lamentables rencontres, sur tout le périmètre de la banlieue, préludaient à l’action et, en plus d’un cas, refrénaient l’audace trop longtemps impunie des tètes de colonne allemandes. Fréquemment, c’étaient des irréguliers qui tentaient ainsi la fortune et essayaient leurs forces clans des escarmouches d’avant-postes ; des groupes dont l'organisation s’achevait on même commençait à peine : Amis de la France, Eclaireurs de la Seine, Tirailleurs de la République, Guérillas de l’Ile-de-France, Eclaireurs du commandant Franchetti, Eclaireurs du commandant Poulizac et Eclaireurs de Paindray ; Francs-Tireurs de la Presse, Eclaireurs des Ternes, Chasseurs de Neuilly...

Les troupes régulières avaient aussi leur part dans ces succès de début.

Près de Villejuif, le mobile Vigneau, de la 2e compagnie du 8e bataillon, se heurte dans une reconnaissance à des dragons bavarois. Ajustant, sans s'émouvoir, avec son chassepot, il tue d'abord l’officier commandant le détachement, puis blesse un dragon ; il se saisit ensuite d’un troisième, qu’il ramène prisonnier. Inutile de dire comment il est reçu en revenant avec sa capture !

La compagnie du 25e de ligne casernée au fort de l’Est, à Saint-Denis, se signale dans une reconnaissance au Bourget. Le sergent-fourrier Lachize, avec deux compagnons, était chargé d’éclairer les environs pour reconnaître la force de l’ennemi. Ces trois hommes, arrivés à 2 kilomètres de nos avant-postes, se trouvent tout à coup en face de huit uhlans, qui, à leur aspect, se groupent et poussent vivement une charge. Aussitôt le fourrier Lachize fait mettre ses deux soldats à genoux, ordonne de viser le chef et de ne faire feu qu’au commandement. Il laisse ainsi arriver la bande tenue en joue à 200 mètres ; puis, commandant le fou, il étend raide mort le chef ; les autres s’enfuient ; deux étaient blessés.

Un habitant du Bourget, M. Rougé, posté près de la route qui du Bourget se dirige sur Pont-Ihlon, attendait, caché dans un taillis, le passage des uhlans signalés aux environs. Il était armé d'un fusil de chasse à deux coups. Bientôt il entend le trot des chevaux et aperçoit au loin un peloton qui s’avance. Sans se troubler, il ajuste, fait feu et voit tomber un cavalier ; visant encore et tirant de nouveau, il en abat un second ; les autres ont déjà tourné bride.

 

Le récit de ces menus faits, dont un sentiment bien excusable grossissait l’importance, jetait dans le concert des bonnes volontés sa note encourageante. Tout était loin, cependant, d’être prêt pour la défense. L’armement des forts commençait à peine ; les portes îles remparts restaient encore à édifier, et bien des bastions déserts attendaient leurs canons.

Si les Prussiens avaient eu le courage de nous attaquer, disait à quelque temps de là le brave commandant G., nous n’avions pas, dans chaque embrasure, six coups pour leur répondre !

L’ennemi, nous le savons, était résolu à user de procédés moins hasardeux.

En tout état de cause, et dans l’ignorance où l’on se trouvait de ses desseins, il importait, d’une part, de ne lui rien laisser soupçonner de la faiblesse matérielle des moyens de défense, et, d’autre part, de tenter au moins un effort pour conserver les ouvrages avancés construits à la hâte, ouvrages malheureusement dépourvus de relief, insuffisamment munis de quelques pièces de campagne, et auxquels, en un mot, le manqué de temps n’avait pas permis de donner une valeur défensive sérieuse.

La journée du 19 devait donc être disputée. Où porter l’effort principal ? Le simple bon sens eût suffi à dicter la réponse : le front sud de Paris dessinait la ligne le long de laquelle l'enceinte était dominée de l'extérieur à la plus courte distance ; il fallait lâcher de se maintenir en possession des ouvrages ébauchés en avant du front sud. D’ailleurs, à ne considérer les choses qu’à un point de vue purement géométrique, le maintien de ces positions obligeait l’ennemi à allonger de 12 on 15 kilomètres le circuit de l’investissement.

Pour cet effort, on disposait, à la vérité, d’un grand nombre d’hommes, mais non de soldats. Les seules troupes susceptibles, non pas même de manœuvrer, mais simplement de faire usage de leurs armes, comprenaient le 13e corps (Vinoy), réorganisé tant bien que mal après la retraite précipitée de Mézières, et les douze régiments rappelés de province et rassemblés sous la rubrique de 14e corps, avec le général Ducrot pour chef ; régiments formés — comme au surplus ceux du corps Vinoy — à l’aide des bataillons de dépôt et des jeunes gens appartenant à la deuxième portion du contingent ; c’est-à-dire de recrues ne possédant qu’un rudiment d’instruction militaire.

Deux régiments, le 35e et le 42e offraient seuls une origine différente. Tout ce qui restait de nos vieilles troupes de ligne ! Quant aux marins, on les réservait pour le service des forts.

 

L’avant-veille, une forte reconnaissance conduite par le général d’Exéa (une division du 13e corps) avait découvert et refoulé l'arrière-garde d’un corps ennemi se dirigeant sur Versailles en contournant Châtillon et Clamant. Le mouvement demi-circulaire entrepris de ce côté par les troupes allemandes se dessinait nettement. — La veille, une pointe de cavalerie ordonnée par le général Ducrot avait confirmé les renseignements acquis et indiqué la mise en marche du gros des troupes du Ve corps, s’appuyant au VIe et suivi de près par le IIe corps bavarois[2].

Jusqu’à l’aube, s'effectuèrent les mouvements des troupes qui devaient défendre les hauteurs s’étendant vers le sud. Nos soldats passèrent la nuit sans camper et sans allumer de feux. Les Prussiens, eux, couvraient de leurs masses les crêtes qui dominent Plessis-Piquet, celles de Fontenay, et restaient en observation ; tandis que d’autres régiments, défilant derrière et à travers le bois de Verrières, se dirigeaient sur Versailles.

L’aile gauche de notre petite armée, — une armée de quarante-cinq mille hommes environ, y compris deux bataillons de mobiles, — sous lu commandement du général Caussade, avait couronné les collines de Bagneux, dont la chaîne subsiste jusqu’à Montrouge.

Le centre, commandé par Ducrot, faisait front à la route de Versailles et se rangeait en avant des ouvrages en terre de Châtillon.

L’aile droite enfin, ayant à sa tête le général d’Hugues, se massait devant les bois de Clamart.

Dès le jour, la première ligne, au Plessis-Piquet, prit bravement l’offensive et s’élança à la rencontre du Ve corps qu’elle arrêta au Petit-Bicêtre.

L’artillerie française ouvrit le feu.

Décimées d’abord par un tir d’une remarquable justesse, les troupes adverses ne tardèrent pas à se déployer pour prendre leurs positions de combat, tandis que leur nombreuse artillerie nous envoyait, à son tour, une grêle de projectiles.

Nos jeunes soldats, allant au feu pour la première fois, ne se laissèrent troubler néanmoins que pendant quelques minutes. Déployés en tirailleurs, de façon à offrir plus de surface et moins de corps aux projectiles ennemis, ils ripostèrent vigoureusement de leurs chassepots. Riposte insuffisante, par malheur, et surtout à laquelle ne faisait écho que dans une trop mesquine mesure le grand accompagnement du canon.

Deux fois ces braves jeunes gens, après un court mouvement rétrograde, se lancèrent à la charge avec impétuosité. Le combat, pendant une heure, se poursuivit opiniâtrement. Le moment était venu, pour les brigades prussiennes engagées, de réclamer l'assistance des réserves, lorsque la brigade d'avant-garde du Ier corps bavarois, survenant à l’improviste sur le flanc gauche français, le culbuta. — La route de Versailles était grande ouverte aux troupes du Prince Royal.

Devant le nombre sans cesse croissant des assaillants, on se replia sur les ouvrages de Châtillon et de Clamart. À Clamart, le fortin, que la coupable incurie du ministère précédent avait négligé, n’avait pu être mis en état de défense.-Il était miné ; malheureusement une seule torpille joua, en avant du fort de Vanves.

Pendant quelques moments l'ennemi ralentit sa marche. On eût pu croire qu’il l'interrompait.

Vers midi, un long moment de silence.

Tout se taisait, la fusillade au loin et le canon aux forts.

Ce n’était qu’un intermède.

Bientôt le grondement de la bataille se fit entendre de nouveau ; l’attaque et la défense de la redoute de Châtillon commencèrent avec une égale fureur.

Dans cette redoute, un charpentier attaché au génie était au travail, à l’instant des premiers coups de canon. Il dépouille son vêtement, revêt son costume de garde national, et, à côté du capitaine du génie, M. Robert de Saint-Vincent, commence bravement le feu, pour ne le cesser qu’avec la garnison.

Châtillon, pendant le tiers de la journée, supporta presque tout l’effort des Prussiens. Le tir de leur artillerie redoubla de violence. Les obus à balles, les bombes crevaient sur la tête de nos soldats, environnés d’une pluie de fer. La place devenait intenable. Le général Ducrot ne voulut pas, pour prolonger de quelques heures la résistance, sacrifier tant d’existences dévouées. Les gardes mobiles de Rennes et le bataillon du 87e de ligne, garnison de la redoute, reçurent l'ordre de battre en retraite. Les mobiles bretons, dont les feux de file depuis le matin avaient semé de vides nombreux les rangs ennemis, n'abandonnèrent la place qu’à regret. A quatre heures, ils tenaient encore.

Ce fut seulement lorsque le général Ducrot eut fait, devant lui, partir les attelages, les avant-trains et les munitions des pièces en batterie, enclouées par ses soins, que, les défenseurs se retirèrent.

Durant toute celte journée, une lièvre intense calcinait Paris, en proie aux rumeurs les plus diverses, suivant l’heure, le quartier, et selon l’attitude des soldats rentrant de l’extérieur dans l’enceinte.

Car, il faut l’avouer, hélas ! à côté des braves qui Je soir, au retour, pleuraient parce qu’ils étaient obligés de dire : — Nous avons quitté la redoute ! des troupes sur lesquelles on comptait assez pour les mettre en première ligne s’étaient retirées,... non, avaient fui dès les premiers coups de feu ! Le tonnerre de leur fusil luisait, tout battant neuf !

Des gens douteux que l’on avait affublés du costume de zouaves, indisciplinés sans bravoure auxquels on avait prodigué un uniforme jusqu’alors sans tache, s’étaient bandés à l’approche de la brigade bavaroise. D’autres soldais, emportés dans le même mouvement, s’étaient mêlés à ces zouaves indignes. Rien de tristement contagieux comme la panique. Tout ce monde refluait vers la zone protectrice. Leur parcours affolé semait, sur les routes qui s’étendent entre l’enceinte des remparts et l’enceinte des forts, un désarroi général.

Des voitures, des camions, des charrettes, accouraient de toutes les directions ; terrassiers employés aux travaux de défense, femmes, enfants, habitants de la banlieue, maraudeurs et rôdeurs de toute sorte, auxquels se mêlaient quelques blessés, se précipitaient vers nos portes avec des cris el des bousculades à faire croire que les cent mille Prussiens dont tous parlaient à la fois, étaient sur leurs talons.

 

Au milieu du désordre et des contradictions du premier moment, la garde nationale de service aux remparts s’était montrée parfaite de calme et de présence d’esprit.

Le contre-amiral de Montagnac, commandant la section, avait sans perdre un instant donné l’ordre de faire rétrograder au delà des murs tous les hommes armés, quel que fût leur uniforme. Chaque voiture qui entrait était minutieusement fouillée par les gardiens du poste. Le pont-levis, relevé tout d’abord pour ne laisser entre les arrivants et la porte de Paris que le fossé béant, fut rabaissé bientôt. En moins de cinq minutes, toute la garde citoyenne était aux bastions, les artilleurs de l’armée active debout près de leurs pièces, et un bataillon de mobiles sous les armes.

Pour empêcher poltrons et fuyards d’aller jeter la peur, un cordon de troupes barrait les principales rues avoisinant les remparts. La consigne, trop tôt levée, livra passage à un certain nombre de ceux-là. Des groupes se répandirent dans la ville, essayant de dissimuler leur honte sous les vociférations. Écœurant spectacle que le défilé de ces hommes criant qu’on les avait envoyés à une perte certaine, alors qu’aucun d’eux n’avait de blessures ; prétendant n’avoir point reçu de cartouches, alors qu'ils étaient encore pourvus.de leurs paquets intacts ; hurlant à la trahison, alors qu’eux-mêmes étaient les traîtres ! Image que devait graver plus lugubrement dans les souvenirs le honteux supplice des couards, conduits le surlendemain par les rues et les places, entre deux haies, capote retournée et, plaqué entre les épaules, l'écriteau infamant.

 

A notre extrême gauche dépourvue de défenseurs en ligne, le VIe corps prussien, après avoir passé la Seine, s’enhardissait au point de laisser son avant-garde, — une brigade avec un régiment de dragons. — s'aventurer jusque sous le canon de Bicêtre. Le tir du fort, dirigé avec précision, ravagea les rangs ennemis. Le premier obus parti de Bicêtre mit 24 hommes hors de combat. Bientôt les éclaircies se succédèrent. L'avant-garde, poursuivie par des troupes sorties du fort, se replia sur Belle-Epine et s’y maintint.

Mais les Allemands, maîtres de la ligne des collines méridionales, enveloppaient désormais Paris de toutes parts. Dans la soirée même du 19 septembre, le prince Fritz donnait les deux mains au prince royal de Saxe : la main droite à Gournay-sur-Marne ; la main gauche vers Bougival. La chaîne qui nous entourait était rivée. Gomme le prisonnier bouclé dans sa cellule, il nous fallait dire adieu au reste de l’univers.

Combien de jours, combien de semaines, combien de mois allaient s’écouler ainsi ? C’était le redoutable secret de l’avenir.

 

 

 



[1] GLAIS-BIZOIN, Dictature de cinq mois.

[2] Voyez la note sur l’ordre de marche d’armée du Prince Royal, au chapitre II.