HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

AUGUSTE

LIVRE DEUXIÈME

§ I. Description de la Germanie.

 

 

GUERRE CONTRE LES GERMAINS. An. R. 740. Av. J.-C. 12.

J'ai déjà plus d'une fois fait mention de la guerre qu'Auguste soutint contre les Germains. Mais comme jusqu'ici elle ne nous aurait jamais fourni que peu de faits, j'ai attendu, pour la traiter, qu'elle devint plus intéressante. L'année 740 de Rome est le commencement des exploits par lesquels Drusus y mérita la gloire et le titre d'un des plus grands capitaines du siècle d'Auguste. La matière serait riche, si elle eut trouve des historiens capables d'en soutenir le poids, ou du moins si ceux qui l'avaient traitée dignement fussent venus jusqu'à nous. Avant que de recueillir et de mettre sous les yeux du lecteur le peu que nous en savons, je crois qu'il est à propos de placer ici une courte description de la Germanie, des peuples qui l'habitaient, et de leurs anciennes mœurs. Tacite, qui en a fait un traité exprès, sera mon principal guide. César ne nous a pas donne de si grands détails ; et il ne le pouvait pas. Cette vaste région, où il est entre le premier des Romains, et dans laquelle il n'a pas pénétré fort avant, était bien moins connue de son temps que du temps de Tacite.

La Germanie n'avait pas chez les anciens les mêmes bornes qu'a aujourd'hui d'Allemagne. Elle était séparée de la Gaule par le Rhin, de la Rhétie et de la Pannonie par le Danube, des Sarmates à l'orient par la Vistule. Du côté du nord Tacite en porte l'étendue aussi loin qu'allaient alors les connaissances géographiques des Romains vers cette extrémité du monde, et il y comprend les contrées que nos géographes désignent par le nom de Scandinavie. Cette immense étendue de pays contenait un grand nombre de peuples, dont quelques-uns des plus célèbres seront indiques dans la suite avec leurs caractères les plus remarquables. Je commence par présenter le tableau de toute la nation en général.

Le nom de Germains n'était pas le nom ancien et primordial de ces peuples. Il leur fut donné par les Gaulois voisins de la rive gauche du Rhin, qui, ayant éprouvé leur valeur, exprimèrent par cette dénomination la terreur dont les avaient frappes ces hommes de guerre. Car telle est la signification du mot Germains[1]. Les vainqueurs adoptèrent un nom qui leur était glorieux ; et les Romains, l'ayant appris des Gaulois, l'ont rendu célèbre et perpétué pendant plusieurs siècles.

Sur leur origine les Germains débitaient des fables consignées dans des chansons anciennes, seuls monuments historiques qu'aient connus les barbares de tous les pays et tous les temps. Je ne m'y arrêterai point. J'observerai seulement que, dans une si grande variété de peuples, l'unité d'origine était marquée par des traits communs à toute la nation, et qui la distinguaient des autres ; et cela non-seulement en ce qui regarde les inclinations et la manière de vivre, mais dans ce qui appartient à la forme extérieure et aux corps.

Les Germains avaient les yeux bleus et le regard terrible ; les cheveux longs et d'un blond ardent ; de grands corps, pleins de vigueur pour les actions de peu de durée, mais incapables de soutenir la fatigue, endurcis contre le froid par la rigueur de leur climat, accoutumés à souffrir la faim par la stérilité de leur terroir, plutôt néanmoins inculte qu'ingrat, aisés à abattre par la soif et par les chaleurs. Et cette ressemblance se conservait en tous, parce que leur sang était pur et sans mélange. Redoutables dans la guerre, habitant une terre pauvre et triste, ils n'avaient rien qui invitât les étrangers à venir commercer avec eux, et encore moins à vouloir prendre au milieu d'eux des établissements[2] : et eux-mêmes, peu curieux de s'enrichir ou de s'étendre, ils demeuraient communément renfermés dans l'enceinte de leur patrie.

Tous ils aimaient la guerre, et ils l'aimaient pour elle-même. Ils n'y cherchaient ni les richesses, qu'ils ne connaissaient point, ni l'étendue d'une ample domination, puisqu'ils mettaient leur gloire à voir autour d'eux de vastes solitudes : témoignage, selon leur façon de penser, de leur supériorité sur les peuples qu'ils en avaient chassés, et précaution utile pour se mettre à couvert des incursions subites des nations ennemies. Le mouvement et l'action, l'attrait de la gloire, c'était par ces endroits que la guerre leur plaisait.

Il y avait entre les Gaulois et les Germains une émulation sur cet article aussi ancienne que les deux nations : et César observe que dans les temps les plus reculés les Gaulois avaient eu l'avantage, puisque leurs colonies s'enfoncèrent dans la Germanie, et s'y emparèrent à main armée de plusieurs contrées, dont elles retinrent la possession. Dans la suite, les Gaulois, amollis par le commerce avec les Romains, par les richesses el par les délices, devinrent inférieurs aux Germains, en qui une vie dure, pauvre et laborieuse, entretenait la force des corps et la fierté des courages. De là les conquêtes des Germains sur la rive gauche du Rhin ; mais ils ne pénétrèrent pas dans le cœur de la Gaule, arrêtés et repoussés par les armes romaines. Ils se maintinrent seulement sur la lisière, qu'ils remplirent tellement, que tout ce pays, depuis Bâle jusqu'à l'embouchure du Rhin, fut appelé Germanie, et divisé par Auguste en deux provinces de ce nom.

Leur passion était si vive pour la guerre, que s'il arrivait qu'un peuple demeurât trop longtemps en paix, la jeunesse de ce canton, pleine d'impatience, incapable de soutenir le repos, et avide de se signaler dans les hasards, allait chercher la guerre chez l'étranger, ou se tenait en haleine par des courses sur les terres voisines. Car les brigandages, exercés hors des confins du propre territoire, n'avaient chez eux rien de honteux, et passaient au contraire pour un moyen utile et honorable d'occuper la jeunesse, et de bannir l'indolence et l'inaction.

Cette fière nation ne connaissait point d'autre emploi que la guerre et les armes. La chasse même ne la touchait que médiocrement[3]. Pour ce qui est de l'agriculture, c'était, à leur jugement, une profession ignoble, et dont la nécessité seule faisait tout le prix. Ils regardaient comme une honte d'acheter par leurs sueurs ce qu ils pouvaient acquérir par leur sang[4]. Ainsi lorsqu'ils n'avaient point de guerre, ils tombaient dans une oisiveté totale. Boire, manger, dormir, faisait toute leur occupation. Les soins nécessaires du ménage étaient abandonnés aux femmes, aux vieillards, et à tout ce qu'il y avait de plus faible dans la maison. Les plus vaillants hommes et les plus robustes ne trouvaient digne d'eux que de n'avoir rien à faire. Bizarrerie singulière, dit Tacite[5], dans le caractère de ces peuples ennemis du repos, et amateurs de la fainéantise.

Dans la paix la plus profonde, ils ne quittaient point les armes. Affaires publiques, affaires particulières, ils les traitaient toujours armés. La première fois que l'on armait un jeune homme, c'était en cérémonie, et par les suffrages de tout le canton. Dans une assemblée générale, quelqu'un des chefs, ou le père, ou un proche parent le présentait, et du consentement de l'assistance il lui donnait le bouclier et la lance. Cette cérémonie répondait chez eux à ce que pratiquaient les Romains pour la robe virile ; elle était le premier degré par lequel un jeune homme entrait dans la carrière de l'honneur : jusque-là il appartenait à sa famille ; alors il devenait membre de l'état.

Ceux qu une ancienne noblesse, ou les grands services de leurs pères, rendaient plus recommandables, tenaient tout d'un coup dès leurs premières années le rang de chefs et de princes dans le canton où ils étaient nés. Les autres jeunes gens s'attachaient à quelque brave et illustre guerrier, et lui formaient un cortège. Il n'y avait nul déshonneur à se mettre ainsi à la suite d'un grand, et à faire en quelque façon partie de sa maison. Ce cortège était une troupe militaire, où l'on distinguait les grades, qui étaient assignés par le chef selon l'estime qu'il faisait de chacun : puissant motif d'émulation pour cette jeunesse, de même que les différents chefs de bandes se disputaient entre eux a qui aurait le cortège le plus leste et le plus nombreux. C'était là leur gloire, c'était là leur force. Rien de plus ambitionné parmi eux que de se voir environnés d'une jeunesse brillante, qui leur servait d'illustration dans la paix, et d'appui dans la guerre. L'éclat qui leur en revenait se répandait jusque chez les nations voisines, de la part desquelles il leur attirait des ambassades, des présents, et suffisait quelquefois, par la seule terreur dont il frappait tous les environs, à terminer des guerres à leur avantage.

Cette brave jeunesse avait réellement de quoi faire redouter celui qui la commandait. Car dans les combats, s'il était honteux au chef de se laisser vaincre en valeur par ses ennemis, il était pareillement honteux à ceux qui composaient son cortège de ne pas égaler sa valeur. Surtout se retirer vivants d'une action où le chef eût laissé la vie, c'était un opprobre éternel pour ceux qui s'étaient attachés à lui. Le premier et le principal article de leur engagement les obligeait à le défendre, à le sauver des dangers, à lui faire honneur de leurs belles actions. Les chefs combattaient pour la victoire, la jeunesse combattait pour son[6] chef.

Tout ce cortége vivait aux dépends de celui qu'il servait, et trouvait chez lui une table sans nulle délicatesse, mais couverte abondamment. C'étaient déjà des frais considérables. Mais il fallait de plus qu'il récompensât la bravoure des siens, qu'il signalât la magnificence par des dons extraordinaires. Pour cela la guerre était sa principale ressource. Il avoir besoin de trouver dans les expéditions continuelles, dans les courses, dans les pillages, de quoi suffire à une si grande dépense. Il y était encore aidé par les contributions volontaires des peuples de son canton, qui lui faisaient des présents de bestiaux et de grains : hommage aussi utile qu'honorable pour celui qui le recevoir. Mais[7] les dons les plus glorieux et les plus touchants étaient ceux qui venaient quelquefois de la part des nations voisines, comme je viens de le dire, aux chefs d'un mérite distingué, et d'un nom répandu au loin dans la contrée. Ces dons, que leur procurait l'estime et l'admiration de leur valeur, consistaient en chevaux de bataille, grandes et belles armures, harnois hausse-cols. Nous leur avons appris dans ces derniers temps, dit Tacite, à recevoir aussi de l'argent.

Tout le mérite guerrier des Germains consistait dans leur bravoure. Il ne fallait chercher parmi eux ni discipline, ni science militaire, ni armure bien entendue. Quelle pouvait être la discipline d'une armée, dont les Généraux n'avaient le pouvoir d'infliger aucun châtiment ? Leur exemple plutôt que l'autorité du commandement les faisait suivre de leurs soldats. S'ils signalaient leur vaillance, s'ils se montraient à la tête des rangs dans le plus chaud de la mêlée, l'admiration attirait l'obéissance. Mais il ne leur était permis ni de punir de mort, ni de mettre dans les chaînes ou de faire frapper de coups aucun soldat. Les seuls Prêtres avaient ce droit. Encore ne fallait-il pas qu'ils présentassent les rigueurs dont ils usaient, sous l'idée de supplices, ni qu'ils parussent agir par l'ordre du Général. Cette nation infiniment jalouse de sa liberté, ne voulait obéir qu'a ses Dieux. Les Prêtres pour punir un coupable s'autorisaient d'une prétendue inspiration divine, et prétextaient les ordres du Dieu qui préside à la guerre et aux combats.

La méthode suivant laquelle ils formaient les différents corps dont se composaient leurs armées, fournissait à leur valeur naturelle de puissants encouragements : mais je doute qu'elle fût favorable à la discipline. Ils n'étaient point enrégimentés par des Officiers Généraux, qui distribuassent les soldats selon les besoins du service. Tous ceux d'une même famille, d'une même parenté, s'assemblaient en compagnies, en escadrons, en bataillons : leurs femmes et leurs enfants les accompagnaient à la guerre. Les cris des unes, les pleurs des autres, entendus des combattants, les soutenaient dans les périls. C'étaient là pour eux les témoins les plus respectables, les panégyristes les plus flatteurs. Ils allaient présenter à leurs épouses, à leurs mères, les blessures qu'ils avaient reçues, et celles-ci ne craignaient point de compter ces blessures, de les sucer. Elles leur portaient des rafraîchissements au combat ; elles les animaient par leurs exhortations. Souvent on les a vues relever le courage des troupes déjà consternées, et les faire retourner à l'ennemi par des prières tendres et pressantes, par leur fermeté à se présenter devant les fuyards pour les arrêter, ou par les reproches qu'elles leur faisaient sur la captivité à laquelle elles allaient être exposées, et dont elles leur mettaient l'image sous les yeux. On se rappelle ici ce que firent en ce genre les femmes des Teutons et des Cimbres, et comment dans leur affreux désastre elles portèrent le courage jusqu'à la fureur.

Tout cela était fort propre à faire de généreux combattants, mais non des soldats bien disciplines. Ces associations par familles peuvent être regardées comme autant de corps à part, qui partageaient l'intérêt, qui mettaient obstacle au concert. Chaque chef de bande avait une autorité inhérente à sa personne, et qui ne tirait point sa source de celle du commandant-général ; assemblage fortuit, dont les pièces composaient chacune un tout.

J'ai dit que les Germains n'avaient nulle science militaire. Cette science dépend de réflexions si profondes et du concours d'un si grand nombre d'arts, que des barbares n'en furent jamais capables.

Pour ce qui est de leur armure, elle était trè de leur armure, elle était tres-simple. Peu d'entre eux avaient des épées ou de longues piques. Ils ne se servaient communément que de javelines, dont le nom germanique framea a passé dans la langue latine. Le fer en était court et étroit ; et elles avaient deux usages : ils les lançaient au loin, et ils les employaient aussi à combattre de près. La cavalerie n'avait point d'autre arme offensive. Les fantassins y joignaient des traits, qu'ils poussaient avec roideur à une distance prodigieuse. En fait d'armes défensives, ils connaissaient presque uniquement le bouclier. L'usage du casque et de la cuirasse était très-rare parmi eux. Ils combattaient la plupart à demi nus, ou couverts seulement d'une légère casaque. Leurs enseignes étaient des images de bêtes, consacrées dans leurs bois, d'où ils les tiraient pour aller au combat.

Leurs chevaux n'avaient rien de remarquable ni pour la beauté, ni pour la vitesse, mais ils supportaient parfaitement la fatigue, à laquelle on les accoutumait par un continuel exercice. On ne les dressait point au manège. Les Germains ne savaient que les pousser en avant, ou leur faire prendre un tour a droite, de façon que se suivant tons les uns les autres ils se rangeaient en cercle. Ils les montaient a cru, et jugeaient l'usage des selles si mou, si lâche, si honteux, qu'ils méprisaient souverainement les cavaliers qui s'en servaient, et ne craignaient point de les attaquer, quelque supérieurs en nombre qu'ils les trouvassent. Dans les combats ils mettaient souvent pied a terre, s'éloignant de leurs chevaux, qu'ils avaient habitués à demeurer en place, et venant les rejoindre lorsque le besoin le demandait. Cette manière de se battre n'était pas savante. En général, l'infanterie faisait la principale force de leurs armées : c'est pourquoi ils mêlaient des gens de pied parmi leur cavalerie ; pratique mentionnée et louée par César, comme j'ai eu lieu de le faire observer ailleurs.

En allant au combat, ils échauffaient leur courage par des chansons, qui contenaient les éloges de leurs anciens héros, et des exhortations à les imiter. Ce chant était en même temps pour eux un présage du succès de la bataille. Car selon la grandeur et la nature du son qui résultait du mélange de leurs voix, ils concevaient des craintes ou d'heureuses espérances. On croira aisément qu'ils n'y mettaient pas beaucoup d'harmonie. Un son rude, un murmure rauque, grossi encore et enflé par la répercussion de leurs boucliers, qu'ils plaçaient à ce dessein devant leur bouche, voilà ce qui charmait leurs oreilles, et leur annonçait la victoire.

Quelques braves que fussent les Germains, ils ne se piquaient point de garder leurs rangs, ni de se tenir fermes dans leurs postes. Reculer, pourvu qu'ils revinssent à la charge, ce n'était pas chez eux une honte, mais un acte d'intelligence et d'habileté. Il ne fallait pourtant pas laisser son bouclier au pouvoir de l'ennemi. C'était pour eux, aussi bien que parmi toutes les nations anciennes, la plus grande des infamies. Ceux à qui il était arrivé un pareil déshonneur ne pouvaient plus être admis ni aux cérémonies de religion, ni à aucune assemblée ; et plusieurs en ce cas ont mis fin à leur ignominie par une mort volontaire.

Tels étaient les Germains en tout ce qui regarde la guerre, et c'est par cet endroit que j'ai commencé leur tableau, parce que la guerre était leur passion, leur état, et le trait le plus marque de leur caractère.

Leur religion était bien grossière et bien informe. Ils n'en en avaient même presque aucune selon César, et ils ne connaissaient point d'autres dieux que ceux qu'ils voyaient, le Soleil, le Feu, la Lune, sans leur offrir des sacrifices, sans prêtres qui leur fussent consacrés. Il parait que César n'était pas exactement informé sur ce point : et ce qui l'a peut-être induit en erreur, c'est que réellement les Germains n'avaient point de temples. Persuadés, comme les Perses, que c'est avilir la majesté divine que de la renfermer dans l'enceinte d'un édifice et sous un toit, ou de lui donner une figure humaine, ils exerçaient leurs cérémonies de religion dans le plus épais de leurs forêts. Le silence et l'ombre des bois leur formaient des sanctuaires, qui les pénétraient d'une religieuse frayeur, et ou leur respect était d'autant plus grand, que leurs yeux n'étaient frappes d'aucun objet visible.

Mais outre les divinités nommées par César, et qui sont des êtres subsistants dans la nature, les Germains, au rapport de Tacite, adoraient encore de prétendus dieux qu'ils ne voyaient pas, tels que Mercure et Mars ; et des héros divinisés, comme Hercule. Isis même, déesse égyptienne, était honorée par les Suèves, sans qu'on puisse assigner comment ce culte étranger s'était étendu si loin de son pays natal. Seulement il paraissait qu'il leur était venu de dehors, par la forme de vaisseau qu'ils donnaient à la représentation de cette divinité.

Mercure était le plus grand de leurs dieux, et ils lui immolaient en certains jours des victimes humaines. Ils n'offraient à Mars et à Hercule que le sang des animaux. Ce dernier était chez eux, ainsi que chez les Grecs et les Romains, le dieu de la bravoure ; et lorsqu'ils allaient au combat, ils chantaient ses louanges, comme du plus vaillant de tous les héros.

Les auspices et autres genres de divination ne pouvaient manquer d'être en crédit parmi des peuples si grossiers. Le sort, le vol des oiseaux, leur chant, sont des voies d'interroger l'avenir qui leur étaient communes avec la plupart des autres nations. Mais ils avaient une espèce de divination qui leur était propre, et qu'ils tiraient de leurs chevaux. On faisait paître dans les bois sacrés, et on nourrissait aux dépens du public, des chevaux blancs, que l'on n'assujettissait à aucun travail qui eût pour objet le service des hommes. Lorsqu'il s'agissait de consulter par eux les ordres de la divinité, on les attelait à un char sacré, et dans leur marche le prêtre avec le roi ou chef du canton les accompagnait, et observait les frémissements et les hennissements de ces animaux, comme autant de signes des volontés du ciel. C'était là de tous les auspices le plus respecté, le plus autorisé par la crédulité du peuple et des grands. Les prêtres ne se donnaient que pour les ministres des dieux : au lieu que les chevaux passaient pour en être les confidents, et admis à leurs secrets. On serait étonné d'une superstition aussi absurde et aussi honteuse pour l'humanité, si les nations les plus policées ne fournissaient un grand nombre de pareils exemples.

Les Germains pratiquaient encore une autre manière de deviner l'évènement des guerres importantes. Ils tâchaient de faire quelque prisonnier sur l'ennemi ; et ils l'obligeaient ensuite de combattre contre quelqu'un des leurs, armés l'un et l'autre à la mode du pays de chacun. Le succès du combat singulier était regardé comme un présage du sort général de la guerre. C'est vraisemblablement à cette idée, pareillement accréditée chez les Gaulois, que l'on doit attribuer les combats dans lesquels T. Manlius et M. Valerius se signalèrent, et acquirent l'un le surnom de Torquatus, l'autre celui de Corvus.

Le dernier trait que me fournit Tacite de la superstition des Germains sur cette matière, c'est l'opinion où ils étaient que les femmes avaient quelque chose de sacré, de divin, de propre à les rendre les interprètes des volontés des dieux. Toujours quelque prétendue prophétesse avait leur confiance ; et si par un heureux hasard l'évènement se trouvait conforme à ses réponses, ils passaient jusqu'à l'honorer comme déesse, et cela par persuasion, et non à la façon des Romains, qui rendaient les honneurs divins à leurs empereurs, pendant qu'ils les savaient très-bien n'être que des hommes, et souvent les plus méchants des hommes.

Tacite nous en fait connaître une particulièrement, qui avait joué ce rôle de son temps même, et dans les guerres de Civilis contre les Romains. Elle se nommait Véléda, et était vierge, et souveraine d'un grand pays parmi les Bructères. Elle jouait habilement son personnage, habitant une haute tour, et ne se laissant pas facilement aborder, afin de se rendre plus respectable. Les consultants ne lui présentaient pas eux-mêmes leurs requêtes. C'était un de ses parents, qui servait d'entremetteur, recevant les demandes de ceux qui étaient curieux d'apprendre l'avenir, et leur rendant la réponse de la prophétesse.

Je ne dois pas omettre que la tradition de l'immortalité de l'âme s'était conservée parmi cette nation alors si barbare ; et qu'ils croyaient, aussi bien que les Gaulois, passer en mourant de cette vie à une autre meilleure.

Je passe à l'article du gouvernement, qui se ressentait beaucoup du goût dominant qu'avait la nation pour la liberté et pour l'indépendance. Tout était électif[8]. Ils se choisissent des rois, dit Tacite, entre les plus nobles, et des généraux entre les plus vaillants : ce que nous pouvons ainsi expliquer et suppléer par César. Un peuple composé de plusieurs cantons n'avait point de chef commun en temps de paix : les cantons différents étaient régis par leurs magistrats, qui sont probablement ceux que Tacite appelle rois. En guerre, ils se concertaient, et se donnaient un général pour commander toutes leurs forces réunies.

Nous avons vu que l'autorité de ces généraux était bien restreinte dans les armées. Celle des rois ou premiers magistrats ne l'était pas moins dans l'ordre civil. Tout se décidait à la pluralité des suffrages. Un conseil composé des principaux citoyens réglait les affaires de moindre conséquence : celles qui passaient pour graves étaient portées à l'assemblée de tout le peuple.

Les assemblées générales étaient fixées, et, a moins qu'il ne survint quelque besoin subit et imprévu, elles se tenaient aux nouvelles et pleines lunes, que la superstition faisait regarder comme les temps les plus heureux. C'était peut-être par une suite de cette vénération pour la lune que les Germains, aussi bien que les Gaulois, comptaient par nuits et non par jours, comme si la nuit eût été la principale partie de la révolution des vingt-quatre heures. Peut-être aussi cet usage, pratiqué encore par d'autres nations, et spécialement par les Hébreux, avait-il une source plus respectable, et procédait-il originairement de l'ordre même de la création, suivant lequel, ainsi que nous l'apprenons de l'écriture sainte, la nuit a précédé le jour.

L'assemblée était longtemps à se former. Ennemis de toute contrainte, et peut-être lents par caractère, les Germains ne savaient ce que c'était que de se trouver exactement au rendez-vous. Il se passait des deux et trois jours à attendre les traîneurs. Lorsque la multitude se jugeait elle-même assez nombreuse, tous prenaient place armés, selon leur coutume ; et les prêtres, qui jouissaient encore ici de la puissance coactive, faisaient faire silence. Alors le roi ou chef du canton, ou bien quelqu'un de ceux que signalait sa naissance, son âge, sa bravoure, son éloquence, prenait la parole, non pour donner la loi[9], mais pour inspirer le conseil qu'il jugeait le meilleur. Si son avis ne plaisait pas, l'assistance le rejetait par un murmure d'improbation. S'il était goûté, tous agitaient et remuaient leurs javelines. Applaudir avec les armes, c'était chez cette nation guerrière la façon la plus flatteuse de témoigner la satisfaction quelle avait de l'orateur.

A ce tribunal suprême se jugeaient aussi les affaires criminelles. Selon la nature des crimes, les peines étaient différentes. Ils pendaient à des arbres les traîtres à la patrie et les déserteurs : les lâches et ceux qui avaient fui dans les combats, ceux qui s'étaient déshonorés par l'impudicité, étaient noyés sous la claie dans des mares bourbeuses[10]. Les Germains voulaient faire éclater la vengeance des forfaits : les actions honteuses leur paraissaient dignes d'être ensevelies sous les eaux.

Les crimes qui n'attaquaient que les particuliers n'étaient pas traités à beaucoup près avec tant de rigueur. Le coupable, même dans le cas de meurtre, en était quitte pour un certain nombre de chevaux ou de bestiaux, qui variait selon la grandeur de l'offensé, et qui se partageait entre le roi et la commune d'une part, et de l'autre l'offense, ou ceux qui poursuivaient la vengeance de sa mort. Cette excessive indulgence se retrouve encore dans les lois des Francs, des Bourguignons, et autres peuples germaniques, qui se sont établis dans les Gaules ; avec cette seule différence, que l'argent étant alors devenu plus commun chez ces nations, les amendes pour cause de mutilation, ou même d'homicide, sont taxées à une certaine quantité de pièces de monnaie.

Il me reste à parler de ce qui regarde le genre de vie des Germains dans le particulier, leurs possessions, leurs usages domestiques, leurs amusements et leurs spectacles. Nous trouverons sur tous ces points leurs mœurs bien barbares, et telles que la nature simple et brute peut les établir parmi des hommes gouvernés par les impressions des sens, et renfermés dans le cercle étroit des objets qui les environnent.

Ils habitaient un pays assez fertile, si ce n'est pour les productions qui demandent de la chaleur : et néanmoins toute la Germanie, aujourd'hui si peuplée, était alors couverte de bois et de grands lacs. La forêt Hercynie, tant célébrée chez les anciens, avait en largeur, selon César, neuf journées de chemin. Car les Germains ne savaient pas compter autrement les distances, et ils ignoraient les mesures itinéraires. Sa longueur était immense : elle s'étendait dans tout le travers de la Germanie depuis le Rhin jusqu'à la Vistule, et cela en faisant divers contours ; en sorte qu'après soixante jours de marche, on n'avait pas pu en trouver l'extrémité.

Les habitants laissaient ainsi en friche une terre qui ne demandait qu'à les enrichir. Seulement la nécessité les contraignait d'en cultiver quelque portion pour avoir du blé. C'était là l'unique tribut qu'ils exigeassent de la terre. Point de jardins, point de fruits, aucun soin des prairies. Ils ignoraient jusqu'au nom de l'automne, bien loin d'en connaître les dons. L'hiver, le printemps et l'été faisaient le partage de leur année. Ils ne s'attachaient pas même assez à la portion de terre qu'ils cultivaient, pour être curieux d'en avoir la propriété. Un champ labouré par eux une année, était ensuite abandonné au premier occupant ; sauf à en aller labourer un autre, lorsque la diminution de leurs provisions les avertirait du besoin.

Cette pratique n'était pas une simple coutume introduite par les mœurs : c'était une loi à l'observation de laquelle les magistrats tenaient la main. Ils la fondaient sur différentes raisons qui partaient toutes de l'amour de la guerre et de la vue des avantages que procurait une vie simple et pauvre. Ils disaient que, s'ils permettaient à leurs citoyens de posséder des héritages, ils craignaient que le goût de l'agriculture n'émoussât celui des armes ; que l'on ne souhaitât d'étendre ses possessions, ce qui ouvrirait la porte aux injustices des puissants contre les faibles ; que l'on ne s'accoutumât à bâtir avec plus de soin et plus d'attention aux commodités ; que l'amour de l'argent, source de factions et de querelles, ne trouvât entrée dans les cœurs : enfin ils alléguaient l'avantage de contenir plus aisément le commun peuple, qui ne pouvait manquer d'être content de son sort en le voyant égal à celui des plus puissants. Cette façon de penser, quoique condamnée par l'exemple de toutes les nations policées, n'est peut-être pas digne du mépris que nous en faisons : au moins ne peut-on pas disconvenir qu'elle ne soit très-propre à entretenir la fierté des courages, la haine de la tyrannie et le zèle de la liberté.

Leurs bestiaux, petits, maigres, sans beauté, mais en grand nombre, faisaient toute leur richesse. Ou ils n'avaient point d'or ni d'argent, ou ils n'en faisaient aucun cas. Tacite assure que si l'on voyait chez eux quelque pièce d'argenterie qui leur eut été donnée en présent dans une ambassade, ou envoyée par quelque prince étranger, ils n'en tenaient pas plus de compte que de la vaisselle de terre dont ils usaient communément. Néanmoins ceux qui habitaient le voisinage des Romains estimaient l'or et l'argent pour la facilite du commerce. C'était si bien cet objet seul qui donnait dans leur esprit du prix à ces métaux, qu'ils préféraient la monnaie d'argent, parce qu elle était d'un usage plus commode pour des peuples qui n'avaient a vendre et a acheter que des choses de peu de conséquence. Dans l'intérieur de la Germanie le commerce se faisait selon toute la simplicité des anciens temps, par l'échange des marchandises.

Ceux qui habitaient les côtes de la mer Baltique vers la Vistule (Tacite les nomme Estiens) recevaient de la mer un don précieux, qui en d'autres mains aurait pu devenir une source de richesses. Je parle de l'ambre, que les Romains prisaient infiniment. La mer en jette des molécules sur les côtes, et les Estiens n'avaient que la peine de le ramasser. Ils l'appelaient, à cause de sa transparence, glessum, qui en leur langue signifie verre. Longtemps ils l'avaient négligé comme un excrément de la mer. Le luxe des Romains leur apprit à en faire cas. Le voyant recherche, les Barbares le recueillirent avec plus de soin : mais ils l'apportaient tout brut et sans aucune préparation ; et ils étaient étonnés du prix qu'on leur en donnait.

Du temps de Tacite on ne connaissait point la nature de l'ambre. Il a cru que c'était une espèce de gomme ou de résine qui coulait des arbres dans la mer, et qui s'y condensait. Nos modernes naturalistes ont reconnu que c'est une substance bitumeuse qui se forme dans les veines de la terre, d'ou elle passe dans la mer et s'y durcit. On en trouve de fossile, non-seulement en Prusse, mais en Provence, en Italie et en Sicile.

Le blé, comme nous l'avons dit, fournissait aux Germains une partie de leur nourriture. Du reste ils vivaient de lait, de fromage, de la chair de leurs bestiaux, et de celle du gibier qu'ils tuaient à la chasse. Sans apprêts, sans délicatesse, sans connaissance des assaisonnements ni des ragoûts, ils ne mangeaient que pour chasser la faim. La bière était leur boisson ordinaire : et Tacite n'attribue l'usage du vin qu'à ceux qui, voisins du Rhin, étaient à portée d'en acheter commodément. Mais il observe en même temps le faible prodigieux de la nation pour cette liqueur. Si on flatte ce penchant[11], dit-il, si on leur fournit autant de vin qu'ils en souhaitent, ces peuples, si difficiles à vaincre par les armes, ne tiendront pas contre les vices, et seront facilement subjugués. Les Suèves, qui occupaient une grande partie de la Germanie, avaient connu ce danger ; et pour le prévenir, pour ne point être amollis par une boisson enchanteresse, ils fermaient, du temps de César, l'entrée de leur pays au vin, et ne souffraient point que l'on y en apportât.

Dans la façon dont les Germains passaient leur journée il ne faut chercher aucune des occupations que nous voyons usitées parmi nous. On ne connaissait chez eux ni savants, ni artisans, ni gens de robe, de finance, ou de pratique. Ils dormaient volontiers jusqu'au jour. Apres le sommeil ils prenaient le bain, le plus souvent d'eau chaude, au temps de Tacite ; mollesse, qui leur avait sans doute été amenée par le commerce avec les Romains, et qui dégénérait de l'ancienne dureté germanique. César témoigne que leur coutume était de se baigner dans les rivières : et l'on peut consulter ce que nous avons rapporté ailleurs[12] touchant l'usage qu'ils pratiquaient de plonger dans le Rhin leurs enfants nouvellement nés. Au sortir du bain, ils prenaient une nourriture simple et grossière, telle que je viens de la décrire. Ensuite ils sortaient soit pour affaire, soit plus communément pour se rendre à quelque repas. Là on buvait avec excès : personne ne se faisait une honte de passer à Loire le jour et la nuit. L'intempérance produisait souvent des querelles, qui n'aboutissaient pas à de simples paroles. Violents, et toujours armés, ils en venaient aisément aux mains. Les blessures, les meurtres terminaient fréquemment les festins qui avaient commence par le divertissement et par la joie.

Ils traitaient dans ces repas les affaires les plus sérieuses, réconciliation entre ennemis, mariages, élection de leurs princes, ce qui regardait la paix et la guerre. Nul lieu ne leur paraissait mieux convenir que la table, soit pour ouvrir les cœurs avec franchise, soit pour échauffer les esprits, et les élever à de grandes et de nobles idées. Simples et ingénus par caractère[13], ignorant la duplicité et la feinte, ils étaient encore excites par la gaité et par la chaleur du repas à montrer tout ce qu'ils avaient dans l'âme. On se rassemblait le lendemain : et sûrs de savoir ce que chacun pensait, ils remaniaient de sens froid tout ce qui avait été dit la veille. Par là ils comptaient faire chaque chose en son temps, délibérant lorsqu'ils étaient incapables de feindre, et se décidant lorsqu'ils n'étaient plus en danger de se tromper.

Nul peuple n'a jamais porté plus loin les droits et l'exercice de l'hospitalité. Refuser sa maison et sa table à qui que ce fût d'entre les mortels, c'était parmi les Germains un crime et une espèce d'impiété. Tout homme était bien venu chez eux, et traité le mieux qu'il fût possible selon les facultés de chacun. Lorsqu'elles se trouvaient épuisées, le maître du logis menait son hôte à la maison la plus voisine, et tous deux, sans aucune invitation préalable, ils y étaient reçus avec une franchise pareille. Connu ou inconnu, ces peuples n'y mettaient, quant aux devoirs de l'hospitalité, aucune différence. Lorsque l'étranger s'en allait, s'il demandait quelque chose qui lui eût plu, c'était l'usage de l'en gratifier ; et eux-mêmes réciproquement ils lui demandaient avec la même simplicité ce qui pouvait leur convenir dans son équipage[14]. Ce commerce réciproque de présents leur était agréable, sans que les sentiments du coeur y entrassent pour rien. Ils n'exigeaient point de reconnaissance pour ce qu'ils avaient donné, et ne se tenaient point obligés pour ce qu'ils avaient reçu.

La Germanie, aujourd'hui remplie d'un si grand nombre de belles villes, n'en avait aucune dans les temps dont nous parlons. Ce n'est pas que les Germains imitassent absolument le Scythe vagabond, dont la demeure ambulante ne consiste que dans le chariot sur lequel il transporte sa famille d'un lieu à un autre. Ils avaient des maisons, dont l'assemblage formait des bourgades. Mais il ne faut pas concevoir ces bourgades comme composées d'édifices contigus. Chaque maison était isolée, et faisait un tout. Un particulier s'établissait dans l'endroit qui lui avoir plu, selon que l'attirait le voisinage d'un bois, d'une fontaine, d'un champ labourable. Là il se construisait un logement, sans y faire entrer ni pierres, ni tuiles : il n'y employait que des pièces de bois coupées grossièrement, sans aucune attention à l'agrément ni à la commodité. Seulement quelques endroits étaient enduits d'une terre, dit Tacite si propre et si brillante, qu'elle imitait les couleurs de la peinture. Serait-ce une terre cuite, qui eût ressemblé à notre faïence ? Les Germains avaient aussi coutume de creuser des antres souterrains, qu'ils recouvraient d'une grande quantité de fumier. C'étaient pour eux des asiles contre la rigueur du froid, et en même temps des magasins où ils mettaient leurs grains en sûreté, en cas d'incursion des ennemis.

On voit par là que les Germains n'avaient aucun lieu qui les attachât fortement à un séjour certain et déterminé. Nul champ en propriété, des maisons informes, et qui mériteraient mieux le nom de cabanes, aucune autre possession que leurs bestiaux, tout cela les mettait dans le cas de ne tenir proprement à rien. Aussi non seulement les particuliers et les familles, mais les peuples entiers se transplantaient avec autant de facilité qu'un bourgeois de Paris déménagé d'une rue à l'autre. C'est ce qui fait qu'il n'est pas aisé d'assigner les limites des différentes nations Germaniques : ils variaient continuellement.

Dans leur habillement les Germains étaient aussi simples que dans tour le reste. Presque à demi nus, ils se couvraient uniquement d'une espèce de casaque, qu'ils attachaient par-devant avec une agrafe, ou quelquefois même avec une épine ; et en cet équipage ils passaient les jours entiers auprès du feu. Les plus riches y apportaient un peu plus de façon. Ils avaient des habits tels à peu près que sont encore aujourd'hui les nôtres, c'est-à-dire appliques sur le corps et en exprimant toute la forme. Ils se servaient aussi de pelisses et de fourrures précieuses, surtout ceux qui habitaient le cœur du pays et les contrées septentrionales ; et ils y ajoutaient des ornements empruntes des gros poissons que leur fournissaient les mers Germanique et Baltique. L'habit des femmes n'était point différent de celui des hommes, si ce n'est qu'elles y employaient plus communément le lin, décoré et relevé par des bandes de pourpre. Elles ne connaissaient point l'usage des manches ; elles portaient les bras nus et la gorge découverte : pratique peu conforme à la modestie et a la vertu dont elles faisaient d'ailleurs profession.

Car les mariages étaient chastes parmi les Germains ; et c'est en ce qui concerne cette matière que leurs mœurs ont paru à Tacite plus dignes de louange. La polygamie était inconnue chez eux, si ce n'est par rapport à quelques princes dont l'alliance était recherchée avec empressement et par honneur. Le mari dotait sa femme ; mais les présents qu'il lui faisait ne tendaient ni aux délices, ni à la parure, ni au luxe. C'était un attelage de bœufs, un cheval avec sa bride et son mors, un bouclier, une lance et une épée. Réciproquement elle apportait à son mari quelque pièce à armure. Voilà ce qui formait entre les époux le lien le plus étroit et le plus sacré. Ni les auspices, ni le dieu de l'hymen, ni les cérémonies des sacrifices, n'étaient en plus grande vénération chez les Romains. La nature des présents qu'offrait le mari contenait une importante leçon pour la femme[15]. Ils lui annonçaient qu'elle ne devait point se croire dispensée par son sexe ni de s'élever à des sentiments de courage, ni de s'exposer aux hasards ; qu'en paix, en guerre, elle aurait le même sort que son époux, et devait montrer la même audace ; qu'il s'agissait pour elle de partager avec lui les fatigues et les dangers, et de s'attacher a lui a la vie et a la mort. Aussi ces précieux symboles étaient-ils conserves religieusement par la femme, afin qu'un jour ses belles-filles les reçussent des fils qu'elle pourrait élever, et les transmissent ensuite sous les mêmes conditions à ses descendants.

La conduite des femmes germaines dans le mariage répondait à des engagements si sévères et si généreux[16]. Eloignées de toute occasion de se corrompre, ne connaissant ni les amorces des spectacles, ni la dissolution des festins de plaisirs, leur chasteté était impénétrable. Les hommes et les femmes ignoraient également l'art de se communiquer leurs sentiments par des lettres furtives, source de tant de séductions. Si pourtant quelqu'une se déshonorait par un adultère, la peine suivait le crime, et le mari en était lui-même le juge et le vengeur. En présence des deux familles il coupait les cheveux de sa femme criminelle, il la dépouillait, et, après l'avoir chassée de sa maison, il la menait battant dans toute l'étendue de la bourgade. Nulle rémission, nulle indulgence sur cet article[17]. Ni la beauté, ni la fleur de l'âge, ni les richesses, ne pouvaient soustraire à l'ignominie du supplice celle qui avait manqué à son honneur, ni lui faire trouver un mari. Car, ajoute Tacite avec une gravité bien digne de remarque, personne dans ce pays ne traite le vice comme matière à plaisanterie, et un commerce de corruption réciproque n'y passe point pour manières du monde et savoir vivre.

La loi de la fidélité conjugale était poussée parmi certains peuples de la Germanie jusqu'à exiger l'unité de mariage. Les filles y prenaient, une seule fois pour toujours, le titre d'épouse[18]. Elles recevaient un seul mari, comme un seul corps et une seule vie. On prétendait par là interdire l'entrée aux désirs téméraires, aux espérances portées au-delà du terme des jours du mari, qui fixait pour jamais les vœux et l'état de sa femme.

La pratique volontaire de cette coutume est très-louable. Mais il peut paraître dur et injuste d'en faire une nécessité, d'autant plus qu'elle n'était point égale pour les deux sexes. Les Hérules, au rapport de Procope[19], en outraient encore la rigueur par une cruauté intolérable : il fallait que la femme s'étranglât elle-même sur le tombeau de son mari, sous peine de vivre déshonorée et infâme. C'est ainsi que les hommes, et surtout les barbares, ne savent ce que c'est que de garder, même dans ce qui est bon, un juste milieu.

Se restreindre à un certain nombre d'enfants, ou tuer quelqu'un de ceux qui leur étaient nés, c'est ce que les Germains, fidèles à la loi de la nature, regardaient comme un crime horrible : en sorte que, dit Tacite, les mœurs ont plus de pouvoir parmi eux que n'en ont ailleurs les plus sages lois[20]. Ajoutons que les lois mêmes, chez les Grecs et les Romains, étaient vicieuses en un point si important, puisqu'elles permettaient aux pères d'exposer et de tuer leurs enfants, sur ce faux principe que celui qui a donné la vie est en droit de l'ôter. Mais Dieu seul donne la vie, et seul il peut en priver sans autre raison que son vouloir.

Les soins de l'éducation n'ont guère été connus que parmi les nations policées. Chez les Germains on voyait dans toutes les maisons les enfants courir nus, sales et malpropres, comme sont les enfants de nos plus pauvres paysans. Le corps profitait en eux de la négligence avec laquelle on traitait leur âme et leur esprit : et, selon la remarque de César, comme on ne les gênait en rien[21], qu'on ne les obligeait de rien apprendre, et qu'on leur laissait pleine liberté de suivre le penchant qu'inspire la nature à cet âge pour jouer et prendre de l'exercice, c'était la une des principales causes d'ou leur venait cette hauteur de taille, cette vigueur robuste, qui faisait l'admiration des peuples du Midi.

Chaque enfant était allaité par sa mère, et non pas livré à des femmes esclaves, ni à des nourrices mercenaires. Les fils du père de famille étaient élevés avec les enfants de ses esclaves sans nulle distinction : ils allaient ensemble paître les troupeaux[22] ; on les trouvait couchés pêle-mêle à plate terre : tout était commun, jusqu'à ce que la vertu, se développant avec l'âge, manifestât la différence de l'origine.

On se hâtait point de les marier, et c'est ce qui rendait leurs mariages plus féconds, et les enfants qui en naissaient plus vigoureux.

Les neveux par les sœurs étaient considérés et chéris de l'oncle à l'égal de ses enfants. Il leur donnait même, par une bizarrerie singulière, une sorte de préférence. Cependant chacun avait pour héritier ses propres enfants, et à leur défaut les parents les plus proches. Point de frères, oncles paternels et maternels. L'usage des testaments était ignoré parmi eux. Plus un homme avait de parents et d'alliés, plus sa vieillesse était respectée, et ce n'était point parmi les Germains, comme chez les Romains et les Grecs, un titre pour voir autour de soi une cour nombreuse, que d'être riche et sans enfants.

Les inimitiés, ainsi que les amitiés, étaient héréditaires, mais non implacables. J'ai déjà observé que la réparation même de l'homicide ne coûtait souvent qu'un certain nombre de bestiaux et de chevaux. Cette politique partait d'un principe sensé : parmi des peuples libres, où les inimitiés sont plus dangereuses et plus sujettes à se porter aux excès, il est du bien public qu'elles soient aisées a terminer.

Il n'est aucune nation qui n'ait eu ses spectacles pour amuser en certain temps la multitude. Ceux des Germains se réduisaient à une seule espèce, qui convenait bien à leur goût pour les armes. Des jeunes gens nus sautaient à travers des amas de lances et d'épées qui présentaient leurs pointes, et ils faisaient ainsi preuve de leur agilité et de leur adresse, y joignant même la bonne grâce, que l'exercice leur avait fait acquérir : le tout sans intérêt. L'unique salaire d'un badinage si hasardeux, était le plaisir des spectateurs.

Le jeu de dés était chez eux une fureur. Ils le traitent[23], dit Tacite avec étonnement, comme une affaire sérieuse, de sang-froid, et sans que l'ivresse puisse excuser la folle témérité à laquelle ils se laissent emporter. Car lorsqu'ils ont tout perdu, souvent en un dernier coup de dés ils jouent leur liberté et leur personne. Si le sort a été malheureux, le perdant se soumet volontairement à la servitude. Quoique plus jeune, quoique plus fort, il souffre sans résistance qu'on l'emmène, qu'on le garrotte, qu'on le vende. Tel est, dans un objet vicieux et condamnable, leur prodigieux aheurtement : ils l'honorent du nom de fidélité. Des esclaves de cette espèce faisaient honte à leurs maîtres, qui, rougissant d'une telle victoire, se hâtaient de se débarrasser de celui dont la présence leur était un reproche continuel, et le vendaient à quelque étranger pour être emmené en pays lointain.

Du reste, la servitude était bien plus douce chez eux que chez les peuples polices. Ils ne se faisaient point servir par leurs esclaves dans leurs maisons. Leur vie simple pouvait se contenter du ministère de leurs femmes et de leurs enfants. Chaque esclave avait son petit établissement, et le maître en exigeait, comme d'un fermier, une certaine redevance ou en blés, ou en bestiaux, ou en étoffes propres à l'habiller. Les châtiments étaient rares, parce que les occasions de tomber en faute l'étaient aussi pour des esclaves qui n'étaient point tenus en famille, ni assujettis à un grand nombre de devoirs. Si le maître en tuait quelqu'un, c'était par emportement et par colère, comme il aurait tué un ennemi, avec la seule différence de l'impunité. La condition des affranchis s'élevait peu au-dessus de celle des esclaves, si ce n'est chez les peuples gouvernés par des rois. En tout pays l'inégalité constante et marquée des gens de bas lieu, est la preuve et l'effet de la liberté de la nation.

On conçoit aisément que des peuples pour qui l'or et l'argent étaient de si peu d'usage, ne devaient pas connaître l'usure. Les défenses, ailleurs si sévères et si peu respectées, étaient inutiles aux Germains. L'ignorance opposait à l'injustice une plus forte barrière que toutes les lois.

Le dernier acte de la vie humaine se passait avec la même simplicité que tout le reste. Nulle magnificence pour les funérailles. L'usage de brûler les corps était pratique par les Germains, et la seule distinction qu'ils accordassent aux illustres personnages, c'était d'employer certains bois choisis pour former leur bûcher. On brûlait avec le mort ses armes, et quelquefois son cheval de guerre. Les monuments n'étaient que de petits tertres couverts de gazon. Les tombeaux superbes et élevés à grands frais leur semblaient écraser ceux qui étaient ensevelis dessous. Les larmes et les cris plaintifs finissaient promptement[24] : la douleur était durable. Pleurer leurs morts, était, selon eux, le partage des femmes ; et celui des hommes, d'en conserver longtemps le souvenir.

Telle est l'idée que nous pouvons nous former d'après Tacite des mœurs et des coutumes de la nation germanique en général. Cet illustre écrivain fournit encore des détails curieux sur une grande partie des peoples qui la composaient. Je ne mentionnerai ici que ceux dont la valeur donna de l'exercice, et causa même de grandes pertes aux Romains dans les temps dont je traite actuellement l'histoire.

Les Sicambres, principaux auteurs de la guerre, ne sont pas nommés dans Tacite. Lorsqu'il écrivait, cette nation ne subsistait plus au-delà du Rhin.

Il parle des Usipiens et des Tenctères leurs associés, mais sans nous apprendre au sujet des premiers autre chose que leur nom. Pour ce qui est des Tenctères, il vante leur excellente cavalerie. L'art et l'habileté dans cette partie de la profession militaire était leur gloire propre, qui les distinguait entre les autres peuples germains. Ils l'avaient reçue de leurs ancêtres, et ils étaient curieux de la transmettre à leurs descendants. L'exercice du cheval était le jeu de leur enfance, l'objet de leur émulation dans la jeunesse, et ils n'y renonçaient pas même dans l'âge le plus avancé. Les chevaux faisaient la plus belle portion de la succession d'un père de famille, et ils passaient par préciput celui de ses enfants qui était le plus brave et le plus guerrier, sans égard pour l'ordre de la naissance.

Les Bructères, qui habitaient près de l'Ems, furent une nation puissante et belliqueuse. Mais avant le temps où écrivait Tacite, c'est-à-dire avant le second consulat de Trajan, ils avaient été exterminés par leurs voisins conjurés contre eux. Les Chamaves et les Angrivariens prirent leur place.

Les Cattes, qui paraissent être le même nom et le même peuple qu'aujourd'hui les Hessois[25], sont remarquables par ce caractère singulier entre des Barbares, qu'ils joignaient la discipline à la bravoure. Ils savaient se choisir de bons commandants, obéir à leurs officiers, garder leurs rangs, attendre les occasions et en profiter, retenir une fougue insensée et presque toujours malheureuse, se fortifier par de bons retranchements, se défier des caprices de la fortune, et mettre leur seule ressource assurée dans la vertu. Ils connaissaient toute la supériorité de la tête sur le bras, et ils comptaient plus pour le succès sur la conduite du général que sur la force de l'armée. Les autres peuples germains se battaient, les Cattes faisaient la guerre[26].

Leur bravoure était extrême ; et ce qui ailleurs ne se pratiquait que par les plus vaillants était chez les Cattes une coutume universelle. Je veux dire que, des qu'ils entraient dans l'adolescence, ils laissaient croître leur barbe et leurs cheveux, faisant vœu de ne se point raser qu'ils n'eussent tué un ennemi. Leur front était donc offusqué par une touffe de cheveux qui tombait dessus : et ce n'était qu'au prix de leur sang, et après des dépouilles conquises par leur valeur, qu'ils se mettaient le visage pleinement à découvert en se rasant le devant de la tête. Alors seulement ils croyaient s'être acquittés envers leurs parents du bienfait de la vie : alors ils commençaient à se regarder comme dignes de la gloire de leur famille et de leur nation. Les mous et les lâches étaient obligés de conserver une chevelure hérissée, qui leur reprochait leur timidité.

Un autre usage encore tout pareil, c'est qu'après avoir fait leurs preuves, néanmoins pour se tenir en haleine et se fournir à eux-mêmes un nouvel aiguillon, les plus braves portaient au doigt un anneau de fer, symbole des chaînes et de la captivité, sous la même condition de ne le point déposer que la mort d'un ennemi tué par eux dans le combat ne les eût mis en droit de se délivrer de cette ignominie. Les vieillards même contractaient cet engagement, et donnaient l'exemple de l'audace à la plus vive jeunesse.

Ces vieux guerriers poussaient au-delà de toute mesure l'indifférence pour les commodités de la vie, et l'aversion de tout soin. Sans demeure fixe, ne voulant point se donner la peine de cultiver un champ, ils allaient vivre chez le premier venu. Prodigues et dissipateurs du bien d'autrui, négligeant le leur, ils auraient cru se dégrader s'ils se fussent permis de s'occuper d'une autre pensée que de celle de la guerre et des armes. La nécessité seule d'une vieillesse décrépite les forçait à renoncer à un genre de vie si dur, en les réduisant à l'impossibilité absolue de le soutenir.

Je ne sais trop comment je dois définir les Cauques, qui s'étendaient depuis l'Ems jusqu'à l'Elbe. J'en trouve deux tableaux très-drouve deux tableaux treMliflifférents, et tous deux peints par de grands maîtres, Pline et Tacite.

Pline[27] représente les Cauques comme le peuple le plus misérable qu'il soit possible d'imaginer. Selon lui, ils habitaient des marécages dont il leur fallait disputer la possession avec l'Océan, qui menaçait sans cesse de les engloutir. Point de terres qu'ils pussent cultiver, point de chasse, point d'animaux domestiques : ils ne vivaient que de la pêche. Leur pays entièrement nu ne leur fournissait aucun bois ; de façon que leur unique ressource pour avoir du feu était une boue bitumineuse, qu'ils séchaient en la pressant entre leurs mains : c'est apparemment ce que nous appelons tourbes.

Tacite, sans dire précisément rien de contraire, fait un éloge magnifique des Cauques. Il les appelle le peuple le plus illustre de la Germanie[28], puissant et nombreux, et soutenant sa grandeur par son attachement à la justice. Sans avidité, sans ambition, tranquilles et isolés, ils ne cherchaient point la guerre, ils n'exerçaient ni rapines, ni brigandages ; d'autant plus respectes de tous leurs voisins que leur puissance n'était a charge a personne, et qu'ils ne faisaient point sentir leur supériorité par des injustices. Et ce n'était point mollesse de leur part : ils savaient Caire usage des armes et assembler des troupes lorsque le besoin le demandait : ils étaient forts également en infanterie et en cavalerie. Mais ils préféraient le repos par esprit de modération ; et cette sage conduite augmentait leur gloire et leur renommée.

Il est difficile que deux portraits si différents ressemblent au même original ; et je ne vois aucun moyen de concilier Pline et Tacite, si ce n'est en supposant que le premier n'a connu que les Cauques maritimes, c'est-à-dire la moindre partie de la nation, qui, prise dans son tout, embrassait, selon Tacite, une grande étendue de pays du côté des terres.

Les Chérusques sont surtout célèbres dans l'histoire par leur compatriote et leur chef Arminius, ce fameux défenseur de la liberté germanique.

Les Frisons gardent encore aujourd'hui leur nom, et à peu près le même pays qu'ils occupaient anciennement.

Les Suèves remplissaient tout le cœur de la Germanie, depuis le Danube jusqu'à la mer Baltique : nation prodigieusement nombreuse, qui se subdivisait en plusieurs peuples, et chaque peuple encore en plusieurs cantons. J'ai rapporte ailleurs ce que César nous apprend touchant les Suèves. Tacite est bien plus riche. Mais pour abréger, je me contenterai de deux traits.

Le premier regarde leur manière d'ajuster leur chevelure ; petit objet, s'il n'eut été comme la marque caractéristique qui distinguait les Suèves d'avec les autres Germains, et parmi les Suèves le libre d'avec l'esclave. J'observerai donc qu'ils laissaient croître leurs cheveux, et que les entrelaçant obliquement, ils les relevaient par-derrière et en formaient un nœud, souvent au haut de la tête. Les principaux et les grands avaient soin d'arranger ce nœud avec quelque grâce. C'était là toute l'attention qu'ils apportaient à leur parure : parure bien innocente, dit Tacite, puisqu'ils s'y proposaient pour fin de devenir par elle non plus aimables aux femmes, mais plus terribles aux ennemis[29].

Le second trait que je choisis regarde le culte que plusieurs peuples de la nation des Suèves, entre autres les Anglais, rendaient à la Terre. Ils s'imaginaient que cette déesse venait de temps en temps visiter les hommes pour prendre connaissance de leurs affaires. Dans une île de l'Océan était un bois sacré, qu'ils appelaient le bois chaste. Là se gardait un chariot couvert et paré, auquel le seul prêtre avait droit de porter la main. Ce prêtre faisait croire qu'il connaissait à certains signes l'arrivée de la déesse dans son sanctuaire, et la faisant monter dans le char, auquel on attelait des génisses, il la promenait dans le pays avec beaucoup de cérémonies religieuses. C'étaient alors des jours de fêtes : tous les lieux que la déesse honorait de son passage étaient en joie ; point de guerre, nul usage des armes : on les enfermait même soigneusement. Ces fières nations ne connaissaient et n'aimaient que dans ces jours la paix et la tranquillité. Lorsque le prêtre jugeait que la déesse était satisfaite de son séjour parmi les hommes, il la ramenait au bois qui était regardé comme son temple. On lavait dans un lac situe à l'écart le chariot, les étoffes dont il avait été couvert, et, disait-on, la divinité elle-même. C'étaient des esclaves qui lui rendaient cet office : et sur-le-champ ils disparaissaient, engloutis dans le lac. Artifice cruel, qui cachait la manœuvre du prêtre, et qui inspirait à des peuples grossiers une frayeur superstitieuse pour l'objet redoutable de leur culte, dont on n'achetait la vue que par une mort certaine[30].

Je n'entrerai point dans un plus grand détail sur les peuples de la Germanie. J'ajouterai seulement les noms établis en des plus célèbres nations germaniques, que j'ai dit s'être établies en deçà du Rhin, savoir les Nerviens[31], ceux de Trèves, les Tribocques[32], les Vangions, les Némètes, les Ubiens, les Bataves : et j'observerai que tous ces peuples se faisaient grand honneur de tirer leur origine de la Germanie, et se distinguaient soigneusement des Gaulois, en qui la douceur du climat, les conquêtes de César, et les mœurs romaines introduites par les vainqueurs, avaient amorti en partie cette fierté de courage, qui seule paraissait aux Germains mériter leur estime.

Les guerres entre les Romains et les Germains avaient commencé longtemps avant Drusus. Tacite en fait remonter avec raison l'époque jusqu'à l'invasion des Cimbres, et il observe que de tous les ennemis que jamais Rome eut à soutenir aucun ne lui a fait souffrir de plus grands désastres que les Germains, aucun n'a défendu plus opiniâtrement sa liberté. En effet, après deux cents ans de guerre, à compter depuis l'irruption des Cimbres jusqu'à l'année où Tacite écrivait, la Germanie n'était point encore pleinement soumise.

Elle ne le fut jamais, et devint même triomphante. De ce pays sortirent, ce que Tacite ne pouvait ni prévoir ni craindre, les destructeurs de l'empire romain, les Francs, les Goths, les Vandales. Ainsi la guerre que je vais décrire, déjà importante par elle-même, le devient encore davantage, considérée comme faisant partie d'une guerre de cinq cents ans, qui n'a fini que par la mine de la puissance romaine et par l'établissement des monarchies formées de ses débris, et subsistantes encore aujourd'hui dans la plus belle portion de l'Europe. Cette idée m'est fournie par Bucherius, dont l'érudition attentive n'a rien laissé échapper de tout ce qui regarde les guerres de Germanie.

Depuis l'exemple donné par les Cimbres, jamais les mouvements Germains ne perdirent de vue le dessein de passer le Rhin, et de s'établir dans des contrées plus riches et plus heureuses que celles qu'ils habitaient. Ce désir amena dans les Gaules Arioviste, et ensuite les Usipiens et les Tenctères. Le mauvais succès de leurs tentatives, et le passage de César dans la Germanie, furent bien capables d'arrêter pour un temps, mais non d'éteindre l'inquiétude et l'avidité de leurs compatriotes. Agrippa eut à réprimer leurs courses, et à l'exemple de César, pour les contenir plus efficacement en portant la terreur jusque dans leur pays, il passa le Rhin vers le temps de son premier consulat. Ensuite, pendant qu'Octavien faisait la guerre contre Antoine, Carinas vainquit les Suèves, et mérita, par leur défaite l'honneur du triomphe. Quelques années après la bataille d'Actium, Vinicius vengea sur des peuples de Germanie, qui ne sont pas autrement désignés, le sang de plusieurs négociants romains qu'ils avaient massacres. L'an de Rome 733 Agrippa repassa dans les Gaules, qui étaient encore troublées par les ravages des Germains. Il y rétablit le calme, et c'est peut-être alors qu'il permit aux Ubiens de s'établir sur la rive gauche du Rhin. Ces peuples, autrefois protégés par César contre les Suèves, avaient commencé dès lors à s'affectionner aux Romains : et Agrippa compta assez sur leur fidélité, pour les transplanter sur les terres de l'empire, et pour leur confier la garde du Rhin, et le soin d'empêcher que les autres Germains ne le passassent. Le lieu où ils fixèrent leur demeure s'agrandit dans la suite, et devint une colonie romaine, célèbre depuis bien des siècles sous le nom de Cologne. Tibère, qui paraît avoir succédé à Agrippa, ne fit rien de bien mémorable. Mais la guerre commença à devenir furieuse sous Lollius, l'an de Rome 736.

Lollius, loué par Horace, mais d'une façon qui ressemble si peu à la délicatesse accoutumée des éloges de ce grand poète, qu'il semble que ce soit un panégyrique de commande, où le sentiment n'entre pour rien, était un homme qui cachait de grands vices sous de belles apparences[33], et plus curieux d'amasser de l'argent que de bien faire. Il est très-probable que ce général avide entreprit de vexer par des exactions les peuples Germains qu'Agrippa venait de vaincre, et auxquels il avait impose sans doute quelque léger tribut. Lollius envoya au-delà du Rhin des centurions, qui, sous prétexte de lever ce tribut avait commis des violences, irritèrent ces peuples ennemis de la servitude, et furent saisis par eux et mis en croix. Ce ne fut point assez pour leur vengeance. Les Sicambres, secondes de leurs fidèles alliés les Usipiens et les Tenctères, passent le Rhin, ravagent les terres de l'empire, et surprennent Lollius, aussi négligent à s'acquitter des devoirs de sa charge, qu'actif et vigilant pour ses intérêts. Les Romains furent mis en déroute, avec plus d'ignominie néanmoins que de perte. L'aigle de la cinquième légion demeura au pouvoir des vainqueurs.

Cette disgrâce détermina Auguste, comme je lai dit dans le livre précédent, à se transporter dans les Gaules. Sa présence, et les apprêts que fit Lollius pour réparer sa honte, ramenèrent bientôt le calme. Les Barbares firent la paix, repassèrent le Rhin, et donnèrent des otages ; faible lien pour des peuples peu accoutumés à respecter la foi des traités. Lorsque l'occasion les invitait,ni leurs engagements précédents, ni la considération même de leurs otages ne pouvait les contenir. L'unique précaution sûre contre eux était une défiance continuelle : et les Romains n'avaient d'autre ressource pour se défendre d'en souffrir du mal, que de les mettre dans l'impuissance d'en faire. Auguste séjourna environ trois ans dans les Gaules pour assurer la tranquillité du pays, et lorsqu'il en partit, toujours inquiet par rapport aux mouvements des Germains, il laissa sur les lieux Drusus, qui, tout jeune qu'il était, avait déjà fait preuve d'un talent supérieur pour les armes dans la guerre contre les Rhétiens.

L'éloignement de l'empereur fut comme un signal aux Sicambres pour recommencer leurs courses. La Gaule même ne resta pas tranquille. Le cens que Drusus y achevait par l'ordre d'Auguste, lui faisait sentir sa servitude ; et n'étant pas encore entièrement façonnée au joug, elle trouvait dans le secours des Germains un puissant encouragement pour tenter de se mettre en liberté. Il paraît que la fermentation fut universelle dans toutes les Gaules. Mais le soulèvement n'éclata que dans les deux provinces voisines du Rhin, qu'Auguste avait appelé les deux Germanies.

Drusus soumit par les armes les villes rebelles ; et ces premiers succès ayant affermi son autorité, et arrêté le progrès des semences de révolte parmi le reste des Gaulois, il profita de l'occasion d'une fête pour convoquer une assemblée générale de la nation, et tâcher d'y concilier tout-à-fait les esprits à la domination romaine.

Cette fête avait pour objet la dédicace d'un temple et d'un autel, que toute la Gaule, avant ces derniers troubles, s'était laissé persuader d'élever à Auguste, et qui se trouvaient alors achevés. Rien n'est plus célèbre que ce monument, bâti près de Lyon au confluent de la Saône et du Rhône, à l'endroit où est maintenant l'abbaye d'Ainai. Soixante peuples gaulois en avaient fait les frais, et y avaient place soixante statues qui les représentaient. C'était un hommage solennel rendu par la Gaule à l'empire des Romains. Le choix même du lieu l'annonçait. Car Lyon, colonie romaine, où les Romains frappaient à leur coin de la monnaie d'or et d'argent, et qui leur servait de dépôt et de magasin général pour les provisions de toute espèce dans les Gaules, était comme leur seconde citadelle dans ces belles provinces après Narbonne. L'assemblée que Drusus avait convoquée tourna au gré de ses vœux. On établit en l'honneur du nouveau dieu un prêtre, que l'Épitomé de Tite-Live nomme C. Julius Vercundaridubius, Éduen. Il fut dit qu'on célébrerait tous les ans des jeux autour du temple. Parmi ces soins moins importants en apparence Drusus en mêla de tout-à-fait sérieux, et soit par sa dextérité à manier les esprits, soit peut-être en retenant auprès de sa personne comme otages les chefs de la nation, il fit si bien, que non-seulement il ne fut point question de révolte parmi les Gaulois, mais qu'ils lui fournirent avec affection des secours pour la guerre contre les Germains.

Car ce général, ayant sagement commence par pacifier l'intérieur de la province, songea ensuite à tourner ses armes contre les ennemis du dehors ; et non content de repousser les Germains qui se préparaient a passer le Rhin, il le passa lui-même, et alia attaquer dans leur pays les Usipiens et les Sicambres, leur rendant ainsi les ravages qu'ils avaient tant de fois exerces sur les terres des Romains. Il vainquit aussi les Marcomans, qui habitaient alors sur le Mein, dans le pays que nous appelons cercle de Franconie.

Il fit plus ; il résolut d'entrer par mer en Germanie, afin de porter tout d'un coup la guerre sur les bords de l'Ems et du Veser, sans fatiguer ses troupes par une marche longue et pénible. Il parait qu'il était occupé depuis longtemps de ce grand dessein, et pour y préparer les voies, il avait fait creuser le canal qui fait encore aujourd'hui la communication du Rhin avec l'Issel[34], s'étendant depuis le village nomme Iseloort jusqu'à Doesbourg. Il dériva dans ce canal une très-grande partie des eaux du bras droit du Rhin, qui commença ainsi à s'appauvrir. Mais Drusus procura en même temps à ce fleuve une troisième embouchure dans la mer, citée par Pline sous le nom de Flevum Ostium. La face des lieux a depuis ce temps prodigieusement changé. L'espace qui est aujourd'hui le Zuiderzee, était alors occupé en grande partie par des terres, entre lesquelles coulait d'abord le Rhin joint à l'Issel. Il entrait ensuite dans un lac nommé Flevus, d'où ressortant de nouveau, et reprenant la forme de rivière, il se jetait enfin dans la mer, vraisemblablement à l'endroit aujourd'hui appelé le Ulie, entre les îles Ulieland et Schelling. De là à l'embouchure de l'Ems le trajet n'est pas long.

Drusus donc, ayant assemblé une flotte sur le Rhin, descendit ce fleuve, puis son canal, d'où passant dans l'Issel, et suivant la route que je viens de décrire, il entra le premier des Romains dans l'Océan germanique. Il commença par subjuguer ou s'attacher les Prisons. Il s'empara de lle appelée Burchanis, maintenant Borckcum, à l'embouchure de l'Ems. Puis remontant cette rivière, il vainquit les Bructères dans un combat naval. Il passa ensuite dans le pays des Cauques, à droite de l'Ems ; mais là il courut un grand danger. Comme il ne connaissait point le mouvement de flux et de reflux de l'Océan, ses bâtiments, qui s'étaient avances à l'aide de la haute marée, se trouvèrent à sec lorsqu'elle se retira. Les Prisons ses nouveaux alliés l'aidèrent à sortir de ce péril.

Avant que de quitter le pays, il construisit un fort à l'embouchure de l'Ems sur la rive gauche, vis-à-vis de l'endroit où s'est depuis fondée la ville d'Embden. De là, ayant ramené heureusement sa flotte et son armée, il distribua ses troupes en quartiers d'hiver, et vint à Rome recevoir les justes applaudissements qui étaient dus à ses exploits, et l'honneur de la préture. Cette première campagne de Drusus en Germanie tombe sous le consulat de Messala et de Quirinius.

Q. ÆLIUS TUBERO. - PAULUS FABIUS MAXIMUS. An. R. 741. Av. J.-C. 11.

Dès le commencement du printemps suivant, Drusus vint rejoindre son armée, et poussa la guerre contre les Germains, qui étaient battus et maltraités, mais non soumis. Il repassa le Rhin, et eut affaire encore au même peuple, aux Sicambres, aux Usipiens et aux Tenctères, dont l'ardeur pour la défense de la liberté commune était si grande, que les Cattes ayant refuse de se liguer avec eux, ils résolurent de les y forcer par les armes, et pour cela ils firent une irruption sur leurs terres. Pendant ce temps le pays des Sicambres demeurait tout ouvert et sans défense. Drusus profita de l'imprudence des ennemis, et, ayant jeté un pont sur la Lippe, il alla porter la guerre chez les Sicambres absents, et ensuite il s'avança contre les Chérusques et jusqu'au Veser. La crainte de la disette et les approches de l'hiver l'empêchèrent de passer ce fleuve.

Il retourna donc sur ses pas ; mais dans cette marche il éprouva de grandes difficultés. Les peuples ligués le harcelèrent dans sa retraite, et, après l'avoir fatigue par plusieurs embuscades, enfin ils l'enfermèrent dans un vallon creux et étroit, où sa perte et celle de son armée paraissait inévitable. Les Barbares le crurent ainsi, et ce fut ce qui sauva les Romains. La présomption enfla le cœur des Sicambres et de leurs alliés. Se regardant déjà comme vainqueurs, ils vinrent attaquer en désordre ceux qu'ils pensaient être une proie assurée pour eux, et ils furent repousses avec perte. Depuis cet échec ils n'osèrent plus se mesurer de près avec les Romains, et se contentèrent de les côtoyer à une grande distance. Drusus, pour les tenir en bride, et se conserver la possession des avantages qu'il avait remportés sur eux, bâtit deux forts, où il laissa garnison, l'un au confluent de la Lippe et de l'Aliso[35], l'autre dans le pays des Cattes sur la rive même du Rhin. Pour ces nouveaux succès le sénat décerna à Drusus les ornements du triomphe, l'honneur de l'ovation, et la puissance proconsulaire après l'année de sa préture expirée.

Ses soldats lui avaient déféré le titre d'Imperator, ou général vainqueur. Mais Auguste était plus avare de cet honneur que de tous les autres, si l'on en excepte le triomphe[36]. Il craignait peut-être que ce titre ne fit oublier à ceux qui commandaient ses armées, qu'ils n'étaient que ses lieutenants et non généraux en chef. Quoi qu'il en soit de cette conjecture, qui parait fondée sur les faits, il est certain du moins qu'en même temps qu'Auguste prit pour lui le titre d'Imperator, à l'occasion des victoires de Tibère en Pannonie et de Drusus en Germanie, il ne permit ni à l'un ni à l'autre de se l'attribuer.

IULUS ANTONIUS. - Q. FABIUS MAXIMUS. An. R. 742. Av. J.-C. 10.

Nos mémoires sont, comme l'on voit, extrêmement courts et stériles sur une matière qui devrait être fort abondante. Car il faut bien que la guerre ait été considérable et périlleuse en Germanie sous les consuls Iule Antoine et Q. Fabius, puisque Auguste crut qu'elle valait la peine qu'il vint établir de nouveau sa résidence dans la Gaule Lyonnaise, pour être plus à portée de diriger les opérations de la campagne, et d'envoyer à Drusus les secours qui pourraient lui être nécessaires. Cependant tout ce que nous savons de détail, c'est que les Cattes, qui jusqu'alors avaient paru affectionnés aux Romains, et qui en avaient reçu en don une partie des terres des Sicambres, étant réunis cette année avec leurs compatriotes, Drusus maintint toujours la supériorité des armes romaines sur la ligue germanique ainsi fortifiée, et défit en plusieurs rencontres et les anciens rebelles et leurs nouveaux alliés. L'épitomé de Tite-Live fait mention de deux officiers nerviens, Senectius et Anectius, qui se signalèrent sous ses ordres dans cette expédition ; ce qui prouve que les Romains, outre leurs forces nationales, employaient celles des Gaulois contre les Germains.

L'année suivante Drusus parvint au consulat : mais il trouva la mort dans le sein des honneurs et de la victoire.

NERO CLADIUS DRUSUS. - T. QUINTIUS CRISPINUS. An. R. 743. Av. J.-C. 9.

Les Germains ne se lassaient point d'une guerre toujours malheureuse ; et leur vainqueur, animé par le succès, poussait en avant ses conquêtes. Cette année, la dernière de sa vie, ayant traversé le pays des Cattes, il pénétra jusque chez les Suèves, qui avaient formé une puissante armée de leurs troupes jointes à celles des Chérusques et des Sicambres. Ces trois peuples réunis se croyaient si assurés de vaincre, qu'ils avaient partagé d'avance les dépouilles des Romains vaincus. Les Chérusques devaient avoir pour leur part les chevaux, les Suèves l'or et l'argent, et les Sicambres les personnes des prisonniers. Mais l'évènement trompa et renversa leurs folles espérances. Ils furent battus ; et eux-mêmes avec leurs chevaux, leurs bestiaux, et les hausse-cols, qui faisaient leur ornement le plus précieux, devinrent la proie de Drusus et des Romains. Leurs femmes, selon la pratique de la nation, les avaient suivies au combat : Orose[37] raconte un trait de leur férocité qui fait honneur. Il dit que faute de javelots, ou autres armes de cette espèce, elles prenaient leurs enfants à la mamelle, et, les écrasant contre terre, les lançaient ensuite contre l'ennemi.

Drusus, demeuré maître de tout le pays, passa le Veser et vint fort près de l'Elbe. Un prétendu prodige, si nous en croyons Dion et Suétone, l'empêcha de passer ce dernier fleuve. Ces écrivains rapportent qu'un fantôme qui avait l'apparence d'une femme barbare se présenta à lui, et d'un ton de voix menaçant lui adressa ces paroles : Téméraire ! où t'emporte une aveugle ardeur ? Les destins ne te permettent point de passer cette rivière. Ici est marqué le terme de tes exploits et de ta vie.

S'il y a du vrai dans le récit, et qu'il ne soit pas une pure fable à laquelle ait donné naissance le goût du merveilleux, surtout dans la circonstance singulière d'une armée romaine prête à passer l'Elbe, on peut l'attribuer à l'une de ces femmes germaines qui se donnaient pour prophétesses. Mais comme il parait peu probable que Drusus, qui vivait dans un siècle fort éclairé, et qui avait l'âme grande, ait été frappe d'un pareil épouvantail, et que d'ailleurs il est constant qu'il revint sur ses pas sans avoir pénétré au-delà de l'Elbe, j'aime mieux croire que le motif de sa retraite fut la maladie ou l'accident qui causa sa mort.

J'emploie cette alternative, parce que sa mort est racontée diversement. Dion l'attribue tout simplement à une maladie. L'épitomé de Tite-Live dit qu'il mourut d'une chute de cheval. Suétone nous apprend que quelques-uns soupçonnèrent qu'Auguste lui avait fait donner du poison : et voici comment ils racontaient la chose. Drusus était généreux, populaire, ennemi de la tyrannie, et il ne se cachait point du dessein où il était de rétablir dans Rome le gouvernement républicain, s'il en avait jamais le pouvoir. On ajoute qu'il écrivit à son frère Tibère dans la vue de l'engager à prendre avec lui des mesures pour forcer Augusta à renoncer à la souveraine puissance, et que Tibère eut la lâcheté et la noirceur de montrer cette lettre à Auguste, qui aussitôt rappela Drusus, et, sur son refus d'obéir, le fit empoisonner. Suétone, qui atteste ce bruit, prend soin de le réfuter ; et il allègue pour le détruire la tendresse particulière qu'Auguste témoigna toujours à cet aimable beau-fils, jusqu'à le nommer par son testament son héritier avec ses enfants, et jusqu'à déclarer dans l'éloge funèbre qu'il fit de lui que tout ce qu'il souhaitait à ses deux fils, Caïus et Lucius Césars, c'était qu'ils pussent un jour ressembler à Drusus, et qu'il demandait aux dieux pour lui-même une mort aussi glorieuse que celle qu'ils avaient accordée à ce jeune héros enseveli dans ses triomphes. D'ailleurs nous avons observé, au sujet de semblables soupçons touchant la mort de Marcellus, que Tacite, qui n'épargne personne, assure positivement que jamais Auguste ne fut cruel en vers sa famille, ni ne fit mourir aucun de ceux qui lui appartenaient[38]. C'est donc une histoire fabriquée que celle de l'empoisonnement de Drusus. S'il faut nous déterminer sur la cause de sa mort, l'autorité de l'épitomé de Tite-Live parait préférable à celle de Dion.

Des qu'Auguste eut reçu à Pavie, où il était, la nouvelle de l'accident arrivé a Drusus, il fit partir sur-le-champ Tibère, qui, vainqueur des Pannoniens, des Daces et des Dalmates, était venu se rendre auprès de lui. Il serait à souhaiter, pour l'honneur de Tibère, que l'amour fraternel eut été en lui aussi sincère que sa diligence fut extrême et incroyable. En un jour et une nuit il traversa deux cents milles, ou soixante-six lieues de pays, avec un seul compagnon de voyage ; et cela, quoiqu'il lui fallut passer les Alpes et le Rhin, et que toute sa route fut peuplée de nations barbares, dont la plupart étaient ou ennemies ou mal soumises. Il trouva Drusus encore vivant ; et celui-ci, dans ses derniers moments, eut encore assez de force et d'attention aux règles du devoir pour donner ordre à son armée d'aller au-devant de son frère, et pour lui faire rendre tous les honneurs qu'exigeait la supériorité du rang et de l'âge. Bientôt après il expire, emportant les regrets de ses soldats et de tous les Romains. Le camp où il mourut, entre le Rhin et la Sala[39], % fut appelé le camp scélérat.

Son armée, qui lui avait infiniment attachée, voulait retenir son corps, et sur le lieu même lui célébrer des funérailles militaires. Ce ne fut pas sans peine que Tibère, muni des ordres de l'empereur, arrêta ce zèle impétueux. On se mit donc en devoir de conduire le corps à Rome, et il y fut porte d'abord sur les épaules des centurions, jusqu'aux quartiers des légions près du Rhin, Tibère précédant à pied la pompe funèbre. De là, en avançant vers l'Italie, par tous les pays où il passé, les sénateurs et les magistrats des villes qui se trouvaient sur le chemin, le recevaient à l'entrée de leur territoire et le conduisaient à la frontière opposée. Auguste lui-même, au plus fort de l'hiver, vint au-devant jusqu'à Pavie, et accompagna le corps jusqu'à Rome.

Rien ne fut omis de ce que la magnificence et une juste douleur peuvent mettre en usage pour honorer un héros. Deux éloges funèbres du mort furent prononcés, l'un par Tibère dans la place publique, l'autre par Auguste hors de la ville dans le cirque Flaminien. Le corps fut porte au Champ-de-Mars par d'illustres chevaliers romains et par des enfants de sénateurs ; et après qu'il y eut été brûlé, les cendres furent recueillies et placées dans le tombeau des Jules. Auguste, non content du discours qu'il avait prononcé à sa louange, composa encore son épitaphe en vers ; et l'histoire de sa vie en prose. Quel dommage que dés mémoires précieux à tant de titres se soient perdus !

Le sénat honora la mémoire de Drusus par les décrets les plus glorieux. Il le décora, lui, ses enfants et descendants, du surnom de Germanique. Il ordonna qu'on lui élèverait des statues en différents lieux, un arc de triomphe en marbre avec des trophées sur la voie Appienne, et un cénotaphe près du Rhin illustré par ses exploits. Autour de ce tombeau l'usage fut pendant longtemps que les légions romaines fissent tous les ans l'exercice : et il paraît que les honneurs même divins, suivant l'usage impie de ces siècles de flatterie et d'erreur, furent rendus à Drusus, puisque l'histoire fait mention d'un autel qui lui fut érigé dans le pays où il avait signalé sa vertu.

Drusus[40] méritait les regrets d'Auguste et du peuple romain par l'assemblage de toutes les qualités qui peuvent attirer à la fois l'estime et l'affection. Né avec les plus heureuses dispositions, il les perfectionna par l'application et par l'étude. Réunissant tous les talents, il fut également propre à briller dans la paix et dans la guerre. Héros sans faste, affable avec dignité, il se rendit aussi aimable dans le commerce de la vie à ceux qui l'approchaient que terrible les armes à la main à des nations jusqu'à lui indomptées. Ses exploits font preuve de sa capacité pour le commandement. Il fut brave de sa personne au-delà même de ce qui convient à un général, puisque le désir de remporter l'honneur singulier des dépouilles opimes l'engagea souvent à chercher dans les combats les princes germains pour se mesurer avec eux.

Les grands ouvrages dont il est auteur prouvent l'étendue et la sagesse de ses vues. Il établit deux ponts sur le Rhin, l'un à Bonn, l'autre selon quelques-uns à Mayence, avec une flotte qui rendait les Romains maîtres de la navigation de ce grand fleuve : il creusa plusieurs canaux, entre lesquels le plus célèbre est celui dont j'ai donne une courte description. Outre les forts que j'ai mentionnés sur l'Ems et sur la Lippe, il en construisit le long de la rive du Rhin plus de cinquante, qui probablement sont l'origine de toutes les villes de ces quartiers.

En rassemblant ces divers traits, on conviendra aisément que Drusus peut être regardé comme le plus grand des généraux romains de son temps : et après lui, nul ne soutint sa gloire, ni ne mérita de lui être égalé que son fils Germanicus. Ce qui augmente encore l'admiration qui lui est due, c'est que tant de vertus et d'actions éclatantes ne sont point le fruit de la maturité des années et d'une longue expérience. Il mourut à l'âge de trente ans.

Son mariage Drusus était bien fait de sa personne, et joignait les grâces du corps à la beauté de l'âme. Il avait épousé Antonia la jeune, seconde fille d'Antoine et d'Octavie. Il en eut trois enfants : Germanicus, dont je viens de faire mention, Claude, qui fut dans la suite empereur, et Livie ou Liville, qui fut mariée à son cousin-germain Drusus, fils de Tibère.

J'ai fait mention des victoires que Tibère remporta sur les Pannoniens, sur les Daces et sur les Dalmates, pendant que Drusus son frère faisait la guerre contre les Germains ; et j'ai dit que ses premiers exploits lui méritèrent les ornements du triomphe : il en ajouta d'autres qui lui firent décerner l'honneur de l'ovation.

Mais des soins plus pressants, la mort de Drusus, qui fut regardée comme une calamité publique, et le triste et long appareil de ses funérailles, avaient retardé une cérémonie toute de joie. Lorsque l'on eut satisfait à des devoirs qui avaient droit de passer avant tout, l'ovation de Tibère vint à son rang. La pompe en fut d'autant plus magnifique, que le même honneur ayant été pareillement décerné a son frère, les apprêts de deux triomphes furent réunis en un seul. Tibère a l'occasion de cette fête donna un repas à tout le peuple, et fit dresser pour cela des tables dans le capitole et dans plusieurs autres endroits de la ville : et en même temps Livie sa mère et Julie sa femme traitèrent les dames.

La mort de Drusus, en interrompant le cours de ses victoires, avait laisse les affaires de Germanie dans une situation flottante et incertaine. Tibère fut charge d'aller achever l'ouvrage glorieusement commencé par son frère. Auguste n'avait alors dans sa famille que lui seul à qui il put confier un emploi de cette importance : il l'envoya donc en Germanie sous le consulat d'Asinius Gallus et de Censorinus.

C. ASINIUS GALLUS. - C. MARCIUS CENSORINUS. An. R. 744. Av. J. C. 8.

Il parait que les instructions de Tibère étaient de pacifier les choses plutôt que de les aigrir, de rétablir le calme et la tranquillité plutôt que de faire des conquêtes, sauf néanmoins les droits et la majesté de l'empire. L. Domitius, qui suivant une conjecture assez probable remplit l'intervalle entre la mort de Drusus et le commandement de son armée pris par Tibère, s'était fait une gloire de passer l'Elbe, et de porter les armes romaines dans des régions où elles n'avaient jamais pénétré. Il exécuta ce projet et remporta quelques avantages, qui lui firent décerner les ornements du triomphe. Mais Auguste en récompensant ses exploits n'approuvait pas sa conduite. Prince sage, et plus curieux de bien gouverner ses vastes états que de les agrandir sans mesure, il eut volontiers consenti de se borner au Rhin. Pour ce qui est de l'Elbe, il ne croyait nullement avantageux aux Romains de le passer ; persuadé que si l'on irritait les nations belliqueuses qui habitaient au-delà de ce fleuve, jamais on ne jouirait paisiblement des pays conquis en deçà.

Tibère était par caractère tout-à-fait propre à entrer dans ces vues d'Auguste. Il avait de la valeur, mais il se piquait surtout de prudence. L'histoire ne nous apprend point s'il livra des combats, ou si, après les pertes précédentes que les Germains avaient souffertes, la seule terreur de son nom et de ses armes suffit pour les réduire. Ce qui parait certain, c'est qu'il força une partie des Suèves et les Sicambres à se soumettre, et qu'il transporta quarante mille en deçà du Rhin. La férocité de ces barbares était si grande, que plusieurs, et surtout les chefs, ne pouvant souffrir l'éloignement de leur patrie et l'espèce de captivité où on les tenait, aimèrent mieux se tuer eux-mêmes. La nation des Sicambres, qui jusque-14 avait &it tant de bruit, sembla comme éteinte depuis cette transmigration, et son nom ne parait plus de longtemps dans les guerres que les Romains eurent en Germanie.

Ce qui contribua a assurer encore la tranquillité des conquêtes faites par Drusus, c'est qu'un autre essaim de Suèves, composé de plusieurs peuples, dont les plus connus sont les Marcomans, frappés de la disgrâce de leurs compatriotes, et craignant pour eux-mêmes un semblable malheur, quittèrent, sous la conduite de Maroboduus, le voisinage du Rhin et les bords du Mein, et s'enfoncèrent dans la Bohême. Ainsi tout devint calme entre le Rhin et l'Elbe, tout reconnut les lois romaines. Tibère, qui avait consommé ce grand ouvrage, reçut enfin avec la permission d'Auguste le titre d'Imperator ou général vainqueur, l'honneur du triomphe, et un second consulat.

Comme il n'avait agi qu'avec la qualité de lieutenant de l'empereur, le triomphe était dû à Auguste, selon la disposition des lois romaines. On le lui décerna ; mais il ne voulut point l'accepter, content d'exercer par le titre d'Imperator, qu'il prit pour la quatorzième fois en cette occasion, le droit qu'il avait de s'approprier la gloire acquise par Tibère sous ses auspices. A la place de l'honneur qu'il refusait, on établit une course de chevaux dans le cirque à perpétuité au jour de sa naissance, ou plutôt on autorisa et on rendit fixe par un décret ce que le zèle volontaire des citoyens et des magistrats avait commence à introduire depuis quelques années.

Auguste s'était fait une règle de ne point triompher pour les victoires qu'il n'avait point remportées en personne, voulant sans doute éviter le ridicule d'un honneur éclatant mérité par le travail et par les périls d'autrui. Ainsi l'ovation avait été déférée à Drusus, comme je l'ai remarque, pour ses exploits sur les Germains : mais Auguste jugea suffisante pour lui-même une entrée simple et modeste, dont l'ornement le plus brillant fut une couronne de laurier qu'il porta au temple de Jupiter Férétrien. Il tint la même conduite dans toutes les circonstances semblables, et son exemple fut suivi de ses successeurs. Chaque avantage considérable gagne par leurs lieutenants sur les ennemis de l'empire leur donna lieu de se décorer du titre d'Imperator, mais non de se faire décerner le triomphe.

Les victoires sur les Germains procurèrent aussi à Auguste l'honneur d'agrandir l'enceinte de la ville. C'était un privilège qui n'était accorde qu'a ceux qui avaient étendu les frontières de l'empire.

La Germanie étant pacifiée, il ne resta plus ni guerre ni trouble dans toute l'étendue de la domination romaine. J'ai dit que les Daces, les Pannoniens, et les Dalmates, avaient été réprimés et soumis par Tibère. L. Pison avait réduit les Thraces par une guerre de trois ans, ou il acquit les ornements du triomphe. Les Parthes respectaient la grandeur romaine, et se tenaient heureux de n'être point attaques. Ainsi Auguste, recueillant par cette paix universelle le plus doux fruit de ses travaux et de la sagesse de son gouvernement, ferma alors pour la troisième fois le temple de Janus, qui demeura en cet état pendant un espace d'environ douze ans. Dieu voulut qu'une paix même temporelle annonçât la naissance[41] prochaine de celui qui venait du ciel apporter la véritable paix sur la terre.

 

 

 



[1] German est composé de Gerra, et de man. Gerra ou guerra est un mot celtique, que nous avons conservé ; et man veut dire homme en allemand.

[2] Tout ceci doit se prendre moralement, et sans préjudice des conquêtes de quelques essaims de Gaulois en Germanie, et des courses des Cimbres.

[3] Je suis Tacite. César (de B. G., VI, 21) fait aller de pair le goût des Germains pour la guerre et pour la chasse. Vita omnis in venationibus atque in studiis rei militaris consistit. On peut concilier ces différents témoignages en supposant que César parle surtout de la jeunesse, et Tacite des hommes faits principalement.

[4] TACITE, Mœurs des Germains, c. 14.

[5] TACITE, Mœurs des Germains, c. 15.

[6] Cette espèce d'enrôlement et de dévouement était usité chez toutes les nations celtiques. Les Espagnols le pratiquaient, et nous en avons fait mention dans l'Histoire de la République, à l'action de Sertorius, t. X, p. 387.

[7] TACITE, Mœurs des Germains, c. 15.

[8] TACITE, Mœurs des Germains, c. 7.

[9] TACITE, Mœurs des Germains, c. 11.

[10] TACITE, Mœurs des Germains, c. 12.

[11] TACITE, Mœurs des Germains, c. 23.

[12] Voyez Histoire romaine, liv. XL.

[13] TACITE, Mœurs des Germains, c. 22.

[14] TACITE, Mœurs des Germains, c. 22.

[15] TACITE, Mœurs des Germains, c. 18.

[16] TACITE, Mœurs des Germains, c. 19.

[17] TACITE, Mœurs des Germains, c. 19.

[18] TACITE, Mœurs des Germains, c. 19.

[19] PROCOPE, De bel. Goth., l. 2.

[20] TACITE, Mœurs des Germains, c. 19.

[21] CÉSAR, De B. G., VI, 1.

[22] TACITE, Mœurs des Germains, c. 20.

[23] TACITE, Mœurs des Germains, c. 24.

[24] TACITE, Mœurs des Germains, c. 27.

[25] Catti, Hessi.

[26] TACITE, Mœurs des Germains, c. 30.

[27] PLINE, XVI, 1.

[28] TACITE, Mœurs des Germains, c. 35.

[29] TACITE, Mœurs des Germains, c. 38.

[30] TACITE, Mœurs des Germains, c. 40.

[31] Peuples du Hainaut.

[32] La capitale des Tribocques est Strasbourg, des Vangions Worms, des Némètes Spire, des Ubiens Cologne. Les Bataves habitaient une île du bas Rhin, dont le Bétawe moderne ou Bétuve est une partie considérable.

[33] VELLEIUS, II, 97.

[34] Voyez Cellar, Geograph. Ant., l. II, c. 3, et le Dictionnaire de La Martinière, aux mots Flevo, Flevum, Flevus.

[35] Alos, petite rivière qui se jette dans la Lippe non loin de Paderborn.

[36] La conduite d'Auguste a varié sur l'article du triomphe : dans les commencements il l'accorda libéralement. Depuis qu'Agrippa l'eut refusé, l'an de Rome 738, ce fut un honneur réservé aux empereurs et aux princes de la famille impériale.

[37] OROSE, VI, 21.

[38] TACITE, Annales, I, 6.

[39] Rivière qui se jette dans l'Elbe.

[40] VELLEIUS, II, 97.

[41] Il ne reste plus que quatre ans jusqu'à la vraie date de la naissance de Jésus-Christ, quoique l'Ère commune soit postérieure de huit ans.