I. — COLONISATION DE LA SICILE ET DE L’ITALIE. Troubles et régression produits par l’invasion. — L’invasion dorienne causa dans la Grèce propre un ébranlement prolongé. Durant trois cents ans environ, depuis le commencement du XIe siècle jusqu’à la fin du IXe, tout le pays fut en proie à une confusion que l’histoire ne peut éclaires qu’imparfaitement. Guerres entre les envahisseurs et les anciens possesseurs du sol, guerres entre les États nouveaux qui tendaient à se constituer et se heurtaient les uns les autres. Une telle période ne pouvait contribuer efficacement à la civilisation ; elle menaçait plutôt de la faire totalement disparaître ; elle la fit tout au moins rétrograder. Ce qu’il y avait de meilleur dans le monde achéen profondément bouleversé s’était transporté en Asie, et c’était là, comme on vient de le voir, que la nation grecque avait pu se reconstituer dans une certaine mesure, c’était là qu’elle avait préservé et même développé ses brillantes qualités. En Europe, il lui fallut longtemps pour reprendre le cours normal de sa vie. Ce n’est guète que vers le milieu du VIIIe siècle que se manifesta sa renaissance. Alors seulement apparaît une activité féconde, créatrice de progrès. Expansion coloniale. — La première et la plus importante manifestation de ce renouveau de vie fut l’expansion coloniale qui, dans un espace de temps relativement court, élargit alors singulièrement les limites du monde grec. Elle résulta, il est vrai, en partie du moins, des révolutions qui trop souvent agitaient les cités et déterminaient le départ d’un certain nombre d’habitants ; mais ce ne fut là qu’une cause occasionnelle. La plus puissante était certainement l’accroissement de la population, combiné avec l’esprit d’aventure qui animait une partie de la nation. Le mouvement qui avait déterminé les migrations dans la période précédente se continuait sous une nouvelle foi me. Aux déplacements plus ou moins tumultueux de tribus entières succédaient maintenant des expéditions organisées. Un groupe se constituait autour d’un chef qui inspirait confiance. Un oracle consulté, généralement celui de Delphes, approuvait l’entreprise, désignait souvent le lieu le plus favorable au nouvel établissement, l’encourageait, s’il le jugeait utile. Sur la foi de ses promesses, de nouveaux aventuriers accouraient ; une petite armée se formait avec femmes et enfants ; on s’équipait le mieux qu’on pouvait, et l’on partait vers l’Occident ou vers l’Orient, pour aller fonder une cité nouvelle en pays barbare. C’est ainsi que sur les côtes de l’Adriatique, à partir du VIIIe siècle, Corinthe fonde à Leucade, à Anactorion, à Ambracie, des établissements qui deviennent bien vite pour elle des moyens d’étendre son commerce. Elle occupe l’île de Corcyre, où s’élève une cité qui devait, en grandissant, devenir sa rivale et son ennemie ; pour le moment, elle assurait à ses vaisseaux la route vers l’Italie. En Sicile, elle prend pied à Syracuse ; et voici qu’en moins d’un siècle, la grande île et le rivage méridional de l’Italie voient se multiplier les établissements grecs. Chalcis, l’Achaïe, Mégare, la Locride y envoient leurs colons ; et successivement naissent des cités d’avenir, dont plusieurs essaiment à leur tour ; c’est Naxos, Agrigente, Géla, Catane, Mégare Hyblæa en Sicile ; Tarente, Métaponte, Sybaris, Rhégion, et plus loin Cumes, Elée Naples en Italie, sans parler de la colonie phocéenne de Marseille, établie en Gaule, près des bouches du Rhône, future métropole, elle aussi, de mainte cité. Dans le même temps, un mouvement analogue a lieu vers l’Est. Chalcis occupe la presqu’île thrace et y constitue tout un groupe de colonies qui valent à cette région le nom de Chalcidique Sur le Bosphore, Mégare fonde Chalcédoine, Périnthe, Byzance, maîtresses désormais du détroit. Athènes enfin, au via siècle, prend pied dans la Chersonnèse de Thrace. Ainsi, dans les parages orientaux, la colonisation de la Grèce propre se rencontrait avec celle des villes grecques d’Asie dont il a été question plus haut. Rien ne peut donner une plus juste idée de la vitalité puissante de la Grèce entre le VIIIe siècle et le VIe que cet essor merveilleux, qui développait à la fois son commerce et sa civilisation. Pénétrant ainsi de tout côté chez des peuples moins avancés, elle les imprégnait de son esprit, en même temps qu’elle nouait avec eux des relations profitables. Et, pour elle-même, ces établissements lointains devenaient de nouveaux foyers de culture, dont nous aurons plus d’une fois à signaler l’importance. Stésichore. — Nous aurons notamment à exposer plus loin ce que la philosophie grecque a dû à cette Grèce d’Occident. Disons dès à présent qu’elle donna aussi naissance à une foi me nouvelle de poésie. C’est en Sicile, en effet, à Himère, que vers le début du VIe siècle, le génie du dorien Stésichore créait un genre intermédiaire, pour ainsi dire, entre le lyrisme et l’épopée. Empruntant à l’épopée, principalement aux récits attribués à Hésiode, les légendes des héros, il en fit le sujet de ses compositions chorales. Ce qui nous en leste est bien peu de chose, mais les témoignages anciens ne permettent pas de douter que ce Grec de Sicile n’ait été un gland poète, Et les succès qu’il obtint prouvent clairement que les belles couvres de la pensée et de l’imagination n’étaient pas moins goûtées dans ces colonies que dans la Grèce propre, Révolutions et institutions. — En Sicile comme en Italie, les colons venus de Grèce n’avaient pas seulement occupé certains points des côtes ; ils avaient aussi conquis, autour de leurs villes neuves, des territoires qu’ils faisaient exploiter le plus souvent par d’anciens habitants du pays, réduits à une condition inférieure. C’étaient donc des aristocraties de grands propriétaires qui y prédominaient à l’origine. S’il y eut, quelque temps, des rois dans certaines de ces cités, leurs pouvoirs fuient bientôt restreints ou abolis au profit de ces puissantes oligarchies. Mais le commerce maritime, par ses progrès rapides, ne pouvait manquer de créer des conditions de vie nouvelle. On vit se former, autour des grandes familles, une population toujours croissante de marchands, de marins, de pêcheurs, d’artisans, d’ouvriers, qui supportaient mal leurs privilèges. Par là l’occasion fut donnée à quelques membres ambitieux de l’aristocratie d’ameuter les mécontents, de se mettre à leur tête et de s’emparer du pouvoir par la force. Ainsi naquit la forme de gouvernement que les Grecs appelaient la tyrannie et qui était pour eux le pouvoir absolu aux mains d’un seul, quel qu’en fût d’ailleurs le caractère. Au VIe siècle, presque toutes les colonies de la Grèce occidentale subirent des révolutions de ce genre ; presque toutes eurent pour chefs des tyrans, la plupart éphémères, quelques-uns assez habiles ou assez heureux pour transmettre leur puissance et leur titre à leurs enfants. Il y en eut qui laissèrent une réputation de cruauté, peut-être exagérée, comme le célèbre Phalaris d’Agrigente. D’autres rendirent de réels services en qualité de chefs militaires dans les luttes que leurs compatriotes eurent à soutenir contre les Carthaginois en Sicile, contre les Italiotes dans la Grande Grèce. D’ailleurs, les villes grecques elles-mêmes étaient divisées par des intérêts et des passions qui les arisaient souvent les unes contre les autres. Ces conflits aussi favorisaient l’ambition des généraux : plus d’un tyran fut un chef d’armée victorieux. Toutefois, il y eut des cités qui surent se préserver de la tyrannie, ou qui, l’ayant renversée, s’honorèrent par de sages législations. Les Locriens d’Italie eurent pour législateur Zaleucos au VIe siècle et les gens de Catane le célèbre Charondas, vers le même temps. Leurs lois rie nous sont guère connues ; mais nous n’avons aucune raison de mettre en doute la valeur des éloges que les anciens leur ont décernés, Par ces lois, comme par la poésie, la philosophie et les arts, cette Grèce d’Occident a contribué à l’œuvre commune de la civilisation hellénique. II. — CHANGEMENTS SURVENUS DANS LA GRÈCE PROPRE. Formation de groupements ethniques. — Revenons maintenant à la Grèce propre et voyons les principaux changements qui s’y étaient produits, ceux du moins qui devaient avoir d’importantes conséquences. Et tout d’abord, nous remarquons qu’aux nombreuses et mouvantes principautés achéennes s’étaient substituées, sinon des États au sens moderne du mot, du moins des groupements de tribus ou de cités, qui ne devaient plus guète subir désormais d’importantes modifications. Ce qui les caractérise, c’est que chacun d’eux porte un nom collectif qui n’appartient qu’à lui et qui atteste chez tous ses membres le sentiment d’une origine commune. Bien peu de ces groupements d’ailleurs réussirent à se donner une véritable unité politique ; il n’y aura guère, au cinquième siècle et même au quatrième, que l’Attique et la Laconie, plus tardivement la Béotie et passagèrement la Thessalie, qui feront vraiment figure d’États unifiés. Dans tout le reste de la Grèce, ces noms collectifs ne recouvrent en réalité que des individualités urbaines, formant autant de petites communautés distinctes, chacune cantonnée dans un étroit territoire et très attachée à son autonomie. A défaut d’un lien fédéral — qui n’existe que rarement — ce qui les unit, c’est le sentiment d’une parenté attestée par le dialecte, par des souvenirs historiques ou légendaires ; c’est quelquefois un culte local auxquels tous participent ; c’est plus encore, mais passagèrement, la conscience d’intérêts communs. En fait, rien de tout cela n’empêche ces cités de se battre les unes contre les autres, de chercher à se dominer mutuellement et de recourir dans ce dessein à des alliances extérieures. Dans ces conditions, la plupart de ces semblants à États ne possèdent guère qu’une apparence d’unité sujette à se détendre ou à se resserrer selon les circonstances. Ce sont autant de proies offertes aux plus puissants. A ces distinctions originelles vont s’ajouter les divisions politiques qui accentueront leur particularisme. Il résultera de là une diversité qui s’opposera longtemps à l’unité de la civilisation grecque et qui ne l’enrichira un jour qu’en s’absorbant peu à peu dans une de ses formes devenue prédominante. Développement de la vie urbaine. — Le développement de la vie urbaine est un autre fait caractéristique du même temps, La vieille cité achéenne était une forteresse, l’habitation d’une famille royale, autour de laquelle se groupaient ceux qui vivaient dans sa dépendance ou sous sa protection ; population rustique, attachée presque tout entière à l’exploitation du sol. Lorsque l’ordre se rétablit en Grèce après la période d’invasion, des formes nouvelles d’activité se produisirent. Le développement de l’industrie, le besoin des produits étrangers, l’expansion coloniale provoquèrent un mouvement d’échanges tout nouveau. Enfin se formèrent d’importantes agglomérations urbaines, qui tendirent à se rapprocher de la mer, comme l’a remarqué Thucydide[1]. D’anciennes villes furent reliées par des routes à des ports aménagés à proximité, d’autres furent fondées sur le rivage même ou à peu de distance, notamment la plupart des cités grecques de Sicile et d’Italie. Celles de l’intérieur purent, elles aussi, un accroissement devenu nécessaire. Il s’y forma des populations uniquement urbaines, bien différentes des paysans par l’esprit et par les mœurs. Ainsi rapprochés les uns des autres, les hommes perçurent plus vivement les inégalités sociales et les ressentirent avec plus de force. Ceux pour qui la vie était dure eurent plus de facilite pour mettre en commun leurs revendications, ils se vient plus capables de les fane valoir. Par là, le développement de la vie urbaine qui, à d’autres égards, était favorable au progrès de la civilisation, comme nous le verrons plus loin, devint aussi pour elle un danger. La ville fut le foyer où s’allumèrent les guerres civiles. Les révolutions. — La fréquence des révolutions est en effet un autre trait caractéristique de cette même période. Aux royautés achéennes détruites par les envahisseurs avaient succédé presque par tout dé nouvelles royautés, celles des chefs conquérants. En général, elles durèrent peu. Ce qui s’était passé dans la Grèce d’Asie, en Sicile et en Italie se reproduisit dans la Grèce d’Europe. Ces royautés furent ou renversées ou dépossédées peu à peu de toute puissance effective et réduites à un titre purement honorifique par les chefs des familles nobles, auxquels s’adjoignirent parfais les membres d’une aristocratie d’argent, gens d’affaires enrichis. De monarchiques, les gouvernements de beaucoup de cités devinrent ainsi oligarchiques. Puis, presque partout, de ces oligarchies se détachèrent quelques ambitieux, qui, pour dominer, s’associèrent aux revendications des classes populaires, les excitèrent même et réussirent, par surprise ou par force, à s’emparer du pouvoir avec l’assentiment du grand nombre ; ils l’exercèrent arbitrairement. La tyrannie s’établit ainsi dans plusieurs États de la Grèce propre comme elle s’était établie dans les colonies d’Orient et d’Occident. Il y eut, en somme, dans ces révolutions, une sorte d’enchaînement logique et comme une loi de succession, qui a été notée plus tard par Platon et par Aristote, non sans quelque excès de ligueur, mais qui pourtant ne doit pas être méconnue. Ces discordes civiles, malheureusement, ne prisent pas fin avec les progrès de la civilisation. Là, même où elles semblèrent s’être apaisées, elles laissèrent des ressentiments ou des espérances qui devinrent l’aliment des factions et qui demeurèrent dans les cités grecques, au plus beau temps de leur histone, la cause de douloureuses et funestes agitations. Mais à travers ces révolutions et malgré les diversités signalées ci-dessus, il est incontestable que c’est entre le villa siècle et la fin du VIe que s’est élaborée la brillante civilisation des Ve et ive siècles. Nous devons montres maintenant quels peuples de la Grèce y ont principalement contribué et quelle a été, dans cette œuvre commune, la part vraiment utile de chacun d’eux. III. — LA GRÈCE CENTRALE. Choix à faire. — Si nous laissons de côté les populations de l’Acarnanie, de l’Étolie et les montagnards du Pinde qui demeurèrent longtemps plus ou moins rudes et incultes, les groupements de la Grèce centrale qui figurent alors dans l’histoire sont la Thessalie, les Locrides, la Phocide, la Béotie et l’Eubée. L’Attique doit être réservée pour être considérée à part. La Thessalie. — Le rôle de la Thessalie, au point de vue de la civilisation de ce temps, est à peu près négligeable. Nous y voyons de grandes familles princières, les Aleuades, les Scopades, fortement établies dans quelques villes, à Larissa, à Cranon, à Pharsale, et au-dessous d’elles, une aristocratie de grands propriétaires, dont les domaines sont mis en valeur par la classe plus ou moins asservie des Pénestes. Amis du luxe, ces riches Thessaliens ne sont indifférents à rien de ce qui peut leur procurer du plaisir. Ils accueillent avec faveur les aitiste5, les poètes en renom, ils reçoivent du dehors tout ce qui lette de l’éclat, mais ils ne produisent lien par eux-mêmes. La Phocide et Delphes. — La Phocide, qui possède sur son territoire le sanctuaire de Delphes, a par là même une tout autre importance. A un antique oracle de la Terre, s’était substitué sur le Parnasse le culte d’Apollon et à ce culte s’était ajouté celui de Dionysos. Un passage de l’Iliade fait allusion déjà aux richesses accumulées en dedans du seuil de pierre qui sans doute, marquait alors l’entrée de l’enceinte consacrée au dieu[2]. Au VIIe siècle, sa renommée s’étendait au delà des limites du monde grec ; elle allait sans cesse en grandis sont, Delphes recevait les offrandes somptueuses des lois de Lydie, d’un Gygès, d’un Crésus ; celles des peuples grecs y affluaient. Le premier temple fut incendié au VIe siècle, on en reconstruisit un second à grands frais. Des jeux, qui comptaient parmi les plus renommés, étaient célébrés là tous les quatre ans. Nous en parlerons plus loin ainsi que de l’Amphictyonie qui en assurait la perpétuité, et qui avait la garde du temple. Ce qui nous intéresse pour le moment, c’est le rôle civilisateur de l’Apollon delphien. Sans l’exagérer, comme on l’a fait quelquefois, il est impossible d’en méconnaître la valeur. Les oracles de la Pythie avaient pour interprètes des prêtres qui, naturellement, les marquaient de leur esprit. On a vu plus haut combien ils servaient utilement l’expansion coloniale. Consultés sur toutes les affaires publiques et par conséquent obligés de s’en informer constamment, ils avaient le moyen d’exercer dans les conflits entre les peuples grecs une influence modératrice ; en fait, ils ont pu prévenir parfois des entreprises nuisibles, lorsque leur intérêt personnel n’était pas en leu ; ils ont pu surtout confirmer par leur autorité des mesures utiles, sanctionner de bonnes lois, contribuer à rétablir le calme après des troubles civils. Mais pour exercer un arbitrage impartial, il aurait fallu qu’ils fussent pleinement indépendants. Ils ne l’étaient pas. Obligés de s’appuyer sur les plus forts et, en tout cas, de les ménager, ils n’ont pu, en beaucoup de circonstances, se défendre de calculs intéressés. En revanche, dans les consultations privées, qui étaient en somme les plus nombreuses, il se devaient à eux-mêmes, comme représentants d’une pensée divine, de préconiser la modération, le respect du serment, l’observation de la justice. La formule delphique : Connais-toi toi-même, c’est-à-dire : Ne prétends pas t’élever au-dessus de la condition humaine, résume sans doute assez bien l’esprit général de leurs réponses. Assurément elles ne constituaient pas un enseignement moral ni religieux à proprement parler. Mais c’étaient tout de même des leçons de circonstance qui pouvaient être profitables. La Béotie, la Locride et l’Eubée. — La Béotie était également, vers la fin du VIIIe siècle, une des régions de la Grèce où se révélaient de sérieuses promesses d’avenir. Sur ce point, nous sommes renseignes principalement par les œuvres du poète Hésiode et par celles qui s’y rattachent. Elles nous font voir que ce pays, d’où était partie, trois siècles auparavant, une importante émigration éolienne vers l’Asie, n’avait pas rompu ses relations avec ces anciens émigrants et qu’il recevait d’eux maintenant le bénéfice de leur culture, si supérieure à celle de la Grèce centrale. Hésiode nous apprend, en effet, que son père, un Éolien d’Asie, avait abandonné sa ville natale de Kyme pour revenu ait pays de ses ancêtres, en Béotie. Fixé à Ascra, au pied de l’Hélicon, il y avait laissé à ses deux fils, Hésiode et Persès, lorsqu’il mourut, un domaine rural de médiocre étendue qu’ils se partagèrent. Ce partage ne satisfit point Persès. Ses déclamations furent portées par lui devant un tribunal d’arbitrage, où siégeaient sans doute quelques-uns de ceux qu’Hésiode, dans ses vers, appelle les rois. Son poème, intitulé les Travaux et les Jours, nous montre en action ces roitelets béotiens qui étaient alors puissants dans la région de Thespies comme dans le reste du pays, Le poète leur reproche âprement leur vénalité. A son frère, il fait honte de sa paresse, de son goût pour la chicane, et il tente de le convertir à la vie laborieuse, dont il montre la nécessité et dont il exalte les mérites. C’est tout le poème, satire, semonce et leçon tout à la fois ; car la principale partie est un corps de préceptes à l’usage des petits cultivateurs qui apparemment formaient alors le gros de la population béotienne. Pour eux, la vie était duce ; elle apparaît à Hésiode sous un sombre aspect. Les âges heureux sont loin dans le passé ; le siècle présent est l’âge de fer : Des peines sans nombre, s’écrie-t-il, errent au milieu des hommes ; la terre est pleine de maux, la mer en est pleine[3]. Mais le pessimisme, chez lui, n’abat pas le courage ; il l’excite au contraire ; et c’est là une des choses qui font la haute valeur de son œuvre, riche d’ailleurs en recommandations pratiques. Son laboureur, qui évidemment n’est autre que lui-même, n’a qu’une charrue, simple araire fabriquée de es propres mains ; pour la tirer, un seul bœuf de labour pour serviteur, unique aussi, l’assiste et peine avec lui. Sa femme, de son côté, travaille au logis ; c’est elle qui file le lin ou la laine, elle qui tisse l’étoffe pour les vêtements et prépare la nourriture. Aucune saison, aucun moment de l’année n’est perdu. Depuis le temps du labour et des semailles jusqu’à celui de la récolte, le détail des opérations à faire est prévu, catalogué. La parcimonie est extrême. Pauvre nourriture soigneusement mesurée, les tranches de pain sont comptées On comprend que les bouches à nourrir le soient aussi. Hésiode estime que son campagnard ne dort pas avoir plus d’un fils. Cette existence si étroite est elle donc absolument dénuée de joie ? Ce n’est pas l’impression que laisse en somme ce poème austère. Il n’a, dans cette année laborieuse, des moments de détente. La moisson et la vendange sont jours de fête. Lorsqu’elles ont été bonnes, toute la maisonnée se donne du bon temps. On se repose à l’ombre, on se réjouit à boise fiais près du ruisseau, on cause gaiement. Le tableau que le poète trace de ces instants de bonheur rustique est charmant[4]. D’ailleurs, on devine chez lui une autre satisfaction plus durable et d’un ordre plus élevé. C’est celle de l’homme qui sait et qui aime son métier, qui a conscience de bien faire et qui se complaît dans son expérience. Observateur attentif de la nature, il l’épie en quelque sorte constamment ; il interprète sûrement toutes les indications qu’elle lui fournit, il en profite et il enseigne aux antres à en profiter. On trouve dans son poème l’ébauche d’une science agricole qui n’est pas sans valeur. Disons en outre qu’il est animé d’un sentiment religieux et plein d’une conception de la justice qui lui confèrent une véritable beauté morale. Nous aurons à revenir plus loin sur ce point. Voilà la preuve que la Béotie, en ce temps, se laissait pénétrer par l’influence de la poésie venue d’Ionie et ne restait aucunement étrangère au mouvement général des idées. D’ailleurs ce poème des Travaux n’est pas isolé. L’œuvre hésiodique en comprend plusieurs autres, dont nous aurons à parler en leur lieu. Il y a plus. Les muses qu’invoque Hésiode sont les muses de Piérie, c’est-à-dire de Thrace, mais nous voyons dans son poème qu’elles habitent l’Hélicon, voisin d’Ascra et de Thespies, et Strabon nous apprend qu’elles avaient là un sanctuaire[5]. L’Hélicon et la source voisine, l’Hippocrène, étaient donc alors un foyer de poésie, Ce qui le prouve d’ailleurs, c’est que ce poète béotien s’exprime à pets de chose près dans la langue ionienne d’Homère, bien qu’il s’adresse aux gens de son pays, à des Béotiens. Nous devons en conclure que l’épopée ionienne y était récitée et bien connue. Jusqu’où s’étendait son influence ? D’une part, la légende d’Hésiode le met en relation avec le pays des Locriens Ozoles et, parmi les poèmes que l’antiquité rattachait à la tradition littéraire dont elle le considérait comme le principal représentant, on citait les Chants de Nauparte. Ainsi cette région n’était pas étrangère non plus au goût des vieux souvenirs évoqués par la poésie. D’autre part, le poète des Travaux nous parle d’un concours poétique qui avait eu lieu à Chalcis, en Eubée, aux funérailles d’Amphidamas, concours où il obtint gomme prix un trépied qu’il consacra aux muses de l’Hélicon[6]. C’est dire que les princes de l’Eubée, eux aussi, appelaient à eux les poètes et se faisaient honneur de les récompenser. En fait, nous voyons que la poésie ionienne, transportée dans la Grèce centrale, avait un foyer en Béotie et qu’elle rayonnait de là sur les régions voisines. Ceci se rapporte aux VIIIe et VIIe siècles. Au VIe siècle, quand la poésie épique cède partout le premier rang au lyrisme, la Béotie est une des Légions où celui-ci se manifeste avec éclat. Vers la fin de ce siècle, Corinna, de Tanagra et Myrtis d’Anthédon se signalent en ce genre par des compositions où elles se servent de leur dialecte local ; et c’est le temps où naît à Thèbes, Pindare, dont l’œuvre Sera un des plus beaux titres littéraires de la période suivante, IV. — SPARTE ET LE PÉLOPONNÈSE. Caractère et rôle de Sparte. — Si maintenant, de la Grèce centrale, nous passons dans le Péloponnèse, c’est Sparte évidemment qui doit tout d’abord attirer notre attention. Car elle est la grande cité dorienne, à l’influence de laquelle aucune des populations péloponnésiennes n’échappe complètement. Aucun peuple grec n’a déployé plus d’énergie ni fait preuve de plus de constance et de force morale, mais aucun non plus n’a plus nui à l’unification de la nation. Sparte a honoré la Grèce par d’éclatants exemples d’héroïsme, de discipline volontaire, de dévouement au devoir, et cependant elle a été, en saison de son intolérance et de l’étroitesse de ses vues, une des causes de sa ruine. Paradoxe apparent, qui s’explique par l’étrangeté de son organisation et de ses mœurs. Organisation politique. — Née d’une conquête, la cité spartiate, faute d’avoir pu ou voulu s’assimiler les vaincus, ne sur lamais déposer les armes ; elle resta toujours une armée d’occupation en territoire ennemi. Pour surveiller ceux qu’elle avait asservis, pour les maintenir dans l’obéissance par la crainte, elle dut être constamment sur le qui-vive. Non seulement elle se fit une loi d’exclure de toute participation au gouvernement quiconque n’était pas de la race conquérante, mais encore, elle sentit la nécessité de s’imposer à elle-même une règle qui tenait perpétuellement ses citoyens dans la plus étroite union, en les assujettissant à une discipline inflexible et à des exercices quotidiens. C’était là pour elle une nécessité vitale. La cité fut organisée à l’image d’un camp. Sa constitution, qu’elle attribuait à un législateur à demi légendaire du nom de Lycurgue, avait pris, dès le VIIIe siècle, sa forme à peu près définitive. Au sommet, une royauté héréditaire, partagée entre deux rois, issus de deux lignées distinctes. Chefs de l’armée et investis en temps de guerre d’un pouvoir absolu, ces lois n’avaient dans la vie civile qu’une autorité restreinte. A côté d’eux était un conseil de gouvernement, composé de vingt-huit gérontes. Agés de plus de soixante ans, qui, élus par l’assemblée des citoyens, n’étaient, une fois nommés, ni révocables ni astreints à rendre des comptes. C’étaient eux, en fait, qui administraient la cité. En théorie, il est vrai, le pouvoir souverain appartenait à l’Assemblée du peuple ou apella, à laquelle prenaient paît tous les citoyens figés de plus de trente ans ; mais cette assemblée ne se réunissait que sur la convocation des rois ; réunie, elle ne délibérait pas ; son rôle se bornait à élire les nouveaux gérontes par acclamations, à approuver ou à désapprouver par des cris les propositions qui lui étaient soumises. A ces trois pouvoirs coordonnés s’était ajouté très anciennement celui des cinq Ephores, magistrats élus également pat l’Assemblée du peuple et investis non seulement de pouvoirs judiciaires, mais aussi d’une autorité de surveillance et de contrôle assez mal définie, qui, peu à peu, les rendit à peu près maîtres du gouvernement. C’était en somme une oligarchie d’un caractère militaire, qui tendait à concentrer le pouvoir dans quelques mains. Le même esprit se manifestait en tout. Partout prévalait un même principe, subordination rigoureuse et sans réserve de l’individu à l’État ; droit absolu pour celui-ci de tout régler en vue de l’intérêt public, jusqu’à la vie privée. Soucieuse de prévenir les rivalités et les discordes, la cité s’efforça de créer entre les citoyens l’égalité, non seulement des droits, mais des fortunes. Elle crut y réussir par la répartition de lots de terres égaux, par l’institution de repas communs obligatoires (syssities), par l’emploi d’une lourde monnaie, qui se prêtait aussi mal que possible à la circulation, enfin par une éducation commune imposée à tous les enfants et que réglaient souverainement les pouvoirs publics. Façonné durement à l’obéissance dès le premier âge, endurci par de rudes exercices, entraîné à la marche, à la course, au maniement des armes, le jeune Spartiate ne dut avoir d’autre passion que le patriotisme et l’honneur militaire. Lacédémone parvint ainsi, il faut le reconnaître, à engendrer chez les siens une force morale exceptionnelle et un esprit de coopération, qui, joint à l’expérience du métier militaire, la rendit longtemps supérieure sur les champs de bataille à la plupart des autres cités grecques. Et dans l’ordre des vertus qu’elle estimait le plus, elle donna de magnifiques exemples. Mais ces institutions, qui faisaient violence à la nature et méconnaissaient la force des choses, ne pouvaient être maintenues artificiellement qu’à la condition d’écarter les influences étrangères. Sparte dut s’enfermer en elle-même et se condamner à l’isolement. Elle fut inhospitalière par principe. Nous en montrerons plus loin les conséquences. Manifestations religieuses et artistiques. — Du VIIIe siècle au VIIe, sa vitalité puissante se manifesta avec éclat pat la conquête de la Messénie, et par le prestige de ses armes, qui groupa autour d’elle en un système d’alliances presque tous les Etais du Péloponnèse. Elle fut même un foyer de poésie, Nulle cité, en effet, ne se prêtait mieux aux créations artistiques du chant et de la danse qui exigent des sentiments communs et des mouvements concertés ; nulle part, les cérémonies religieuses n’étaient plus en honneur. La poésie chorale y trouva les conditions les plus favorables à son essor. Les témoignages anciens nous parlent de l’Influence qu’y exerça, au début du VIIe siècle, le Crétois Thalétas, un des premiers maîtres de cet art nouveau[7]. Un autre poète du même temps, Terpandre de Lesbos, n’y trouva pas un moins favorable accueil, si nous en lugeons par un fragment dans lequel il vante Sparte comme la cité où florissaient également la valeur militaire et la mélodie chère à la muse[8]. Plutarque, dans sa Vie de Lycurgue décrit sommairement les fêtes où des chœurs d’enfants, d’hommes et de vieillards manifestaient à l’envi, avec une sorte d’émulation, l’union profonde de la cité entière dans les mêmes sentiments d’honneur et de dévouement à la patrie[9]. Les jeunes filles elles-mêmes, soumises à une discipline qui s’inspirait du même esprit, avaient leurs fêtes et leurs poètes. Alcman, dont la tradition a fait un Lydien, ruais qui semble bien avoir été un Spartiate, excellait à composer pour elles des poèmes appelés Parthénées. Des fragments importants d’une de ses compositions nous font sentir encore avec quelle vivacité et quelle grâce, avec quelle hardiesse piquante aussi, il savait exprimer leurs sentiments et les siens[10]. Le poète Tyrtée. — Rivalisant avec cette poésie chorale, dorienne d’origine et de langage, l’élégie ionienne pénétrait vers le même temps à Sparte, en y prenant d’ailleurs le ton approprié à son esprit. Ce fut le poète Tyrtée — probablement lacédémonien lui aussi et non athénien, comme le voudrait une invraisemblable légende — qui sur l’adapter aux mœurs et aux sentiments de ses concitoyens. Ses poèmes nous transportent à l’époque de la seconde guerre de Messénie, vers 650. Quelques-uns exaltent en de beaux vers, d’un accent mêle et patriotique, les souvenirs des luttes récentes ; ils traduisent poétiquement ce qui devait se dire dans des syssities où les convives se rappelaient mutuellement les belles actions des plus braves, où l’on se confirmait dans le sentiment du devon ; avec quel accent ils flétrissaient ceux qui faiblissaient devant le danger ou songeaient à s’y dérober ! Il est beau de mourir en brave, frappé au premier sang, en combattant pour son pays Abandonner sa ville et ses bonnes terres pour aller mendier à l’étranger, quelle misère ! et puis, errer avec une mère et un vieux pèle, avec de petits enfants et une jeune femme ! Talonné par le besoin et par l’odieuse pauvreté, le vagabond est détesté de tous ceux qu’il vient implorer Il déshonore sa race, il dément la noblesse de son aspect, tout en lui est honte et infamie Donc, si pour l’homme sans domicile il n’y a plus ni estime, ni respect, ni attention, ni pitié, combattons, nous, avec courage pour notre terre et pour nos enfants et mourons sans souci d’épargner notre vie[11]. D’autres morceaux du même poète exposent les lois du pays, rappellent qu’elles ont été dictées ou sanctionnées par le dieu de Pytho, font valoir le bel ordre qu’elles ont institué dans la cité, en commentent la signification politique et morale. C’est un maître de sagesse et de discipline que nous entendons, mais il ne parle que pour son peuple. Et ceci s’applique également à Alcman, probablement même à Thalétas. La poésie de Sparte n’est pas une poésie universelle ; elle ne l’est du moins qu’à un faible degré ; elle ne contient d’universel que ce fond de sentiments humains qui se retrouve nécessairement dans toute poésie destinée à agir sur des hommes. Ce qui lui donne sa couleur et sa force, c’est ce qu’elle a de particulier, ce qui est en elle spécifiquement lacédémonien. Particularisme de Sparte. — Ainsi cette poésie même fait ressortir vivement le caractère singulier de cette communauté où ceux qui s’appelaient hommes libres et citoyens ne disposaient librement ni de leurs biens, ni de leurs familles, ni de leurs propres personnes, où la vie était ascétisme perpétuel, abandon volontaire de soi-même à une loi représentée par quelques magistrats, où l’État enfin était en réalité le seul maître et le plus dur des maîtres, et où, cependant, nulle protestation ne se faisait entendre, la contrainte étant aimée là autant que la liberté l’était ailleurs. Evidemment une telle cité ne pouvait se fondre dans une nation animée d’un tout autre esprit. Elle était essentiellement inassimilable. Et, d’autre part, elle était incapable d’imposer à toute la Grèce sa domination ; il aurait fallu pour y réussie qu’elle lui fit acceptes Ses principes, ce qui était manifestement impossible. L’histoire en est la plus éclatante démonstration. Lorsque Sparte, par sa puissance militaire, a semblé prête à saisir la suprématie, elle a provoqué partout la révolte. Il ne pouvait en être autrement. Ou bien ceux des siens à qui elle déléguait son autorité restaient fidèles à ses principes, et, en ce cas, ils se rendaient intolérables ; ou bien, éloignés de leur milieu, ils dégénéraient plus ou moins, et alors c’était elle qui les condamnait. Ainsi se justifie ce qui a été dit plus haut. Impuissante à réaliser l’union nationale, Sparte a empêché que d’autres ne la fissent. Toutefois, dans le Péloponnèse, où elle ne rencontrait pas d’adversaires capables de la refouler d’une manière durable, elle exerça une profonde influence. Non seulement elle y créa un système d’alliances qui accrut sa force propre, mais encore elle y maintint la prédominance de l’esprit dorien, conservateur et oligarchique. C’est même par son action surtout que l’opposition entre Doriens et Ioniens prit dès le VIe siècle une valeur qu’elle n’aurait jamais eue probablement si Sparte n’avait pas existé. C’est donc bien à elle qu’il faut imputer d’avoir été une des causes principales de cette division funeste, qui prépara la ruine de l’indépendance nationale. Reconnaissons d’ailleurs que, pour un temps au moins, sa politique étrangère, si dénuée qu’elle fût d’inspiration libérale, se montra libératrice à l’égard des tyrannies locales qui avaient succédé à l’oligarchie dans un assez grand nombre de cités au cours du VIIe et du VIe siècle. Dominée par la conception d’une subordination absolue des intérêts individuels à l’intérêt public, elle devait être l’ennemie naturelle d’une foi me de gouvernement fondée sur la prédominance égoïste d’un individu ou d’une famille. Pour un Spartiate, la tyrannie était en elle-même une absurdité et comme un défi insolent à la morale civique. D’ailleurs, il lui paraissait, non sans raison, qu’une alliance avec un pouvoir instable, dépendant des intérêts passagers ou des volontés arbitraires d’un homme, était une alliance sans garantie. Sparte fut donc par vocation la destructrice des tyrans. En cela du moins, elle joua un rôle qui ne fut pas inutile au progrès de la civilisation, IV. — AUTRES ÉTATS DU PÉLOPONNÈSE. Parmi les autres États du Péloponnèse, ni la Messénie, ni l’Arcadie, ni l’Achaïe, ni l’Élide n’intéressent vraiment notre étude. La Messénie, dès le VIIe siècle, n’est plus qu’une dépendance de Lacédémone ; l’Arcadie, confinée dans ses montagnes, ne songe qu’à préserver sa liberté et se mêle le moins qu’elle peut à la politique générale ; l’Achaïe, sans unité, saxes cohésion, vit assez obscurément du travail de ses paysans et du commerce de ses marins ; l’Elide ne joue qu’accidentellement un rôle politique, toujours secondaire ; son principal titre à l’attention, ce sont les jeux Olympiques, dont nous parlerons ailleurs. Les seules cités à considérer après Sparte, sont Argos, Corinthe, Sicyone, Égine et Mégare. L’Argolide. — L’histoire de l’Argolide est obscure, La conquête dorienne ne semble pas y avoir réduit l’ancienne population à un asservissement aussi général qu’elle le fit en Laconie. Aux trois tribus doriennes s’en ajouta une quatrième, ou prirent place sans doute des éléments ioniens. Une fédération s’établit entre les cités argiennes, entre lesquelles Argos eut la primauté. Quelle était précisément la nature de ce lien fédéral ? Il est probable qu’il fut tantôt plus étroit, tantôt plus lâche, selon les temps, L’un des rois argiens, Pheidon, sur la date duquel il y a de notables divergences, mais dont le règne peut être situé sans invraisemblance vers la fin du VIIIe siècle, parait avoir joui d’une réelle puissance, s’il est vrai qu’il ait imposé sa volonté jusqu’en Élide. On lui attribue l’introduction en Argolide de la monnaie et d’un système de poids et de mesures, ce qui donnerait à penser que le mouvement des échanges commerciaux y était alors important. Mais cette puissance, en tout cas, ne fut pas de très longue durée. Si le pouvoir royal subsista de nom à Argos, il fut dépouillé de son autorité. Puis la fédération argienne tendit à se dissoudre. Les cités du littoral argien, notamment Epidaure, Trézène, ne reconnaissaient la suprématie d’Argos qu’autant qu’elles y étaient contraintes. Dès qu’elles le pouvaient, elles reprenaient leur autonomie. Enfin, la rivalité d’Argos avec Sparte donna lieu à une suite de guerres dont l’issue fut défavorable à la première de ces deux cités Elle en sortit affaiblie pour longtemps, et n’eut désormais en Grèce qu’une situation de second plan. Dans les arts, au contraire, elle se fit, comme nous le verrons plus loin, une brillante renommée. Corinthe. — Celle de Corinthe est attestée déjà par un passage de l’Iliade[12]. Elle la devait à son commerce. Assise dans une merveilleuse situation, à l’entrée de l’isthme par où le Péloponnèse communique avec la Grèce centrale, elle avait en outre deux ports, qui lui donnaient accès sur deux mers. Par Cenchrées, son port de l’Est, elle fut très anciennement en relations avec la Phénicie, avec la Crète, avec les villes grecques d’Ionie, avec l’Egypte. Par Léchaeon, son port occidental, elle put envoyer ses vaisseaux et ses colons en Epile, en Italie, en Sicile. Devenue ainsi la métropole de cités qui se développèrent rapidement, elle acquit de bonne heure une importance commerciale de premier ordre Ce fut elle, nous dit Thucydide, qui, la première, construisit des navires à trois sangs de rames ou trières[13]. Son industrie n’était pas inférieure à son commerce. Nous aurons à parler ailleurs des vases peints que fabriquaient ses potiers et qu’elle exportait au loin. Ses tapis, ses bronzes ciselés, ses œuvres d’art en tout genre étaient recherchés et demandés partout, en Italie principalement. Cité indépendante et formant à elle seule un État, elle fut gouvernée au VIIIe siècle par une puissante famille, celle des Bacchiades, probablement d’ancienne noblesse, mais engagée à coup sûr dans des entreprises commerciales et industrielles, qui entretenaient sa richesse. Cette dynastie fut renversée en 657 par Kypsélos, qui exerça une autorité sans contrôle et la transmit en 627 à son fils Périandre. La tyrannie de celui-ci dura quarante ans. Celle de son successeur fut courte. En 583, une révolution mit fin à ce règne, au profit d’une oligarchie qui semble avoir usé d’une certaine modération, Sous ces dives gouvernements, la prospérité matérielle de la cite n’eut pas à subir d’éclipse. Ville d’affaires, Corinthe était aussi une ville de luxe et de plaisirs. C’était d’elle qui relevaient les jeux isthmiques, une des grandes solennités de la Grèce. Ce fut pour elle que le poète lesbien Arion organisa au VIIe siècle les premiers chœurs cycliques, un des éléments que la tragédie devait s’approprier plus tard. Ouverte à toutes les influences de l’Orient, la même ville fut aussi une de celles où le culte d’Aphrodite avec son cortège d’hiérodules eut le plus de popularité. Politiquement, Corinthe était prédestinée par ses intérêts commerciaux à devenir une rivale d’Athènes, et, en qualité de cité dorienne, à rechercher contre elle l’appui de Lacédémone. Les Corinthiens seront, au siècle suivant, les promoteurs de la guerre funeste du Péloponnèse. Sicyone. — Sicyone, voisine de Corinthe, mais moins favorisée par sa situation, devint, comme elle, un État indépendant, après s’être affranchie d’Argos. Au VIIe siècle, le pouvoir y était aux mains d’une riche famille, celle des Orthagorides. Son plus célèbre représentant fut le tyran Clisthène. Voulant abolir les souvenirs qui rattachaient encore Sicyone à Argos, il crut bon d’interdite les fêtes qu’on avait gardé l’habitude de célébrer en l’honneur du héros argien Adraste, et il les remplaça d’autorité par des chœurs de chanteurs et de danseurs déguisés en satyres[14] ; innovation manifestement empruntée aux rites dionysiaques. Il voulut sans doute complaire ainsi à une population rustique, auprès de laquelle ces rites étaient en faveur. De ces chœurs, imités de proche en proche, devait naître en Attique au VIe siècle le drame satyrique, destiné à devenir un des éléments des grandes représentations dramatiques d’Athènes. Ne fût-ce qu’à ce titre, Sicyone ne pouvait être omise dans cette revue sommaire. Égine. — Égine, île montagneuse, d’environ 85 kilomètres carrés de surface, dut à sa marine une grande importance. Située dans le golfe Salonique, en face d’Athènes elle la tint longtemps en respect. Ce n’était cependant qu’une colonie d’Epidaure, mais qui, de bonne heure, s’était affranchie de toute dépendance envers sa métropole. Peut-être fit-elle partie de l’Argolide au temps du roi Pherdon. C’est à elle, semble-t-il, qu’il emprunta la monnaie à l’effigie de la tortue qui reçut le nom d’éginétique. La diffusion de cette monnaie est le signe de l’importance que prit Égine, devenue un État autonome. De même que les Corinthiens, les Éginètes participèrent à la fondation de Naucratis en Egypte et ils eurent là des agents d’affaires[15]. D’autre part, leurs marchands allaient chercher dans le Pont les blés que l’île ne fournissait pas et ils en faisaient le commerce. Eux-mêmes travaillaient le bronze ; leur métallurgie approvisionnait leur exploitation. Ville dorienne, de constitution aristocratique, possédant une flotte nombreuse et une population de marins, Égine fut pour Athènes, souvent une ennemie, toujours une rivale redoutable, jusqu’au moment où elle fut contrainte de se soumettre en 455. Mégare. — Le dernier État dorien à mentionner est Mégare. Située dans l’isthme même qui rattache le Péloponnèse à la Grèce centrale, elle en défendait le passage. Mais son importance lui vint surtout de sa marine et de son port de Nisæa sur le golfe salonique. Comme Égine, elle pratiquait largement le commerce avec le Pont. Il a été parlé plus haut de ses deux colonies de Chalcédoine et de Byzance qui la rendaient maîtresse du Bosphore, et de son établissaient en Sicile à Mégare Hyblæa. Toutefois, ce qui nous intéresse le plus dans son histoire, ce sont ses révolutions intérieures. Car les passions qu’elles excitèrent ont eu un éloquent interprète à la fin du VIe siècle en la personne du poète Théognis, et ses vers nous font connaître les sentiments de son parti, qui devaient être, à peu de chose près, ceux des partis oligarchiques dans toutes les cités où régnaient les mêmes divisions. Ces révolutions de Mégare, à vrai dire, ont dû remplir une bonne partie du VIIe siècle et du VIe[16]. Il s’en faut de beaucoup que l’on puisse aujourd’hui en faire l’histoire Deux éléments sont en lutte d’une part de riches propriétaires, sans doute aussi armateurs et commerçants ; de l’autre, des paysans et, à côté d’eux, une plèbe urbaine. A la royauté primitive, succède, comme à l’ordinaire, l’oligarchie ; à l’oligarchie, la tyrannie, appuyée d’abord par le peuple, tant qu’elle le flatte, puis détestée de lui, quand elle s’en défie et s’en fait craindre. Théognis, attaché au parti aristocratique, triomphant avec lui, proscrit avec lui, exhale dans ses élégies destinées sans doute à un cercle d’amis, ses colères et ses haines. Il prie Zeus, il lui demande justice, et sa prière est un cri de vengeance : Zeus, dieu de l’Olympe, fais droit à ma prière, car elle est juste. Accorde-moi, après tant de souffrances, un peu de bien Autant mourir si mes soucis et mes peines ne peuvent avoir de fin, si tu m’infliges le malheur et encore le malheur N’est-ce pas là mon destin ? Nous ne voyons pas se lever le joui de la vengeance, le jour où je pointais châtier ceux qui, par la violence, m’ont pris mes biens. Comme le chien de la fable qui traversait le torrent, j’ai tout perdu dans les eaux soulevées Ah ! si je pouvais boire leur sang ! Si, enfin, s’élançait le dieu secourable qui accomplira ce que mon cœur désire ![17] Ailleurs, s’adressant en imagination à quelque tyran inconnu de nous, qui avait réussi à s’emparer du pouvoir, il jouit de penser qu’il aura en lui un vengeur, il l’invite à écraser de son joug ce peuple qui avait cru trouver en ce maître, maintenant abhorré, un allié et un libérateur : Foule-le donc aux pieds ce peuple insensé, frappe-le de ton aiguillon de fer, combe sa tête sous le poids du joug. Nulle part tu ne trouveras, dans toute l’étendue qu’éclaire le soleil, un autre peuple qui aime autant à servir[18]. A la violence de ce langage, on peut juger de l’état d’exaspération auquel les révolutions avaient amené les partis à Mégare, et sans doute ailleurs, à la fin du VIe siècle. Mais un fait curieux s’est produit dans la destinée de cette œuvre. Comme Théognis s’adressait particulièrement à un jeune ami, une grande partie de ses élégies consistait en conseils. Ces conseils avaient pour objet de lui apprendre comment il devait se conduire à l’égard de ceux que le poète appelait les bons et les méchants, les bons étant ceux de son parti, les méchants ceux du parti adverse. Plus tard, cette signification politique fut oubliée ; on prit les termes de bons et méchants au sens moral ; et ainsi ce poète de faction fut classé parmi les moralistes et ses vers devinrent un livre d’éducation. C’est par son œuvre, grâce à cette confusion, que Mégare peut revendiquer l’honneur d’avoir contribué à la formation de la morale grecque. Accordons-lui ce mérite, sans méconnaître qu’au point de vue politique c’était un de ces petits États dont l’individualité jalouse allait cendre si difficile la formation d’une vie nationale. Tel était, en somme, durant cette période, l’état de choses dans le Péloponnèse. Nous avons dit plus haut ce qu’il était dans la Grèce centrale, comme aussi dans les colonies grecques d’Italie et de Sicile. Il nous reste à parler de la cité à laquelle il était réservé de s’approprier et de développer les plus purs éléments de la civilisation grecque, V. — ATHÈNES JUSQU’À LA FIN DU VIe SIÈCLE. Privilège de l’Attique. — L’Attique eut un double privilège. D’une part, elle réussit, dans ces siècles de préparation, à s’organiser comme Sparte en un véritable État, assez étendu pour posséder une force respectable et des ressources variées, doué pourtant d’une solide unité. D’autre part, si elle eut, comme les autres cités, ses révolutions, celles-ci du moins s’enchaînèrent de façon à réaliser peu à peu un progrès social. C’est ce qu’il faut expliquer brièvement. Formation de l’État athénien. — La population de l’Attique, qui se disait née du sol même qu’elle habitait, parait en réalité s’être formée de plusieurs éléments successifs, sans qu’il y ait eu lamais de conquête à proprement parler. A un élément préhellénique, se mêla, à l’époque achéenne, par immigration, un groupe de langue grecque, grâce auquel, là comme dans le reste de la Grèce, se développa une première civilisation. Cette Attique achéenne fut en relation avec la Crète minoenne à laquelle peut-être elle dut payer quelque temps tribut, et dont, en tout cas, elle subit fortement l’influence. Les ruines dégagées à Athènes même, sur l’Acropole, à Éleusis, à Menidi, à Spata, palais ou tombeaux, attestent que là ont vécu des princes dont l’existence était la même que celle des seigneurs de Mycènes, de Tirynthe et d’Orchomène. Il est certain aussi que les Phéniciens fréquentèrent alors les côtes du pays, pour y pêcher le murex ou pour y faire le commerce. Plus tard, à partir du XIe siècle environ, l’établissement des Doriens dans le Péloponnèse fit refluer vers l’Attique des émigrants qu’une certaine parenté de langue et de coutumes attirait vers ce pays. Ainsi se forma une population mêlée, dans laquelle prévalut l’élément ionien. Plusieurs principautés se partageaient alors le pays. Comment s’opéra la concentration qui fit d’Athènes la capitale d’un État vraiment uni ? La tradition courante, rapportée par Thucydide, l’attribuait à Thésée, c’est-à-dire à un temps antérieur à l’invasion dorienne ; c’était là, une de ces simplifications qui sont fréquentes dans l’histoire grecque. D’autres traditions divergentes et les connaissances acquises de nos jours par l’archéologie démontrent clairement qu’il y eut des luttes prolongées entre ces petites royautés. Éleusis, notamment, tic se laissa pas vaincre sans de longs efforts par les Erechtéides. Toujours est-il qu’Athènes finit par prédominer. Dès le VIIe siècle, l’Attique était unifiée, Abolition de la royauté. — Il n’est pas invraisemblable que cette unification du pays ait contribué à l’abolition de la royauté. Un chef unique était moins nécessaire, lorsque la paix intérieure fut établie. Les chefs des grandes familles, ceux qu’on appelait les Eupatrides, formaient une aristocratie puissante, qui voulut avoir part au gouvernement. Le titre royal fut conservé cependant parce qu’il était lié au culte, mais il fut dépouillé de ses attributions politiques. Le pouvoir passa aux mains de magistrats élus appelés archontes. Il y eut d’abord des archontes à vie ; c’étaient encore presque des rois. Mais, dès 752, l’archontat devint décennal ; il fut annuel à partir de 683. A côté de l’archonte-roi, on créa successivement un archonte polémarque, chef de l’armée, puis un troisième archonte, dit éponyme, chargé du gouvernement civil et de la justice ; celui-ci était en fait le premier en importance ; c’était lui qui donnait son nom à l’année Plus tard, l’organisation des tribunaux exigea la nomination de six autres archontes, chargés de répartir les affaires à juger et de les présider Ce furent les archontes législatifs, dits Thesmothètes. Ainsi fut constitué, dans le cours du vite siècle, le Collège des neuf archontes qui devait rester une des institutions fondamentales de la cité. L’Aréopage. — Le gouvernement ainsi formé appartenait alors à l’aristocratie de naissance. C’était parmi les représentants des grandes et riches familles qu’étaient choisis les archontes. Ils avaient pour les assister un conseil, l’Aréopage, ainsi nommé parce qu’il siégeait sur la colline consacrée art dieu Arès. Renouvelé sans cesse par l’accession des anciens archontes, qui y prenaient place en sot tant de charge, ce conseil, investi de certains pouvoirs judiciaires, exerçait en outre une surveillance générale sur tontes les affaires publiques ; rôle d’autant plus important qu’il était assez, vaguement défini et par conséquent toujours extensible. Tout dans cette constitution partait l’empreinte aristocratique. Il n’y avait d’ailleurs d’autres lois que les coutumes, sujettes aux interprétations arbitraires des plus puissants. Législation de Dracon. — Un coup d’État tenté vers 630 pax un ambitieux nommé Cylon fut un avertissement pour la classe dominante. Bien que Cylon eût échoué et que ses complices eussent été massacrés, on aurait pu craindre un mouvement du peuple en sa faveur. Le régime de la grande propriété pesait lourdement sur les gens de la campagne. La plupart de ceux-ci, appelés heotémores, cultivaient les grands domaines des Eupatrides, moyennant le prélèvement d’un sixième seulement de la récolte ; c’était leur unique salaire. Les petits propriétaires de la montagne n’étaient guère plus heureux. Et déjà, sans doute, il se formait dans les bourgs, et surtout dans Athènes, une plèbe qui commençait à s’agiter. On voulut lui donner quelque satisfaction. Un Eupatride, Dracon, fut chargé de rédiger une législation. C’était substituer à l’incertitude et à l’obscurité des coutumes la précision d’un texte rendu public ; progrès incontestable. Cette législation, dont la partie relative aux crimes est la mieux connue, assurait plus de garanties aux faibles, elle réglait le droit de porter plainte devant les tribunaux, elle tendait à restreindre les vengeances personnelles en déterminant certains modes d’arrangement. Des lois civiles de Dracon, nous ne savons presque rien Période de troubles. — Au reste, son œuvre eut peu de durée La fin du VIIe siècle fut une période de troubles. La cité athénienne subit alors une crise grave, qui eut pour cause principale le déséquilibre des fortunes. Le commerce et l’industrie avaient plis à Athènes, comme dans beaucoup d’autres parties de la Grèce, une grande expansion. Des habitudes nouvelles de bien-être, de luxe même, en étaient résultées, qui avaient amené la cherté de la vie. Les petits cultivateurs en soufflaient durement. La plupart contractaient des dettes en hypothéquant leurs terres. Hors d’état de s’acquitter à l’échéance, ils voyaient leurs terres confisquées ; eux-mêmes étaient vendus comme esclaves. Ecrasée sous une loi impitoyable, la classe populaire s’indignait ; elle réclamait l’abolition des dettes, le partage même des terres. Il semblait qu’une révolution violente allait éclater. Elle fut conjurée par l’intervention d’un homme auquel la confiance de tous attribua la tache de servir d’arbitre entre les partis prêts à entrer en lutte. Cet homme fut Solon, élu archonte en 594 et investi, en fait, d’un pouvoir souverain. Solon. Son caractère et son rôle. — C’était un citoyen à la fois prudent et décidé, qui avait fait foi tune dans le commerce et qui était devenu populaire à Athènes par l’énergie dont il avait fait preuve dans une guerre récente contre Mégare ; il avait alors entraîné ceux qui hi citaient, fait décider l’expédition en vue d’occuper Salamine, sujet de dispute entre les deux cités, et cette expédition avait été victorieuse. Chargé maintenant de maintenir la paix dans la ville, il montra le même esprit de décision, tempéré par un sentiment très vif de l’équité. Ce qu’il voulut faire, il l’a dit lui-même dans divers poèmes, destinés évidemment à être récités par lui ou par ses amis dans des réunions de société et répandus ensuite dans le public. Il y expose, en vers faciles et parfois mordants, ses desseins, les difficultés rencontrées et vaincues, il argumente, il répond aux reproches et aux objections, il donne de graves et sages avertissements. Sa sincérité éclate partout. L’avidité des riches créanciers le remplit d’indignation : Ceux qui sont à la tête du peuple n’ont plus souci de la justice. Par l’excès de leur violence, ils se préparent un dur lendemain. Blasés, ils ne savent plus modérer leurs désirs ; plus de plaisir pour eux dans l’honnête et paisible gaieté des banquets... Combien de pauvres gens ne voit-on pas qui, mis en vente, partent pour l’étranger, chargés de liens, réduits à l’odieuse servitude ! Leur créance les poursuit, l’un après l’autre, jusque chez eux ; les portes de la maison n’en défendent plus l’habitant, elle franchit le seuil, elle va saisir le malheureux, fût-il caché dans son lit[19]. C’est contre cet abus de la foire, contre ce mépris de l’humanité qu’il s’est dressé. Mettre un frein a l’avidité, défendre la liberté des humbles, leur assurer la sécurité, le travail paisible, tel fut son but. Il aurait pu comme d’autres, dit-il, s’il avait voulu tromper le peuple, se faire tyran, il ne le voulut pas, Et plus tard, il se fit justement honneur de ce désintéressement en répondant à ceux qui ne le comprenaient pas : Si j’ai épargné ma terre natale, si je n’ai pas voulu de la tyrannie ni de la violence cruelle, qui aurait flétri et déshonoré mon nom, je n’ai pas à m’en justifier. C’est même par là surtout que je me flatte d’être reconnu supérieur aux autres hommes[20]. Chaque parti, au fonce, avait compté sur lui pour triompher ; il se proposa simplement d’être juste et de concilier le mieux possible les intérêts en lutte : J’ai donné au peuple ce qu’il lui fallait de pouvoir, je ne l’ai fait ni trop petit ni trop grand. Aux autres, qui avaient la puissance et l’éclat des richesses je me suis gardé de faire rien d’injuste. Debout entre les deux partis, j’ai opposé aux violents un bouclier solide, je n’ai laissé ni les uns ni les autres triompher aux dépens du droit[21]. Tout l’esprit de sa politique est défini dans ses vers. L’œuvre qu’il voulut faire était une œuvre de modération et d’équité. Sa législation. — Comment s’y prit-il pour réaliser ce dessein ? Sans entrer ici dans un détail superflu, voici en résumé l’essentiel de ses réformes. Visant d’abord au plus pressé, son premier soin fut de soulager les débiteurs insolvables en réglant la question des dettes. Il ne semble pas qu’il lui ait été possible de les abolir purement et simplement ; mais il n’est pas douteux qu’il les ait réduites sensiblement. Le droit odieux qui permettait au créancier de vendre son débiteur insolvable fut supprimé. La terre se trouva libérée. C’est ce qu’il appelle dans ses vers la décharge (seisachteia). Quant à la constitution de l’État, il n’y toucha qu’avec prudence. Le peuple athénien n’était pas encore mûr pour la démocratie ; un législateur prudent devait se borner à l’y préparer. Il conserva l’ancienne division de la population en quatre classes, distinguées les unes des autres par le cens : pentacosiomédimnes, cavaliers, zeugites et thètes. Mais, tandis que le cens, à en luger par ces appellations mêmes, était autrefois fondé sur la production du sol, il est probable qu’il dépendit désormais du revenu, quelle qu’en fût la source[22]. L’accès aux classes supérieures était ainsi ouvert aux commerçants, aux industriels, aux artisans même, sans que l’acquisition de la propriété territoriale fût exigée d’eux. Les charges publiques demeurèrent réservées aux classes supérieures, l’archontat à la première exclusivement. Les thètes n’eurent accès à aucune. L’Aréopage même conserva son rôle de conseil suprême ; en fait, Solon restreignit sa puissance en instituant un conseil de quatre cents membres représentant les quatre tribus, qui dut être le conseil des archontes, comme l’Aréopage l’avait été au temps où l’aristocratie était maîtresse Enfin, il parait avoir donné un statut plus précis à l’Assemblée du peuple (ecclésia), à laquelle les thètes eux-mêmes participaient. Elle eut sans doute désormais des réunions à dates fixes et des attributions mieux définies. En somme, la législation de Solon visait à créer un gouvernement mixte, une démocratie fortement tempérée d’aristocratie. D’autres mesures favorisaient le commerce Ce fut l’objet de sa réforme monétaire. Bien des choses, dans cet ensemble de réformes, restent encore obscures pour nous. Ce qui nous parait certain, c’est qu’elle fut le point de départ du mouvement qui devait faire d’Athènes, au siècle suivant, la cité la plus démocratique que l’antiquité ait connue. Il est possible qu’en cela les intentions et même les prévisions du grand législateur aient été de beaucoup dépassées. Son mérite propre avait été de chercher la stabilité, non dans la prédominance d’un parti, mais dans l’équilibre des forces sociales et l’harmonie des intérêts. Pisistrate et ses fils. — Après lui, et même de son vivant, les discordes se rallumèrent. Elles aboutirent, comme partout, à l’avènement d’un homme. Ce fut Pisistrate, chef du parti le plus avancé, qui réussit vers 560 à s’emparer du pouvoir. Renversé par ses adversaires quatre ans plus tard, rétabli vers 550 et contraint de se retirer de nouveau presque aussitôt, il ne redevint définitivement maître de l’État qu’en 539 ; mais cette fois il garda le pouvoir jusqu’à sa mort en 527. Et il le transmit en mourant à ses fils qui le détinrent jusqu’en 510. Ce gouvernement des Pisistratides eut une influence décisive sur l’avenir d’Athènes. S’inspirant de l’esprit de Solon, ils prirent leur point d’appui sur la classe moyenne. Par l’effet de leur politique, la petite propriété rurale se développa notablement dans la seconde moitié du VIe siècle. Ainsi se constitua un élément de stabilité propre à contrebalancer politiquement l’influence d’un autre élément plus mobile, plus remuant, formé par la partie urbaine de la population qui grossissait chaque jour. Cette classe rurale, favorisée et paisible, s’accrut et s’enrichit, elle prit conscience de sa valeur, et, lorsque la tyrannie fut renversée, en 510, elle était devenue capable de jouer son rôle dans l’État. Au moment où Athènes se constituait en démocratie, elle trouva donc réunies des conditions particulièrement favorables à un régime qui, plus que tout autre, a besoin d’opposer une certaine force de résistance aux excès de la liberté. Elle était alors le seul État en Grèce qui pût en faire l’expérience avec autant de chances de succès. Comme puissance, Athènes, en 510, n’était pas encore la rivale de Sparte. Celle-ci, par sa force militaire, tenait le premier rang entre les États grecs. Son influence prédominait surtout le Péloponnèse, son prestige rayonnait même au-delà. Mais son ambition s’imposait à elle-même des limites. Elle était entourée de trop de dangers pour songer dès lors à assujettir la Grèce centrale. Toutefois, il était manifeste qu’elle n’y verrait pas grandir sans inquiétude une puissance qui menacerait de s’égaler à la sienne et qui pourrait un jour s’ingérer dans ses affaires. Or, déjà la prospérité d’Athènes, ses ressources, son imité politique, l’activité de ses citoyens, pouvaient faire pressentir qu’elle deviendrait cette puissance. Il ne fallait qu’une occasion pour l’amener à prétendre, elle aussi, à la primauté. Les circonstances la lui fournirent au début du Ve siècle. Mais avant d’aborder l’époque où la civilisation grecque allait atteindre son apogée, il est nécessaire de compléter l’aperçu qui vient d’être donné et dans lequel bien des progrès de la civilisation n’ont pu être qu’effleurés en passant. Nous avons à exposer sommairement ce que le génie grec avait réalisé, au milieu de ces révolutions politiques, en matière de science et de religion et dans le domaine de l’art, où il devait bientôt produire tant de chefs-d’œuvre. VI. — PROGRÈS GÉNÉRAL DE LA PENSÉE. Enrichie de connaissances qui se multipliaient rapidement, la pensée s’était faite de jour en jour plus réfléchie. Le développement de la vie urbaine, dont on a signalé plus haut les conséquences politiques, eut aussi pour effet de rendre plus fréquentes les relations de société, de rapprocher des individus différents par le caractère, par les occupai lotis et1es professions, par l’expérience acquise, delà des échanges d’idées, des comparaisons instructives, propres à aiguiser les esprits. L’industrie d’ailleurs, par son essor rapide, apportait à cette activité nouvelle un stimulant efficace. Toute technique, en effet, en sollicitant l’Invention, ouvre des vues nouvelles, et, parce qu’elle travaille la matière pour l’approprier aux besoins de l’homme, elle en fait observer et découvrir les propriétés. Ses créations, son outillage, ses pratiques introduisent dans le langage des mots nouveaux, évocateurs d’idées. Et, lorsque l’art s’ajoute à l’industrie, cette suggestion mentale devient singulièrement féconde. Sans cesse se multiplient alors les jugements, les opinions se confrontent, les points de vue se diversifient, les façons diverses de sentir cherchent à se définir, les moyens de s’exprimer s’assouplissent, s’affinent et font naître de nouvelles ressources de pensée, Plus importants encore furent les effets des entreprises commerciales. On a vu quel avait été depuis le VIIIe siècle le mouvement colonisateur. Un puissant développeraient du commerce en fut la suite naturelle. De l’Asie à la Grèce d’Europe de celle-ci à l’Italie, à la Sicile, à l’Egypte, à la Libye, à la Phénicie, les échanges devinrent de plus en plus fréquents. Des contacts directs ou indirects s’établirent avec des pays qu’on appelait barbares, mais en fait avec des civilisations antiques et riches d’exemples, avec celles de l’Égypte, de l’Assyrie, de la Chaldée, avec celle même de l’Étrurie. Le navigateur grec fit comme Ulysse : il visita beaucoup d’hommes et de cités et il apprit à les connaître. Connaissance très profitable. Non seulement bien des terres émergèrent, pour ainsi dire, de l’ombre et se dégagèrent des récits fabuleux, mais elles révélèrent leurs productions, leurs climats, de nouveaux modes de vie, de nouveaux aspects de la nature, et elles firent voir en quoi l’homme en tout lieu ressemble à l’homme, malgré les différences souvent suggestives des croyances, des institutions et des mœurs. Certes, il fallut du temps pour assimiler tant de choses nouvelles, pour mettre de l’ordre dans cette masse d’acquisitions ; mais quel élargissement de l’intelligence et quelle excitation pour la pensée ! Les sept sages. Poésie gnomique. — Ce progrès intellectuel, nous l’avons senti dans toutes les créations de la poésie dont il a été parlé précédemment, chez les lyriques lesbiens, chez Hésiode, chez Stésichore, chez Tyrtée, chez Théognis, chez Solon. L’iambe, l’élégie, la poésie personnelle et la poésie chorale manifestent également ce goût de la réflexion, cette habitude de juger, cette propension aux idées générales qui sont la marque indubitable d’un mouvement des esprits tendant à s’affranchir de la tradition pure. Rien d’ailleurs ne fait mieux saisir sur le vif cette disposition nouvelle que la faveur qui s’attacha en ce temps aux sentences et aux préceptes de conduite. Il semble que les plus avisés se faisaient un honneur de formuler leurs jugements et de leur donner un tour propre à les fixer dans la mémoire des hommes. La légende des sept sages en est le témoignage. En réalité, il n’y eut jamais en Grèce sept hommes investis par l’opinion publique d’une sorte de fonction, qui aurait fait d’eux comme les distributeurs patentés de la sagesse. Tous ceux qui ont voulu les compter en les nommant se sont embrouillés et contredits dans leurs comptes. Mais il est vrai qu’au VIIe et au VIe siècle, il y eut beaucoup de sages recommandations répandues et accueillies partout, quels qu’en aient été les auteurs. C’étaient en général des préceptes de modération, de prudence religieuse, énoncés en termes d’oracles, quelquefois sous une forme plus ou moins énigmatique. Le dieu même de Delphes s’en laissait attribuer quelques-uns : Rien de trop, disait-il ; ou encore : Mortel, pense en mortel. La poésie s’accommoda fort bien de cette forme de philosophie pratique. Une partie au moins des Travaux et Jours d’Hésiode appartient au genre gnomique ; il en est de même des Élégies de Théognis. Quelques-uns s’en firent une spécialité ; tel l’auteur des Leçons de Chiron attribuées parfois à Hésiode, tel encore le poète Phocylide de Milet, qui, vers le milieu du VIe siècle, se rendit célèbre par ses courtes sentences versifiées, dont quelques-unes seulement nous ont été conservées. Toujours piquantes par leur élégante concision, quelquefois satiriques, elles condensaient en formules faciles à retenir les remarques d’un esprit avisé Elles touchaient ordinairement à la vie privée, occasionnellement aussi à la vie publique, comme ce judicieux distique : Ceci encore est de Phocylide : une petite cité sur un écueil, si elle se gouverne bien, est plus puissante que Ninive en folie. L’apologue. — De ces enseignements pratiques, on peut rapprocher les Apologues dits Ésopiques du nom d’un prétendu esclave phrygien nommé Ésope, récits allégoriques où, sous la figure des animaux qu’on faisait agir et parler, on visait à instruire les hommes. Comme ces apologues se prêtaient à tout, ils circulaient partout. C’était l’assaisonnement des entretiens et l’une des ressources de la poésie. Nous en trouvons de tels chez Archiloque, chez Hésiode, chez Théognis. Disséminés alors, ils ne furent rassemblés que beaucoup plus tard. Mais cette dispersion même en atteste la popularité. Il est intéressant de remarquer que la leçon morale qui se dégageait principalement de ces multiples formes de recommandations était une leçon de modération. Déjà, par conséquent, le sens de la mesure apparaissait comme un des traits caractéristiques de l’esprit grec en réaction contre les passions et les excès. Nous le retrouverons dans tout le développement de la civilisation qu’il a produite. VII. — LA PHILOSOPHIE, LA SCIENCE ET L’HISTOIRE. Émigration de la philosophie ionienne. — D’autre part, la science qui avait fait ses débuts en Ionie, comme on l’a vu plus haut, ne s’y était pas confinée. Quelques-uns de ses représentants, quittant un pays que la domination des rois lydiens, puis celle des Perses, avaient privé de son indépendance, ou simplement cédant à l’entraînement qui attirait nombre de Grecs vers la Sicile et l’Italie, l’y avaient transportée et acclimatée. Et voici que la pensée des philosophes ioniens se modifiait là profondément et produisait des doctrines toutes nouvelles Pythagore. — Il y a peu de noms plus célèbres que celui de Pythagore ; et pourtant, il s’en faut de beaucoup que sa vie, sa personne et même ses idées nous soient complètement connues. On ne peut guère, d’après le peu qu’on en sait, en tracer autre chose qu’une simple esquisse. Originaire de l’île ionienne de Samos, il vint, vers 530, exilé volontaire de son pays, s’établir en Italie méridionale, dans la ville achéenne de Crotone ; et là, il fonda un institut, où il attira d’assez nombreux disciples, admirateurs fervents de sa personne et de ses idées. Adoptant son régime de vie austère, soumis à une discipline de silence et d’étude, gagnés à son mysticisme en même temps qu’à sa doctrine, ils se constituèrent en une association fermée, d’un caractère à demi religieux. Sans se mêler directement aux affaires publiques, ils inquiétèrent bientôt une partie de leurs concitoyens par leur apparence de société secrète et par la tendance aristocratique qu’ils manifestaient ou qu’on leur imputait. Le peuple, excité par leurs ennemis, se souleva contre eux. Leur institut fut détruit, les uns périrent d’autres se dispersèrent. Pythagore paraît s’être retiré avec quelques fidèles non loin de Crotone, à Métaponte, où l’on croit qu’il mourut. Bien qu’il n’eût rien écrit, sa doctrine survécut. Transmise, non sans s’altérer, à travers tout le siècle suivant, par les Pythagoriciens dispersés, elle se perpétua ainsi, surtout dans les villes doriennes et particulièrement à Tarente, et elle ne parut s’éteindre vers la fin du ive siècle que pour renaître, des siècles plus tard environ, sous la forme du néo-pythagorisme qui se confondit avec le néo-platonisme. Doctrine Pythagoricienne. — Par son caractère abstrait, la doctrine philosophique de Pythagore met vivement en lumière un des traits du génie grec. Géomètre et mathématicien, il eut en quelque sorte l’obsession de la ligne et du nombre. Frappé du fait que tout est mesurable et que les sons musicaux, en particulier, peuvent être notés par des chiffres correspondant aux diverses longueurs d’une corde vibrante, il en vint à penser que le nombre était l’essence même des choses ; et spéculant sur les propriétés des nombres, pairs et impairs, rationnels et irrationnels, il imagina de représenter, par des combinaisons ingénieuses de points et de chiffres, jusqu’aux concepts de justice, de concorde et autres non moins abstraits. Si l’on ne peut refuser à ces spéculations le mérite d’avoir vivement attiré l’attention sur l’aspect quantitatif des choses, et par conséquent sur la valeur philosophique des mathématiques, elles avaient certainement le défaut de détourner l’esprit de l’observation directe de la nature, source essentielle des progrès de la connaissance. Elles firent toutefois mieux comprendre l’ordre de l’univers qui devint même pour les Pythagoriciens l’ordre par excellence (cosmos). Un autre élément tout différent de la philosophie pythagoricienne était la métempsycose ou croyance au passage successif des âmes à travers plusieurs vies corporelles. Par cette étrange théorie, d’origine incertaine, Pythagore donnait une forme plus précise à la conception populaire de la survivance de l’âme, demeurée jusque là dans le vague. Elle doit être signalée ici comme une des manifestations du mysticisme religieux qui fermentait alors dans le monde grec et dont nous aurons à parler plus loin. Il est intéressant de noter l’influence qu’il exerçait jusque sur cette philosophie mathématique. Xénophane de Colophon. — Bien différent de Pythagore est un autre Ionien, Xénophane de Colophon, son contemporain, mais qui eut le privilège d’atteindre à un âge exceptionnel. Quelques vers de lui attestent qu’il vécut au moins jusqu’à quatre-vingt-douze ans. D’après la tradition, il aurait fait de la colonie phocéenne d’Élée (ou Velia) en Italie, sa patrie d’adoption. En fait, il semble qu’il ait mené une vie passablement vagabonde. Les anciens l’ont considéré comme le fondateur de l’école philosophique dite Eléate. Eut-il réellement une doctine à lui, nettement définie ? On en doute aujourd’hui. Ce qui nous reste de lui, ce sont des fragments d’élégies à la mode ionienne, dans lesquels se manifeste un esprit singulièrement indépendant et hardi. Nous l’entendons tourner en dérision les mythes, reprocher vivement à Homère d’avoir fait des dieux à l’image des hommes, inférieurs même aux hommes par leur inconduite et leur déraison. Il n’hésite pas à dire que si les animaux pouvaient se faire des dieux, ils les imagineraient à leur ressemblance, mordante critique de l’anthropomorphisme. Les athlètes, tant admis et prônés dans la Grèce d’alors, sont pour lui un objet de mépris. Une seule chose a une réelle valeur à ses yeux, la sagesse, dont il se dit un des adeptes. Cette critique audacieuse des croyances et des préjugés du temps est pour nous pleine d’intérêt. Elle jette une vive lumière sur un état d’esprit qui commençait à prendre force, dans certaines classes sociales au moins et sur certains points du monde grec. Mais quelle était au juste cette sagesse que le poète, dans son extrême vieillesse, déclarait avoir propagée de ville en ville, au hasard de ses voyages, depuis l’âge de vingt-cinq ans ? Etait-ce vraiment un ensemble d’idées arrêtées et coordonnées formant un système ? Les fragments de son œuvre poétique ne permettent pas de l’affirmer, tout ce qu’on en peut déduire, c’est l’affirmation d’un dieu unique, concentrant en lui-même toutes les puissances de l’être. Les témoignages anciens sont plus explicites, en tan à qu’ils font de Xénophane le maître de Parménide. Ils donnent lieu de penser tout au moins qu’il avait prêté quelque attention aux problèmes philosophiques posés par les Ioniens et qu’il tendait à les résoudre plus ou moins explicitement dans le même esprit que Parménide. Parménide d’Élée. — Celui-ci fut vraiment un chef d’école. C’est lui qui a illustré, dans l’histone de la philosophie, le nom d’Élée, sa patrie. Sa doctrine paraît s’être formée comme une réaction de son esprit contre les idées des philosophes ioniens et en vue de réfuter leurs enseignements. Thalès, Anaximandre, Anaximène et après eux Héraclite, malgré leurs divergences, s’étaient accordés en somme à considérer le monde comme la résultante des transformations incessantes d’une matière unique soumise aux lors du mouvement ; et le dernier d’entre eux, Héraclite, en était venu à proclamer que ce mouvement est la forme même de l’existence, en d’autres termes que tout s’écoule indéfiniment. A ces affirmations, Parménide opposa une contradiction radicale en niant la possibilité, même du mouvement. Le mouvement, disait-il, n’est possible que s’il y a du vide où les choses puissent se mouvoir, car une particule quelconque, si petite qu’elle soit, ne peut se déplacer que si elle trouve un espace vide où se loger. Or, le vide étant par définition identique au niant n’est qu’un mot dénué de sens, qui ne correspond à aucune réalité. Dire qu’il existe, c’est dire que rien est quelque chose ; le mouvement est donc impossible. Dès lors, il faut se représenter l’être comme immobile et infini, et admettre qu’il a toujours été ce qu’il est maintenant et qu’il le sera toujours, Le monde que nous croyons connaître, tout ce que nous croyons voir changer et se mouvoir autour de nous, n’est qu’illusion. Théorie que Parménide avait développée avec une sorte d’assurance hautaine et dédaigneuse dans un poème didactique, dont nous lisons encore quelques fragments. Zénon et la dialectique. — Après lui, son disciple Zénon d’Élée s’attacha à la défendre envers et contre tous au moyen d’une dialectique subtile. Bien qu’il appartienne plutôt au siècle suivant, il dépend si étroitement de Parménide qu’il est impossible de les séparer. La doctrine de Zénon, c’est celle de son maître, transformée en une arme de combat et adaptée à la lutte entre dialecticiens. Pour en donner au moins une idée, rappelons seulement un des plus célèbres arguments contre la notion du mouvement. Achille dispute à une tortue le prix de la course. Devancera-t-il la tortue, qui est censée partir la première ? Non, car il doit d’abord atteindre le point où est celle-ci au moment où lui-même s’élance. Lorsqu’il y arrive, la tortue a déjà pris une certaine avance, si petite qu’elle soit. Il doit la regagner. La tortue profitera de ce temps pour avancer de nouveau ; et il en sera toujours ainsi. Achille se rapprochera donc infiniment de la tortue, mais il ne l’atteindra jamais[23]. Zénon concluait de là que la notion du mouvement contient en elle-même une absurdité Il n’est pas de notre sujet de discuter la valeur de ce raisonnement, non plus que celle de la doctrine de Parménide. Raisonnement et doctrine sont pour nous de simples documents qui font assez voir combien l’esprit grec avait progressé depuis le temps d’Homère en curiosité, en hardiesse et en subtilité. Premier éveil de l’esprit historique. — Il semble aussi qu’il prenait un intérêt nouveau au passé. La poésie héroïque, qui évoquait les vieilles légendes, les avait recueillies pour ses besoins, sans se préoccuper de les à Blier chronologiquement les unes aux autres, uniquement soucieuse d’en composer de beaux récits. Elle racontait des expéditions héroïques, des exploits guerriers. Elle ne songeait pas à conserver les annales de tel ou tel peuple, elle ne se proposait pas de faite l’histoire d’une cité. L’esprit nouveau se manifesta de deux manières : d’une part, en cherchant à coordonner des éléments traditionnels jusque là dispersés ; d’autre part, en rassemblant dans des exposés continus les événements relatifs à une même cité. Bien entendu, il ne pouvait être question encore d’un examen critique des témoignages. La notion d’une vérité historique à dégager de la légende était-elle même entrevue en ce temps ? On en peut douter. Il n’en reste pas moins qu’il y avait dans cette double tendance un pressentiment de l’histoire. Poèmes pseudo-historiques. — C’est vers le milieu ou la fin du VIIIe siècle qu’on en peut noter les premiers effets. Un certain Eumélos, membre de la famille des Bacchiades qui régnait alors à Corinthe, comme on l’a vu plus haut, composa, sous le titre de Corinthiaques, un poème de forme épique, qui exposait l’histoire légendaire de sa ville, l’ancienne Ephyre. Ce nom, d’après lui, n’était autre que celui de la nymphe Ephyra, fille d’Okéanos et de Téthys, dont il faisait la fondatrice de la cité. Une telle histone était donc en glande partie composée d’éléments fabuleux. Elle attestait du moins la curiosité des origines, la volonté de relier le présent au passé. Au même genre se rattachaient probablement les Chants de Naupacte, poème locrien, dont nous rte connaissons que le titre. Les Catalogues hésiodiques. — Beaucoup plus importante est l’œuvre intitulée Catalogue des femmes, attribuée à Hésiode, et qu’on peut dater approximativement du même temps. Les fragments nombreux qu’on en a recueillis chez les écrivains qui l’ont citée permettent de se faire une idée assez nette du dessein et du plan de l’auteur. Ce qu’il parait s’être proposé, ce fut de mettre un certain ordre dans la masse des traditions légendaires qui s’étaient peu à peu accumulées et d’en débrouiller l’écheveau terriblement emmêlé. Toute l’histoire du passé se présentait à son esprit comme un ensemble de généalogies, reliées ensemble par un petit nombre de paternités divines originelles. Admettant en principe que les héros étaient issus des dieux, il avait à retrouver dans les vieux récits légendaires ou mythiques les unions de dieux et de mortelles d’où était issue chacune des grandes lignées humaines. Aux héros célébrés par l’épopée devaient se joindre, dans cette évocation des origines, les éponymes, représentants des tribus ou des peuples qui étaient censés avoir reçu d’eux leurs noms. Et si ces éponymes n’existaient pas encore dans la tradition antérieure, il était nécessaire et légitime de les y introduire ; ils avaient à remplir un office indispensable. L’art du poète était de les mettre à la place qui leur était assignée dans le tableau d’ensemble des générations par la vraisemblance et par des rapports plus ou moins historiques. C’est ce travail d’ingénieuse et satisfaisante combinaison qui dut faire le premier mérite des Catalogues hésiodiques. Il s’y ajouta celui d’avoir su insérer dans ces longues énumérations de noms le rappel sommaire de quelques belles aventures ou de pathétiques destinées. Ainsi composé, le poème dut être accueilli par toutes les races royales de la Grèce comme leur livre d’or ; c’était, en effet, une sorte de mémorial nobiliaire, où elles figuraient unies à leurs peuples, avec les grands souvenirs qui leur étaient communs. Généalogies en prose. — Pour passer de ces poèmes pseudo-historiques à l’histoire proprement dite, il y avait évidemment beaucoup à faire, Le progrès décisif ne devait être réalisé qu’à partir du milieu du va siècle pat Hérodote et Thucydide, comme nous le verrons plus loin Les prosateurs du VIe siècle qui continuèrent l’œuvre des poètes généalogistes, comme Hécatée de Milet, dont nous avons déjà parlé précédemment, ire firent guère que reproduire les mêmes traditions et les mêmes méthodes, alors même qu’ils affectaient de les critiquer C’est le cas d’Hécatée, c’est aussi celui d’Acusilaos d’Argos, qui, d’ailleurs, appartient plus au Ve siècle qu’au VIe. A la fin de la période que nous considérons, rien de vraiment original en ce genre n’avait encore paru. Est-ce à due que les poèmes dont il vient d’être question n’aient exercé aucune influence ? On le croirait difficilement en ce qui concerne des œuvres telles que les Catalogues hésiodiques dont le succès fut certainement assez grand. En accréditant l’idée que toutes les lignées princières, tous les éponymes des grandes tribus helléniques descendaient d’Hellen, fils de Deucalion, elles favorisaient incontestablement la tendance vers l’unité nationale, Mais, d’autre part, en commémorant d’anciens partages, en rappelant des rivalités sanglantes elles pouvaient autoriser d’âpres revendications et servir de prétextes à de nouvelles compétitions. De ces deux tendances, quelle était celle qui devait prévaloir ? La première avait évidemment pour elle la raison, l’intérêt commun bien compris ; elle avait contre elle les passions, le particularisme des cités, le conflit des intérêts en lutte, qui prêtaient à la seconde une force redoutable. Ce fut celle-ci qui l’emporta. VIII. — LA PENSÉE RELIGIEUSE. Résistance du polythéisme à la philosophie. — L’œuvre des philosophes, comme on vient de le voir, tendait à ruiner les fondements mêmes du polythéisme. Mais elle ne s’adressait qu’à un petit nombre d’adeptes, seuls capables de s’intéresser à ses spéculations et de les comprendre. La religion de l’immense majorité n’était ni ébranlée par elles, ni même atteinte ; elle se développait dans son milieu naturel, tout à fait indépendant de la philosophie. Variété des croyances et des cultes. — N’ayant jamais été fixée par aucune autorité, elle était nécessairement sujette, plus qu’aucune autre, à de grandes variations. D’autant plus que la notion même de la divinité, fondement de toute croyance religieuse, y demeurait mal définie. Appliquée originairement à des phénomènes naturels, elle s’était faite de plus en plus anthropomorphique d’une part, tandis que, de l’autre, elle s’étendait à des conceptions sans substance et sans forme ou même purement abstraites A côté de dieux qu’on se représentait comme plus ou moins analogues à l’homme par la figure, par la pensée et par les passions, bien que très supérieurs à lui en puissance et doués d’immortalité, on divinisait également l’Érèbe, la Nuit, le Jour, auxquels il était impossible de prêter un corps, et la Dispute, le Serment, la Tromperie, le Meurtre, simples conceptions de l’esprit. Ajoutons qu’un nombre presque infini de divinités restaient à l’état de foule ou tout au moins d’immenses familles, dont les membres, tous semblables entre eux, ne possédaient point d’individualité réelle, n’ayant point de noms particuliers ; tels les Satyres, les Silènes, les Océanides, les Oréades, les Nymphes. Et ce n’était pas tout. Les grands dieux eux-mêmes, ceux qui avaient une personnalité reconnue, n’étaient pas pour cela figés dans une forme immuable ni dans une légende invariable. Issus presque tous de cultes originairement différents, qui, par l’effet des circonstances, s’étaient rapprochés et confondus, ils gardaient de cette diversité première une certaine difficulté à se définir nettement, Leurs attributs prêtaient à discussion, leurs relations également. Leurs légendes grossissaient au gré des poètes. Quant aux cultes, presque tous revêtaient un caractère local, qui souvent aboutissait à créer d’importantes divergences. Il en résultait une sorte de confusion que l’esprit grec, naturellement ami de l’ordre et de la clarté, devait, un jour ou l’autre, essayer de dissiper. La Théogonie hésiodique. — Ainsi s’explique la naissance au VIIIe ou au VIIe siècle des théogonies poétiques, composées précisément pour coordonner et conciliai autant que possible ces éléments de croyance discordants. La plus achevée fut celle qui est attribuée à Hésiode, l’auteur du poème des Travaux ; le texte nous en est parvenu, non sans quelques remaniements probables, dus à l’autorité même que lui valut son succès. Cosmogonie et théogonie à la fois ; car l’une était inséparable de l’autre, les dieux et leur histoire étant liés intimement aux conceptions relatives à l’origine de l’univers. Pour composer une telle œuvre, la première tâche du poète dut être de recueillie les traditions ; mais la plus difficile était de choisir entre elles ; et cela exigeait à la fois une vue systématique de l’ensemble et une certaine liberté d’Invention nécessaire pour combles les vides et lier entre eux les matériaux. L’idée générale du poème, c’est que le monde divin, s’est constitué par une longue série de générations, à travers plusieurs révolutions et des luttes répétées, pour se stabiliser enfin sous la domination suprême et désormais incontestée de Zeus. A l’origine des choses, émergent du chaos, conçu comme une sorte d’abîme ténébreux, trois êtres primordiaux : Gaia (la Terre), Erébos et Nuit. De Gaia naît Ouranos (le Ciel), premier couple générateur, qui donne naissance aux six Titans et à leurs sœurs en nombre égal. C’est d’eux et d’elles que procède la première série de généalogies, à ne considérer du moins que les plus importantes, qui représentent un premier âge du monde. Puis, l’un des Titans, Cronos, se révolte contre son père, Ouranos. Un second règne divin succède ainsi au premier. C’est à ce point de son récit que le poète insère épisodiquement le plus gland nombre des lignées divines qui ont formé ce qu’on pourrait appeler le peuple des dieux, par opposition aux plus grands, constituant ensemble une sorte d’aristocratie. Là se groupent les collectivités plus ou moins anonymes et aussi les abstractions personnifiées. Les unes et les autres entrent ainsi, par la volonté de l’auteur, dans un cadre généalogique qui leur assure, pour ainsi dire, un état civil. Ce sont pour la plupart des êtres sans légende, sans figure nettement concevable ; il convenait qu’ils fussent nés en un temps où le monde n’avait pas encore reçu sa constitution définitive. Survient alors la seconde révolution divine : Cronos est détrôné par son fils, Zeus, comme Ouranos, son père, l’avait été par lui-même. C’est le moment où s’achève l’organisation du monde. Vainqueur des Titans conjurés contre lui, vainqueur aussi du monstre Typhœus, Zeus n’a plus d’ennemis ni de rivaux De ses unions successives naissent de nouveaux dieux, ses enfants : il devient vraiment le père des dieux. Un partage à l’amiable a lieu entre lui et ses deux frères, Poséidon et Hadès ; mais il reste le maître suprême et siège en souverain dans l’Olympe au milieu des siens. Tel est en gros le plan du poème, et, sans parler de la beauté de quelques épisodes, on a lieu d’admirer l’art ingénieux d’une composition qui a su coordonner ainsi, dans un cadre large et simple, tant d’élément divers. On ne peut méconnaître d’ailleurs que cet art s’inspire d’une certaine réflexion philosophique et d’une conception latente du progrès ; car on doit remarquer qu’il s’attache à rejeter dans le passé les formes monstrueuses et les violences, pour y substituer un ordre de choses nouveau où prévalent la paix, la douceur et la beauté. Influence restreinte de la Théogonie. — Quant à déterminer quelle fut son influence sur la croyance générale, c’est une tout autre question. Personne, assurément, ne voudrait aujourd’hui, prendre à la lettre l’affirmation d’Hérodote déclarant qu’à Hésiode et à Homère appartient le mérite d’avoir, les premiers, donné aux dieux de la Grèce leurs noms, distingué leurs attributs et défini leurs formes[24]. Homère n’a fait que mettre en action dans d’admirables récits les personnages divins que la poésie épique avait depuis longtemps popularisés. Hésiode, lui, les a groupés dans un tableau d’ensemble, qui permettait d’embrasser tout le monde divin d’un seul coup d’œil et lui prêtait une apparence d’unité plutôt illusoire, mais propre à satisfaite des esprits auxquels manquait envoie tout sens citrique. Au reste, il ne faut voit dans la Théogonie hésiodique ni l’image exacte de la religion qui régnait sur la vie privée ou même publique des cités grecques, ni une sorte de Bible, qui aurait imposé désormais à tous l’autorité de ses témoignages. Après comme avant, les généalogies divines, surtout celles des dieux secondaires, sont toujours demeurées matière à libres conjectures et à combinaisons personnelles. Et nous voyons que les poètes dramatiques du Ve siècle eux-mêmes, dans des œuvres qui s’adressaient pourtant au grand public, ne se sont jamais fait scrupule d’en imaginer de nouvelles, lorsqu’ils y ont trouvé quelque avantage. N’oublions pas, d’ailleurs, que la religion grecque consistait essentiellement dans le culte, sur lequel les allégations des poètes ne pouvaient avoir aucune action, car il ne relevait que des traditions locales ou des décrets de l’autorité publique. Par suite, le particularisme des cités s’y faisait sentir avec une force qu’un poème tel que la Théogonie ne laisse pas même soupçonner. Sans doute, des dieux tels que Zeus, Athéna, Héla, Apollon et Artémis, Poséidon et Hadès, Héphaistos et Hermès étaient par tous reconnus comme des Immortels et partout invoqués en certaines circonstances. Mais ils l’étaient avec des épithètes différentes et avec des rites qui les localisaient en quelque sorte. Presque tous avaient gardé de l’ancien temps certains patronages privilégiés, qui les attachaient de préférence à telle ou telle cité. Athéna, par exemple, bien qu’elle eût des autels dans toute la Grèce, n’en était pas moins, à un titre particulier, la patronne d’Athènes. Héra demeurait celle d’Argos et de Samos. Apollon, l’un des dieux dont le culte, commun à tous les Grecs, trouvait même crédit chez les barbares, avait cependant ses sanctuaires privilégiés à Delphes et à Délos. Déméter, qui, par ses bienfaits, avait droit, plus que toute autre divinité, à la reconnaissance universelle, restait attachée plus étroitement par sa légende et par son culte à Éleusis et à la Sicile. A plus forte raison en était-il ainsi des dieux inférieurs qui n’avaient pas les mêmes titres à être adorés partout. Némésis par exemple n’était vraiment chez elle qu’à Rhamnonte, les Charites qu’à Orchomène. D’ailleurs, ne craignons pas de le répéter, de ce qu’un même dieu était adoré en beaucoup de lieux, on ne peut pas conclure qu’il fut exactement le même pour tous ses adorateurs. Car à son nom s’associait presque toujours une épithète rituelle qui distinguait un de ses attributs, et cet attribut lui conférait une personnalité propre qui lui valait une classe spéciale de fidèles. Héra, invoquée comme protectrice du mariage, est vraiment une autre figure divine que la jalouse protectrice d’Argos, mise en scène par l’Iliade. C’était un des caractères propres de la religion grecque que cette sorte de décomposition intérieure des personnes divines par une pensée habile aux distinctions et toujours disposée à prêter vie aux abstractions. Progrès de la morale religieuse. — Mais, sous ces diversités, se manifeste un progrès de la morale religieuse, qui correspond à celui de la pensée en général, signalé précédemment. Nous en trouvons une preuve bien sensible dans l’autre poème hésiodique, dont il a été question plus haut, les Travaux et les Jours. Certes, dans les poèmes homériques déjà, les dieux sont considérés par les hommes comme des protecteurs. Protecteurs singulièrement capricieux toutefois, chez qui les passions ont bien plus de force que le sentiment de la justice. Zeus lui-même, le moins engagé dans les intérêts des partis en lutte, fait pauvre figure à cet égard, tantôt cédant à des prières qu’il n’ose repousser, tantôt s’en remettant au destin et consultant ses balances pour se faire une décision. Au contraire, dans le poème hésiodique, quelle confiance dans ce maître souverain ! C’est sa volonté seule qui envoie aux hommes la prospérité ou le malheur, et le poète ne doute pas que la prospérité ne soit la récompense de la justice, comme le malheur, à ses yeux, est le châtiment de l’injustice. Seulement, ce ne sont pas les individus perdus dans la foule qu’il considère, ce sont les collectivités représentées par leurs chefs ; car la justice est entre leurs mains, ils en sont seuls les dispensateurs ; s’ils sont attentifs à l’observer dans leurs arrêts, s’ils la font régner autour d’eux, la cité est bénie des dieux et le tableau du bonheur commun qui s’ensuit nous est décrit dans des vers pleins de grâce et de fraîcheur. Si, au contraire, ils violent la justice, alors la colère de Zeus se fait sentir terriblement[25] : Mais à ceux qui s’adonnent aux excès de la violence et font œuvre d’injustice, Zeus, le fils de Cronos, le dieu qui voit au loin, réserve le châtiment. Souvent même, une ville entière expie la faute d’un seul homme de violence, qui pratique le mal et trame de méchants desseins Sur eux, du haut du ciel, Zeus fait descendre une grande souffrance, la disette et la peste tout à la fois. Alors les hommes meurent en foule, les femmes cessent d’enfanter, les maisons se vident, car telle est la volonté de Zeus l’Olympien. D’autres fois, il extermine leur armée nombreuse, ou il abat leurs remparts ou encore sur mer il détruit leurs vaisseaux. De plus, le poète nous apprend que, pour sur veiller les actions (les hommes, ce dieu dispose de trente mille gardiens immortels et invisibles, qui, sans cesse, vont à travers toute la terre, observant ce qui se fait de bien ou de mal[26]. Pour lui, la Justice (Diké) est la fille même de Zeus ; vierge délicate qui, facilement offensée, va porter plainte à son père et obtient de lui qu’il punisse les coupables[27]. De telles paroles, jetées dans le monde par cette voix éloquente, ne pouvaient être perdues. C’était une bonne semence, destinée à germer et à fructifier. Religions nouvelles. — Comment, toutefois, cette conception d’une justice collective, d’après laquelle le bonheur des individus dépendait en fin de compte de la conduite de leurs chefs, aurait-elle satisfait aux exigences de la conscience populaire ? Tout homme ne se considère-t-il pas comme ayant droit au bonheur ? Comment répondre à cette aspiration universelle ? Deux doctrines, en tout temps, ont essayé de le faire, d’une part celle qui enseigne que la vertu trouve en elle-même sa récompense et que le bonheur de chacun, par conséquent, ne dépend que de lui-même ; d’autre part, celle qui promet une prolongation de la vie au-delà de son terme apparent et qui fait espérer, dans cette seconde existence, une compensation aux injustices subies ici-bas De ces deux doctrines, la première, fondée uniquement sur la raison, ne convenait évidemment qu’à une minorité ; personne encore, en ce temps, n’en avait fait hautement profession, si elle avait des adeptes, ils étaient obscurs et peu nombreux, philosophes à leur manière, sans revendiquer ce titre. En tout cas, il fallait autre chose à la foule, autre chose à toutes les âmes inquiètes, qui alors, comme en tout temps, se résignaient mal à vivre dans l’ignorance de leur destinée. Ce qu’elles attendaient leur vint de croyances nouvelles, issues d’ailleurs de cultes anciens. Éleusis et ses mystères. — L’un des plus importants fut celui de Déméter à Éleusis. Là, quelques familles célébraient très anciennement un culte agraire qui leur était propre Il avait pour but de renouveler chaque année la fécondité du sol par des rites qui étaient censés agir sur les puissances mystérieuses de qui on pensait qu’elles dépendent. De ces rites était né un mythe dont la poésie avait fait un drame[28]. Elle avait raconté comment le dieu des enfers, Hadès, avait enlevé la jeune Coré ou Proserpine, fille de Déméter, à l’insu de sa mère, et comment celle-ci, éperdue, l’avait longtemps cherchée en vain. Informée du rapt, c’était à Éleusis, disait-on, qu’elle s’était arrêtée, décidée dans sa colère à rendre la terre désormais stérile ; c’était là aussi qu’elle s’était laissé apaiser par Zeus, à la condition que sa fille lui serait rendue pendant les deux tiers de chaque année. Touchée de l’accueil qu’elle avait reçu de la famille royale du pays, elle lui avait enseigné, en la quittant, les mystères destinés à perpétuer ses bienfaits. Sous cette forme mystique, c’étaient en réalité les phénomènes de la végétation qui étaient rappelés et célébrés. Mais ces phénomènes se prêtaient à une interprétation symbolique. Ils représentaient une mort apparente, celle du grain enfoui dans le sol, et une résurrection assurée, celle du blé, source de vie. Ce fut cette interprétation qui devint la donnée essentielle des mystères, Religion privée à l’origine, ils s’ouvrirent à des initiés de plus en plus nombreux ; et pour eux, sans doute, la révélation primitive s’enrichit peu à peu Éleusis, il est vrai, ne donna jamais d’enseignement proprement dit. C’était uniquement par une sorte de spectacle commenté que l’hiérophante, assisté du dadouque et du héraut, instruisait les initiés, répartis en plusieurs classes. Ce qu’était au juste ce spectacle, nous l’ignorons. Tout ce que nous savons par de nombreux témoignages, c’est que les initiés, surtout ceux du degré supérieur, les époptes, rapportaient de là des espérances relatives à une vie future. Ils en avaient en quelque sorte la vision immédiate dans les scènes qui avaient passé sous leurs yeux. Le succès croissant de ces mystères prouve à quel point ils répondaient à un besoin profond et répandu. Éleusis, annexée par Athènes au VIIIe siècle, devint un des sanctuaires reconnus par l’État athénien, le but d’une procession annuelle qui comptait parmi les plus grandes solennités publiques. Les Pisistratides, au VIe siècle, favorisèrent particulièrement ce culte et en accrurent l’éclat. Mais ce fut toujours par le rite de l’initiation que s’exerça son influence. Par là seulement, l’espérance d’un bonheur ultra-terrestre trouvait à s’appuyer sur des révélations qui lui prêtaient quelque précision et en faisaient une certitude pour les croyants. Culte de Dionysos. — Un autre culte eut plus d’importance encore dans le mouvement religieux de ce temps ; ce fut celui de Dionysos. Pour Homère, Dionysos, nommé incidemment dans deux passages, n’est encore qu’un génie secondaire, qui n’a pas de place dans l’Olympe. Hésiode, dans sa Théogonie, le mentionne simplement comme l’amant d’Ariane, fille de Minos. Mais, d’une part, il apparaît dans les plus anciennes légendes thébaines comme le fils de Zeus et de Sémélé, le petit-fils de Cadmos, fondateur de la cité ; d’autre part, en qualité de dieu du vin, il était célébré, en plusieurs endroits, dès le VIIIe siècle au moins, dans les chants appelés dithyrambes. En fait, son culte trahit deux origines distinctes, l’une barbare, l’autre proprement hellénique, d’où sont issus deux courants, qui d’ailleurs ne tardèrent pas à se pénétrer mutuellement. De la Thrace, où Dionysos était un dieu de la végétation, il arriva et, Grèce, apportant avec lui des rites violents et même sanguinaires. Sous son influence, une partie de la Grèce se fit barbare par imitation, Parmi ses fidèles se déchaîne une sorte de frénésie. Des bandes de femmes, sous le nom de Thyades ou de Ménades, s’élancent, pour l’honorer, dans les forêts et dans les montagnes. Là, vêtues de peaux de bêtes, armées de thyrses qu’elles agitent, elles s’exaltent au bruit des tambourins par des courses et des danses effrénées. Hors d’elles-mêmes, elles saisissent les animaux domestiques ou sauvages qu’elles rencontrent, elles les égorgent, elles se nourrissent de leurs chairs crues. Le but de cette sorte d’ivresse orgiastique, c’est le transport extatique qui procure à l’être humain l’oubli de lui-même, et l’amène à s’identifier en imagination avec son dieu ; c’est en somme une participation mystique à la divinité. Si étrange que nous paraisse ce culte, nous voyons, par d’incontestables témoignages, qu’il fut pratiqué en plusieurs cantons de la Grèce particulièrement en Phocide sur le Parnasse et en Attique même. Preuve saisissante de l’espèce de fermentation religieuse qui se développait alors dans les âmes. L’autre origine de la même religion dionysiaque fut la culture de la vigne avec les fêtes rustiques qui l’accompagnaient, vives réjouissances des vignerons, soit dans la saison des vendanges, soit à l’occasion de la fabrication du vin. Dans cette forme du culte de Dionysos, c’est la gaieté qui domine. Mais, comme ces fêtes donnent aussi occasion de rappeler les mythes relatifs au dieu qu’on célèbre, un élément de tristesse s’y mêle. Car ces mythes, en partie allégoriques, racontent ses souffrances, soit qu’ils fassent allusion par là aux phases de la végétation et au raisin foulé dans le pressoir, soit qu’ils commémorent l’histoire légendaire des violences causées par l’abus du vin, à mesure que l’usage s’en répandait, ou encore celle des résistances qu’il avait suscitées. Quelle qu’en fût l’origine, ils étaient la matière des dithyrambes dont il vient d’être question. Ces dithyrambes étaient chantés, en certains lieux, à Sicyone par exemple au VIIe siècle, par des danseurs déguisés en satyres, Le poète lesbien, Arion, en leur imposant une forme plus réglée, constitua à Corinthe, vers le début du VIe siècle, les chœurs cycliques. C’est de ces chœurs et des chants dithyrambiques que naquirent au VIe siècle la tragédie athénienne inaugurée par Thespis et le drame satyrique où s’illustra Pratinas. L’Orphisme. — Éminemment favorable à la poésie qu’il enrichissait ainsi d’émotions et de formes nouvelles, le culte de Dionysos ne le fut pas moins au mysticisme réfléchi, qui en tira des croyances et des pratiques appropriées à l’esprit du temps. De cette tendance procède l’Orphisme, qui prit corps à Athènes dans le cours du VIe siècle. C’était à la fois une doctrine et une règle de vie. La doctrine consistait en une cosmogonie et une théogonie, où les souvenirs de l’œuvre hésiodique se mêlaient à de libres combinaisons mythiques. Dionysos y jouait, sous le nom de Zagreus, le rôle principal. L’essentiel était l’histoire de sa passion. Fils de Zeus et de Perséphone, destiné par son père à hériter de sa puissance, il avait été, disait-on, ravi par les Titans, mis à mort et déchiré par eux ; mais Zeus avait sauvé son cœur et l’avait incarné dans un nouveau Dionysos, né de lui et de Sémélé ; celui-ci était devenu le maître d’un monde également nouveau, dans lequel les Titans, bien que foudroyés et réduits en cendre, avaient mêlé un élément mauvais ; d’où une sorte de tare originelle, attachée à la race humaine, fille de ce monde ainsi contaminé. La vie, dans cette conception, était considérée comme une épreuve que l’âme avait à subit, pour se dégager de l’impureté héréditaire. Enfermée dans la prison du corps, elle n’en était pas délivrée par la mort elle-même ; car l’Orphisme, comme le Pythagorisme, faisait de la métempsycose un de ses articles de foi. Pour les Orphiques, l’âme, en quittant le corps, subissait une série de transformations, après lesquelles, si elle ne s’était pas purifiée, elle revenait à son état primitif. Cycle de peines, en somme, auquel toutefois il n’était pas impossible d’échapper. Le moyen d’obtenir cette délivrance consistait dans la pratique d’abstinences, qui avaient pour effet n’affranchir progressivement les âmes de la servitude corporelle. La métempsycose, ainsi modifiée, se changeait alors en une sorte d’ascension pouvant aboutir, par une série d’étapes, à la libération définitive et à l’union avec Dieu. Telle était en gros cette religion entée sur un mélange de mythes et de philosophie. Elle se donnait pour une révélation du poète légendaire Orphée et de son fils, Musée. En réalité, elle était l’œuvre de quelques hommes qui en avaient recueilli sans doute les premiers éléments parmi les Grecs d’Italie, mais qui l’achevèrent à Athènes dans la seconde moitié du VIe siècle. Le plus célèbre d’entre eux fut Onomacrite, auquel on attribue les principaux écrits de la secte. Qu’une assez forte dose de charlatanisme se soit mêlée de bonne heure à ce mouvement religieux, il n’y a guère lieu d’en douter ; mais son expansion et sa durée ne se comprendraient pas s’il n’eût donné satisfaction à des sentiments certainement sincères chez le grand nombre de ses adeptes. Et l’on ne peut nier d’ailleurs qu’il n’y eût une pensée philosophique dans cet effort pour expliquer l’origine du mal. Accueilli avec une faveur marquée par les Pisistratides, l’Orphisme devait se perpétuer de siècle en siècle ; son influence peut encore être suivie à. la tiare dans toute l’histoire cru paganisme, sans qu’il soit possible toutefois de la mesurer exactement. IX. — L’ART GREC AU SIXIÈME SIÈCLE. Progrès des arts. — A cet aperçu sommaire de l’état de la civilisation grecque au VIe siècle, il manquerait quelques traits essentiels, si nous ne disions rien de l’architecture, de la sculpture et de la peinture. C’est, en effet, l’époque où ces arts, si caractéristiques du génie grec, prennent un rapide développement et annoncent déjà l’admit able essor de la période suivante. Il importe d’en donner au moins une esquisse. L’architecture. — L’architecture fut la première à se signaler par des œuvres vraiment belles. La raison en est sans doute qu’elle exige surtout un sentiment juste de l’effet des lignes et des masses ainsi que des proportions, sentiment inné pour ainsi dire au génie grec ; d’ailleurs, elle héritait de connaissances techniques déjà anciennes. C’est presque uniquement par les ruines des temples construits à cette époque que nous pouvons en juger. L’âge achéen, grand constructeur de palais, de remparts et de tombeaux, comme on l’a vu plus haut, n’avait pas élevé de temples à ses dieux. Il les honorait par des sacrifices offerts en plein air, de préférence sur des lieux élevés. Le temple fut donc une nouveauté en Grèce, après la période des invasions. On le conçut à l’imagination du mégaron des palais royaux, c’est-à-dire de la grande salle où le roi recevait les hommages et les tributs de ses sujets. Ce fut sans doute l’effet de la croyance anthropomorphique qui s’imposait de plus en plus aux esprits. On voulut que le dieu, lui aussi, eût un domicile où ses adorateurs viendraient le prier. Ce n’était pas, toutefois, comme nos églises, un lieu de réunion. Les cérémonies étaient célébrées auprès du temple, dans l’enceinte sacrée dite téménos, souvent plantée d’arbustes, qui circonscrivait l’espace appartenant au dieu. L’autel même des sacrifices était extérieur. Cette destination détermina le plan du monument. Ce fut en général un édifice rectangulaire, élevé sur un soubassement. Il comprenait essentiellement une nef (sécos), précédée d’un vestibule entre deux antes. Mais ce plan par trop simple comportait d’heureux agrandissements. Quelquefois à la nef on ajouta, en arrière, une seconde salle fermée, dite opisthodome et destinée à servir de trésor. A l’extérieur, lorsque l’édifice était modeste, on dressa deux colonnes seulement entre les antes. Ceux qu’on voulut plus magnifiques fuient dotés de colonnades sur les deux faces, antérieure et postérieure, ou même entourés entièrement de colonnes La beauté du temple résultait d’abord de la simplicité harmonieuse de ses lignes, du ferme dessin de son contour, fait pour se détacher nettement sur l’azur du ciel. Le jeu des ombres et de la lumière entre les colonnes donnait à cette beauté quelque chose de mobile et de vivant. A cela s’ajoutait le charme d’une ornementation qui semblait dictée presque uniquement pat les lois même de la construction. Elle eut pour éléments essentiels, en effet, les colonnes avec leurs entablements, appuis nécessaires de la toiture, et les frontons formés pat les rampants de cette même toiture. C’est par le style des colonnes et des entablements que sont caractérisés les trois ordres dits dorique, ionique et corinthien. Nous n’avons à considérer pour le moment que l’ordre dorique, tant il est prédominant au temps dont nous parlons. La colonne dorique, un peu plus large à la base qu’au sommet, repose directement sur le soubassement de l’édifice sans l’intermédiaire d’une base ; le fût en est creusé de cannelures peu profondes à arêtes vives ; le chapiteau comporte une échine lisse, que trois listels séparent du fût, et un tailloir carré. C’est en somme un appui simple et robuste, qui satisfait surtout le regard par son galbe et la justesse de ses proportions. Sur cette colonne repose l’entablement, qui comprend : une architrave tout unie, une frise décorée de triglyphes rectangulaires entre lesquels se placent des dalles appelées métopes, généralement ornées de sculpture, et, comme troisième élément, une corniche faite d’un larmier saillant entre deux moulines, Aux deux façades du temple, l’entablement était surmonté de frontons triangulaires bordés d’une moulure qui prolongeait celle de la corniche. Chacun de ces frontons offrait un champ propre à recevoir des figures en haut relief. Un tel ensemble, où une certaine variété s’associait à l’unité la plus sensible, produisait naturellement une impression de force et de grandeur. Le progrès de l’art consista principalement à alléger des formes primitivement trop lourdes, à rendre l’édifice plus élégant sans qu’il cessât de paraître robuste et puissamment équilibré. Les débuts en sont représentés par les ruines du plus ancien temple de Corinthe. On peut en suivre le développement progressif dans les temples d’Italie et de Sicile jusqu’à celui de Paestum, qui date vraisemblablement de la fin du VIe siècle. Quant à l’appellation de dorique qui est propre à ce style, elle n’implique aucunement que cette architecture fût spécifiquement dorienne. Elle fut commune à toute la Grèce jusqu’au moment où se manifesta en Ionie, dans le cours du VIe siècle, un style nouveau, dont nous parlerons plus loin. C’est par opposition à ce style ionique que le style ancien fut qualifié de dorique. Indépendamment de leur plan et de leurs éléments décoratifs, les temples témoignent, par l’appareil de la construction, d’une science de plus en plus sûre. Sans entier à ce sujet dans des détails techniques qui ne seraient pas ici à leur place, on peut en donner une idée suffisante en peu de mots. Les blocs de pierre, taillés avec soin, reçoivent désormais une forme quadrangulaire à arêtes vives, et les pierres d’une même assise, de hauteur égale, forment un joint continu horizontal. Les joints verticaux correspondent au milieu de l’assise du dessus et de l’assise du dessous avec la plus grande régularité. Les pierres, posées sans mortier, sont assemblées par des crampons de métal et, dans les constructions les plus soignées, les joints sont ajustés avec une telle exactitude qu’ils sont, aujourd’hui encore, à peine visibles[29]. Lorsque la technique d’un art est arrivée à ce point de perfection, le génie est affranchi des servitudes de l’inexpérience et peut créer en toute liberté. La statutaire. — La construction des temples devait avoir pour résultat de provoquer l’art de la sculpture. Il était naturel, lorsque l’on bâtissait les maisons des dieux, d’y introduise l’image de ceux qui devaient en être les habitants. Les deux idées répondaient à une même conception anthropomorphique. Seulement, ici, la pensée religieuse se heurtait à de plus graves difficultés La reproduction de la forme vivante en pierre ou en métal exige une habileté professionnelle qui ne peut être acquise que par une longue pratique et un apprentissage persévérant. Or, à cet égard, tout était à créer. Après la disparition des ateliers minoens et mycéniens, qui, d’ailleurs, n’exécutaient guère que des statuettes, aucune tradition technique n’existait plus. Au reste, la piété des fidèles se contentait de peu. Les simulacres des divinités n’étaient que des symboles ; on ne demandait pas davantage. Une pierre dressée, à peine dégrossie, un simple pilier, une pièce de bois équarrie pouvaient représenter un dieu ou une déesse. L’imagination et la foi suppléaient à l’absence d’une imitation sérieuse à la forme humaine Les premiers qui s’essayèrent à faire mieux n’osèrent pas s’attaquer à la pierre ; ils se contentèrent du bois, plus facile à tailler. Ces premières statues de bois appelées xoana, raides et inertes, les yeux clos, les bras pendants et collés au corps[30], fuient d’abord admirées naïvement comme des chefs-d’œuvre, et, dans certains sanctuaires, elles restèrent longtemps un objet de vénération, après même que le progrès de l’art les eût reléguées au rang des antiquités On les trouve souvent représentées sur les vases peints de l’époque postérieure. Si l’on écarte les légendes relatives à Dédale pour s’attacher uniquement à la réalité historique, c’est à la Grèce ionienne, favorisée par ses relations avec l’Orient, que semble appartenir le mérite d’avoir vraiment inauguré la statuaire en bronze vers le milieu du VIIe siècle. Comme ces premiers bronziers ignoraient la fonte en forme, leurs statues étaient faites de pièces de métal rapportées, qu’ils ajustaient soigneusement. L’art de couler le bronze autour d’un noyau d’argile fut, dit-on, inventé par deux artistes de Samos, Rhœcos et Théodore, aux enviions de l’an 620. Un homme de Chios, Glaucos, leur contemporain, passe pour avoir, le premier, pratiqué la soudure. Quoi qu’il en soit, c’est à partir de ce temps que la sculpture en bronze prend vraiment son essor. La statuaire en marbre, de son côté, avait déjà débuté, à Chios également, avec les œuvres d’Archermos, selon les témoignages de Pline[31]. A partir de ces débuts, les progrès de l’art furent assez rapides. Dans le cours du VIe siècle, nous voyons des ateliers s’ouvrir dans la Grèce continentale, à Sicyone avec les maîtres crétois Dipornos et Skyllis, à Sparte où travaille le magnésien Bathyclès, enfin à Athènes sous les Pisistratides. Mais ces artistes ne nous sont plus connus en général que par des témoignages. Ce sont les monuments conservés, trop rares malheureusement et anonymes, qui, seuls, nous renseignent vraiment sur l’évolution de leur art. Quelques-uns, comme l’Artémis trouvée à Délos, se rattachent encore au type des statues de bois, malgré l’emploi de la pierre. Seule, la matière est différente, le travail reste à peu de chose près le même. La figure semble encore enfermée dans une gaine qui l’empêcherait de se mouvoir. D’autres, comme les fameuses métopes de Sélinonte qu’on date de 580 environ, représentent en bas-relief, avec la même raideur, deux scènes de la mythologie. L’une d’elles, où l’on voit Persée tuant la Gorgone en présence d’Athéna, témoigne d’une intention dramatique, qu’un art très grossier s’est trouvé impuissant à traduire. Les formes lourdes et massives sont franchement laides ; et la Gorgone, dont la sculpture a cru bien faire d’accuser la difformité, est un véritable monstre. Mais déjà certaines statues archaïques, qui représentent ou des Apollons ou de jeunes athlètes, ne sont pas sans quelque beauté, malgré leur imperfection. Rigides encore et dénuées d’expression, les bras toujours collés au corps, les jambes à peine écartées, elles révèlent cependant un sensible progrès dans l’imitation des formes et le désir de les idéaliser. Et si nous en venons à ces statues de jeunes femmes élégamment drapées, qu’on a trouvées sur l’Acropole d’Athènes et qui datent de la fin du VIe siècle, cet art archaïque se montre capable déjà d’un charme propre, fait de finesse et de grâce. Ce qui lui manque encore, c’est surtout la liberté du mouvement. Rarement il ose s’affranchir de la coutume dite loi de frontalité, d’après laquelle toute statue devait être symétrique par rapport à une ligne verticale abaissée du milieu du front et divisant le corps en deux parties égales. La toreutique. — A la sculpture se rattache étroitement l’art du ciseleur ou toreutique. Presque tous les bronziers étaient en même temps des ciseleurs. Leurs œuvres sont mentionnées fréquemment avec éloge dans les textes anciens. On citait particulièrement avec admiration le coffre de Kypsélos consacré à Olympie vers 660 par le tyran corinthien de ce noie. Construit en bois de cèdre, il était couvert de scènes figurées par des incrustations d’or et d’ivoire, qui devaient former avec le fond sombre de la boiserie le plus gracieux contraste[32]. En Laconie, le trône d’Apollon d’Amyclées, exécuté vers le milieu du VIe siècle par Batyclès de Magnésie, n’était pas moins loué pour la délicatesse et la beauté du travail. Il est bien regrettable que ces chefs-d’œuvre ne nous soient plus connus que par les descriptions de Pausanias. C’est aussi sur de simples témoignages que nous devons luger des riches offrandes dont s’enrichissaient alors les grands sanctuaires de la Grèce, principalement celui de Delphes : beaux vases d’or, d’argent et de bronze, décorés de figures ciselées dans le métal ou rapportées. On ne saurait douter en tout cas que le travail du ciseleur n’eût atteint dès lors un haut degré de perfection. Peinture et céramique. — Les œuvres de la peinture sont de toutes les productions de l’art les plus fragiles. Il n’est pas surprenant que ses débuts en Grèce ne nous soient connus que par des légendes. Lit si les vases peints ne nous fournissaient d’utiles indications sur ses premiers progrès, nous en serions réduits à reproduire des témoignages, d’ailleurs vagues et absolument insuffisants. Mais il ne faut pas oublier que ces vases sont en général de simples produits industriels, qui ne peuvent nous renseigner qu’imparfaitement et d’une manière indirecte sur la peinture proprement dite. Dans la Grèce continentale, on peut dire que l’art du dessin, si remarquablement cultivé à l’époque mycénienne, avait été à peu près oublié. Lorsqu’on l’y voit renaître, il se montre empreint d’une ignorance et d’une gaucherie enfantines, Les grands vases funéraires du Dipylon, commandés par les riches Athéniens du IXe ou du VIIIe siècle pour leurs sépultures de famille, nous présentent des figures d’hommes et de femmes réduites à un tracé de lignes géométriques et alignées en files uniformes. Dans ces peintures, la famille du mort et les assistants sont figurés avec une désespérante monotonie, des files entières de personnages font le même geste ; les guerriers, montés sur des chars, ont tous le même air et le même maintien[33]. D’ailleurs, tous les corps sont dessinés sur le même modèle, nez et mentons pointus, torse formé d’un triangle renversé dont la base représente la ligne des épaules et dont la pointe figure la ceinture, cuisses énormes, jambes linéaires. Toutes ces silhouettes sont teintes en noir sur le fond rougeâtre de la terre cuite. Etait-ce à cela vraiment que se réduisait alors l’art des peintres de profession ? Nous avons peine à le croire. En tout cas, s’ils ont débuté ainsi, il semble qu’ils aient réalisé assez vite de sérieux progrès. Pline nous palle d’un peintre nommé Boulaichos qui aurait représenté pour le roi de Lydie Candaule, donc vois la fin dit VIIIe siècle, un épisode d’une de ses guerres[34]. On a peine à croire qu’il n’ait pas réussi dans une certaine mesure à reproduire le tumulte d’un combat, les attitudes des guerriers, la variété des scènes. Du texte même il semble résulter qu’il usait de plusieurs couleurs. Et vraiment, lorsque l’on voit sur des cercueils de terre cuite, tels que ceux de Clazomène qui ne sont guère plus récents, des courses de char, dans lesquelles les conducteurs et les chevaux sont dessinés avec un sens juste des formes et des mouvements, on est autorisé à penser que les traditions de l’art mycénien, oubliées et perdues sur le continent, s’étaient au contraire assez bien conservées en Asie. C’est de là qu’elles durent revenu dans la Grèce propre. Au VIe siècle, en tout cas, le dessin et la peinture y étaient en rapide progrès. Le nom d’Eumarès, qui vécut à Athènes et fut le contemporain de Solon, celui de Cimon de Cléonée rappellent des inventions techniques remarquables, notamment celle du raccourci[35]. Et, s’il faut citer un monument subsistant qui en témoigne, la stèle de Lyséas, trouvée à Velanidéza en Attique et datée, d’après les caractères de l’inscription, de 530 ou 520 environ, nous fait voir, dans une peinture sur marbre, des draperies imitées avec une certaine souplesse et surtout un cavalier au galop qui révèle la main d’un dessinateur habile. Au reste, ce même progrès est manifeste dans la série des vases peints qui abondent dans nos musées. Au style géométrique du Dipylon, caractérisé plus haut, on voit succéder, au temps où Corinthe étend au loin son commerce, c’est-à-dire à partir du milieu du VIIIe siècle, le style, si différent et tout empreint d’influences orientales, auquel cette riche cité a donné son nom. Elle exporte alors ses beaux vases, décorés de zones d’animaux et bientôt même de scènes empruntées à la mythologie ou à la légende héroïque. Citons en ce genre le départ d’Hector représenté sur une grande Kélébé du Musée du Louvre. Puis viennent, au début du VIe siècle, les vases attiques à figures noires sur fond rouge, ceux du style d’Ergotimos et ceux du style de Nicosthénès. Parmi les premiers, figure au premier rang le célèbre vase François du musée de Florence, magnifique amphore, décorée de trois zones de sujets sur la panse : deux autres ornent le col et le pied, et les anses elles-mêmes sont couvertes de peintures[36]. On y voit notamment la course des chars décrite au XXIIIe chant de l’Iliade. Les seconds, ceux du style de Nicosthène, reconnaissables aux palmettes élégantes qui en ornent le col, ne charment pas moins le regard par le bon goût de la coloration et l’élégance du dessin. Là déjà, dès la fin du VIe siècle, commençait à Athènes l’usage d’une technique nouvelle, celle des vases à figures rouges sur fond noir, qui allait se développer brillamment dans le siècle suivant. En somme, à ce moment, l’art sous toutes ses formes était en pleine renaissance. Il avait reconquis définitivement tout ce qui avait été perdu depuis la période des invasions. Il s’était même ouvert de nouvelles voies, il avait inauguré de nouvelles techniques Le temps était venu où les chefs-d’œuvre en tout genre pouvaient naître. X. — VARIÉTÉS DES FORMES DE CIVILISATION EN GRÈCE À LA FIN DU VIe SIÈCLE. Certes, à quelque point de vue qu’on se place, les Grecs avaient fait beaucoup, dès lois, en matière de civilisation. quelques-unes de leurs institutions politiques, leurs conceptions religieuses et philosophiques, leurs industries et leur commerce, leurs progrès techniques et intellectuels attestaient en eux des aptitudes aussi heureuses que vaines et une activité capable de les mettre excellemment à profit C’étaient là de précieux éléments qui faisaient bien augurer de l’avenir. Mais, pour qu’une civilisation vraiment nationale puisse se constituer dans un pays, il est nécessaire qu’il s’y forme quelque part un centre où les éléments épars viennent converger et se fondre en un tout. Or, à la fin du VIe siècle, un tel centre n’existait pas encore en Grèce ; et même, il y avait en fait plusieurs points d’où rayonnaient des influences divergentes. Lacédémone, qui était alors le plus puissant des États grecs, avait inauguré une civilisation ascétique et militaire, propre assurément à produire de hautes vertus, mais que son étroite et dure formule empêchait absolument de se propager au dehors. Corinthe et ses colonies, villes aristocratiques, adonnées à l’industrie et aux affaires, éprises de luxe et de plaisir, n’étaient qu’un groupe sans unité et sans vocation déterminée. La Béotie et en général les États du centre et du nord, attachés surtout à l’agriculture, à l’exploitation des richesses naturelles, vivaient sur leurs traditions locales, confinés dans leurs coutumes, souvent troublés par leurs querelles intérieures, trop peu ouverts aux influences extérieures, peu capables en somme, de larges vues politiques. Aucun de ces pays évidemment ne prouvait attiser à lui les éléments de civilisation alors dispersés, aucun d’eux n’était propre à les concentrer. L’Ionie aurait eu plus de chance de loues ce rôle si elle avait pu conserver son indépendance ; mais elle l’avait perdue au cours du VIe siècle ; et de plus elle était, par sa situation géographique, trop éloignée des principaux États grecs. On peut en dire autant des colonies d’Italie et de Sicile, où de glandes initiatives s’étaient manifestées, en philosophie notamment, mais qui, dénuées de cohésion, n’étaient d’ailleurs, elles aussi, que des prolongements plus ou moins lointains de la Grèce véritable. Un seul État, Achènes, réunissait des lors des conditions d’avenir nettement favorables, bien qu’à demi latentes encore, A la fin du VIe siècle, toute l’Attique formait un État, dont l’unité ne pouvait plus être mise en péril et qui, par son agriculture, son industrie et sort commerce, s’enrichissait rapidement. Ouverte, grâce à sa situation, aux influences de l’Orient, elle avait profité particulièrement de celles de l’Ionie, dont elle était l’héritière le plus autorisée, et déjà elle manifestait par elle-même un sens artistique fin et original. Il lui manquait encore une constitution stable et vraiment appropriée à son caractère, le sentiment de sa force et celui d’une vocation politique, l’idée même du rôle qu’elle était capable de louer. Comment elle fut amenée pat les événements à se connaître elle-même et à devenu le contre de civilisation dont la Grèce avait besoin, c’est ce que fera voir la suite de cet exposé. |
[1] THUCYDIDE, I, 7.
[2] Iliade, IX, 404.
[3] HÉSIODE, Travaux et jours, 100-102.
[4] HÉSIODE, Travaux, V, 588-596.
[5] STRABON, Géogr., IX, 25.
[6] Il est possible, mais nullement certain, que se passage soit une interpolation. Il serait en tout cas presque aussi ancien que le poème lui-même et, comme témoignage historique, ne perdrait rien de sa valeur.
[7] PLUTARQUE, Lycurgue, IV, 1-2.
[8] PLUTARQUE, Lycurgue, XXI, 3.
[9] PLUTARQUE, Lycurgue, XXI, 3.
[10] BERGK, Poetæ lyrici græci, III, p 23.
[11] BERGK, Poetæe lyrici græci, II, p. 13.
[12] Iliade, II, 510.
[13] THUCYDIDE, I, 1.
[14] HÉRODOTE, V, 67.
[15] HÉRODOTE, II, 78.
[16] THUCYDIDE, I, I08.
[17] BERGK, Poetæ lyrici græci, II, p. 149.
[18] Même ouvrage, II, p. 192.
[19] DÉMOSTHÈNE, Des prévarications de l’ambassade, 251
[20] PLUTARQUE, Solon, 14.
[21] ARISTOTE, Rep. Ath., XII.
[22] Il est remarquable que dans un de ses poèmes (fragm. 24), Solon, considérant les différentes formes de richesses, rapproche ceux qui ont beaucoup d’or et d’argent, ceux qui sont propriétaires de terres productives de blé et ceux qui ont des chevaux et des mules.
[23] Traduction libre d’un passage de la Physique d’Aristote, d’après Burnet, l’Aurore de la Philosophie grecque, traduction Raymond, p. 385.
[24] HÉRODOTE, II, 53
[25] HÉSIODE, Travaux, 225 et suivants.
[26] HÉSIODE, Travaux, 256-260.
[27] HÉSIODE, Travaux, 252, 255.
[28] Ce drame est raconté tout au long dans l’hymne homérique à Déméter.
[29] LALOUX, L’architecture grecque, Paris, Quantin, 1888.
[30] DIODORE DE SICILE, IV, 76
[31] PLINE, Hist. nat., XXXVI, 11.
[32] PAUL GIRARD, La Peinture antique, p. 123.
[33] PAUL GIRARD, La Peinture antique, p 126.
[34] PLINE, Hist. nat., VII, 126.
[35] PLINE, Hist. nat., XXV, 56.
[36] COLLIGNON, Archéologie grecque, p. 285.