I. — LA SOCIÉTÉ ET LA LITTÉRATURE. Persistance de la civilisation helléniste sous la domination romaine. — L’établissement de l’Empire romain fit disparaître les derniers États grecs. En Orient comme en Occident, il n’y eut plus que des provinces romaines. Ce qui avait pu subsister d’autonomie jusque-là fut définitivement anéanti, Sous l’autorité des gouverneurs de titres divers envoyés par Rome, tout releva du pouvoir impérial, qui tenait le monde entier sous sa domination. Mais il s’en fallut de beaucoup que la civilisation grecque ne pérît avec les loyautés hellénistiques. Ce fut elle, au contraire, qui s’imposa à ses vainqueurs. Déjà, dans les derniers siècles de la République, Rome avait subi profondément son influence. Elle la subit plus encore dans les premiers siècles de l’Empire ; et l’on vit, au temps des Antonins, un empereur romain écrire en grec le journal de sa vie intime. A plus forte raison, l’Orient resta entièrement grec. La culture latine réussit à peine à l’effleurer ; elle n’y pénétra jamais. L’histoire de la civilisation hellénique se continue donc sous l’Empile, sans changement brusque ni très apparent, jusqu’au temps où commence, avec la création d’un empire d’Orient, la civilisation byzantine. Ni l’aspect ni la constitution intime de la société ne se modifient très sensiblement pendant ces quatre siècles. Et cependant, celle-ci subit incontestablement une crise qui eut sa cause dans le déclin du polythéisme Dès le second siècle, le christianisme, qui grandit et s’étend, commence à ébranler la vieille religion. Au IIIe siècle, il se pose en rival du paganisme, il a ses apologistes, ses docteurs et ses écoles ; il se fortifie même dans les persécutions. Au IVe siècle, il triomphe avec Constantin et ses successeurs. Et, sans doute, la religion nouvelle, à mesure qu’elle attire à elle l’élite intellectuelle, s’imprègne de la culture grecque ; elle devient elle-même, à vrai dire, une forme nouvelle de l’ancienne civilisation, en Orient du moins. Mais c’est une forme trop distincte, inspirée d’un esprit trop différent, pour que nous ayons à l’étudier ici. Le paganisme grec est le cadre que nous rie devons pas dépasser. Tout en déclinant, cette ancienne civilisation fit preuve, pendant ces derniers siècles, d’une vitalité qui ne peut être méconnue. Il semble même que, grâce à la paix romaine, elle ait eu alors comme une seconde floraison, un peu pâle assurément, comme il était naturel en une arrière-saison, mais non dénuée de charme malgré tout. Quelques-unes des œuvres qui en sont issues sont de celles dont l’influence a persisté jusqu’à nos jours. Elles nous font connaître une société qui, certes, en se comparant à un passé glorieux, ne se dissimulait pas son infériorité et qui, d’autre part, ne se sentait plus orientée vers l’avenir par de fermes espérances, mais qui, du moins, s’attachait avec zèle et amour à ses traditions et s’appliquait de son mieux à les continuer. Elle y trouvait plaisir et elle a réussi à s’en faire honneur. La vie des Grecs cultivés sous l’empire romain. — C’est au premier et au second siècle de notre ère que la vie des Grecs cultivés de ce temps s’offre à nous sous son aspect le plus intéressant A tout prendre, ce fut, dans les classes cultivées, une vie intelligente Plutarque, dont nous aurons plus loin à mentionner les œuvres, nous a laissé sur ce point des témoignages qui nous en donnent une idée vraiment favorable ; et ce qu’il nous dit de lui-même ou de sa famille, n’ayant rien d’exceptionnel, peut être largement généralisé sans risque d’erreur. Dans une petite ville de Béotie, à Chéronée, trois où quatre générations se succèdent sous nos yeux : entre le temps d’Auguste et celui d’Adrien C’est d’abord le bisaïeul de Plutarque, Nicarque, témoin des guerres civiles dont le contrecoup se fait cruellement sentir autour de lui, puis, voici son fils, Lamprias, et son petit-fils, le père de Plutarque, qui, l’un après l’autre, semblent avoir joui paisiblement du rétablissement de l’ordre dans le monde. Ils s’occupent à faire valoir leur domaine, à remettre en bon état leur fortune héréditaire, honnêtes gens, dénués d’ambition, contents de l’estime publique qui les entoure et peu tourmentés du regret de l’indépendance nationale, depuis longtemps perdue. Dans ce milieu, où l’esprit de famille se transmet de père en fils, la culture intellectuelle et morale est hautement appréciée. Toutes les belles traditions de la Grèce, tous ses souvenirs y sont en honneur. Aussi Plutarque et ses fières sont-ils envoyés jeunes à Athènes, qui reste toujours le foyer des bonnes études et où se développe une véritable vie universitaire. Là, des écoles renommées attisent de tous les points du monde grec les meilleurs maîtres et la jeunesse studieuse. Nulle part, les relations entre les professeurs et les élèves ne sont mieux réglées ; sous la garantie d’une saine discipline, elles sont familières et cordiales. On se réunit amicalement, on cause autour d’une table hospitalière, on discute à perte de vue, on fait assaut d’esprit, d’érudition, de réflexions ingénieuses et subtiles. Un goût très vif de la littérature, de la philosophie, des sciences, des questions religieuses règne dans tous les cercles. En revanche, peu ou point de politique Il semble que l’échange des idées soit devenu l’objet principal de la vie. Aussi bien, il lne cesse pas, lorsque l’on quitte les écoles. On voyage beaucoup en ce temps, pour raison d’affaires assurément, mais aussi par curiosité. Les communications étant désormais plus sûres et plus faciles, on va d’Orient en Occident, de Grèce en Italie et d’Italie en Grèce. Plutarque, son éducation achevée, visite l’Égypte et sa grande ville, Alexandrie, puis Rome et l’Italie, où il séjourne à plusieurs reprises. Il y fait des conférences, car les conférences sont à la mode, il y fréquente des philosophes, car il y en a partout, et il professe lui-même la philosophie, mais il visite aussi les lieux célèbres, il fait connaissance avec de grands personnages, il se rend familier avec l’histoire romaine en interrogeant les descendants de ceux qui en avaient été les acteurs. La pénétration mutuelle des deux civilisations nous apparaît là vivement. Puis, il revient dans son pays ; et, décidé à ne pas l’abandonner, il s’occupe des affaires municipales sans négliger les siennes ; il exerce des magistratures locales, fréquente le sanctuaire voisin de Delphes, si riche en monuments et en souvenirs, s’y laisse même rattacher par des fonctions sacerdotales. Peu à peu, il est devenu célèbre. Des étrangers de distinction viennent le voir et sont reçus chez lui. De son côté, il circule en Grèce, se rend de temps en temps à Athènes, sa patrie intellectuelle, où l’attire bientôt l’éducation de ses fils. Chez lui, la meilleure partie de son temps se passe à lire et à écrire. Qu’écrit-il ? Des traités de morale, des lettres, des biographies surtout, dont nous aurons bientôt à parler. Pour le moment, ce qui nous intéresse en lui, c’est sa manière de vivre ; car elle représente celle d’une grande partie de ses contemporains et compatriotes. Une oisiveté laborieuse, une existence paisible, une activité qui aboutit à des dissertations, une culture variée, le goût du savoir, tels sont les traits qui donnent à la meilleure société grecque du siècle des Antonins sa physionomie propre. Nous allons les retrouver dans sa littérature, et celle-ci nous laissera voir en même temps quelques autres aspects de cette même société, quelques-uns des changements qu’elle subit cous l’influence des événements, Caractère général de la production intellectuelle sous l’empire. — Déjà, au temps des royautés hellénistiques, la production intellectuelle avait beaucoup perdu de sa spontanéité ; déjà l’imitation tendait à y étouffer l’originalité. Sous l’empire, malgré le nombre et la variété des œuvres, malgré le mérite de quelques-unes, ce caractère devient plus sensible encore. En tout genre, on ne réussit désormais qu’à la condition d’imiter. Presque plus de nouveauté dans la littérature ; moins encore dans les arts. Seules, la science et la philosophie font preuve d’une certaine faculté créatrice C’est donc principalement d’elles qu’il y a lieu de s’occuper ici Toutefois il est indispensable de jeter au moins un coup d’œil sur l’ensemble du mouvement littéraire, clona la philosophie d’ailleurs est inséparable. L’éloquence et la rhétorique. — Chose curieuse, jamais l’art de la parole ne fut plus cultivé ni plus admiré qu’à cette époque, où il avait perdu ses meilleures raisons d’être. Le monde gréco-romain, au second siècle, est plein d’orateurs ; l’Asie, la Grèce, l’Italie même acclament ces maîtres de la parole, ces improvisateurs merveilleux, ces virtuoses du discours, qui ont repris le titre de sophistes, tombé en désuétude, et qui le portent orgueilleusement. Les écoles où ils enseignent les secrets de la rhétorique sont plus fréquentées que jamais ; les grandes villes tiennent à honneur de fonder des chaires d’éloquence. Marc-Aurèle en institua plusieurs à Athènes, qui devient ainsi une véritable Université. Mais c’est sur tout dans les discours d’apparat que triomphent les orateurs de ce temps : éloges des cités, compliments aux personnages officiels, harangues prononcées dans les cérémonies publiques. Des occasions plus sérieuses leur sont données, lorsqu’ils vont porter aux magistrats romains, quelquefois au sénat ou à l’empereur même les doléances ou les congratulations de leurs concitoyens. Et, en dehors de cela, ils convoquent à des auditions oratoires un public toujours empressé. Des noms furent alors illustres qui sont tombés depuis longtemps dans un juste oubli, tels ceux des Scopélien, des Favorinus d’Arles, des Ælius Aristide, des Philostrate. A leur éloquence a manqué tout élément substantiel. La postérité a eu le droit de la considérer comme un verbiage sonore, sans intérêt durable. Et, toutefois, il faut reconnaître que ces artistes de la parole ne faisaient pas œuvre inutile en réveillant le sens de la beauté littéraire que leurs prédécesseurs immédiats avaient trop laissé s’oblitérer. Ceux qu’on appelait alors les Atticistes, grammairiens ou rhéteurs, tout en exagérant leurs scrupules de puristes, remirent en honneur la collection, la bonne tenue du langage ; ils l’assainirent en imposant aux orateurs et aux écrivains l’autorité des meilleurs prosateurs attiques d’autrefois Ils l’empêchèrent ainsi de dégénérer trop vite évidemment, il n’était pas en leur pouvoir de faire davantage, ni surtout de lui rendre la fraîcheur, la spontanéité qui fait le charme éternel des chefs-d’œuvre. L’histoire. — Le genre historique était mieux défendu, par sa nature même, du danger de la frivolité. Il y eut, au IIe et au IIIe siècle, des historiens grecs dont les ouvrages ont survécu et sont justement estimés. Imitateurs d’Hérodote, de Thucydide, de Xénophon, leur mérite commun est d’avoir su exposer clairement, honnêtement, dans une langue correcte et assez pure, les événements qu’ils entreprenaient de raconter. Ils ont utilisé sagement des informations qui, sans eux, nous manqueraient aujourd’hui. C’est à eux qu’il faut recouru pour la connaissance de périodes importantes. Nous devons à Arrien de Nicomédie, contemporain de l’empereur Adrien, le meilleur récit que nous ayons de l’Expédition d’Alexandre ; il y a lieu d’en louer la simplicité et la véracité. Appien d’Alexandrie écrivit sous le règne d’Antonin son Histoire romaine, dont nous possédons encore d’importantes parties, composition un peu terne, sans originalité ni critique personnelle, mais bien ordonnée et faite en général de bons matériaux. Ni l’un ni l’autre ne peut être égalé à Dion Cassius, le plus remarquable historien de ce temps. De sa grande Histoire romaine une vingtaine de livres seulement, un peu plus du quart de l’ouvrage, nous restent encore. On y trouve exposés, dans un langage ferme, les événements tragiques de la fin de la république, les guerres civiles, et l’histoire de l’empire sous les premiers Césars ; mais il est regrettable qu’ayant pris Thucydide pour modèle, Dion n’ait pas su s’approprier la liberté de son esprit ni l’indépendance de ses jugements et qu’il ait abusé des discours fictifs. Après lui, le syrien Hérodien, dont on lit encore l’histoire des Successeurs de Marc-Aurèle, ne mérite qu’une simple mention. Ce qui fait le plus d’honneur à l’historiographie de ce temps, c’est très certainement le recueil des Vies Parallèles de Plutarque. Grâce à cet ouvrage, la biographie, qui était restée jusque-là une forme subalterne de l’histoire, a plis vraiment une valeur nouvelle. Sans doute, on ne peut considérer Plutarque ni comme tin gland écrivain, ni comme un penseur vigoureux et hardi. En tant qu’historien même, il prête le flanc à des reproches sérieux. Nous ne trouvons chez lui ni la critique attentive des sources, ni un souci suffisant de la chronologie, ni l’intelligence complète des grands desseins politiques. Moraliste et curieux avant tout, c’est par la peinture des mœurs, par la notation de détails variés, qu’il a su faire revivre la plupart des hommes remarquables de l’antiquité, Grecs et Romains. Une large information, tirée de lectures aussi abondantes que variées, l’a mis à même de rassembler, d’une part, quantité de faits d’importance secondaire et pourtant suggestifs, de l’autre de nombreux traits de mœurs qui révèlent le caractère de ses personnages. Attentif à rechercher leurs motifs d’action, à se renseigner autant que possible sur leur vie privée, à les surprendre, pour ainsi dire, dans leurs moments d’abandon, afin de saisir sur le vif leurs sentiments secrets, leurs habitudes morales et le fond de leur nature, il réussit souvent à nous les faire mieux connaître que ne l’ont fait les historiens proprement dits. Ajoutons qu’il sait conter avec agrément, qu’il a le sens dramatique à un haut degré et que les réflexions, un peu longues parfois, dont il entremêle ses récits, ne manquent ni de finesse ni de portée. Il résulte de là que l’ensemble de son œuvre biographique met sous nos yeux presque tous les aspects de la civilisation antique. La popularité dont elle a joui depuis la Renaissance s’explique ainsi. Elle a fournit plus de sujets de tragédies qu’aucune autre, elle a été goûtée par quelques-uns de nos meilleurs moralistes, et nulle peut-être n’a plus contribué à l’influence que la Grèce a exercé à certains moments de notre histoire, particulièrement à l’époque de la Révolution. Aussi, aujourd’hui encore, bien que les progrès de la critique historique en aient affaibli l’autorité, elle est encore une de celles qu’on ne peut ignorer si l’on veut connaître la vie morale de la Grèce ancienne. La littérature satyrique et fantaisiste. Lucien. —Dans un genre bien différent, un autre écrivain du second siècle, le syrien Lucien de Samosate s’est fait, lui aussi, un renom durable. Comme Plutarque, il a dû beaucoup aux œuvres classiques du passé ; mais, comme lui également, bien qu’il ait beaucoup emprunté, il a été, en une assez large mesure, créateur ; et, à ce titre, il a eu son influence. C’était par profession un de ces sophistes dont il a été question plus haut ; mais le tour de son esprit se révéla bien vite fort différent du leur. S’inspirant à la fois de la comédie ancienne et des sautes acerbes que la secte cynique avait mises à la mode, il donna carrière à sa verve étincelante et moqueuse dans des œuvres légères et variées, dialogues des morts, entretiens plaisants de dieux et de personnages mythologiques, traités ou dissertations, pamphlets, compositions fantaisistes, il y raillait tantôt les superstitions et les fables du polythéisme, tantôt les enseignements ou les ridicules des philosophes contemporains, critiquant tous les dogmatismes, arrachant tous les masques, perçant de ses traits tous les charlatanismes. C’était au fond un sceptique, qui peut-être cherchait avant tout l’occasion de fane briller son talent. Mais son scepticisme, associé à un bon sens aiguisé, ne pouvait manquer d’éveiller bien des réflexions, de fortifier bien des doutes. Il nous laisse voir le vide qui se creusait alors sous les anciennes croyances dans beaucoup d’esprits. D’ailleurs la vivacité de l’imagination, la grâce, l’enjouement ironique, un style leste et piquant, assaisonné de sel attique, faisaient de lui un maître de la prose satirique. Son œuvre est restée un modèle en un genre qui a suscité maint imitateur, parmi lesquels notre Rabelais. Le roman. — Signalons enfin, parmi les créations littéraires du temps de l’Empire, le roman. C’est en effet dans le roman que l’imagination libre, s’étant détournée de la poésie, trouvait surtout à s’exercer alors. Le roman grec n’est pas une fiction quelconque. C’est essentiellement une histoire d’amour, insérée dans un récit d’aventures. Il procède à la fois de la littérature érotique antérieure et des récits de voyages, vrais ou fabuleux. Par l’ensemble de ses caractères, il représente bien l’état des esprits et des mœurs dans le monde grec pour lequel il était fait. Une société détachée de toutes les grandes choses, et où l’influence des femmes était considérable, ne pouvait manquer de faire de l’amour un de ses sujets préférés. Elle était d’ailleurs trop frivole pour demander à ses romanciers des études psychologiques approfondies. Ce qu’ils représentent n’est pas une passion en lutte avec d’autres passions ni avec le sentiment d’un devoir. Si l’amour, dans le roman grec, est contrarié, c’est seulement par des obstacles extérieurs, par des événements imaginaires, plus ou moins invraisemblables. Aventures compliquées, enlèvements, histoires de brigands et de pirates, rencontres fortuites, péripéties sur péripéties, tels en sont les éléments ordinaires. Les amants, séparés l’un de l’autre par quelque accident, sont promenés à travers le monde, ballottés par les caprices du hasard, jusqu’au moment où ils se retrouvent enfin, toujours fidèles, ayant échappé par miracle aux plus terribles dangers. Dans ces fictions peu croyables, le merveilleux abonde. On sent vite, à les lire, qu’elles ont été composées pour des esprits à qui la réalité semblait sans attraits, et qui trouvaient même plaisir à s’en détaches. Une curiosité passablement puérile s’associait en eux à un manque complet d’esprit critique. Leur crédulité acceptait sans la moindre objection tous les coups de théâtre, tous les prodiges, toutes les combinaisons fortuites, jusqu’aux plus étranges. Aussi ces romans, malgré la diversité des fictions et des personnages, se ressemblent-ils tous étonnamment. Ce sont toujours les mêmes traits généraux qu’on retrouve dans les narrations d’un Antonius Diogène, d’un Jamblique, d’un Xénophon d’Éphèse, du syrien Héliodore, de l’alexandrin Achille Tatius, de Chariton, composés et publiées entre le Ier siècle et le Ve de notre ère. Il n’y a guère entre ces auteurs que des différences de talent. Parmi eux, Xénophon d’Éphèse avec ses Éphésiaques, Héliodore avec ses Ethiopiques ou Aventures de Théagène et de Chariclée sont les moins mauvais. Il est difficile aujourd’hui de s’intéresser à de telles œuvres. Pourtant, elles n’ont pas été sans influence sur l’éclosion du roman moderne. Et cela est plus vrai encore de la pastorale de Longus, Daphnis et Chloé, dont la date précise est inconnue, mais qui appartient certainement à la même période. L’amour de deux enfants y c~,t décrit avec une ingénuité plus apparente que ruelle, mais non sans quelque charme. Malgré ce qui s’y fait sentir d’affectation et de raffinement, ce petit livre est un de ceux qui n’ont pas cessé d’être lus. Littérature érudite et technique. — Ne négligeons pas entièrement, dans cette revue, si sommaire qu’elle soit, la littérature érudite ; car elle aussi nous montre à quel point la Grèce vivait alors de son passé. Que sont en effet les traités de rhétorique dus à des maîtres du IIe et du IIIe siècle, tels que ceux d’Hermogène de Tarse, d’Apsinès de Gadara, de Ménandre de Laodicée, sinon des recueils de recettes oratoires tirées des œuvres classiques ou extraites plus ou moins habilement des écrits spéciaux d’Aristote et de Théophraste ? Le petit livre de Longin sur le Sublime mêle à des préceptes inspirés du même esprit un commentaire parfois éloquent de quelques beaux passages des poètes ou des orateurs d’autrefois. De leur côté, les grammairiens travaillent à étudier dans les moindres détails la langue des anciens auteurs, qui de plus en plus devient différente du parler courant ; ils cherchent à en établir les règles ; c’est l’œuvre d’un Apollonios Dyscole, d’un Hérodien. De zélés lexicographes se font leur collaborateurs en se donnant pour tache de recueille, chez ces mêmes écrivains, les mots tombés en désuétude, les termes rares, ou ceux qui faisaient allusion à des usages oubliés. Les lexiques d’Harpocration, de Julius Pollux, composés vers la fin du second siècle et transmis jusqu’à nous, sont les témoins de leur labeur. Et le Banquet des sophistes d’Athénée de Naucratis, publié quelques années plus tard, nous met en quelque sorte sous les yeux le travail d’un collectionneur passionné de vieux souvenirs, qui, ne voulant rien laisser perdre de cette précieuse antiquité, s’applique à enchâsser, dans un dialogue interminable, toutes les notes qu’il a pu recueillir au cours de ses laborieuses lectures. II. — LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE. Vue générale. — L’amoindrissement de l’activité créatrice qui vient d’être signalé dans la littérature ne pouvait manquer de se faire sentir aussi dans la science et la philosophie. Non pas qu’il y ait eu alors moins de savants ou de philosophes. Mais les uns et les autres s’appliquèrent plus à coordonner ou à commenter les idées de leurs prédécesseurs qu’à inaugurer des recherches nouvelles. La pensée grecque se repliait, pour ainsi dire, sur elle-même, au lieu de continuer à se déployer librement. Toutefois il s’en faut de beaucoup que le travail ainsi accompli ait été sans intérêt ou sans résultat. Car il était impossible, malgré tout, que ce remaniement des idées, des connaissances et des systèmes antérieurs ne les renouvelât pas en une certaine mesure. Il arriva qu’avec des matériaux en grande partie anciens, on construisit des édifices d’un aspect sensiblement différent. Et si, dans les sciences proprement dites, ce renouvellement ne fut pas en somme très considérable, il aboutit dans la philosophie, comme nous le verrons, à la formation d’une doctrine dont l’influence devait être profonde et prolongée. Sciences mathématiques et naturelles. — Alexandrie, qui avait été, dans la période hellénistique, un foyer d’études si intense, produisit encore dans les siècles suivants quelques-uns des plus remarquables représentants des sciences mathématiques et physiques. Au premier rang parmi eux se place Claude Ptolémée, qui s’illustra comme astronome, comme géographe, comme théoricien de la musique et comme physicien, dans la seconde moitié du IIe siècle de notre ère. Son grand Traité d’Astronomie, connu au moyen-âge d’après les traductions arabes sous le nom d’Almageste, resta le fondement de la science astronomique jusqu’au temps de Copernic. Il nous a conservé l’ensemble des observations faites soit par l’auteur lui-même, soit par ses prédécesseurs. Dans sa Géographie, nous trouvons rassemblées toutes les informations dont la science de ce temps pouvait disposes pour déterminer les longitudes et les latitudes des lieux mentionnés sur les cartes ; c’était le plus grand travail en ce genre qui eût encore été exécuté. Ses Harmoniques nous le font connaître comme continuateur d’Aristoxène et des Pythagoriciens dans la théorie musicale. Enfin, outre son Optique, dont nous possédons une traduction latine, il avait écrit divers ouvrages perdus sur la mécanique et sur quelques parties de la physique. Dans l’ordre des mathématiques, tus autre grand nom à citer est celui de l’alexandrin Diophante, qui semble avoir vécu au IIIe siècle de notre ère. Son Arithmétique, dont le texte ne nous est parvenu malheureusement que mutilé et remanié, représente aujourd’hui pour nous l’ensemble des recherches effectuées sur les nombres par les mathématiciens grecs. Quelle est au juste dans cet ouvrage la part qui lui appartient en propre ? C’est un point sur lequel les spécialistes ne sont pas entièrement d’accord. On admet en général que le savant Alexandrin avait fait plus que mettre en œuvre, dans une série de problèmes, des méthodes déjà employées. Il avait tout au moins choisi les meilleures et il en a fait ressortir la valeur. Il a pu être considéré comme un des créateurs de l’arithmétique savante et aussi comme celui qui a fourni aux Arabes les éléments constitutifs de l’algèbre. Sciences biologiques. — Le rôle de Galien, dans la médecine, en prenant ce mot au sens le plus large, fut à peu prés le même que celui de Ptolémée dans l’astronomie et la géographie, de Diophante dans l’arithmétique. Comme eux, il résume dans ses écrits toutes les connaissances acquises par ses prédécesseurs ; mais, comme eux aussi, il les développe par ses observations personnelles. Instruit dans la philosophie, dans les lettres, il postait partout, quel que fût le sujet auquel il s’appliquait, l’habitude de la réflexion méthodique, il savait coordonner et généraliser, il raisonnait bien et clairement. Une longue pratique médicale à Pergame, sa patrie, à Smyrne, à Alexandrie, à Rome, sous les règnes d’Antonin, de Marc Aurèle et de Commode, lui avait permis d’acquérir une riche expérience. Écrivain fécond, il la mit à profit dans ses très nombreux ouvrages, dont les plus importants nous ont été conservés. On y trouve la preuve des progrès qu’il fit faire à l’anatomie, à la physiologie, à la pathologie. Admirateur d’Hippocrate, dont il a commenté les principaux écrits, il mérite d’être rapproché de lui dans l’histone de la médecine grecque. Le premier avait été l’initiateur de la science médicale, le second lui donna la foi me sorts laquelle elle devait se transmettre jusqu’aux temps modernes, en attendant l’apparition de méthodes et de connaissances nouvelles. Rôle de la philosophie grecque sous l’empire. — Mais le rôle de la philosophie fut bien plus important alors que celui des sciences dans la survivance de la civilisation hellénique. Déjà, pendant la période hellénistique, elle était sortie des écoles et elle avait pénétré largement dans la société grecque et romaine. Au temps de l’Empire, elle exerce une action encore plus variée et plus étendue. A vrai dire, on trouve des philosophes partout. Comme professeurs, ils continuent à grouper autour d’eux toute la jeunesse cultivée, des chaires d’État sont instituées en leur faveur, à côté de celles qu’entretenaient les villes ou qui gardaient un caractère privé. Comme conseillers intimes, comme directeurs de conscience, ils deviennent de plus en plus les familiers des grands personnages, et en même temps ils donnent à une foule d’âmes inquiètes des consultations morales, soit oralement, soit par écrit. Mais cela même ne leur suffit pas Ils se transforment en véritables prédicateurs et beaucoup d’entre eux vont par le monde porter de ville en ville la bonne parole. Les uns s’adressent surtout à des auditoires choisis, auxquels le beau langage n’est pas indifférent et qui veulent être instruits ou morigénés en termes délicats, avec élégance et littérairement. D’autres, moins raffinés ou plus hardis, vont droit au peuple, ils affrontent les foules, ils critiquent les vices sur les places publiques, dans les stades où les théâtres, partout où l’occasion leur en est donnée. Naturellement, cette philosophie de harangues ou de conférences ne peut guère vivre que de lieux communs. C’est dans les petits cercles, dans l’intimité des véritables penseurs ou des natures supérieures, qu’il faut chercher d’une part, les plus beaux exemples, les rares vertus, et, d’autre part, les idées personnelles, celles qui s’organisent en doctrines. Quant à son esprit général, ce qui caractérise cette philosophie grecque de l’Empire, c’est le développement de la tendance morale déjà signalée antérieurement, à laquelle s’ajoute une préoccupation religieuse et même mystique de plus en plus prononcée. Par là, elle se rattache à la tradition platonicienne, et c’est en effet à un renouvellement du platonisme qu’elle aboutit. Mais, chemin faisant, elle recueille, elle absorbe dans un large syncrétisme bien des éléments provenant d’autres écoles, notamment du stoïcisme et du pythagorisme. Elle s’applique d’ailleurs à sauver tout ce qui, dans les religions nationales, ne lui paraît pas inconciliable avec la loi morale et l’idée de Dieu, Elle devient ainsi la forme supérieure du paganisme et c’est elle qui le représente vraiment en face du christianisme grandissant. D’où résulte le conflit inévitable qui amène sa ruine. Auparavant, toutefois, et jusque vers le milieu du IIIe siècle, les sectes de la, période hellénistique subsistent encore, quelques-unes du moins, et leur activité, leur valeur propre se manifestent dans des œuvres qui ne peuvent être passées sous silence. Le stoïcisme sous l’empire. — Parmi elles, le premier rang appartient salis conteste au stoïcisme. Nous avons vu comment la doctrine du Portique s’était constituée définitivement dans la période précédente et quelle autorité elle avait prise jusque dans la société romaine. Elle n’avait plus rien à gagner au point de vue dogmatique et, d’un autre côté, si elle subissait à certains égards l’influence de l’éclectisme général, ce n’était qu’à un faible degré, tant sa rigidité originale la préservait des empiètements étrangers. Fidèle aux leçons de ses fondateurs, elle trouvait dans leurs affirmations tout ce qui lui semblait nécessaire pour assurer au sage la paix intérieure au milieu des difficultés de la vie et des révolutions politiques. Renonçant donc à rajeunir ses dogmes, elle s’appliquait à en faire sentir toute l’efficacité ; et cette sorte de vérification quotidienne de leur valeur devenait l’occasion d’un enseignement pratique qui a survécu dans quelques ouvrages particulièrement précieux. C’est d’abord le Manuel d’Epictète avec le recueil de ses Entretiens, l’un et l’autre écrits en quelque sorte sous sa dictée par l’historien Arrien qui a été mentionné plus haut à un autre titre. Le manuel particulièrement, parce qu’il contient sous une forme condensée toute la substance de cette haute morale, a subsisté comme tin des livres les plus réconfortants que l’antiquité grecque nous ait légués. Nulle part, n’a été affirmée plus énergiquement la puissance d’une âme humaine, résolue à se libérer par ses propres forces de toutes les servitudes. Nous y entendons la parole fière et un peu rude d’un ancien esclave syrien, d’un affranchi, que l’édit de Dioclétien contre les philosophes, en l’an 89 de notre ère, avait chassé de Rome. Retiré à Nicopolis d’Épire, il y vivait dans la pauvreté, solitaire, sans famille, sans affections intimes, et pourtant un optimisme profondément religieux respire dans tout ce qui a été recueilli de sa bouche. Persuadé que l’univers est bon tel qu’il est, que tout s’y passe sous la loi d’une sagesse supérieure qui mène l’ensemble des choses à des fins déterminées par elle, il trouve une pleine satisfaction dans l’adhésion qu’il donne sans réserve à toutes les volontés de cette providence bienveillante, en laquelle il a foi. Et dès lors, sûr que cette adhésion ne dépend que de lui-même, que rien au monde ne peut l’empêcher de la donner, il se sent libre et heureux tout à la fois, libre malgré tout ce qui semble l’opprimer, heureux malgré l’exil, malgré la misère, malgré la souffrance et tout ce qui trouble la plupart des hommes. Il le sent et il veut que les autres le sentent comme lui ; car c’est un maître de force morale et de bonheur, un maître exigeant, impérieux dans sa bienveillance. Tel est le livre de l’esclave, et voici celui d’un empereur, de Marc-Aurèle, tout semblable par la doctrine, tout inspiré de la même foi, du même idéal. Mais tandis que l’esclave fait la leçon à ses disciples, l’empereur ne s’adresse qu’à lui-même et n’entend corriger que ses propres faiblesses. Pleinement conscient de son immense responsabilité, de l’étendue de ses devoirs, il examine sa conscience, il note ses pensées jour par jour pour se juger et s’améliorer. Juge sans indulgence, à qui rien n’échappe, puisqu’il est en même temps l’accusé et l’accusateur. Touchant par sa sincérité, attachant par la noblesse et la délicatesse de ses sentiments, il laisse voir ses scrupules, sa lutte intime contre les découragements inévitables, sa résistance aux influences dangereuses, ses inquiétudes secrètes, et, par-dessus tout, sa volonté constante de bien faire, son admirable force d’âme. Aucun livre jamais n’a mieux découvert l’homme dans l’auteur ; et cet homme qu’il nous fait connaître est un des meilleurs, un des plus dignes d’être admirés et aimés. Ce n’est pas, pourtant, un être d’exception ; il ressemble par quelque coté à chacun de nous ; et ainsi ce livre de confidences personnelles, cet entretien qu’il tenait avec lui-même, nous offre, dans ses analyses psychologiques, une image toujours vraie du cœur humain. Il n’a jamais cessé d’être lu, n’ayant jamais cessé d’être profitable. La tradition platonicienne. — Tandis que le stoïcisme se maintenait ainsi, presque en son intégrité, jusqu’à la fin du second siècle, la tradition platonicienne apparaît au contraire mélangée dés le commencement de l’Empile. Nous la trouvons, très imprégnée de judaïsme, chez le juif alexandrin Philon, dans la première moitié du premier siècle de notre ère. Rien de plus curieux que de voir la philosophie grecque pénétrer ainsi dans le milieu qui semblait devoir être le plus réfractaire à son influence. Elle se mêle chez Philon à la théologie judaïque au point de la modifier profondément. Empruntant aux stoïciens leur méthode d’interprétation allégorique, le docteur d’Israël prétend retrouver dans l’Ancien Testament la plupart des idées de Platon, et il n’hésite même pas à penser que Platon les a empruntées à ses livres sacrés ! Quant à sa morale, elle est en grande partie stoïcienne. Mais dans cette philosophie, qui doit presque tout au passé, apparaissent des éléments révélateurs de tendances nouvelles. Le plus important est l’effort par lequel Philon, tout en restant fidèle au monothéisme d’Israël, cherche cependant à l’élargir. Le Dieu qu’il conçoit se manifeste par des puissances, qui semblent prendre par moments, à ses yeux, une sorte de personnalité propre. La principale est le Logos ou Verbe divin, auquel il attribue le rôle d’un intermédiaire entre Dieu lui-même et les hommes. Il y a là déjà comme une première ébauche de la doctrine néoplatonicienne. On retrouve aussi la tradition de l’Académie, mais plus influencée par le stoïcisme, chez le bithynien Dion de Pruse, surnommé Dion Chrysostome. Personnage assez étrange, d’abord sophiste à la mode du temps dans la première partie de sa vie, puis proscrit par Domitien et devenu philosophe dans l’exil, il se fit en quelque sorte prédicateur de morale sous les règnes de Nerva et de Trajan. Les discours qui nous restent de lui témoignent d’une culture d’esprit riche et variée, d’une éloquence abondante, d’un talent d’écrivain distingué. On y trouve naturellement beaucoup de lieux communs, dont l’orateur ne réussit pas toujours à dissimules la banalité par l’agrément des détails ou par d’ingénieuses inventions. Mais il est intéressant de l’entende à reprocher au peuple d’Alexandrie sa frivolité, sa turbulence, son engouement pour les jeux du clique et les courses de chevaux. Et, d’autre part, la philosophie chez lui joue un assez beau rôle lorsqu’elle trace à l’Empereur lui-même l’image idéale du roi, ou lorsqu’elle nie que l’esclavage sort fondé en di où, affirmant que la qualité morale établit seule entre les hommes une distinction réelle, Ajoutons qu’on trouve, dans certains de ces discours, une haute idée de Dieu, conçu principalement comme l’être suprême en qui se réalise tout ce que la raison juge excellent. C’est pourquoi, s’il n’y a de vraiment original chez Dion que sa personnalité, il faut reconnaître que son œuvre est du moins l’expression intéressante d’un ensemble d’idées et de sentiments qui nous montrent la sagesse grecque en voie de perfectionnement. Mais le plus renommé des platoniciens de ce temps, celui, en tout cas, qu’on lit le plus, aujourd’hui encore, fut Plutarque sur lequel nous devons revenu rapidement pour compléter ce que nous en avons dit plus haut. Car ce biographe était aussi un disciple déclaré de l’Académie ; et, en cette qualité, il combattit le stoïcisme et l’épicurisme, tandis qu’il aimait à invoquer l’autorité de Platon. Ses traités de morale, dans lesquels il disserte agréablement sur des questions de conduite en mêlant les anecdotes aux conseils, nous le font voir sous l’aspect d’un directeur de conscience, qui unit l’observation et les leçons de l’expérience à une saine doctrine, sans exagération de rigueur et sans excès d’indulgence. Toutefois, ce qu’il y a peut-être de plus intéressant dans la partie philosophique de son œuvre, c’est celle qui se rapporte à la religion. D’une part, il se fart le défenseur zélé des croyances nationales de la Grèce, il demeure attaché de cœur aux anciens, cultes, il essaye de démontrer la véracité des oracles, il refuse à admettre leur défaillance ou l’explique de manière à en préserver le caractère divin. D’autre part, les religions étrangères, particulièrement celles de l’Égypte, l’intéressent vivement, non pas comme simple objet de curiosité ou d’étude, mais parce qu’il croit retrouver en elles, sous des noms différents, les dieux mêmes de la Grèce C’est ce qu’il prend à tâche de prouver par d’ingénieux rapprochements, fondés sur des interprétations allégoriques Il aboutit ainsi à grouper les principales variétés du polythéisme dans un syncrétisme qui entend rester hellénique. En réalité, les influences étrangères s’y font sentir fortement. Le dualisme, dont Platon n’avait pu se défendre entièrement, prend chez Plutarque une tout autre importance. En face du Dieu suprême, principe du bien, il reconnaît comme nécessaire un principe mauvais, duquel procède tout ce qu’il y a de mal dans l’univers. Et ce principe n’est pas la matière, car il se la représente comme purement passive, par conséquent également capable de bien et de mal. C’est une puissance active, essentiellement malfaisante, qui s’oppose de tout son pouvoir à la puissance divine, source de tout bien ; il la rapproche de l’Arimane de Zoroastre, du Typhon des Égyptiens, témoignant ainsi de la pénétration des croyances de l’Orient dans l’hellénisme. Entre ces deux puissances contraires, des intermédiaires sont indispensables Ce sont les êtres que Plutarque, comme autrefois Platon, appelle les démons, sa philosophie leur attribue un rôle varié. Très inégaux et dissemblables entre eux, les uns sont pour lui les dieux mêmes du polythéisme grec, tandis que d’autres lui apparaissent comme des esprits impurs ; et c’est ainsi qu’il croit pouvoir expliquer une grande partie des traditions mythologiques, notamment les cultes violents ou grossiers, sanguinaires ou immoraux. théologie singulièrement complexe, comme on le voit, qui atteste le trouble des meilleurs esprits, leur désir de ne rien abandonner de ce qu’ils considéraient comme un legs sacré, et en même temps leur besoin de ne pas rester obstinément fermés aux apports étrangers. Dans cette confusion, le génie grec persistait à chercher la coordination et l’harmonie. Le néopythagorisme. — Des dispositions analogues se retrouvent dans le néopythagorisme, dont la formation a été signalée plus haut à la fin de la période hellénistique. Reconstitué alors comme école, nous le voyons se développer notablement sous l’Empire. Il est représenté principalement par Apollonios de Tyane et Moderatos au Ier siècle, par Nicomaque et Noumenios au IIe, par Philostrate au début du IIIe. Mais ses doctrines en elles-mêmes, où des éléments platoniciens, aristotéliciens et stoïciens se mêlent à d’anciennes idées pythagoriciennes, n’offrent rien de très original. C’est uniquement par sa morale, par son idéal de vie qu’il intéresse l’histoire de la civilisation. La biographie d’Apollonios de Tyane écrite par Philostrate nous montre vivement quelle part de crédulité et de superstition s’associait chez ses adeptes à un spiritualisme qui confinait parfois à l’ascétisme. La philosophie, telle qu’ils la concevaient, était moins une science qu’une forme de vie toute pénétrée de religion. La pureté des mœurs, la pratique des abstinences en constituaient la discipline essentielle ; et cette discipline étais surtout pour les pythagoriciens un moyen de se mettre en étroite union avec Dieu. Cette union, leur démonologie la représentait comme facilitée par des intermédiaires surnaturels Et ainsi, monothéistes de profession, non seulement ils adoraient les dieux grecs et certains dieux étrangers, mais ils faisaient de Pythagore lui-même et, plus tard, d’Apollonios de Tyane, sinon des dieux, tout au moins des hommes divins, prophètes, magiciens, thaumaturges autant que sages doués d’une infaillible raison, C’était l’école où se manifestait le plus le mysticisme qui allait devenu un des éléments constitutifs de la doctrine néoplatonicienne. Le scepticisme. — En opposition avec ces dogmatismes divers, il était naturel que le scepticisme revendiquât également ses droits. Après Ænésidème, dont nous ne connaissons guère que le nom, le médecin empirique Sextus, qui semble avoir écrit à la fin du second siècle, s’en fit le défenseur convaincu. Ses Hypotyposes pyrrhoniennes et ses traités contre les dogmatiques résument tous les arguments que le scepticisme grec des siècles précédents avait successivement opposés aux affirmations des diverses écoles, il prétend même ruiner toute science, tout enseignement positif, c’est le défi le plus systématique qui ait été jamais porté à la raison humaine. Mais si la tendance qu’il représente doit être notée ici, ce ne peut être qu’en passant. Il est hors de doute qu’elle est restée confinée dans un cercle étroit. Le mouvement général des esprits tendait alors dans une tout autre trisection ; il allait aboutir au néoplatonisme. Naissance et caractère général du néoplatonisme. — Ébauchée à Alexandrie, dans le premier tiers du IIIe siècle, par Ammonios Saccas, la philosophie néoplatonicienne fut constituée définitivement à Rome, quelques années plus tard, par un dei ses disciples, l’alexandrin Plotin, entre les années 245 et 270. Ce fut vraiment la dernière grande création du génie grec. L’effort dont elle témoigne montre ce qu’il y avait encore en lui de vitalité. Refusant de se renier lui-même ou de consentir à se dissoudre misérablement, il essaya de coordonner dans un large syncrétisme tout ce qu’il avait autrefois produit de meilleur, et il sut adapter la doctrine ainsi formée à des besoins nouveaux, dont il avait pleine conscience. Cette doctrine se présentait comme un renouvellement ou plutôt comme une interprétation de celle de Platon. C’était, en tout cas, une interprétation fort libre, qui associait aux enseignement de l’Académie beaucoup d’idées empruntées aux Pythagoriciens, à la tradition péripatéticienne et au Portique, sans comptes celles qu’elle y ajoutait d’elle-même. D’étranges contrastes, comme il est naturel, devaient résultes de cette fusion d’un passé lointain avec un présent si différent. Aucune école n’a poussé plus loin l’abstraction, aucune, non plus, n’a fait plus large part au sentiment, d’un côté, une extrême subtilité, un abus de l’analyse qui se perd en distinctions innombrables ; de l’autre côté, une ferveur poussée jusqu’à l’exaltation. Ce double caractère, si peu fait pour plaire à l’esprit moderne, fut pointant la saison même du succès du néoplatonisme Par l’abstraction et la subtilité, il réussit à concilier, en apparence du moins, des croyances, des traditions, des doctrines diverses ; par l’appel à la sensibilité, il donna satisfaction aux tendances mystiques qui régnaient alors. Le résultat fut une construction, fragile sans doute dans son ensemble, puisqu’elle ne réussit guère à durer plus de deux siècles environ, et néanmoins contenant des éléments qui ont subsiste sous d’autres formes et dans d’autres combinaisons. L’élément monothéiste dans le néoplatonisme. — Depuis des siècles, comme on l’a vu, l’esprit grec tendait, sans se dégager entièrement du polythéisme, à le simplifier, en le subordonnant à la conception d’un dieu suprême, en qui se condensait, pour ainsi dise, l’idée essentielle de la divinité. Cette tendance, Plotin, par la hardiesse d’une abstraction que rien n’arrêtait, la poussa jusqu’à un point où elle semble un défi à l’intelligence humaine. Le Dieu du néoplatonisme est, en effet, au delà de toutes les formes sensibles, au delà de tous les attributs imaginables, au delà de toute détermination précise ; il ne peut être ni défini ni par conséquent nommé. C’est seulement par une opération logique que la pensée, incapable de l’atteindre directement, peut se faite une idée de ce qu’il est. La pluralité révèle à l’intelligence l’unité d’où elle procède, les effets visibles lui permettent de remontez à une cause première, les formes vallées du bien, dont elle constate l’existence, l’obligent à concevoir un Bien absolu, qui en est la source. Ainsi c’est le mouvement naturel de l’esprit qui le force à s’élever jusqu’à l’Unité absolue, d’où découle toute existence. Une telle unité étant admise, comment la mettre en rapport avec la pluralité que nos sens nous font connaître ? Plotin s’est persuadé qu’il pouvait rendre cette communication intelligible sans détruire par là même la notion de l’unité absolue. Tout ce qui existe, tient son être de Dieu, mais Dieu, selon lut, en produisant la vie dans sa variété, ne subit ni changement ni diminution, Les formes vivantes ne sont que des reflets qu’il projette sans s’extérioriser. De telles formules se prêtent à dissimuler les contradictions intimes d’un système ; elles ne les suppriment pas, mais elles peuvent faire illusion à leurs auteurs mêmes. Aussi voyons-nous Plotin traiter ces reflets de Dieu comme autant d’êtres distincts. Il les multiplie à plaisir, sans doute pour mieux ménager la transition entre deux extrêmes inconciliables. Il en vient ainsi à concevoir une chaîne immense d’existences, qui vont s’affaiblissant et s’obscurcissant à mesure qu’elles s’éloignent de la cause première. Autour du foyer central, une première zone se dessine dans son imagination de métaphysicien, il la voit tout illuminée par ce foyer, et c’est pour lui celle de la raison, au delà, une seconde zone, moins brillante déjà, plus rapprochée des ténèbres du monde sensible, qui commencent à l’envahit : c’est celle de l’âme ; et enfin, contiguë à celle-ci, mais tout assombrie, tout enveloppée de la nuit matérielle, la dernière zone, celle des corps. Lin les parcourant, la pensée suit un mouvement descendant. Lit pourtant, Plotin pense, comme autrefois Aristote et d’après lui, que tous ces êtres aspirent vers Dieu, de qui ils semblent s’éloigner indéfiniment. De telle sorte qu’à la dégradation progressive qui vient d’être décrite répand une ascension également progressive. Tel est le plan général dans lequel se meut sa pensée. Bien entendu, il ne saurait être question de la suivre ici pas à pas. Le détail des combinaisons qu’il imagine est étrangement complexe et souvent obscur. Ce qu’il y faut noter, c’est l’effort d’une philosophie qui, manifestement, veut se détacher le plus qu’elle peut des choses passagères et contingentes. Le monde suprasensible est le seul qui lui paraisse vraiment intelligible ; elle en fart son objet propre. Loin de chercher la réalité dans le mouvement et dans le changement, elle pose en principe qu’elle ne se trouve qu’en dehors du temps, dans l’identité éternelle et dans l’immutabilité absolue. Qu’est-ce dès lors que la matière, qui semble au commun des hommes ce qu’il y a de plus réel ? Plotin est disposé à n’y voir que néant, et, s’il faut absolument la considérer sous un aspect positif, il dirait volontiers qu’elle est le mal. Il est vrai que parfois, d’un autre point de vue, il admire l’univers visible, il n’admet pas qu’on en méconnaisse la beauté ou qu’on en critique l’organisation. Mais comprenons-le bien. L’objet véritable de son admiration n’est pas ce qui réjouit les sens, le mouvement, la variété, le charme fugitif des formes et des couleurs, les jeux merveilleux de la lumière, enchantement des artistes et des poètes ; c’est l’harmonie et l’agencement des parties, c’est l’ordre intime que la réflexion découvre, c’est en un mot ce qu’il y a de raison der t Cère les choses que l’on voit ou que l’on touche. Cette raison, qui est Dieu même, il la sent et la proclame partout présente. De là son optimisme profond, analogue à celui des stoïciens. Dans un tout ordonné par le Bien suprême, il ne peut rien se trouver qui ne soit bon par son i apport avec l’ensemble des choses. Le néoplatonisme et le polythéisme hellénique. — Voilà, certes, une théologie qu’une sorte d’élan intérieur orientait plus qu’aucune autre vers l’unité divine. Et, pourtant, qui n’aperçoit à première vue quelle large place elle faisait aux croyances polythéistes ? Non pas que le polythéisme, à vrai dire, eût grand parti à tuer de la théorie des hypostases, qui semblait distinguer plusieurs personnes en Dieu. Les hypostases néoplatoniciennes ressemblaient plus à des abstractions qu’aux dieux de la mythologie. Mais le panthéisme de Plotin lui permettait de concilier sa croyance à l’unité divine avec la conception de tout un monde de dieux, simples émanations de l’Être des êtres. A ce monde appartenaient les astres, considérés comme divins, et rien n’empêchait d’y faire entrer aussi les anciens dieux grecs ou ceux des nations étrangères, à la seule condition d’interpréter par la méthode allégorique les mythes relatifs à chacun d’eux. Sans doute, cet Olympe différait grandement, dans la pensée du philosophe, de celui qu’avaient imaginé les poètes et que la foule se représentait vaguement d’après leurs descriptions. Qu’importait cette différence intime, si elle ne se manifestait au dehors ni par l’action ni par la parole ? Or, le néoplatonisme se montrait respectueux du culte et des pratiques communes de la religion L’adoration des images, la croyance aux oracles, la prière, les sacrifices étaient expliqués, justifiés et même recommandés par d’ingénieuses raisons. Le philosophe pouvait donc rejeter en esprit les absurdités grossières, les superstitions puériles, il ne se détachait pas pour cela de l’hellénisme traditionnel, il ne cessait pas de prendre part aux cérémonies religieuses, aux actes consacrés. A cet égard, d’ailleurs, la démonologie venait en aide à la théologie proprement dite On a vu plus haut quel emploi en faisait déjà Plutarque au siècle précédent Nous la retrouvons développée ou, pour mieux dire, organisée dans la doctrine de Plotin. Nettement distincts des dieux, les démons sont pour lui des êtres intermédiaires entre le monde divin et le monde terrestre. Il les tient pour immortels, supérieurs de beaucoup aux hommes en intelligence et en puissance, mais assujettis comme eux à la vie des sens, susceptibles de passions, et par conséquent inconstants, différents les tins des autres, bienfaisants ou malfaisants selon leur nature propre et suivant les circonstances. D’après ces données, une sorte de religion inférieure devenait nécessaire pour régler les relations qu’il était utile d’entretenir avec eux. Et l’on voit immédiatement qu’une large porte était ainsi ouverte par la philosophie à quantité de superstitions, aux opérations théurgiques et à la magie. Ce fut une des faiblesses du néoplatonisme, un des traits qui font reconnaître en lui, l’œuvre d’une époque de décadence, La destinée de l’homme et la morale. — L’esprit qui dominait cette philosophie ne pouvait manquer de se manifester aussi dans ses vues sur la destinée de l’homme et dans sa morale, Comme Platon, Plotin affirmait la préexistence de l’âme. Il pensait qu’émanée de la sphère suprasensible, elle venait, par la naissance, s’unir à un corps et que, de cette union, résultait pour elle une dualité en quelque sorte congénitale. Une partie de l’âme, d’après lui, tendait instinctivement vers la région supérieure, lieu de son origine, tandis que l’autre inclinait vers le monde des sens, dans lequel elle se trouvait captive, sans que d’ailleurs sa volonté cessât de demeurer libre. De cette liberté, il estimait qu’elle devait faire usage pour préparer sa destinée future ; car l’immortalité n’était pas moins certaine pour lui que pour Platon, dont il reprenait à son compte les arguments. S’attacher trop étroitement au corps, c’était se condamner à subir dans une série de vies successives l’union avec d’autres corps ; et cette captivité, sans cesse renouvelée, risquait d’être d’autant plus lourde, d’autant plus humiliante pour cette âme venue du ciel, qu’elle se serait enchaînée davantage à la matière, Elle se voyait alors menacée de passer dans des corps d’animaux, ou même réduite temporairement à la condition purement végétative de la plante. Au contraire, celle qui aurait su se mieux garder, pouvait avoir l’espoir de revête des formes humaines supérieures, ou même de se dégager de plus en plus du contact dégradant de la matière. A ces âmes libérées était promise une vie de bonheur et de lumière dans les astres, et aux plus pures, le retour définitif à la source de l’être, l’union à Dieu dans la félicité absolue. Un ascétisme profondément spiritualiste était la conséquence nécessaire de ces conceptions, Tout l’effort de la morale se trouvait orienté vers le renoncement, vers le détachement absolu, La matière étant le mal, tout devait être donné à l’esprit. L’action ne pouvait qu’être sacrifiée systématiquement à la méditation ; et celle-ci devait avoir pour règle de s’élever vers l’invisible. Il était nécessaire que la pensée se fit une habitude de regarder toujours en haut, de chercher Dieu en toute chose. C’est ici que le mysticisme néo-platonicien se manifestait dans toute sa force. A cette philosophie avide de Dieu, les opérations ordinaires de l’esprit ne suffisaient pas ; elles étaient trop timides et trop courtes pour ses désirs ; ce qu’il lui fallait, c’était la vision immédiate de l’Unité suprême, le contact direct avec elle. Comment y parvenir, sinon en abolissant la pensée elle-même ? Voilà précisément ce qu’elle prétendait réaliser par l’extase ; état de l’âme vraiment indescriptible, oh, s’oubliant elle-même, elle s’identifiait dans une sorte de transport avec le Dieu qu’elle cherchait. Rien ne laisse mieux voie que ce rêve mystique à quel point l’âme hellénique était alors fatiguée du raisonnement. Elle en venait à se servir de la raison pour en démontrer l’impuissance. Ce qu’elle réalisait dans cette large construction intellectuelle où semblait revivre tout son passé, c’était en somme le renoncement à ce passé même, qui avait été essentiellement caractérisé par la sagesse pratique et l’activité raisonnée. Et ce n’était pas là un fait individuel. Le néoplatonisme a prouvé par son succès qu’il était bien la forme adéquate de l’hellénisme vieilli. |