PARIS SOUS LES OBUS

19 Septembre 1870 - 3 Mars 1871

 

CHAPITRE PREMIER. — L’HÉRITAGE DE L’EMPIRE.

 

 

L’invasion. — Un regard en arrière. — La veille et le lendemain du 4 septembre. — La mission du gouvernement de la Défense nationale. — La duplicité prussienne. — Apprêts de défense. — Les épaves d’une armée. — Les camps parisiens. — Prouesses allemandes. — Les revenants. — Haut les cœurs !

 

L’invasion !

Sept corps allemands sont en marche sur Paris, télégraphiait le roi Guillaume à Berlin, le soir de Forbach et de Wœrth, vingt et un jours après la déclaration de guerre du 16 juillet 1870.

Depuis près d’un mois déjà, les armées prussiennes s’avançaient sur nos routes et dans nos campagnes. Leurs hordes foulaient insolemment le sol français. Pour.la' troisième fois en un siècle, le torrent de Germanie, roulant le Ilot de ses peuples affamés, se répandait dans nos villes et submergeait nos plaines.

L’invasion ! l’invasion avec son sinistre cortège d’incendies et de massacres ; l’invasion avec ses sanglantes lueurs ! L’invasion, image effroyable devant laquelle le pays, réveillé en sursaut de dix-huit années d’engourdissement, jetait aux hommes cramponnés au pouvoir un long cri de douleur, de honte et de rage : des armes !

N’avions-nous pas encore un allié fidèle : le temps ? Le temps, qui ne remporte pas les victoires, mais qui prépare les batailles. Chaque jour qui s’écoulait n’était-il pas un secours pour nous, et, pour nos ennemis, la défaite peut-être ?

Pendant près de trois semaines, l’armée du prince royal de Prusse, de notre Fritz, comme ils l'appelaient, venait de manœuvrer à vide, n’avançant qu’avec une prudente lenteur, décidée à n’accepter le combat que deux contre un, étonnée d'effectuer librement la traversée des Vosges, de cette puissante digue d’arrêt que notre tradition nationale, aussi bien que les lois de la stratégie, eussent fait un devoir de disputer pouce à pouce, et que les subordonnés de Napoléon III avaient laissée loin derrière eux. L’armée de Frédéric s’était attardée.

 

Une armée qui s’attarde fond sous les pluies, le froid des nuits, le manque de vivres. — Devions-nous attendre, nous ?... Fallait-il négocier ?

Attendre, c’était la ruine assurée du pays. — C’était le doute, il est vrai, pour le sort des Bonaparte ! El, dans la capitale, le pouvoir croulant ne gardait plus souci et force que pour étouffer les colères d’un peuple qui se voyait livré à l’envahisseur ! Et, dans les provinces, l’appel des hommes valides, le rassemblement des volontaires ne s’accomplissaient qu’à travers l’étroitesse des formalités imposées par une administration caduque ! Et là-bas, en deçà des Vosges maintenant, le prince royal, rassuré, doublait la rapidité de sa marche.

Mouvement masqué tout d’abord par ta multiplicité des points où se montraient simultanément les troupes qu’on voyait rayonner à la fois vers Varennes et Sainte-Menehould, sur la ligne de l’Argonne ; à Vitry, dans la Manie ; à Vassy, à Saint-Dizier, dans la Haute-Marne ; à Brienne, dans l’Aube ; — bref, sur une étendue embrassant, du nord-ouest au sud-ouest, plus de quarante lieues ! — Mais mouvement qui d'heure en heure s’accentuait davantage ; les ministres de l’empereur avaient dû se résigner à en laisser échapper l'aveu officiel. On apercevait nettement l’armée du fils aîné de Guillaume s’avançant vers Paris, tandis que les uhlans, — ces terribles uhlans que certaines de nos populations commençaient à tenir en respect avec des pioches et des pelles lorsqu’elles n’avaient pas de fusils sous la main, — poussaient leurs incursions dans tous les sens et jusqu’à rencontrer, sujet d’indicible stupéfaction~.pour les chefs de l’armée prussienne, le camp de (Huilons évacué hâtivement par les nôtres !

Car l’armée de Mac-Mahon, se rabattant vers le nord (Reims), pointait presque aussitôt vers l’est (Vouziers). Ce qui restait de force française organisée courait s’enfoncer dans la gigantesque tenaille dont les 200.000 Allemands du prince royal de Prusse et les 150.000 du prince royal de Saxe serraient les deux branches. Incroyable abandon de la ligne de la Marne ; abandon criminel de la défense de Paris, accompli sous la pression des dépêches affolées où le ministre de la guerre Palikao sommait le maréchal de se diriger vers Bazaine bloqué autour de Metz.

Défendre les approches de la capitale eût été défendre la patrie même... Ne fallait-il pas avant tout que la dynastie fût sauve ? — Alourdi par la pesante maison impériale ; rivé, comme à un boulet, au souverain morne et incohérent qui persistait à encombrer l’état-major de sa présence, l’armée de ses fourgons, et les campements de ses cuisines ; troublé dans ses responsabilités et gêné dans son commandement, le duc de Magenta parvenait le 31 août sur la Meuse, après avoir parcouru un immense demi-cercle à l’intérieur duquel le prince royal, se mouvant à son aise, avait conservé toute son avance sur lui.

Et puis, Beaumont, Mouzon, tentatives folles aboutissant à se mettre une rivière à dos ; combats désordonnés dont le télégraphe, instrument impassible, condensait le récit en cette ligne sinistre : La Meuse charrie de nombreux cadavres.

Et puis, Sedan !

Sedan, après Gravelotte et Vionville ; Frœschwiller précédant Gravelotte ; Wissembourg, précurseur de Frœschwiller ! De toute la France, désarmée et prisonnière en deux coups de filet, il ne restait que Paris.

 

Mais au cri d'angoisse qui fait comme l’écho du dernier coup de canon de Sedan, répond bientôt sur tout le territoire un autre cri : La guerre !

Allons, debout, France ; notre France, debout !

Tes plus beaux enfants sont tombés ; que d’autres générations se lèvent ! Que pères et fils marchent côte à côte s’il le faut ! Que vieillards et enfants se dressent derrière leurs cadets et leurs aînés ! Qu’après la muraille de leurs poitrines et de leurs baïonnettes, l’on trouve d’autres baïonnettes et d’autres poitrines ! S’arrêter à la page la plus lamentable de notre histoire ? Non. Ah ! si nous ne pouvons la déchirer, cette page sombre, nous en préparerons du moins une que l’avenir peut-être illuminera !

Nos ressources sont englouties ? Nous en trouverons d’autres. Le Trésor est vide ? On le remplira. L’ennemi nous pressure ? On empruntera. Nos bataillons désarmés sont, comme des troupeaux, chassés au loin par la chiourme prussienne ? Nous ferons sortir du sol de nouveaux bataillons. Trop de sang, généreux, a coulé ? Nos veines ne sont point taries.

Mais le roi de Prusse a déclaré qu’il menait la guerre contre Napoléon III, non contre Je pays ? — Illusion ! Guillaume encore incertain du sort des armes pouvait tenir semblable langage ; Guillaume victorieux ne veut plus partir les mains vides.

Mais l’empereur prisonnier, c’est la paix ? — Mensonge ! L’empereur, comme il a fui la mort, a fui la responsabilité : cet homme qui s’est investi du droit de déclarer la guerre, proclame qu’il a perdu le droit de parler de la paix. Et n’entendez-vous pas l’écho du quartier prussien : Nous ne traiterons qu’à Paris ! Chance pour chance, mieux vaut combattre. On se relève d’un désastre ; on ne se relève point de la honte... Debout, la nation !

 

Paris fait le 4 septembre,... ou plutôt le 4 septembre se fait. Révolution sans exemple. Chute d’un pouvoir tombant sous le plus lourd opprobre militaire que la France eut jamais subi. Journée où pas une voix ne s’éleva en faveur du régime qui s’effondrait ; où la servilité des courtisans et des thuriféraires de la veille n’eut d’égale que l’indifférence des spectateurs du lendemain. La province, le soir même, en apprend les paisibles péripéties résumées en cette proclamation concise comme une dépêche :

Français.

Le peuple a devancé la Chambre, qui hésitait. Pour sauver la patrie en danger, il a demandé la République.

Il a mis ses représentants non au pouvoir, mais au péril. Citoyens, veillez à la Cité qui vous est confiée ; demain vous serez, avec l’armée, les vengeurs de la patrie !

 

Les onze députés républicains de la capitale[1], portés au pouvoir par l'acclamation populaire, mettent à leur tête le gouverneur de Paris, le général Trochu. un homme d’opposition appelé naguère à ce poste par l'empire agonisant ; un soldat éclairé et un cœur brave, mais un esprit irrésolu ; un chef militaire que l'histoire ne tardera pas à charger du plus irrémédiable des crimes : le manque de foi.

Cependant, les faiblesses et les hésitations du gouverneur de Paris restent encore cachées au fond des replis de sa conscience. Invité à prendre place parmi les mandataires momentanés de ses concitoyens : Oui, répond-il ; mais à la condition expresse que je serai leur président. Réponse ferme, allant au-devant des vœux de tous. Indice d’une âme que ne doit point effrayer la perspective de résolutions viriles.

De l’homme qui, le premier, quatre années auparavant, a su, dans un livre technique célèbre[2], traduire avec éloquence ses inquiétudes et formuler avec énergie ses revendications, le pays attend et espère une impulsion vigoureuse et, s’il le faut, révolutionnaire. En lui s’incarne, pour l’instant, notre espoir anxieux. Les départements, galvanisés par l'appel à la résistance, s’apprêtent à  créer de toutes pièces des armées nouvelles. On fouille les dépôts d'hommes, on sonde les dépôts d’armes. Epuisés les uns, gaspillés les autres. N’importe. On forgera, des fusils et l’on improvisera des soldats. Ne vient-on pas d’improviser des ministres ? Et n’applaudit-on pas frénétiquement au premier acte de celui de ces ministres que la volonté de ses collègues a investi de la tâche la plus délicate en le chargeant de présider à nos relations avec les autres puissances ?

Dès le 6 septembre, en effet, vingt-quatre heures à peine après avoir pris possession de ses bureaux, le nouveau secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, M. Jules Favre, a expédié à tous nos représentants en Europe la circulaire destinée il acquérir un si rapide et si triste renom. Au cours de cette circulaire, après avoir nettement séparé la cause de la république de la cause de l’empire, le ministre ajoute :

Le roi de Prusse veut-il continuer une guerre impie qui lui sera au moins aussi fatale qu’à nous ?

Faut-il donner au monde du XIXe siècle ce cruel spectacle de deux nations qui s’entre-détruisent, et qui, oublieuses de l’humanité, de la raison, de la science, accumulent les ruines et les cadavres ?

Libre à lui : qu’il assume cette responsabilité devant le monde et devant l’histoire !

Si c’est un défi, nous l’acceptons.

Nous ne céderons ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses.

Une paix honteuse serait une guerre d’extermination à courte échéance.

Fières paroles, et phrases imprudentes. Le vaincu adressait par toutes les voies de la publicité européenne son ultimatum au vainqueur ! Se liant par des engagements que l’avenir n’allait pas tarder à taxer de téméraires, il rejetait par avance toute tentative de médiation qui n’adopterait pour base l'intégrité absolue du sol. Quelle fortune pour la Prusse conquérante que cet orgueilleux défi, où, devant ses serres avides, s’isolait un adversaire moribond !

Et cependant, jamais pièce gouvernementale ne traduisit mieux les sentiments d'un peuple ! Jamais document n’inspira semblable enthousiasme. Paris, en particulier, l'accueillit avec exaltation. Ab ! si l’art de gouverner consiste uniquement à se placer, comme un miroir, en face de l’opinion, en aucun temps l'opinion n’eut un reflet plus fidèle. Une faute lourde, si l’on veut, que cette circulaire du 6 septembre, mais une faute commise sous la pression de tous ceux dont elle allait faire des victimes. Une faute, soit ; mais jamais faute ne réunit plus de complices.

 

Ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses, apparaît comme la formule lumineuse du devoir national. Les stupeurs se dissipent, la confiance renaît, l’élan se propage. Dans la plupart des chefs-lieux s’instituent des comités de défense ou d’armement. L’effort individuel se superpose à l’effort collectif. Sur les lianes des chemins de fer, une incessante succession de trains fait converger vers la grande cité canons, affûts, munitions, vivres.

De l’Hôtel de Ville, où le gouvernement s'est établi en permanence, les ordres se succèdent et s’éparpillent. Peut-être, dans ce flot de télégrammes, un observateur chagrin découvrirait-il parfois quelques contradictions ; mais l’esprit public n’est ni à l’analyse, ni à la critique. Au milieu des préoccupations auxquelles si peu étaient préparés, les nouveaux gouvernants ont au moins su trouver un mot : leur nom. Ils sont le gouvernement de la Défense nationale. Un beau titre. Puissent-ils ne point le démentir ! Leur tâche, en somme, ne dépassera pas l’effort dont ils sont capables, s’ils réussissent, tandis qu’il en est temps encore, à associer devant le monde la France tout entière à l'œuvre entreprise. Appelés à l’honneur et au péril en un jour de lièvre, il leur appartient d’appeler au péril et à l'honneur d’autres mandataires librement élus par le peuple. Us le savent. Le sentent-ils ? Oui, sans doute : le 8 septembre, une proclamation et un décret convient la nation ii élire une assemblée souveraine :

Français.

En proclamant il y a quatre jours le gouvernement de la Défense nationale, nous avons nous-mêmes défini notre mission.

Le pouvoir gisait à terre : ce qui avait commencé.par un attentat finissait par une désertion. Nous n’avons fait que ressaisir le gouvernail échappé à des mains impuissantes.

Mais l’Europe a besoin qu’on l’éclaire. Il faut qu’elle connaisse par d’irrécusables témoignages que le pays tout entier est avec nous. Il faut que l'envahisseur rencontre sur sa route non seulement l'obstacle d’une ville immense résolue à périr plutôt que de se rendre, mais un peuple entier, debout, organisé, représenté, une Assemblée enfin qui puisse porter en tous lieux, et en dépit de tous les désastres, l’âme vivante de la Patrie. En conséquence. Le gouvernement de la Défense nationale décrète :

Article premier. — Les collèges électoraux sont convoqués pour le dimanche 16 octobre, à l'effet d’élire une Assemblée nationale constituante.

Art. 2. — Les élections auront lieu au scrutin de liste, conformément à la loi du 15 mars 1819.

Art. 3. — Le nombre des membres de l’Assemblée constituante sera de sept cent cinquante.

 

Pourquoi le 16 octobre ? Pourquoi cotte date lointaine ? Pourquoi ce délai que les événements transformeront à leur gré ? Espère-t-on, par hasard, que Je Prussien, d’ici là, arrêtera généreusement la progression de ses colonnes ? On le croirait presque, à en juger par la candeur avec laquelle le ministre des allaires étrangères s’efforce d’entamer des négociations d'armistice et de paix. On renonce à toute espèce de conjecture lorsqu’on regard on place cette circonstance que 31. Jules Favre, inquiet de l’appréciation de collègues qu'il estime trop surexcités, s’ouvre de ses desseins à un seul d’entre eux, et sous forme confidentielle[3].

Toujours est-il que, proclamation et décret à peine lancés, le vice-président du gouvernement de la Défense nationale s’abouche, par ['intermédiaire de l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie, le prince de Metternich, avec l’ambassadeur d’Angleterre, lord Lyons ; réclame les bons offices de celui-ci pour transmettre au prince de Bismarck des ouvertures... Trois jours après avoir brûlé ses vaisseaux dans les déclarations enflammées du 6 septembre, le ministre français fait tenir au chancelier prussien cette demande :

Veut-on entrer en pourparlers pour arriver à un armistice et à une conférence sur les conditions de la paix ; et avec qui entend-on engager cette conversation ?

L’homme d’Etat de l’Allemagne sait à merveille à quoi s’en tenir sur ses intentions propres. Néanmoins il réclame le droit de réfléchir. Oh ! un petit nombre d’heures : trois ou quatre jours seulement ! Le temps, sans doute, de s’assurer que l’Europe saura, indifférente, assister à notre ruine. Sa réponse, annonce-t-il, pourra se produire vers le 13. — Le 13, retenons bien cette date. Nous y verrons éclater, avec les preuves- de la rouerie que la Prusse ne dédaigne pas démettre au service de sa force, la justification de la partie suprême où le pays, contre son existence, va jouer son honneur.

A Paris et autour de Paris, les préparatifs se poursuivent. Des corps francs s’organisent. On rallie le long des voies ferrées tout ce qui, dans la garde mobile, a pu recevoir un uniforme et un fusil. Bientôt on rallie même ce qui ne possède ni fusil ni uniforme. On arme les forts. On reconstitue le matériel qui fait défaut, en empruntant, à la marine ses pièces de gros calibre. Dans tous les ateliers de l’Etat, on force le travail. Partout où il y a des fourneaux, du bronze et de l'acier, l’on chauffe, l’on fond et l’on forge.

Dans l’immense catastrophe où s’est engloutie la fortune de la France, quelques épaves ont surnagé. Paris les recueille. Décidée à tenir jusqu’à ce que le pays la délivre, la capitale concentre ce qui subsiste encore de forces à peu près organisées : réservistes retardataires ou renforts arrêtés à temps.

Quelques régiments, formant le corps d’armée du général Vinoy, ont échappé au dernier désastre : De Mézières, de Soissons, de Laon, ces régiments nous parviennent, traqués de près par l’ennemi.

 

A Laon, 15.000 hommes d'infanterie, 10 batteries d’artillerie couronnent les plateaux élevés qui dominent la ville lorsque les éclaireurs prussiens se montrent dans la plaine.

L’occasion de vaincre se présenterait-elle enfin ? Le nombre, ce terrible auxiliaire des envahisseurs, nous laisserait-il', pour une fois, lutter à chances égales ? Qui sait ? La première revanche est peut-être là, sur ces coteaux ! Les soldats français brûlent de se mesurer avec l’ennemi... Impossible ! Paris les appelle.

Les faisceaux sont rompus ; les baïonnettes rentrent dans les fourreaux ; les courroies sont Bridées sous les sacs. La colonne se forme. En route ! Le lendemain, ce sera autour de l’artillerie.

Ces dix batteries, Paris les réclame.

En un clin d’œil, les câbles s’accrochent aux flancs des attelages, les artilleurs escaladent les caissons ou sautent en selle. Les tentes ployées se tordent sur la croupe des chevaux, et le cri : En avant ! retentit au moment même où les premiers bataillons prussiens sont signalés en arrière. Retournera-t-on les pièces contre eux ? Hélas ! l’artillerie seule, et sans l’appui d’une autre arme, est impuissante ; tenter de combattre, ce serait livrer les canons.

Ce qu’il faut au contraire, c’est les sauver, les ramener coûte que coûte. Et les artilleurs excitent les chevaux, et les lourdes roues ébranlent le sol ; la route se crevasse sous leur poids et leurs ressauts ; un galop infernal commence et ne discontinue pas. La pluie tombe à grosses' gouttes, puis en lignes serrées, puis obscurcit tout le ciel. Les batteries galopent toujours vers Paris. Toute une nuit se passe sur ce chemin qu’il faut dévorer sans un repos, sans une balte, sans une minute d’arrêt.

A six heures du matin, le train entier franchit les portes, aux acclamations des Parisiens. Soixante bouches à feu sont sauvées.

En même temps que ses arsenaux se remplissent, que ses magasins se garnissent d’approvisionnements, Paris voit chacune de ses maisons se transformer en caserne, tandis que chacun de ses habitants devient un soldat :

— Garde à vous, peloton !

— Portez armes !

— Charge à volonté... chargez armes !

Voilà ce que l’on entend depuis huit jours, du matin au soir, sur toutes les places, dans toutes les rues dont la largeur se prête aux évolutions militaires.

Et le soir, alors, ne finit guère avant onze heures ou minuit. En maint endroit, par exemple dans les galeries couvertes du Palais-Royal, c’est à ces moments tardifs que se réunissent, pour leurs exercices journaliers, ceux de nos travailleurs que leur besogne retient pendant le jour. — Le patriotisme n’a pas d’heure.

Paris entre dans une phase nouvelle. Plus de chants, plus de manifestations bruyantes, plus de luxe, plus de théâtres, plus de concerts... Partout une seule pensée : la résistance. Plus d’oisifs ni de curieux : des soldats.

 

Aux gares, les trains se succèdent d’instant en instant et dégorgent sur nos grandes voies de longues et pâles files d’hommes : cavaliers démontés, fantassins épuisés, artilleurs sans équipement.

Dans cet ensemble sordide, les gardes mobiles des départements mettent une note moins sombre. Avant hier, c’étaient trois mille Bretons à la solide carrure ; des enfants de la Normandie ; dix mille jeunes gens venus des bords de la Marne, ceux-ci reconnaissables à leur blouse grise portant à l’épaule une largo patte rouge. Hier, les gares du Nord et de l’Ouest nous apportaient les plus nombreux contingents. Aujourd’hui le défilé continue déplus belle, et nos maisons reçoivent tous ces braves enfants, que couvrent les costumes les plus divers, mais qu’anime un sentiment unique.

A peine débarqués dans nos rues, ils sont entourés, guidés sympathiquement. Comme tous ceux qui pour la première fois foulent ce sol, ils ont pour les splendeurs nouvelles qui les entourent des regards de surprise ou de curiosité ; mais le Parisien, si frondeur d'habitude, a oublié ses antiques plaisanteries sur la province et les provinciaux.

La province !

Elle aussi, elle a oublié ces facéties douteuses que Paris lançait volontiers à son adresse ; elle n'a vu qu’une chose : le danger. — et, résolue, elle a marché en avant. Elle sait que Paris est plus que le cœur du pays ; elle sait que si toutes les contrées ont leur capitale, la France, elle, possède la capitale du monde.

Le cirque Napoléon et le cirque de l’Impératrice — la République n’a pas eu le temps de les débaptiser — offrent d’immenses casernements, capables de contenir sept ou huit mille hommes. L’est là qu’en attendant le matin s'installent les bataillons débarqués pendant la nuit.

A peine arrivés, ils commencent l’exercice du fusil, de la baïonnette, et achèvent de parcourir les phases successives de leur éducation militaire, dont les débuts se sont effectués au chef-lieu.

Dans combien de jours seront-ils des troupiers ?

 

Vers la circonférence, à mesure que l’on se rapproche de l'enceinte fortifiée, l’aspect s’accentue.

Aux Tuileries, dont le jardin est interdit au public, les grilles laissent apercevoir de longues rangées de caissons alternant avec les files des chevaux.

Au Champ de Mars, un vrai camp retranché. Sur les côtés la terre a été remuée et forme des épaulements, fortifications passagères qui constituent, avec les bâtiments de l’Ecole Militaire, de véritables lignes de circonvallation. La zone de soixante hectares qui s’étend comme une vaste plaine entre ces lignes s’est couverte de tentes abritant des soldats de toute arme et dessinant comme les quartiers d’une petite ville.

A Vincennes, le vieux fort, où se pressent ouvriers et bourgeois en groupes impatients, se désencombre de ses amas de fusils de tous les modèles et de toutes les époques. Par contre, les hangars s’emplissent de fourgons. Les tonnes de poudre s’empilent dans les casemates. Des camions, franchissant le pont-levis, s’engouffrent incessamment à l’intérieur des cours, où viennent s’aligner caissons, canons et mitrailleuses... Les mitrailleuses ! Il faut les voir, ne serait-ce que pour se rendre compte de l’enthousiasme qu’elles excitent parmi leurs servants. Ceux-ci parlent avec admiration de ces terribles instruments de mort.

— Partout où nous avons donné, disent-ils, nous avons fait des trouées énormes ; jamais une colonne ou une ligne ennemie n’a pu s’avancer sous notre feu ; les gens tombaient comme les brins d’herbe sous la faux. Un officier, le bras en écharpe, boche tristement la tête.

— Ce que vous avez fait, d’autres l’eussent accompli. Encore un trompe-l’œil de l’Empire, que ces engins-là ! Pure question d’arithmétique. Comptons bien : Une mitrailleuse tire en moyenne 120 halles à la minute, sous une portée de 1.200 à 1.500 mètres. Les fantassins, avec leurs chassepots, tirent par minute 7 ou 8 balles à la portée de 1.000 mètres et souvent de 1.200. Ainsi, sauf exception, quinze hommes produisent l’effet d’une mitrailleuse. Comme auxiliaire, elle vaut une escouade. Pour défendre un défilé, une porte, un pont, elle jouera meilleur rôle. Mais au combat, adjoindre une mitrailleuse tirant 120 coups à un régiment qui, déployé, en tire 25.000 dans le même temps, c’est chercher un piètre résultat !

Dans cette fatale guerre, si fertile déjà en déceptions et en promesses illusoires, on aimerait pourtant à trouver, à défaut d’un homme, une chose qui n’eût point menti.

 

Tout le long des avenues qui rayonnent de l’Arc de Triomphe jusqu’aux abords des fortifications, on a fait camper surtout les débris de nos régiments les plus éprouvés.

Là se pressent les visiteurs, les camarades, anxieux du sort d’un ami ou d'un parent. Heureux quand, à leurs questions rapides, il est répondu par un : légèrement blessé, ou prisonnier ! Là aussi se succèdent les récits de ces batailles, de ces boucheries, de ces guets-apens, de ces exécutions sauvages dont le seul souvenir fait tressaillir d’horreur.

On se demande si réellement c'est un peuple civilisé que nous combattons. Comment ne pas flétrir du nom d’assassins ceux, qui tirent sur des blessés, sur des mourants ; ceux que ne retient pas le respect du drapeau qui flotte sur les ambulances ; ceux qui ont recours, pour vaincre, à des ruses de Peaux-Rouges !

Dans un groupe, des témoins disent ceci : A Forbach, le 12e chasseurs se trouvait en avant. Après un combat acharné, les Prussiens faiblissaient. Tout à coup ils s’arrêtent. Ils mettent la crosse en l’air comme pour se rendre. Nos soldats confiants entonnent des cris de triomphe. Mais pendant qu’ils s’abandonnent à leur enthousiasme, un nouveau régiment ennemi arrive pour soutenir les troupes engagées, et alors ces mêmes soldats, qui tout à l’heure encore imploraient notre pitié, s’élancent sur nous la baïonnette haute, tandis qu’une de leurs batteries nous prend en flanc et foudroie le bataillon.

Un franc-tireur échappé par miracle d’un convoi prêt à passer en masse devant une cour martiale dit la popularité de Bismarck parmi les soudards de Bavière ; de Bismarck, qui classe en tête des troupes allemandes les Bavarois à cause de la facilité avec laquelle ils fusillent ; de Bismarck, qui, abordé à Commercy par une malheureuse en larmes, répondait avec un sourire placide — On a arrêté votre mari ? Il a menacé, dites-vous, un soldat qui le maltraitait ? IL promet de ne plus recommencer ? Très bien, ma bonne femme ; je vous crois aisément, car je puis vous assurer que votre mari sera pendu...

D'autres racontent Bazeilles ; Bazeilles coupable d'avoir, par son héroïsme, retardé d’une heure la capitulation de Sedan ; Bazeilles incendié maison par maison, massacré habitant par habitant ; Bazeilles, où les Bavarois de Von der Thann, ayant fusillé à bout portant ou lardé de coups de pointe vieillards, enfants, femmes, revenaient le lendemain, inassouvis, parachever leur hideuse besogne, conduisaient froidement au supplice ceux qui avaient survécu, et broyaient contre les murs le crâne de pauvres petits êtres errant au milieu des ruines ; Bazeilles enfin, dont il no reste plus que des pierres tachées de sang et des souvenirs qui seront l’éternelle flétrissure des bourreaux d’outre-Rhin ! C’est de la bouche même des acteurs ou des témoins de ces drames sinistres qu’il faut en recueillir les scènes. Car ces récits sans suite apparente font l’histoire ; une- histoire dont les pages laisseront longtemps pensifs nos arrière-neveux.

Par moments, dans la foule qui se presse autour des tentes et des cuisines improvisées entre deux pierres, ou entend un appel : — Mon régiment ? ma compagnie ? Subsistent-ils seulement ? Et l'on aperçoit, fendant les groupes, un homme, un soldat au costume déchiré, rapiécé ; au visage noirci par la poudre, la poussière et le soleil. C’est un revenant, un camarade sur lequel on ne comptait plus, dont parfois l’oraison funèbre a été faite là-bas ou ici, et qui arrive de Sedan ou de la frontière belge... Comment ? La plupart du temps, il n'en sait rien lui-même ; il a marché la nuit sur les routes ; il a marché le jour dans les bois ; il a fini par atteindre une station de chemin de fer, une voiture qui lui a abrégé une partie de la distance. Quelquefois, il vient de franchir à pied les cinquante ou soixante lieues qu'il a encore allongées par son inexpérience des chemins ou la crainte de tomber dans un parti ennemi.

Petit à petit, les revenants se succèdent. Le faible noyau que formaient d'abord ces débris grossit bientôt ; des compagnies se retrouvent ; des bataillons se reforment. Au milieu des spectacles qui sont devenus sa vie de chaque jour, Paris redouble de vigueur dans ses apprêts.

Si les peureux s’éloignent, si les gares sont encombrées des faibles, des impuissants, des timorés, des malades, des vieillards et des femmes fuyant devant le danger, ceux qui restent s’animent, se rapprochent, se serrent ; et, à travers celle grande communion des courages, parmi cette foule ardente, électrisée, court un patriotique frémissement.

 

 

 



[1] Emmanuel Arago, Adolphe Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, Léon Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Eugène Pelletan, Ernest Picard, Henri Rochefort, Jules Simon.

[2] Le général Trochu : L'Armée française en 1866.

[3] J. Valfrey, Histoire de la diplomatie du gouvernement de la Défense nationale.