Division du sujet. — Ni la vie religieuse de la Grèce ni sa vie politique n’étaient dans la réalité séparées de sa vie intellectuelle. Celle-ci s’est donc déjà laissé entrevoir à nous dans les chapitres précédents. Il n’en est pas moins nécessaire de revenir maintenant sur ce sujet et de lui donner toute l’importance qu’il mérite. Il s’agit, en effet, de l’aspect le plus brillant de la civilisation grecque, de celui qui a valu à la Grèce antique l’admiration de tous les peuples modernes. C’est par les œuvres de la pensée et par celles de l’art qu’elle a jeté alors un éclat merveilleux, un éclat que le temps n’a pas affaibli. Ces œuvres sont les titres précieux qu’elle peut faire valoir à la reconnaissance de l’humanité. C’est, il est vrai, à l’histoire littéraire et à celle de l’art qu’il appartient exclusivement d’en rappeler le détail et de les étudier au point de vue critique. Mais un tableau de la civilisation grecque où elles n’auraient pas une place d’honneur serait ridiculement incomplet, je dois donc essayer d’en extraire ce qu’elles contiennent d’essentiel, j’entends par là ce qui est nécessaire pour caractériser le mouvement d’idées dont elles procèdent et pour en faire sentir toute la valeur. Bien que le IVe siècle soit à cet égard le continuateur du Ve, il y a cependant de l’un à l’autre des différences sensibles qu’il importe de faire ressortir. Pour cette raison, j’en ferai l’objet de deux chapitres distincts. I. — LA PHILOSOPHIE. Son influence générale. — C’est de la philosophie qu’il convient de parler tout d’abord. Non pas qu’elle tienne le premier rang par ses œuvres dans la littérature du Ve siècle, mais parce qu’elle a fait sentir son influence dans presque toutes les productions de la pensée contemporaine. Parmi les poètes, les historiens, les orateurs du temps, il en est bien peu qui n’aient été touchés par elle. Chez presque tous, on découvre quelque reflet de ses spéculations, et là même où elles n’ont pas laissé de traces certaines, on note tout au moins des habitudes d’esprit, des modes de raisonner, des curiosités nouvelles qui trahissent son action. Etat des doctrines au début du Ve siècle — On se rappelle l’effort continu que les penseurs du VIe siècle, en Ionie et en Italie, avaient fait pour rendre compte de la nature des choses. Cet effort n’avait abouti qu’à des divergences irréductibles. Les Ioniens voulaient expliquer le monde en le considérant comme le résultat des transformations d’une substance unique. Les Eléates niaient la possibilité de ces transformations ; à leurs yeux, le mouvement et la variété apparente des choies n’étaient qu’illusion ; la définition même de l’être excluant toute idée de pluralité et de changement. Ces divergences ne découragèrent pas leurs successeurs. L’esprit grec était dès lors trop épris de recherches et trop riche en combinaisons pour s’arrêter à mi-chemin. Ils essayèrent de concilier ce qui paraissait inconciliable Quelques-uns d’entre eux créèrent ainsi des systèmes dans lesquels certaines vues profitables à la science se mêlaient à des constructions imaginaires. Empédocle d’Agrigente. — Tel fut le sicilien Empédocle d’Agrigente, né vers 490, chef du parti démocratique dans sa ville natale, qu’il contribua à libérer de la tyrannie, plus tard mort en exil, vers 400. Médecin et observateur de la nature, il lui était impossible de se prêter à la conception abstraite de l’unité sans mouvement, enseignée par les Eléates. Mais il n’acceptait pas non plus la matière unique des Ioniens. Dans un poème dont quelques curieux fragments sont venus jusqu’à nous, il enseignait l’existence de quatre éléments irréductibles, qu’il appelait les racines des choses : c’étaient le Feu, l’Air, la Terre et l’Eau. Il exposait, en un langage plus mythologique que philosophique, comment ces quatre éléments, se combinant entre eux sous l’action de l’Amour, arrivaient à former l’Univers, tel que nous le voyons, avec tout ce qu’il contient ; et comment ensuite, par un mouvement inverse, la Hame le dissolvait et ramenait les quatre éléments à leur état primitif ; succession indéfinie de périodes, où se reproduisaient toujours les mêmes phénomènes, résultant des mêmes causes. Il est curieux de voir par cet exemple à quel point l’Influence de l’anthropomorphisme s’exerçait encore sur les conceptions de la pensée. Esprit étrange d’ailleurs, Empédocle, dans un autre poème intitulé les Purifications, se révélait comme une sorte de prophète inspiré et de magicien. Il fut cependant aussi un des initiateurs de la science médicale qui lui dut quelques observations physiologiques utiles. Anaxagore de Clazomènes. — Préoccupé des mêmes problèmes, l’Ionien Anaxagore de Clazomènes, plus jeune qu’Empédocle d’une dizaine d’années environ, chercha des solutions moins poétiques, mais plus simples et plus précises. Il eut le sentiment très net que les éléments pierriers de la matière ne pouvaient pas être ceux qui frappent nos sens et qu’Empédocle avait jugés irréductibles. Comment le cheveu, disait-il, peut-il provenir de ce qui n’est pas cheveu et la chair de ce qui n’est pas chair ?[1] Une telle question montre que la merveilleuse composition des êtres organisés ne lui avait pas échappé. Devinant que la matière est constituée de parcelles infiniment petites, il crut résoudre la difficulté dont il avait si vivement conscience, en imaginant que chacune de ces parcelles était un tout complet, comprenant en soi toutes les semences des choses. L’antiquité a appelé sa doctrine l’homéomérie, c’est-à-dire la doctrine des particules semblables. Mais il y a doute pour savoir si Anaxagore a voulu dire que chacune de ces parcelles d’être contenait toutes les formes déjà distinctes les unes des autres, ou simplement les conditions d’existence de ces formes, le chaud et le froid, le sec et l’humide, le lumineux et le sombre, etc. Quoi qu’il en soit, la grande affaire était d’expliquer comment ces parcelles, d’abord agglomérées confusément, s’étaient séparées et groupées pour former des corps. Cette organisation, Anaxagore l’attribua à un élément distinct de tous les autres, qu’il appela l’intelligence (nous). Qu’était-ce au juste pour lui que cette intelligence ? Il ne semble pas, à vrai dire, qu’il se soit expliqué clairement sur ce point ni même peut-être qu’il en ait eu lui-même une notion parfaitement nette. L’intelligence qu’il décrit n’est pas matière, elle n’est pas non plus esprit à proprement parler. C’est une force attachée à la matière, elle la met en mouvement, lui imprime une cotation qui permet à chacune des parcelles d’obéir à sa loi, de suivre sa tendance naturelle et, par suite, de se grouper avec ses semblables. Il en résulte que cette force produit en somme de l’ordre, elle agit comme l’intelligence, elle est en quelque soi te une intelligence qui ne se connaît pas. Partant de là, Anaxagore expliquait à sa façon tout le système du monde. Venu à Athènes vers 460, il y entretint des relations avec les hommes les plus distingués, notamment avec Périclès, et il publia là son traité De la nature, aujourd’hui perdu, mais dont un témoignage de Platon nous apprend le succès[2]. Son influence fut grande sur beaucoup de ses lecteurs, parmi lesquels il faut mentionner Euripide. Mais la hardiesse de ses vues inquiéta la piété des Athéniens. Il avait émis l’idée que le soleil était une masse incandescente ; c’était nier sa divinité. Le philosophe fut condamné ; et, bien qu’il y art sur ce point plusieurs traditions discordantes, on peut admettre qu’il dut s’exiles d’Athènes et qu’il alla terminer ses jours à Lampsaque. Il avait contribué plus que personne à introduise la philosophie dans un milieu où, jusque-là, l’esprit pratique l’emportait singulièrement sur la pensée spéculative. Leucippe et Démocrite. — A ces deux philosophies de la nature s’en ajoutait dans le même temps une troisième, dont la supériorité scientifique n’a guère été reconnue que de nos jouis. Ce fut la doctrine dite atomique, couvre commune de deux Ioniens d’Abdère, Leucippe et Démocrite. De Leucippe, nous ne savons à peu près rien, sinon qu’il fut le maître de Démocrite. La biographie de celui-ci, qui vécut dans la seconde moitié du cinquième siècle, nous est parvenue toute chargée de légendes. Ses écrits, très nombreux, ne nous sont connus que par des témoignages et par des fragments qu’on a recueillis dans les auteurs anciens Ils attestent l’étendue et la variété de ses connaissances, sa passion de la recherche, ainsi qu’un talent d’écrivain qui a été loué par Cicéron et Denys d’Halicarnasse. Pour expliquer le monde, Démocrite recourait comme Anaxagore à la conception de particules matérielles infiniment petites et en nombre infini, qu’il appelait les atomes, mot grec qui signifie les indivisibles. Il échappait ainsi à l’objection tirée par les Eléates de la conception d’une divisibilité sans limite. Mais ces atomes n’étaient pas comme les particules d’Anaxagore des composés contenant les semences de tout. C’étaient au contraire des corps essentiellement simples, véritables éléments primitifs, qui ne différaient les uns des autres que par la forme et les dimensions Ainsi reparaissait sous une forme nouvelle l’idée ionienne de l’unité fondamentale de la matière et d’une variété résultant uniquement d’actions mécaniques postérieures. Ces atomes, en effet, Démocrite se les représentait comme animés d’un mouvement incessant qui les amenait à se rencontrer et à s’agréger les uns aux autres de manière à donner naissance à l’infinie multiplicité des formes. Intuition géniale, et en même temps, ébauche d’explication singulièrement insuffisante, mais qui ne pouvait guère être dépassée en un temps où l’esprit humain ne soupçonnait rien des affinités chimiques ni de l’électromagnétisme. Refoulée dès son apparition par la philosophie platonicienne dont nous parlerons plus loin, cette doctrine n’eut aucun succès dans Athènes. Elle dut attendre un siècle avant d’être reprise par Epicure, qui la fit sienne sans y rien ajouter de vraiment nouveau. Il en assura du moins la popularité, comme l’atteste l’œuvre si remarquable et si passionnée du grand poète latin Lucrèce, son plus éloquent interprète. Les sophistes. — A coté, ou plutôt au dessous de ces maîtres de la pensée, il suffira de mentionner ici en passant quelques hommes qui n’ont guère fait que reprendre à leur compte et rajeunir d’anciennes doctrines, tels qu’un Diogène d’Apollonie ou un Archélaos. Par contre, il convient d’attacher plus d’importance à ceux qu’on a l’habitude d’appeler particulièrement les sophistes, qualification qui s’appliquait alors à tous les hommes renommés pour leur savoir. C’est par ces sophistes, en effet, que la philosophie, telle qu’on la comprenait alors, c’est-à-dire l’ensemble des sciences qui tendaient à se constituer, cessa d’être l’affaire exclusive de quelques penseurs et commença de se répandre parmi tous les esprits cultivés. Songeons qu’il n’y avait alors en Grèce rien d’analogue à nos établissements de haut enseignement. Quiconque voulait s’instruire devait aller chercher la science dans des livres spéciaux, dont la lecture était souvent laborieuse et peu attrayante. L’idée vint à quelques-uns de s’en faire les propagateurs. Ce fut la vocation des sophistes. Professeurs ou plutôt conférenciers, ils s’offrirent à donner leurs leçons, moyennant salaire, partout où on se montrait disposé à les entendre. Leurs enseignements variaient naturellement selon leurs aptitudes personnelles. Les uns étaient plutôt philosophes au sens propre du mot, d’autres maîtres d’éloquence, d’autres encore grammairiens, mathématiciens ou médecins. Il se trouvait dans ce groupe des hommes de valeur, un Protagoras d’Abdère, un Gorgias de Léontium, un Prodicos de Céos, que Platon plus tard fera figurer dans ses dialogues ; il s’y rencontrait aussi des personnages légers et présomptueux, dont la vanité prêtait à rire aux vrais philosophes. Ces sophistes étaient obligés par leur profession même à une existence nomade. Athènes, foyer du mouvement intellectuel, les attirait toutefois et les retenait plus que toute autre ville ; aucun d’eux, il est vrai, ne semble s’y être fixé ; mais tous ou presque tous y firent des séjours répétés. Généralement, ils condensaient en un certain nombre de leçons ce qu’ils se proposaient d’enseigner ; le prix variait suivant l’étendue et la nature de ces leçons ; et ils annonçaient ou laissaient croire que ces cours réduits devaient assurer à leurs auditeurs un savoir solide et complet. C’était là ce qui faisait tort à leur profession. La science semblait devenir chez eux une sorte de marchandise, qu’on débitait par tranches, à prix fixe. D’ailleurs, un tel enseignement, distribué et recueilli à la volée, ne pouvait être ni très sérieux, ni très profond. Reconnaissons toutefois que ces conférences brillantes, pleines de vues nouvelles et de suggestions, propageaient des idées et des connaissances qui, sans elles, seraient restées le privilège de quelques-uns. Une certaine somme de philosophie, de politique théorique, de morale, de sciences diverses se répandait ainsi, dans les hautes classes d’abord et, de là, dans le grand public. Socrate : son rôle. — Cet afflux de nouveautés, comme on peut le penser, n’était pas sans produire une certaine confusion dans les esprits. Beaucoup d’hommes intelligents, dans la seconde moitié du cinquième siècle, ne savaient plus trop où ils en étaient, en matière de religion ou même de morale. La pensée grecque avait besoin de s’examiner elle-même, d’éliminer bien des choses vieillies, d’écarter même, au moins pour quelque temps, certaines recherches prématurées, de dégager, en revanche, quelques vérités solides et de se faire une méthode pour les affermir et les développer. Tache aussi difficile que nécessaire, puisqu’elle exigeait une intelligence assez souple et assez fine pour pénétrer toutes les questions, assez ferme pour ne pas s’y perdre. Ces raies qualités se trouvèrent unies chez Socrate. L’homme, sa vocation. — Ce n’était pourtant qu’un homme de très modeste condition ; mais son génie naturel, son désir de savoir, son amour ardent du vrai et du bien suppléèrent à tout ce qui pouvait lui manquer. Délaissant de bonne heure toute occupation lucrative, satisfait de sa pauvreté, il crut recevoir d’une voix intérieure la confirmation de la vocation qui le portait à chercher le sens et le but de la vie, pour orienter sa conduite et celle des autres. Cette vocation lui apparut comme l’ordre d’une volonté divine. Mais loin de tirer de là aucun orgueil, il se proposa moins d’enseigner que de s’instruire, et il ne voulut éclairer autrui qu’en s’éclairant lui-même. Il n’est pas douteux qu’il n’ait beaucoup lu, beaucoup écouté, beaucoup médité aussi ; on le voyait parfois comme perdu dans ses réflexions ; mais c’était surtout en faisant parles ceux qui savaient, ou qui passaient pour savoir, qu’il exerçait sa pensée. Doué de l’esprit le plus critique, nul n’était moins que lui dupe des apparences. Bien vite, il s’aperçut de ce qu’il y avait d’illusion dans les désirs de la plupart des hommes, dans les calculs qui les faisaient agir ; et, d’autre part, prêtant l’oreille à ceux qui se donnaient pont des maîtres et des directeurs, il se lendit compte de l’imprécision de leurs idées. Il en conclut que l’ignorance de soi-même était le mal le plus commun, et que la condition nécessaire de la, bonne conduite, source unique du bonheur, était de se bien connaître Sa méthode. — Possédé de cette idée, il se fit une méthode à lui, qui devint une des plus précieuses acquisitions de l’esprit humain. Elle consistait au fond dans la recherche patiente des vérités, qui échappent trop souvent à l’esprit inattentif, trompé par de vaines paroles. Cette recherche, il la conduisait au moyen de l’analyse, des comparaisons et de l’induction. La forme qu’il lui donnait était si simple qu’elle en dissimulait d’abord la profondeur. Point d’exposés oratoires à la mode des sophistes ; il pensait qu’un homme qui palle seul a toujours chance de s’égaler ou de n’être qu’imparfaitement compris. Au discours continu, il substituait donc une série logique de questions précises ; marche lente, mais sûre, par laquelle on n’avançait jamais d’un seul pas sans s’être mis d’accord sur une notion antérieure, parfaitement élucidée. En réalité, le questionneur, qui était Socrate lui-même, ne pouvait guère manquer d’avoir d’avance, le plus souvent, une opinion, au moins provisoire, sur le sujet traité ; mais, loin de l’affirmer tout d’abord et de la soutenir ensuite à tout prix, il la soumettait loyalement à un contrôle qu’il s’appliquait à rendre aussi rigoureux que possible. En somme, il ne s’estimait satisfait que si ses questions amenaient son interlocuteur à énoncer comme sa conviction personnelle l’idée qui était en jeu. Il semblait alors que celui-ci l’eût retrouvée de lui-même, tout au fond de son esprit, oit elle était restée latente jusque là. C’est pourquoi Socrate, faisant allusion à la profession de sa mère, nommait plaisamment sa méthode la maïeutique, c’est-à-dire l’art d’accoucher les esprits. Platon et Xénophon nous montrent dans leurs dialogues socratiques comment il la pratiquait tous les jours et partout. Dès le matin, on le voyait se promener sur la place publique. Toute occasion lui était bonne pour arrêter les gens, pour entrer en conversation avec eux. Peu lui importaient leur condition sociale et leur âge. Artisans ou marchands, hommes politiques, sophistes, jeunes gens et hommes faits, tous devaient s’attendre à être ainsi interrogés par cet enquêteur infatigable ; et il n’était pas facile de lui échapper. Son humeur enjouée, sa grâce insinuante et insidieuse, l’ironie charmante avec laquelle il avouait son ignorance et demandait à être instruit, rendaient la fuite presque impossible. Tout le monde à Athènes le connaissait ; et, de jour en jour, son influence grandissait. Sans tenir école, sans faire profession de quoi que ce soit, il groupait peu a peu autour de lui des habitués, surtout quelques jeunes gens passionnés pour la dialectique, et ceux-ci devenaient ses disciples, sans en prendre le titre. Ses idées essentielles. — Cette méthode menait assez souvent ceux qui la pratiquaient, et Socrate tout le premier, soit au doute, soit à un aveu d’ignorance. Il s’en fallait cependant de beaucoup qu’elle aboutit au scepticisme. Tout au contraire, de ses entretiens se dégageait une doctrine, qu’on peut définir aujourd’hui encore par ses traits essentiels. Elle s’appuyait sur une conception nouvelle de la philosophie. Cicéron l’a caractérisée ingénieusement en disant que Socrate u ramena la philosophie du ciel sur la terre n. Rejetant les spéculations sur l’origine des choses, sur le mouvement, sur la nature de l’être, qui peut-être inquiétaient son instinct religieux, et qui, en tout cas, lui paraissaient trop ambitieuses pour l’intelligence humaine, il posa en principe que la tâche propre de la philosophie était l’étude de l’homme et de ses intérêts immédiats. Assertion qui aurait eu l’inconvénient grave, si elle avait prévalu définitivement, d’arrêter l’essor des sciences physiques et naturelles, mais dont l’effet immédiat fut heureux : elle eut pour résultat de concentrer l’effort de quelques puissants esprits sur des questions de première importance, que l’activité mal réglée des sophistes avait à peine effleurées. Cette étude de l’homme, comment Socrate la comprenait-il ? Pour lui, le but de tout être humain était le bonheur ; la science du bonheur lui paraissait donc l’objet essentiel de la vie. Or il croyait fermement qu’il n’y avait pas de bonheur possible en dehors de la vertu, et que, d’autre part, la vertu suffisait presque, à elle seule, à procurer le bonheur. Ce qui empêchait, selon lui, la plupart des hommes de se rendre heureux par la vertu, c’étaient leurs illusions et leurs préjugés. Il était convaincu que, s’ils voyaient une fois à quel point le bien moral est profitable, ils le pratiqueraient tout naturellement. Tout son effort tendait donc à éclaircir ces notions fondamentales, en montrant ce qu’était au juste chacune des vertus, sagesse, tempérance, courage, justice, franchise, loyauté, désintéressement, amitié dévouée, abnégation, et en découvrant, dans chacune d’elles, ce même caractère d’utilité sociale et privée. Par contre, il faisait voir ce qu’il y a d’illusion et d’ignorance dans les vices ou les défauts opposés, particulièrement dans l’ambition et le désir des richesses. Il allait jusqu’à nier, contrairement à la morale traditionnelle du temps, qu’il fût jamais permis de rendre le mal pour le mal. En fait, c’étaient déjà, grâce à la noblesse de son âme, quelques-unes des plus belles parties de l’idéal chrétien et moderne qui émergeaient du fond de la civilisation grecque. Et c’était aussi peut-être — sans qu’il en eût très clairement conscience — une religion nouvelle. La philosophie antérieure, en montrant dans la vie de l’univers le jeu de grandes forces naturelles, détruisait en fait l’édifice de la mythologie. Mais elle était, par sa nature, presque inaccessible à la plupart des intelligences. C’était proprement une philosophie de savants, D’autre part, elle n’offrait rien aux esprits religieux pour remplacer ce qu’elle ruinait. Socrate, au contraire, tout en rejetant les éléments grossiers de la mythologie, demeurait attaché au culte traditionnel et à certaines parties fondamentales de la croyance commune. S’il n’admettait ni les conflits de dieux, ni leurs passions, ni rien de ce qui les dégradait, il ne souffrait pas qu’on mit en doute leur intervention dans les choses humaines. Il croyait à leur justice, à leur bonté, à leur perfection, aussi fermement qu’à leur puissance, Sans rompre avec le polythéisme, il tendait manifestement à une sorte de monothéisme. Sa philosophie contenait donc les éléments essentiels d’une religion intimement unie à la morale et propre par conséquent à satisfaire les consciences qui ne pouvaient se passer du surnaturel. Inévitablement destinée à se préciser, à se développer chez ses successeurs, elle annonçait la fin d’une des époques de la pensée humaine. Elle fut aussi, comme on le sait, la cause de sa mort. Ce fut pour avoir voulu, disait-on, introduire dans Athènes des dieux nouveaux qu’il fut condamné en 399 à boire la ciguë. Hippocrate et la littérature médicale. — Au progrès de la pensée philosophique se rattache, malgré la tendance contraire de Socrate, celui des sciences naturelles, qui se manifeste alors avec éclat dans la médecine. Car nous rencontrons ici un grand nom, qui ne peut être omis dans un tableau de la civilisation grecque, celui d’Hippocrate. Toute l’antiquité l’a reconnu comme le père de cette science. Non pas toutefois qu’elle ait été créée par lui de toutes pièces ; l’épopée homérique atteste déjà une remarquable connaissance des organes du corps humain et de leur vulnérabilité ; elle nous montre d’ailleurs des médecins exerçant leur art, en usant de recettes traditionnelles. Ces premières connaissances, nous les voyons se préciser et se développer dans les siècles suivants, grâce aux recherches des Grecs d’Ionie, d’Italie, de Sicile. Alcméon de Crotone, antérieur de peu à Empédocle, nous apparaît déjà comme un observateur de mérite ; c’est lui qui reconnut et enseigna, le premier, que le cerveau est le centre des sensations et l’organe de la pensée ; et, avec Empédocle, il contribua à ébaucher la théorie des causes d’où dépendent les maladies. Mais c’est à Hippocrate qu’appartient l’honneur d’avoir transformé cette ébauche en un corps de doctrine, et, surtout, d’avoir créé une méthode d’étude, qui procédait à la fois de l’observation constante de la nature et d’un raisonnement ferme, affranchi de toute superstition, libre de toute influence mythologique. Issu de la lignée des Asclépiades de Cos, et par conséquent héritier des connaissances accumulées là au temple d’Asclépios, il y projeta la lumière de son génie. Avide de s’instruire sans cesse par l’expérience, il semble avoir visité, pendant la seconde moitié du cinquième siècle, plusieurs parties de la Grèce ; et partout où il séjournait, il notait ce qu’il voyait, et il en tirait d’utiles leçons, qu’il se plaisait à répandre par ses écrits. S’il est difficile aujourd’hui de déterminer avec certitude ce qui lui est propre dans la collection de traités, fort nombreux, qui lui sont attribués, ces attributions mêmes révèlent l’importance de son rôle et l’autorité exceptionnelle de son nom. Il resta dans toute l’antiquité le maître par excellence, considéré, note sans quelque raison, comme l’auteur de tout ce qui s’inspirait de sa méthode et de ses enseignements II. — LA POÉSIE. Ses caractères généraux. — Ce siècle de philosophie et de science fut bien plus encore un siècle de création poétique. Dans tous les genres de poésie se fait sentir alors un essor puissant de l’imagination, associé à une réflexion sérieuse et forte. Celle-ci se montre attentive à la réalité humaine, qui est le fond solide sur lequel elle travaille, mais, constamment et comme d’instinct, elle tend à l’idéaliser. Ce qui l’intéresse sur tout, ce qu’elle se plaît à représenter de préférence, ce sont moins les détails individuels que les caractères généraux. Elle peint à larges traits, et par là même elle prête à tout ce qu’elle peint un air de grandeur. Mais, dominée par le sens de la mesure, cette grandeur n’a rien d’excessif ni de tendu. Si l’art des poètes de ce temps se tient généralement au dessus des petites choses, il sait cependant fort bien baisser le ton lorsqu’il le juge à propos, et alors il charme par sa grâce et son naturel. La poésie lyrique. — Interprète naturelle de tous les sentiments qui avaient le plus de prise sur les hommes de ce temps, la poésie lyrique produit alors ses chefs-d’œuvre les plus brillants. Les belles légendes du passé étaient pour elle comme une source vive, où elle puisait à pleines mains. Elle y trouvait des thèmes qui se prêtaient tour à tour à la louange des grandes actions et à la célébration des fêtes, aux sages réflexions et aux pieux regrets. Et par les leçons qu’elle en tirait, elle se faisait, dans une certaine mesure, bonne conseillère et utile éducatrice. Simonide et Bacchylide. — C’est ce que nous montrent les fragments trop rares de Simonide de Céos, dans lesquels le poète tantôt s’associait aux grandes émotions des guerres médiques et en commémorait les glorieux souvenirs, tantôt célébrait les vainqueurs qui s’étaient illustrés dans les jeux nationaux, tantôt enfin composait pour les fêtes des diverses cités des chants religieux. On y admire la grâce de son imagination, la délicatesse ingénieuse de son esprit, le charme de sa vive sensibilité Il eut pour héritier son neveu, Bacchylide, dont quelques œuvres importantes ont été, par une heureuse fortune, retrouvées de nos jours. Inférieur à Simonide par les dons naturels, on ne peut lui refuser d’avoir perpétué avec talent la tradition qu’il tenait de lui. Pindare. — Mais le maître incontesté de ce genre fut le grand poète thébain Pindare. De son œuvre aussi variée qu’étendue nous ne possédons plus qu’une partie, comprenant les odes triomphales composées par lui pour un certain nombre de vainqueurs aux jeux d’Olympie, de Delphes, de l’Isthme et de Némée. A cela s’ajoutent seulement quelques fragments (dithyrambes et autres morceaux appartenant à divers genres). Etranger aux spéculations proprement philosophiques, dont il vient d’être question, Pindare n’en est pas moins philosophe à sa manière en même temps que grand poète. Le fond de ses idées, il est vrai, appartient encore au sixième siècle. Sa religion et sa morale sont, à peu de chose prés, celles de Solon, de Théognis et des sages. Et toutefois, il se distingue d’eux non seulement par l’éclat que son imagination prête à ses pensées, mais aussi par une élévation et une profondeur qui dénotent une réflexion plus étendue et plus pénétrante. Soit qu’il corrige d’anciennes traditions pour les adapter à une morale plus saine, soit qu’il représente la puissance divine par des images magnifiques, soit encore qu’il rappelle aux princes et aux autres grands personnages dont il célèbre les victoires les lois de la destinée humaine, nous sentons qu’il voit les choses de plus haut et qu’il pense plus fortement. Héritier intellectuel d’un âge antérieur, il a pourtant participé largement, lui aussi, aux inspirations qui pénétraient alors le monde grec tout entier. Poésie dramatique. — Quelle qu’ait été l’influence de ces compositions lyriques, elles ne pouvaient toutefois prendre autant d’ascendant sur l’esprit public que la poésie dramatique. Celle-ci, en effet, étant à la fois pensée et spectacle, s’adressant aux yeux en même temps qu’à l’intelligence, et en outre disposant de moyens bien plus puissants pour émouvoir un public, suscitait naturellement des impressions plus fortes et plus durables. Il est vraiment difficile de mesurer ce que la civilisation grecque au cinquième siècle a dû au théâtre athénien. Car aucune cité ne put rivaliser avec Athènes par l’éclat de ses représentations dramatiques, aucune ne produisit des poètes comparables à Eschyle, à Sophocle, à Euripide pour la tragédie, à Cratinos, à Eupolis, à Aristophane pour la comédie. Eschyle. — De l’œuvre d’Eschyle, qui comprenait une centaine de pièces, sept seulement sont venues en entier jusqu’à nous. Elles suffisent à nous faire admirer la grandeur de son génie. Un souffle puissant anime les Sept contre Thèbes et le magnifique drame des Perses, où respire la fierté patriotique d’un des combattants de Salamine. Et jamais, d’autre part, la terreur et la pitié n’ont été excitées sur la scène avec plus de force que dans l’Agamemnon, les Choéphores et les Euménides, qui forment ensemble l’Orestie. Pour réaliser ses puissantes conceptions, Eschyle dut perfectionner grandement les moyens matériels dont les poètes disposaient avant lui. Mais s’il est considéré à bon droit comme le créateur de la tragédie grecque, c’est surtout pour la valeur morale et dramatique qu’il sut prêter à l’action. Dans chacune des situations pathétiques que lui fournissait la légende, son esprit méditatif apercevait une question proposée à la conscience humaine. Par suite, les conflits entre les dieux et le jeu des passions qui agitaient l’âme de ses personnages humains n’étaient plus pour lui de simples motifs poétiques propres à provoquer les émotions des spectateurs. Chacune de ses tragédies posait devant eux un problème d’ordre moral ; chacune les invitait à penser. D’ailleurs, acceptant les vieilles croyances relatives à la jalousie des dieux, à la puissance mystérieuse et inéluctable de la destinée, à la transmission héréditaire des antiques malédictions, à la responsabilité collective des générations, il se plaisait a faire voir la volonté humaine se frayant en quelque sorte une route douloureuse au milieu des épreuves imposées par ces forces surnaturelles, qui la dominaient sans l’étouffer. Là c’était vraiment une philosophie qu’il développait ainsi, philosophie sans doctrine nettement définie, soulevant plus de questions qu’elle n’en pouvait résoudre, et pourtant orientée d’une manière générale vers l’idée que le crime appelle fatalement le châtiment, vers la condamnation de l’orgueil et de la violence. Sophocle. — Sophocle qui, après lui, obtint sur la scène, de 468 à 406, une longue série de succès, n’exerça pas une action moins profonde sur l’âme athénienne. Il était d’ailleurs lui-même, par son caractère comme par son génie, le plus pur représentant de l’esprit attique. Non moins fécond qu’Eschyle, il donna au théâtre plus de cent pièces, mais de lui aussi sept tragédies seulement sont encore entre nos mains : Ajax, Antigone, Electre, Œdipe-roi, Philoctète, Œdipe à Colone, autant de chefs-d’œuvre, auxquels s’ajoute une pièce remarquable encore à bien des égards, les Trachiniennes. Au fond, il s’inspirait des mêmes croyances religieuses qu’Eschyle. Mais, moins enclin que lui aux considérations théologiques, il devait donner moins d’importance dramatique aux puissances surnaturelles. Toujours présentes cependant dans son théâtre, elles n’y sont plus au premier plan ; et surtout leurs volontés ne sont plus présentées avec la même insistance comme un objet de méditation. En revanche, les sentiments des personnages et leurs caractères se déploient d’autant plus librement. D’une part, comme s’ils avaient subi en quelque mesure l’influence de la dialectique du temps, ils raisonnent davantage, soit pour justifier leurs résolutions, soit pour réfuter les arguments qui leur sont opposés ; raisonnements toujours conformes à leurs caractères et à leurs passions, mais vigoureux et bien conduits, passionnés et habiles à la fois. D’autre part, une variété psychologique toute nouvelle se manifeste dans ces pièces. A côté ou en face d’un personnage de premier plan, doué presque toujours d’une force supérieure de volonté, qui fait de son rôle le centre de l’action, le poète se plaît à en grouper d’autres, de moindre importance, mais qui ont chacun leur vie propre. Un art délicat et puissant oppose ainsi les caractères les uns aux autres, trouvant dans ces contrastes le moyen de les éclairer plus vivement et de les faite mieux valoir. Chez les plus héroïques d’entre eux se laisse voir par moments quelque chose de la faiblesse humaine, des regrets, des hésitations, le réveil des chers souvenirs dans les heures de détresse. Il y a plus encore. Dans son Œdipe-roi, Sophocle nous montre le même homme d’abord au faite de la puissance, vénéré comme un dieu par un peuple entier, plein lui-même de confiance en sa fortune et en son génie, puis, après les plus émouvantes péripéties, écrasé sous l’horreur qu’il inspire à tous et sous le sentiment qu’il a lui-même de son affreuse déchéance. C’est que la riche et souple imagination du poète se prêtait merveilleusement à comprendre et à représenter tout ce qui est humain. Rien n’échappait à sa faculté de création dramatique, ni les passions les plus violentes, ni les sentiments les plus doux, la bonté, la grâce, la tendresse filiale, le dévouement, la délicatesse. C’est la nature humaine presque tout entière qu’il a représentée dans son théâtre, sous ses aspects les plus intéressants ; soucieux d’être vrai, il a su l’être sans se départir de sa noblesse naturelle, sans tomber jamais dans la vulgarité ni dans la minutie qui rapetisse tout ce qu’elle décrit. Euripide. — Un seul poète, parmi ses contemporains, put être considéré comme son rival, ce fut Euripide, plus jeune que lui d’environ quinze ans. Son œuvre a été mieux préservée, nous lisons envoie dix-neuf de ses pièces. Elles ne sont pas toutes d’égale valeur, mais il en est un bon nombre qui méritent la plus haute admiration, citons Alceste, Hippolyte, Médée, Ion, Hécube, Iphigénie en Tauride, les Bacchantes, Iphigénie à Aulis. Comparé à celui de Sophocle, son théâtre fait sentit vivement l’évolution qui s’opérait alors dans les esprits. Tandis que l’influence de la philosophie, chez Sophocle, n’était guère que secondaire, elle avait pénétré chez Euripide jusqu’au fond de l’âme et y avait créé une dualité intime Il y avait en lui un penseur et un poète, qui avaient par fois quelque pente à s’accorder. Nul doute que cet état d’esprit ne fût aussi celui d’un certain nombre de ses contemporains. Mais ce qui demeurait caché en eux apparaît vivement chez lui. Comme poète, Euripide accepte, ainsi qu’Eschyle et Sophocle, les vieilles légendes et tout ce qu’elles contenaient de surnaturel ; non seulement il les accepte, mais il en tire parti avec tous les dons de son génie ; mieux que personne, il dégage les éléments de pitié ou de terreur dont elles étaient pleines, il en fait les tragédies les plus émouvantes qui aient jamais été mises sur la scène, et il les rend d’autant plus touchantes qu’il réduit volontiers les héros et les héroïnes à la taille des simples mortels. C’était vraiment l’humanité de son temps dont il donnait le spectacle au public athénien ; et lorsque celui-ci, après quelque résistance, se fut accoutumé à cette manière nouvelle, on comprend qu’il l’ait aimée passionnément, qu’il l’ait même préférée à toute autre, trouvant dans ces pièces une image plus fidèle de la vie, telle qu’il la connaissait par expérience, Mais, sans cesse, derrière ces créations d’une imagination et d’une sensibilité merveilleuses, se découvre le penseur. Il est là qui observe ce qui se passe sur la scène. Il l’observe en moraliste, mêlant au dialogue ses réflexions personnelles, tantôt fines et moqueuses, tantôt graves et légèrement attristées, presque toujours assez étrangement placées dans la bouche de tel ou tel personnage qui semble oublier passagèrement son rôle. Et il l’observe aussi en incrédule, soulignant à plaisir l’invraisemblance de certaines traditions, protestant contre l’immoralité de quelques autres et laissant entendre qu’il se refuse à les prendre à son compte. De là résulte une œuvre composite, égale aux plus belles par ses qualités, déconcertante pourtant par endroits ; en somme, une de celles qui ont dû exciter le plus la pensée contemporaine et qui laissent le mieux apercevoir aujourd’hui quelles tendances diverses la sollicitaient. Idée de la comédie attique au cinquième siècle. — Comme on le voit, la tragédie du cinquième siècle est, dans son ensemble, un témoin précieux qui nous fait bien connaître ce qu’il y avait d’élevé dans la fine civilisation athénienne de ce temps et qui nous révèle aussi ce qu’elle comportait de noble et généreuse sensibilité. Mais sans un autre témoignage complémentaire et quelque peu discordant, je veux dire celui de la comédie, nous risquerions de nous en faire une idée non seulement incomplète, mais encore très inexacte. Issue au VIe siècle des fêtes dionysiaques, la comédie en gardait au VI siècle tout le joyeux débordement ; elle le poussait même jusqu’à l’extrême licence. En nous montrant le peuple athénien en gaieté, elle nous découvre sans réserve ce qui subsistait encore chez lui d’antique grossièreté. Mais il s’en faut de beaucoup, heureusement, qu’elle soit simplement l’expression de ses instincts inférieurs. Dans ses libres propos éclate une satire mordante, souvent excessive et même cruellement injuste, mais parfois aussi tout animée d’un vigoureux bon sens. Libre et audacieuse, elle s’attaque aux hommes, aux institutions, aux goûts et aux modes du jour, aux idées nouvelles, au peuple lui-même. S’il faut bien se garder de prendre pour vérité tout ce qu’elle débite à tort et à travers, on ne peut nier qu’il n’y ait tout de même beaucoup à retenir dans ses critiques. Elle dit tout ce qu’elle voit et elle voit clair dans bien des choses. D’ailleurs, elle a eu l’heureuse chance d’avoir pour interprètes des hommes de génie qui, de la bouffonnerie, ont su faire une œuvre d’art. Par eux, elle s’est embellie d’une fantaisie alerte, hardie, pleine de grâce, à laquelle aucun autre genre littéraire n’aurait pu offrir les mêmes facilités Libérée de toute contrainte, l’imagination attique a pu s’y jouer à l’aise et elle a ainsi enfanté les plus charmantes créations. Les maîtres du genre. Aristophane. — Les principaux maîtres de ce genre furent Cratinos dans la première moitié du siècle, Aristophane et Eupolis dans la seconde. Seule, l’œuvre d’Aristophane a été en grande partie conservée et c’est grâce à elle que nous pouvons nous faire une idée juste de ce qu’était alors la comédie. Ses pièces les plus célèbres, les Acharniens, les Cavaliers, les Nuées, les Guêpes, la Paix, les Oiseaux, les Grenouilles, Ploutos, dénotent par leurs titres seuls à quel point le poète se plaisait à transporter en imagination son public en dehors du monde réel. Et pourtant cette réalité, qu’il semble délaisser ou même fuir à dessein, est par tout présente dans ses pièces. Car, en lui, à côté du poète charmant et du bouffon, il y a un penseur, capricieux assurément et fantaisiste, mais clairvoyant et malin, chez qui les vues pénétrantes et justes se mêlent aux pastis plis ; en somme, un esprit plein de contrastes et de contradictions ; un défenseur de la religion qui se moque des dieux, un ennemi des nouveau-nés qui est cependant, lui aussi, un novateur, amoureux du langage subtil d’Euripide, qu’il imite tout en le critiquant, fort capable, n’en doutons pas, d’avoir apprécié la dialectique de Socrate, dont il faisait la caricature. Nulle part ne se révèle mieux que dans son œuvre la mobilité de l’esprit athénien, accessible à des influences diverses, ne se donnant jamais sans réserve, usant de sa souplesse naturelle pour goûter les contraires, et s’arrangeant assez bien en définitive d’une variété d’idées qui l’amusait sans le troubler profondément. La comédie dorienne. — Ce genre de comédie ne fut pas d’ailleurs le seul que la Grèce connut et pratiqua au cinquième siècle. Dans certaines parties du Péloponnèse, mais surtout chez les Grecs occidentaux, en Italie et en Sicile, des représentations comiques assez différentes étaient alors en grande faveur. A Syracuse, dans la première moitié du siècle, un homme d’un remarquable talent, Epicharme, inaugurait un genre plus voisin que les créations aristophanesques de ce que nous appelons la comédie de mœurs. De son œuvre, nous ne connaissons que des titres et quelques courts fragments. Sa réputation fut grande dans l’antiquité. Observateur avisé, il excellait à peindre le milieu populaire au milieu duquel il vivait ; il mêlait à une amusante fantaisie de fines réflexions et se montrait habile déjà dans l’art de construire une pièce. Un peu plus tard, un autre sicilien, Sophron, se fit une renommée, lui aussi, par ses Mimes, simples scènes de la vie du peuple qu’il sut mieux que personne saisir sur le vif et reproduire au naturel. Ajoutons enfin que l’Italie grecque raffolait alors de farces sans prétentions littéraires qui semblent avoir été l’origine grecque de l’atellane latine C’est tout cet ensemble de productions assez disparates que l’on désigne souvent par le terme commun de Comédie dorienne. Cette forme de la verve comique ajoute au tableau de la civilisation de ce temps quelques traités qui ne sont pas absolument à négliger. III. — L’HISTOIRE. Naissance de l’histoire proprement dite. — En même temps que l’expérience intellectuelle et morale si remarquablement développée au cinquième siècle se manifestait avec cet éclat dans la poésie, elle donnait à l’histoire ce qui lui avait manqué jusque là pour produire des œuvres de haute valeur. Celle-ci a besoin en effet d’esprits à la fois curieux du spectacle des événements et suffisamment exercés à comprendre les motifs qui font agir les hommes. Jusqu’au début du cinquième siècle, elle n’était pas sortie de l’enfance. Elle s’essayait, comme en tâtonnant, dans des généalogies à demi fabuleuses et dans de pauvres chroniques locales, où la mythologie et les légendes tenaient encore la plus grande place. Ni Hécatée de Milet ni Acusilaos d’Argos ne s’étaient élevés sensiblement au dessus de cet humble niveau. La géographie, de son côté, auxiliaire indispensable de l’histoire, demeurait enfermée dans le cercle restreint que le premier de ces deux auteurs lui avait assigné. Or, une curiosité nouvelle s’était éveillée tant par l’effet des échanges commerciaux que par celui des guerres médiques. La Grèce avait eu alors la vision saisissante, bien que confuse, de tout ce que contenait dans ses profondeurs cet immense Orient, trop peu connu jusque là. Elle ne pouvait qu’accueillir avec faveur celui qui saurait le lui révéler. Hérodote. — Un Grec d’Asie, Hérodote d’Halicarnasse, entreprit cette tâche et sut la mener à bien. Voyageur infatigable, que le désir de voir et de savoir conduisit successivement en Egypte, en Asie, dans presque toutes les parties de la Grèce, en Sicile, en Italie, où il finit par s’établir et termina probablement sa vie, il réussit à réaliser l’enquête la plus féconde, interrogeant les homme,, visitant les monuments, s’informant de tout, des mœurs, des lois, des formes de gouvernement, des religions, sans partis pics, sans préjugés, avec un singulier mélange de finesse et de crédulité, de curiosité insatiable et de discrétion religieuse. Et de tout ce qu’il avait lu, vu et entendu, il tira, grâce à la force de son génie, à son sentiment vif des belles choses, à son talent de conteur et au charme de son style, une œuvre admirable qui avait la grandeur et la beauté de l’épopée antique. Dans un cadre immense, comme dans une soi te de panorama mouvant, il donnait à ses lecteurs le spectacle de la vie de vingt peuples divers. Que d’enseignements s’offraient dans ce recueil encyclopédique, où se laissaient constates la variété des types humains, la multiplicité des religions, la raison d’être des institutions diverses 1 C’était à peine si la tragédie contemporaine, elle-même, présentait une aussi riche collection de documents humains. D’ailleurs, par leur intérêt national et par leurs épisodes pathétiques, ces amples récits, qui avaient pour sujet principal les guerres médiques, constituaient aussi un drame, un de ceux qui devaient émouvoir le plus fortement les fils des vainqueurs de Marathon et de Salamine. Une idée religieuse le dominait, identique à celle qui inspirait Eschyle et Sophocle. Comme eux, Hérodote croyait à une divinité jalouse, toujours attentive à réprimer les excès de l’orgueil et de l’ambition, toujours prête à renverses ce qui s’élevait imprudemment. Mais ni chez lui, ni chez eux, cette croyance ne tendait à décourager les activités utiles. Née du besoin d’expliquer certaines grandes catastrophes, elle laissait à la politique toute son importance, en lui faisant seulement un devoir d’observer en tout la mesure. Thucydide. — Toutefois, si belle que fût cette composition, elle ne donnait pas pleine satisfaction au goût d’analyse morale, de réflexion approfondie, qui se développait de plus en plus, dans la fin du siècle, chez les esprits que la philosophie avait touchés. Ce fut pour ceux-là surtout que Thucydide écrivit alors son histoire de la guerre du Péloponnèse. Appartenant à l’aristocratie athénienne, homme politique, général, il se trouva capable d’unir aux dons naturels les plus remarquables les bienfaits d’une forte éducation et l’expérience des choses dont il avait à parler. De ses premiers maîtres, parmi lesquels il faut peut-être compter l’orateur Antiphon, il prit le goût d’un style qui, délaissant la phrase libre et un peu molle d’allure des prosateurs ioniens, s’efforçait de condenser les idées, d’en mettre en valeur chaque parcelle, aux dépens même de l’aisance, de la grâce et quelquefois de la clarté, niais au profit d’une précision poussée jusqu’au scrupule, Pour rompre définitivement les liens qui rattachaient encore l’histoire à l’épopée, il était nécessaire d’en éliminer tout à fait l’élément fabuleux et légendaire, C’est ce que fit Thucydide. Jetant, au début de son récit, un regard en arrière sur le développement de la civilisation grecque, il n’hésite pas à l’expliquer rationnellement d’après ce qui subsistait encore en Grèce de coutumes primitives. Ainsi s’évanouissait la fiction de l’âge d’or. Même fermeté de jugement à l’égard de l’élément surnaturel dans l’exposé des événements contemporains. Sans nier la puissance des dieux, il ne disait rien de leur intervention dans les choses humaines, estimant avec raison qu’il n’y avait aucun profit pour l’historien ni pour ses lecteurs à sonder des causes mystérieuses dont ils ne pouvaient rien savoir. Ce qui lui paraissait utile à considérer dans les événements en général, ce n’était pas ce qui échappe aux calculs humains ; c’était au contraire ce qui avait été prévu ou aurait pu l’être. Cal l’histoire, suivant lui, devait servir justement à rendre possible dans l’avenir d’utiles prévisions par les expériences du passé, Cette vue le conduisait naturellement à la recherche des causes lointaines aussi bien que des causes immédiates Et c’est bien ainsi qu’il procédait en expliquant de loin la rivalité de Sparte et d’Athènes. Quant aux causes prochaines, ce n’étaient pas seulement pour lui les quelques incidents qui avaient allumé la guérie, mais aussi les dispositions morales des cités, l’idée qu’elles se faisaient clé leur rôle, la conscience qu’elles avaient de leur puissance, Même méthode dans tous les détails du récit Le hasard, qui ne peut jamais être entièrement exclu des choses humaines, s’y trouvait du moins réduit au minimum. Jamais pareil effort n’avait été fait pour expliquer par la saison tout ce qui peut être expliqué ainsi. Bien loin d’ailleurs de méconnaître l’action personnelle de certains hommes, il s’attachait à pénétrer le caractère de chacun d’eux, C’est ainsi qu’il mettait en scène des personnages tels que Périclès, Nicias, Alcibiade, Cléon, figures fortement tracées et très voisines sans doute de la réalité. Pour exposer leurs desseins, leurs prévisions, leurs motifs avoués ou leurs illusions, il leur prêtait des discours, imités de ceux qu’ils avaient tenus effectivement, mais composés avant tout en vue de les faire connaître ; et, au besoin, il les complétait, discrètement toujours, par quelques réflexions personnelles. Au reste, tout en les détachant de la foule, il avait soin de ne pas les en isoler, Sachant mieux que personne la puissance de l’opinion, il se sentait obligé d’en rendre tous les mouvements sensibles à ses lecteurs. Son histoire est autant celle des sentiments des peuples en lutte que de leurs succès et de leurs revers. Ajoutons qu’il y avait chez ce penseur une imagination vive et forte, qui savait représenter en traits bien choisis les réalités émouvantes. Bon nombre de ses récits sont des drames admirables. L’impression en est d’autant plus vive qu’elle paraît résulter des faits eux-mêmes, tant le narrateur se dissimule et s’efface. Nulle recherche apparente de l’effet, nulle réflexion importune. Les choses, dans leur réalité vive, sont évoquées devant nous ; nous en voyons précisément ce qu’il faut en voir pour en être le plus touchés, En somme, grâce à Thucydide, la curiosité historique, qu’Hérodote avait su vivement excitée, apprenait à se resserrer, à se concentrer, à gagner en profondeur. L’exposé des événements, anciens ou récents, autrefois sujet de narrations épiques, puis rapprochés de la réalité par les progrès de la géographie, de l’observation des mœurs, de la critique des témoignages, devenait proprement matière de science en se laissant de plus en plus pénétrer par la réflexion. Thucydide préparait et annonçait Aristote. IV. — L’ÉLOQUENCE. La rhétorique. — Avec la philosophie, la poésie et l’histone, l’éloquence a été, au cinquième siècle, une des plus remarquables manifestations du génie grec. A vrai dise, il y avait eu, de tout temps, en Grèce, des orateurs remarquables. Les nombreux discours qu’on peut lire dans l’Iliade et l’Odyssée sont là pour l’attester. Mais l’éloquence était considérée, alors, comme un don des dieux, ce qui veut dire qu’elle était spontanée, résultant surtout d’une aptitude naturelle. C’est au cinquième siècle seulement qu’apparaît la rhétorique, c’est-à-dire l’enseignement d’un ait qui a pour objet la persuasion par le discours. Un tel art ne pouvait être que le produit de la réflexion appliquée à la pratique de la parole publique, Les sophistes dont il a été question plus haut eurent, presque tous, la prétention de l’enseigner, moins toutefois par des leçons théoriques que par leur propre exemple. Quelques maîtres seulement, notamment le sicilien Corax, conçurent plutôt la rhétorique comme un recueil de recettes applicables surtout aux plaidoiries. Mais, après eux, d’autres, parmi lesquels il faut distinguer Gorgias, sicilien lui aussi, tout en s’inspirant des mêmes intentions, firent preuve, dans leurs leçons, d’un autre esprit. Pour eux, le discours, quel qu’en fût l’objet, dut être une œuvre d’art. Gorgias et ses disciples directs paraissent s’être attachés surtout à le rendre, par le travail du style, aussi séduisant que possible ; ils voulurent que la prose devint, en usant de ses moyens propres, l’égale de la poésie ; ils en firent en fart quelque chose de très artificiel. En Attique toutefois, il se forma une école qui, dans l’emploi de cet art nouveau, fit preuve d’un goût plus sobre ; Antiphon en fut le principal représentant dans la seconde moitié du siècle. Son influence s’exerça sur presque tous les orateurs que nous rencontrerons au siècle suivant. Nous avons vu qu’il fut peut-être le maître de Thucydide. Les orateurs. — Mais, au cinquième siècle, cette influence, venue de l’étranger et tardivement accueillie dans Athènes, ne put guère s’exercer sur les hommes d’État qui furent les orateurs renommés de ce temps. Ceux-là ont plutôt subi l’action directe de la philosophie, et surtout ils ont participé au progrès général de la pensée. Au reste, nous ne pouvons plus juger de leur éloquence que par des témoignages. Aucun d’eux, en effet, n’a publié ses discours, Pour eux, une harangue était avant tout un mode d’action. Ils ne se proposaient aucunement d’être lus, et peut-être auraient-ils craint, en répandant des copies de leurs discours, d’être confondus avec les maîtres de rhétorique. Périclès. — Dans ces conditions, il suffira de mentionner ici le plus illustre d’entre eux, Périclès ; d’autant plus que celui-là est l’homme qui a donné son nom au siècle tout entier et, qu’en un certain sens, il le résume en sa personne. Nulle figure, en effet, n’est plus représentative de l’Athènes du Ve siècle que la sienne. Autant qu’un idéal est réalisable, Périclès réalisait celui du peuple qui l’avait pris pour chef. Il y avait en lui une autorité naturelle qui tenait à son caractère autant qu’à son talent. Son éloquence était le reflet de l’un et de l’autre. A la noblesse de son extérieur répondait l’élévation de son esprit. Nourri de philosophie, ami et patron d’Anaxagore, il avait le don de dégager les idées générales, sans que la précision de ses vues en souffrît. Rien de bas ni de petit, soit dans son caractère, soit dans ses conceptions, rien non plus d’exagéré. Homme d’action et d’initiative, il savait aussi bien, nous dit Thucydide, calmer les ardeurs excessives de la foule que l’encourager dans les moments de défaillance. Un instinct de grandeur inspirait sa politique et se faisait sentir dans ses paroles ; mais cet instinct était comme pénétré de mesure. Le plus souvent, son discours était grave, simple, plein de lumière et de raison ; une grâce attique s’y mêlait à un charme qui produisait la persuasion. Quelquefois aussi, la force intime de sa puissante nature se révélait ; et alors éclataient soudainement ces arguments décisifs et accablants, qui renversaient tout et que l’on comparait à des coups de tonnerre. Il parait évident, d’après cela, que son éloquence avait une liberté d’allure et de mouvement qu’on ne retrouve pas dans les harangues si fortement condensées que Thucydide a mises dans sa bouche. Nous sommes ainsi autorisés à penser qu’il en était de même de celle de ses rivaux et de ses successeurs, quelle qu’ait pu être d’ailleurs sa supériorité sur eux. Ajoutons que ce grand orateur avait au plus haut degré le sens du beau ; ainsi qu’en témoigne le rôle qu’il joua comme promoteur du mouvement artistique parmi ses concitoyens. C’est en quelque sorte parler encore de lui que de parler des artistes dont il fut à la fois le patron et l’admirateur te plus éclairé. V. — LES ARTS AU Ve SIÈCLE. Caractères généraux de l’art du Ve siècle. — C’était le temps, en effet, où l’ait grec atteignait son apogée. Créatrice de science, de liberté, d’humanité, la Grèce se révélait simultanément comme créatrice de beauté, et elle produisait alors, dans tous les arts qui relèvent du dessin, des chefs-d’œuvre qui n’ont pas été surpassés. Le VIe siècle avait peu à peu, comme on l’a vu, perfectionné la technique, sans laquelle l’ai teste le mieux doué est impuissant. A la suite des progrès signalés plus haut dans l’architecture, la sculpture, la peinture même, les maîtres du Ve siècle n’avaient plus rien à apprendre de ce qui est proprement la part du métier. Désormais leur main obéissait docilement à leur pensée. Celle-ci, affranchie des servitudes de la matière, maîtresse de ses moyens, pouvait s’abandonner librement à l’inspiration. Elle ne se crut pas autorisée pour cela à méprises la réalité. Comme les grands poètes dramatiques du même temps, les artistes d’alors s’attachèrent à l’imitation de la nature, dont ils surent, aussi bien qu’eux, interpréter la riche et vivante variété, tout en l’idéalisant, comme ceux-ci l’idéalisaient. En général, ce qui est purement individuel, le détail curieux, le trait particulier, les intéressait moins que le type. De là résultent la noblesse, la grandeur, la simplicité dont leurs œuvres sont empreintes. Les circonstances d’ailleurs favorisaient ce développement et cette tendance. Les guerres médiques avaient donné à la Grèce le sentiment de sa force morale et la plus ferme confiance en son avenir. Pleine de reconnaissance envers ses dieux qui l’avaient sauvée, elle se mit à relever les sanctuaires détruits, à en édifier de nouveaux. Elle eut à cœur de les embellis par tous les moyens dont elle disposait. L’art des sculpteurs et des peintres, celui des décorateurs de tout genre, fut convié à s’associer à celui des architectes. Et, à côté des temples, se multiplièrent les édifices civils prytanées, portiques, gymnases, ainsi que les travaux d’utilité publique, ports, arsenaux, magasins. Les grandes cités et les princes rivalisaient entre eux, Athènes et Corinthe, Syracuse et Tarente, Elis et Delphes et les villes d’Ionie se faisaient gloire des œuvres qu’elles commandaient aux artistes les plus connus. Une émulation générale se traduisait en riches offrandes, en statues, en monuments dédicatoires. Et, presque partout, c’étaient des sentiments collectifs qu’on demandait aux artistes d’exprimer dans les représentations figurées L’architecture. — Ce que la Grèce fit alors en fait d’architecture est admirable. Le temple grec, dont le Parthénon d’Athènes peut être considéré comme le type achevé, est vraiment une des créations du génie humain qui approchent le plus de la perfection. Ce fut entre 447 et 438, sous les auspices de Périclès, que s’éleva, sur le rocher isolé de l’Acropole, cet édifice merveilleux, œuvre commune de l’architecte Ictinos, qui en traça le plan, et du grand sculpteur Phidias, qui non seulement le décora de ses chefs-d’œuvre, mais en dirigea tous les travaux et en surveilla l’exécution dans toutes ses parties. Jamais peut-être monument n’exprima mieux que celui-là l’âme d’un peuple et sa conception de la beauté. Assez grand pour dominer la cité du haut de son rocher, il n’avait pourtant rien de colossal. C’était surtout par l’harmonie de ses proportions, par la grâce fine et délicate de ses lignes, qu’il se distinguait tout d’abord. Légèrement élevé sur son soubassement, déployant à la vue son péristyle de colonnes doriques d’un galbe robuste et charmant, portant fièrement son entablement qui le couronnait sans l’écraser, il apparaissait au loin comme la demeure la mieux appropriée à la déesse en qui la force s’unissait à la saison. Vu de près, il satisfaisait le regard le plus difficile par la beauté des matériaux, par le fini de la construction, par le mélangé discret des couleurs qui en faisaient valoir le dessin général. De plus, il enchantait le visiteur par ses admirables frontons sculptés, par les reliefs de la frise qui courait sous la colonnade tout autour de la cella, par ceux des métopes, espacés entre les triglyphes. Là, en effet, des scènes divines ou humaines se déroulaient dans des compositions pleines de sens, dans des formes pleines de vie, de grâce et de majesté : légendes nationales dont Athènes était fière, allégories qui rappelaient ses propres exploits, représentation idéalisée de ses plus belles cérémonies religieuses. Ainsi le temple parlait en quelque soi te ; il traduisait une pensée, une dévotion, un ensemble de sentiments, en même temps qu’il manifestait la conception d’art la plus proprement hellénique. Cet admirable monument est, dans son ensemble, de pur style dorique. Il masque l’apogée de ce style, si florissant déjà au siècle précédent et qui n’avait cessé de se perfectionnes. Pourtant on y remarque aussi quelques éléments ioniques, notamment la frise de la cella. C’était l’annonce d’une tendance qui allait se développer rapidement. A l’art dorique appartiennent en général tous les monuments de la première moitié du siècle. Tel le grand temple de Zeus à Olympie, œuvre de l’architecte Libon, construit de 468 à 456 ; tel le temple athénien improprement appelé le Théseion, qu’on peut approximativement dater du même temps, et dont la masse imposante, bien qu’un peu lourde, est encore debout ; tel encore le célèbre Télestèrion d’Éleusis, œuvre commune des trois architectes Corœbos, Métagénès et Xénoclès, qui y travaillèrent successivement. On peut y ajoutes l’Odéon dit de Périclès, dont il a été parlé plus haut, et qui remonte peut-être au temps de Thémistocle. Mais vers le troisième tiers du siècle, un retour se prononce vers l’art que l’Ionie avait créé au siècle précédent et que la Grèce propre avait tardé à accueillir. Et, avec cet art, où l’influence de l’Orient s’était fait sentir, une élégance nouvelle s’introduit dans l’architecture. A côté de la robuste colonne dorique se dresse maintenant la colonne ionique, plus svelte, avec sa base moulurée, son fût lisse et élancé, son gracieux chapiteau à volutes. En même temps, la frise sculptée trouve faveur et rivalise avec les métopes et les triglyphes. L’association des deux styles apparaît aux Propylées, chef d’œuvre de Mnésiklès, construit de 437 à 432. Puis voici le temple de la victoire Aptère et le délicieux Erechteion, commencé vers 435, achevé vers 407, qui nous offre d’une part deux colonnades ioniques, et de l’autre l’avant-corps célèbre sur laquelle six caryatides, comme autant de colonnes vivantes, soutiennent sans effort une architrave à trois bandes horizontales couronnée par une élégante corniche. Notons enfin que, vers le même temps, était construit en Arcadie le temple de Bassai, avec ses colonnades ioniques, au milieu desquelles venait s’insérer la colonne au chapiteau de feuilles d’acanthes, premier essai connu de l’ordre corinthien. Ainsi se réalisait dans l’architecture du cinquième siècle l’heureuse synthèse de deux styles divers, qu’elle savait tantôt marier harmonieusement, tantôt approprier à des conceptions différentes. De plus en plus, l’invention des artistes se montrait d’ailleurs habile à varier ses plans, à multiplier les moyens pour diversifier les effets, à s’adapter sort aux conditions du terrain, soit à la destination particulière des édifices. Et nous voyons comment, à la gravité noble qui convient aux édifices religieux, elle savart ajouter une fine parure qui comportait une part discrète de fantaisie. La sculpture. — Comme l’architecture, la sculpture avait réalisé au cours du sixième siècle, des progrès décisifs. Dès le début du cinquième siècle, on sent qu’elle approche de son point de perfection ; elle l’atteint quarante ou cinquante ans plus tard. Détermination exacte des proportions, connaissance sûre des formes, sens juste du mouvement, en un mot tout ce qui constitue la maîtrise de l’art est désormais acquis. Le statuaire sait même dès lors varier et préciser l’expression du visage humain, bien que le goût des sculpteurs de ce temps, fidèle aux principes énoncés plus haut, s’attache plus à ce qui est typique qu’aux détails individuels. Là aussi se manifeste une certaine différence entre le génie dorien et le génie ionien, entre les ateliers du Péloponnèse et ceux de l’Attique ou des îles. D’un côté plus de force et plus d’application à faire ressortie la musculature, de l’autre, plus de grâce et plus de finesse. Les uns excellent à représenter les athlètes, les autres sont supérieurs dans l’imitation des formes et des attitudes féminines. Mais, bien entendu, ce sont là des distinctions qui ne peuvent avoir qu’une valeur générale, chaque artiste imprimant à ses œuvres son individualité. Un certain archaïsme est encore très sensible dans les œuvres antérieures à 480, quel qu’en soit d’ailleurs le mérite. Il va s’atténuant plus ou moins rapidement, selon la valeur et l’indépendance des artistes, dans les années suivantes jusque vers 450. Ni le superbe Aurige de Delphes, ni les statues du temple élevé par les Éginètes à leur déesse Aphaia après Salamine, ni les métopes et les frontons de celui de Zeus à Olympie n’en sont entièrement dégagés ; ce sont pourtant déjà de fort belles œuvres. Elles datent du temps où Calamis, qui nous est si mal connu, travaillait à Athènes, où Hagéladas fondait l’école d’Argos. Celle-ci attachée à l’étude des proportions et des rythmes du corps humain eut, vers le milieu du siècle, son plus illustre représentant en la personne de Polyclète, l’auteur du Doryphore et d’admirables statues de jeunes athlètes où se manifeste la pleine beauté du corps de l’homme harmonieusement développé. Ce Doryphore mérita d’être appelé le Canon, parce qu’il était la réalisation admirable des principes que le grand statuaire avait énoncés, sous ce titre, dans son Traité des proportions. C’était en fait la statue-modèle, où les formes humaines paraissaient comme soumises aux règles d’une sévère architecture, sans rien perdre cependant de la fraîcheur et de la spontanéité de la vie[3]. Seulement, cette fraîcheur de la vie, se révélait là dans l’attitude tranquille de la marche. Un contemporain de Polyclète, le béotien Myron, devenu en fait athénien, sut la faire sentir au même degré en l’associant à la représentation vive du mouvement dans son Discobole, non moins renommé que le Doryphore de l’argien. Ce fut alors, dans la seconde moitié du siècle, que Phidias, Alcamène et Peonios produisirent leurs chefs-d’œuvre incomparables. Sous le ciseau de ces maîtres, la matière semble se spiritualiser. Ce ne sont plus seulement des formes parfaites qu’ils tirent du marbre, ce sont vraiment des dieux, dont la majesté s’exprime par la dignité des attitudes et par la noblesse des traits. Nous les voyons debout ou assis aux frontons du Parthénon, tels que l’imagination des poètes épiques ou lyriques les avaient représentés dans l’Olympe. D’admirables draperies les enveloppent et se déploient en longs plis simples et souples qui se déroulent jusqu’à leurs pieds ; et parfois, pour rehausser leur beauté, l’artiste associe à la blancheur du marbre, l’éclat de l’or ou la douceur de l’ivoire. Habiles, quand il le faut à rendre le mouvement, les sculpteurs de ce temps n’en usent que discrètement, satisfaits d’en suggérer la sensation jusque dans les poses calmes qu’ils se plaisent à représenter. Des œuvres aujourd’hui disparues, telles que le Zeus de Phidias à Olympie, son Athéna Promachos et celle du Parthénon, l’Aphrodite d’Alcamène, ont excité dans l’antiquité une admiration unanime et durable. Nous l’éprouvons encore en face des marbres mutilés du Parthénon. A l’impression produite par chacune des figures considérée isolément, s’ajoute celle qui résulte de leur groupement. Le principe d’équilibre et de symétrie, que l’art grec avait cherché dès ses débuts, est réalisé là dans sa perfection ; symétrie sans raideur ni monotonie, qui semble résulter spontanément du sujet représenté et qui se dissimule habilement sous la variété des inventions ; symétrie qui n’est pas faite seulement pour la satisfaction du regard, mais qui parle à l’esprit, en se faisant l’auxiliaire des allégories, en donnant aux scènes représentées une signification plus claire. Si l’art est une adaptation de la réalité à la raison et au sentiment, il ne semble pas qu’il ait jamais rien produit qui réponde mieux à sa définition. La peinture. — Tandis qu’un certain nombre des plus belles œuvres de la sculpture du Ve siècle sont encore sous nos yeux, celles des peintres anciens ont totalement disparu depuis longtemps. Nous en sommes réduits à nous les représenter d’après des descriptions. Quelques stèles peintes, il est vrai, et l’abondante série des vases à représentations figurées, apportent à ces informations indirectes un complément précieux, mais ne nous donnent malgré tout qu’une idée bien imparfaite des tableaux exécutés par les grands artistes du temps. Nous ne pouvons donc en dire ici que quelques mots. A côté des grands sculpteurs du Ve siècle, nous voyons se succéder une série de peintres que l’antiquité a mis au rang des grands artistes, un Polygnote, un Micon, puis un Apollodore, un Zeuxis, un Parrhasios. Tous les témoignages attestent que le dessin de ces maîtres atteignit à une rare perfection. Il était impossible d’ailleurs qu’il en fût autrement, lorsque les statuaires contemporains se révélaient si habiles à reproduire les formes et les mouvements. Ces grands peintres furent donc, eux aussi, des créateurs de vie et de beauté, qui contribuèrent à développer autour d’eux le sens esthétique. Il semble même qu’en raison des moyens propres à leur art, ils aient poussé plus loin que les sculpteurs l’interprétation des émotions humaines par le jeu mouvant de la physionomie et par celui des attitudes et des gestes. Comme eux, cependant, tout en saisissant les aspects infiniment variés de la vie, ils surent en dégager, pour les faire ressortir, les traits les plus dignes d’attention. Ce qui nous est rapporté de leurs compositions ne permet pas de douter qu’ils n’aient obéi en tout aux mêmes principes ; ils surent, eux aussi, associer l’ordre à la variété, réaliser le mouvement sans exagération ni confusion. Les arts décoratifs. — Ce dont nous pouvons juger en tout cas, c’est l’influence que le grand art a exercée au Ve siècle sur les arts industriels. Nos musées ont recueilli en quantité des vases peints, ales figurines, des médailles, des gemmes, des bijoux, des monnaies, des ustensiles même qui en témoignent. Rien peut-être n’est plus propre à nous faire sentir combien la civilisation grecque de ce temps a été pénétrée du sens artistique. Signalons au moins à cet égard les vases à figures rouges qui succèdent, au commencement du cinquième siècle, aux vases à figures noires. C’est le temps où la céramique athénienne réalise ses plus belles œuvres. Les vases signés d’Euphronios, de Douris, de Hiéron, de Brygos, dont on peut voir dans nos musées d’excellents spécimens, en sont le témoignage. Les plus beaux d’entre eux sont aussi remarquables par le mérite du dessin que par l’élégance des formes. Des scènes variées y sont représentées, tantôt empruntées immédiatement à la vie contemporaine, tantôt imitées plus ou moins librement des tableaux des peintres alors en renom. Dans les unes comme dans les autres, l’habileté technique s’allie à un accent personnel. Chacune de ces compositions est une invention plus ou moins originale, témoignant presque toujours d’un goût délicat, souvent spirituelle ou charmante. Et même dans les produits de second ordre, il est rare qu’on ne retrouve pas quelque chose de ces qualités. Si l’on songe que ces jolis objets étaient alors répandus par le commerce dans presque tout le bassin de la Méditerranée, on apprécie mieux le rôle qu’a joué la Grèce comme éducatrice de l’art et du goût. VI. — LA CIVILISATION GRECQUE À LA FIN DU Ve SIÈCLE. Donc, sous toutes les félines à la fois, la civilisation grecque s’était magnifiquement développée dans le cours du va siècle. Elle avait même atteint dans certaines de ses parties, particulièrement dans quelques-unes des créations de la littérature et de l’art, son point culminant. D’autre part, le type humain réalisé chez quelques-uns de ses meilleurs représentants était vraiment digne d’admiration pour l’heureux équilibre des qualités physiques et des qualités morales, pool ses larges et intelligentes curiosités. L’amour profond de la patrie n’excluait pas chez les plus cultivés des Grecs de ce temps un sentiment déjà vif de la fraternité humaine, la notion de la loi se conciliait dans leur esprit avec celle de la liberté, le respect du passé avec l’aspiration légitime au progrès. Une religion plus spirituelle commençait à se dégagea de la vieille mythologie et à dissiper les plus lourdes superstitions du passé. Et, surtout, un idéal de beauté s’était formé qui se multipliait et se renouvelait sans cesse sous des formes diverses. Est-ce à dire que la Grèce n’avait désormais plus lien à acquérir et qu’elle fût condamnée fatalement à déchoir plus ou moins rapidement, comme une plante épuisée par sa floraison même ? L’événement allait prouver qu’il n’en était rien. Son génie était loin d’avoir encore manifesté tout ce qu’il contenait de ressources ; et le IVe siècle devait, sur bien des points, compléter de la manière la plus heureuse l’œuvre magnifique du Ve. |