I. — PRÉDOMINANCE D’ATHÈNES. Athènes, centre de la civilisation grecque. — Nous voici arrivés au temps où la civilisation grecque a brillé du plus vif éclat. Qu’Athènes ait eu, dans cette période, un rôle tout à fait prédominant, c’est un fait dont l’évidence s’impose à l’historien. Sans doute, d’autres cités produisirent alors des hommes remarquables ; mais aucune n’en réunit un aussi grand nombre, aucune ne put se glorifier d’autant d’œuvres admirables en tout genre. Athènes est vraiment alors la ville privilégiée, où se détachent en pleine lumière les grands traits de la civilisation grecque, ceux qui ont laissé leur empreinte sur l’humanité. C’est donc sur elle tout particulièrement que doit se porter maintenant notre attention. Comparée à son influence historique, celle des autres cités helléniques est faible ; il suffira de la noter brièvement. Coup d’œil sur les deux siècles de la grandeur d’Athènes. — Mais cette grandeur d’Athènes n’a duré que deux siècles à peine ; et, dans cet espace de temps, elle est loin d’avoir été toujours égale. Il importe, pour la clarté de l’exposé qui va suivre, d’en masquer d’abord les phases principales et de les relier à l’histoire générale de la Grèce. C’est l’expulsion des Pisistratides, en 510 avant Jésus-Christ, qui marque le point de départ de l’accroissement politique d’Athènes. De 510 à 490, elle s’organise, non sans luttes intérieures, en démocratie. La part qu’elle prend aux guerres médiques, de 490 à 479, décide de sa fortune. C’est elle, désormais, qui assume principalement la défense de l’indépendance nationale contre l’ambition de la Perse. Libératrice des villes grecques d’Asie, appuyée sur une puissante confédération maritime, elle exerce une sorte de souveraineté sur la mer. Malgré les jalousies qu’elle excite et la rivalité de Sparte, qui se fait sentir de plus en plus, elle développe largement son commerce ; et, sous le gouvernement de Périclès, entre 460 et 430 environ, elle déploie magnifiquement son génie. Par ses hommes d’Etat, par ses poètes, par ses penseurs et ses artistes, elle se fait alors une parure incomparable d’intelligence et de beauté. Mais en 432, éclate le conflit qui, depuis longtemps, se préparait entre elle et Sparte. Dans une guerre de vingt-huit ans (432-404), féconde en péripéties, Athènes fit preuve d’une remarquable énergie, mais ne sut se garder ni d’une ambition excessive ni des révolutions intérieures. Cette âpre rivalité aboutit pour elle à un désastre, qui mit fin à sa prépondérance politique, mais non à sa prééminence intellectuelle. Si, de 404 à 371, l’hégémonie en Grèce appartient à Sparte, Athènes, un instant abattue, se relève pourtant d’année en année. Elle refait une confédération maritime, elle récupère l’indépendance de sa politique, et lorsque Thèbes, à partir de 371, grâce au génie d’Epaminondas, détruit par ses victoires le prestige de Sparte et la met à deux doigts de sa perte, c’est Athènes qui porte secours à son ancienne rivale et préserve l’équilibre entre les peuples grecs (Mantinée, 362). Vers ce temps, surgit une nouvelle puissance, la Macédoine, dont l’ambition jette la perturbation en Grèce. Dans la confusion qui se produit alors, c’est encore Athènes qui, grâce à l’énergie clairvoyante de Démosthène, gêne le plus les entreprises de Philippe et contribue principalement à organiser la résistance suprême. Elle échoue pourtant, et la défaite de Chéronée, en 338, suivie de la mort de Philippe et de l’avènement d’Alexandre, en 336, met fin à cette glorieuse période, la plus brillante de la civilisation grecque. Si le IVe siècle n’a pas été pour Athènes aussi favorable en tout que le Ve, c’est pourtant celui où elle s’est particulièrement illustrée dans la philosophie et l’éloquence, c’est aussi celui où, par des créations nouvelles en matière d’art, elle a montré que le sens de la vie, loin de s’affaiblir en elle, s’était encore affiné, sans que celui du beau eût subi aucune déchéance. II. — ÉTABLISSEMENT DE LA DÉMOCRATIE À ATHÈNES. Principes de la démocratie athénienne. — Ces succès et ces revers procèdent incontestablement, pour une part au moins, des institutions qu’elle s’était données au début du Ve siècle et qu’elle a conservées sans modifications profondes, malgré des révolutions passagères, jusqu’à la victoire de la Macédoine. Ces institutions sont donc un des éléments importants de la civilisation qu’elle représente éminemment. On ne peut traiter de celle-ci sans rappeler brièvement ce qu’elles ont eu de plus caractéristique. Rien d’ailleurs n’est plus instructif. Athènes, en effet, nous offre l’exemple singulièrement intéressant d’une démocratie qui a développé pleinement son principe. Nulle part on ne discerne plus clairement que dans son histoire ce qu’il peut y avoir de fécond dans l’activité libre d’un peuple qui entend se gouverner lui-même ; nulle part, non plus, on ne voit mieux à quels dangers il s’expose, s’il rie s’attache pas à limiter sa propre puissance. Un double spectacle se présente à nous : d’une part une magnifique expansion des valeurs individuelles, favorisée par un régime de liberté et par l’exaltation du sentiment national, de l’autre, le manque d’une direction ferme et de desseins survis, trop d’imprudences et d’entraînements irréfléchis, une justice mal assurée et capricieuse, des partis pris engendrant des factions On voit là, le principe de la souveraineté du peuple se développer logiquement, dans toutes ses conséquences, avec une pleine confiance, et, comme rien d’absolu n’est possible dans la réalité, il arrive que cette démocratie inexpérimentée se compromet à mesure qu’elle croit se perfectionner. C’est cela qu’il s’agit de faire voir dans un exposé nécessairement sommaire, car s’il ne saurait être question ici de décrue en détail le jeu des institutions athéniennes, il est nécessaire cependant de faire comprendre ce qui en a fart la valeur, comme aussi ce qui en a causé la faiblesse. La révolution de Clisthène. — La révolution d’où est issue la démocratie athénienne se fit en deux étapes ; ou, pour mieux dire, il y eut, à la fin du vie siècle, deux révolutions successives : l’une en 510, qui mit fin à la tyrannie des Pisistratides au profit de l’aristocratie, l’autre en 508, qui fut une victoire du parti populaire sur cette même aristocratie ; victoire définitive, à laquelle est resté attaché le nom de Clisthène, par qui elle fut réalisée. Née de ces circonstances, l’organisation dont il fut l’auteur dut répondre à deux préoccupations très fortes et très urgentes : rendre impossible le rétablissement de la tyrannie et empêcher l’aristocratie d’exercer désormais dans l’Etat une influence prédominante. Cette double crainte explique tous les changements qui furent alors introduits et tous ceux qui se produisirent dans la suite. Elle devait avoir pour conséquence l’extension toujours croissante du gouvernement direct du peuple, avec les difficultés et les inconvénients qui en sont inséparables. En revanche, ce gouvernement direct eut un avantage qu’il faut signaler dès à présent. Ce fut d’associer tous les citoyens à la vie commune de la cité et au souci de ses intérêts bien plus étroitement qu’ils ne le sont, et ne peuvent l’être, dans nos démocraties modernes, Dans celles-ci, en effet, presque sans exception, et cela sous le régime même du suffrage universel, un grand nombre de membres du corps social ne prennent en somme qu’une petite part aux affaires publiques. Spectateurs plutôt qu’acteurs, ils assistent à la politique qui se fait au-dessus d’eux sans y intervenir personnellement, ou du moins sans avoir conscience que leur intervention y soit vraiment efficace. Il est presque fatal dès lors que beaucoup d’entre eux s’en désintéressent plus ou moins. Il en était tout autrement des Athéniens Pour eux, la vie publique était si intimement liée à la vie privée qu’elle s’en distinguait à peine Cela tenait à toute l’organisation de la cité, qu’il faut maintenant décrire à grands traits. III. — LES DÈMES ET LES TRIBUS. Nouveaux cadres sociaux. — Une des principales visées de Clisthène fut de briser les cadres anciens, dans lesquels de puissantes influences personnelles ou familiales s’étaient établies et se perpétuaient. La vieille division ionienne en quatre tribus, qui groupaient traditionnellement un certain nombre de familles, dut disparaître. Elle fut remplacée par une division en dix tribus, ce qui eut pour effet de disperser ces familles et de rompre par conséquent les liens qui pouvaient s’être formés entre elles. Chacune de ces tribus nouvelles continua d’être divisée, comme l’avaient été les anciennes, en trois trittyes, mais celles-ci furent réparties sur le territoire de telle façon qu’à chacune d’elles fut attribuée une portion de la ville, une du littoral et une de l’intérieur. Aucune tribu, dans ces conditions, ne forma plus un groupement local, cantonné sur un même point du pays. Chacune d’elles comprit un certain nombre de communes appelées dèmes. Ces dèmes furent substitués aux anciennes naucraries, divisions plus étendues et qui, sans doute, parurent moins aptes à une vie municipale vraiment active. Car Clisthène, pour donnes à ses réformes toute l’efficacité qu’il en attendait, eut soin qu’à chacune de ces divisions nouvelles correspondit une part de l’activité politique et des devoirs religieux imposés à chaque citoyen. Le dème. — C’était à son dème que l’Athénien se devait tout d’abord. Il en joignait le nom au sien dans tous les actes officiels, de telle sorte que cette dénomination locale l’emportait au point de vue administratif sur le nom gentilice. Il se transmettait d’ailleurs, aussi bien que ce dernier, de père en fils. Car on ne changeait pas de dème en changeant de domicile. L’Athénien qui transportait sa demeure sur un autre point du territoire n’en restait pas moins membre du dème dans lequel il avait été inscrit par son père. C’était là qu’il participait à la vie communale et aux cultes locaux ; c’était du fait de son inscription sur le registre de cette commune qu’il recevait ses droits civiques. Le dème avait son assemblée l’agora, son magistrat principal, le démarque, élu annuellement, ses finances, son administration locale. Il proposait pour le conseil des cinq-cents ses candidats. La vie municipale y était active et variée. C’était pour l’Athénien une école, où il s’initiait à la pratique des affaires communes. La tribu. — Au-dessus du dème et de la trittye, était la tribu qui, elle aussi, formait un groupement à la fois politique et religieux. Elle postait le nom d’uni héros auquel elle rendait un culte. Ce nom, originairement choisi pas l’oracle de Delphes sur une liste qui lui avait été soumise pas Clisthène, était revêtu par là d’une consécration divine. Chacun de ces héros éponymes avait ses prêtres et son sanctuaire, ce sanctuaire servait de trésor et de dépôt d’archives à la tribu ; elle y célébrait son culte particulier. Pour administrer ses biens, elle élisait, en assemblée, des commissaires ou épimélètes, qui recevaient ses instructions et devaient naturellement lui rendre leurs comptes. A la gestion de ses intérêts propres, s’ajoutait une participation active à la vie commune de la cité. Elle était représentée dans le Conseil des cinq-cents par cinquante de ses membres, tirés au sort sur la liste de propositions dressée par les dèmes. Elle avait de plus à désigner ceux des siens qui auraient la charge des liturgies imposées pas l’Etat aux riches citoyens, telles que les chorégies ports les concours lyriques et dramatiques, l’entretien des gymnases et certains banquets populaires. De telles désignations engageaient l’honneur des tribus qui concouraient entre elles, et cette rivalité était cause que chaque citoyen s’attachait plus vivement à la sienne. L’armée d’ailleurs était aussi organisée par tribus. Chacune d’elles fournissait un régiment d’hoplites et un escadron de cavalerie. De la sorte, la fraternité politique se trouvait renforcée par une fraternité militaire. Les hoplites de la tribu avaient pour chef un taxiarque, les cavaliers un phylarque, l’un et l’autre choisis parmi ses membres. Ainsi, tout dans l’organisation établie par Clisthène tendait, non seulement à dissoudre les anciens groupements qui avaient fait la force de l’aristocratie, mais à en créer de nouveaux, propres à mélanger tous les citoyens entre eux très étroitement et à les associer par de nouveaux intérêts et de nouveaux sentiments. Nous allons voir que les institutions politiques nouvelles furent conçues dans le même esprit et qu’elles eurent pour effet de mettre tout le pouvoir aux mains du peuple. IV. — L’ASSEMBLÉE ET LE CONSEIL DES CINQ-CENTS. L’Ecclésia, sa composition. — C’était en effet l’Assemblée (Ecclésia), assistée du Conseil des Cinq-cents (Boulé), qui exerçait le gouvernement. Or, l’assemblée était le peuple lui-même, puisqu’elle comprenait tous les citoyens majeurs, sans distinction de classes. La loi n’en excluait que les femmes et les étrangers, qui, dans aucune cité grecque, ne participaient à la vie publique. Inutile de parler ici des esclaves, considérés en masse comme des êtres d’une nature inférieure. Ce qu’on appelait le peuple, était donc, en fait, la minorité des habitants, mais, en principe du moins, la totalité de ceux qui possédaient le droit de cité. Ceux-là n’avaient pas, comme chez nous, de représentants, ils prenaient part personnellement aux délibérations et aux décisions gouvernementales, ou, pour parler plus exactement, ils avaient le choit d’y prendre part, car il s’en fallait de beaucoup qu’ils fissent tous régulièrement usage de ce droit. En temps de paix, dit très judicieusement M. G Glotz, dans son remarquable ouvrage sur la cité grecque, les campagnards, habitués à vivre dispersés et ne s’intéressant guère qu’à leur champ, reculaient devant un voyage long et coûteux ; les bûcherons d’Acharnes restaient dans les bois du Parnès, et les petits commerçants des bourgades lointaines ne délaissaient pas leur échoppe, excepté dans les grandes occasions ; les gens de la côte ne renonçaient pas volontiers à une ou deux journées de pêche. Quant aux riches, ils n’aimaient pas à se déranger... Certaines résolutions devaient être prises soi-disant par le peuple au complet[1] ; en réalité, dans ces cas-là, le quorum était de 6.000 voix[2]. Si l’on tient compte cru fart qu’au début de la guerre du Péloponnèse le nombre vies citoyens est évalué a environ 42.000, on peut luger déjà d’un des plus graves inconvénients de ce gouvernement direct du peuple par le peuple. Cette assemblée, qui, en droit, n’était que la minorité clos habitants, se trouvait être même, en fait, la minorité des citoyens. Ajoutons que la composition en était nécessairement assez variable ; tel élément qui prédominait un certain jour pouvait faire défaut ou se trouver beaucoup plus faible dans une autre circonstance, Comment une pareille réunion d’hommes, exposée par sa nature même aux brusques entraînements que subissent parfois les foules, n’aurait-elle pas en outre été particulièrement sujette à se démentir, dès lors que, sous une apparente identité, elle était loin d’être toujours la même ? Ainsi s’expliquent bien des revirements d’opinion que les historiens nous ont rapportés. Il faut reconnaître, il est vrai, que l’assemblée s’était imposée à elle-même certaines règles qui ne manquaient pas de sagesse. La plus importante était le rôle attribué à la Boulé. La Boulé ou Conseil des Cinq-Cents. — Ce conseil, avons-nous dit, comprenait cinq cents membres, soit cinquante pour chacune des dix tribus, tous élus chaque année. Les sages de la tribu étaient répartis entre les dèmes qui la composaient, d’après leur importance relative. Tout citoyen âgé de plus de trente ans avait le droit de se porter candidat dans son dème ; mais beaucoup, comme il est naturel, préféraient s’abstenir, soit pour ne pas assumer une tâche assez lourde, sort pour n’être pas obligés de quitter leurs affaires propres. Les sièges à pourvoir étaient tirés au sort entre les candidats ; en raison du mode de tirage, les élus s’appelaient les Bouleutes désignés par la fève. Entrés en charge après avoir prêté serment, ils touchaient une médiocre indemnité quotidienne et devaient siéger tous les jours, à Athènes, ordinairement dans le Bouleutérion, au sud de l’Agora. Dès son installation, le conseil se partageait en dix Prytanies, correspondant aux dix tribus dont il était formé ; et chacune de ces prytanies devenait, pendant la dixième partie de l’année, un comité directeur, siégeant en permanence dans la Skias ou Tholos. Chaque jour, le sort désignait entre les cinquante prytanes en fonction un président ou Epistate qui était, mais pour vingt-quatre heures seulement, président de la Boulé et, s’il y avait lieu, de l’Ecclésia[3] ; c’était lui qui, pendant ce court laps de temps, détenait le sceau de l’Etat. Outre ces attributions générales, quelles étaient les fonctions de ces prytanes et celles du Conseil lui-même ? Sans entrer ici dans tous les détails, mentionnons du moins les plus essentielles. Comme délégués du conseil, les prytanes étaient chargés de le convoquer et de prendre eux-mêmes toutes les mesures pressantes, sous leur responsabilité, Les fonctions propres du Conseil étaient nombreuses et variées. Il devait veiller à la défense de la cité, s’assurer par conséquent du bon état de l’organisation militaire et de celui de la flotte, avoir l’œil ouvert sur le fonctionnement de l’administration financière, s’occuper des travaux publics, prendre soin des choses du culte. De plus, il avait succédé à l’Aréopage dans certaines juridictions, qui lui donnaient qualité pour prononcer des sentences pénales et pour lancer des mandats d’arrêt. Il est vrai que ses droits à cet égard, très étendus d’abord, furent restreints peu à peu[4] toutefois il put toujours infliger des amendes, sous réserve de l’appel au peuple, si l’amende dépassait une limite fixée. C’était aussi le Conseil qui, en général, recevait les ambassadeurs, écoutait leurs plaintes ou leurs propositions, discutait avec eux, en un mot préparait la négociation avant qu’elle fût soumise à l’Ecclésia. Ici, nous touchons à ce qui fut toujours sa principale fonction. Elle consistait à délibérer sur les projets qui devaient être portés devant l’Assemblée du peuple. Celle-ci ne discutait donc, en principe du moins, aucun texte de décret qui n’eût été préalablement étudié et formulé par le Conseil. Un projet ainsi élaboré s’appelait probouleuma ; il ne devrait pas y avoir de décret du peuple sans un probouleuma. Institution fort sage, qui, sans cloute, atténuait dans une certaine mesure les dangers résultant du pouvoir absolu de l’Assemblée. Est-ce à dire toutefois que cette délibération préalable des Cinq-cents, si utile qu’elle fût, équivalût au contrôle d’une seconde assemblée ? assurément non ; car le probouleuma pouvait être librement modifié ou transformé par le peuple, si bon lui semblait ; et d’ailleurs ce Conseil, renouvelé tous les ans par un tirage au sort, était loin d’offrir les garanties d’expérience et de réflexion qu’on peut attendre d’une chambre haute ou d’un Sénat bien composé. Fonctionnement et Pouvoirs Politiques de l’Ecclésia. — Revenons maintenant à l’Ecclésia. C’est en se rendant compte de son fonctionnement qu’on peut mesurer le pouvoir dont elle disposait. Lorsque la démocratie eut pris son plein développement, elle fut en réalité maîtresse absolue. Selon le témoignage d’Aristote, elle tenait régulièrement trois séances par prytanie, celle-ci étant tantôt de 36, tantôt de 39 jours[5]. Dans ces réunions périodiques, elle passait en revue toutes les parties de l’administration, se faisait informer de tout et statuait sur tout. Toute question intéressant la cité pouvait être portée à l’ordre du jour et mise en discussion ; au besoin, des réunions extraordinaires étaient tenues, en dehors des séances régulières La lui interdisait seulement au président de mettre en délibération une proposition quelconque sans que le Conseil des Cinq-cents l’eût préalablement examinée L’usage était donc de renvoyer à ce Conseil toute proposition nouvelle, qui n’était pas un simple amendement. Mais ce n’était là, en somme, qu’un délai, sage précaution assurément, insuffisante toutefois pour imposer une limitation à la souveraineté de l’Ecclésia, qui demeurait entière. Outre les questions d’administration et de politique intérieure, l’Ecclésia avait aussi à traiter celles qui se rapportaient aux relations extérieures. Comme les Etats en ce temps n’avaient pas de représentants accrédités les uns chez les autres, c’était par des ambassades spéciales qu’ils débattaient leurs intérêts, L’assemblée du peuple faisait donc comparaître devant elle les ambassadeurs étrangers, soit immédiatement, soit après qu’ils avaient été entendus par la Boulé. Elle les écoutait, puis, en leur présence ou hors de leur présence, selon qu’elle le jugeait bon, elle entendait ceux des citoyens qui désiraient donner leur avis et elle prenait ses décisions. C’était à elle qu’il appartenait ou d’accepter un arrangement, ou d’engager de nouvelles négociations, ou enfin de prononcer, si l’entente était impossible, la déclaration de guerre et l’ouverture des hostilités. Ses pouvoirs judiciaires. — Ce n’était pas tout. La souveraineté du peuple, telle que la concevaient les Athéniens, comportait aussi le pouvoir judiciaire. Ce pouvoir, tantôt le peuple le déléguait à des groupes de citoyens constitués en jurys et formant ce qu’on appelait l’Héliée, tantôt il l’exerçait directement en assemblée. Dans un cas comme dans l’autre, la justice était toujours rendue, non par un corps de magistrats spécialisés dans l’application des lois, mais par le peuple lui-même ou par une fraction du peuple. Comme il n’y avait pas à Athènes de ministère public, tout citoyen, à peu près, pouvait intenter une accusation. Si celle-ci visait un tort fait à la cité, elle pouvait être portée directement devant l’Assemblée. C’était à elle de voir s’il lui convenait de s’en saisir ou de la renvoyer à une autre juridiction. L’accusateur, il est vrai, s’exposait à un risque sérieux. Dans le cas où il n’obtenait pas au moins un nombre de voix déterminé, il encourait une peine grave. Etait-ce là vraiment pour l’accusé une garantie rassurante ? On peut en douter. Notons qu’Il s’agissait toujours de questions politiques où les passions des partis étaient en jeu. Un homme mêlé aux affaires publiques pouvait en accusant compter sur l’appui de ses partisans, ce qui lui permettait de mesurer assez bien d’avance le risque auquel il s’exposait ; le tout était de bien choisir son moment. L’accusé, lui, ne le choisissait pas. Le danger était grand s’il était ainsi traduit devant le peuple après quelque insuccès, à un montent où les passions populaires étaient excitées, où les esprits superstitieux pouvaient croire que les dieux mêmes se prononçaient contre lui. L’accusateur apparaissait alors comme un citoyen dévoué ; il n’en fallait pas plus pour lui faire une popularité. On s’explique ainsi que beaucoup d’hommes publics à Athènes aient commencé leur fortune par d’éclatantes accusations. Les Orateurs. — Qu’une assemblée ait à juger un procès ou à délibérer sur une affaire administrative ou politique, c’est toujours sur des discours qu’elle se décide. Lorsque le peuple athénien convoqué avait pris place dans le lieu de ses réunions, ordinairement sur la colline appelée la Pnyx, le président faisait lire à haute voix le rapport du Conseil des Cinq-cents sur les projets portés à l’ordre du jour ; après quoi, le héraut prononçait la formule traditionnelle : Qui demande la parole ? En principe, tout citoyen jouissant de la plénitude de ses droits, pouvait répondre à cet appel. Comme il est naturel, un petit nombre seulement usaient de cette faculté. Ce n’était pas une petite affaire que de se faire écouter d’une assemblée nombreuse, peu indulgente aux fâcheux. Si l’orateur n’était pas un personnage désigné par sa charge, tel qu’un magistrat, un stratège ou un membre de la Boulé, il était indispensable qu’il s’imposât à l’attention par son talent. Ceux qui possédaient les dons de l’orateur associés à la connaissance des affaires, ceux aussi qui savaient comment on agit sur l’esprit des foules, les gens hardis, habiles à raisonner, à bien user de la voix et du geste, prenaient vite empire sur un auditoire très sensible à l’éloquence. Encouragés par le succès, groupant bientôt autour d’eux des admirateurs qui s’attachaient à leur fortune, ils devenaient les conseillers du peuple. L’éloquence était une puissance à, Athènes : l’orateur, sans avoir besoin d’aucun titre officiel, exerçait une sorte de fonction dans l’Etat. Il arrivait qu’il devînt pour quelque temps le véritable chef du peuple, jouant à peu près, en apparence du moins, le rôle que tient dans les démocraties modernes un premier ministre. Il pouvait le jouer, en effet, lorsqu’il était en même temps un homme d’action. Ce fut le cas des hommes d’État qui dirigèrent la politique athénienne jusqu’à la guerre du Péloponnèse. Ce fut particulièrement celui de Périclès. Mais, après lui, la plupart des chefs du peuple ne furent plus que des orateurs, et alors se révéla la faiblesse de ce mode de gouvernement. Désormais, la responsabilité effective se trouva séparée de la direction. Il y eut d’un côté ceux qui agissaient, de l’autre ceux qui conseillaient et qui critiquaient. C’était déjà un très grave inconvénient ; ce n’était pas le seul. Un véritable homme d’Etat doit avoir un programme politique à longue portée. Cela n’est guère possible que si le pouvoir exécutif est confié pour une durée qui ne soit pas trop courte à un parti ayant un chef. A Athènes, tout dépendait d’une assemblée sans organisation intérieure. De cette assemblée, on ne pouvait attendre que des décisions isolées sur des cas particuliers. Comment l’engagea d’une manière durable dans une politique déterminée ? Un homme supérieur, tel que Périclès, n’a pu lui-même y réussir qu’imparfaitement. Dès qu’il ne fut plus là, on vit la politique athénienne échapper de plus en plus à toute direction suivie. Elle se montra tantôt hésitante et faible, tantôt imprudente et téméraire dans ses entreprises. Le résultat fut qu’Athènes perdit la guerre et qu’elle subit deux révolutions en sept ans. V. — LES FONCTIONS PUBLIQUES. Caractère général des fonctions publiques. — En se laissant conduire par les orateurs, le peuple croyait n’obéir qu’à sa propre volonté puisqu’il était maître (le ses décisions. Il n’en eût pas été de même s’il y avait eu dans la république un corps de fonctionnaires ayant ses traditions propres et une certaine indépendance. Les Athéniens ne le voulurent pas. Tout démontre qu’en organisant les fonctions publiques, la démocratie eut l’intention très nette de retenir toute l’autorité entre ses mains, ou, en tout cas, de n’en laisser à ceux qu’elle employait à son service que le minimum strictement indispensable. C’est ce qui apparaît clairement dans les mesures appliquées à presque toutes les fonctions publiques. La durée en était fixée à une année et elles ne pouvaient être exercées deux ans de suite. Disposition réglementaire qui avait évidemment un double objet : elle était faite pour que le plus grand nombre possible de citoyens eût part aux honneurs, mais elle visait sur tout à empêcher qu’aucun magistrat, en se perpétuant dans sa charge, ne se fît une habitude de l’autorité. Délégué temporaire du peuple et son serviteur, on ne voulait pas qu’il s’accoutumât à commander. Du tirage au sort. — C’était là aussi la principale raison, sinon la seule, pour laquelle la plupart des fonctions étaient assignées par un tirage au sort entre les candidats, présentés, suivant les cas, par les dèmes ou les tribus. Les seules qui fussent électives étaient les commandements militaires (stratèges, taxiarques, hipparques et phylarques), les charges financières des divers trésoriers ou agents responsables des deniers de l’État, et enfin les commissions techniques, confiées à des épimélètes que recommandait une compétence spéciale Pour toutes les autres, c’était le hasard du sort qui décidait. Ceux qu’il favorisait n’avaient à justifier que de leur qualité de citoyens et de l’accomplissement de quelques devoirs imposés à tous par la loi, nullement de leurs capacités. On admettait que tout Athénien était apte à toutes les fonctions, réserve faite de celles qui viennent d’être exceptées. Il est vrai qu’au début du Ve siècle, l’archontat était encore réservé aux classes supérieures ; mais à partie du milieu du siècle environ, il devint accessible à tous. C’est qu’en réalité ces hautes charges elles-mêmes, et à plus forte raison les moindres, ne conféraient qu’un pouvoir strictement limité et des fonctions administratives, où l’initiative personnelle était réduite à bien peu de chose. Veiller à l’observation de certaines fêtes, accomplir quelques cérémonies rituelles, assurer le fonctionnement de certaines juridictions, telles étaient à peu près les obligations imposées aux trois premiers archontes. Les six autres, les thesmothètes, avaient à faire préparer dans leurs bureaux les dossiers des procès, c’est-à-dire à recueille les déclarations des par lies et les déposition : des témoins, pins à surveilles le tirage au soit qui servait à former les tribunaux de l’Héliée et à leur distribuer les affaires ; toutes choses qui se faisaient sous leurs yeux plutôt que par leurs soins. Ce qu’on attendait en somme du magistrat athénien, c’était de la bonne volonté, de la vigilance, et sur tout de la probité. De la responsabilité. — Au reste, dans l’exercice de sa charge, il restait soumis à une surveillance constante. Tout citoyen pouvait le dénoncer pour manque à son devoir, et le peuple gardait toujours le droit de le révoquer si la plainte lui paraissait justifiée. Au terme de sa magistrature, quelle qu’elle fût, il était tenu de rendre ses comptes. Le principe de la responsabilité était loin d’être fictif dans la démocratie athénienne. Excellent en soi, il avait seulement le défaut d’être parfois abusif, faute de garanties suffisantes assurées à celui qui avait à se justifier. Ce fut surtout aux choses militaires qu’il se montra souvent mal adapté. Evidemment, il était malaisé de soumettre les opérations de guerre à ces formes de surveillance et de contrôle populaires. Où commençait au juste la responsabilité du stratège ? Où finissait-elle ? Il était bien difficile de le savoir. Il semble qu’au début de chaque campagne, un plan fût proposé par les chefs à l’Ecclésia et accepté par elle. Mais un plan de cette sorte ne peut être arrêté que dans ses plus grandes lignes. Quelle part laissait-on à l’imprévu ? En fait, le stratège qui commandait en chef avait nécessairement à jugea par lui-même fréquemment de ce qu’il devait faire ou ne pas faire. Demander de nouvelles instructions n’était pas toujours possible ; c’eût été souvent manquer une occasion. Un homme d’action, conscient de son devoir, devait aloi s faire pleuve d’initiative. C’est ce que fit Démosthène en 425, lorsqu’il occupa Pylos. En pareil cas surtout, le général savait qu’il aurait à répondre devant le peuple de sa décision. Autant cela était facile en cas de succès, autant la justification devenait chose redoutable en cas d’échec, devant un tribunal aussi incompétent et aussi passionné que l’Ecclésia. Et le sentiment qu’en avaient les généraux était de nature à exercer sur quelques-uns d’entre eux la plus fâcheuse influence. Toujours exposé aux soupçons, écrit M. Glotz, les gens d’un mérite ordinaire et d’un caractère timoré se sentaient obsédés, accablés par le sentiment de leur responsabilité. On voit par l’exemple de Nicias quels effets déprimants pouvait produite la peul de l’Ecclésia C’était pourtant un bon général ; mais la pensée de la Pnyx le paralysait. Après les premiers échecs de Sicile, il n’osa pas ordonner la retraite qui aurait sauvé l’armée... Plutôt que d’être victime d’une accusation injuste et ignominieuse, il préférait périr les armes à la main[6]. A cet exemple, on pourrait en ajouter bon nombre d’autres. Thucydide ne nous rapporte-t-il pas que le même Démosthène dont il vient d’être question, ce général hardi et plein d’initiative, n’osait plus, après une expédition malheureuse en Etolie, rentrer à Athènes ? Il prit le parti de s’arrêter à Naupacte, en attendant l’occasion d’une revanche, qui, fort heureusement, ne lui manqua pas[7]. C’était aussi le droit du peuple de retirer à un général son commandement au milieu même des opérations. Il le fit plus d’une fois. Cette intervention d’une assemblée dans les choses de la guerre fut la principale cause du désastre de l’expédition de Sicile et du malheureux dénouement de la guerre du Péloponnèse. D’autre part, au IVe siècle, lorsque Athènes eut des armées de mercenaires conduites souvent par des étrangers, elle se trouva impuissante à leur imposer une discipline. Ces chefs surent se rendre assez indépendants pour s’assurer l’impunité et se livrer à des pirateries, au lieu d’accomplit les missions dont ils étaient chargés. Nulle part, l’inconvénient du gouvernement direct du peuple et de la toute puissance d’une assemblée ne fut plus manifeste que dans l’histoire militaire d’Athènes. VI. — LES TRIBUNAUX. Tribunaux et juridictions spécialisées. — Si le peuple se réservait, comme on vient de le voir, certaines affaires particulièrement graves, ce n’était pourtant pas son habitude de faire par lui-même fonction de juge. On a dit plus haut que le Conseil des Cinq-cents avait, lui aussi, une certaine part de juridiction. Mais ce n’était là encore qu’un fait exceptionnel. D’une manière générale, le soin de rendre justice était confié à des tribunaux. Voyons donc quelles garanties de compétence et d’impartialité ils offraient aux plaideurs et aux accusés. Il existait à Athènes quelques anciens tribunaux spécialisés qu’il suffira de mentionner. Le plus célèbre était l’Aréopage qui jugeait les cas de meurtre prémédité, d’incendie et d’empoisonnement. On reconnaissait en lui la plus juste des juridictions[8]. Citons encore, sans y insister, les tribunaux siégeant au Palladion, au Delphinion, à Phréattys, antiques institutions, réservées à des causes diverses de caractère très spécial. Intéressants par les vieux usages qu’on y observait, ils n’avaient, en raison de leurs étroites attributions, qu’un rôle très restreint. Signalons enfin qu’à la base de l’organisation judiciaire était une institution excellente, celle des juges de tribus, élus primitivement au nombre de trois, plus tard de quatre par tribu, pour résoudre les différends de mince importance. Si la somme, objet du litige, dépassait cinquante drachmes, on devait recours aux arbitres (diétètes). Ceux-ci, désignés par le soit entre les citoyens âgés de soixante ans au moins, avaient pour tâche de concilier les parties, et, au cas où l’arrangement proposé n’était pas accepté, de trancher le débat par une sentence Le plaideur mécontent était libre d’ailleurs d’en appeler aux tribunaux de la cité. C’était en somme une juridiction de première instance, assez analogue à celle de nos juges de paix et destinée à arrêter autant que possible les procès à leur naissance même. L’Héliée. — Mais l’institution vraiment caractéristique de la démocratie athénienne dans l’ordre judiciaire était celle de l’Héliée, comprenant l’ensemble des tribunaux populaires (dicasteria). Il y en avait clip, autant que de tribus. Tous les citoyens, à partir de l’âge de trente ans, s’ils jouissaient de la plénitude de leurs droits, pouvaient exercer les fonctions d’héliastes. Chacun de ces tribunaux comprenait en principe de 500 à 600 membres, mais tous ces membres n’étaient pas appelés à siéger pour toutes les affaires et nul n’était obligé de se faire inscrire. Toutefois, les gens de bonne volonté, à ce qu’il semble, ne manquaient pas, malgré la modicité du salarie, fixé d’abord à deux oboles, puis à trois depuis 425. C’étaient surtout des citoyens de moyenne ou de petite condition et, parmi ceux-ci, sans doute, bon nombre d’hommes âgés, libres du travail quotidien. Peu de campagnards assurément ; leur travail les retenait loin de la ville. Aristote, dans sa République des Athéniens, nous a fait connaître le système de tirage au sort passablement compliqué au moyen duquel les archontes répartissaient cette foule de juges entre les tribunaux[9]. On voit là quelles précautions étaient prises pour que le juge n’apprît qu’au moment de siéger quelles affaires il aurait à juger On voulait, en procédant ainsi, le soustraire aux influences qui auraient pu d’avance s’exercer sur lui ; il ne devait connaître chaque cause que par l’exposé qui en serait fart devant le tribunal On admettait donc qu’il serait capable de la comprendre sans autre préparation. C’était peut-être compter beaucoup sur des esprits dénués de toute culture juridique et réduits à s’éclairer en écoutant des arguments contradictoires. La seule garantie exigée de l’héliaste était le serment par lequel il s’engageait à juger selon les lois, à respecter la constitution de la cité, à ne pas laisser lésez la propriété, à ne pas recevoir de présents des parties, enfin à les écouter également et à voter selon sa conscience. On voulait s’assurer de son honnêteté, on s’inquiétait de son aptitude intellectuelle. Les causes et la procédure. — Les causes soumises à l’Héliée se répartissaient en deux catégories : affaires d’intérêts privés (dikai), affaires d’intérêt public (graphai). On a déjà vu qu’il n’y avait pas à Athènes de ministère public, L’instance était donc presque toujours engagée par une initiative privée. Si l’intérêt en jeu était celui d’un individu ou d’une famille, c’était à cet individu lui-même ou au représentant de cette famille qu’il appartenait de porter plainte. Si l’intérêt public était en cause, tout citoyen pouvait se faite accusateur. Dans un cas comme dans l’autre, la plainte ou l’accusation était déposée par écrit entre les mains du magistrat de qui elle relevait. Elle devait être formulée en termes précis, qui circonscrivaient par avance le débat, et appuyée d’un serment par lequel le plaignant ou l’accusateur affirmait la réalité de son grief. A cette plainte, le défendeur ou l’accusé répondait par une formule contradictoire, appuyée, elle aussi, d’un serment. Les deux parties faisaient en même temps connaître les témoignages dont elles comptaient se servir. Ceux-ci étaient reçus sous serment par le magistrat et enregistrés pour être joints au dossier qui se trouvait ainsi constitué. Toute l’enquête en somme était faite par les parties, le magistrat semble n’avoir eu pour fonction que d’authentiquer les déclarations apportées devant lui et d’en dresser procès-verbal. C’était sur ce procès verbal que les débats s’ouvraient devant les luges. Les Logographes. — En principe, les parties devaient plaider elles-mêmes leur cause, sans l’intervention d’un avocat ni d’un homme d’affaires quelconque. Exigence fondée un peu naïvement sur l’idée qu’une explication directe et loyale devait suffire à éclairer d’honnêtes gens, mais exigence impossible à appliquer rigoureusement et qui fut bien vite éludée. Non seulement l’accusé ou le défendeur, s’il s’agissait d’un mineur ou d’une femme, était assisté obligatoirement d’un tuteur qui le représentait, mais il était bien rare qu’un plaideur quelconque, même un adulte, composât lui-même son plaidoyer. L’usage était de le commander à un spécialiste, puis de l’apprendre par cœur et de le réciter devant le tribunal. Pratique que l’on n’avouait pas ouvertement, mais qui ne trompait personne. Pour répondre à ce besoin, il s’était formé à Athènes une classe d’hommes, les logographes, qui faisaient métier de fournir aux plaideurs des discours appropriés. C’étaient naturellement d’habiles gens, versés dans la connaissance des lois, diserts et pleins de ressources, assez habiles pour prendre le ton qui convenait à leur client et louer en quelque sorte son personnage. Quelques-uns d’entre eux ont fait en ce génie des chefs-d’œuvre, dont nous parlerons plus loin. Devant le tribunal, leur art servait aussi souvent à tromper les juges qu’à les éclairer. Quel ne devait pas être l’embarras de ces gens sans instruction spéciale, pris au hasard dans le peuple, lorsqu’ils avaient à se prononcer sur quelque affaire tant soit peu délicate ? De part et d’autre, on leur apportait des témoignages dont l’adversaire contestait la valeur, on leur citait des lois que chacun interprétait à sa façon ou déclarait inopérantes dans le cas présent ; on leur tenait des raisonnements spécieux, que d’autres raisonnements, non moins spécieux, venaient ébranler. Les déclarations contradictoires s’entrecroisaient ; les mêmes faits étaient affirmés d’un côté, démentis de l’autre. Et chaque partie, sachant bien qu’elle n’avait pas affaire à des juristes, s’écartait volontiers des points faibles de sa cause, pour amuser les juges, pour les toucher, pour les séduire. Fréquemment, un accusé en danger, un défendeur peu sûr de son droit faisait comparaître ses petits enfants en larmes, ses vieux parents éplorés ; il rappelait ses services, ceux de sa famille, il émouvait le tribunal ; au besoin, il pleurait lui-même. Il ne se trompait sans doute pas, en pensant que le sentiment aurait plus de force que la raison sur de braves gens aussi peu versés dans la science des lois et aussi peu habitués à la dialectique. Critiques. — Il n’est pas surprenant que cette organisation judiciaire art provoqué, dès l’antiquité, de vives critiques. On connût la comédie des Guêpes d’Aristophane, imitée par Racine dans ses Plaideurs. Son Philocléon est un Athénien atteint de la manie de juger ; il souffre d’une fringale de procès, il rêve la nuit de débats et de sentences, et il se lève avant le jour pour courir à l’audience. Mais ceci, après tout, n’est qu’un travers, à propos duquel, en admettant même que l’image soit exacte, il n’y aurait pas lien de s’indigner. Ce qui est plus grave, c’est que ce juge se laisse cajoler par ceux qu’il doit juger, c’est surtout qu’il prête complaisamment l’oreille aux flagorneries des démagogues. Il n’est guère douteux, en effet, que les passions politiques n’aient eu bien souvent un retentissement fâcheux dans ces tribunaux populaires. L’insistance avec laquelle certaine plaideurs, dans des discours que nous pouvoirs encore lire, se recommandent des services rendus à la démocratie, en est une assez forte preuve. Notons, en outre, que l’indemnité attribuée aux héhastes étant prélevée sur les amendes qu’ils infligeaient, ils avaient intérêt à entretenir ce fonds. Certains plaideurs ne craignaient pas d’en tirer argument pour obtenir des condamnations[10]. Voilà d’assez graves critiques. Elles s’appliquent toutefois à des abus dont il nous est difficile aujourd’hui de mesurer l’importance réelle et qu’il ne convient pas d’exagérer. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a moins de chances de rencontrer une moralité délicate et scrupuleuse dans un grand nombre d’hommes réunis par le hasard du sort, que dans un corps de magistrats professionnels, appartenant par leur culture à l’élite d’une nation. Mais, en somme, le grand défaut des tribunaux athéniens, c’était surtout l’incompétence des juges, la facilité que des plaideurs habiles avaient à les tromper, et aussi l’incohérence inévitable des jugements rendus dans de telles conditions. C’est sans doute la cause pour laquelle le droit grec n’offre pas la belle continuité de développement du droit romain. Mais, à cet égard, aucune cité grecque, autant que nous pouvons en juger, n’eut l’avantage sur Athènes. L’Ostracisme. — A la justice du peuple se rattache indirectement l’ostracisme, qui était une sentence de bannissement prononcée par l’Assemblée contre un -doyen. Remarquons toutefois que cette sentence, si grave qu’elle fût en elle-même, n’avait pas, à proprement parler, le caractère d’une pénalité. C’était une mesure de précaution qu’on jugeait nécessaire à l’intérêt public. Elle eut son origine dans les craintes que la tyrannie, renversée en 510, avait laissées après elle. Tant que la famille des Pisistratides expulsés conserva dans Athènes des représentants ou des amis, ces craintes étaient justifiées. Elles subsistèrent toutefois, en changeant d’objet, lorsque cette fiction eut disparu. Aristophane, dans ses Guêpes, en 422, mettait encore en scène, pour s’en moquer, l’esprit soupçonneux des gens du peuple dont toute apparence d’ambition excitait la défiance[11]. En fait, le bannissement pour cause de simple suspicion avait pris forme d’institution et fut appliqué de temps en temps au Ve siècle jusqu’en 417. Chaque année, à l’Assemblée principale de la sixième prytanée, les prytanes devaient demander au peuple s’il estimait qu’il y eût lieu à une sentence d’ostracisme. Un simple vote par oui ou non, sans discussion, en décidait. Naturellement, pour que ce vote fût affirmatif, il fallait qu’il eût été préparé d’avance par les chefs des partis et par une entente concertée. Si l’ostracisme était décidé en principe. On fixait le jour de l’opération. Ce jour-là, le peuple se réunissait et chaque citoyen inscrivant sur un tesson le nom de l’homme qu’il tenait pour dangereux. Celui sur le nom de qui 6.000 suffrages avaient été réunis était banni pour dix ans[12]. Que cet exil sans jugement ait été parfois utile à la cité en privant une faction de son chef, on peut l’admettre. Il n’en reste pas moins qu’il constituait une atteinte grave à un droit que la loi doit assurer à tout citoyen, celui de présenter sa défense avant d’être condamné. Les Athéniens tin eurent sans doute conscience, puisqu’ils cessèrent d’en fan e usage, sans que rien les y contraignît. VII. — DE LA LIBERTÉ ET DE L’ÉGALITÉ. Liberté de fait des citoyens. — Que nous apprend, en fin de compte, cette revue sommaire des institutions politiques et judiciaires d’Athènes au sujet des garanties données aux citoyens par l’Etat ? Dans quelle mesure assuraient-elles les avantages fondamentaux, d’une démocratie bien ordonnée, la liberté et l’égalité ? Il est incontestable que, d’une manière générale, le citoyen athénien se sentait libre, et lorsqu’il comparait sa vie à celle du Spartiate, assujetti à une discipline rigoureuse et à tant d’obligations incommodes, elle lui semblait assurément beaucoup plus agréable et plus normale. C’est ce que Thucydide a fortement exprimé dans l’éloge d’Athènes qu’il a prêté à Périclès[13]. Dans sa maison, l’Athénien était libre de vivre à sa guise. Son domicile était, en principe, inviolable. Point d’inquisition, point de contrôle soupçonneux ; une habitude de tolérance mutuelle, des mœurs douces et indulgentes. Au dehors, liberté d’aller et de venir, de commerces au loin, de voyager sans permission pour ses intérêts ou pour son plaisir, de nouer avec des étrangers des relations d’amitié et d’hospitalité, de les recevoir chez lui et de correspondre avec eux. En somme, rien qui l’empêchât d’arranger son existence selon son goût, de gouverner sa maison comme il l’entendait, d’exercer un métier de son choix ou de n’en exercer aucun, ou encore de se donner du plaisir. C’était beaucoup assurément et la plupart n’en demandaient pas davantage. En outre, par sa participation à la vie politique dans Son dème, dans sa tribu, dans l’Ecclésia, par son accession toujours possible au Conseil des Cinq Cents et à la plupart des magistratures, l’Athénien était en quelque sorte le garant de sa liberté individuelle. Législateur même à ses heures, il était pour une part l’auteur des lois qui la lui assuraient. Toutefois, quelques remarques sont ici nécessaires. Une des libertés auxquelles les sociétés modernes attachent le plus de prix est celle de la pensée. Elles entendent par là le droit pour chacun, expressément garanti par la loi, de publier ses idées et ses jugements verbalement ou par écrit. A Athènes, la parole était libre à l’Ecclésia et à la Boulé, mais uniquement sur des sujets déterminés par un ordre du jour et dans la mesure où l’auditoire s’y prêtait. Encore est-il que toute proposition pouvait donner lieu à une accusation de la part d’un adversaire ou d’un sycophante. Qu’en était-il des écrits ? Mettons à part la comédie, qui, en raison de son caractère bouffon, jouissait de privilèges particuliers et poussait parfois la licence jusqu’à l’insulte personnelle la plus grossière. Là non plus, d’ailleurs, il n’était pas toujours sans danger de toucher à la politique. Aristophane, accusé par Cléon, faillit l’apprendre à ses dépens. Pour oser beaucoup, il fallait gagner la faveur du peuple en le faisant rire. On sait en outre qu’à plusieurs reprises, on réprima l’audace des poètes comiques par des lois spéciales. En dehors du théâtre, nous avons connaissance de pamphlets en prose et en vers qui ont circulé dans Athènes au Ve et au IVe siècles, mais, à vrai dire, nous ignorons quelle publicité ils ont eus. Quelques-uns ont dû être anonymes car ils nous sont parvenus sous de faux noms ; tel l’écrit sur la République athénienne attribué faussement à Xénophon. D’autres étaient l’œuvre de personnages connus ; rappelons-nous ce Stésimbiote de Thasos, qui osa diffamer Périclès de la manière la plus impudente[14]. Mais ces libelles furent-ils répandus ouvertement dans le public, à Athènes même, ou mis en circulation sous le manteau ? A vrai dire, nous l’ignorons. Il se peut aussi fort bien que ceux qui auraient eu droit de se plaindre aient dédaigné de le faire. Personne n’ayant charge de requérir contre ces calomnies au nom de la moralité publique, c’était alors le dédain des offenses qui en assurait l’impunité. En réalité, il ne semble pas que, sur cette manière, on art défini nettement à Athènes ce qui était permis et ce qui était défendu. Au contraire, sur le fait de la religion, il est certain que la liberté était loin d’être assurée. Là aussi, il est vrai, l’absence d’un ministère publie permettait à des opinions très hardies de se produire parfois impunément. Pour qu’un procès eût lieu, il fallait une dénonciation, soutenue par un citoyen qui se portait accusateur. Il pouvait arriver qu’un traité de philosophie ne fît pas assez de bruit dans le publie pour être ainsi mis en cause. Mais les condamnations d’Anaxagore, de Protagoras, de Socrate, de Théodore de Cyrène et enfin d’Aristote suffisent à prouver combien les doctrines philosophiques étaient surveillées par l’opinion publique. A plus forte raison en était-il de même des cultes nouveaux qui cherchaient à s’introduire dans la ville ou dans ses dépendances. J’en parlerai plus loin à propos de la vie religieuse. De l’égalité entre les citoyens. — Quant à l’égalité, elle régnait en principe entre les citoyens, du moins l’égalité devant la loi, puisqu’il n’y avait pour personne de juridiction privilégiée. L’inégalité même de classes, qui, au commencement du Ve siècle, excluait de certaines charges les plus pauvres, avait disparu en fait, dès le milieu du siècle Tout citoyen pouvait être élu ou désigné par le sort pour occuper les plus hautes charges. Bien entendu, d’ailleurs, cette égalité ne s’étendait ni aux femmes, toujours tenues en tutelle, ni aux étrangers, fussent-ils domiciliés à titre de métèques, ni aux esclaves, sur la condition desquels nous aurons à revenir. Mais ce qu’on peut se demander, c’est si, à certains égards, la réalité n’était pas en désaccord avec le principe, et cela au désavantage des plus favorisés de la fortune. C’était sur eux, en effet, que pesaient exclusivement certaines contributions. Ne parlons pas de l’eisphora, impôt direct sur le capital qui était voté par l’assemblée dans des circonstances graves. Il était naturel que ceux-là en fussent exempts qui n’avaient point de capital et qu’il fût imposé aux autres en proportion de leur fortune. Ce qui est plus discutable, c’est le genre de contributions qu’on appelait les liturgies, impôts d’une nature spéciale, dont le montant n’était pas fixé. Il appartenait à chaque tribu de désigner ceux de ses membres qui auraient à les supporter. Les principaux étaient les chorégies et la triérarchie. Les chorèges avaient à faire les frais de la formation d’un chœur, de son équipement et de son instruction, soit pour les représentations dramatiques, soit pour certaines autres cérémonies religieuses. Les triérarques devaient mettre en état de service une trière dont la coque seulement leur était fournie par l’État. Assez souvent, sans doute, de riches Athéniens acceptaient sans déplaisir ces lourdes charges, qui leur procuraient une occasion de se rendre populaires et de témoigner leur libéralité. Ils étaient fiers de concourir ainsi à la grandeur de leur pays et à sa renommée. Mais il en était d’autres que la dépense exigée mettait dans la gène et qui se voyaient contraints néanmoins de la subir. Leur seule ressource était de demandes le transfert du fardeau sur les épaules d’un plus riche, et, si celui-ci se dérobait, de requérir en justice l’échange des biens. Procédure désagréable en elle-même et dans laquelle on s’exposait toujours à l’encontre des juges peu bienveillants. L’état d’esprit des tribunaux athéniens, composés en majorité de pauvres gens, n’était pas, en effet, sans danger pour ceux à qui l’opinion publique attribuait, à tort ou à raison, une grosse fortune. Il y avait à Athènes, surtout au IVe siècle, une classe d’hommes qui vivaient de dénonciations ; c’étaient ceux qu’on appelait les sycophantes. Et les dénonciations étaient faciles, ne fait-ce qu’en raison du manque d’une jurisprudence certaine sur bien des points. Le sycophante usait de cette facilité comme moyen de chantage ; il vendait son silence. Son nombre de riches citoyens, menacés d’une poursuite sans fondement sérieux, mais inquiets de ses suites possibles, aimaient mieux achetez le retrait de l’accusation que d’affronter le tribunal. C’était ainsi que le sycophante faisait ses affaires. Et voilà comment Xénophon, dans son Banquet, a pu mettre en scène un ancien riche, qui, devenu pauvre, vante son bonheur et se félicite d’être désormais débarrassé des dénonciateurs[15]. Il ne manque pas de témoignages dans les plaidoyers du IVe siècle qui nous prouvent que ce trait de satire n’était pas une simple plaisanterie[16]. N’en fiions pas, toutefois, de conclusions trop générales. Il y avait à Athènes une classe riche et l’on pouvait y mener large vie, comme nous le voyons par de nombreux exemples. Seulement la richesse y était tenue plus qu’ailleurs à consentir certains sacrifices, qui, par des inégalités acceptées, ou imposées, tendaient à rétablir, aux yeux de la démocratie, l’égalité qu’elle exigeait. VIII. — L’EMPIRE D’ATHÈNES. Maintenant comment cette démocratie, dont nous avons décrit sommairement la vie politique intérieure, se comportait-elle au dehors ? Quelle fut, dans ses relations extérieures, la valeur de ses institutions ? C’est ce qu’il faut essayer d’indiquer brièvement. Lorsque Athènes, après la seconde guerre médique, forma une confédération maritime pour la défense de l’indépendance hellénique, il n’est pas douteux que son caractère de démocratie n’ait contribué à inspirer confiance à ses confédérés. La liberté qu’elle faisait régner entre ses citoyens semblait être le gage de celle qu’elle assurerait à ses alliés. Elle leur promettait, en outre, l’égalité ; comment aurait on douté de sa promesse, puisque ; l’égalité était le principe même de sa constitution ? Au début, tout alla bien : Athènes faisait figure de libératrice. C’étaient ses flottes qui avaient affranchi les îles du joug de la Perse et qui appelaient à la liberté les villes grecques d’Asie. La confédération qui s’organisa sur son initiative eut pour siège l’île sainte de Délos, où fut déposé le trésor fédéral, formé des contributions que chaque cité avait consenties au profit de la cause commune. Mais toute confédération implique pour chacun de ses membres l’abandon d’une part de sa souveraineté ; il est nécessaire que les relations des confédérés entre eux et avec les paissances étrangères soient réglées par un conseil, où tous les délégués des Etats participants aient un droit égal de suffrage ; il est nécessaire aussi que ce conseil dispose des fonds communs Athènes pouvait-elle accepter ces conditions ? Il aurait fallu, pour cela, que l’Ecclésia renonçât volontairement à une large part de son autorité, que la cité victorieuse subordonnât sa politique à la volonté de ceux qu’elle avait tirés de la servitude. Comment un peuple qui venait d’acquérir le droit de se gouverner lui-même et qui était fier de sa puissance aurait-il pu se résigner à cette diminution ? On sait ce qui arriva. Un peu par la faute des insulaires, mais beaucoup par la volonté du peuple athénien, le conseil fédéral fut réduit à rien, Athènes seule eut le gouvernement de la confédération. Quelques cités résistèrent ; elles furent vaincues et durent se soumettre. Il y eut désormais un véritable empire maritime, avec une cité maîtresse, exerçant une autorité presque tyrannique sur des cités sujettes. Athènes, en abusant de son pouvoir, se tendit odieuse à ceux qu’elle appelait ses alliés ; elle les irrita par les tributs qu’elle les obligeait à payer, par des confiscations de terres qui lui permettaient d’établir chez eux, sous le nom de clérouquies, des colonies composées de ses propres citoyens, enfin par ses interventions au profit des partis démocratiques. Elle en vint même à les forcer de soumettre à ses tribunaux bon nombre de leurs procès, pour peu qu’un athénien y fût intéressé. Elle provoqua ainsi de véritables haines. La guerre du Péloponnèse, qui abattit sa puissance, détruisit aussi cet empire. Le siècle suivant vit la fortune d’Athènes se relever, non sans peine, après diverses péripéties. Mais il vit en même temps se former chez elle une démocratie assez différente de celle du siècle précédent. Tandis que l’importance de l’agriculture, comme source de revenus, allait en diminuant, celle de l’industrie et du commerce s’accroissait rapidement. Vers le milieu du siècle, Athènes était devenue le plus grand marché du monde grec. Ses exportations et ses importations y entretenaient un mouvement considérable de capitaux. Elle était le siège des principales maisons de commerce et des banques les plus renommées. Dans ces conditions, il était inévitable que le point de vue mercantile devint prédominant dans la direction des affaires et que l’esprit civique s’affaiblit d’autant. Un des effets de ce changement des sentiments fut que les citoyens s’affranchirent le plus possible du service militaire et que, de plus en plus, on recourut aux armées mercenaires, recrutées par des chefs qui mettaient à prix leurs services. Il est aisé de comprendre combien l’action politique de la cité en fut affaiblie. C’était cependant le temps où elle aurait eu besoin d’être conduite avec le plus de fermeté. Jamais, en effet, la situation de la Grèce n’avait été plus confuse. Au siècle précédent, tout, pour ainsi dire, se résumait dans la rivalité de Sparte et d’Athènes. Maintenant, presque tous les peuples grecs avaient leurs vues propres et leurs ambitions. Dès le début du siècle, une coalition se forme contre l’hégémonie de Sparte. Elle fournit à la Perse l’occasion d’intervenir dans les affaires de la Grèce et cette intervention aboutit, en 386, à la Paix du Roi, qui établit en principe l’autonomie de toutes les cités. Cet émiettement des forces favorise les tentatives ambitieuses et sème la guerre dans toute la nation. Thèbes joue alors un rôle de grande puissance ; elle met en mouvement la Grèce centrale et le Péloponnèse ; elle porte un coup fatal à Sparte, mais elle ne crée rien de Stable. Le Péloponnèse reste divisé. La Thessalie, après être sortie un instant de son isolement, y retombe, incapable d’une véritable et solide union. Athènes, au milieu de ces complications, flotte d’une alliance à l’autre, préoccupée de paix et d’équilibre avant tout. Elle réussit en apparence à reconstituer une confédération maritime, mais cette confédération n’est plus cimentée par un grand intérêt national, et, de nouveau, Athènes, faute d’user des ménagements nécessaires envers ses alliés, les voit se détacher d’elle et finalement est obligée de reconnaître leur pleine indépendance (354). Dès lors, il n’y eut plus en Grèce de puissance capable de fane l’union nationale pour la défense commune. C’était le temps où le roi de Macédoine, Philippe, commençait à manifester ses vues ambitieuses. En moins de vingt ans, il allait réussir à imposer sa domination à tous ces Etats divisés. En somme, si la forme démocratique du gouvernement d’Athènes lui avait été profitable au temps qui suivit les Guerres médiques, il faut reconnaître qu’elle se montra mal appropriée à ses intérêts à partir du moment où elle étendit sa puissance. Ce fut cette extension même qui en mit en vive lumière les défauts essentiels. Le peuple athénien avait voulu être souverain chez lui ; c’était en soi une prétention légitime, à condition que cette souveraineté ne dégénérât pas en pouvoir absolu, car tout pouvoir absolu est tyrannie. Il eut le tort de ne pas se prémunir par ses institutions mêmes contre l’abus de son autorité. En remettant le gouvernement et l’administration à une assemblée populaire affranchie de tout contrôle, en attribuant à cette assemblée des pouvoirs judiciaires, en confiant à des jurys, qui étaient eux aussi de vraies assemblées, le soin d’interpréter les lois et d’en faire l’application aux affaires civiles, en imposant leur juridiction à ses alliés, il s’était exposé, par une confiance excessive en lui-même, à des imprudences, à des abus de pouvoir, à des actes d’irréflexion et à des incohérences de conduite presque inévitables. Condamnée par les conditions générales de la politique du temps à des guerres fréquentes, Athènes n’eut même pas la prudence de consentit du moins, comme le faisait le peuple romain, à se donner en certaines circonstances l’avantage d’une direction plus ferme. Mais, toutes réserves une fois faites sur des défauts évidents, il reste qu’Athènes, pendant une assez longue période de temps, a offert un spectacle d’un haut intérêt : celui d’un Etat formé de citoyens libres, soumis à des lois qu’ils se donnaient à eux-mêmes et, en somme, réalisant entre eux un accord suffisant sur leurs intérêts communs. Désireux de s’éclairer par de libres discussions, ils se sont montrés fréquemment capables de cette sagesse moyenne qui n’est que bien rarement surpassée dans les sociétés humaines. Ajoutons qu’ils eurent le mérite d’unir au sens pratique dont ils ont souvent fait preuve un idéal élevé. Si, dans leur conduite, ils s’en sont écartés plus d’une fois sous l’influence des passions, il faut leur faire honneur cependant d’avoir aimé à s’entendre louer moins pour des succès dus à la force que pour des bienfaits profitables à tous les hommes et pour de beaux exemples de générosité. Et surtout, ce qu’on ne peut ni méconnaître ni oublier, c’est que, dans cette démocratie, grâce en partie à l’excitation qu’elle entretenait dans les esprits, se sont épanouies magnifiquement la poésie, l’éloquence, la philosophie et toutes les formes de l’art dans leur perfection, floraison délicate et puissante d’une des plus belles civilisations dont s’honore l’humanité. IX. — LA VIE POLITIQUE DANS LES AUTRES CITÉS GRECQUES. En dehors d’Athènes, le spectacle de la vie politique dans les autres cités grecques, au Ve et au IVe siècles, n’a rien vraiment que la civilisation grecque puisse revendiquer à son honneur. Il n’y a pas lieu, par suite, de nous y arrêter longuement. Sparte. — Sparte fait exception jusqu’à un certain point par la persistance de ses institutions Si l’on ne considère que le succès des aimes et la puissance politique, le Ve siècle fut pour elle un grand siècle, puisqu’il aboutit à établit son hégémonie en Grèce. Mais, en s’efforçant de rester toujours la même, c’est-à-dire en se refusant de s’accommoder au temps et à tout progrès, elle se condamnait à la décadence. Celle-ci commença pour elle au IVe siècle. Elle ne connut pas, alors, il est vrai, de révolutions proprement dites. Mais ce fut à la condition de se raidit dans ses mœurs et ses coutumes traditionnelles, qui créaient pour elle un danger intérieur toujours menaçant et qui rendaient ses succès au dehors peu durables. Incarnant en quelque sorte le principe oligarchique, elle se fit l’appui des oligarchies et partagea leur impopularité. En voulant imposez ce principe par la force et quelquefois par la perfidie, elle suscita contre elle une opposition de plus en plus forte qui fit la foi tune passagère de Thèbes, vaincue par celle-ci, elle se vit dépouillée de son prestige et réduite à un isolement dont elle ne devait plus sorte. Oligarchies et Démocraties. — Dans les autres cités grecques, pendant ces deux siècles, mais surtout à partir des débuts de la guerre du Péloponnèse, les révolutions se succèdent avec une déplorable fréquence. Presque par tout, deux partis, l’un oligarchique, l’autre démocratique, sont en conflit. Entre eux, il ne s’agit pas de discussions publiques, de simples changements de direction dans la conduite des affames C’est une lutte à mort entre des factions qui visent à s’exterminer mutuellement. Thucydide nous a décrit les fureurs qui se déchaumèrent dans Corcyre au commencement de la guerre entre Sparte et Athènes et il a noté en même temps la perversion morale qui se produisit alors dans toute la Grèce[17]. Au quatrième siècle, les massacres qui ensanglantèrent Argos en 370 montrent assez que les passions étalent partout les mêmes. En fait, nous voyons, dans presque tous les Etats dont l’histoire ne nous est pas inconnue, les révolutions succéder aux révolutions, toutes accompagnées de tuerie, de proscriptions, de ventes de femmes et d’enfants réduits en esclavage. Et, à la suite de ces révolutions, les témoignages du temps nous font voir, en outre, des bandes de bannis errant en Grèce ou à l’étranger, prêts à fournir des armées de mercenaires pour de nouvelles guerres entre les cités. La tyrannie. — Assez souvent, il est vrai, ces luttes civiles, au lieu de se terminer par la victoire d’un parti, aboutissaient à l’usurpation du pouvoir par un tyran. C’est ce qu’on voit se produire en ce temps dans les villes grecques d’Italie et de Sicile, comme dans un certain nombre de celles d’Asie et même de la Grèce propre. Le règne des deux Denys en Sicile en est un des exemples les plus connus ; en Thessalie, celui de Jason et d’Alexandre de Phères ; on en pourrait cites d’autres à Sicyone, à Corinthe, en Messénie, en Achaïe, et ailleurs. Ce serait sortir du cadre de cet ouvrage que d’en faite l’énumération. Toutes ces tyrannies, à peu d’exceptions près, ont d’ailleurs un caractère commun ; issues d’un coup de force, elles s’appuient sur la force et ne se maintiennent que par la défiance, victoires éphémères de quelques ambitieux, dont elles servent uniquement les convoitises égoïstes, elles n’ont aucune place a revendiquer dans une histoire de la civilisation. |
[1] Formule légale, fréquente dans les textes et les inscriptions.
[2] GLOTZ, La Cité grecque, p. 180.
[3] Il en fut ainsi du moins jusque vers 378. A partir de cette date, la présidence de l’Ecclésia fut attribuée à l’épistate d’une commission de neuf membres, appelés proèdres, tirés au sort dans les neuf tribus du Conseil qui n’exerçaient pas à ce moment la prytanie.
[4] ARISTOTE, Rép. des Ath., 45.
[5] ARISTOTE, Rép. des Ath., 43, 3
[6] GLOTZ, La Cité grecque, p. 270.
[7] THUCYDIDE, III, 98.
[8] LYSIAS, contre Andocide, 14.
[9] ARISTOTE, Rép. des Ath., 63.
[10] LYSIAS, contre Epicratès, I.
[11] ARISTOPHANE, Guêpes, 186 et suiv.
[12] C’est du moins l’opinion la plus vraisemblable, bien que les historiens modernes se soient partagés sur ce sujet. Voir GLOTZ, La Cité grecque, p. 202.
[13] THUCYDIDE, II, 37
[14] PLUTARQUE, Périclès, 13, II.
[15] XÉNOPHON, Banquet, IV, 30.
[16] LYSIAS, contre Epicratès, 2 ; c. Nicomachos, 22
[17] THUCYDIDE, III, 82.