LA CIVILISATION DE LA GRÈCE ANTIQUE

TROISIÈME PARTIE. — DERNIÈRES ÉPOQUES DE LA CIVILISATION GRECQUE.

CHAPITRE XI. — LA FIN DE L’HELLÉNISME.

 

 

Suprême résistance de l’hellénisme. — La dernière partie du IIIe siècle de notre ère et le IVe presque entier nous font assister à la fin de la civilisation hellénique, en ce sens du moins qu’au terme de cette période, cessant de vivre sur son propre fonds et dans son intégrité, elle ne se perpétue désormais que partiellement dans le christianisme grec, qui puise à d’autres sources sa force principale. Mais avant de s’effacer ainsi, elle essaya d’opposer une digue à la marée qui montait et qui allait la submerger. Il est nécessaire de dire brièvement ce que fut cette résistance pour faite juger des ressources de vie qui lui restaient encore.

I. — LE CONFLIT DES RELIGIONS.

Invasion des religions étrangères. — Depuis bien longtemps, nous l’avons vu, les relations de la Grèce avec les peuples qu’elle appelait barbares avaient eu pour résultat d’introduire dans sa religion nationale bon nombre d’éléments étrangers. Mais cette sorte d’invasion, lente et sourde, n’avait jamais donné lieu à un conflit. Le plus souvent même, le polythéisme grec avait accueilli sans beaucoup de résistance les dieux étrangers et avait fini pal leur conférer une sorte de nationalisation. Pendant la période hellénistique surtout, beaucoup des cultes de l’Orient, de la Phrygie, de la Syrie, de l’Égypte étaient devenus des cultes helléniques. Leurs dieux étaient reconnus et célébrés dans les royautés d’origine grecque qui avaient succédé aux anciennes monarchies locales, et la théologie officielle se chargeait d’assigner à ces nouveaux venus une place dans l’Olympe. D’autre part, la philosophie n’était jamais à court d’interprétations allégoriques, qui s’appliquaient aussi bien aux croyances des nations hellénisées qu’à l’antique religion de la Grèce propre. Jamais, par conséquent, celle-ci n’avait été profondément troublée par ce qu’elle recevait du dehors.

Seul, le judaïsme intransigeant avait refusé, même en acceptant la culture grecque, de se laisser ainsi absorber. Son monothéisme résolu ne se prêtait à aucun compromis avec le polythéisme. Mais la propagation du judaïsme n’était ni assez rapide ni assez intense pour inquiéter l’hellénisme. Il en fut de même du christianisme pendant cieux siècles environ. Tant qu’il apparut seulement aux écrivains représentants du polythéisme grec comme une secte obscure, il ne leur inspira guère qu’un sentiment de mépris ; et nul d’entre eux ne prit la peine de le combattre par des raisonnements, Les incrédules eux-mêmes, tels que Lucien, qui faisaient la satire des cultes publics, se contentaient de lui décocher quelques traits de raillerie en passant ; et probablement Celse, qui semble l’avoir attaqué plus directement, ne le prenait pas, lui non plus, pour un adversaire bien redoutable. C’est cependant, vers ce temps, à la fin du second siècle, que les choses commencèrent à changer Aux apologistes succédaient les docteurs. L’enseignement de Clément d’Alexandrie mai que une époque nouvelle, Et cet enseignement se multiplie, s’affermit, se précise au cours du IIIe siècle, à mesure que l’Eglise chrétienne s’organise et ouvre des écoles. En face des philosophies du paganisme, on voit alors s’élever une philosophie chrétienne, qui oppose sa doctrine aux doctrines des sectes renommées ; et c’est naturellement au néoplatonisme qu’incombe le devoir de lui tenir tête Au début, toutefois, il semble que, ni d’un côté ni de l’autre, on n’ait pris positron très nettement. Les docteurs chrétiens étaient eux-mêmes des platoniciens Origène eut peut-être le même maître que Plotin et, en tout cas, ses écrits témoignent d’une certaine communauté d’idées avec lui sur plusieurs points. D’autre part, Plotin ne parait pas avoir pris à partie le christianisme ni dans son enseignement ni dans ses écrits. C’est après lui que la rivalité se déclara ouvertement.

Porphyre. — Elle se manifeste sous deux formes dans l’œuvre de Porphyre, son plus célèbre disciple et son continuateur : par des attaques directes contre les chrétiens, et par une volonté très nette de rajeunir le polythéisme et de le fortifier en le mettant sous la protection de la philosophie. Il ne nous reste presque rien de l’ouvrage en quinze livres qu’il avait composé contre les chrétiens : seuls, les témoignages des Pères, notamment ceux de Saint Augustin, attestent le retentissement qu’il eut en son temps. Autant que nous pouvons en juger, ce n’était pas une diatribe injurieuse ; Porphyre considérait jésus comme un homme remarquable par ses vertus ; ce n’était donc pas sa personne qu’il attaquait, c’était l’idée d’un dieu fait homme et le dogme fondamental de la rédemption ainsi que ses conséquences pratiques. Il devait voir, en effet, dans cette théologie, un principe nouveau, contraire à la notion essentielle que le néoplatonisme se faisait de Dieu et de ses rapports avec l’humanité. Mais cette critique du christianisme n’eut probablement pour Porphyre lui-même qu’une importance secondaire. Ce qui l’occupa surtout, ce fut d’affermir la doctrine de Plotin. Celui-ci l’avait chargé de publier ses écrits ; il mit en ordre les Ennéades et en fit l’ouvrage que nous lisons. Son érudition, son activité d’écrivain, étaient grandes. Grammairien, commentateur, critique littéraire, il avait une variété de connaissances que son maître n’avait pas eue, bien que d’ailleurs il fût très inférieur à celui-ci par l’originalité de la pensée. Toutes ses ressources furent mises au service de la philosophie qui lui était chère. Plusieurs choses méritent d’être signalées dans son œuvre.

Porphyre eut le sentiment très vif qu’en fait, c’était toute la tradition hellénique qui se trouvait en jeu dans la lutte d’idées où il était engagé et que, par conséquent, c’était cette tradition dont le néoplatonisme devait prendre la défense. Il s’agissait pour lui de remettre en lumière à la fois des exemples et des idées. Ce fut l’objet de son Histoire de la Philosophie, dont nous possédons encore le Ier livre, consacré à la Vie de Pythagore. Celui-ci y était représenté, non seulement comme un penseur, mais comme un sage inspiré, presque supérieur à l’humanité, doué d’une puissance, d’une autorité sur les limes vraiment miraculeuses. La légende s’y mêlait à l’histone, les fidèles de l’hellénisme trouvaient, dans un tel livre, une apologie de leurs croyances et un sujet d’édification. Même intention sans doute dans l’ouvrage intitulé La Philosophie d’après les oracles. Au polythéisme hellénique manquait un livre sacré, auquel il pût se rattacher, Porphyre pensa que les recueils d’oracles qui avaient cours alors pouvaient constituer ce livre fondamental, si quelqu’un savait les commenter de manière à établie qu’ils contenaient une doctrine. Tel fut l’objet qu’il se proposa. il voulut démontrer que sa religion, celle qu’il opposait au christianisme, n’était pas œuvre d’invention humaine, qu’elle procédait d’une révélation divine, et que cette révélation, bien interprétée, se trouvait en accord avec les enseignements platoniciens modernisés. Dans cette entreprise, son syncrétisme ne craignait pas de mêler aux, oracles grecs ceux des astrologues chaldéens, fidèle en cela à l’esprit du temps qui ne concevait plus les religions comme nationales.

En morale, Porphyre paraît avoir eu des intentions analogues Son traité De l’Abstinence des viandes, en quatre livres, d’ailleurs mutilés, est tout autre chose qu’un écrit de circonstance, comme le titre pourrait le faire croire. C’est en réalité une sorte de corps de préceptes, destinés à régler, sinon la vie commune, du moins celle des âmes éprises d’un haut idéal de perfection. La question des aliments n’y est considérée que dans son rapport avec la spiritualité, qui est tout pour l’auteur. Ce qu’il enseigne, ce qu’il demande avec une conviction intransigeante, c’est le renoncement décidé aux satisfactions des sens, c’est le détachement, d’où résultent toutes les vertus et sans lequel if les juge impossibles. Nous voyons là le néoplatonisme s’orienter nettement vers l’ascétisme, comme s’il sentait le besoin d’exalter ses forces, de redoubler son énergie intime, pour se mieux défendre. Au moment où il semble concentrer en lui toute la civilisation hellénique, il est curieux d’observer que, par la force des choses, il perd précisément ce sens de la mesure qui en avait été un des caractères les plus originaux à la belle époque.

Jamblique et Julien. — A Porphyre succède, comme chef de l’école, un autre Syrien, Jamblique, et avec lui les tendances qui viennent d’être signalées s’exagèrent encore. L’Orient pénètre de plus en plus dans l’hellénisme, l’exaltation et le mysticisme s’y développent aux dépens de la saine raison. Jamblique est pour ses disciples plus qu’un homme ; il y a en lui quelque chose de divin. L’admiration pieuse qui s’attache à sa personne ne se justifie pas par la force de ses pensées ; elle est due à la puissance mystérieuse qu’on lui attribue. Son rôle est celui d’un interprète de Dieu, On l’écoute avec dévotion ; et, en l’écoutant, on se sent éclairé, consolé, exalté. Par le peu qui nous reste de ses nombreux écrits et par les témoignages qui s’y ajoutent, nous pouvons nous le représenter moins comme un philosophe à proprement parler, que comme une sorte de prédicateur. Il ne discutait guère, il commentait pieusement, abondamment, il enseignait à croire et à pries. Son esprit subtil trouvait dans les écrits de Platon, d’Aristote, des pythagoriciens et de Plotin, et aussi dans ceux des Orphiques et des Chaldéens, tout ce qui était nécessaire à sa théologie. La pratique religieuse, chez lui, était non seulement inséparable de la doctrine, mais apparemment plus importante, Il attachait le plus grand prix aux sacrifices, aux prières, au culte des images, à la divination ; il vivait et il entretenait ses disciples dans la croyance aux miracles. La magie elle-même trouvait accueil dans ce milieu, où le sens critique s’oblitérait de plus en plus et où se développait la plus étrange crédulité.

C’était le temps où Constantin se convertissait à la religion chrétienne qui devenait la religion officielle de l’Empire. Si le concile de Nicée ne réussissait pas à détruire les dissidences qui la compromettaient, il donnait cependant à ses dogmes fondamentaux une autorité qui devait à la longue en assures le succès D’ailleurs l’arianisme de Constance ne fut pas plus favorable au polythéisme que l’orthodoxie de Constantin. Contre cette puissance nouvelle qui triomphait, c’était une bien faible défense que cette philosophie dégénérée, si infidèle aux principes qu’elle prétendait représenter. Le règne de Julien (361-363) put, il est vrai, faite illusion un instant à ceux qui lui demeuraient attachés. Le jeune prince n’avait rien plus à cœur que de régénérer le polythéisme et d’en faire de nouveau la religion de l’État. Et, pour cette réforme, il s’inspirait du néoplatonisme, dont il avait embrassé les doctrines avec ardeur. Jamblique, en particulier, bien que mort depuis une trentaine d’années, était l’objet de sa plus vive admiration. Il fit donc tout ce qui dépendait de lui, soit comme empereur, soit comme écrivain, pour donner aux cultes anciens une vie nouvelle et pour leur assurer le soutien d’une théologie appropriée, Sa mort prématurée mit fin à une tentative qui, de toute façon, était condamnée à échouer.

L’hellénisme à la fin du IVe siècle. — Dès lors l’hellénisme ne pouvait que marcher rapidement à sa fin. Dans la dernière moitié du IVe siècle, ceux qui perpétuent encore ses traditions ne sont que des hommes de second ordre, philosophes ou rhéteurs. A côté des néoplatoniciens de l’école d’Athènes, les seuls que nous devions cites ici sont le philosophe Thémistios, les rhéteurs Libanios et Himérios. Thémistios, qui professa la philosophie à Antioche, à Nicomédie, à Constantinople, et qui devint un personnage politique sous le règne de Théodose, était un esprit clair et superficiel, écrivain agréable, orateur disert, mais qui, en somme, ne s’élève pas au-dessus d’une élégante médiocrité dans ses paraphrases de divers écrits d’Aristote, non plus que dans ses discours. Son contemporain Himerios se fit une grande réputation avec de petites œuvres, compositions d’école, où son imagination brillante mettait comme un reflet des œuvres classiques dont il s’inspirait. Libanios d’Antioche a plus de droits que l’un et l’autre à une mention dans un aperçu historique de la civilisation grecque. On ne peut nies qu’il ne l’ait représentée avec un certain éclat, au moment où elle allait s’éteindre. Sa renommée, l’amitié de plusieurs empereurs, les honneurs dont il fut revêtu lui valurent une haute considération dans le monde grec de ce temps. Dans les nombreux écrits que nous possédons de lui, discours, lettres, compositions scolaires, notices biographiques et historiques relatives à Démosthène, nous reconnaissons un esprit remarquablement cultivé, une connaissance étendue de la littérature classique, un jugement généralement sain. L’homme lui-même n’est pas sans inspirer de l’estime et de la sympathie. Au milieu des conflits religieux qui divisaient alors le monde gréco-romain, il sut garder l’attitude d’un honnête homme, étranger aux violences dé langage, attaché sans intransigeance à une tradition que beaucoup d’autres abandonnaient par intérêt. Par là, il tient honorablement sa place au bout de cette longue galerie de figures, qui, tour à tour et à des degrés très divers, avaient exprimé les aspects changeants de l’hellénisme.

Les derniers néoplatoniciens. — Bien que refoulé définitivement par le christianisme à partir de la mort de julien, le néoplatonisme se perpétua encore comme secte indépendante pendant tout le Ve siècle et le premier tiers du suivant. Il serait sans intérêt d’énumérer ici les noms, depuis longtemps oubliés, de ceux qui professèrent alors ses doctrines, soit à Alexandrie, soit à Athènes. Rendons-leur seulement en justice de reconnaître qu’ils firent preuve, dans leur attachement au passé, d’une fermeté qui ne manquait pas de noblesse. Hommes de tradition, d’esprit timide et dénué d’originalité, mais de conviction sincère, ils ne pouvaient se résoudre à renier tant d’enseignements admirables, dont ils se sentaient les dépositaires ; d’autre part, ils n’étaient pas capables de les développer par des recherches nouvelles. La libre investigation scientifique, qui, seule, aurait pu fournir à leur pensée un élément fécond, leur était étrangère. On n’étudiait plus directement ni la nature, ni l’homme, ni la société. Il semblait que, sur ces sujets, pourtant inépuisables, tout eût été dit. La science leur paraissait achevée, et ils croyaient la posséder toute faite dans les ouvrages qu’ils ne cessaient de méditer. Était-il raisonnable de vouloir dépasser Platon et Aristote ? ‘foute leur activité intellectuelle s’employait à les commenter. Le plus illustre de ces commentateurs fut le syrien Proclos, dont nous lisons encore d’assez, nombreux ouvrages relatifs à divers traités de Platon, cieux abrégés de la doctrine néo-platonicienne et quelques opuscules secondaires, D’autres nous ont laissé toute une collection de commentaires sur Aristote. Leur défaut commun est une prolixité, d’autant plus fâcheuse qu’elle tend moins à éclaircir la vraie pensée de l’auteur dont ils s’occupent, qu’à l’altérer ingénieusement, pour la rapprocher des doctrines néoplatoniciennes.

Si peu dangereux que fussent ces derniers représentants du polythéisme grec, leur refus d’adhérer à la religion victorieuse leur fut imputé à crime par l’empereur Justinien. Un édit qu’il rendit en 532 ordonna la fermeture de l’École d’Athènes et interdit l’enseignement d’une philosophie que l’Église chrétienne réprouvait. Ses derniers représentants durent prendre le chemin de l’exil. Ils se réfugièrent auprès du roi des Parthes, Chosroês. Mais, à vrai dire, la civilisation proprement hellénique avait cessé de vivre bien avant que l’empire lui signifiât son arrêt de mort. Elle s’était éteinte progressivement dans le cours du IVe siècle. Une partie de sa sève était alors passée dans le christianisme et avait animé l’éloquence des Basile, des Grégoire de Nazianze, des jean Chrysostome. Une autre s’était incorporée depuis longtemps à la civilisation latine.

II. — CONCLUSION.

Valeur durable de la civilisation grecque. — Ainsi se clôt cet aperçu de la civilisation hellénique. Et maintenant qu’elle vient d’être tout entière passée en revue, comment convient-il de la juger dans son ensemble ? C’est à l’histoire qu’il convient de s’en référer sur ce point. Demandons-nous, donc quelle influence cette civilisation a exercée sur l’évolution de l’humanité. Les faits consultés parleront d’eux-mêmes et nous n’aurons qu’à recueillir leur témoignage.

Or, à première vue, il apparaît qu’une survivance de la civilisation hellénique se laisse voir dans presque toutes les civilisations qui lui ont succédé. Nous la trouvons présente et agissante dans la Rome impériale et à Byzance, puis à travers tout le moyen-âge, à l’époque de la Renaissance, et dans les temps modernes. Ce qui’ dure ainsi a nécessairement en soi une vertu qui ne peut être contestée ; et le meilleur moyen de la déterminer est sans doute d’en noter les effets là où elle s’est fait sentir le plus fortement.

La civilisation grecque à Rome. — C’est une vérité banale, mais incontestable, que Rome, pour achever son éducation intellectuelle et morale, a dû se mettre à l’école de la Grèce. Les Romains eux-mêmes ont été lés premiers à le reconnaître et ils s’en sont fait honneur. Sans doute, en acceptant cette influence étrangère, ils ne renoncèrent pas à leur caractère propre. Tout en s’hellénisant, ils restèrent romains. Mais leur culture a été une culture grecque. C’est à la, Grèce qu’ils ont dit leur littérature, leur philosophie, leurs connaissances scientifiques et leurs arts. C’est elle qui les a faits complètement humains. Qu’elle leur ait apporté en même temps des défauts et même des vices, on ne peut le nier : n’est-ce pas là, dans toute civilisation très développée, la contrepartie inévitable du bien ? La Grèce vieillie n’avait pas su réagir assez vigoureusement contre ce mal intérieur ; la Rome impériale ne le sut pas davantage. Il n’en est pas moins vrai que, dans sa décadence même, les plus hautes vertus qui subsistèrent en elle furent inspirées par l’idéalisme grec.

C’est dans l’ordre politique que Rome a le moins subi l’influence de la Grèce ; il semble même, si l’on s’en tient aux institutions, qu’elle y ait complètement échappé. La république a évolué chez le peuple romain, par l’effet de causes qui lui étaient propres, en dehors de toute influence extérieure ; et l’empire a succédé à la république parce que les circonstances en avaient préparé l’avènement. Mais l’histoire des institutions ne se confond pas avec celles des idées et des sentiments. Si nous considérons chez les Romains, d’une part les théories politiques, d’autre part les lois et les sentiments, il est impossible de méconnaître combien la part de la Grèce y a été grande. La République de Cicéron n’aurait pas été conçue si Thucydide, Platon, Aristote, Polybe et d’autres historiens ou philosophes n’eussent écrit auparavant. Quant aux lois romaines, n’est-ce pas aussi sous l’influence de la philosophie grecque que nous les voyons s’adoucir, s’humaniser, à mesure que pénètre dans la société latine l’esprit hellénique ? Enfin, si le sentiment de la liberté a subsisté encore sous l’Empire, s’il s’est manifesté même parfois sous forme d’opposition, comment méconnaître qu’à côté des souvenirs traditionnels et des résistances aristocratiques, les doctrines stoïciennes y furent bien pour quelque chose ? Tout cela est si évident qu’il n’y a même pas lieu d’y insister.

La civilisation grecque et le christianisme. — Si du paganisme romain nous passons au christianisme, la part de la civilisation hellénique n’y est pas moins manifeste. Ne parlons pas ici de la période évangélique de la religion nouvelle, bien que, là même, l’influence grecque puisse être sentie et signalée ; elle n’y est, en tout cas, que secondaire. C’est un peu plus tard qu’elle prend toute sa force, lorsque le christianisme pénètre clans les classes cultivées. Qu’y rencontre-t-il en effet ? Des esprits préparés par 1a civilisation hellénique à l’intelligence des choses spirituelles. Ses premiers apologistes, notamment Justin, le plus remarquable d’entre eux, sont des disciples lointains de Platon, qui ont pris dans les écoles grecques l’habitude du raisonnement, de l’étude des idées, et qui cherchent à formuler leurs sentiments dans le langage de la philosophie grecque. Puis viennent les docteurs proprement dits, les Clément, les Origène, l’École ‘ d’Alexandrie, qui organisent la théologie du christianisme ; ce qui revient à dire qu’ils font entrer les croyances nouvelles dans les cadres intellectuels préparés par la pensée hellénique, Et lorsque la religion chrétienne prévaut définitivement, au ive siècle, l’essor littéraire qui accompagne sa victoire est en quelque sorte une prise de possession de l’hellénisme par ses vainqueurs. Dans l’éloquence et la dialectique de ses orateurs, dans l’érudition de ses historiens, dans le travail patient de ses chronographes, c’est l’esprit même de la Grèce, c’est le savoir constitué par elle, ce sont en partie ses méthodes qui revivent. La facilité charmante de Saint Basile, l’abondance ingénieuse de Saint jean Chrysostome, l’élégance savante de Saint Grégoire de Nazianze ne procèdent-elles pas de toute la littérature grecque, aussi bien de la poésie que de la prose, comme de leur source naturelle ? Ajoutons que l’hellénisme pénétrait encore dans le christianisme d’autre façon : C’était la philosophie grecque qui alimentait toutes les hérésies ; et c’était elle aussi qui fournissait à l’orthodoxie beaucoup des armes qui lui servaient à les combattre. Elle était présente, pour ainsi dire, dans toutes les discussions d’où naissaient les formules dogmatiques, elle inspirait presque également les partis en lutte. Et, d’autre part, en dehors des conflits, dans le domaine paisible de la morale, ne fournissait-elle pas à l’enseignement chrétien la plus riche variété de préceptes, de conseils, d’observations et d’exemples, trésor que celui-ci pouvait s’approprier sans scrupule, puisqu’il y trouvait l’expression exquise de la raison pratique et des meilleurs sentiments dont vit l’humanité ? Aussi le christianisme, dès qu’il se sentit assuré de la victoire, reconnut-il de lui-même sa dette envers la civilisation grecque. L’homélie de Saint Basile aux jeunes gens Sur la manière de tirer profit des auteurs profanes est comme le manifeste d’un rapprochement qui, sans doute, ne se faisait pas sans de sérieuses réserves, mais qui n’en était pas moins l’aveu d’une large communauté de sentiments,

La civilisation grecque au moyen-âge. — L’alliance ainsi contractée dès le IVe siècle était destinée à subir plus d’une vicissitude, mais elle tenait à des causes trop naturelles pour être jamais rompue complètement. Comme on pouvait s’y attendre, ce fut dans l’Orient grec qu’elle se maintint le plus solidement. Bien que chrétienne, la civilisation byzantine se montra l’héritière et à beaucoup d’égards la continuatrice de la civilisation hellénique, dont elle procédait en ligne directe, Il né pouvait en être autrement et il est inutile d’insister sur un fait aussi évident.

En Occident, les choses se présentaient sous un aspect différent. Là, c’était la civilisation latine qui s’était étendue partout. Ce fut elle encore, qui, après avoir subi l’assaut des invasions barbares, restaura peu à peu la tradition des études et releva l’esprit humain de sa déchéance passagère. Il n’en est que plus curieux de voir la Grèce exercer pourtant son influence dans ce domaine qui semblait lui être étranger. On sait par quel détour elle y pénétra. Ce furent des traductions latines, ou plutôt de pauvres manuels latins, où survivaient quelques débris du savoir, et de la philosophie helléniques, qui rendirent possible, au temps de Charlemagne et de ses premiers successeurs, la restauration des écoles. Déjà, sous cette forme, quelque chose des pensées de Platon, d’Aristote et de Plotin s’insinuait dans cette demi-barbarie. Grâce à Jean Scot Érigène, à Gerbert, à Bérenger, à Lanfranc, à Pierre Damien, à saint Anselme, cette première connaissance s’élargit quelque peu entre le Xe siècle et le XIe. Vers la fin de cette période et au commencement du XIIIe siècle, au temps de Roscelin, de Guillaume de Champeaux, d’Abailard ; la querelle des réalistes et des nominalistes oppose les partisans de Platon à ceux d’Aristote., dont l’Organon était connu en Occident depuis le règne de Charlemagne, mais dont le crédit grandissait au milieu de ces conflits. Il s’accrut rapidement lorsque de nouveaux écrits de lui se répandirent dans le cours du XIIIe siècle, à la faveur des traductions qu’en avaient faites les philosophes arabes. Ces traductions, les docteurs juifs les retraduisaient en hébreu, et par l’hébreu les rendaient accessibles aux savants de ce temps. Ce fut ainsi qu’au XIIIe siècle Alexandre de Hales, Albert le Grand se firent les propagateurs de l’aristotélisme, interprété selon leur esprit. Saint Thomas d’Aquin, en y mêlant des emprunts faits à Platon et au néoplatonisme, en tira une doctrine plus large, plus savamment coordonnée, à laquelle Duns Scot fit une opposition que continua plus vivement son disciple Occam. En somme, c’était la philosophie grecque qui, avec les enseignements des Pères et les dogmes définis par les Conciles, faisait les frais de ces longues et mémorables disputes. Sous les subtilités dont l’enveloppait la scolastique, elle était le ferment qui excitait les esprits ; et déjà, tout en se mettant ordinairement au service de la théologie, elle préparait l’avènement d’une philosophie indépendante.

La civilisation hellénique dans le monde moderne. — Avec la Renaissance, s’ouvre, dès la fin du XVe siècle, une période nouvelle pour l’influence de la civilisation grecque. Confinée au moyen-âge dans le domaine de la philosophie et de la théologie, elle va désormais se faire sentir non seulement dans la philosophie et les sciences, mais dans la littérature, dans les arts, dans la politique et même, passagèrement au moins, dans les mœurs. En d’autres termes, plus ou moins puissante selon les époques et selon les lieux, elle devient un des éléments intégrants de la civilisation moderne. Seulement, le principe de liberté qui était en elle ayant pour effet nécessaire d’émanciper les esprits sur lesquels elle s’exerce, il en résulte qu’elle tend à s’éliminer par son action même, quant à ses formes extérieures du moins, pour se réduire de plus en plus au rôle d’un facteur d’affranchissement intellectuel et moral. Donner un aperçu d’une action aussi étendue, aussi variée, serait évidemment une couvre de longue haleine, la matière d’un gros volume. Nous devons nous contenter ici de quelques rapides indications.

Dans la philosophie, cette force d’excitation émancipatrice est particulièrement sensible. Au XVe et au XVIe siècle, c’est autour de Platon et d’Aristote, désormais interrogés directement dans l’ensemble de leurs œuvres, et par conséquent mieux compris, plus passionnément étudiés, que s’engagent les discussions savantes. Pour les interpréter, pour développer leurs pensées, on fait appel au néoplatonisme, à Plotin, à Porphyre, à tous leurs commentateurs, à mesure qu’ils reparaissent au jour. Mais alors on prend connaissance par là même des autres systèmes philosophiques de la Grèce. On s’intéresse à Pythagore et à son école, aux Ioniens, à l’atomisme de Démocrite et d’Épicure, comme aussi au stoïcisme et au scepticisme. C’est tout un inonde de pensées, tout un ensemble de problèmes et de solutions diverses qui se révèlent ainsi. Quelle excitation pour les esprits hardis ! Du coup, l’insuffisance de la scolastique apparaît ; et voici qu’on éprouve le besoin de reprendre à nouveau toutes les recherches, de créer des méthodes neuves. Le XVIe siècle les inaugure avec éclat : ni Bacon, ni Descartes ne veulent être des disciples de la Grèce ; ce sont des novateurs, qui frayent par eux-mêmes leurs voies. Mais, en face de Descartes, Gassendi reste encore attaché à la pensée grecque, qu’il essaye de défendre avec les connaissances, récemment acquises. Et les novateurs eux-mêmes ne procèdent-ils pas du mouvement d’idées que la philosophie grecque avait suscité dans les deux siècles précédents ? Leibnitz se rattache aux conceptions d’Aristote et de Platon, tout en les modifiant. Cette émancipation, il est vrai, va en s’accentuant. La Grèce semble de plus en plus oubliée par la philosophie du XVIIIe siècle. D’autre part, le rapide développement des sciences apporte à la réflexion une si grande quantité de matériaux nouveaux qu’elle s’absorbe chaque jour davantage dans leur étude. C’est à les organiser que s’appliquer surtout la philosophie du XIXe siècle ; et elle le fait en pleine indépendance, Pourtant, il n’est pas nécessaire d’un grand effort d’attention pour s’apercevoir qu’au fond les grandes questions agitées sont toujours les mêmes, et que les solutions nouvelles ne sont bien souvent que celles de l’antiquité grecque rajeunies et mises au point. Relativement à l’esprit et à la matière, à la nature de la connaissance, aux éternelles énigmes du monde, aux rapports de l’infini et du fini, à la destinée de l’homme, ne remarque-t-on pas chaque jour que les doutes, les hypothèses des Grecs sont encore, à peu de chose près, les nôtres ? Aussi l’histoire de la philosophie grecque a-t-elle été profondément étudiée et presque renouvelée, à mesure que s’est imposée l’habitude de remonter à l’origine des questions pour en suivre tout le développement ? Qu’importe que, sur bien des points, nous les sentions loin de nous ? Nous rie pouvons méconnaître qu’ils ont posé les données essentielles des plus difficiles problèmes avec une simplicité, une netteté, dont il y a toujours à tirer profit.

Dans la littérature, quelque chose d’analogue s’est produite. Au XVIe siècle, quand les chefs-d’œuvre de la poésie et de la prose grecques sont remis en lumière, les meilleurs esprits en sont comme éblouis. Devant ces modèles, il leur semble qu’ils n’aient rien de mieux à faire que d’imiter. En France, c’est le fait de Ronsard et de la Pléiade. Ainsi pratiquée, l’imitation nuit manifestement à l’originalité. Maris, dans cette lecture assidue et quelque peu superstitieuse des œuvres de l’antiquité, le jugement se forme et s’affermit. Montaigne a dit en termes excellents ce qu’il devait, à Plutarque et son témoignage, tel qu’il le donne, s’applique à beaucoup de ses contemporains. D’ailleurs les influences latines, qui s’associent alors à celles de la Grèce, sont pour une large part, elles aussi, des influences grecques indirectes ; il en est de même d’un certain nombre d’influences italiennes. Au XVIIe siècle, nous constatons un changement. Notre art classique, s’il continue à s’inspirer de l’antiquité, se fait alors ; de l’imitation une tout autre idée, et chacun la pratique selon ses goûts. Balzac et Corneille sont plus romains que grecs, bien que ce dernier emprunte de nombreux sujets à l’histoire de la Grèce ; mais chez Racine, chez Fénelon, le sentiment de la beauté hellénique est extrêmement vif. Il y a comme un contact d’âmes immédiat entre Euripide et le poète de Phèdre et d’Iphigénie, entre Homère et l’auteur de Télémaque. Et, en effet, ce qui les rapproche ainsi, ce sont moins leurs emprunts directs, si importants qu’ils soient, qu’une certaine forme de sensibilité ou un certain tour d’imagination. Quelque chose de l’esprit grec a vraiment passé en eux et transparaît sous l’adaptation qu’ils font des sujets anciens au goût d’un public très éloigné de la simplicité antique. Le fait évident c’est qu’on a cessé de copier ; on admire autant qu’au siècle précédent, mais on essaye de rivaliser plus librement. La Bruyère commence par traduire Théophraste ; puis, ayant appris de lui la valeur de l’observation précise, il observe à son tour et fait une œuvre originale. Il arrive même que les chefs-d’œuvre nouveaux inspirent à quelques-uns l’idée de se révolter contre l’antiquité. La célèbre querelle des anciens et des modernes témoigne d’une volonté d’indépendance qui s’autorise des progrès des connaissances et des exigences d’une civilisation plus avancée. Ce sentiment devient plus fort et plus général encore au XVIIIe siècle. Voltaire, qui en représente l’esprit mieux que personne, met de fortes réserves à son admiration pour les Grecs. Et les érudits eux-mêmes, qui les traduisent et les commentent, ne les comprennent que médiocrement. Toutefois, da-,s la seconde moitié du siècle, sous l’influence de Rousseau, une réaction a lieu contre l’abus de l’esprit et la frivolité mondaine, en revient à la nature, on s’éprend de simplicité, d’ingénuité, et même de vertu civique ; Plutarque, loué expressément par l’auteur de l’Émile, retrouve une popularité qu’il fait partager à ses grands hommes ; l’abbé Barthélemy promène ses nombreux lecteurs dans la Grèce antique à la suite de son jeune Scythe, Anacharsis ; André Chénier, dans des poésies délicates et charmantes, qui rie seront publiées, il est vrai, qu’au début du siècle suivant, s’inspire à la fois d’Homère, de Théocrite et des poètes de l’Anthologie. Enfin, l’image de Sparte idéalisée domine la première période de la. Révolution. Puis, à travers le XIXe siècle, il semble que cette influence, hellénique, tantôt exaltée, tantôt refoulée et passagèrement diminuée, ait tendu à prendre sa juste valeur. Il est devenu évident qu’elle ne peut s’imposer aux littératures modernes comme un type unique de perfection. Trop de pensées nouvelles ont surgi, trop de sentiments que la Grèce connaissait à peine se sont développés, trop de formes d’art créées par d’autres peuples ont séduit l’âme moderne, pour que celle-ci puisse désormais s’enfermer dans le cadre des conceptions antiques. Mais, justement parce que le goût s’est élargi, parce que la sensibilité s’est assouplie, il est devenu plus facile de les comprendre, d’en apprécier la simplicité associée souvent à tant de vérité et de profondeur.

Et ce qui est vrai de la littérature l’est aussi des beaux-arts. Certes, depuis la Renaissance, l’étude de l’architecture et de la sculpture grecque n’a pas cessé d’être féconde. Elle l’est même devenue plus que jamais, depuis qu’à une admiration trop confuse, s’est substituée une critique plus délicate qui sait discerner et distinguer les époques, noter les caractères individuels, en un mot classer et juger par comparaison les artistes et les œuvres. Mais si cette critique nous a fait mieux sentir à quel titre la Grèce est une magnifique école de beauté et quels services elle rendra toujours en cette qualité au besoin d’idéal qui est en nous, elle nous a aussi appris à retrouver dans d’autres créations du génie humain, sous des formes très différentes, les mêmes aspirations et des réalisations qui valent les siennes. L’architecture de quelques-unes de nos cathédrales ne nous paraît pas aujourd’hui inférieure à celle du Parthénon, ni le mérite de certaines statues du moyen âge inégal à celui de telles ou telles œuvres de Scopas ou de Praxitèle. De plus en plus, aussi, se révèle à nous l’art d’autres peuples, trop méconnu précédemment. L’Orient, mieux étudié, nous étonne et’ nous séduit. De cette expérience élargie résulte le sentiment très net que l’art ne peut pas s’enfermer dans des formules traditionnelles et immuables, qu’il lui est même interdit de s’attacher servilement aux mêmes modèles, si beaux qu’ils soient, et qu’au contraire la variété, le renouvellement incessant est la loi même de sa vie. Mais, si, d’autre part, il ne peut pas devenir un simple abandon de l’imagination à tous ses caprices, s’il doit en définitive se subordonner toujours à certains préceptes essentiels de la nature et de la raison, comment ne trouverait-il pas, demain comme hier, dans les exemples de la Grèce, des leçons excellentes, qu’il appartient à chacun d’approprier à son temps, à son milieu, à son talent personnel et à ses conceptions ?

En politique, l’influence grecque a été jusqu’à présent fort restreinte. Les grands États modernes, constitués en monarchies, ne pouvaient rien demander, en fait d’exemples ou de leçons, aux petites républiques grecques, dont les conditions d’existence étaient si différentes des leurs. Et les démocraties elles-mêmes, comme celles des deux Amériques, dominées par leurs traditions propres, ne s’imaginaient pas qu’il y eût rien de commun entre elles et ces États minuscules d’autrefois, qu’elles connaissaient d’ailleurs si peu. Cependant les théoriciens politiques ne partageaient pas cette indifférence. Bossuet, dans son Histoire universelle, consacrait un chapitre aux gouvernements de la Grèce ancienne, et, par là, appelait sur eux l’attention des esprits réfléchis ; il y mêlait à de nombreuses erreurs quelques fortes observations, qui faisaient ressortir ce que ces républiques avaient dû à l’amour de la liberté et aux vertus civiques, Montesquieu, dans son Esprit des lois, sans présenter un tableau d’ensemble de leur vie publique, insiste néanmoins à son tour sur un certain nombre de leurs traits caractéristiques. Grâce à ces grands écrivains, l’étude de la Grèce ancienne a pris place dans la science politique. Elle suggéra, nous l’avons vu, quelques idées et certains arguments à plusieurs des hommes de la révolution. Puis le rétablissement et la succession des gouvernements monarchiques la reléguèrent de nouveau dans le domaine des théories. Mais voici que, de nos jours, l’extension de la forme républicaine et démocratique à un grand nombre de nations lui rend un intérêt d’actualité. Elle redevient pour nous une expérience historique de haute valeur, et ce changement coïncide avec un accroissement de savoir qui en augmente aujourd’hui sensiblement l’importance. Nous connaissons maintenant les institutions de la démocratie athénienne avec bien plus de précision qu’on ne les connaissait au siècle dernier, et notre pays est lui-même une démocratie en relation avec d’autres démocraties. Comment n’aurions-nous pas profit à interroger curieusement une histoire qui a des rapports si manifestes avec la nôtre ?

Or, cette histoire est instructive, elle l’est doublement, par les défauts et par les qualités qu’elle met en lumière. La démocratie, comme toute forme de gouvernement, a besoin d’une organisation solide et souple ; elle en a même d’autant plus besoin que, tendant par sa nature propre à l’individualisme, elle est exposée, plus que tout autre, au danger de voir ses éléments se désintégrer. Athènes a-t-elle réussi à réaliser cette organisation ? Ce qui lui a manqué surtout, nous l’avons vu, c’est un frein assez fort pour arrêter l’esprit démagogique, c’est aussi un pouvoir exécutif capable de donner au peuple une direction suivie. Elle n’a pas su établir un gouvernement qui assurât suffisamment la continuité de sa politique, en la préservant des improvisations et des entraînements irréfléchis. A ce premier défaut s’en est ajouté un second ; la mauvaise constitution du pouvoir judiciaire. En confiant le soin de rendre la justice à des tribunaux qui étaient de véritables assemblées, elle l’a mise à la discrétion de l’ignorance et des passions. Par là, elle a enlevé presque toute valeur à la conception, si juste en elle-même, de la responsabilité personnelle, qu’elle attachait à toute fonction publique. Voilà en quelques mots la part qu’il convient de faire tout d’abord à la critique, afin de dégager plus librement ce qui mérite d’être loué.

Reste qu’Athènes, la première dans l’antiquité, a montré ce qu’un peuple qui se gouverne lui-même est capable de faire pour s’assurer une place d’honneur dans l’histoire. De cet honneur Athènes s’est rendue digne par son esprit civique, par son humanité, par sa culture supérieure. Nul ne peut nier que les Athéniens, à la belle époque de leur démocratie, n’aient eu vraiment une haute idée des droits et des devoirs du citoyen. On les vit alors se montrer sincèrement soucieux du bien public, prêts à tous les services que l’intérêt de l’État leur imposait, courageux et endurants sous les armes, respectueux de la discipline, acceptant de bon cœur les sacrifices et les fatigues nécessaires, et, au dedans subissant sans se plaindre les charges qui leur étaient imposées, fiers de la réputation de leur ville et heureux de contribuer à l’accroître dans un sentiment de noble solidarité,

Chez eux, l’énergie se conciliait d’ailleurs avec une douceur naturelle qui leur valait un renom mérité d’humanité. En général, la démocratie athénienne a été accueillante pour l’étranger. Elle tenait à honneur d’attirer non seulement les Grecs des autres cités, mais aussi les barbares. C’est à Athènes que le sentiment de la fraternité humaine trouvait les dispositions morales les plus favorables à son développement. Et cette humanité instinctive se manifestait jusque dans la politique nationale. En sa qualité de démocratie, la république athénienne se sentait obligée à soutenir partout les principes démocratiques. Elle était donc l’ennemie naturelle des puissances oppressives, la protectrice des faibles, elle avait pour mot d’ordre la défense de la liberté. Et si l’on ne peut nier que ce rôle n’ait pas été toujours aussi désintéressé dans la réalité qu’il semblait l’être dans les discours de ses orateurs, il n’en est pas moins vrai qu’il y a profit moral et honneur pour un peuple à se complaire ainsi dans un idéal généreux. Il en résulte pour lui une habitude de pensée qui l’ennoblit en l’élevant au-dessus de l’obsession constante des intérêts égoïstes.

Mais, entre tous les titres qui recommandent le nom d’Athènes, aucun ne vaut celui qu’elle s’est acquis par sa brillante culture intellectuelle, morale et artistique. Or ce qui est particulièrement intéressant à noter, c’est l’étroite relation de cette culture avec ses institutions démocratiques. On sait avec quel accent de fierté le poète Eschyle, dans sa tragédie des Perses, exalte par la bouche des vieillards de Suse, devant la reine Atossa étonnée de ce qu’elle entend, la force redoutable de ce peuple qui n’a point de monarque. Cette influence vivifiante de la liberté, un étranger, Hérodote, l’a signalée également. On ne peut se refuser à reconnaître, comme lui, qu’elle a été une des sources principales des sentiments qui ont animé les Athéniens du Ve siècle, à commencer par le plus grand d’entre eux, Périclès. C’est dans une atmosphère de liberté démocratique que se sont produites toutes les grandes œuvres de ce temps. Aucun milieu n’était plus favorable au brillant développement de la tragédie, qui a pu donner là en spectacle les passions humaines, devant un publie préparé, par les discussions publiques à comprendre le jeu des intérêts contraires ; nul autre ne se serait également prêté aux hardiesses de la comédie, à ses critiques insolentes et incisives, qui faisaient penser, Et que dire des orateurs, des historiens, mûris dans cette agitation,féconde des esprits, dans ce conflit des idées, où l’on apprenait à étudier les événements, à scruter les motifs, à noter les conséquences, c’est-à-dire à juger et à prévoir ? N’est-ce pas la liberté athénienne qui a fait un Thucydide, comme elle avait fait un Périclès ? La philosophie même, du moins la philosophie morale et sociale, qui s’est montrée sévère pour la démocratie, d’où est-elle née, sinon de cette démocratie qu’elle condamnait ? Se représente-t-on Socrate ailleurs que dans Athènes ? Ne fallait-il pas à cet observateur le spectacle humain qu’on ne trouvait que là, et à ce moraliste ironique et moqueur la liberté de parole qui n’existait alors au même degré nulle part ailleurs ? Enfin, quant à l’art, ce n’est point par hasard assurément qu’il a pris dans Athènes, à la même époque, un essor si merveilleux. Il l’a dû, sans aucun doute possible, non seulement au désir, commun à tous les Athéniens de ce temps, de donner à leur ville une parure digne de sa grandeur et d’honorer les dieux auxquels ils l’attribuaient, mais aussi à une culture générale du goût, résultant de l’activité de tous, de leurs relations mutuelles, de l’échange incessant des idées, de l’accueil’ fait aux hommes de talent de tous pays. En somme, c’est parce que la liberté avait fait l’éducation d’Athènes que cette ville, à son tour, a pu contribuer si largement à celle de l’humanité.

 

Ainsi, nous le voyons clairement, la civilisation hellénique, bien loin de perdre pour nous rien de sa valeur, à mesure qu’elle s’enfonce dans le passé, semble au contraire en acquérir davantage de nos jours, en proportion de l’effort qui est fait pour la mieux connaître. Considérée dans la succession des époques que nous avons parcourue rapidement, elle présente assurément, comme tout ce qui est humain, de grandes inégalités et, à côté des parties brillantes, mainte défaillance. Mais, si au lieu de l’envisager ainsi, siècle par siècle, selon la méthode de l’histoire, on rassemble sous un seul regard tout ce qu’il y a eu en elle de meilleur, tout ce qui a été et reste encore profitable à l’humanité, elle apparaît comme une source merveilleuse de sagesse, de lumière et de beauté, C’est pourquoi le dernier mot de cette étude ne peut être que l’expression d’un sentiment d’admiration et de reconnaissance pour cette petite nation de l’antiquité à laquelle nous devons tant.

 

FIN DE L’OUVRAGE