LA CIVILISATION DE LA GRÈCE ANTIQUE

PREMIÈRE PARTIE. — FORMATION DE LA CIVILISATION GRECQUE.

CHAPITRE II. — L’INVASION DORIENNE. ÉMIGRATION GRECQUE EN ASIE.

 

 

I. — L’INVASION DORIENNE.

L’immigration des tribus du Nord. — La civilisation achéenne semblait avoir, en somme, de belles chances d’avenir, lorsque, vers la fin du XIIe siècle avant notre ère, survint une nouvelle immigration qui lui fut fatale. Les historiens anciens ont rattaché ce mouvement de peuples à la légende des fils d’Héraclès et l’ont appelé le retour des Héraclides. De notre temps, on a substitué à cette dénomination fabuleuse celle d’invasion dorienne, qui exprime au moins une partie de la réalité historique. Ce qu’on entend par là, c’est l’arrivée de tribus venues du Nord, parlant d’ailleurs comme les Achéens la langue grecque, et par conséquent issues originairement du même milieu, mais qui, étant restées jusque là en arrière, n’avaient pu participer à leur civilisation progressive. Elles se trouvaient en ce temps groupées dans le Nord de l’Epire, autour de Dodone (Janina). Incultes et rudes relativement aux Achéens, ces Grecs retardés leur étaient supérieurs par une énergie qu’aucune habitude de luxe ni de mollesse, aucun contact avec d’autres peuples plus avancés, n’avaient encore atténuée. Ils l’étaient aussi par l’emploi des armes de fer, casques, cuirasses, lances et javelots. Pas plus que les Achéens, ils ne paraissent avoir envahi toute la Grèce en masse. La tradition ancienne, assez confuse d’ailleurs, avait gardé le souvenir de plusieurs expéditions successives. Il y a peu de fond à faire sur ces récits. Mais les faits historiques connus permettent de se représenter en gros leur marche et leurs établissements.

Établissements nouveaux dans la Grèce centrale. — Subissant la poussée d’autres peuplades ou obéissant simplement à un désir de conquête, un premier groupe d’envahisseurs pénétra en Thessalie et une partie d’entre eux s’y arrêta. Ils en chassèrent ce qui restait là des Béotiens et ceux-ci allèrent rejoindre dans la région du Copais et de l’Hélicon les clans du même nom qui s’y étaient déjà établis auprès des Cadméens. Cette invasion détermina l’exil d’un grand nombre d’Achéens, surtout des familles princières, qui s’enfuirent avec leur clientèle vers le rivage de l’Asie, où nous les retrouverons bientôt. Ceux qui restèrent furent assujettis. C’étaient sans doute des gens de moindre condition. Ils formèrent une classe inférieure, celle des Pénestes. D’autres envahisseurs, venus peut-être par une route plus directe, se fixèrent dans les montagnes du centre, au nord du Parnasse, et donnèrent à ce petit coin de la Grèce centrale, autour d’Erméos, le nom de Doride. Plus tard, cette Doride passa pour la métropole des Doriens.

Les Doriens dans le Péloponnèse. — Mais c’est dans le Péloponnèse que la masse dorienne des nouveaux venus fit son principal établissement. Là, ils se rendirent maîtres de l’Ægolide, de la Laconie et de la Messénie et ils aidèrent la tribu étolienne des Eléens, leurs alliés, à occuper la région qui prit dès lors le nom d’Elide. L’Arcadie, défendue par ses montagnes, ne fut qu’à, penne entamée. Le résultat de cette invasion fut la ruine des royaumes achéens, l’expulsion ou l’asservissement des anciennes populations. Une partie des vaincus reflua vers la côte du golfe de Corinthe, l’ancienne Aegialée, qui reçut et garda dès lors le nom d’Achaïe. D’autres quittèrent le continent et s’en allèrent chercher fortune dans les îles ou sur le rivage de l’Asie Mineure.

Ruine de la civilisation achéenne dans la Grène propre. — A la suite de ces événements, de nouveaux États se formèrent soit dans le Péloponnèse, soit dans la Grèce centrale. Nous y reviendrons plus loin Pour le moment, tout était fume et perturbation dans la péninsule. Plusieurs siècles furent nécessaires pour qu’une civilisation nouvelle y apparût. Ce qui subsistait de l’ancienne s’était transporté en Asie. Nous devons l’y suivre ; car c’est là que le génie grec allait d’abord refleurir.

II. — FONDATION ET DÉVELOPPEMENT DES ÉTABLISSEMENTS GRECS EN ASIE MINEURE.

Émigration éolienne. — L’histoire de ces établissements grecs d’Asie à leurs débuts rie nous est qu’imparfaitement connue. Il apparaît toutefois que la première émigration fut celle des Achéens de Thessalie signalée ci-dessus. Déjà, sans doute, comme nous l’avons vu, la route vers l’Asie leur avait été ouverte par d’heureuses entreprises. Lesbos avait été occupée antérieurement par des hommes de leur lace ; peut-être même quelques points de la Troade. Ils n’eurent qu’à prendre pied le long du littoral asiatique, aux endroits les plus favorables, particulièrement sur le pourtour du golfe d’Adramython et plus au sud jusqu’à l’embouchure de l’Hermos. Là se constitua un groupe de douze villes éoliennes, au nombre desquelles était d’abord Smyrne, enlevée plus tard par les Ioniens de Colophon. Mais le véritable centre de ce groupement fut la grande île de Lesbos, avec ses cités de Mitylène, d’Érésos, de Méthymne. C’est surtout par le dialecte de Lesbos que nous connaissons le parler éolien plus ou moins commun à tous les Grecs de cette région et proche parent du thessalien, et c’est aussi grâce à Lesbos surtout que l’Eolide a eu son heure de renommée. A elle est due, en outre, une quantité de notables légendes. Ce sont les Eoliens de Thessalie qui ont dû emporter le souvenir de leurs héros nationaux, tels qu’Achille et Pélée, Philoctète, Protésilaos, ainsi que les traditions concernant les Minyens d’Iolcos, le roi Pélias et Jason, les Lapithes et les Centaures, matière d’épopées que leurs aèdes fuient probablement les premiers à mettre en forme

Émigration ionienne. — Un peu plus tard, au moment où les Doriens se rendaient maîtres du Péloponnèse, se produisit l’émigration ionienne. A vrai dire, l’origine des Ioniens est obscure. Certains traits, tels que la division en quatre tribus, le culte d’Apollon Patroos et la fête des Apaturies, enfin l’unité fondamentale de leur parler, qui transparaît sous les diversités locales, ne permettent guère de mettre en doute une communauté primitive de vie, qui, pourtant, n’apparaît pas clairement dans l’histoire. C’est probablement en Attique et en Eubée, à l’époque achéenne, qu’elle s’est formée, et elle a pu se développes aussi dans quelques parties du Péloponnèse, sans qu’on puisse dire exactement sur quels points ni à quelle date. Devant l’invasion dorienne, ceux des Ioniens qui ne se résignèrent pas, à subie la loi des vainqueurs partirent successivement pour l’Asie, entraînant à leur suite des Grecs d’autres tribus, qui, moins nombreux, se fondirent peu à peu sans doute, eux ou leurs descendants, avec l’élément ethnique prédominant. Hérodote cite notamment comme s’étant adjoints à l’émigration ionienne des Minyens d’Orchomène, des Cadméens, des Dryopes, des Phocidiens, des Arcadiens, des Epidauriens[1]. Quoi qu’il en soit, les villes ioniennes d’Asie reconnaissaient pour leurs fondateurs des chefs issus des rois achéens de Pylos, ce qui indique tout au moins à quoi se rattachaient les souvenirs des plus nobles familles. Douze villes successivement furent fondées par ces émigrants, soit sur le littoral asiatique depuis l’embouchure de l’Hermos jusqu’à celle du Méandre et au delà, soit dans les îles voisines. Ce furent Milet, Myonte, Priène, Éphèse, Colophon, Lébédos, Téos, Clazomène, Érythrée, Phocée et les deux cités insulaires Chios et Samos. Plus Laid s’ajoutèrent à ce groupe Smyrne, enlevée aux Eoliens, et Halicarnasse, détachée de la Doride. Entre ces émigrants rapprochés par des intérêts communs, l’unité originelle se resserra naturellement. Au contact de peuples étrangers, ils prirent plus fortement conscience de tout ce qui les rapprochait. Sous l’influence de ce sentiment s’établit entre eux une confédération religieuse consacrée par le culte de Poséidon Héliconios, qu’elle célébrait au sanctuaire appelé Pamonion sur les flancs du mont Mycale. Dans cette sotte d’amphictyonie, Milet, grâce à son temple renommé d’Apollon Didyméen aux Branchides, jouissait d’un prestige particulier, bien que chaque cité d’ailleurs n’abdiquât rien de son autonomie. Privilégiée par son climat, par la fécondité naturelle du sol, par ses ports, par ses relations avec l’intérieur du continent asiatique, l’Ionie ne pouvait manquer de prendre un rôle prépondérant dans la civilisation grecque d’Asie. Nous allons voir qu’elle réussit en effet à se l’attribuer.

Immigration dorienne. — Une dernière émigration, de date postérieure et d’origine dorienne, celle-là, acheva l’investissement du littoral anatolien par les Grecs. Elle fut sans doute la conséquence des luttes entre les Doriens, conquérants du Péloponnèse. Ces derniers émigrants occupèrent la Crète, Rhodes et la pointe méridionale du continent. Là, ils fondèrent Cnide, Cos, Halicarnasse, et, dans l’île de Rhodes, les trois villes de Lindos, Ialysos et Camiros Leur lien religieux fut le culte d’Apollon Triopios, qu’ils célébraient en commun par des Jeux au promontoire Triopion. Jaloux de leur caractère national, ils excluaient rigoureusement de ce culte quiconque n’était pas membre de leur confédération.

Divisions entre les Grecs d’Asie. — D’après cette simple esquisse de l’émigration grecque en Asie, il semble bien que les divisions produites dans le monde achéen par l’invasion dorienne aient eu leur contrecoup au delà de la mer. En particulier, la création de l’Ionie (et son rapide développement) fut l’effet, au moins en par tic, de l’entrée violente des Doriens en Grèce, et elle ne contribua pas peu, par une sorte de choc en retour, à faire naître le sentiment d’une forme de civilisation opposée à celle dont les Doriens étaient les promoteurs. Discordance dont les conséquences dans l’histoire de la Grèce devaient se faire bien gravement sentir.

III. — DÉVELOPPEMENT DE LA CIVILISATION DANS LA GRÈCE D’ASIE.

Formation d’une civilisation nouvelle. — C’était la civilisation de l’époque mycénienne que ces émigrants emportaient avec eux, lorsqu’ils franchirent la mer. Ils en furent naturellement les continuateurs. Mais, transportée sui un terrain nouveau, fécondée par des influences étrangères, contrainte par les circonstances à un effort constant de création, elle s’y développa rapidement et y pris en peu de temps un tout autre aspect. Ce qui la caractérise peut-être le mieux, c’est précisément cet esprit d’innovation, cette activité qui tendait à dégénérer en agitation. Elle se manifesta vivement dans les révolutions qui troublèrent les cités.

Révolutions politiques. — La première occupation des points de débarquement sur le rivage d’Asie avait dû se faire par la force, ou, en tout cas, par des arrangements que la force aidait à imposer. Ce fut donc, en fait, une série d’expéditions militaires. Elles furent conduites par des chefs, qui n’étaient autres le plus souvent que les princes dépouillés par l’invasion et fuyant avec leurs anciens sujets. Rois, au départ, ils restèrent rois à l’arrivée. Ainsi la royauté fut dans la plupart des villes nouvelles, sinon dans toutes, la première forme de gouvernement. Mais la royauté a besoin de s’appuyer sur une forte tradition. En Asie, cette tradition manquait ou s’était affaiblie. Les tribus s’étaient mélangées, les liens avec le passé étaient détendus. Autour des familles loyales s’agitaient d’autres familles d’ancienne noblesse. A celles-ci vinrent se joindre bientôt celles que le développement de l’industrie et du commerce ne cessait d’enrichir. Devenues puissantes, elles supportaient mal la sujétion. La royauté dut capituler devant leurs ambitions. Elle céda la place à l’oligarchie. Alors les mêmes causes qui créaient et renouvelaient sans cesse l’aristocratie de fortune, multiplièrent peu à peu, au dessous d’elle, une classe moyenne d’artisans, de marins, de commerçants, de gens d’affaites, qui s’accordaient mal avec ces maîtres et supportaient impatiemment leur autorité. Et, plus bas encore dans l’échelle sociale, se formait dans les villes maritimes une dernière classe, véritable plèbe, sans droits reconnus, ouvriers des ports, travailleurs de toute sorte, étrangers, particulièrement disposés à suivre les agitateurs. Dans un tel milieu, les factions devaient éclot e spontanément. Nous les voyons en lutte dans ces villes d’Asie dès le début du VIIe siècle, peut-être plus tôt, car nous ne connaissons guère leur histoire intérieure. Le résultat, presque partout, fut l’avènement de tyrans qui rétablirent la paix par les exils et les prescriptions. Les plus célèbres furent Pittacos de Mitylène vers la fin du VIIe siècle, Thrasybule de Milet, son contemporain à quelques années près, et, un peu plus tard, au VIe siècle, le fastueux Polycrate de Samos. Il y en eut de cruels qui régnèrent par la crainte, il y en eut de modérés et de bienfaisants. Dans quelques cités, on évita la tyrannie en recourant à des arbitres qu’on appelait aesymnètes et qui réussissaient, par leur autorité acceptée de tous, à concilier les factions. Ce ne fut pas sans doute le cas le plus fréquent. Il semble bien qu’au VIe siècle, lorsque l’Asie grecque passa sous la domination de la Perse, la tyrannie était devenue la forme de gouvernement de presque toutes les cités, sinon de toutes.

L’agriculture. — Une des principales causes de ces révolutions, comme on le voit, fut l’accroissement rapide de la richesse avec la disproportion des fortunes qui en résulta. Cette richesse provenait à la fois de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. Dès que les premières difficultés d’établissement eurent été vaincues, les riches plaines côtières durent être exploitées par les nouveaux venus. La description dans l’Iliade de quelques-uns des sujets représentés sur le bouclier d’Achille peut donner l’idée de ce que dut être alors la grande propriété. Le poète nous fait assistes au labour son un vaste domaine. De nombreux attelages tracent de longs sillons à travers une jachère. Les hommes peinent durement à enfonces les charrues dans une terre profonde. De temps à autre, un serviteur du maître leur apporte, pour les réconforter, une coupe de vin. La scène de loti moisson n’est pas moins significative. Les journaliers en longues files coupent le blé à la faucille ; des enfants ramassent et rassemblent les javelles et les passent aux botteleurs qui les lient en gerbes. Le maître, que le poète appelle le roi, est là qui observe tout d’un regard satisfait, tandis que les hérauts immolent un bœuf en sacrifices et que les femmes prépaient le repas[2]. N’avons-nous pas sous les yeux, dans ce passage, le tableau de la culture telle qu’elle était pratiquée au temps du poète par les grands propriétaires éoliens et ioniens autour des villes où ils résidaient ?

Commerce et expansion coloniale. — Toutefois ce n’est pas l’agriculture qui fit principalement la prospérité des Grecs d’Asie. Etablis sur le littoral, c’était de la mer surtout qu’ils devaient tirer leur richesse. Dès qu’ils eurent occupé les rivages, ils se firent navigateurs et commerçants. Leur commerce dut être d’abord un commerce de transit. Par les routes de l’intérieur qui pénétraient, de pays en pays, jusqu’au cœur de l’Asie, ils recevaient des denrées, des matières premières, qu’ils transportaient par tout où ils trouvaient à les placer. Mais ces routes ne pouvaient leur suffire. Les communications qu’elles procuraient étaient trop incertaines et trop peu fréquentes. Ils eurent à cœur de s’en créer d’autres. Ce fut assurément une des grandes causes de leur expansion coloniale, notamment de celle de Milet, véritablement étonnante par son étendue. Dès le VIIIe siècle, ses navigateurs pénétraient dans le Pont. Après s’être établis à Cyzique sur la Propontide, à l’entrée de cette nier alors redoutée, ils créaient des factoreries à Sinope, puis à Trapézonte, sur la route de la Colchide, puis, peu à peu semaient leurs colonies sur tout le littoral de la Scythie et sur la côte orientale de la Thrace. D’autres villes ioniennes se développaient également au dehors par l’envoi de colons. Au siècle suivant, des relations se nouaient entre l’Ionie et le roi d’Égypte Psammétichos, à la suite desquelles celui-ci ouvrit son royaume aux marchands grecs. Ses successeurs continuèrent la même politique. Les Milésiens purent établir un marché près d’une des bouches du Nil. Par là, les produits de l’Afrique aussi bien que ceux du littoral syrien affluèrent chez eux et s’y rencontrèrent avec ceux des autres contrées mentionnées ci-dessus.

L’industrie, l’art et le luxe. — De ce commerce toujours croissant naquit de bonne heure tune industrie active. On recevait d’Orient des tapisseries, des étoffes brodées, des couvres d’art qu’on apprenait à imiter. Instruite ainsi du dehors, cette industrie se fit de jour en jour plus inventive et plus originale. Milet excellait dans le travail des laines que lui fournissaient ses troupeaux. Les mains adroites de ses femmes les filaient et les tissaient pour en fabriquer des étoffes qu’elles brodaient de mille dessins et paraient de couleurs éclatantes. L’Iliade fait allusion aux pièces d’ivoire que les ouvrières méoniennes et cariennes savaient teindre en rouge pour orner les chars et les harnachements des chevaux[3]. L’industrie fut probablement l’école de l’art. Celui-ci prit en Ionie, à partir du VIIe siècle, un essor des plus brillants. Bronziers, sculpteurs en marbre, ciseleurs, céramistes se montrèrent en des genres divers également novateurs. Mais, ce que nous aurions à en dire viendra plus à propos quand nous considérerons le développement de l’art grec dans une vue d’ensemble. Pour le moment, c’est surtout l’influence exercée sur les mœurs par ces choses nouvelles qui appelle notre attention.

La vie de société et les mœurs. — Certes, ces Grecs d’Asie connurent des jours pénibles. Sans parler des révolutions intérieures dont il a été question plus haut, ils eurent à repousser au ville siècle l’invasion des Cimmériens, puis à se défende contre leurs voisins de Lydie, qui, sous la dynastie des Mermnades, ne cessèrent de s’agrandir à leurs dépens jusqu’au temps où Crésus, le dernier roi lydien, les soumit entièrement. Vint ensuite la conquête perse qui, au VIe siècle, les réduisit à la condition de vassaux du grand roi. Mars leur tendance fut constamment de se soustraire à ces préoccupations du dehors pour jouir des agréments de la vie. C’est chez eux que l’on apprit le plus tôt à goûter les plaisirs de la société. Le poète qui décrivait dans l’Odyssée le Séjour d’Ulysse chez les Phéaciens, le palais et le jardin de leur roi Alkinoos, leurs banquets, où se faisait entendre un aède renommé, leurs jeux et leurs danses, n’était pas sans s’inspirer d’une réalité ambiante qu’il idéalisait, l’otites les formes de poésie nées là dans ces quelques siècles, l’épopée, l’élégie, l’iambe, les orles lesbiennes, les chants d’amour, sont le produit d’une vie sociale très intense, où la communication des idées et des Sentiments était pour tous un besoin et une joie. Cette disposition, éminemment favorable au progrès de la pensée, a suscité d’admirables poètes, des moralistes avisés et de grands penseurs, dont nous allons avoir à parler, mais elle n’était pas sans danger à d’autres égards. Dans cette existence agréable et facile, l’énergie des premiers émigrants ne pouvait manquer de s’affaiblir de génération en génération. Leurs fils et leurs petits-fils se défendirent de moins en moins de certains exemples dangereux que leur donnaient des peuples voisins. L’historien Phylarque rapportait que les Colophoniens, originairement rudes et sobres, s’étaient laissés aller, en liant amitié et alliance avec les Lydiens, à imiter leur mollesse, et il citait en témoignage le fragment d’une élégie satyrique écrite au VIe siècle par le poète philosophe Xénophane, leur compatriote[4] :

Des Lydiens ils ont appris le luxe efféminé, lorsqu’ils n’étaient pas encore sous le joug odieux d’un tyran. Ils venaient à l’agora tout vêtus de pourpre, au nombre de mille, orgueilleux, fiers de leur chevelure soigneusement tressée, et imprégnés clos plus fins parfums.

Ce que Xénophane nous apprend de Colophon était certainement vrai de la plupart des villes grecques d’Asie vers le même temps. Nous allons au reste en trouver la preuve dans quelques-unes des œuvres littéraires auxquelles nous emprunterons les derniers traits de ce tableau.

IV. — CONTRIBUTION DE L’ÉPOPÉE IONIENNE À LA CIVILISATION GRECQUE.

Les créations du génie grec en Asie. — La Grèce d’Asie a été le berceau de la littérature grecque. Chez elle, sont nés plusieurs des genres de poésie dont elle s’est fait le plus d’honneur, notamment l’épopée ; chez elle a pris naissance la philosophie. Si les créations de la pensée sont un des plus importants éléments de la civilisation d’un peuple, elle peut donc revendiquer une très large part dans l’histoire de lei civilisation grecque. Et c’est éclairer cette histoire que de rechercher quelles idées et quels sentiments essentiels se révèlent dans ces œuvres, soit qu’elles leur aient donné naissance, soit qu’elles les aient recueillies dans le milieu d’où elles-mêmes sont issues et leur aient conféré ensuite une efficacité nouvelle.

L’épopée homérique. — C’est de la fusion des légendes éoliennes et ioniennes qu’est issue l’épopée. Ajoutons-y les récits plus ou moins fabuleux, que les aventures maritimes, notamment les premières expéditions poussées dans le Pont-Euxin, multipliaient, à mesure que la navigation devenait plus hardie ; ajoutons-y aussi certains apports, assez restreints d’ailleurs, provenant de contacts avec l’Orient. La langue des pointes épiques fut donc naturellement un mélange des dialectes éolien et ionien, ce dernier toutefois accusant une prédominance marquée. L’Eolide eut sans doute l’initiative, mais l’Ionie prit bientôt le premier rôle et se l’adjugea définitivement. C’est elle qui perfectionna l’art de composer et en donna le modèle dans de grandes œuvres. On vit alors les souvenirs plus ou moins historiques, associés aux créations libres de l’imagination, se grouper, se coordonner, former des cycles de chants, qui se reliaient les uns aux autres. L’émulation excitait les aèdes à enrichir sans cesse d’épisodes nouveaux ces thèmes, consacrés à la gloire des ancêtres. Ainsi se constitua la geste des Minyens, célébrant l’aventure de Jason, le navire Argo et cette troupe de héros qui, partis d’Iolcos, allèrent tout art fond de Pont, au pays d’Eétés fils d’Hélios, arracher au dragon la toison d’or. On sait par un témoignage de l’Odyssée, à quel point ce récit ravissait tous les hommes[5]. Ainsi encore furent chantées les deux guerres de Thèbes, auxquelles l’Iliade fait de nombreuses allusions ; et, de même, la Chasse du sanglier de Calydon avec les exploits et la mort de Méléagre ; enfin toute la guerre de Troie, c’est-à-dire, outre l’Iliade et l’Odyssée la longue chaîne des compositions poétiques qui s’y rattachaient. De ces nombreux poèmes, deux seulement sont parvenus jusqu’à nous, ceux qui viennent d’être mentionnés en dernier lieu, attribués l’un et l’autre à Hombre. Ce n’est pas ici le lieu de discuter les problèmes relatifs à la forme primitive de ces deux chefs d’œuvre ni ceux que suscite cette attribution. Il suffit pour notre étude que tous deux représentent éminemment le mouvement d’idées qui se produisit en Eolide et en Ionie entre le Xe et le VIIIe siècle environ. Quant au nom glorieux d’Homère, irien n’empêche d’en user sans y attacher la valeur d’une dénomination entièrement individuelle. Ce qui importe, c’est de faire ressortir ce que ces poèmes ont apporté d’éléments nouveaux dans la vie intellectuelle et morale du temps.

La valeur dramatique et morale de l’Iliade. — Leur beauté originale consistait dans le spectacle dramatique qu’ils mettaient sous les yeux du public. A des esprits encore simples, avides de beaux récits, ils révélaient bien autre chose que des aventures captivantes ; ils leur apprenaient à mieux connaître la nature humaine dans sa variété. Ce qu’ils leur faisaient voir, comme dans un tableau vivant, c’était le jeu profond des sentiments, c’était la lutte des passions. Les héros depuis longtemps célébrés et idéalisés paraissaient là comme des hommes supérieurs et pourtant semblables à tous les autres par le fond de leur être. Le poète découvrait, pour ainsi dire, au regard de ses auditeurs le secret de ces âmes, leurs émotions, leurs motifs, il laissait deviner souvent ce qu’elles dissimulaient, parfois ce qu’elle se cachaient à elles-mêmes. Ces grandes figures prenaient vie, chacune avec son caractère propre, avec ses qualités distinctives et ses faiblesses. Achille apparaissait au premier plan, hautain, agressif, emporté, vivement dépeint dans la spontanéité de sa nature juvénile, tantôt indomptable, tantôt pleurant comme un grand enfant auprès de sa mère, d’abord inflexible dans son ressentiment, puis soudainement abattu à terre par la mort de son ami, cruel envers Hector vaincu, généreux envers Priam suppliant. Contraste saisi en pleine réalité vivante, évocation suggestive des impulsions qui se jouent de nos volontés. Et autour d’Achille, ses compagnons, ses adversaires, ses ennemis, autant de personnages fortement caractérisés, autant de variétés de la nature humaine

Ajax, dur combattant, confiant en sa force, type d’une vertu quelque peu brutale ; Diomède, ardent et fougueux, guerrier superbe, intrépide contre les dieux eux-mêmes ; Ulysse, l’homme avisé entre tous, dévoué au bien public, prêt à toutes les entreprises difficiles, admirablement patient dans les épreuves, riche en ressources d’esprit et en bon conseil ; Hector, d’autre part, si noble, si tendre pour les siens, si courageux sur le champ de bataille, si touchant dans sa lutte finale et dans sa mort. Combien de réflexions, combien d’impressions profondes et neuves tous les acteurs d’un tel drame ne devaient-ils pas éveiller dans des esprits si peu habitués encore à considérer l’homme comme un objet d’observation.

L’action de l’Iliade. Valeur morale du poème. — L’action de ces poèmes, d’ailleurs, n’invitait pas moins à penser. L’Iliade nous montre les Achéens en guerre contre les Troyens. Cette guerre n’est pas une guerre de conquête. Elle a pour cause une revendication de droit. Un prince troyen, Pâris, a enlevé une femme achéenne, Hélène, épouse du roi de Sparte, Ménélas. Les princes achéens, confédérés sous l’autorité d’Agamemnon, frère de Ménélas et le plus puissant d’entre eux, sont venus en armes assiéger Troie. Ils réclament Hélène et ses trésors. Le roi troyen, Priam, dominé par son fils Pâris, refuse de céder. Telles sont les données. L’acte de Pâris est un trait de mœurs. Il nous fait voir le rapt et le pillage exercés non par des pirates de profession, mais par des princes aventuriers que ne désavoue ni leur famille ni leur peuple. Il nous montre aussi à quelle vengeance légitime s’expose celui qui agit ainsi. D’ailleurs le rapt se complique d’une violation de l’hospitalité. C’est la femme de son hôte que Pâris a séduite et enlevée. Au fond, l’opinion des siens mêmes est contre lui. Il est responsable des malheurs de son pays et il lie rachète pas par son courage le mal dont il est l’auteur. Le caractère que lui prête le poète est comme une condamnation indirecte qu’il suggère à ses auditeurs. Ne faut-il pas, d’ailleurs, tenir compte à cet égard des poèmes qui racontaient la suite de la guerre ? Pâris était tué, Priam et tous les siens massacrés, Troie réduite en cendres. La perfidie trouvait ainsi son châtiment.

Une autre leçon morale, plus évidente, ressort aussi du même poème. Plein de la peinture des passions il en montre fortement les effets funestes. Agamemnon, irrité par la réclamation juste d’Achille, s’emporte et lui inflige une grave injure. Peu après, nous le voyons réduit à imploser celui qu’il a ainsi traité ; finalement, c’est à celui-ci qu’il doit le salut de son armée. Mais Achille, de son côté, sous l’influence du ressentiment, refuse une réparation équitable. Il s’obstine dans une attitude orgueilleuse qui n’a plus sa justification. Ce refus devient la cause de la mort de Patrocle, son plus cher ami. Il est victime, lui aussi, de la violence de sa nature.

Et, en outre, combien de scènes où respire une profonde sympathie pour les faibles, pour ceux que le destin frappe cruellement ! Hector, quittant pour quelques instants le champ de bataille, rentre dans Troie. Il y rencontre sa femme, Andromaque, accompagnée de la nourrice qui tient dans ses bras leur unique enfant, Astyanax. Il va les quitter pour retourner au combat ; le pressentiment de la mort hante son esprit, n’importe, il n’a pas le droit de se dérober au péril. En vain, Andromaque le supplie et pleure ; ému jusqu’au fond du cœur, il s’arrache de ses bras, non sans avoir baisé tendrement l’enfant qu’il ne reverra plus, non sans avoir prié les dieux pour qu’il soit un jour aussi glorieux que son père. Plus loin, c’est Priam et Hécube, c’est Andromaque encore qui du haut des murs de la ville, sont témoins du combat dans lequel Hector succombe sous les coups d’Achille ou des outrages infligés, au cadavre du vaincu ; rien de plus émouvant que la peinture de leurs angoisses, de leur détresse. Au terme de l’action, nous assistons aux funérailles d’Hector : tour à tour, sa mère, Hécube, sa veuve, Andromaque, sa belle-sœur, Hélène, se lamentent près de son bûcher. Ainsi, d’un bout à l’autre de ce poème qui exalte les vertus guerrières, une part est faite à la pitié, et cette part n’est ni la moins importante, ni la moins belle. Par là, un très noble côté de l’âme grecque se découvre dans cette œuvre ; nul doute qu’elle n’ait contribué à développer une de ses meilleures inclinations naturelles.

L’Odyssée. — L’Odyssée, bien qu’inférieure à l’Iliade en force dramatique, est pourtant un admirable poème, elle aussi. Au premier plan, un seul personnage, Ulysse, et, chez ce personnage, un sentiment presque unique, l’attachement passionné au foyer domestique, vers lequel sa pensée se reporte sans relâche pendant une absence forcée de dix ans ; ce foyer lorsqu’il l’a retrouvé, il doit encore le reconquérir par la ruse et par la force. Ses pérégrinations involontaires donnent occasion à de longs récits d’aventures, contes merveilleux, dans lesquels il n’est guère possible de discerner ce qui appartient aux libres et capricieuses fantaisies de l’imagination et ce qui n’est peut-être qu’une déformation de réalités mal connues. L’itinéraire du héros semble avoir été brouillé à plaisir par le narrateur. Il forme tout un cycle de légendes, d’origines diverses, dont une partie n’est pas spécialement hellénique. Les terres que le poète nous représente sont censées n’avoir été jamais visitées avant lui par aucun homme. Leurs habitants sont ou des géants, ou des sauvages, ou des peuples privilégiés, ou des dieux ; tout un monde de féeries, propre à enchanter un public qui, assurément, gardait encore une large part de naïveté enfantine. Sur lui, le charme de l’inconnu était tout-puissant. Nul souci de critique ; il suffisait que le poète sut prêter de la vraisemblance à l’invraisemblable ; or, il y excellait, au point qu’aujourd’hui encore nous nous laissons prendre à la grâce ingénieuse de ses fictions.

Le caractère d’Ulysse. — D’ailleurs, les aventures d’Ulysse sont merveilleuses, le caractère que le poète lui a prêté est singulièrement vrai et attachant, Il a fait de lui comme le type du marin grec de Milet ou de Phocée, tel qu’il dut être, au temps des premières explorations lointaines. Nous le voyons avec ses compagnons sur d’assez frêles bateaux, peu faits pour résister aux fureurs de la mer. Il longe le littoral dont les caps lui servent de points de repère ; il déplore sa voile unique lorsque le vent est favorable, avance péniblement à force de rames en cas contraire ; il ne navigue que de jour, craignant de perdre sa route dans les ténèbres, tire son bateau sur le sable quand arrive la nuit. Prévoyant et sachant tous les dangers qui le menacent, il fait tout pour les éviter ; mais quand sa prudence est en défaut, son courage et sa présence d’esprit y suppléent Poussé vers un rivage inconnu, il cache son bateau dans quelque abri, s’avance avec précaution en explorant du regard les environs ; il se défie, il observe, prêt à combattre ou à fuir. En lui, nous reconnaissons par tout le chef, doué de toutes les qualités du commandement, l’homme responsable du salut commun, celui qui pense à tout, celui dont le coulage n’est jamais abattu et dont l’esprit avisé n’est jamais à court.

Tout autre est la seconde partie du poème, et pourtant Ulysse y est toujours le même. En son absence, Pénélope, sa femme, et Télémaque, son fils, souffrent l’angoisse des longues attentes. Le peuple d’Ithaque ne croit plus guère à son retour. Les jeunes seigneurs du pays et du voisinage convoitent le femme séduisante et intelligente entre toutes, qu’ils considèrent comme veuve ; et comme elle refuse leurs propositions par fidélité à l’absent, ils s’installent par contrainte dans la demeure de celui-ci, s’y comportent insolemment en maîtres et dissipent ses biens, sans que le jeune Télémaque, intimidé par eux et sentant sa faiblesse, ose ni les chasser ni les réprimer. Ulysse revient pourtant, mais il revient seul ; tous ses hommes ont péri. Que faire contre tant d’adversaires ? Déguisé en mendiant, il observe ses ennemis, rallie en secret deux serviteurs fidèles, se fait reconnaître de son fils, prépare le coup de surprise qui lui permettra de se vengez. Le récit de cette préparation nous conduit d’abord dans le domaine rustique d’Ulysse, nous fait connaître, dans des scènes charmantes, son vieux et dévoué serviteur, le porcher Eumée, et en même temps le bel ordre de son exploitation. Il nous introduit ensuite dans la demeure urbaine, et là, une série d’épisodes font passer devant nos yeux les détails de la vie domestique, tout en nous décrivant l’insolence des prétendants. A ces scènes d’Intérieur, succède brusquement le drame terrible de la vengeance, suivi de la reconnaissance émouvante d’Ulysse et de Pénélope.

Valeur morale du poème. — Comme l’Iliade, l’Odyssée a dû gagner dès l’origine l’admiration et le succès, non seulement pat sa beauté poétique et par l’intérêt propre des évènements racontés, mais aussi par sa valeur morale. Elle montrait l’insolence et la violence justement châtiées, elle représentait un drame domestique où les vertus de la famille étaient mises en valeur, elle faisait sentir la supériorité de l’intelligence au service du droit sur une audace dressée contre les lois divines et humaines. Et surtout elle exaltait en Ulysse le type de l’homme aussi sage qu’énergique, usant en chaque circonstance de toutes les ressources de l’esprit, ferme dans son propos, admirablement armé de courage contre tous les dangers et forçant en quelque sorte le succès, avec l’aide tardive des dieux que ses rares qualités obligeaient à le secourir.

Nous ne connaissons pas assez les autres poèmes épiques de ce temps pour apprécier ce qu’ils ont pu avoir d’importance et d’efficacité dans le progrès de la civilisation. Il n’est pas douteux cependant qu’ils n’aient contribué pour leur part à la conception de ce monde de héros, dans lequel la Grèce a longtemps amie à reconnaître son image idéalisée. Mais, de bonne heure certainement, l’Iliade et l’Odyssée, en raison de leurs mérites propres, se sont détachées de cet ensemble inégal et ont pris une influence incomparable. Ces deux poèmes, nés en Ionie, mais portés bientôt par les rhapsodes de ville en ville, devinrent en fait les éducateurs du peuple grec tout entier. Ils furent une des sources vives de tous les genres de littérature, un des recueils vénérés et presque sacrés où l’on cherchait des exemples et des principes, un sujet de réflexions pour les moralistes, une autorité parfois dans les contestations politiques.

V. — AUTRES GENRES DE POÉSIE.

La poésie personnelle. — La poésie épique est, par définition, une poésie impersonnelle. Le narrateur s’efface derrière ses personnages ; ce sont eux qu’il fait agi et parler ; lui-même n’intervient qu’exceptionnellement pour invoquer la Muse qui l’inspire. La saison en est que cette poésie traite uniquement du passé. Elle ne doit rien y mêler du présent. Par là même, elle ne pouvait suffire à une société où les choses du jour prévalaient de plus en plus sur celles d’autrefois. Elle était précisément celle qui, vers le VIIe siècle, s’était formée dans les villes de la Grèce d’Asie. Les familles nobles, qui vivaient sur leurs traditions et s’y complaisaient, n’y étaient plus maîtresses. Aux chefs des factions, aux marchands enrichis, aux navigateurs aventureux, à ceux qui aimaient le plaisir, il fallait des formes de poésie plus appropriées à leurs pensées habituelles, à leurs goûts et à leurs passions.

L’Élégie. — L’une d’elles fut l’élégie. Assez voisine encore de l’épopée par sa structure, elle s’en distinguait nettement par l’esprit. C’était une sorte d’allocution en vers, par laquelle le poète, dans un cercle d’amis, s’entretenait librement et familièrement des sujets actuels, quels qu’ils fussent. En temps de guerre, l’élégie parlait de guerre. Quelques fragments d’un poète d’Éphèse, Callinos, nous rendent en quelque sorte témoins des inquiétudes de l’Asie grecque, menacée, au début du VIIe siècle, d’une nuée soudaine de barbares, Trères ou Cimmériens. C’est un appel aux armes, une exhortation ardente à la défense du pays menacé. L’esprit guerrier de l’épopée y respire encore ; mais il ne s’agit plus des exploits des aïeux ; c’est au danger présent que le poète adjure ses concitoyens de faire face. Un demi-siècle plus tard, le péril vient de la Lydie. Dans un poème de même forme, Mimnerme de Colophon témoigne de la résistance opposée aux tentatives ambitieuses du roi Gygès. Mais, chose caractéristique du temps et du milieu, ce poète qui exalte la valeur d’un des meilleurs défenseurs du pays, est en même temps un des premiers qui aient fait de l’élégie l’interprète de l’amour et qui se soient plaints, en vers harmonieux et mélancoliques, de la fuite trop rapide de la jeunesse. Il marque ainsi l’éveil d’une pensée méditative, qui réfléchit et qui se plaît à moraliser, à propos même des plaisirs. Nous la retrouverons plus loin à Athènes, qui la recevait alors de l’Ionie.

L’iambe. — A cette poésie tantôt ardente, tantôt langoureuse, mais gardant encore quelque chose du ton soutenu de l’épopée, s’oppose le genre satirique qui se révèle tout à coup, vers le même temps, grâce au génie d’un homme, Archiloque de Paros. Pour la première fois, la poésie devenait, entre les mains de ce railleur impitoyable et passionné, une arme terrible, meurtrière. Insoucieux des convenances, il osait tout dise dans ses vers agiles, acérés comme des flèches : les injures échangées, ses ressentiments furieux ; et il le disait merveilleusement. Poète d’instinct, mais artiste achevé, associant la vigueur à la souplesse, la sensibilité à la colère, composant au jour le jour des chefs-d’œuvre retentissants, il les emplissait de sa personnalité puissante et, dans ces pamphlets de circonstance, il savait mettre quelque chose de durable. Non seulement, en effet, il prêtait un admirable langage à certaines passions éternelles de l’humanité, mais son esprit avisé mêlait naturellement à la vivacité mordante de la moquerie les fines observations, les réflexions suggestives. Il usait en maître du proverbe, de l’apologue, du conte. Sa verve était intarissable et sous cette invention débordante, il y avait une philosophie de la vie.

Après un tel exemple et un tel succès, l’impulsion était donnée. L’esprit satirique avait conquis droit de cité dans la société grecque. Nous n’avons pas à nous arrêter ici sui les successeurs d’Archiloque, un Sémonide d’Amorgos, un Hipponax d’Éphèse. Ce qu’il faut signaler, c’est qu’avec ce genre de poésie apparaît un trait nouveau de l’esprit public. Sans doute le sarcasme, l’indiscrétion insolente sont le fait personnel du poète ; mais le public qui s’en amuse l’encourage par le plaisir qu’il y prend ; il n’a pas de réprobation énergique contre ces attaques sans mesure qui n’épargnent ni l’honneur des hommes ni la dignité des femmes. La malignité prévaut chez lui sur le sentiment des convenances. L’opinion est si complaisante pour la médisance qu’elle en devient indulgente pour la calomnie. Nous voyons ainsi naître une disposition qui se retrouvera jusque dans l’Athènes du Ve siècle et sans laquelle la Comédie de Cratinos et d’Aristophane n’aurait pas été possible.

La poésie lesbienne. — A ces créations de l’Ionie, la Grèce éolienne répondait vers la fin du vile siècle par de non moins brillantes inventions poétiques. C’était le temps où naissait dans l’île de Lesbos une forme familière et charmante de la poésie chantée, une ode à la fois simple et ingénieuse dans sa structure, finement adaptée M’expression vive de sentiments personnels. Elle a illustré les noms d’Alcée de Mitylène et de Sapho d’Erésos. L’un et l’autre se servirent du dialecte de leur pays ; l’un et l’autre imaginèrent des rythmes analogues, sinon identiques, qu’ils savaient combiner et enlacer gracieusement, procédant par courtes strophes, toutes semblables entre elles dans un même poème, Un air très simple, qu’accompagnaient les notes d’une sorte de lyre appelée barbitos, devait prêter à ces strophes tantôt, un charme délicat, tantôt une agréable vivacité. Il ne nous reste de leur œuvre que des fragments trop peu nombreux, morceaux d’autant plus précieux qu’ils nous aident à nous représenter une vie brillante et quelquefois tumultueuse, partagée entre le plaisir, les arts, les voyages et troublée par les discordes civiles. C’est sans doute pour un cercle d’amis appartenant comme lui-même au parti oligarchique de Mitylène, qu’Alcée a composé ses chants d’amour et ses chants de guerre civile ; c’est devant eux qu’il les chantait. Quelquefois, il disait, avec autant de grâce que d’ardeur, le charme des femmes qu’il aimait ; quelquefois, aussi, dans la fougue de ses passions aristocratiques, il exhalait sa haine et son mépris pour un Mélanchios ou un Myrillos, chefs du parti populaire ou tyrans de la cité, et il appelait ses amis à la révolte vengeresse. Sa contemporaine, Sapho, nous introduit dans une société de jeunes filles et de jeunes femmes, qui semblent avoir été, comme elle, vouées au culte de la poésie et de la musique. Au milieu d’elles, en amie passionnée, elle épanchait, dans des chants variés, notamment dans ses Epithalames, sa tendresse ardente et jalouse, tous les mouvements de son âme brillante, auxquels son génie prêtait une immortelle beauté. On peut dire que quelques-uns des sentiments les plus vifs de l’âme humaine n’ont jamais vibré plus mélodieusement que sur ces deux lyres rivales. Ce qui subsiste de leur poésie fait voir combien la sensibilité étau devenue alors plus délicate, plus frémissante, pour ainsi dire, dans cette société élégante, et quelle finesse d’esprit s’y associait.

VI. — LA PHILOSOPHIE ET LA SCIENCE.

Vers l’indépendance de la pensée. — Mais le progrès général de la civilisation en Ionie est attesté plus nettement encore par les débuts de la philosophie et de quelques-unes des sciences. Les contemporains d’Homère avaient considéré l’univers en véritables enfants. Vivement frappés des grands phénomènes de la nature, ils attribuaient à autant d’êtres surhumains le feu ou le conflit des forces qui excitaient leurs craintes ou leurs étonnements. Ils peuplaient donc l’univers de dieux, qu’ils se représentaient comme semblables aux hommes par leurs passions, bien qu’infiniment supérieurs en puissance. Accoutumés au miracle, ils ne songeaient ni à le scruter, ni à le discuter. Peu à peu, cependant, quelques esprits précurseurs commencèrent à réfléchir. C’est en Ionie que ce mouvement intellectuel se fit d’abord sentir. Milet, la glande cité commerçante, en relations avec la Chaldée et l’Égypte, métropole de colonies nombreuses, une des villes où affluaient le plus de connaissances nouvelles, était prédestinée à en prendre l’initiative.

Les Philosophes de Milet. — C’est vers la fin du VIIe siècle qu’une manière toute neuve de comprendre la nature des choses y fit son apparition en la personne de Thalès. Ingénieur, astronome, géomètre, homme d’État, son titre de gloire est d’avoir ouvert la voie à une explication rationnelle de l’origine des choses et de la vie de la nature. Le premier, il eut nettement l’idée que la genèse du monde était tout autre chose qu’une théogonie ; et il osa le dire. Dans quelle forme exactement ? Nous l’ignorons. Toujours est-il qu’obéissant à un instinct de simplification vraiment hellénique, il conçut une substance primordiale dont les transformations auraient donné naissance à l’infinie variété des choses et serve aient encore à les régénérer. Quelques observations, évidemment très imparfaites, lui donnèrent à penser que cette substance était l’eau. Idée assez grossière en elle-même, il faut l’avouer, mais tentative singulièrement intéressante et bien propre à exciter l’esprit de recherche,

Ainsi amorcé, ce mouvement ne pouvait que se perpétuer. Reprenant et continuant les recherches de Thalès, deux autres Milésiens, Anaximandre d’abord, puis Anaximène, essayèrent successivement d’autres explications, considérées par eux comme plus vraisemblables ; notable exemple de l’activité de l’esprit grec, attaché de plus en plus à la critique des idées et à la poursuite de la connaissance, Anaximandre peu satisfait du rôle que Thalès attribuait à l’eau, imagina, comme origine de tout ce qui est, quelque chose d’indéfini et d’illimité, sans forme propre par conséquent, et d’autant plus apte par là même à prendre, par le seul effet du mouvement, toutes les apparences que nous présente la nature. Dans cette conception volontairement vague se laisse apercevoir l’idée d’un passage éternel de l’inorganique à ce qui est organisé. Il n’est pas surprenant que le même penseur ait fait sur la nature des observations qui l’amenèrent à des vues voisines du transformisme. Anaximène, moins observateur peut-être, ruais plus physicien d’instinct, et plus fidèle aussi à la notion d’une substance primordiale accessible à nos sens, pensa que cette substance était l’air, dont la malléabilité lui paraissait sans doute se prêter à tout. Pour lui, toute la vie de l’univers consistait dans les métamorphoses que l’air subissait en se contractant ou en se raréfiant. Il eut ainsi le mérite, à tout le moins, d’attirer l’attention sur l’importance des phénomènes de condensation et de dilatation.

Héraclite d’Éphèse. — Malgré ces différences de vue personnelles, on peut dire que les trois milésiens tournaient en somme dans le même cercle. Tous considéraient la matière comme arrivant, à travers une série de changements, à se stabiliser dans des formes définies. Affirmation implicite qu’osa contredire vers la fin du VIe siècle Héraclite d’Éphèse, le plus puissant esprit de ce temps. Rompant avec la croyance commune, il eut l’idée que l’être n’est au fond qu’un perpétuel devenir. Il conçut donc la réalité comme une succession d’états purement passagers, sous lesquels sa raison découvrait un flux sans interruption. Toutefois, dans cette fuite éternelle des choses, il attribuait au feu une importance prédominante. Il le concevait sans doute comme la force qui marquait le commencement et la fin de chacune des périodes qu’il distinguait dans cette continuité sans terme. N’y avait-il pas là comme un obscur pressentiment de la science moderne qui fait de la chaleur une des formes de l’énergie ? Ces vues profondes, il les traduisait en sentences dogmatiques, condensées et obscures comme des oracles, déconcertantes souvent par leur concision, saisissantes toujours par le caractère hautain d’un style à demi poétique. Le recueil qui en est venu jusqu’à nous est un des beaux monuments de la pensée antique.

Ce qu’on doit aux philosophes ioniens. — Qu’est-il resté de ces spéculations ? Peu de certitudes assurément. Mais ce qu’il faut admirer en elles, c’est la curiosité hardie de ces hommes qui, osant les premiers s’affranchir des mythes, comprirent que l’avenir de la science était dans l’étude de la nature et dans l’effort libre de l’esprit pour en expliquer les phénomènes. C’est donc à eux, a dit justement John Burnet, que nous devons la conception d’une science exacte, qui devait finalement prendre le monde entier pour son objet[6].

Géographie et histoire. — Il faut encore mentionner ici le nom et l’œuvre d’Hécatée de Milet, qui fut en Ionie, dans la seconde moitié du vie siècle, le promoteur des études géographiques, Dans son Périple, il parait avoir coordonné et précisé, grâce à ses fréquents voyages, les données géographiques, alors éparses, et les avoir complétées, particulièrement en ce qui concernait la partie occidentale du bassin méditerranéen. Quant à son œuvre historique intitulée Généalogies, elle débutait par cette intéressante déclaration : J’écris ici ce qui me parait vrai, car les récits des Grecs sont nombreux, mais, à mon avis, ils prêtent à rire[7]. Dans quelle mesure, ses Généalogies justifiaient-elles cette profession initiale de vérité historique ? Il est difficile d’en juger aujourd’hui, puisque nous ne les connaissons que par quelques fragments ou témoignages. En tout cas, elle dénote au moins un certain esprit critique et une intention qui mérite d’être louée. Ecrivain de mérite, Hécatée a d’ailleurs contribué avec Anaximène à faire de la ptose ionienne une langue littéraire.

VII. — LE RÔLE DE L’IONIE.

Tout ceci montre assez quelle part importante l’Ionie, grâce à ses poètes et à ses penseurs, a le droit de revendiquer dans le développement de la civilisation grecque. Nous aurons plus loin à noter sous combien de formes son influence s’est exercée sur la Grèce propre. Mais ce n’était pas en Asie, évidemment, que cette civilisation pouvait s’achever. La Grèce de l’émigration n’était que la bordure du monde hellénique. Voisine de races étrangères, elle avait grandement profité de leur contact, mais elle ne se défendait pas toujours assez de ce qu’il pouvait avoir de fâcheux. Son commerce avec les Lydiens avait affaibli son énergie avant de détruire son indépendance. Lorsque la Perse eut soumis la Lydie, elle eut peu à faire pour réduire aussi les cités grecques du littoral. Les victoires des guerres médiques ne devaient les libérer que pour un temps et encore incomplètement. Si la race grecque avait été confinée sur l’étroite bande de terre qu’elle avait occupée au pied du plateau anatolien, il est à peu près certain qu’elle aurait été absorbée peu à peu et qu’elle aurait fini par disparaître, Sa force était sur le continent, dans la Grèce propre. Là, l’invasion dorienne avait, il est vrai, produit un état de confusion qui a été signalé plus haut. Ce fut la cause d’un certain retard pour les États nouveaux qui en étaient issus. Mais ceux-ci n’en étaient pas moins le tronc vigoureux du grand arbre dont l’Ionie n’était qu’une branche, C’est donc à eux qu’il faut revenir maintenant pour nous rendre compte des progrès qui s’y étaient réalisés.

 

 

 



[1] HÉRODOTE, I, 146.

[2] Iliade, XVIII, 541-560

[3] Iliade, IV, 141.

[4] BERCK, Poetæ lyrici græci, t. II, p. 113.

[5] Odyssée, XII, 70.

[6] J. BURNET, L’aurore de la philosophie grecque, trad. d’Auguste Raymond, Paris, Payot, 1919.

[7] Fragm. Hist. Græc., I, p 25, frg. 382.