PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE II. — L’HEURE DES SACRIFICES.

 

 

L’opinion d'un Alsacien. — Premiers symptômes. — Les espérances d'outre- Rhin. — Deux journalistes. — A l'état-major. — L’ordre de marche prussien. — La commission des barricades. — L’incendie des forêts et la chute des ponts. — Paris devant Strasbourg. — Autour des groupes. — La revue du 13 septembre.

 

Dans la soirée du 4 septembre, parmi la multitude, dans les salons de l’Hôtel de Aille, se trouvait un ancien correspondant du Temps en Allemagne. M. Eug. Seinguerlet, celui-là même qui, ému à la pensée de nos effectifs insuffisants, de nos forteresses dégarnies, de nos services désorganisés, de nos généraux ignorants de la grande guerre, et témoin de la foudroyante campagne de Sadowa, avait traduit en dix mots l’impression causée en lui par l’organisation prussienne :

Ce n’est pas une armée, c’est une machine à broyer des bataillons.

Ernest Picard le connaissait. Il lui demanda :

— Quelle influence croyez-vous que cette journée puisse exercer en Allemagne ?

— Aucune ; elle ne retardera pas de vingt-quatre heures la marche sur Paris.

— Que feriez-vous ?

— La paix.

— Et c’est vous, un Alsacien, qui le dites ?

— Oui.

Ce sentiment, qui impliquait de la part de ceux qui en étaient imbus le devoir étroit, en se retirant, de ne point entraver une œuvre à laquelle ils ne croyaient pas, plus d’un des membres du gouvernement nouveau l’éprouvait, sans avoir osé tout d’abord se l’avouer à soi- même. Moins d’une semaine après son installation, des rumeurs sourdes, répercutées par quelques journaux, dénonçaient dans le ministère l’existence de deux camps : le groupe des timides, le groupe des hardis. On désignait M. Ernest Picard, ministre des finances, comme l’âme du premier ; M. Gambetta, de toute sa fougue de tribun, dominait le second. Rien, pourtant, n’était venu clairement déceler des difficultés intestines. Des indiscrétions seules, au sortir des séances du conseil, pouvaient apprendre à quelques familiers de l’Hôtel de Ville que le gouverneur de Paris, invité à se montrer aux gardes nationales en les convoquant à une revue solennelle, se dérobait en alléguant la perte de temps qu’occasionnerait la revue ; que, sur les aigres réclamations de l’irascible et indécis Vinoy, l’on n’avait osé le subordonner à l’entreprenant Ducrot, un cadet de grade ; que, devant l’imminence du péril, le gouvernement ne savait encore s’il s’établirait en territoire libre ou s’enfermerait dans la capitale ; que, des délégués des divers ministères ayant émigré vers Tours avec une portion du personnel primitif, le ministre de la justice, Crémieux, parti à leur tête et représentant à lui seul tout le gouvernement, avait obstinément refusé de partager avec aucun collègue le poids de la tâche écrasante qui allait lui incomber[1] ; qu’après bien des discussions, enfin, on s’était résolu à composer de trois membres la délégation de Tours, mais que nul ne consentait à figurer parmi les trois.

L’Allemand, lui, espérait fermement n’avoir qu’à ouvrir la main pour saisir la proie. C’était une opinion accréditée, de Reims jusqu’aux confins de la Silésie, qu’une paix dictée par le vainqueur n’était plus qu’une affaire de jours, peut-être d’heures. Si, parmi les hommes de la Défense nationale, quelques-uns envisageaient la résistance comme une héroïque folie, la plupart de nos adversaires montraient l’intime conviction de n’avoir point à redouter cette folie-là. Les chefs de corps n’étaient pas loin de penser qu’une marche vivement conduite prendrait Paris au dépourvu. Dans l’armée, on espérait mieux encore, et, de l’autre côté du Rhin, nul n’eût osé concevoir le moindre doute. Toutes les Gretchen teutonnes saluaient déjà le retour prochain de leurs fiancés. Les fouilles tudesques s’accordaient à considérer le reste du chemin à parcourir, pour les soldats de Guillaume, comme une simple promenade militaire.

Le rédacteur historiographe de la campagne pour le compte de la Gazette de Cologne écrivait de Château-Thierry à son journal :

Ils n’ont à Paris que 25.000 hommes de troupes régulières, 18 bataillons des départements voisins, 10.000 gardes champêtres, autant de pompiers. Comptons encore 50.000 gandins, petits crevés et autres vagabonds, qui se sauveront devant la première patrouille de uhlans, — je ne parle pas du premier obus, — et nous aurons tout dit.

Un confrère du correspondant précité, M. Arnold Wellmer, arrêté par un embarras de wagons, expédiait à sa famille ces lignes convaincues :

Je vous écris de Faulquemont, qui va reprendre son honnête nom allemand de Falkenberg. On me dit la voie obstruée. Quel malheur ! le ne verrai point la bataille devant Paris, car je n’y arriverai pas avant quinze jours ; et dans quinze jours nos camarades se promèneront depuis longtemps sur les boulevards !

Le grand état-major, malgré un optimisme après tout fort justifiable, ne se guidait cependant ni sur des suppositions aussi cavalières, ni sur des prophéties aussi fantaisistes. On n’y méconnaissait pas la grandeur du mouvement qui entraînait la République à tout entreprendre pour venger la France des désastres de l’empire. Le Journal officiel y avait apporté la série des décrets et des proclamations du gouvernement de la Défense nationale. D'autres journaux y avaient fait connaître des détails susceptibles de donner matière à réflexion. — Si jamais les Prussiens forçaient la première enceinte, avait dit le gouverneur de Paris à M. Henri Rochefort, je vous nommerais général des barricades et je vous remettrais le soin de la défense intérieure. Et comme il l’avait dit il l’avait à peu près fait. Sans attendre qu’une occurrence désespérée se manifestât, le général Trochu avait institué une Commission des barricades, avec Rochefort pour président. Des barricades ?... Enfantillage ! s’écriait à la vérité maint officier français. Mais, du côté des envahisseurs, on paraissait disposé à une appréciation moins dédaigneuse.

Ce n’était point un obstacle à mépriser, qu’un réseau de barricades dans une cité où les rues offraient plusieurs centaines de kilomètres de développement. Peut-être le roi Guillaume y songeait-il lorsqu’il s’écriait, à peu de jours de distance, dans un accès de philanthropie expansive que ses sujets ont enregistré :

— Assez de sang. Nous ne livrerons pas l’assaut. Nous prendrons Paris par la faim et par la soif !

Il ne faut jamais traiter d’enfantillage l’effort d’un peuple combattant pro aris et focis. Le vieux Moltke le savait bien. A son quartier général, il y avait aussi des hardis et des timides. Un officier supérieur, attaché au grand état-major, nous a laissé le résultat des méditations du stratégiste calme qui, entendant ne rien laisser au hasard, demeurait avec ceux-ci :

En dehors du blocus, un seul procédé aurait pu être mis en usage : celui d’une attaque de vive force. Mais on n’aurait eu que de très minimes chances de succès contre une place aussi sérieuse, protégée par des forts et un corps de place, tous à l’abri d’un assaut. Quelque insuffisamment organisées que fussent encore les forces ennemies, elles auraient suffi cependant, grâce à leur nombre, pour opposer derrière leurs remparts et dans les rues de la capitale une résistance que n’aurait pu surmonter peut-être l’attaque la plus héroïque des troupes même les plus braves... Puis, les conséquences d’un assaut manqué eussent été incalculables. Quel essor aurait pris, dans tout le pays, l’organisation de la résistance ! La confiance morale du défenseur d’une part, et d’autre part les pertes énormes qu’eut, subies l’assaillant dans sa tentative malheureuse, auraient rendu impossible toute entreprise ultérieure ayant pour objet de bloquer Paris[2].

Aussi, le grand conducteur des armées allemandes, avec ce sang-froid méticuleux et cette prudence méthodique qui jamais, depuis le début des hostilités, n’avaient consenti à engager des troupes contre un adversaire insuffisamment inférieur en ressources, traçait-il l’itinéraire simultané dos corps destines à l’investissement.

Les forces primitives de l’invasion — environ 450.000 hommes et 1.200 bouches à feu — avaient été divisées en trois armées.

La Ire armée (général Steinmetz) était entrée par Forbach, refoulant le corps Frossard.

La IIe armée (prince Frédéric-Charles), suivant une route parallèle, et venant se joindre à la Ire, avait barré la route de Verdun, coupé les communications de Bazaine et isolé le maréchal dans Metz.

La IIIe armée (prince royal de Prusse) avait pénétré par Wissembourg, écrasé en passant le corps Abel Douay jeté là comme une sentinelle perdue, et enfoncé à Frœschwiller les 45.000 hommes de Mac-Mahon.

Le blocus définitif de Metz et l’inaction de Bazaine avaient motivé bientôt une nouvelle distribution : avec les corps de la Ire et de la IIe armée, non maintenus sur la Moselle, renforcés par la garde et par des corps arrivant d’Allemagne (IVe corps, prussien ; XIIe corps, saxon) ; plus les 5e et 6e divisions de cavalerie, on avait formé de nouvelles colonnes, sous le nom d'armée de la Meuse. Celle-ci, placée sous le commandement du prince royal de Saxe, venait d’opérer conjointement avec la IIIe armée (Fritz). De la combinaison de ces deux masses, jointe à l’impéritie de Napoléon III, était résulté Sedan.

Donc, à la date du 15 septembre, les troupes en marche sur Paris et débarrassées désormais de toute barrière devaient occuper les positions suivantes :

Pour l’armée de la Meuse :

IVe corps (général d’Alvensleben), — Villers-Cotterêts.

Corps de la garde (prince Auguste de Wurtemberg), — la Ferté-Milon.

XIIe corps, (prince de Saxe), — Monthiers,

5e division de cavalerie (général de Rheinbaben), — Nanteuil-le-Haudouin ;

6e division de cavalerie (duc Guillaume de Mecklembourg), — Senlis.

Pour la IIIe armée :

VIe corps (général de Tumpling), — Meaux et Crely.

Ve corps (général de Kirchbach), — Farmoutiers.

IIe corps bavarois (général de Hartmann), — Rozoy.

2e division de cavalerie (général de Stölberg), — Tournan.

4e division de cavalerie (prince Albrecht de Prusse), — Provins.

Et, un peu en arrière, — car il avait fallu garder les prisonniers de Sedan :

XIe corps (général de Bose), —Reims.

Ier corps bavarois (général de Thann), — Epernay.

Division wurtembergeoise (général de Obernitz), — Château-Thierry.

Soit, 250.000 hommes, avec 800 bouches à feu.

L’armée de la Meuse avait pour tâche de se répandre sur les fronts nord de la capitale, suivant la rive droite de la Seine et la rive gauche de la Marne ; l’armée du prince royal devait fermer toute issue vers le sud ; l’une et l’autre se maintenant, sur leur ligne la plus avancée, hors de la portée efficace de l’artillerie des forts[3].

L’heure des sacrifices, pour nous, était venue.

Sacrifices volontaires, sacrifices immenses, mais dont chacun comprenait la nécessité.

A d’autres d’évaluer les millions qui s'en vont en fumée ou qui restent noyés sous les eaux, lorsqu’on met le fou à une forêt, à un village, ou qu'on fait sauter les écluses d’un canal... Les patriotes, eux, disaient : un mois d’occupation par un ennemi dévastateur, cela ne se chiffre pas par millions, mais par milliards !

Que de pertes, que de désastres, que de capitaux et d’existences engloutis parce que nous n’avions pas su à temps faire les sacrifices utiles !

Fallait-il laisser à Paris sa ceinture verdoyante de bois, laisser au Prussien les taillis pour s’y embusquer ? les fourrés touffus de Bondy, de Meudon, de Clamart, pour y prendre ses fascinages et se faire un abri contre notre canon ? nos hêtres et nos chênes pour réparer ses batteries ? nos bouleaux et nos tilleuls pour élever des palissades ?

Le feu et la hache, tardivement, éclaircissaient l’horizon de notre enceinte.

La forêt de Bondy, les bois de Montmorency, de Saint-Gratien, d'Enghien, étaient en combustion.

Bientôt, se disait-on, viendra le tour des bois de Ville-d’Avray, de Saint-Cloud, de Meudon, de Saint- Germain... de tout ce qui peut offrir un asile à l’ennemi, un obstacle au défenseur.

Le feu est un auxiliaire terrible, mais c’est aussi un auxiliaire capricieux. Nul n’en peut répondre. Tantôt la plus faible étincelle se communique de branchage en branchage avec une effrayante rapidité ; tantôt la flamme, un instant montée jusqu’au ciel, redescend, se calme et s’éteint. D’ailleurs, dans l'incendie d’une forêt, il n’y a pas seulement un foyer qui crépite et grandit. Il y a aussi, du côté où ne souffle pas le vent, du côté où la terre cl l’écorce ont gardé de la dernière pluie des traces plus humides, l’incandescence qui couve sous les rameaux tombés et les feuilles encore vertes. Parfois, les cendres brûlantes du brasier principal, emportées au loin, viennent créer, à des moments inattendus, des foyers secondaires.

La forêt de Bondy, disait à ce propos l’un des ingénieurs de la défense, a été mise en feu il y a deux jours. Pendant toute une nuit, des lueurs ont éclairé le ciel, puis ont soudain semblé disparaître. L’œuvre de destruction, pourtant, était loin d’être consommée. À l’heure qu'il est, et pour un temps qu’il n’est au pouvoir de personne de fixer encore, la forêt, immense brasier aux -rougeurs intermittentes, s’illuminera et s’éteindra tour à tour ; opposant à la marche de l’ennemi, à l'instant où peut-être il sera le plus loin de s’y attendre, une infranchissable digue, une digue de flammes.

Vains calculs ! Dans tous les bois où nous portions la torche, de menues branches crépitaient et entretenaient bien, pour quelques jours, un maigre bûcher ; mais la sève d’automne s’opposait vite à la marche envahissante du fléau.

 

Néanmoins, si nos forêts refusent de se consumer, les forces destructives que Paris a mises en jeu autour de lui rencontrent des résistances moins opiniâtres. Nos travaux d’art, les ponts, les viaducs qui assuraient la continuité des communications du dehors ; toutes ces œuvres qui représentent des années et dos millions sont immolées a la défense nationale.

Il ne se passe guère vingt-quatre heures, depuis une semaine, sans que l’alerte ne se répande parmi quelques- uns des gardes nationaux qui surveillent les abords de l'enceinte parisienne.

La nuit a été calme, les sentinelles n’ont rien vu ni entendu encore... Une détonation retentit.

— Aux armes ! crie-t-on.

Chacun sort du demi-sommeil où les heures monotones l’avaient petit à petit plongé, chacun arme son fusil et interroge l’horizon...

Rien qu’un léger nuage grisâtre, — fumée de poudre et de poussière mélangées, — qui s’élève au loin.

Un pont vient de sauter.

La mine, en jouant chaque nuit, met entre les Prussiens et nous ces deux larges fossés naturels qui s’appellent la Seine et la Marne.

A l’inertie coupable des semaines précédentes a succédé une véritable fièvre de dévastation. Ponts, viaducs, ouvrages de toute sorte, sont livrés, sans compter, à la poudre ou à la dynamite. On sacrifie jusqu’au pont d’Asnières, aboutissant à la presqu’île de Gennevilliers que barre une seconde fois la Seine ! Sur plus d’un autre point, on oublie de se demander si l’œuvre détruite n’eût pas été plus utile à l’assiégé qu’en l’assiégeant. Enlever à celui-ci les moyens de parvenir jusqu’à nous, c’est aussi nous ôter les moyens de parvenir jusqu’à lui. Jeter bas les millions serait peu ; mais compromettre les lendemains de la résistance constitue une faute irréparable. Le génie militaire semble vouloir confiner Paris dans un rôle de défense passive et lui interdire tout retour vers le dehors.

Et cependant les abords de l’immense forteresse ne sont pas rendus, sur toute leur périphérie, inaccessibles à un ennemi grisé par ses succès. Aussi les ouvriers appelés par l’autorité militaire viennent-ils en foule aider les soldats du génie et les gardes mobiles à semer d’obstacles les routes.

En avant des points vulnérables de notre double enceinte, on pratique de nombreux travaux, — travaux d’ordre secondaire, il est vrai, mais qui donneront aux ouvrages intérieurs le temps de s’achever. Les grands chemins et les avenues sont coupés de tranchées, entravés par des abattis d’arbres ou des amoncellements de matériaux de toute sorte. Plus près, on creuse des trous-dé-loup, que l’on garnit de pieux aigus. Nos belles voies extérieures se métamorphosent en une série d’échiquiers.

Au sommet des buttes Montmartre, sur un terrassement de sable, derrière un parapet dûment gabionné, s’alignent en batterie huit splendides canons de la marine, de ces canons dont la portée utile dépasse 7 kilomètres. Leur tir protège les sinuosités du cours de la Seine et peut envoyer des boulets jusqu’à Argenteuil.

Sur le versant nord des buttes, derrière la tour Malakoff dont les Parisiens connaissent bien les murs bariolés, on a placé une batterie semblable, dont les feux plongeants passent entre le fort de la B riche et ceux de Saint-Denis. A mesure que les journées s'écoulent, les préoccupations de la défense embrassent un plus vaste champ.

Chacun vient joindre son effort à l’effort de chacun. Tandis que le soldat aiguise sa lame ou compte ses cartouches, tandis que l’ouvrier taille glacis ou créneaux, le savant guerroie aussi à sa façon. Courbé sur sa table de travail ou sur son fourneau de chimiste, il arrache à la science des moyens de combat nouveaux et imprévus.

Puis, à l’inverse des faiseurs de projets, on voit ceux qui, plus modestes, se bornent à chercher quelles précautions simples et immédiates nous avons à prendre contre l’ennemi.

Les secrétariats des ministères sont pleins de lettres, les journaux sont pleins d’articles où chacun vient signaler les desiderata de la situation. Les observations pratiques s’y heurtent aux idées saugrenues.

L’un prescrit un examen attentif des issues souterraines et une surveillance rigoureuse exercée ; sur les ouvertures des carrières ou des catacombes. D’autres nous mettent en éveil au sujet du rôle que pourrait jouer notre système d’égouts. Les envahisseurs, prétendent-ils, auraient songé déjà à en tirer parti pour pénétrer. Ils savent qu’on peut s’y tenir à hauteur d’homme ; ils connaissent exactement la situation des bouches, leurs dimensions, qu’au besoin ils se feraient forts d’agrandir ; et ils ont un plan tout tracé pour faire usage de ces précieuses notions.

Rien, au surplus, n’autorise à accueillir ironiquement les appréhensions même les plus exagérées. Les armées que nous nous préparons à combattre possèdent la connaissance minutieuse de la topographie du sol et de la configuration de la place, comme aussi des ressources de ses abords ; de ces ressources que nous nous efforçons, — infructueusement, — d’anéantir.

Dans une brochure publiée à Berlin, en 1867, par un capitaine de l’artillerie prussienne, ne lit-on pas qu’en cas d’attaque de Paris, la forêt de Bondy serait d’un précieux secours aux assaillants, qu’ils pourraient aisément s’y dissimuler, et que rien ne leur serait plus facile que de s’en faire un refuge en supposant un assaut repoussé de ce côté ?

On le voit, ce n’est point d’aujourd’hui que date, la prédilection du Prussien pour les bois. L’attrait que lui inspire la forêt de Bondy n’a d’ailleurs rien de surprenant. — Ce n’est que de l’instinct, sans doute !

Cette exclamation, chacun la jetait involontairement au récit, apporté chaque jour par les quelques journaux étrangers qui nous parvenaient encore, des atrocités commises par l’armée assiégeant Strasbourg.

On se racontait avec horreur les scènes du bombardement, la destruction de monuments séculaires, l’incendie de cette bibliothèque sans pareille à laquelle, la science allemande doit tant.

Nous apprenions d’avance ce qu’allait être le siège, et nous disions à Strasbourg merci, pour nous avoir montré à souffrir.

 

Sur un des côtés de celte place, unique au monde, dont l'histoire a enregistré les fastes en la désignant tour à tour sous les vocables de place Louis NY, place de la Révolution et place de la Concorde, — non loin des premières arcades de la rue de Rivoli, s’élève, entre deux figures allégoriques du même genre, une statue de pierre posée sur un socle élevé. La base de granit porte, incrusté en lettres capitales, ce nom désormais immortel :

STRASBOURG.

Les promeneurs qui naguère traversaient la place, n'accordaient à l’image sculptée qu’une attention promptement distraite ; leurs yeux se portaient plus volontiers vers les jets d’eau éblouissants, les façades monumentales et les avenues dont les arbres, près de là, dressent leurs cimes vers le ciel.

Tout au plus si parfois, en contemplant la statue, quelque enfant s’extasiant sur ses dimensions la désignait du doigt.

Qu’elle est grande !

Ce que l’enfant eût dit alors, chacun le redisait maintenant en se découvrant le front. Autour du piédestal, Paris défilait, tantôt grave et recueilli, tantôt fiévreux et emporté.

En accourant en foule au pied de la statue devenue comme l’incarnation de l’antique capitale de l’Alsace. Paris ne voulait pas seulement rendre hommage à la gloire de Strasbourg ; Paris venait chercher un exemple. Et c’était un moment saisissant que celui où une multitude tout enflammée d’une sombre énergie s’écriait, en levant la main vers l’image ensevelie à moitié sous les drapeaux et les emblèmes :

Nous jurons tous de faire comme toi !

Dès le premier jour, un registre était ouvert, recevant les signatures des citoyens. Sur la première page, les membres du gouvernement de la Défense nationale avaient tracé leurs noms au-dessous de cette dédicace :

Honneur à nos frères défenseurs de Strasbourg.

Le piédestal abondait en inscriptions votives, mêlées aux fleurs et aux couronnes que des mains pieuses apportaient.

Tout en haut brillaient ces quatre mots destinés à rester dans le souvenir des générations futures comme la devise sublime de ceux qui défendaient Strasbourg :

VIVRE LIBRES OU MOURIR !

Des poètes avaient aussi apporté leur tribut : odes, stances, quatrains se pressaient côte à côte. Certes, il ne fallait pas nourrir d’illusion ; Corneille eût fait mieux, les versificateurs improvisés n'avaient pas su toujours respecter la cadence ni donner à la. rime toute /a richesse à laquelle elle avait droit... Qu’importe ! C'est avec ces documents-là que se reconstruit l’histoire.

Des frissons couraient dans cette foule dont les noms venaient pêle-mêle remplir le registre d’honneur : les fils avec leurs pères, les femmes avec leurs maris. Des bouquets, des palmes étaient hissés au faîte de la statue, aux applaudissements de l’assemblée. Entreprise parfois périlleuse. On vit un tout jeune gars risquer presque sa vie. pour aller poser sur la tète de Strasbourg une couronne civique.

L’enfant redescendu, on lui demanda son nom.

— le m'appelle Eugène Ferrand.

 

En voilà un qui, certes, aura dans soit existence un ineffaçable souvenir.

Le livre des signatures, richement relié, est soigneusement conservé parmi nous. Mais c’est à Strasbourg elle-même qu’il appartient, et s'ils eussent vu inscrits sur ses feuillets les noms de leurs frères de Paris prêts à les suivre dans la voie glorieuse qu’ils traçaient, nos frères d’Alsace eussent pu dire :

Nous étions le drapeau : ils sont, eux, la légion !

 

Ainsi s'enflammaient les cœurs. Tout entier aux pensées généreuses, absorbé par la grande œuvre de la lutte prochaine, Paris ne prêtait qu'une attention médiocre aux bruits de médiation diplomatique dont quelques gazettes essayaient quotidiennement de l'entretenir.

Quoi ! entendait-on dire dans les groupes, quoi ! les hordes de Guillaume souillent notre territoire, l’Allemagne foule le sol de la France, ses solda fs bouleversent nos villes, incendient nos villages, dévastent nos champs, outragent nos femmes, enchaînent nos frères et nos fils, fusillent nos paysans, brûlent nos fermes, dévorent nos moissons...... et l’on vient nous parler de paix !

Paris, avec ses trois cent mille combattants, peut résister ; Paris doit se défendre.

Que les faibles s’en aillent ; que les pusillanimes disparaissent ; que les poltrons fuient pendant qu’il en est temps encore, Paris ne veut pas de timides dans ses murs ; il lui faut des hommes et non point des lâches.

Voilà ce que l’on entendait. Et il n’y avait qu’une voix pour le redire. Car ils ne laissaient rien derrière eux, les successeurs d’Attila.

Ils savaient sur le bout du doigt l’art de piller avec méthode et de détruire selon les règles.

Là où ils ont passé, il ne rosie plus qu’un désert.

Ils ne demandent pas. ils prennent. Si on leur résiste, ils fusillent. Du reste, ils fusillent aussi si on ne leur résisté pas.

Peut-être ne viendront-ils pas sous Paris, pensait-on par moments ; peut-être songent-ils à voler, à violer, à assassiner la France.

D’aucuns assuraient qu’un de leurs corps se dirigerait sur la Normandie, d’où il se rabattrait du côté de la Picardie ; qu’un autre corps, passant par Dijon, aurait pour objectif les fertiles provinces de la Loire ; qu’un troisième marcherait vers l’Ouest, et qu’ils mettraient ainsi en coupe réglée nos plus riches provinces.

L’exaspération arrivait alors à son comble. Il fallait entendre dans les cafés, sur les boulevards, devant les mairies, les discussions entre citoyens et les apostrophes aux envahisseurs ! En se reportant à ces heures de colères et d’enthousiasme, on comprend mieux toute la grandeur du rôle que se proposait de jouer la population parisienne : sauver la France !

 

Cette effervescence patriotique se manifestait partout, mais principalement dans les grandes réunions, où le contact des hommes entre eux, où le choc des discours et des idées attisaient encore le feu allumé dans les âmes.

Telle la revue de la garde nationale, enfin passée le 13 septembre par le gouverneur de Paris.

Trois cent mille citoyens défilant aux cris de : Vive la France ! Vive la République ! et jurant sur leurs armes de vaincre ou de mourir : tel fut le spectacle auquel assista Paris ce jour-là, sur toute la profondeur de l’immense revue qui, de la place de la Bastille, déployait ses colonnes jusqu'à l’Arc de Triomphe.

Inoubliable souvenir, que l'écho prodigieux de ces déclamations. Tableau grandiose d'union qui arrachait à l'impassible Trochu cet ordre du jour aux phrases ardentes :

ORDRE

Jamais aucun général d’armée n'a eu sous les yeux le grand 'spectacle que vous venez de me donner : trois cents bataillons de citoyens, organisés, armés, encadrés par la population tout entière, acclamant, dans un concert immense, la défense de Paris et de la liberté.

Que les nations étrangères qui ont douté de vous, que les armées qui marchent sur vous ne l’ont-elles entendu ! Elles auraient eu le sentiment que le malheur a plus fait en quelques semaines, pour élever l’Ame de la nation, que de longues années de jouissances pour l'abaisser. L'esprit de dévouement et de sacrifice vous a pénétrés, et déjà vous lui devez le bienfait de l’union des cœurs qui va vous sauver.

Avec notre formidable effectif, le service journalier des gardes dans Paris ne sera pas de moins de soixante-dix mille hommes en permanence. Si l’ennemi, par une attaque de vive force, ou par surprise, ou par brèche ouverte, perçait l’enceinte, il rencontrerait les barricades dont la construction se prépare, et ses tètes de colonne seraient renversées par l’attaque successive de dix réserves échelonnées.

Ayez donc confiance entière, et sachez que l’enceinte de Taris, défendue par l’effort persévérant de l’esprit public et ; par trois cent mille fusils, est inébranlable.

Gardes nationaux de la Seine et Gardes mobiles,

Au nom du gouvernement de la Défense nationale, dont je ne suis devant vous que le représentant, je vous remercie de votre patriotique sollicitude pour les chers intérêts dont vous avez la garde.

A présent, à l’œuvre dans les neuf secteurs de la défense. De l’ordre partout, du calme partout, du dévouement partout !

 

Général TROCHU.

 

Depuis l’heure mémorable où Mirabeau, du haut de la tribune, demandait aux législateurs de 1789 de voter l’institution de la Garde bourgeoise, bien d’autres fois déjà la milice citoyenne s’était trouvée mêlée à nos événements nationaux ; jamais elle n’avait affirmé et jamais on n’avait affirmé avec un tel éclat sa volonté de participer aux destinées du pays.

Ces longs vivats n’étaient pas seulement un vœu de délivrance et un cri de guerre jeté par trois vaut mille poitrines. C’était la voix même de la patrie qui criait : En avant !

 

 

 



[1] GLAIS-BIZOIN, Cinq mois de dictature.

[2] Le major W. BLUME, Opérations des armées allemandes après Sedan. Traduction Costa de Serda.

[3] Ordre de marche arrêté au grand quartier général :

Armée de la Meuse. — La 6e division de cavalerie, avec deux équipages de pont et le 4° bataillon de chasseurs, séjournera le H septembre à Beaumont et à Pontoise ; marchera le 18 sur Poissy, y jettera un pont sur la Seine, poussera son avant-garde sur la rive gauche et prendra position le 19 vers Chevreuse.

La 5e division de cavalerie se portera, le 17, sur Monsoult ; le 18, sur Pontoise ; le 19, entre Poissy et l'aile gauche de la 6° division.

Le IVe corps fera séjour, le 17, à Nanteuil ; marchera, le 18, sur Ménil-Amelot ; le 19, sur Saint-Brice, en poussant ses avant-postes sur la ligne Argenteuil, Deuil, Montmagny, Sarcelles.

La brigade de uhlans de la garde établira par Saint-Germain, si c'est possible, la liaison avec la 5e division.

Le corps de la garde séjournera, le 17, à Acy ; se portera, le 18, sur Thieux ; le 19, sur Roissy, avec avant-postes sur la ligne Arnouville, Garges, le Blanc-Mesnil, Aulnay-lès-Bondy.

Le XIIe corps séjournera, le 17, vers Lisy ; marchera sur Claye le 18, et, le 19, s’établira sur la ligne Sevran, Livry, Montfermeil, Chelles.

Armée du Prince Royal. — La 2e division de cavalerie franchira la Seine, le 17, à Ris, Juvisy et Villeneuve ; le 18, elle se dirigera sur Saclay, eu cherchant à se mettre en communication avec la division de Chevreuse.

Le Ve corps se portera, le 17, vers Villeneuve-Saint-Georges, passera la Seine le 18 et ira jusque vers Palaiseau et Bièvre ; le 19, il occupera Versailles et poussera ses avant-postes vers Saint-Cloud, Sèvres et Meudon.

Le IIe corps bavarois franchira la Seine près de Corbeil ; le 17, il prendra ses cantonnements sur la rive gauche ; il marchera, le 18, sur Longjumeau, en envoyant une brigade sur Montlhéry. Le 19, il s'avancera vers Paris, et établira ses avant-postes du parc de Meudon à l'Hay.

Le VIe corps se portera, le 17, aux environs de Roissy et d’Ozoir-la-Ferrière ; le 18, sur Villeneuve-Saint-Georges et Brunoy. Le 19, passage de la Seine ; avant-postes de la Bièvre à l’Hay, avec fort contingent à Choisy-le-Roi.

La 4e division de cavalerie franchira la Seine, le 17, à Fontainebleau pour éclairer le pays dans la direction de la Loire.

Le Ier corps bavarois se dirigera de manière à atteindre Montlhéry, par Corbeil, le 22.

Le XIe corps d'armée, de façon à passer par Meaux pour gagner, à la même date, Boissy-Saint-Léger.

La division wurtembergeoise s’avancera dans la vallée de la Marne, le 18, jusqu'à Lagny.