I. — L’INVASION ACHÉENNE EN GRÈCE. Les Achéens. — La première population qui ait parlé grec sur le sol de la Grèce est celle qu’on désigne communément aujourd’hui du nom d’Achéens, emprunté à la poésie homérique. Si une civilisation est essentiellement liée à une langue, c’est donc avec les Achéens que commence la civilisation grecque. On fixe approximativement aux environs de l’an 2000 avant notre ère l’époque où les bandes achéennes semblent avoir pénétré en Grèce. Rameau détaché, depuis longtemps sans doute, de la souche indo-européenne, elles venaient alors du Nord-Est de la péninsule, Elles apportaient, outre l’usage des armes de bronze, celui d’une langue dont la haute valeur expressive allait se manifester rapidement. Gardons-nous d’ailleurs de nous les représenter comme un peuple en marche ; c’étaient bien plutôt des tribus, entre lesquelles existaient déjà des différences de dialectes et, probablement, d’autres aussi plus ou moins marquées. Et elles durent arriver successivement, attirées les tores par les autres. Populations préachéennes. — La contrée qu’elles envahissaient était occupée par des peuplades assez clairsemées et peut-être diverses, que les historiens anciens appellent cependant d’un nom commun, les Pélasges. Quelques-uns mentionnent aussi, sur quelques points, les Lélèges et les Cariens, surtout comme occupants des côtes et des îles. Les uns et les autres en étaient encore à l’Age néolithique. Voici comment un auteur moderne nous invite à nous les représenter : Tatoués, armés de haches de pierre polie et de couteaux d’obsidienne, usant d’une poterie grossière et décorée d’incisions, abrités dans des huttes rondes en branchage et en pisé, ces premiers habitants de ce qui sera la Grèce ne devaient pas différer beaucoup des sauvages de la Polynésie[1]. Vraie d’une manière générale, cette description ne tient peut-être pas assez de compte de différences qu’il nous est d’ailleurs impossible de préciser. Quoi qu’il en soit, les nouveaux venus n’eurent guère de peine à s’imposer à ces anciennes populations, à la fois par la force, étant mieux aimés, et par leur supériorité intellectuelle. Vainqueurs, ils absorbèrent les vaincus à mesure qu’ils les conquirent, non pas toutefois sans subir en quelque mesure leur influence. Plus d’une survivance pélasgique se laisse apercevoir ou soupçonner dans la civilisation achéenne, ne fût-ce que dans certaines dénominations de lieux, de fleuves, de montagnes, et plus encore dans la religion. Mais, à vrai dire, il ne semble pas possible jusqu’ici de les préciser autant qu’Il serait désirable. Civilisation crétoise. — D’ailleurs, en pénétrant ainsi dans le monde égéen, ce n’était pas seulement avec ces peuplades arriérées que les Achéens entraient en contact. Une brillante civilisation, qu’on est convenu d’appeler minoenne, du nom du légendaire Minos, se développait alors en Crète et rayonnait au loin. C’est entre 1750 et 1450 qu’elle atteignit son apogée. Nous n’avons pas à en parler longuement, car elle n’a rien d’hellénique. Ses origines sont plutôt orientales et jusqu’à un certain point égyptiennes. Mais elle a eu sur les Achéens une influence profonde. Devenue maîtresse de la mer, après l’expulsion des Lélèges et des Cariens, elle dominait l’Egée, ses îles et une partie de ses rivages. La thalassocratie du roi Minos, mentionnée par Thucydide, fait époque dans cette histoire primitive. Mais ce qui nous intéresse surtout, c’est ce que les fouilles contemporaines nous ont révélé sur la vie des princes crétois, sur leurs meeui8 fastueuses, sur leurs habitations et sur la riche décoration dont ils les embellissaient. Ce luxe, ces habitudes d’une vie large et facile ne pouvaient manquer de faire impression sur les chefs achéens. Ils en furent émerveillés et ils eurent à cœur de s’en assurer le bénéfice. Ils appelèrent à eux les artistes crétois, ils les firent travailles pour leur compte. La civilisation crétoise gagnant de proche en proche finit par s’étendre sur toute la péninsule. Elle s’y implanta même et y fit naître une industrie locale qui la supplanta, lorsque les Achéens, devenus les plus forts, détruisirent la puissance de la Crète sur son déclin. Ils succédèrent alors à ceux qui avaient été leurs initiateurs et, de 1450 à 1200 environ, ils eurent à leur tour la primauté dans le monde égéen. Autres influences. — Outre les Crétois, d’autres peuples aussi avaient eu quelque influence sur leur développement, les uns directement, les autres par divers intermédiaires. Mentionnons surtout les Phéniciens, hardis navigateurs et actifs commerçants, infatigables agents d’échanges entre les peuples, dont le trafic mettait la Grèce en communication avec l’Orient. Mentionnons encore l’Egypte, avec laquelle certains princes achéens eurent même des relations directes. II. — LES ROYAUTÉS ACHÉENNES. Partage du pays entre les envahisseurs. — Comment le pays occupé par les bandes achéennes fut-il partagé entre elles ? Sur ce point, le principal témoignage est celui qui nous est fourni par les poèmes homériques et notamment par le Catalogue qu’on trouve dans le second chant de l’Iliade. Ce Catalogue, il est vrai, datte d’une époque postérieure de plusieurs siècles à ce partage et il a subi des remaniements évidents. Toutefois, la précision qu’on y remarque atteste qu’il procède de traditions anciennes assez bien conservées, dont on peut faire usage lorsqu’elles s’accordent d’ailleurs avec d’autres données historiques. Il représente en somme, sauf sur quelques points, un état du’ onde grec différent de celui qui résulta de l’invasion dorienne et par conséquent antérieur ; et la description qu’il en donne procède manifestement des souvenirs de familles princières qui se rapportaient à leurs lieux d’origine. Au leste, ce n’est pas du détail qu’il peut s’agir ici. Seuls, quelques faits généraux nous importent, Deux surtout sont frappants : les Achéens y sont divisés en grandes tribus qui ont autant de noms distinctifs, et chacune de ces tribus comprend un certain nombre de dans désignés par des noms de villes. On devine que les noms ainsi énumérés représentent tantôt des bourgs ou des groupes de communautés rurales, tantôt des cités vraiment royales ; et il parait probable qu’en temps de paix presque toutes, même les moins importantes, avaient une existence plus ou moins autonome, tandis que, dans certains cas, en vue d’une action de guerre par exemple, elles étaient capables de se grouper. D’après cela, on est en droit de se représenter la Grèce achéenne comme divisée, à l’origine tout au moins, entre un grand nombre de familles princières régnant sur de petites collectivités humaines. Mais il est naturel d’admettre que, l’ambition et la soif de domination entrant en jeu, quelques-uns de ces petits rois, plus énergiques ou favorisés par les circonstances, ont dit étendre leur puissance, subjuguer leurs voisins, et qu’ainsi ont pu se constituer un certain nombre de royautés puissantes, plus ou moins durables, dont le souvenir a survécu dans une tradition moitié historique, moitié légendaire. C’est d’ailleurs ce que paraissent attester les monuments que cet âge a laissés et qui excitent aujourd’hui l’étonnement et l’admiration. Monuments. Palais et forteresses. — Ces monuments soin nombreux ; on en a mis au jour dans presque toutes les parties de la Grèce, en Argolide, en Laconie, en Messénie, en Attique, en Béotie, en Thessalie, en Etolie, et jusque dans les îles. Les plus imposants sont en Argolide. Nous ire parlerons que de ceux-là, car ce sont les mieux étudiés et d’après ce qu’on en sait, on peut se faire une idée juste de tous les autres. A une dizaine de kilomètres au sud-est d’Argos, sur une butte rocheuse, se dressent les antiques remparts de Tirynthe, formidable enceinte, bâtie, en partie, de blocs irréguliers à peine dégrossis, en partie, de grosses pierres plus ou moins équarries formant des assises moins inégales. En dedans de ces murs était l’Acropole. Là, on a retrouvé les restes d’un palais qui a dû être construit au temps où la civilisation achéenne, sous l’influence de l’art crétois, avait atteint son plein développement (entre 1400 et 1300). Les fouilles ont permis d’en reconstituer le plan général, dont les parties essentielles sont : d’abord une vaste place, puis une cour spacieuse, séparée de cette place par un propylée, et, au fond de la cour, le bâtiment principal, où se trouvait la salle royale ou mégaron, précédée d’un vestibule et d’un portique. Tout autour, un ensemble de constructions, destinées aux chambres d’habitation et aux pièces de service. Quelques débris de décoration provenant du mégaron et qu’on peut voir au musée central d’Athènes nous apprennent que, sur les murs de cette salle, couraient parallèlement l’une à l’autre une frise d’albâtre incrustée d’une pâte bleue et une fresque représentant une course de taureaux. Au nord d’Argos et à peu prés à même distance de cette ville, sur la route qui va vers Corinthe, une autre citadelle analogue mais plus imposante par le vaste horizon qu’elle domine s’offre à la vue du voyageur : c’est Mycènes, la ville à laquelle l’épopée homérique a attaché le nom d’Agamemnon. Comme à Tirynthe, une enceinte de remparts épais défendait l’Acropole où résidait le roi, entouré de sa famille, de ses serviteurs et de sa garde. Une seule porte y donnait accès. C’est celle qu’on voit encore en place. Le cadre en est formé de trois monolithes ; au-dessus des deux montants qui s’appuient aux fortes assises du mur d’enceinte, un puissant linteau porte une plaque de pierre triangulaire, sur laquelle sont sculptées deux lionnes dressées face à face contre un pilier sacré, symbole de la divinité protectrice de la cité. A l’intérieur de l’enceinte subsistent, comme aussi à Tirynthe, les fondements ruinés d’un palais analogue à celui qui vient d’être décrit. Sépultures. — Et, près des palais si puissamment fortifiés, voici les sépultures. Les plus anciennes, complices à Mycènes dans l’enceinte de l’Acropole, consistent en fosses profondes, creusées dans le roc. On y a retrouvé en 1876 dix-neuf squelettes répartis entre six tombes, avec un grand nombre de bijoux, des vases d’or et de cuivre, des gobelets, des diadèmes, des poignards et des épées, mobilier funéraire destiné à satisfaire aux besoins que la croyance du temps prêtait aux morte. Trois masques d’or travaillés au repoussé reproduisaient vaguement les traits des personnages dont ils couvraient le visage. A ce mode d’ensevelissement succédèrent plus tard les tombeaux dits à coupole. Il en existe deux tout près de Mycènes. L’un des deux, connu vulgairement sous le nom de Trésor d’Atrée est le plus remarquable exemplaire connu de ce genre de monuments. Il se compose essentiellement d’une grande salle circulaire, voûtée en encorbellement et haute d’une quinzaine de mètres. On a pu constater qu’elle avait été autrefois revêtue intérieurement d’appliques de métal qui en décoraient les parois. Un caveau plus petit, percé dans le roc et communiquant avec cette salle, était sans doute réservé à la sépulture du roi, tandis que les membres de sa famille devaient reposer à peu de distance de lui sous la grande voûte. Pour accéder à ce tombeau, il fallait franchir une porte en pierre, précédée d’un couloir étroit entre deux murs, obstrué peut-être après chaque ensevelissement. On voit par là que l’habitation des morts n’était pas moins soignée ni moins imposante que celle des vivants et qu’elle était aussi bien défendue. Guerres et entreprises des princes achéens. — Toutes ces constructions, palais, forteresses, tombeaux, sont éminemment révélatrices d’un état de choses sur lequel l’histoire proprement dite ne nous apprend rien. Les palais nous font connaître la richesse d’un certain nombre de rois achéens et leur goût pour les décorations brillantes ; les peintures de leurs salles et les représentations ciselées sur leurs armes nous font voir qu’ils se plaisaient à la chasse et au spectacle d’exercices acrobatiques ; leurs forteresses sont le témoignage des guerres qu’ils se livraient entre eux et aussi du besoin qu’ils éprouvaient de se faire redouter de leur peuple même ; leurs tombeaux attestent, outre des croyances sur lesquelles nous reviendrons, l’existence de dynasties royales, dont quelques-unes au moins ont dû se perpétuer pendant d’assez longues séries de générations. Mais rien de tout cela ne nous ferait savoir quelles ont été leurs entreprises et quelle a été l’expansion du nom achéen si nous ne complétions ces données à l’aide des légendes et de faits connus par d’autres sources. Dans ces légendes, il est fart mention de guerres nombreuses et de héros qui s’y sont illustrés : lutte des Lapithes contre les Centaures, rivalité sanglante de Pleuron et de Calydon, double expédition des Argiens contre Thèbes, pour ne rappeler que les plus célèbres. Quelque part qu’on veuille faire à la fiction dans ces récits, on ne peut guère douter, à tout le moins, que l’état de guerre n’ait été fréquent entre ces princes si bien armés et certainement soucieux de grossir leurs trésors. Les jalousies, les convoitises, les rapts, les vengeances, les disputes d’héritage ne pouvaient manquer de susciter entre eux de farouches hostilités. Toute frontière n’est-elle pas matière à litige ? Or, dans la Grèce de ce temps, il y avait trop de frontières, trop de petites principautés dans un espace restreint. Une longue période de paix générale n’y était guère possible Et c’est peut-être par cette difficulté de vivre en bon accord qu’il faut expliquer que des chefs achéens aient très anciennement cherché fortune au dehors. Il parait aujourd’hui avéré que ceux du Nord, dès le milieu du second millénaire, se sont avancés d’île en île sur la côte d’Asie et ont pris pied à Lesbos, tandis que ceux du Péloponnèse pénétraient en Crète, s’y substituaient aux anciens maîtres du pays et s’établissaient même sur le rivage lycien. Qui sait après tout si la fable des Argonautes n’est pas faite du souvenir de quelque tentative aventureuse pour franchir la limite des détroits ? En tout cas, la guerre de Troie ne peut être tenue pour une simple invention poétique. Assurément, sur ce point aussi, bien des réserves s’imposent à l’historien. Ni les récits de l’Iliade ni ceux des poèmes cycliques ne nous font connaître ce qui s’est réellement passé en Troade au douzième siècle avant notre ère. Toutefois, les fouilles pratiquées dans cette région attestent qu’une ville forte existait vers ce temps aux lieux où la poésie situe la cité de Priam et qu’elle a péri dans un incendie. Etait-ce la Troie homérique ? Il y a aujourd’hui de bonnes raisons d’en douter. Mais il reste avéré qu’il y a eu là alors un champ de bataille. D’autre part, peu après l’époque où disparaît le royaume troyen, nous trouvons des Achéens établis sur le rivage d’Asie. La relation entre ces deux événements paraît évidente. Qu’ils aient organisé une grande expédition collective ou que le fait d’armes de quelques-uns de leurs chefs ait été transformé par la légende en une victoire nationale, le fait essentiel n’en demeure pas moins presque certain. Et il suppose l’existence d’une puissance militaire qui devait être alors à son apogée. L’époque de sa grandeur est comprise approximativement entre 1400 et 1200 avant notre ère. C’est celle qu’on appelle mycénienne en raison de la prédominance que semble avoir pris vers ce temps le royaume de Mycènes. Rien au temps de cette expédition ne faisait prévoir que cette puissance allait être renversée par une nouvelle invasion. Mais la civilisation achéenne n’est pas définie lorsqu’on a parlé des rois de ce temps, de leurs mœurs et de leurs aventures. C’est même là ce qu’il y avait en elle de plus périssable. Essayons d’en dégager maintenant les autres éléments, dont beaucoup ont survécu, en tout ou en partie, dans les âges suivants. III. — L’ORGANISATION SOCIALE. La famille. — L’importance de la famille dans l’organisation sociale de la Grèce est un fait reconnu. Il n’y a aucun doute qu’elle n’en ait été déjà un des éléments essentiels chez les Achéens, dès le temps où ils subjuguèrent les populations préhelléniques. Ils apportaient avec eux le culte du foyer domestique associé intimement à celui des ancêtres. Consacré par ce culte, le lien familial avait un caractère religieux. Une famille, pour eux, comprenait tous ceux qui, groupés autour du maître de la maison, y participaient ; même, en une certaine mesure, les serviteurs. Elle constituait ce qu’ils appelaient un génos, terme qui évoquait l’idée d’une communauté de descendance. Comme unité sociale, ce groupement représentait une force qu’on pourrait dire autonome. Car, en l’absence d’une puissance publique exerçant une police régulière pour la protection des individus, le génos avait sa justice à lui et devait se défendre par lui-même. Un principe de solidarité en liait les membres entre eux. L’offense faite à l’un d’eux était faite à tous. Un meurtre commis sur l’un quelconque d’entre eux imposait à tous le devoir de vengeance, à moins qu’une compensation, jugée suffisante par les plus proches parents de la victime, ne fût acceptée[2]. Phratries et tribus. — Un tel groupement est, par sa nature même, en croissance perpétuelle. Il se forme autour d’un père qui en est le chef et qui petit garder, dans certains cas, ses enfants et ses petits-enfants sons le même toit. Fait toujours exceptionnel et qui ne saurait se prolonger au delà des premières générations. L’extension de la famille exclut la cohabitation. Forcément, si le lien initial ne doit pas être rompu, elle donne naissance à d’autres groupements de plus en plus larges, créés à son image. Ainsi s’est formée la phratrie, qui est un groupe de familles, et la tribu, qui est un groupe de phratries. Superposées au génos, elles en gardent le caractère essentiel. Comme lui, elles ont un culte propre, et elles reconnaissent un ancêtre commun, réel ou imaginaire. Causes de perturbations. — De telles institutions donneraient à une société une force de cohésion singulière, si elles n’étaient sujettes à des perturbations qui tendent sans cesse à les altérer et à les affaiblir. Leur inconvénient est d’être naturellement exclusives. Il en résulte que, dans une société dont elles sont les éléments constituants, il n’y a pas de place pour qui vient du dehors et il n’y en a plus pour qui est une fois sorti de ces cadres trop rigides. En conséquence, si des étrangers, par l’effet des échanges, des industries nouvelles, ou pour toute autre raison, surviennent en assez grand nombre, ils sont, pour ainsi dire, sans état civil. Et, d’autre part, si des bâtards, exclus de l’héritage paternel, vont chercher fortune ailleurs et reviennent ensuite au pays natal, ils se trouvent dans la même situation que l’étranger. Ajoutons que les familles du type ainsi défini ont besoin pour durer d’un domaine, si modeste qu’il soit. Que cette demeure vienne à disparaître, que la misère disperse ses habitants, voilà une famille qui s’émiette, qui cesse en fait d’être une famille. En peu de temps ceux de ses membres qui subsistent cessent de se connaître, de pouvoir s’entraider. Ainsi se crée une classe de plus en plus nombreuse d’individus isolés, classe inférieure par sa situation sociale, à qui manquent les conditions de stabilité que le groupement des familles organisées semblait promettre. Il paraît certain que les guerres fréquentes, ainsi que les progrès du commerce et de l’industrie, ont dû produire, dès la période achéenne, de tels effets. Et ceux-ci auraient sans doute amené à la longue des révolutions, si cette période s’était prolongée. Elles furent contenues par les institutions politiques et surtout par la puissance royale. Institutions politiques. — L’Iliade et l’Odyssée mettent en scène les héros achéens. Si nous acceptions les témoignages de ces poèmes comme des documents historiques, il serait aisé de décrire les institutions de leur temps. Nous y voyons des rois assistés d’un conseil de chefs, avec lesquels ils délibèrent et dont ils écoutent les avis ; en l’absence du roi, ce conseil les remplace plus ou moins heureusement. Le peuple est réuni en assemblée ; on lui communique ce qui a été décidé dans le conseil ; il l’approuve par de bruyantes acclamations, c’est à cela que se réduit son rôle, car si par hasard un homme du peuple se permet de critiquer le roi ou ses conseillers, on lui fait payer cette témérité à coups de bâton. Que ce soit là en gros l’image de coutumes anciennes, on a tout lieu de le croire. Mais c’est assurément une image simplifiée. Nous sentons bien que de telles coutumes ne pouvaient avoir la valeur d’une constitution proprement dite et qu’elles ont dû varier selon les lieux et les circonstances. Il est possible qu’elles aient été assez bien observées là où quelque petit prince achéen régnait sur un territoire de médiocre étendue, au milieu de vieilles familles qu’il était tenu de ménager et dont le concours lui était nécessaire. Mais on croira difficilement qu’elles aient eu force égale dans les puissantes monarchies D’immenses travaux, tels que ceux qui ont été exigés pour la construction des remparts de Mycènes, de Tirynthe, d’Orchomène, révèlent la volonté impérieuse d’un maître qui commande et d’une multitude qui obéit servilement. On ne les imagine pas exécutées autrement que par des corvées, astreintes aux plus durs labeurs. Les Cyclopes, auxquels la crédulité antique les attribuait, ont dû être en réalité des troupeaux humains qui ont durement peiné sous la menace et sous les coups ; et nous concevons plutôt les lois de Mycènes à la ressemblance des Pharaons bâtisseurs de pyramides qu’à celle de l’Agamemnon de l’Iliade, délibérant en conseil avant d’agir, ou de cet Ulysse dont l’Odyssée vante la douceur presque paternelle à l’égard de son peuple. Il faut bien se dire d’ailleurs que, dans un pays divisé comme l’était alors la Grèce, l’uniformité des gouvernements persistant pendant plusieurs siècles eût été en soi un véritable miracle. Ce qu’on peut admettre, c’est que les États achéens furent constamment gouvernés par des rois, dont l’autorité fut tantôt tyrannique, tantôt plus légère, ici fermement assise, là vacillante et contestée, selon la valeur des hommes et le milieu où elle s’exerçait. Là où manquent les témoignages, il faut bien recourir aux conjectures ; il suffit que celles-ci s’appuient sur les faits connus et soient conformes aux vraisemblances. IV. — LA RELIGION. Vue d’ensemble. — Quelle était la religion de ces rois et de leurs peuples ? Sur ce point encore, les précisions nous font défaut. Il n’est pas impossible cependant de s’en faire une idée au moins approximative. Les Achéens ont apporté en Grèce de très anciennes croyances ; ils en ont trouvé d’autres chez les populations qu’ils ont subjuguées et ils s’en sont assimilé quelques-unes ; enfin ils en ont emprunté d’autres encore aux peuples avec lesquels ils ont plis contact et ils les ont plus ou moins mélangées avec celles qui leur étaient propres. Il s’en faut de beaucoup qu’on puisse aujourd’hui distinguer sûrement chacun de ces éléments. C’est une des tâches auxquelles s’applique la science moderne ; elle est loin d’être achevée. Ecartant ici toutes les discussions, nous nous en tiendrons aux faits les plus importants. Survivances pélasgiques. — Ce qui est le plus obscur dans ce sujet, ce sont les survivances pélasgiques qui ont pu se mêler à la religion proprement achéenne. Car, en fait, nous ne savons à peu près rien de ces populations préhelléniques. Toutefois, il est naturel de leur attribuer les croyances qui étaient les plus liées au sol et que les envahisseurs par conséquent n’ont pu apporter avec eux. Tels sont les cultes dans lesquels les puissances souterraines étaient adorées sous la forme de serpents, à Pytho, par exemple. Et comme ces cultes sont liés étroitement à celui de la Terre elle-même, on admettra facilement que les Pélasges ont transmis aux Achéens bon nombre de rites agraires qui, peut-être, n’étaient pas d’ailleurs étrangers à ceux-ci non plus. C’est dans cet ordre d’idées sans doute que des recherches nouvelles pourront nous apporter plus de certitudes. Pour le moment, il n’y a pas lieu de multiplier les conjectures. La religion achéenne. — Quant à la religion propre des Achéens, c’était en somme celle qui s’est plus tard développée en Grèce ; identique au fond, elle en représente seulement un état moins avancé. Elle consistait essentiellement en un polythéisme naturaliste. Sous les personnifications divines qu’elle distinguait par des noms propres, on peut reconnaître encore autant de phénomènes naturels, qu’il est d’ailleurs malaisé de définir exactement Ces noms, dont l’étymologie est le plus souvent obscure, se révèlent par là même comme très anciens. Quelques-uns datent de l’indo-européen commun. Il en est ainsi, par exemple, de celui qui désigne le dieu suprême, Zeus, de qui relèvent les phénomènes célestes, la lumière, la pluie et la grêle, l’orage et la foudre. Et la plupart des grands dieux qui formèrent plus tard avec lui le panthéon hellénique, s’ils ne sont pas tous d’origine aussi ancienne, sont certainement antérieurs, eux aussi, à l’époque de la migration achéenne ; c’est con pénétrant sur le sol grec, que les Achéens les y introduisirent. Il n’est guère douteux qu’il n’en ait été ainsi d’Héra, la parèdre de Zeus, d’Athéna, si proche de lui par ses attributs, et probablement aussi d’Arès. Mais, comme ce polythéisme, par sa nature même, se prêtait aisément à accueillir de nouveaux dieux, il était naturel qu’évoluant dans des conditions favorables à cet élargissement, au contact de religions différentes, et pointant à certains égards analogues, il s’accrût rapidement par de multiples emprunts. Dans cet accroissement, l’influence de la Crète minoenne, celle de l’Asie antérieure, peut-être même de l’Egypte, se laissent déjà reconnaître en certains cas et soupçonner en plusieurs autres. Il est manifeste, par exemple, qu’une partie considérable de la légende de Zeus, telle que nous la voyons constituée dans les poèmes homériques et dans la Théogonie, provient d’une fusion des croyances achéennes avec les croyances crétoises. Le culte d’Apollon, lui aussi, a des liens avec la Crète, il en a d’autres avec l’Asie et les îles ; Aphrodite est apparentée à l’Astarté orientale, Chacun des dieux grecs, pour ainsi due, lorsqu’on scrute ce que nous savons de son histoire, laisse apparaître en lui quelques éléments étrangers. Et presque toujours, ces éléments sont si bien fondus dans sa personnalité qu’il est devenu très difficile de les discerner sûrement ; à plus forte raison l’est-il d’assigner une date à tel ou tel de ces emprunts. L’anthropomorphisme. — Mais les noms des dieux ne nous apprennent presque rien des croyances. Etaient-elles, alors, déjà, aussi nettement anthropomorphiques qu’elles le devinrent plus tard ? Assurément, le fait même de donner un nom à un dieu, un nom analogue aux appellations par lesquelles les hommes se distinguent entre eux, dénote tout au moins une tendance à le considérer comme une personne. Mais cette tendance peut être plus ou moins consciente, plus ou moins vague. Pour nous éclairer sur ce point, il y a lieu de se référer aux indices fournis parle culte. Or nous savons par des témoignages et par des représentations figurées que les hommages des fidèles jusqu’aux derniers temps de la période achéenne s’adressaient souvent encore à des objets matériels, pierres debout, piliers, arbres sacrés. Le pilier double qui se dresse à la porte de Mycènes entre deux lionnes est significatif à cet égard. De tels faits ne nous donnent-ils pas à penser que, pour les hommes de ce temps, la notion de la divinité était surtout celle d’une puissance invisible, sans forme définie, qui pouvait résider dans certains objets déterminés, sans se confondre d’ailleurs avec eux ? Cela n’empêchait pas d’ailleurs qu’on n’assignât à chaque dieu un domaine où s’exerçait plus spécialement sa puissance et où il se plaisait à être adoré ou consulté. C’est ainsi que le dieu du ciel recevait sur les hauts lieux les hommages qui lui étaient dus et qu’il rendait ses oracles dans les chênes centenaires qui couvraient à Dodone les hautes terrasses du Tomaros. C’est ainsi encore qu’on offrait à Poséidon des sacrifices sur le rivage de la mer. Isolement des dieux. — Moins assimilés aux hommes, les dieux de cet âge étaient sans doute aussi moins unis les uns aux autres qu’ils ne le furent plus tard. Nous verrons naître, dans l’époque suivante, le besoin de les classer, de dresser des généalogies, où chacun d’eux viendra prendre sa place, de les faire entrer tous, par conséquent, dans une même famille. Au temps où nous sommes, il est à croire qu’à part quelques couples déjà formés, quelques filiations naturelles, ces liens artificiels n’existaient pas. Chacun des dieux avait sa vie propre, et le monde divin restait ouvert aux nouveaux venus que les circonstances y introduisaient. Grossièreté primitive. — Nul doute aussi qu’il n’y eût dans cette religion une certaine grossièreté à demi barbare, que le génie grec, en s’épurant et en s’affinant, a éliminée peu à peu. On l’aperçoit, mais comme refoulée à l’arrière-plan, jusque dans la Théogonie hésiodique, œuvre d’un temps où la civilisation avait singulièrement progressé. Des monstres, tels que les Gorgones, Briarée, les Hécatonchires, Tiphœus et d’autres, appartiennent manifestement à des siècles où le sentiment du beau s’était encore à peine éveillé. On y devine les rêves d’un temps où la superstition, pleine d’épouvante, pesait lourdement sur des âmes naïves. Il fallait attendre, pour les dissiper, que la lumière de la raison vînt projeter ses clairs rayons dans les ténèbres de l’ignorance primitive. Certaines œuvres d’art nous mettent sous les yeux cet état d’esprit. Une peinture de Mycènes représente un défilé de personnages à tête d’âne, ce ne sont pas des monstres créés par une fantaisie d’artiste, mais des hommes affublés d’une dépouille sacrée pour un acte rituel[3]. Quel acte ? Evidemment une cérémonie propitiatoire, destinée à conjurer quelques mauvais génies, dont on croyait prendre la ressemblance. C’étaient surtout les cultes agraires, partout répandus, qui étaient l’occasion de telles manifestations religieuses. Ne fallait-il pas renouveler chaque année la fécondité de la terre dont l’approche de l’hiver semblait indiquer l’épuisement ? Et comment cela pouvait-il se fane sinon par des rites magiques, par des sacrifices souvent sanglants, sacrifices d’animaux et parfois aussi de victimes humaines ? La superstition ne recule pas devant la cruauté. Et ce qui nous paraît cruel, ce que la Grèce devait plus tard rejeter avec horreur, était nécessaire et même saint au largement de cette humanité primitive. Il n’y a pas lieu d’entrer ici dans plus de détails. Nous retrouverons plus loin la même religion, mais transformée sous l’influence d’une pensée toujours active. L’esquisse qui vient d’être tracée suffira à nous permettre d’apprécier l’étendue des progrès que nous verrons alors réalisés. Valeur morale de cette religion. — Il importe toutefois d’examiner dès à présent si cette religion, toute grossière qu’elle fût à certains égards, ne contenait pas cependant certains éléments de moralité. Quelques remarques sur ce point seront suffisantes. Et tout d’abord il apparaît évidemment que le culte du foyer domestique était un de ces éléments. C’était ce culte qui assurait l’autorité paternelle, les devoirs mutuels des membres de la famille, le respect de la tradition, c’était lui qui habituait l’homme, dès son enfance, à prendre conscience de ses obligations, à se due qu’Il ne vivait pas uniquement pour lui-même, à sentie la présence des dieux. A ce culte était associée la notion d’une survivance de l’âme ; notion très obscure assurément, mais très fortement attestée par le soin pieux donné à la sépulture. Sans doute, elle n’impliquait encore aucune idée de peines ou de récompenses à attendre dans une vie future. Mais elle renforçait du moins le sentiment d’une tradition à perpétuer, d’un nom glorieux à conservai, et aussi d’un secours à espérer ou d’une vengeance à redoutes ; car, après tout on ne savait trop si l’on ne devait pas attribuer au mort une vague puissance jusque dans le tombeau. Un autre élément de moralité dû à la religion était la force qu’elle prêtait au serment. Dans une société où les lois n’étaient presque rien, c’était le serment, garant des engagements mutuels, qui suppléait le mieux à leur silence. Grâce à lui, l’échange des promesses devenait une sorte de loi privée. N’étant pas appuyée sur une garantie publique, il était bon qu’elle le fût sur une garantie divine. Aussi bien était-il mis sous la garde des plus grandes divinités ou des plus redoutables. C’était Zeus lui-même qu’on attestait le plus souvent ou la Terre, mère de tous les hommes, ou encore les dieux infernaux. Au serment il faut joindre l’imprécation, arme de ceux à qui manquait la force, mais arme redoutable puisqu’elle confiait la vengeance à l’Erinys, être enveloppé de mystère, et d’autant plus terrible ; puissance impitoyable, toute prête à écouter qui l’invoquait et à s’élancer sur la trace du coupable devenu sa proie. Enfin, indépendamment de ces croyances particulières, n’est-il pas vraisemblable et presque nécessaire de penser que, dès ce temps, les faibles, les opprimés, les victimes de la violence ont dû avoir foi en cette justice divine qu’Hésiode, quelques siècles plus tard, attribuera expressément à Zeus ? C’est là un sentiment si naturel à l’humanité qu’on a peine à se figures un âge où elle en aurait été absolument dépourvue. Au reste, les Achéens revivent dans l’épopée homérique, et la peinture qu’elle fait de leurs passions, la sincérité avec laquelle elle nous retrace la rudesse de louis mœurs, nous autorisent à croire aux principales qualités qu’elle leur prête. Certes, elle nous représente au vif leur orgueil, leur âpreté au gain, la vivacité de louis querelles et la force de louis ressentiments, leur amour de la guerre, leurs accès de cruauté envers les vaincus, mais elle nous montre aussi leur belle vaillance, leurs sentiments d’honneur, la solidité de leurs amitié, les dévouements dont ils étaient capables, la sagesse réfléchie de quelques-uns d’entre eux, et même ce qu’il y avait parfois de soudaine générosité dans ces âmes encore dures. L’impression qu’ils nous donnent est celle d’une race jeune, trop livide encore aux impulsions instinctives, mais bien douée, naturellement portée vers tout ce qui ennoblit l’homme, capable par conséquent de se donner avec le temps une haute et délicate culture ou de la recevoir des influences du dehors V. — L’ART MYCÉNIEN. Tendances artistiques. — Il nous reste à parler du goût que les Achéens ont manifesté pour les arts et de ce qu’ils ont réalisé dans cet ordre d’idées. Ce n’est que dans les derniers siècles avant l’invasion dorienne qu’ils ont commencé vraiment à les cultiver. Ils ont dû leur initiation aux artistes crétois. Instruits par eux, ils ont réussi à créer des œuvres imitées de celles de leurs maîtres ; et peut-être auraient-ils développé une originalité propre, si le bouleversement de la Grèce vers la fin du XIIe siècle n’y avait fait obstacle. En fait, le temps leur a manqué pour le plein essor de leur génie. Ce qu’ils ont produit dans cette période restreinte, qu’on appelle communément mycénienne, est pourtant très digne d’intérêt. L’architecture. — On a vu plus haut à quel point les princes achéens avaient été de grands bâtisseurs. Les ruines de leurs citadelles permettent de distinguer plusieurs modes de construction qui diffèrent par l’appareil des murs. Certaines murailles sont formées de blocs énormes, aux formes irrégulières, assemblées sans ciment et maintenues en place par leur propre poids ; des pierres plus petites bouchent les intervalles ; c’est l’appareil dit cyclopéen ; telles sont les galeries extérieures de Tirynthe[4]. Un autre appareil, moins grossier déjà, dit pélasgique, se compose envoie de très gros blocs, mais travaillés plus régulièrement ; ils présentent également des formes polygonales, mais ils ont des surfaces aplanies qui permettaient de les assembler sans laisser de vides. Une partie des remparts de Mycènes en est un exemple. Enfin, cet appareil polygonal se montre sous un aspect plus régulier encore, qu’on peut appeler quadrangulaire ; tous les blocs alors sont taillés à angle droit ; seulement, ils sont encore inégaux ; par suite, les assises ne sont pas horizontales et les joints, au lieu d’être alternés comme ils seront plus tard, se croisent au hasard. C’est ce que l’on voit par exemple à Mycènes dans la partie des murs qui avoisinent la porte des lionnes. On admet en général que ces trois modes de construction appartiennent à des époques différentes. Est-il impossible, toutefois, qu’ils aient été employés simultanément, selon la destination des constructions et selon les ressources dont disposaient les constructeurs ? Quoi qu’il en soit, ces murailles, même les plus grossières, révèlent des moyens d’action puissants, réglés par une expérience déjà réfléchie et capable de résoudre nombre de problèmes techniques. L’équilibre des masses, dans les portes notamment, n’a pas été obtenu sans un certain calcul. Pour édifier les palais, les architectes mycéniens employaient naturellement d’autres matériaux. Ils se servaient surtout de la brique et du bois. L’état des ruines ne permet pas de reconnaître tous les détails de leur art. Elles laissent voir l’usage qu’ils faisaient du pilier pour les entrées, pour les jambages des portes, pour soutenir les plafonds. Les toitures à double rampant n’auraient pas été possibles s’ils n’avaient su établir des fermes en charpente. Ce qui caractérise surtout ces palais, c’est leur plan. Au milieu, la grande salle carrée, le mégaron, où est le foyer, pièce qui sert à la fois de cuisine, de salle à manger et d’appartement d’honneur, pour recevoir les hôtes. Autour du mégaron, se groupent les parties du palais servant à l’habitation et aux usages domestiques. Quelques-uns de ces édifices comportent un étage supérieur (l’hyperoon). Une ou plusieurs cours sont toujours réservées dans l’enceinte murée qui enclôt le tout. Cette distribution simple, où dominait déjà un certain esprit d’ordre, sinon de symétrie, distinguait ces demeures loyales achéennes de celles de la Crète minoenne, conçues d’après un plan de groupement bien plus compliqué. Arts décoratifs. — En revanche, elles devaient presque tout à la Crète pour la décoration intérieure. C’est vers 1600 que furent peintes les fresques de Mycènes et de Tirynthe et il est manifeste qu’elles le fuient par des artistes crétois. Mais, api ès la mine de la puissance crétoise, leurs successeurs, qu’ils fussent crétois eux aussi ou mycéniens disciples des Crétois, durent s’affranchir plus ou moins des traditions de leurs ateliers pour se prêter au goût de leurs nouveaux clients. Ceux-ci firent alors peindre sur la paroi des salles de leurs palais les processions et les défilés dont ils aimaient le spectacle, les scènes de chasse qui leurs étaient familières[5]. C’est ce qu’on observe à Thèbes comme à Tirynthe. On en peut conclure que ces princes étaient au moins soucieux d’appeler à eux les bons ouvriers et savaient apprécier les belles œuvres. La statuaire proprement dite n’était pas encore née. On a vu plus haut que les dieux étaient symbolisés par des objets sans aucun rapport avec la forme humaine. Les animaux eux-mêmes ne semblent guère avoir figuré en pierre que dans quelques bas-reliefs, tels que celui de la porte de Mycènes. Ce que l’art crétois avait produit en fait d’œuvres plastiques, c’étaient des statuettes, des figurines en stéatine, en ivoire, en terre cuite ou même en brome Le même goût s’imposa aux Achéens Ils y joignirent celui de l’orfèvrerie Il a été question plus haut des tombes de Mycènes et des objets d’art en métal de paix qui y furent trouvés Conservés au Musée central d’Athènes, ils y sont pour le visiteur un sujet d’émerveillement. On y admise notamment une célèbre tête de taureau en argent et un mufle de lionne en on. Non moins curieux sont les fragments de rhytons en argent sur lesquels ressortent en relief des scènes de guerre : groupe de petits personnages, frondeurs, archets, guerriers armés de lances et, dans le fond, un rempart du haut duquel des femmes encouragent par leurs gestes les combattants. Le dessin, cet tes, en est encore très inexpérimenté, mais le mouvement, la vie éclatent dans ces petites compositions, D’autres tombes ont livré des gobelets en or, décotés d’une frise où figurent soit la capture des taureaux sauvages, soit l’élevage des taureaux destinés à être domestiqués. A Mycènes encore appartient tout un lot de poignards incrustés et damasquinés, d’épées à poignées ciselées où l’on voit des chasses au lion ; en face de chasseurs couverts de leurs boucliers et aimés de longues lances, bondissent les fauves ; les uns se jettent sur les hommes, les autres reculent et même s’enfuient. Plus encore que l’orfèvrerie, la céramique mycénienne est caractéristique d’une industrie d’art florissante. Continuant celle de la Crète, elle répandit bientôt au loin ses produits. On les rencontre disséminés sur une aire qui comprend toute la Grèce, les îles, la Troade même et d’un autre côté l’archipel ionien. Ce sont des vases très divers de forme et de plusieurs styles, destinés soit à des usages domestiques, soit à servir d’ornements. Il ne saurait être question ici ni de les énumérer ni de les décrire, Le mycénien, écrit M. Glotz, a un répertoire éclectique. Il ne renonce pas au naturalisme : le décor végétal lui est familier ; les oiseaux, sur tout les oiseaux aquatiques, les poissons, les mollusques et les coquillages lui fournissent toujours d’amples ressources. En Argolide et à Cypre s’y joignent les grands quadrupèdes et les figures humaines. Sous l’influence de la peinture murale, le peintre de vases représente même des scènes d’ensemble, des chasses, des défilés de guerriers, des hommes montés sur des chars. Enfin, on revient au dessin géométrique de la vieille peinture indigène, à la couleur mate[6]. Après une période de création fécond, et variée, il y eut donc un certain déclin C’est la loi commune de tous les arts. Dans l’ensemble, l’art mycénien n’en a pas moins été une brillante réussite. La Poésie. — Dans cet essor remarquable des esprits, la poésie n’a-t-elle eu aucune paît ? Comment croise que, dans une société où l’ait était si apprécié, où régnait le goût des fêtes et des jeux, où l’hospitalité princière se pratiquait si largement, elle ait été entièrement ignorée ? C’est cette époque, ne l’oublions pas, qui a fourni à l’épopée ses légendes. Or, ces légendes ne sont pas de pures fictions, Elles sont faites manifestement de souvenirs, qui sans doute ont été altérés, idéalisés, grossis de nombreuses inventions, mais qui recouvrent un élément de réalité historique. Comment ces souvenirs se sont-ils transmis et conservés à travers plusieurs siècles au milieu de véritables bouleversements sociaux ? L’épopée homérique ne répond-elle pas à cette question ? Elle nous décrit les banquets et les fêtes des rois achéens, elle y fait figurer la musique, la danse et les longues récitations accompagnements habituels de ces réunions. Elle nous montre des aèdes attachés à la cour de ces rois, vivant dans leur familiarité et les charmant par leurs beaux récits. N’est-ce là que la projection dans le passé des usages d’une époque postérieure ? On pouvait le croire lorsque l’Iliade et l’Odyssée étaient considérées comme les premières inspirations de la muse, les essais d’une poésie naissante. Aujourd’hui, on est d’accord pour reconnaître qu’elles sont au contraire issues d’une évolution poétique déjà longue. La versification de ces poèmes, leur vocabulaire, leur phraséologie si particulière, les caractères mêmes des personnages, les allusions à tant de récits anciens supposés connus, tout, en un mot, témoigne qu’ils procèdent d’une élaboration qui a dû être lente et continue. Il ressort de là que les aèdes ioniens ont eu de nombreux prédécesseurs, et nous sommes ainsi amenés à tenir pour très vraisemblable qu’il y ait eu déjà dans les palais d’Orchomène et de Thèbes, de Mycènes et de Tirynthe, des hommes qui se disaient voués à l’art de chanter les aventures du héros Bien entendu, il serait vain de chercher à nous faire une idée précise de ce qu’était leur poésie à ses débuts. Il suffit qu’on se la représente comme associée à la fois au culte des dieux par des hymnes et à la vie des princes par ses récits. L’aide de l’écriture, à supposer qu’elle en eût besoin, ne lui manquait peut-être pas absolument. Nous savons aujourd’hui que la Crète minoenne disposait de plusieurs sortes de caractères graphiques Mais était-elle nécessaire aux aèdes ? On a de bonnes raisons d’en douter. Une mémoire exercée, aidée par l’emploi de formules traditionnelles, a dû suffire à des compositions encore simples[7]. Au reste, peu importe Quelle qu’en ait été la forme, c’est par elles, pour une large part, que s’est établie la continuité entre cette première époque de la civilisation grecque et celle dont nous avons maintenant à parler. VI. — DERNIER REGARD SUR LA CIVILISATION ACHÉENNE. Que serait-il advenu de cette civilisation achéenne, si le grand événement qu’on appelle l’invasion dorienne n’avait pas eu lieu ? A une telle question on ne peut répondre que par des conjectures, et celles-ci seraient sans intérêt si elles n’appelaient par avance notre attention sui le résultat le plus grave peut-être de cette invasion. A quel moment de l’histoire l’unité de la Grèce est-elle devenue impossible ? Autant qu’on en peut juger rien ne s’opposait absolument au rapprochement des principautés achéennes, lien n’empêchait qu’elles se fondissent peu à peu en une seule nation. Aucune d’elles n’avait une assiette définitive, aucune n’était marquée profondément de ces traits distinctifs qui constituent une individualité ethnique. Ce fut l’invasion dorienne qui modifia définitivement cet état de choses. Nous aurons à montrer comment s’accomplit cet événement si grave, si chargé de lourdes conséquences. Dès à présent, toutefois, notons-en l’importance. Elle ne pourra être bien appréciée que si l’on garde quelque souvenir de ce qui existait avant qu’il se produisit. |
[1] JARDÉ, Formation du peuple grec, Paris, 1923, p. 94.
[2] Voit sur ce point l’ouvrage capital de G. GLOTZ, La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, Paris, Fontemoing, 1904.
[3] GLOTZ, La civilisation égéenne, p 276, d’après une peinture reproduite dans PERROT, La Grèce primitive, fig. 439
[4] Ces murs passaient pour avoir été bâtis par les Cyclopes, BACCHYLIDE, Ode X, 77.
[5] Voir GLOTZ, Civilisation égéenne, p 360 et suiv. J’emprunte à cet excellent ouvrage beaucoup des renseignements ici résumés.
[6] GLOTZ, ouvr. cité, p 419.
[7] Voir, sur ce point, les études récentes de MILMANN PARRY, et notamment Harvard studies in classical Philology, vol XII, 1930 C’est un fait remarquable que, parmi les formules traditionnelles qui abondent dans les poèmes homériques, il en est où subsistent des formes et des mots appartenant à un dialecte déjà tombés en désuétude.