I. — LES CROYANCES. Vue générale du sujet. — La religion n’a pas moins d’importance dans la civilisation d’un peuple que ses institutions. Les premiers développements de celle de la Grèce ont été esquissés plus haut. Au Ve siècle, elle nous apparaît dans son plein épanouissement. Associée au progrès général des institutions et des mœurs, elle est, plus que jamais, partout présente et agissante ; rien, pour ainsi dire, ne se fait sans elle ; elle siège au foyer domestique, elle se mêle à tous les actes du citoyen, elle est une des inspiratrices principales de la poésie et de l’art, et enfin elle se manifeste avec, éclat dans des cérémonies pompeuses. Sans doute, son action intérieure sur les âmes est moins facile à saisir, mais on ne peut sérieusement douter qu’elle n’ait été constante et profonde. Mille témoignages nous la mettent en quelque sorte sous les yeux. Les récits des historiens et des biographes, la poésie lyrique et dramatique, les inscriptions recueillies dans les temples, les oracles qui nous sont connus nous montrent les Grecs de ce temps en rapports constants avec leurs dieux ; ils attestent à quel point ils ne pouvaient se passer de les prier et de les consulter. Le point délicat est de déterminer ce qu’ils croyaient exactement et quelle influence leurs croyances exerçaient sur leur conduite et sur leurs mœurs. Il est clair qu’à cet égard les différences individuelles devaient être grandes alors, comme elles le sont en tout temps et partout. Un jugement d’ensemble ne peut évidemment prétendre qu’à une vérité moyenne, nécessairement approximative. Survivance de la mythologie. — Enveloppée dès son origine dans la mythologie, la religion grecque n’aurait pu s’en dégager sans se détruire elle-même. La mythologie était en effet liée au culte de la manière la plus étroite ; elle en était l’explication et la justification. Non pas qu’elle en fit comprendre toujours la vraie nature, car, bien souvent, le sens primitif des rites traditionnels avait été perdu, et les récits relatifs à leur origine n’étaient qu’inventions ingénieuses destinées à satisfaire la curiosité des croyants. Quoi qu’il en soit, il était impossible de s’en passer. Sans ces inventions, les dieux n’auraient été que de froides abstractions. Déméter, considérée comme la nature féconde qui produit le blé, ne pouvait exciter les mêmes sentiments que la mère éplorée qui cherchait sa fille brutalement enlevée à sa tendresse par un ravisseur inconnu. Les Grecs, en général, n’étaient pas encore parvenus à ce stade de l’évolution intellectuelle où la croyance peut se satisfaire de conceptions philosophiques. Sans doute, quelques penseurs déjà, tels que Xénophane mentionné plus haut, avaient osé attaquer l’anthropomorphisme et décrier les légendes vulgarisées par la poésie ; et d’autres, sans faite de professions de foi aussi retentissantes, n’en avaient pas moins sapé la mythologie par la base, en substituant aux dieux les forces de la nature. Mais quelle pisse ces enseignements pouvaient-ils avoir sur le grand nombre ? Ils ne l’atteignaient même pas ; bien peu de gens goûtaient et comprenaient les spéculations des penseurs ; presque tous, au contraire, trouvaient satisfaction dans les vieux usages religieux et dans les traditions dont ils étaient imbus dès l’enfance. Certaines de celles-ci avaient de tout temps charmé leur imagination, certaines autres étaient pour eux des sources de vives émotions. Toute une floraison de sentiments qui s’étaient développés de siècle en siècle n’avait pas d’autres racines. Ces traditions, d’ailleurs, bien loin de s’imposes aux esprits comme un dogme, laissait à l’imagination individuelle une très grande liberté qui la mettait fort à l’aise. Un dogme suppose une Écriture considérée comme une révélation et une corporation enseignante qui, seule, en est reconnue comme l’interprète. Rien de tel en Grèce, pas plus au Ve siècle qu’antérieurement. Les prêtres n’y formaient pas un corps organisé, soumis à une autorité spirituelle. Sans lien entre eux, ils n’étaient que les ministres isolés de cultes divers, les gardiens de traditions et d’usages locaux ; fonctions que les uns exerçaient comme héritiers d’un privilège de famille, tandis qu’elles étaient attribuées à d’autres soit par le suffrage de leurs concitoyens, soit par une désignation du sort, et cela sans consécration spéciale ni préparation professionnelle. Ne recevant eux-mêmes aucun enseignement théologique, ils n’en donnaient aucun. La religion grecque, en tant que croyance, se composait donc uniquement d’une collection de mythes et de légendes qui n’étaient pas plus figés au siècle de Périclès qu’ils rie l’avaient été au temps d’Homère, Nul d’ailleurs n’était assujetti à une profession de foi embrassant une part quelconque de ces récits ; qui donc, à vrai dire, aurait pu en déterminer le nombre ou en énoncer aucun en termes définitifs ? Par la foi ce des choses, le nécessaire en fait de croyance se réduisait à quelques notions fondamentales, sans lesquelles, aucun culte n’aurait eu de raison d’être. Seulement, à ce minimum se superposaient en fait quantité de dévotions, individuelles ou générales, qui l’enrichissaient singulièrement. Des dieux et de leur puissance. — Ces notions fondamentales se rapportaient aux dieux et aux héros, et à leurs relations avec les hommes. Le Grec se représentait les dieux comme des êtres très puissants, invisibles et immortels, doués d’ailleurs de sentiments qui ne différaient pas en nature de ceux des simples mortels. Il les croyait capables de bienveillance et de pitié, par conséquent secourables, mais fort jaloux de leur supériorité, sujets même à des rivalités mutuelles, très exigeants en fait d’hommages, donc faciles à offenser. Nul, sauf quelques philosophes, n’avait l’idée de les considérer comme des modèles à imiter. On estimait en général que les règles de la morale humaine ne s’appliquaient pas à eux et que les simples mortels, par conséquent, n’avaient ni à les juger ni à s’autoriser de leurs exemples. Le devoir des hommes, par contre, était de les honorer en rendant à chacun d’eux le culte qui était censé lui plaire. Avant tout, il fallait se garder soigneusement de les imiter, soit par des paroles imprudentes, soit par des négligences, même involontaires. De là l’importance accordée à l’accomplissement strict des rites traditionnels. Et en cela, la bonne volonté ne suffisait pas. Souvent, on avait à se demander quelles étaient les intentions des dieux, de peur de les offenser par ignorance. Alors intervenait la divination, et par là s’explique l’importance qu’elle avait dans la vie des individus comme dans celle des États, ainsi que la variété de ses formes ; consultation des oracles, observation du vol des oiseaux, inspection des entrailles de, victimes, pour n’en mentionner que quelques-unes. Sur ce point, les témoignages abondent ; ils nous font voir un peuple vivant dans une sorte d’inquiétude religieuse perpétuelle, et ils nous découvrent ainsi quel rôle jouait la crainte dans ses croyances et combien elle le rendait accessible à la superstition. Cette tendance était favorisée encore par l’idée que la souillure résultant d’un acte impie n’était pas contractée uniquement par le coupable. On admettait universellement qu’elle pouvait D’étendre, comme un mal contagieux, à toute une famille ou même à un peuple entier. De là un danger permanent, auquel il était nécessaire d’opposer des moyens de défense appropriés. Ces moyens étaient les rites de purification et d’expiation. On comprend combien l’emploi devait en être fréquent et pourquoi ils s’imposaient à tous jusque dans les usages quotidiens. Et, comme la souillure dont on avait à se purifier ou l’offense qu’il était nécessaire d’expier pouvaient être ignorées, c’était encore à la divination qu’on recourait pour en avoir connaissance. La bienveillance des dieux. — Gardons-nous toutefois de réduire la religion grecque à une si médiocre conception. Si la crainte en était un élément important, elle était loin d’exclure d’autres sentiments. Ces dieux que l’on redoutait étaient cependant aussi des protecteurs et des bienfaiteurs. C’était à eux que l’on attribuait tous les biens de la vie, la prospérité matérielle, la santé, les succès de tout genre. Vers eux s’élevaient autant de témoignages de reconnaissance que de prières, autant de sacrifices d’actions de grâces que d’offrandes expiatoires. La variété même de leurs attributs, déjà signalée, leur permettait de se multiplier en quelque sorte pour mieux satisfaite à tous les besoins de la vie humaine, elle multipliait aussi les occasions de reconnaître leurs faveurs. Zeus n’était pas toujours considéré sous son aspect majestueux de roi de l’Olympe. Il était, pont le maître d’un peul domaine rural, le dieu de la pluie (Zeus Ombrios), pour le chef de famille le protecteur du foyer ou de la maison (Zeus Oikeios ou Hestios), le gardien de la propriété (Zeus Ktésios) ; Héra était invoquée par les femmes comme déesse du mariage (Héra téléia), comme celle qui venait en aide aux accouchées (Héra Ilithyia), rôle qu’elle partageait avec Artémis, avec Léto et plusieurs autres, sans en dépouiller d’ailleurs Ilithye, dont c’était la fonction propre. De même certains dieux, tels qu’Apollon, joignaient à leurs attributs généraux le don de guérit, qui était cependant le privilège d’Asklépios ; et nous lisons, aujourd’hui encore, nombre d’inscriptions attestant la reconnaissance de malades ou d’infirmes, qui ont cru avoir obtenu de l’un ou de l’autre des guérisons miraculeuses. Combien de dévotions se révèlent ainsi, qui ont dû avoir le caractère d’une véritable piété ! Et si l’on considère la religion grecque, non plus seulement dans l’individu, mais dans la famille et dans la cité, comme nous allons avoir à le fane, on sent aisément qu’elle s’est, pour ainsi dire, attendrie ou échauffée tour à tour, au contact des sentiments les plus vifs dont l’âme humaine est capable Tout indique d’ailleurs que, subissant l’influence du progrès général de la pensée et des mœurs, elle gagnait aussi en valeur morale. De plus en plus, on admettait que tout ce qui était juste et bon était agréable aux dieux, d’où l’on devait conclure qu’ils condamnaient l’injustice et réprouvaient la méchanceté. Des héros. — Au-dessous d’eux, la croyance commune faisait une place importante aux héros, objets de dévotions non moins sincères et presque aussi variées. En principe, un héros était un homme issu d’un dieu et d’une moi telle, participant donc dans une certaine mesure à la nature divine. Des légendes, généralement consacrées par la poésie, faisaient des héros les ancêtres de certaines familles ou même de tribus et de populations dont ils demeuraient les protecteurs. Quelques-unes de ces légendes se rapportaient peut-être à des personnages réels, d’autres étaient de simples fictions. Mais, quelle que fût leur origine, tous les héros avaient droit à un culte, dont les rites ne différaient que par quelques détails de celui qu’on rendait aux dieux. Chacun d’eux, toutefois, n’avait en général à exercer son patronage que sut un groupe de fidèles déterminé. Ainsi confinée dans un cercle restreint, la dévotion dont ils étaient l’objet n’en était que plus familière et plus confiante, Nous venons un peu plus loin comment ce culte des héros devint un des éléments constitutifs de la cité. Le destinée et la survivance des âmes. — Cet aperçu donne déjà une idée d’ensemble des croyances qui formaient le fond de la religion grecque au temps de son plein développement. Deux points cependant appellent encore l’attention. Je veux parlez des idées relatives à la destinée en général et à la survivance de l’âme. La notion d’une destinée imposée à l’homme par une puissance mystérieuse, supérieure même aux dieux, apparaît déjà dans la poésie homérique comme une donnée ancienne. Elle se perpétue, après le temps d’Homère, chez les poètes, puis chez les historiens, et se transmet aux philosophes. Tantôt elle se présente sous une forme abstraite et impersonnelle ; elle est simplement ce qui a été arrêté ; tantôt elle se personnifie sorts des noms divers ; c’est Arsa, ou Adrastée ou encore la Moire. Faut-il conclure de là que les Grecs aient été jusqu’à un certain point fatalistes ? Ce serait leur prêter une logique rigoureuse, à laquelle leur raison pratique a toujours résisté. En fait, cette notion a pu leur servir à s’expliquer certaines destinées légendaires comme celle d’Œdipe, ou même certains événements historiques qui dépassaient les prévisions humaines ; elle ne paraît pas avoir jamais exercé une influence quelconque sur leur conduite. Dans l’action, le Grec se préoccupait d’abord de s’assurer la bienveillance de ses dieux, après quoi il se décidait selon sa raison et ses sentiments. Une fois l’événement accompli, il a toujours cru à la responsabilité personnelle des individus et en a toujours fait le principe fondamental de ses jugements. Sur la question de la survivance de l’âme, la croyance commune semble être restée aussi hésitante et vague à la plus belle époque de la civilisation grecque qu’antérieurement. Seuls, les mystères, dont nous avons parlé dans un chapitre précédent, ceux d’Eleusis surtout, puis l’Orphisme et à partir du début du IVe siècle, quelques écoles philosophiques, en particulier celle de Platon, suggéraient à cet égal à de réelles espérances ou formulaient même des doctrines. Aussi leur succès allait-il en grandissant. Mais que pensait la foule ? Il est bien difficile de le dire. Les représentations qui figurent sut tant de stèles funéraires se prêtent à des interprétations diverses ; les témoignages écrits nous laissent dans le doute. L’Apologie que Platon a mise dans la bouche de Socrate semble nous autoriser à penser que ce dernier lui-même ne répugnait pas à considérer la mort comme l’anéantissement de l’être, ou, tout au moins, qu’il jugeait inopportun de professer fermement devant un tribunal une opinion contrais e Ici encor e, c’était la mythologie qui suppléait à la doctrine absente. Les récits des poètes relatifs au royaume des morts, au peuple des ombres, à Charon et à sa barque fatale, ainsi qu’aux châtiments des grands criminels, circulaient toujours, sans qu’on sût au juste ce qu’on devait en penser. Beaucoup n’y voyaient que des contes, propres à effrayer les enfants. Et cependant, nous ne pouvons négliger entièrement un témoignage que nous a laissé Platon. Au début de sa République, un vieillard, s’entretenant avec Socrate, est censé lui tenu ce langage : Sache bien, Socrate, que, quand un homme sent approcher sa fin, il lui vient à l’esprit des inquiétudes et des préoccupations qu’il n’avait pas jusque là. Ces récits qu’on nous fait à propos de l’Hadès, où, dit-on, celui qui a commis des injustices sur la terre doit en porter la peine, récits dont on se moquait auparavant, tourmentent maintenant son âme, il a peur qu’ils ne soient vrais. Et alors, soit que la vieillesse affaiblisse sa raison, sort qu’étant, pour ainsi dire, plus près des choses de là-bas, il les distingue mieux, le voilà plein de soupçons et de crainte, il repasse en esprit ses actes et se demande s’il n’a pas fait tort à quelqu’un. Trouve t-il dans son passé beaucoup de mauvaises actions, il se réveille fréquemment la nuit, comme les enfants, et tremble de peur et vit dans une attente anxieuse. Au contrarie, celui qui n’a rien à se reprocher, a pour compagne une douce espérance, amiable consolatrice du vieillard, comme dit Pindare[1]. Que penser de ces paroles ? Ce joli passage ne nous donne-t-il pas la mesure exacte de la croyance en question ? il nous en découvre bien les intermittences et nous en fait sentir à la fois la faiblesse ordinaire et la force occasionnelle. Ce qu’on en peut conclure, c’est assurément qu’elle n’exerçait qu’une médiocre influence sur les actes quotidiens. Du sentiment religieux. — Si maintenant nous nous demandons ce qu’était au fond le sentiment religieux, il ne paraît pas douteux que la crainte et le souci de l’intérêt n’y eussent grande part, Considérant ses dieux comme très jaloux de leurs honneurs et faciles à offenser, le Grec les croyait d’autre part accessibles aux hommages et aux présents Il s’agissait donc pour lui, d’abord, de ne manquer à aucun des rites exigés par la coutume, puis de chercher, selon les cas, soit à les apaiser, soit à gagner leur faveur. En somme, lorsque rien de grave et d’imprévu ne troublait leurs rapports mutuels, il vivait en confiance avec eux. Cette confiance allait-elle jusqu’à l’amour ? Si l’on entend par là une sorte de transport de l’âme, s’attachant avec joie à un idéal mystique de perfection auquel elle voudrait s’unir, il parait évident que rien de tel n’était possible pour un Grec, du moins en dehors de certaines doctrines philosophiques. Pour lui, l’idée de la divinité n’était pas celle de la perfection Toutefois, à considérer tel ou tel dieu comme protecteur, comme une sorte d’ami très puissant, sur la bienveillance duquel on prenait l’habitude de compter, il est bien probable que souvent on `finissait par l’aimer. Nous ne pouvons guère clouter que ce ne fût le cas particulièrement de certaines âmes naturellement tendres et délicates. Songeons à l’Alceste d’Euripide, disant une dernière et pieuse visite à tous ses autels familiers, au moment où elle se sent près de mourir[2]. Et, en dehors même de la famille, comment ne pas croire qu’aux jours de fêtes, où Athènes tout entière prenait vivement conscience de sa force et de ce qu’elle devait à sa déesse protectrice, nombreux étaient ceux qui éprouvaient pour celle-ci un amour respectueux. La religion chez les Grecs était si étroitement liée au patriotisme qu’aimer son pays, c’était nécessairement pour eux aimer ses dieux. II. — LA RELIGION DANS L’ORGANISATION SOCIALE. Rôle social de la religion. — Mais le titre principal de cette religion, au point de vue de la civilisation, consiste moins dans les ressources spirituelles qu’elle pouvait offrir aux individus que dans son rôle social. C’est par elle, en effet, que les éléments de la société grecque se sentaient le plus intimement reliés les uns aux autres, c’est elle surtout qui en assurait la cohésion. La famille et la phratrie. — Considérons d’abord la famille et la phratrie, celle-ci n’étant pour ainsi dire qu’un élargissement de la famille. Toute maison, en Grèce, était un lieu sacré, puisqu’elle avait un autel, un culte et un prêtre. Cet autel était le foyer, où l’on honorait par des libations et des offrandes la déesse Hestia ; il était placé spécialement sous la protection de Zeus éphestios. C’était proprement le sanctuaire de la famille. Le père en était le prêtre et, seuls, les membres de la famille participaient à ce culte. Ensemble, ils offraient leurs hommages à Zeus Ctésios, patron divin de la propriété domestique, aux ancêtres, quelquefois à Héphaistos, dieu du feu, et, chez tous les Ioniens, à Apollon Patroos. C’était donc la religion qui consacrait leurs relations mutuelles, c’est-à-dire leurs droits et leurs devons en tant que membres d’une même famille. C’était elle aussi qui présidait aux funérailles tant par certains rites de purification obligatoires que par les cérémonies pieuses (libations et sacrifices) qui devaient être accomplies à jouis fixes pendant la période du deuil domestique, et par le caractère sacré qu’elle conférait au tombeau. La phratrie, union de familles appas entées ou censées telles, avait été primitivement un élément de l’organisation civile, en même temps qu’un groupement religieux. Elle n’avait guère gardé au Ve siècle, à Athènes du moins, que son caractère religieux. On pourrait la comparer, sous certains rapports, à nos paroisses. Comme la famille, elle pratiquait un culte commun, qui réunissait à certains jours tous les membres. Elle avait, elle aussi, son autel et son chef qui en était le prêtre. Un fait met bien en lumière les rapports de la phratrie et de la famille ; c’est l’usage qui obligeait le père de famille à présenter à la phratrie ses enfants nouveau-nés. Cette présentation, il est vrai, ne le dispensait pas de les faire reconnaître plus tard par le dème, et même c’était la reconnaissance par le dème et l’inscription sur ses registres qui, seules, leur conféraient le droit de cité. Mais l’admission dans la phratrie, toujours accompagnée d’un sacrifice, attestait que l’enfant était, par droit de naissance, membre d’un groupe religieux plus large que sa propre famille. Le dème. — Le dème, lui, depuis que Clisthène en avait fait une division administrative, était avant tout en Attique un élément de l’organisation civile. Mais comme aucune partie de cette organisation n’y était indépendante de l’organisation religieuse, le dème, équivalant en somme a notre commune, était naturellement englobé dans celle-ci. Chaque dème, en effet, rendait un culte à un héros, éponyme ou non, considéré comme son patron, culte qui lui était propre et auquel les membres d’autres dèmes ne pouvaient se mêler que par faveur spéciale. Cette exclusion des étrangers rendait plus étroit encore le lien entre les membres du groupe ainsi fermé. D’ailleurs, un grand nombre de dèmes conservaient en outre d’anciens cultes locaux, dont quelques-uns même ne se distinguaient plus des fêtes publiques dont il sera question plus loin : tel celui d’Artémis à Brauron, par exemple, ou celui de Prométhée à Colone. Mais ce qu’il importe de bien marquer pour le moment, c’est que tout dème avait, comme tel, sa vie religieuse qui se confondait avec la vie municipale[3] ; car ses fêtes étaient réglées par l’assemblée de ses membres et célébrées aux frais de la commune, par les soins et sous la surveillance du démarque, son chef élu. Bref, là aussi, la religion associait les hommes dans des œuvres communes. La tribu. — Il en était de même encore de la tribu. Constituée par Clisthène dans une intention politique, comme on l’a vu dans un précédent chapitre, la tribu n’en avait pas moins une place importante dans le cadre religieux de la cité. Chacune des dix tribus, en effet, placée sous le patronage d’un héros dont elle portait le nom, lui tendait un culte. Elle avait, comme le dème, un lieu consacré où se trouvait son autel et son prêtre. A sa tête, était un chef, qui devait prendre soin que les cérémonies de ce culte fussent célébrées aux jours déterminés et dans les formes traditionnelles. En outre, dans les honneurs publics que la cité rendait aux citoyens tombés sur le champ de bataille, chaque tribu tenait à ce que les siens ne fussent pas confondus avec les autres. Un char spécial était affecté au transport de leurs restes et souvent une inscription composée par ses soins commémorait leurs noms[4]. Autres groupements religieux. — Ainsi, dans Athènes, chacun, par le seul fait de sa qualité de citoyen, se trouvait associé à une série de pratiques religieuses superposées, qui, toutes, créaient des liens entre lui et des groupes déterminés d’autres Athéniens. Et, à ces liens, contractés dès la naissance, s’en ajoutaient d’autres qui se formaient par consentement volontaire. De multiples associations existaient sous le nom de thiases, d’orgéons, d’hétaires, de synodes, qui ne se proposaient pas toutes, il est vrai, des buts de religion, tant s’en faut, mais qui, presque toutes, se constituaient pourtant, comme nos anciennes confréries, en groupements de forme religieuse. Et ce qui est dit ici d’Athènes s’applique d’une manière générale à toutes les cités grecques. Leur vie Intérieure est loin de nous être connue de la même manière, car les historiens nous ont moins parlé d’elles. Mais ce que nous en savons, par les inscriptions principalement, nous montre suffisamment qu’il n’y avait pas à cet égard de différences notables entre elles. Sous des noms analogues ou différents, mais en somme équivalents, nous retrouvons presque partout mêmes usages résultant des mêmes sentiments. Telle cité a pu être à cet égard plus complètement organisée que telle autre ; il n’y en avait probablement aucune en Grèce où la religion ne fût étroitement mêlée à la vie sociale et à l’organisation politique. III. — LA RELIGION DANS LA VIE PUBLIQUE. FÊTES DE LA CITÉ. Les actes publics. — Au reste, on peut dire que tout acte important de la vie publique était en Grèce un acte religieux. Il serait fastidieux de justifier cette affirmation par une énumération de rites officiels plus ou moins identiques. Quelques faits caractéristiques en diront assez sur ce point. C’est une chose bien remarquable, par exemple, que toute délibération de l’Assemblée du peuple débutait obligatoirement par une cérémonie de purification. Un sacrificateur, le péristiarque, faisait le tour du lieu de réunion, aspergeant la place avec le sang de jeunes porcelets immolés à cette occasion. On brûlait ensuite de l’encens, après quoi le secrétaire de l’assemblée lisait le texte d’une prière qu’un héraut répétait à haute voix ; venait enfin une formule de malédiction contre les ennemis de la République. C’était seulement après l’accomplissement de ce rite que le président ouvrait la délibération[5]. Des usages analogues étaient observés dans le Conseil des Cinq-cents et, en général, dans toutes les réunions officielles, dans celles des crèmes et des tribus. S’il en était ainsi pour des actes aussi ordinaires, à plus forte raison la religion devait-elle intervenir lorsqu’il s’agissait d’une entreprise où de graves intérêts étaient mis en jeu. Rappelons, à titre d’exemple, la description émouvante que Thucydide nous a donnée du départ de la flotte athénienne, en 415, pour l’expédition de Sicile : Lorsque tous les hommes furent à bord et qu’on eut chargé sur les vaisseaux tout ce qu’ils devaient emporter, la trompette commanda le silence ; et alors les prières qui sont de coutume au moment d’un départ se faisaient entendre, non plus sur chaque navire isolément, mais par tous les assistants simultanément, répétant les paroles que prononçait le héraut. Et d’un bout à l’autre de la flotte, puisant le vin dans les cratères remplis, les équipages et les chefs, avec des coupes d’or et d’argent, procédaient aux libations ; du rivage, leur répondait la prière commune de la foule des citoyens et de tous ceux qui étaient venus là s’associer de cœur à eux. Un péan s’éleva, on acheva les libations et la flotte se mit en marche[6]. Certes, il s’agissait là d’une circonstance exceptionnelle ; mais l’historien nous signale que les prières dont il parle étaient celles qui étaient de coutume au moment des départs. L’émotion publique leur donnait seulement ce jour-là plus de solennité. Admettons, pour ne rien exagérer, que, dans l’usage courant, quelques unes de ces prières officielles étaient traitées par un assez grand nombre de gens comme de simples formalités. Beaucoup les écoutaient d’une oreille distraite ou les répétaient machinalement. Il n’en est pas moins vrai qu’il suffisait d’un cas grave pour leur rendre immédiatement leur pleine signification. Dès qu’une grande espérance exaltait les âmes, dès qu’une inquiétude sérieuse les troublait, ces prières redevenaient aussitôt l’expression de sentiments profonds, dans lesquels tous se sentaient unis. Et, par là, elles étaient une des foi ces moi ales de la cité. Les fêtes des cités. — Mais c’était sur tout par les grandes fêtes, où celle-ci déployait toutes ses pompes, que la religion exerçait sur elle sa plus efficace influence. Elle la devait à la poésie de ses légendes, à leur richesse morale, à leur valeur éducative, qu’elle avait alors l’occasion de mettre en œuvre. Il était naturel que le brillant essor de la prospérité matérielle, au Ve siècle, ainsi que celui de la puissante des principales cités grecques, ait été accompagné d’un non moins brillant développement du culte. Ce fut, en effet, le sentiment du rôle qu’elles avaient à louer, l’exaltation de leur fierté, l’abondance des ressources nouvelles dont elles disposaient qui incitèrent quelques-unes d’entre elles à donner à leurs fêtes un éclat nouveau, en mettant d’ailleurs à profit le perfectionnement simultané des arts. Prééminence des fêtes athéniennes. — Celles d’Athènes méritent particulièrement l’attention. Non seulement, elles étaient reconnues partout comme les plu% agréables à voir, les mieux ordonnées, les plus dignes des dieux, mais c’étaient aussi, grâce à l’hospitalité traditionnelle de la grande cité et au rayonnement de son influence, celles qui attiraient le plus grand nombre d’étrangers ; et l’admiration qu’elles provoquaient fit qu’on les imita en beaucoup d’endroits. C’est à Athènes, notamment, que les représentations théâtrales prirent la forme qui, peu à peu, s’imposa partout. Dès le milieu du VIe siècle, on avait vu l’État en prendre la direction. L’exemple donné à cet égard par Pisistrate et ses fils fut suivi par la démocratie du Ve et du IVe siècle. L’assemblée considérait comme un de ses devoirs les plus sérieux d’assurer la bonne organisation des cérémonies religieuses officielles. Elle la réglementait par ses décrets et exigeait qu’on lui rendit un compte exact de la façon dont ils étaient exécutés. Mais l’État athénien ne faisait pas tout par lui-même : il appartenait aux tribus, comme on l’a vu, de désigner ceux de leurs membres les plus riches qui devaient prendre à leur charge une partie des frais et s’occuper de la préparation nécessaire. Les citoyens ainsi désignés devenaient moralement responsables du succès devant leur tribu et devant le peuple. Ils encouraient la mésestime publique s’ils donnaient prise à une imputation de lésinerie ou de négligence. Toutes les fêtes, ou peu s’en faut, ayant forme de concours, le désir instinctif de l’emporter sur les autres, si vif chez, les Grecs de ce temps, entrait en jeu chez tous. On se surpassait soi-même pour surpasser ses rivaux. Et ainsi toute célébration devenait vraiment l’affaire de tous. Quelques grandes fêtes. — Ces fêtes athéniennes étaient nombreuses. Il n y avait guère de mois dans l’année qui n’eût les siennes. Les principales, les plus représentatives de la brillante civilisation du Ve siècle et du suivant, étaient les Panathénées, les Anthestéries, les Dionysies, les Lénéennes et les fêtes d’Eleusis. Les Panathénées étaient proprement la fête de la cité, celle où elle célébrait ses origines et rendait un hommage solennel à sa déesse éponyme. Dès le VIe siècle, cette célébration avait pris un grand éclat par l’organisation des concours de Rhapsodes qui débitaient publiquement l’Iliade et l’Odyssée. Depuis lors, ces récitations en étaient restées un des éléments principaux ; grâce à elles, la vieille épopée homérique, rajeunie par l’art des rhapsodes qui s’était lui-même perfectionné sous l’influence du théâtre, demeurait toujours vivante, toujours riche d’influence et d’enseignement. Mais ce qui faisait sans doute le principal intérêt de la fête, c’était la procession qui avait lieu tous les quatre ans et dont le souvenir a été immortalisé par la célèbre frise du Parthénon, magnifique conception de Phidias, réalisée certainement d’après ses dessins et due en partie à son ciseau. Nous y voyons encore, dans ce qui en subsiste, la représentation idéalisée de la cité défilant en bel ordre, pour apporter à la divinité ses hommages et l’offrande du voile, brodé en son honneur par les jeunes Athéniennes ; nous y voyons les nobles vieillards, les vigoureux et hardis cavaliers maîtrisant leurs chevaux ardents, les vierges et les femmes dans la grâce naturelle de leurs attitudes et de leurs mouvements. Rien ne fait plus vivement sentir ce que la religion de ce peuple contenait alors d’ordre, d’harmonie et de sereine beauté, La procession qui, au mois de Boédromion, se rendait d’Athènes à Eleusis, au sanctuaire de Déméter et de Coré, aurait un tout autre caractère et manifestait un autre aspect de cette même religion, Elle renouvelait en effet les rites d’un ancien culte agraire, dont le sens primitif s’était profondément transformé. Le sentiment qui inspirait les initiés et ceux qui aspiraient à l’initiation, nous l’avons défini déjà : tous allaient chercher dans ce lieu sacré des espérances pour une autre vie. Dans les actes qu’ils accomplissaient subsistaient des traits où survivait quelque chose de l’antique rusticité. Mais une pensée nouvelle avait passé sur tout cela pour le spiritualiser et, partout, avait mis de la beauté. Il y en avait dans le défilé des éphèbes en armes, qui accompagnaient la procession ; il y en avait aussi dans les monuments nouveaux qu’Eleusis vit s’élever au Ve siècle, particulièrement dans le sanctuaire des initiations (ou Télesterion), un des chefs d’œuvre de l’architecture du temps. Les Anthestéries, les Dionysies, celles de la ville et celles des champs, ainsi que les Lénéennes, avaient toutes pour objet le même dieu, Dionysos, devenu, dans le monde divin du Ve siècle, un personnage de premier plan. Plusieurs sources de croyances, comme on l’a vu, s’étaient confondues en une seule pour lui donner cette importance. La variété de ces origines explique comment le même culte pouvait présenter des aspects très divers. La joie s’y mêlait au deuil, l’ivresse, la sensualité, la grossièreté même à l’enthousiasme, à une exaltation vive de l’imagination, à des sentiments de crainte religieuse et de pitié. Ce fut ce mélange d’éléments qui le rendit remarquablement fécond en inspirations créatrices. Si les Anthestéries intéressent surtout l’histoire des religions par la survivance de rites curieux et naïfs, en revanche aux Dionysies et aux Lénéennes se rattachent quelques-unes des créations capitales du génie hellénique, quelques-unes des plus remarquables productions de sa civilisation, d’une part, le développement du lyrisme musical, d’autre part, celui des diverses formes du drame, qui avaient pris naissance au VIe siècle. Nous aurons à les con5rdéi ei plus loin comme éléments de la vie intellectuelle du temps, pour le moment, c’est en qualité de manife5latioris de la vie religieuse qu’elles appellent notre attention, Le lyrisme musical au service de la religion. — Une des formes du lyrisme musical qui obtint un succès particulièrement brillant au Ve siècle sur le dithyrambe. Les témoignages nous apprennent qu’il était chanté aux grandes Dionysies par des chœurs appelés cycliques qui concouraient entre eux ; chœurs d’hommes faits et chœurs d’enfants. Ces chœurs étaient formés par les diverses tribus, et c’était aux chorèges désignés par elles que revenait la charge de les faire instruire et de les équiper. L’émulation était grande entre ces troupes de chanteurs, désireuses de se surpasser les unes les autres en honorant le dieu. Pour leur fournir des morceaux de chants toujours nouveaux et pour en composer la mélodie, on faisait appel aux poètes alors renommés. Après Simonide, son neveu Bacchylide et l’illustre poète de Thèbes, Pindare, composèrent à l’usage de ces chœurs des poèmes dont quelques parties sont parvenues jusqu’à nous. Et, plus tard, les novateurs dans l’art musical, les Philoxène, les Timothée, vers la fin du même siècle, adaptèrent à ce même génie leurs conceptions originales. Cultivé par de tels maîtres, le dithyrambe, qui d’ailleurs subissait l’influence de la tragédie, exerçait à son tour la sienne sur l’antique nome apollinien. Ces représentations lyriques, qui édifiaient le peuple d’Athènes, le charmaient en même temps. Elles prêtaient à la vieille mythologie une grandeur et une noblesse mêlées d’une certaine philosophie ; elles l’embellissaient en l’idéalisant. Pour elles fut construit l’Odéon, le premier théâtre qui ait été consacré en Grèce aux auditions musicales. Les représentations dramatiques. — Mais, entre les éléments des fêtes dionysiaques, aucun ne fut égal en valeur aux représentations dramatiques. C’est par les créations de son théâtre qu’Athènes, au Ve siècle, révéla le plus complètement l’originalité de son génie. Dans les deux blanches essentielles de l’art dramatique, la tragédie et la comédie, elle produisit des œuvres qui devinrent immédiatement des modèles et qui n’ont pas cessé depuis lors de s’imposer à l’admiration. Nées l’une et l’autre au siècle précédent, la tragédie et la comédie n’avaient pas tardé à gagner la faveur du public et à obtenir par suite le patronage de l’État. Dés 536, celui-ci instituait des concours entre les poètes tragiques, parmi lesquels brillait alors Thespis. Au début du Ve siècle, les auteurs de comédie, à leur tour, étaient invités a se disputer des prix réservés à leur art. Et, des lors, ces deux concours semblent avoir eu lieu sans interruption d’année en année, la tragédie, à l’origine, étant jouée aux Grandes Dionysies, la comédie aux Lénéennes ; répartition qui fut d’ailleurs modifiée au cours de ce siècle. Une réglementation qui varia, et dans le détail de laquelle nous n’avons pas à entrer ici, atteste l’importance que le peuple athénien attachait à ces représentations. Elles étaient pour lui des cérémonies religieuses en même temps que des spectacles pleins d’attraits. Une des fonctions imposées à l’archonte-roi, chargé des soins du culte officiel, consistait à choisir, entre les œuvres nouvelles offertes par les concurrents, celles qui lui paraissaient les meilleures, puis à attribuer à chacun des poètes admis, dont le nombre au Ve siècle était fixé à trois, un chœur fourni par une des tribus La tribu à son tour, comme on l’a vu plus haut, désignait un chorège à qui incombaient les frais occasionnés par ce chœur. L’État, lui, avait à rémunérer les acteurs et à pourvoir aux dépenses de la scène. Des juges, désignés par le soit au moyen d’un système de tirage assez compliqué, citaient appelés à se prononcer sur le mérite relatif des concurrents, enta e lesquels un seul était proclamé vainqueur. Si, au IVe siècle, la forme des concours subit quelques variations, l’esprit même de l’institution n’en fut pas modifié. Ainsi organisées, ces représentations dramatiques des grandes Dionysies, semblent avoir joui d’une popularité qu’aucune autre fête n’égalait. Une foule immense y assistait, dans laquelle de nombreux étrangers se mêlaient aux citoyens. Toutes les classes y étaient confondues et toutes, ces jours-là, participaient aux mêmes sentiments. Nous aurons à parler un peu plus loin des grands poètes dramatiques de ce temps, de leurs œuvres et de leur influence Disons simplement ici que ce théâtre d’Athènes, où les plus nobles esprits ont mis en scène, en les idéalisant, les passions, les souffrances et les grandes actions des héros de la légende, a manifesté merveilleusement ce qu’il y avait de religieux et de profondément humain en même temps dans la civilisation grecque. Fêtes religieuses en dehors d’Athènes. — Sans pouvoir rivaliser avec Athènes, toutes les cités grecques avaient leurs fêtes propres, dont un assez grand nombre sont mentionnées dans des textes d’auteurs ou des inscriptions ; mais il en est peu qui nous soient connues avec quelque précision et qui présentent un intérêt particulier. Il n’y a donc pas lieu d’y insister ici longuement. Rappelons cependant les trois grandes fêtes lacédémoniennes, les Hyacinthies, les Carnéennes et les Gymnopédies, qui toutes se rapportaient au culte d’Apollon ; elles étaient célébrées par des processions, par des exercices gymnastiques et des jeux, mais surtout par des chants accompagnés de danse auxquels prenaient part simultanément des chœurs de jeunes gens et des chœurs de jeunes filles. Autant que nous pouvons en juger, Apollon y était adoré, tantôt comme le dieu solaire, à la fois bienfaisant et redoutable, qui ranime la vie de la nature au printemps, mais qui peut aussi la dessécher et la flétrir, tantôt comme le protecteur des troupeaux. Quoiqu’il en soit il n’est pas douteux que ces fêtes ne fussent surtout pour la grande cité dorienne l’occasion d’entretenir le sentiment de sa force et de son perpétuel rajeunissement, et c’est de cela qu’elle témoignait sa reconnaissance à son dieu. Mentionnons encore la curieuse célébration appelée le steptérion, qui avait lieu à Delphes tous les neuf ans et qui était une représentation figurée de la lutte légendaire d’Apollon contre le serpent Python. Comme le dieu était censé s’être rendu de Delphes et de la Phocide à Tempé en Thessalie, soit pour se faire purifier du meurtre qu’il avait commis, soit pour atteindre son ennemi qui fuyait devant lui, une procession refaisait le même parcours. Curieux exemple d’antiques usages dont la signification même s’était obscurcie, mais dont la survivance s’imposait à une cité et devenait pour elle une sotte de privilège distinctif. Très nombreuses étaient les fêtes de ce genre qu’on pourrait citer en Attique, en 13cotie, à Corinthe, à Sicyone, en Arcadie, en Elide, en Argolide, et dans les îles. Si l’abondance de ces cultes montre l’intensité de la vie religieuse en Grèce et son rôle dan, celle des cités, elle n’atteste pas moins leur particularisme. IV. — LA RELIGION COMMUNE ENTRE LES CITÉS. Valeur de la religion comme lien fédéral. — Et, toutefois, la religion a lutté aussi dans une certaine mesure contre ce particularisme. Elle a contribué par plusieurs de ses institutions à rapprocher les cités, à entretenir le souvenir des origines communes, à favoriser le sentiment de la fraternité qui aurait dû en résulter. Si l’unité hellénique n’avait été impossible c était par la religion qu’elle aurait eu le plus de chances de se réaliser. C’est à elle en effet qu’ont été dus anciennement les groupements amphictyoniques, c’est elle qui a toujours sanctionné les traités, et c’est elle enfin qui a institué les grandes fêtes panhelléniques. Amphictyonies. — De bonne heure s’étaient constitués, autour de certains sanctuaires, des groupements religieux qu’on peut appeler du nom commun d’amphictyonies, bien que cette dénomination ne soit attestée que pour quelques uns d’entre eux. J’ai parlé plus haut des assemblées religieuses tenues par les Doriens d’Asie au sanctuaire d’Apollon, près de Cnide, et de celles des douze villes ioniennes à Mycale, où elles célébraient le culte de Poséidon Elles étaient le fait de fédérations qui ont eu un certain tôle politique, mais restreint naturellement à la Grèce d’Asie et au temps de son indépendance. Les fêtes ioniennes de Délos en l’honneur d’Apollon, dont l’hymne homérique dédié à ce dieu nous a donné en quelques vers une description charmante, semblent avoir cessé après l’assujettissement de l’Ionie. Restaurées par Athènes en 426, elles ne durent guère attirer que ses alliés. Strabon mentionne une amphictyonie béotienne qui tenait ses réunions à Onchestos prés d’Haliarte, dans le sanctuaire de Poséidon, et une autre dans l’île de Calaurie, vers la pointe extrême de l’Argolide, qui fut anciennement une ligue, formée sous le patronage du même dieu par un certain nombre de villes maritimes du voisinage, parmi lesquelles figurait Athènes[7]. Ni l’une ni l’autre n’a fait figure dans l’histoire de la Grèce. La seule amphictyonie vraiment importante fut celle de Delphes. L’origine en est obscure. Elle se rattachait à deux sanctuaires, celui de Déméter à Anthéla près des Thermopyles et celui d’Apollon Pythien à Delphes. Dans l’âge historique, doue peuples en faisaient par tic. Elle avait pour objet principal, la garde des intérêts et des droits du temple, mêlé alors à tant d’affaires de tout genre, et l’organisation des jeux pythiques. Son rôle, bien qu’essentiellement religieux, ne pouvait rester étranger à la politique. Si le Conseil des hiéromnémons, qui représentaient les peuples ainsi ligués, avait su se couvrir de l’autorité du dieu pour exercer une sorte d’arbitrage entre les divers États de la Grèce, il aurait été à même de contribuer à l’apaisement de leurs querelles et il aurait pu servir à promouvoir l’union nationale. Mais ce conseil comprenait, à côté de quelques petits peuples, trop faibles pour exercer une influence, les représentants des puissants États qui divisaient la Grèce. Ce furent ces États qui, selon les circonstances, se servirent de l’Amphictyonie au profit de leurs desseins ambitieux. C’est dans son sein que naquirent les guerres dites sacrées, dont la dernière procura au roi de Macédoine l’occasion de pénétrer dans la Grèce centrale et d’y établir sa domination. Le temple de Delphes. — Cette amphictyonie, au reste, n’avait sur le temple qu’une autorité restreinte. En fait, le culte relevait d’un collège de prêtres locaux, appartenant à d’anciennes familles de Delphes de qui dépendait l’oracle. C’étaient ces prêtres qui choisissaient la Pythie, chargée de recevoir l’inspiration du dieu, et c’étaient eux qui mettaient en forme et transmettaient aux intéressés les réponses qu’elle donnait en paroles confuses. On a vu plus haut quel fut pendant plusieurs siècles le crédit de cet oracle. De tous les points de la Grèce et même parfois des royaumes barbares voisins, on venait le consulter en lui apportant de riches présents. L’influence qu’il eut ainsi l’occasion d’exercer fut grande et souvent bienfaisante. Presque toutes les colonies, grâce auxquelles la civilisation grecque put se propager au loin, furent fondées d’après ses instructions. C’est à cet oracle aussi que les législateurs les plus renommés demandèrent de sanctionner leurs lois. Sparte admettait que Lycurgue avait été, en organisant sa constitution, l’interprète des volontés du dieu ; Solon avait fait consacrer par lui sa mission, il en était de même de Zaleucos. D’autre part, les grands jeux, qui réunissaient périodiquement tous les Grecs, furent successivement institués par ses ordres ou avec son approbation. Enfin les principaux États de la Grèce avaient coutume de le consulter sur toutes les questions importantes, et, pour ces consultations, quelques cités, notamment Sparte et Athènes, s’étalent donné des intermédiaires spéciaux élus par le peuple ou désignés par le dieu. Il semble qu’une telle autorité, revêtue d’un caractère divin, avait tous les moyens de s’employer efficacement pour le bien commun. N’était-elle pas, par sa nature même, élevée bien au-dessus des disputes humaines ? En fait, il n’en fut pas ainsi. Obligée de se préoccuper de sa sécurité souvent menacée, désireuse de se faire des alliés, soucieuse d’intérêts politiques, Delphes ne prit jamais en Grèce le rôle de conciliatrice qui lui revenait naturellement. En général, elle se confina plutôt dans une neutralité prudente jusqu’à l’indifférence. Les monuments de reconnaissance qui s’élevèrent dans l’enceinte sacrée de son dieu ont été, trop souvent, ceux des victoires remportées par les Grecs sur d’autres Grecs. Les quatre grandes fêtes nationales. — Les grandes fêtes nationales étaient aussi un des moyens dont la religion disposait pour opérer un rapprochement entre les divers peuples de la Grèce. Les plus renommées étaient celles qui se renouvelaient tous les quatre ans à Olympie en Elide auprès du temple de Zeus et en son honneur. Non seulement on y célébrait par des sacrifices solennels le roi des dieux, mais à son culte on associait d’autres souvenirs religieux, celui de Pélops, ancêtre légendaire des anciens héros du Péloponnèse, et celui d’Héraclès, de qui prétendaient descendre les deux lignées royales de Sparte. Toute la Grèce était convoquée par des messagers spéciaux, qui allaient prier les villes de se faire représenter aux fêtes ; et les villes répondaient à ces invitations en y envoyant des députations dites théories. Une trêve sacrée était proclamée qui assurait la sécurité de ces députations et l’inviolabilité du territoire d’Olympie pendant la durée des jeux. Il semblait alors que toutes les divisions fussent oubliées et que la fraternité hellénique, manifestée dans un culte commun, dût être ravivée là périodiquement. Tous les Grecs sans distinction de cités, les colonies lointaines comme les métropoles, les rois et les citoyens des oligarchies comme ceux des démocraties, étaient admis à concourir. Les courses de chars, les exercices gymniques offraient aux concurrents l’occasion de faire admires soit leur richesse, soit leur adresse, soit leur force et leur endurance, toutes les qualités en un mot qui assuraient alors la célébrité. Dans ces immenses rassemblements, on participait aux mêmes émotions, on apprenait à se mieux connaître les uns les autres, on échangeait des idées, on y contractait parfois des liens d’hospitalité ou même des amitiés. Et ce qui est dit ici des jeux olympiques s’applique aussi aux autres fêtes nationales, aux Pythiques, aux Néméennes, aux Isthmiques, bien qu’inférieures aux Olympiques en éclat et en renommée. Les Pythiques, célébrées à Delphes tous les quatre ans en l’honneur d’Apollon, tenaient le second rang dans l’opinion publique. Nées d’un simple concours de citharèdes, elles s’étaient développées depuis 582 par l’adjonction de courses de char et de concours gymniques, bien que le chant de la cantate appelée nome et consacrée au souvenu de la lutte d’Apollon contre le serpent Python en fût toujours le principal élément. A Némée, dans le Péloponnèse, c’était Zeus, comme à Olympie, qui était à l’honneur ; tous les deux ans avaient lieu auprès de son temple, après les cérémonies religieuses, des courses de char et des exercices analogues à ceux qui ont été énumérés plus haut. Quant aux Isthmiques, c’était par les soins de Corinthe et sous sa présidence qu’elles étaient célébrées, tous les deux ans aussi, en l’honneur de Poséidon ; et là également, on venait admirer la rapidité des chevaux, l’adresse et l’audace des conducteurs de chai, la force et l’agilité des athlètes. Ajoutons que dans ces réunions, à Olympie particulièrement, les hommes de talent, poètes, historiens, orateurs trouvaient un public disposé il les écouter, auquel quelques-uns des plus célèbres d’entre eux se plurent à fane applaudir certaines parties de leurs œuvres. Il paraît impossible que ces belles cérémonies, ces spectacles passionnants et l’exaltation des sentiments qui s’y produisait n’aient pas eu une influence heureuse sur ceux qui venaient en foule y assister. On est en droit de penser qu’ils s’y sentaient fiers des qualités nationales qui s’étaient déployées sous leurs yeux et qu’ils en remportaient l’impression très vive d’appartenir à une race privilégiée naturellement supérieure à tous les peuples barbares. Malheureusement, une telle impression ne pouvait rien contre d’anciennes passions, contre des intérêts rivaux toujours présents, contre des diversités politiques qui engendraient d’Incurables animosités. Les démocraties ne se sentaient pas moins ennemies des oligarchies et chaque cité n’en était pas moins désireuse de son indépendance. Il arriva même que la présidence de ces fêtes pacifiques fut disputée par les armes. Instituées pour rapprocher les Grecs les uns des autres, elles devinrent parfois pour eux une occasion nouvelle de discordes et de luttes. On ne peut donc pas dire, en somme, que la religion grecque, quelque influence qu’elle ait eue sur les individus et dans la vie de chaque cité, ait été un élément d’union vraiment efficace entre les Grecs. Elle les a souvent rapprochés les uns des autres, elle n’a lamais réussi à leur faire oublier leurs divisions. Toutefois, comme elle était au fond, la même pour tous, il est incontestable qu’elle contribuait à entretenir la conscience de l’origine commune. Les sentiments qu’elle inspirait étaient à peu près les mêmes partout. Ils naissaient des mêmes croyances essentielles, s’alimentaient aux mêmes souvenirs et aux mêmes légendes, s’exprimaient dans les mêmes formes. Ainsi se perpétuait une sorte de fonds commun, qui était une des parties essentielles de la civilisation grecque. Nous allons avoir à le constater encore en traitant de la vie intellectuelle et artistique de la Grèce. |
[1] PLATON, République, X, p. 330 d.
[2] EURIPIDE, Alceste, v. 170 et suiv.
[3] Pausanias remarque que, pour beaucoup de légendes, il existait dans les dèmes des traditions locales, différentes de celles qui avaient cours à Athènes (Attique, 14, 7)
[4] THUCYDIDE, II, 34.
[5] SCHŒMANN-LIPSIUS, Griech. Alterthümer, II, p. 408.
[6] THUCYDIDE, VI, 32.
[7] STRABON, IX, p. 412 et VIII, p. 374.