Pendant qu'Auguste était absent de Rome, le sénat l'avait nommé grand-voyer, ou surintendant des grands chemins de l'Italie. Il exerça les fonctions de cette charge par le ministère de deux anciens prêteurs, qu'il établit ses lieutenants en cette partie, et qui dressèrent sous son autorité le célèbre milliaire d'or, c'est-à-dire une colonne occupant la tête ou l'entrée de la place publique, et d'où partaient tous les grands chemins de l'empire, qui, comme l'on sait, se comptaient par milles. Auguste se rapprochait de Rome, et il était temps qu'il y revint. Agrippa, aussitôt qu'il eut mis ordre aux affaires les plus pressantes de la ville, avait passé en Gaule, où il s'était élevé quelques mouvements ; et de là en Espagne, pour achever de dompter les Cantabres révoltés de nouveau. La ville de Rome se trouvant donc sans un modérateur qui la tint en respect, les troubles y recommencèrent à l'occasion de l'élection des consuls. Le peuple persistait dans sa fantaisie de vouloir à toute force voir Auguste consul, et il n'en nomma qu'un, savoir Sentius Saturninus. Celui-ci prit donc seul possession du consulat au 1er Janvier. C. SENTIUS SATURNINUS. An. R. 733. Av. J.-C. 19.Sentius avait du courage et de la fermeté ; et se trouvant seul revêtu de l'autorité du consulat, il soutint ce poids d'une manière digne des anciens temps de la république. Il découvrit et punit les fraudes des financiers, et il fit rentrer dans le trésor public des sommes qui en avaient été détournées. Mais ce fut surtout dans la nomination aux charges qu'il se montra grand magistrat. Il écarta des sujets indignes qui se pressentaient pour la questure, en leur défendant de se mettre au nombre des aspirants, avec menaces, s'ils osaient parai tre dans le Champ de Mars, de leur faire sentir ce que pouvait un consul. Il eut besoin de toute sa fermeté, lorsqu'il fallut procéder à l'élection de son collègue. Car Auguste ayant persévéré dans son refus, Egnatius Rufus, ce jeune téméraire, de l'insolence duquel il a déjà été parlé, se mit sur les rangs, et enflé de la faveur du peuple, qui l'avait fait passer sans milieu de l'édilité à la préture, il prétendait envahir le consulat contre les intentions connues de l'empereur, et s'en servir, lorsqu'il y serait parvenu, pour troubler la république. Sentius lui intima un ordre de se retirer ; et Egnatius ne se rendant point, la chose en vint à une sédition, où il y eut du sang répandu, et des hommes tués. Le sénat voulut donner une garde au consul : mais plein de courage, Sentius se crut assez armé par l'autorité légitime, qu'il avait en main ; et il déclara que, quand même Egnatius aurait la pluralité des suffrages, il ne le nommerait pas. L'orage était pourtant trop violent, pour pouvoir être entièrement apaisé par Sentius. Ce fut une nécessité de recourir à Auguste, à qui le sénat envoya deux députés de son corps. L'empereur n'observa pas en cette occasion les mêmes ménagements auxquels il s'en était tenu deux ans auparavant. Il priva le peuple pour cette fois de la nomination du consul, et il se l'attribua à lui-même ; et s'étant déterminé en faveur de l'un des deux députés du sénat, Q. Lucretius, qui avait été autrefois proscrit, il le renvoya désigné consul à Rome, et le suivit de près. C. SENTIUS SATURNINUS. - Q. LUCRETIUS. An. R. 735. Av. J.-C. 19.A son approche, le sénat s'empressa de lui décerner toutes
sortes d'honneurs, en reconnaissance des sages dispositions qu'il avait faites
dans toutes les provinces où il avait passé. De tous ces honneurs, il ne reçut
qu'un autel consacré à Le lendemain étant venu au sénat, il demanda pour Tibère, qu'il avait laissé en Syrie, les ornements de la préture — car on s'accoutumait à distinguer les privilèges et les décorations des charges d'avec les charges mêmes — ; et pour Drusus, frère de Tibère, la même dispense qui avait été accordée à son aîné, c'est-à-dire la faculté de parvenir aux magistratures cinq ans avant l'âge porté par les lois. Il n'avait pu jusque-là que tracer, pour ainsi dire, les premiers linéaments de la reforme qu'il se proposait d'introduire dans l'état. Les désordres amenés par les guerres civiles étaient trop anciens et trop accrédites pour pouvoir être déracinés sur-le-champ. Il aurait été à craindre d'aigrir les maux par des remèdes brusques. Il résolut de reprendre alors ce grand ouvrage commencé : dans cette vue, il se fit continuer pour cinq ans la préfecture des mœurs et des lois, et il reçut la puissance consulaire pour toute sa vie, avec toutes les prérogatives attachées à cette dignité, et la préséance sur les consuls en charge ; de façon que sans être ni consul, ni censeur, il jouissait réellement de tous les droits qui appartenaient à ces grandes magistratures. Pour lui en faciliter l'exercice, les sénateurs se montrèrent disposés à jurer d'avance l'observation de toutes les lois qu'il établirait. Il les dispensa de ce serment, jugeant que si les lois leur convenaient, ils se porteraient d'eux-mêmes à les pratiquer, et que si au contraire elles étaient dans le cas de leur déplaire, il n'y avait point de serment qui les empêchât d'en secouer le joug. Agrippa était un appui dont il ne pouvait se passer pour l'importante opération qu'il méditait. Mais ce grand homme, également propre à la guerre et a la paix, était actuellement occupe a réduire les Cantabres, qui lui donnaient bien de I'exercice. Il en vint pourtant à bout, autant par sa fermeté à maintenir la discipline parmi ses troupes, que par sa valeur et son habileté contre les ennemis. Car les soldats romains, découragés et rebutés, ne marchaient pas volontiers contre des barbares d'une férocité indomptable : ils combattaient mollement, et ils souffrirent quelques échecs. Agrippa punit les coupables par l'ignominie : il priva du nom d'Augusta une légion, qui toute entière avait mal fait son devoir ; en un mot, ayant appris à ces troupes à craindre plus leur général que l'ennemi, il acheva enfin de subjuguer les Cantabres, et les ayant forcés de descendre de leurs montagnes dans la plaine, il les soumit si parfaitement, que depuis ce temps ils cessèrent de se révolter, et supportèrent tranquillement la domination romaine. Cet exploit était grand, et méritait les plus brillantes récompenses. Mais Agrippa, aussi bon courtisan que grand général, et toujours attentif à se contenir dans les bornes d'un simple lieutenant qui doit déférer tout à son chef, écrivit pour rendre compte de ses succès, non pas au sénat, mais à l'empereur, et ne voulut point accepter le triomphe qui lui fut décerné. Tous ceux qui commandaient les armées ne se piquaient pas d'une semblable modestie ; et plusieurs demandaient et obtenaient le triomphe pour des bicoques forcées, ou pour avoir réprimé les courses de quelques malheureux brigands. Car Auguste, comme il a été remarqué ailleurs, était libéral des honneurs militaires ; et, selon le témoignage de Suétone[1], il accorda le triomphe a plus de trente généraux. Il est pourtant certain qu'Agrippa, en le refusant, se conformait aux intentions secrètes du prince, qu'il connaissait mieux qu'un autre ; et la suite le fera voir. Il ne serait pas juste de confondre L. Balbus avec ceux qui obtinrent le triomphe pour de minces exploits. Il était vainqueur des Garamantes, nation d'Afrique, qui n'avait jamais éprouvé les armes romaines, et dans la cérémonie de son triomphe parut une longue file de noms barbares, de peuples, de villes, et de montagnes, jusque-là inconnues, et par lui subjuguées. La personne du triomphateur était elle-même une singularité remarquable. Né à Cadix, et n'ayant obtenu le droit de citoyen romain que par le bienfait de Pompée, il est le seul étranger de naissance qui ait triomphé dans Rome. Mais son oncle, parvenu avant lui au consulat, lui avait frayé le chemin. On peut regarder l'année dont je finis de raconter les évènements comme funeste à la poésie et aux lettres, puisqu'elle enleva Virgile, sans lui laisser le temps de mettre la dernière main à son Énéide. Il était allé en Grèce, afin de jouir de la tranquillité nécessaire pour achever son poème y et le mettre dans un état où il en fut pleinement content. Auguste étant venu à Athènes dans le même temps, le poète alla lui faire sa cour, et fut apparemment déterminé par l'empereur à revenir avec lui en Italie. Il s'embarqua étant déjà malade, et la navigation ayant augmente son mal, il mourut presque en arrivant à Brindes, âgé d'un peu plus de cinquante ans. Son épitaphe, faite par lui-même, si nous en croyons l'auteur de sa vie, contient en deux vers sa naissance, sa mort, sa sépulture, et l'indication de ses ouvrages. Mantoue m'a vu naître, Brunduse a terminé ma carrière, mes cendres reposent à Naples. J'ai chante les bergers, les campagnes, les héros. On assure qu'en mourant il voulait brûler son Énéide, et qu'il en donna l'ordre par son testament. Il avait une si grande idée de la perfection, qu'un poème qui a toujours été admiré comme un des chefs-d'œuvre de l'esprit humain, ne lui semblait pas digne de passer à la postérité. Auguste, malgré le respect dû aux dernières volontés du testateur, empêcha que l'on n'exécutât une disposition si rigoureuse ; et l'ouvrage obtint ainsi une approbation plus honorable, que ne l'eut été celle de son auteur. Varius et Tucca, tous deux illustres par le talent de la poésie, et amis de Virgile, furent chargés par l'empereur de la révision de l'Énéide, et il leur permit de retrancher ce qu'ils voudraient, mais non pas d'ajouter. Virgile institua ses héritiers Auguste et Mécène, avec un frère utérin qu'il avait. C'était une manière de faire sa cour au prince, que de le mettre sur son testament, et il y était sensible de la part de ceux qu'il avait traité sur le pied d'amis. Cet usage se perpétua sous les empereurs suivants, et fit partie de l'adulation universelle. P. CORNELIUS LENTULUS. - CN. CORNELIUS LENTULUS. An. R. 734. Av. J.-C. 18.Agrippa, de retour a Rome après l'expédition contre les Cantabres, reçut le prix de sa modestie. Il avait refusé le triomphe, et il devint le collègue d'Auguste dans la puissance du tribunal, qui lui fut conférée pour cinq ans. Ce titre était un des caractères essentiels de l'autorité suprême ; et si Agrippa ne le reçut que pour cinq ans, Auguste, qui s'était chargé pour dix ans, comme nous l'avons dit, du commandement des armées et de l'administration des provinces, et qui voyait ce terme prêt à expirer, ne s'en fit accorder aussi la continuation que pour cinq ans : en sorte qu'il traitait Agrippa à peu près comme il se traitait lui-même, voulant laisser croire qu'au bout de cinq ans ils remettraient l'un et l'autre à la république le pouvoir qu'ils tenaient d'elle. Auguste, après avoir pris la précaution de s'associer Agrippa dans la puissance tribunicienne, et de montrer ainsi un vengeur tout prêt à quiconque aurait la pensée d'attenter à sa vie, mit la main à l'œuvre de la réforme, et commença par le sénat, qui malgré les retranchements déjà faits dans une première revue, renfermait encore un grand nombre de sujets peu capables de faire honneur à leur corps. Car ce prince n'en voulait pas seulement à ceux dont l'audace lui était suspecte : la basse flatterie ne lui déplaisait pas moins[2] ; sans parler des mauvaises mœurs et de l'indignité de la naissance. Il trouvait même cette compagnie en général trop nombreuse, et son vœu aurait été de la réduire à l'ancien nombre de trois cents. Il s'estimait heureux, disait-il, si Rome et l'Italie pouvaient lui fournir trois cents dignes membres du conseil public de l'empire. Mais voyant que le projet d'une si notable diminution alarmait étrangement les sénateurs, il crut devoir aller jusqu'au nombre de six cents, qui avait été celui des meilleurs temps de la république. Quand son plan fut arrêté, pour procéder à l'exécution, il tenta une voie qui le commettait peu ; et, à l'imitation de ce qui se pratiquait quelquefois dans la milice, il voulut laisser à la disposition des sénateurs eux-mêmes le choix de leurs confrères. Il commença par en nommer trente, triés par lui, sous la loi du serment, entre les plus dignes. Ces trente, après s'être liés par un semblable serment, devaient en choisir chacun cinq, dont aucun ne fut de leurs parents ; et, entre ces cinq, le sort décidait de celui qui resterait sénateur. Les trente nouvellement élus devaient ensuite recommencer la même opération jusqu'à la concurrence du nombre de six cents. Mais il se commit des fraudes, il survint des difficultés qui dégoûtèrent Auguste d'un système si avantageux en apparence, et qui l'empêchèrent de le suivre jusqu'au bout. Ainsi, par exemple, il reçut une mortification de la part d'Antistius Labéon, qui mit Lepidus, l'ancien triumvir, à la tête des cinq qu'il choisissait. Auguste s'emporta à ce sujet jusqu'à accuser Labéon de parjure, et il lui demanda avec colère, si, conformément au serment qu'il avait fait, il n'en connaissait pas de plus digne. Labéon lui répondit tranquillement que chacun avait sa façon de penser : Et après tout, ajouta-t-il, quel reproche pouvez-vous me faire, de regarder comme digne de la place de sénateur celui que vous laissez jouir du souverain pontificat ? Cette réponse ferma la bouche à Auguste ; mais il est aisé de juger qu'elle ne le satisfit pas. Labéon avait l'esprit républicain, héritier des sentiments de son père, qui, après avoir combattu dans les plaines de Philippes pour la défense de la liberté, lorsqu'il vit la bataille perdue, se fit tuer par un de ses esclaves. Le fils, nourri dans les mêmes principes, conserva toujours beaucoup de fierté. Auguste ayant témoigné quelque inquiétude, à cause du grand nombre de mécontents que faisait la revue du sénat, quelqu'un proposa que les sénateurs fissent la garde autour de sa personne : Je suis dormeur, reprit brusquement Labéon, je ferais mal ma charge. On conçoit que de pareils traits, soutenus dans tout le reste de la conduite, n'étaient pas propres a lui attirer les bonnes grâces du prince. Aussi, quoiqu'il fut homme de grand mérite, et qu'il excellât dans la jurisprudence, il ne put parvenir au consulat. Auguste au contraire prit à tâche de combler d'honneurs Ateïus Capito, rival de Labéon dans la profession de jurisconsulte, mais qui savait mieux s'accommoder aux temps. L'expédiant de remettre à la décision des sénateurs le choix de ceux qui composeraient cette illustre compagnie, n'ayant pas réussi selon les espérances d'Auguste, il prit sur lui-même, avec le secours d'Agrippa, la consommation de l'ouvrage, et il nomma aux places qui restaient à remplir. Mais, quoiqu'il y apportât toute l'attention possible, il ne put éviter de donner de justes sujets de mécontentement. Livineïus Regulus se plaignit en plein sénat d'avoir été exclu, pendant que son fils, et plusieurs autres, auxquels il ne se reconnaissait point inférieur, étaient admis. Il fit le dénombrement de ses campagnes, et, plein d'indignation, il déchira sa robe pour montrer les honorables cicatrices des blessures qu'il avait revues par-devant. Aurunculeïus Pætus demanda qu'il lui fut permis de céder sa place à son père rayé du tableau. Sur ces représentations, et autres pareilles, Auguste revit son travail, et il y fit quelques changements. Cette condescendance en encouragea plusieurs à faire de nouvelles plaintes, se flattant d'un pareil succès. Mais il faut que les affaires finissent : Auguste conserva à ceux dont les représentations paraissaient avoir quelque fondement, les privilèges honorifiques de la place de sénateur, et il leur permit de demander les charges pour rentrer dans le sénat. Quelques-uns profitèrent de cette ouverture, dont les exemples n'étaient pas rares sous le gouvernement républicain. Les autres passèrent leur vie dans un état qui tenait le milieu entre le rang de sénateur et celui de simple citoyen. Il n'y a rien que de louable dans toute cette opération d'Auguste par rapport au sénat. On ne fera pas le même jugement de ses procédés à l'égard de Lepidus. Ce triumvir dépossédé se tenait volontiers à la campagne, cherchant à cacher la honte de sa chute. Auguste, piqué apparemment de ce qu'on l'avait conservé sénateur malgré lui, le força de venir à la ville, et d'assister au sénat, pour y essuyer mille mépris ; et il affectait de ne l'interroger et de ne le faire parler que le dernier entre tous les consulaires. Cette vengeance avait quelque chose de petit. Il eut été bien plus digne du maître du monde de laisser vieillir dans l'obscurité où il se renfermait un ennemi de qui il n'avait plus rien à craindre. Plusieurs des mécontents furent soupçonnés d'avoir formé de mauvais desseins contre Auguste et contre Agrippa. C'est probablement à ce temps qu'il faut rapporter la conspiration d'Egnatius Rufus, digne couronnement de toutes les folles entreprises par lesquelles il avait signalé sa témérité. Il fut découvert, et puni de mort avec ses complices. Tel est le récit de Velleius. Dion, qui, sans nommer Egnatius, semble néanmoins parler du même évènement, ne prononce point sur la réalité ou la fausseté du crime. Il remarque qu'il est difficile à des particuliers de pénétrer dans ces mystères de l'état, et il ne répond que des faits qui ont éclaté à la vue du public. Parmi ceux à qui Auguste conserva ou conféra le grade de sénateur, il s'en trouvait beaucoup qui ne possédaient pas la quantité de bien qu'exigeait cette dignité selon les anciennes lois. Les guerres civiles avaient miné un grand nombre de familles, et particulièrement les plus nobles, qui, paraissant à la tête des factions, sont toujours plus exposées aux désastres qui en sont les suites. Auguste eut égard à cet inconvénient, qui était universel ; et dans les commencements il réduisit à la moitie, c'est-à-dire à quatre cent mille sesterces[3], la somme fixée anciennement pour pouvoir tenir le rang de sénateur. Dans la suite, à mesure que la tranquillité et la paix rétablissaient les fortunes des citoyens, il se rapprocha de l'ancienne taxation, et même la passa ; et, au lieu de huit cent mille sesterces[4] il voulut que tout sénateur en possédât un million[5], et enfin jusqu'à douze cent mille[6]. Ces règlements étaient sages. Il convient à la façon de penser générale des hommes que les dignités soient soutenues par les richesses. Mais de peur que la pauvreté n'exclut du sénat des sujets doués d'ailleurs de toutes les qualités pour faire honneur à la compagnie, et pour y bien servir la république, Auguste dans tous les temps aida ceux qui se trouvèrent dans ce cas, et il suppléa par ses libéralités à ce qui manquait a leur fortune. Après l'importante et délicate opération de la reforme du sénat, l'empereur tourna ses vues vers certains abus généraux, auxquels il tâcha de mettre ordre par de sages lois. La brigue avait régné avec fureur dans les derniers temps de la république, et elle est regardée comme une des principales causes des factions qui produisirent la ruine de la liberté. Le changement arrivé dans le gouvernement l'avait beaucoup amortie ; et l'autorité du prince, qui influait si puissamment dans la distribution des charges, dispensait d'acheter les suffrages des citoyens. Cependant, par un reste de vieille habitude, la brigue ne cessait pas encore de se pratiquer à petit bruit. Comme le mal n'était plus si grand, il ne fut pas besoin que le remède fut si vif. Auguste fit sur ce sujet une loi bien moins sévère que n'étaient les anciennes ; et il se contenta d'ordonner que ceux qui seraient convaincus de brigue dans la demande des charges, en seraient exclus pour cinq ans. Le dérèglement des mœurs, les adultères devenus fréquents, un célibat scandaleux, fruit du luxe et occasion de libertinage, étaient des désordres bien plus difficiles à extirper. Ils s'étaient introduits dans Rome à la suite de la prospérité et des richesses, et toute la variété des évènements publics leur avait donne lieu de s'accroître. Ils avaient profité de la licence des guerres pour se montrer avec plus d'audace. Les délices ramenées par la tranquillité de l'état leur fournissaient leur plus naturel aliment. Tous s'en plaignaient, et même ceux dont la morale n'était rien moins que sévère. Notre siècle, dit Horace[7], siècle fécond en crimes, a commencé par souiller l'alliance sainte du mariage, la naissance des citoyens, l'honneur des familles. De cette source empoisonnée est sorti un déluge de maux, qui inonde la nation. Les jeunes filles aiment à apprendre des danses immodestes et licencieuses ; elles se forment dans le dangereux art de plaire, et des leurs premières années elles méditent déjà des amours illégitimes. Le personnage de réformateur de ces désordres convenait bien à Auguste, qui en donnait publiquement l'exemple. On savait qu'il entretenait un commerce criminel avec plusieurs femmes. Ses amis convenaient du fait ; et ils ne l'excusaient que sur le frivole prétexte qu'il n'était pas conduit par le goût de la débauche, mais par intérêt d'état, afin de pouvoir connaître et démêler les complots qui se trameraient sourdement contre son service. Aussi, sentant toute l'indécence qu'on pourrait lui reprocher s'il attaquait par des lois sévères la corruption des mœurs, qu'il autorisait par sa conduite, il se renferma dans le point de vue du célibat, nuisible à la république, puisqu'il mettait obstacle à la multiplication des citoyens dans un temps où l'état avait un si grand besoin de réparer la perte de ceux que les guerres civiles lui avaient enlevés. Le célibat avait toujours été soumis chez les Romains une certaine ignominie, et a des peines pécuniaires. Auguste augmenta ces peines ou amendes ; et de plus, il attribua, comme avait fait César après la guerre d'Afrique, des récompenses et des privilèges à ceux qui se mariaient, et qui avaient plusieurs enfants. Pour faciliter les mariages, il permit à tous ceux qui n'étaient point sénateurs, ou fils de sénateurs, de prendre des affranchies pour femmes, sans que ces alliances inégales pussent nuire ni à ceux qui les contracteraient, ni à leurs enfants. Comme plusieurs, dans la vue de se soustraire aux peines de tout temps imposées au célibat, se servaient d'une fraude grossière, en épousant des enfants au-dessous de l'âge nubile, il défendit que l'on fiançât aucune fille qui n'eut au moins dix ans, afin que le mariage put être célébré deux ans après les fiançailles. Il voulut aussi mettre des bornes à la trop grande liberté des divorces, qui jetait le trouble et la division dans les familles, et il prononça des peines contre les divorces faits sans cause légitime. Il éprouva bien des difficultés pour l'établissement de ces lois, contre lesquelles s'élevaient la licence publique et la commodité d'un célibat qui n'était rien moins que chaste, et qui affranchissait des soins attachés au mariage et à l'éducation des enfants. En vain Auguste s'appuya-t-il des maximes de l'antiquité ; en vain, pour prouver qu'il en suivait les traces, fit-il lire dans le sénat une harangue[8] du censeur Metellus Macedonicus, dont le but était d'exhorter tous les citoyens au mariage ; il ne put satisfaire des esprits que les attraits du libertinage fermaient à la raison. Il se trouva des sénateurs qui, pour embarrasser le législateur trop rigide par la contradiction entre ses amours et ses ordonnances, représentèrent que ce qui rendait surtout les manages difficiles, c'était le dérangement de conduite dans les femmes et dans la jeunesse ; et que, si l'on voulait aller jusqu'à la source du mal, cet objet était le premier par lequel il fallait commencer. Augusta comprit parfaitement l'intention secrète de ceux qui lui faisaient ces malignes représentations, et il tâcha de les éluder en disant qu'il avait réglé les articles les plus nécessaires, mais que l'on ne pouvait pas remédier également à tout. On insista ; et il se défendit par cette excuse : C'est à vous-mêmes, messieurs, à régler l'intérieur de vos maisons, et à donner à vos femmes les avis qui conviennent, comme je fais moi-même. Il sembla que les mutins eussent résolut de le pousser à bout. Ils lui demandèrent quels étaient les avis par lesquels il instruisait si bien Livie : ce qui l'obligea d'entrer dans quelque détail sur la parure des femmes, sur les bienséances qu'elles devaient observer lorsqu'elles paraissaient en public, sur les compagnies qu'il leur était permis et convenable de voir. Dion n'ajoute rien davantage. Mais il est certain par Suétone, et par le droit romain, qu'Auguste porta une loi touchant les adultères ; et l'on peut penser que ce furent les importunités dont je viens de rendre compte qui l'y contraignirent en quelque façon. Nous ne connaissons pas avec certitude les dispositions précises de cette loi. Sévères ou non, il ne parait pas qu Auguste ait tenu fort diligemment la main a les dire observer. Un jeune homme étant accusé devant lui, pour avoir épousé une femme avec laquelle il avait eu auparavant un commerce adultère, Auguste se trouva dans l'embarras, n'osant ni absoudre le coupable, ni le punir. Il s'en lira en disant : La licence des temps précédents a donne lieu a de semblables désordres. Etouffons la mémoire du passé, et prenons des précautions pour l'avenir. Mais il ne perdit jamais de vue l'objet du célibat : et n'ayant pu, à cause des obstacles qui se rencontrèrent dans le temps dont je parle, exécuter tout ce qu il méditait sur cet article, il y revint à différentes fois, et enfin il acheva l'ouvrage par la fameuse loi Papia Poppea, dont il sera parlé en son lieu. Le luxe des tables, qui marche de compagnie avec la licence des mœurs, avait autrefois occasionné plusieurs lois somptuaires[9] ; et plus fort que toutes les lois, il reprenait toujours vigueur, et se portait à un excès intolérable. Auguste tâcha d'y mettre ordre par une nouvelle loi, qui fixa la dépense des repas pour les jours ordinaires à deux cents sesterces[10] (vingt cinq francs), pour les jours de fêtes à trois cents[11] (trente-sept livres dix sols), pour un jour de noces à mille[12] (cent vingt-cinq livres). Cette loi accordait quelque chose au temps, et était moins sévère que les anciennes. Encore ne put-elle pas subsister. Aulu-Gelle cite une ordonnance d'Auguste, ou de Tibère, qui étendait jusqu'à deux mille sesterces[13] la dépense qu'il serait permis de faire dans les repas. Tous ces règlements indisposaient jusqu'à un certain point les esprits contre le prince, et il se crut obligé de racheter par quelques traits d'indulgence populaire ce que la sévérité de ses lois semblait avoir d'odieux. Les distributions gratuites de blé et les spectacles intéressaient par-dessus toutes choses la multitude. Auguste établit un ordre certain, et préposa d'anciens prêteurs pour ce qui regarde le premier article ; et quant au second, il permit aux prêteurs en charge d'augmenter la magnificence des jeux, en dépensant pour leur exécution le triple de ce qu'ils recevaient du trésor public. Son attention a amuser le peuple par des spectacles de toute espèce fut extrême, et dura autant que sa vie. Il est vrai qu'il s y plaisait lui-même. Il y passait souvent plusieurs heures de suite, et quelquefois les jours entiers ; et cela, uniquement occupe du spectacle, comme les personnes du plus grand loisir. Il était bien aise de ne point se distinguer, et à éviter le blâme qu'avait encouru, disait-il, le dictateur César, son père, qui, pendant les jeux, dont la futilité ne pouvait servir de pâture suffisante à un esprit tel que le sien, lisait et apostillait ses lettres, et répondait aux placets qui lui avaient été présentés. Auguste trouvait plus populaire de se conformer au commun des spectateurs[14] : mais de plus, il ne dissimulait pas que le spectacle l'attachait par lui-même. Un intérêt plus sérieux sans doute le porta à multiplier ces sortes d'amusements. Il voulait repaître la curiosité d'un peuple inquiet, et en détourner la vivacité vers des objets de nulle conséquence, qui l'attirassent, et qui la remplissent ; qui lui fissent oublier les affaires de l'État, auxquelles il avait pris autrefois tant de part. C'est le sens d'un mot très judicieux, qui lui fut dit par un homme d'une profession frivole, Pylade le pantomime. Pylade et Bathylle étaient rivaux, et partageaient les applaudissements et la faveur de la multitude, qui s'échauffait et prenait parti entre eux, comme du temps de la république entre César et Pompée. Ces farceurs en avaient le cœur enflé, et Pylade, se voyant un jour sifflé par un des spectateurs, le montra au doigt pour l'exposer à l'indignation de ses partisans. L'empereur châtia l'insolence du pantomime en le chassant de la ville et de l'Italie : mais bientôt il se laissa fléchir, et il accorda son rappel aux désirs du peuple. Pylade donc ayant paru devant Auguste, comme ce prince lui recommandait d'être sage à l'avenir, et de ne plus exciter de factions, César, lui dit le comédien, il vous est utile que le peuple s'occupe de Bathylle et de moi. Auguste le savait bien : et c'est par ce motif que pendant toute la durée de son empire il prodigua tous les genres de spectacles : pièces de théâtre en grec et en latin, courses du cirque, combats de gladiateurs et d'athlètes, nouveautés venues des pays étrangers. Il y entretenait même l'émulation par les récompenses qu'il donnait aux comédiens ou aux combattants qui s'étaient signalés. Il a été rapporté dans l'histoire de la république qu'Auguste aimait particulièrement le jeu de Troie, où la jeune noblesse s'exerçait par des courses à cheval et des caracoles exécutées avec beaucoup d'adresse et d'agilité. Ce jeu était sujet à des accidents : et le fils de Nonius Asprénas s'y étant blessé, Auguste le consola en lui faisant présent d'un hausse-col d'or ; et il ne trouva pas mauvais que le jeune homme en prît occasion de porter le surnom de Torquatus, qu'une aventure plus brillante et plus glorieuse avait introduit plusieurs siècles auparavant dans la maison des Manlius. Mais un pareil accident s'étant renouvelé en la personne d'Eserninus, petit-fils de Pollion, celui-ci s'en plaignit dans le sénat avec amertume, et selon toute la hauteur de son caractère : en sorte qu'Auguste se crut obligé de renoncer à un jeu trop dangereux, et qui lui attirait de semblables scènes. Si ce prince était charmé de se gagner la bienveillance du peuple, c'était pourtant sans préjudice de la dignité et de la fermeté qui convenaient à son rang. Ainsi, quoiqu'il sût combien la multitude était attachée aux distributions de blé, dont l'usage s'était établi sous le gouvernement républicain, et qu'il continuait lui-même, il eut la pensée de les abolir, parce qu'il sentait qu'elles nourrissaient la fainéantise, et que, par l'appât d'une subsistance trop aisée, elles détournaient bien des citoyens de la culture des terres. Et il aurait exécuté cette résolution, s'il n'eût appréhendé que quelqu'un après lui ne renouvelât l'usage de ces largesses par le même principe qui leur avait donné naissance, c'est-à-dire, par le motif d'une basse flatterie envers le peuple. Une année[15] que le vin était cher et rare, la multitude en fit des plaintes, et excita des clameurs. Que craignez-vous ? leur dit l'empereur, Agrippa, mon gendre, vous a mis à portée de ne point souffrir de la soif. Il entendait parler de l'eau qu'Agrippa avait amenée dans Rome par plusieurs aqueducs, et récemment par celui de l'eau vierge, qui subsiste encore aujourd'hui sous le nom de Trevia. Je reviens à l'ordre des temps, qui me ramène an consulat de Furnius et de Silanus. C. FURNIUS. - C. JUNIUS SILANUS. An. R. 735. Av. J.-C. 17.Sous ces consuls Auguste poussa son plan de réforme, et fit ou renouvela des règlements utiles pour différents objets de bien public. Il était défendu aux avocats par une loi qu'avait portée autrefois Cincius, tribun du peuple, de recevoir ni argent, ni présent de leurs parties. Auguste remit cette loi en vigueur, et y ajouta une clause qui soumettait les contrevenants à la restitution au quadruple de ce qu'ils auraient reçu. Il défendit aux juges de faire aucune visite pendant l'année qu'ils seraient en place. Comme il voyait que les sénateurs se relâchaient beaucoup sur l'exactitude à se rendre aux assemblées de la compagnie, il augmenta les amendes, qui de tout temps étaient en usage contre les absents. Pendant qu'il s'occupait ainsi de tout ce qui pouvait être avantageux à l'état, sa famille s'accrut, et acquit un nouvel appui par la naissance d'un second fils d'Agrippa et de Julie, qui fut nommé Lucius. Auguste, à qui il importait de montrer au public des successeurs désignés de sa puissance, se hâta d'adopter ses petits-fils, quoique l'aîné ne pût avoir que trois ans, et que l'autre vînt de naître. Il suivit dans cette adoption les formalités les plus solennelles du droit romain ; et il voulut qu'Agrippa, père de ces jeunes enfants, lui transmît son droit sur eux par une espèce de vente. Il leur donna son nom, en sorte qu'ils furent appelés Caïus César et Lucius César. Il célébra cette même année les jeux séculaires, qui ne peuvent guère nous intéresser aujourd'hui qu'à raison du beau poème qui fut composé par Horace pour cette fête, et chanté à deux choeurs, l'un de jeunes garçons, et l'autre de jeunes filles. On trouvera ce qu'il y a de plus curieux à savoir sur ces jeux dans une courte dissertation de M. Rollin au troisième tome de son histoire romaine. Je me contenterai d'observer ici l'attention tout-à-fait louable d'Auguste à prévenir les occasions de désordres en défendant aux jeunes gens de l'un et de l'autre sexe de venir seuls à aucun spectacle pendant les trois nuits que durait la fête, et les assujettissant à s'y faire accompagner de quelque parent ou parente d'un âge mûr. Il usait de semblables précautions dans tous les spectacles en général, dont il connaissait le danger pour les mœurs : et s'il ne portait pas l'exactitude jusqu'à les interdire aux jeunes gens, au moins il leur affectait un quartier de l'amphithéâtre où ils fussent placés à part, et sous les yeux de leurs gouverneurs. Par une suite du même esprit, il sépara les femmes d'avec les hommes dans l'assistance aux jeux et aux combats des gladiateurs, et il les exclut absolument des combats d'athlètes. Il eût encore mieux fait d'obliger les combattants à respecter, suivant l'ancien usage, les lois de la pudeur naturelle, et à ne pas paraître nus devant les spectateurs. L'année suivante eut pour consuls deux hommes qui portaient dès noms bien illustres, Domitius et Scipion. Le premier était gendre d'Octavie, et fut grand-père de l'empereur Néron : l'autre tenait aussi de très-près à Auguste, étant fils de Scribonia, et par conséquent frère utérin de Julie. L. DOMITIUS AHÉNOBARBUS. - P. CORNÉLIUS SCIPIO. An. R. 736. Av. J.-C. 16.Les mouvements des Germains déterminèrent Auguste à faire cette année un voyage en Gaule. Ces mouvements, sur lesquels je donnerai dans un autre lieu le peu de détail que nous en ont conservé les anciens auteurs, furent le commencement d'une guerre qui devint très-importante, et la seule[16] considérable, à proprement parler, qui se soit faite sous l'empire d'Auguste. Car ce prince, amateur de la paix, en maintenant les Romains tranquilles, fit jouir tout l'univers d'une heureuse tranquillité : preuve évidente que c'est à Rome qu'il faut s'en prendre de ces guerres perpétuelles qui depuis sa naissance l'avaient successivement mise aux mains avec toutes les nations connues. L'ambition du peuple romain et de ses généraux, avides de se signaler par de glorieux exploits et de mériter l'honneur du triomphe, cherchait souvent la guerre ou sans eux elle n'aurait point été. Cette observation se vérifiera de plus en plus par la continuation du calme sous les empereurs suivants, qui, bien différents d'Auguste pour tout le reste, lui ressemblèrent par l'indifférence pour les conquêtes : et le repos dans lequel ils se plurent fut le repos du monde entier. Ce n'est pas que du temps même d'Auguste, des peuples barbares, par le pur effet de leur férocité naturelle, n'aient quelquefois pris les armes. Mais communément ces troubles furent aussitôt réprimés qu'excités : et le lecteur me permettra de ne faire aucune mention de ces petites guerres où il ne s'est passé rien de mémorable, ni qu'il soit fort utile de savoir. En cela je me conforme à la maxime du prince même dont je fais l'histoire. Auguste, dans la lecture des auteurs grecs et latins, ne s'appliquait à rien tant qu'a ce qui pouvait servir d'exemple ou de leçon, soit par rapport à l'administration de l'état, soit pour la conduite privée[17]. Le reste lui paraissait peu digne de considération. Son voyage en Gaule, outre le motif de la guerre des Germains, fut encore attribué par les politiques à d'autres vues particulières. Quelques-uns crurent qu'après les lois qu'il venait d'établir, la difficulté de les faire observer, les murmures qu'il excitait en y tenant sévèrement la main, la honte qu'il encourait en se relâchant dans certaines occasions par la considération des personnes, tout cela lui causait des embarras auxquels un peu d'absence lui parut un bon remède : en sorte qu'il voulut imiter Solon, qui, lorsqu'il eut donné des lois à Athènes, s'éloigna et voyagea pendant dix ans. On lui prêta de plus, selon le rapport de Dion, un troisième motif bien peu honorable : je yeux dire ses amours avec Terentia femme de Mécène, qui faisaient beaucoup parler dans Rome. Mais était-ce un moyen d'imposer silence à ces bruits, que d'emmener arev lui cette dame, comme le même Dion dit qu'il le fit ? Quoi qu'il en soit, Mécène fut du voyage. Agrippa eut ordre d'aller en Syrie, d'où Tibère était revenu. Ainsi il fallait qu'Auguste choisît un homme de confiance, sur qui il put se reposer du gouvernement de la ville, pendant qu'il serait absent. Il jeta d'abord les yeux sur Messala, que sa naissance, sa vertu, son esprit, et un attachement fidèle pour l'empereur depuis qu'il s'était donne à lui, rendaient tout-à-fait recommandable. Mais doux par caractère, élevé dans les maximes républicaines, et plein de respect pour les lois, il ne se trouva pas propre à exercer une charge despotique, et qui dans le civil se gouvernait presque militairement. Au bout de peu de jours il s'en démit, et Auguste lui substitua Statilius Taurus, qu'il avait déjà décoré du consulat et du triomphe, homme nourri dans les armes, et qui, devant toute sa fortune au nouveau gouvernement, avait appris a ne connaître guère d'autres lois que la volonté du prince. Taurus posséda cette importante charge jusqu'à sa mort, et il s'en acquitta à la satisfaction de celui qui la lui avait confiée. Dès qu'Auguste
fut parti, il arriva dans Rome quelques prétendus prodiges, à l'occasion desquels le sénat ordonna que l'on fit des vœux publics pour son heureux
retour : comme si sa présence eut dû être une sauvegarde contre tous
les maux dont le ciel les menaçait. Cependant les affaires de M. LIVIUS DRUSUS LIBO. - L. CALPURNIUS PISO. An. R. 737. Av. J.-C. 10.Auguste reçut dans les Gaules de grandes plaintes contre l'intendant
qu'il y avait établi pour la levée des tributs et des impôts. C'était un
Licinius, Gaulois de naissance, autrefois esclave de César, et qui, ayant été
affranchi, s'était acquis la confiance d'Auguste, son patron, jusqu'à en
obtenir un emploi qui mettait toute Cet homme, conservant dans son nouvel état toute la bassesse de sentiments de sa première condition, et enivré d'une fortune pour laquelle il n'était pas né, abusa insolemment de son pouvoir. Il se fit un plaisir malin d'abaisser et d'écraser ceux devant lesquels il eut tremblé dans les temps précédents, et il fatigua les Gaulois en général par les vexations les plus criantes. Dion en cite un trait. Comme les tributs se levaient et se payaient par mois, ce misérable, profitant des nouveaux noms donnés à deux des mois de l'année, juillet et août, fit une année de quatorze mois, afin de tirer quatorze contributions au lieu de douze. Auguste fut touché des plaintes qui s'élevèrent de toutes parts contre son intendant, et il eut honte de s'être servi d'un tel ministre. Déjà tout annonçait à Licinius une chute prochaine, et l'on croyait qu'il ne pouvait éviter le supplice. Mais ce tyrannique financier recourut à un moyen qui a été souvent et utilement employé par ses successeurs. Il introduisit le prince dans un trésor, où il lui montra des amas immenses d'or et d'argent. Voilà, lui dit-il, ce que j'ai recueilli pour vous, en m'exposant à devenir moi-même la victime de la haine publique. J'ai cru qu'il a était du bien de votre service de dépouiller les Gaulois de leurs richesses, de peur qu'ils ne s'en aidassent pour se révolter contre vous. Prenez cet or et cet argent. Je ne l'ai point destiné à d'autre usage qu'à passer entre vos mains. Auguste eut la faiblesse de se laisser éblouir par l'avantage qui lui revenait d'une si riche proie. L'intérêt prévalut dans son esprit sur la justice, et le fruit des crimes de Licinius lui en procura l'absolution. Licinius mérite d'avoir ici pour compagnon un homme qui lui ressemblait pour la fortune, pour les richesses, et qui le surpassait encore en inhumanité. Védius Pollion, affranchi de condition, chevalier romain par le mérite de son argent, portait le luxe jusqu'à la fureur. Mais ce qui doit surtout le rendre odieux, c'est la cruauté monstrueuse avec laquelle il traitait ses esclaves. Il avait dans un vivier des murènes qu'il nourrissait de chair humaine ; et la peine ordinaire de ses esclaves, pour des fautes souvent légères, c'était d'être jetés pieds et poings liés dans le vivier, pour servir de pâture à ces animaux voraces. Ce barbare affranchi était pourtant au nombre des amis d'Auguste, à qui une telle liaison fait peu d'honneur. Un jour que l'empereur mangeait chez lui, un esclave ayant cassé un vase de cristal, fut condamné sur-le-champ à être livré aux murènes. Ce malheureux vint se Jeter aux pieds d'Auguste, demandant non pas la vie, mais un supplice moins horrible. Auguste se rendit son intercesseur ; et l'insolence de Védius fut telle, qu'il refusa d'écouter des prières si respectables. Alors l'empereur se fit apporter tout ce qu'il y avait de vases de cristal étalés sur le buffet, et les brisa lui-même sur-le-champ. Cette leçon, si bien placée, mortifia Védius et sauva l'esclave. Védius mourut pendant le consulat de Libon et de Pison, et en mourant il institua Auguste son héritier. Parmi les biens de sa succession était la fameuse maison de campagne de Pausilype[19] près de Naples. Il avait chargé l'empereur par son testament d'ériger quelque monument public. Auguste, ayant fait abattre la maison de Rome de cet affranchi, construisit en la place un portique, à qui il donna, non pas le nom de Védius, mais celui de Livie. Seyait-il bien à Auguste d'être l'héritier d'un homme dont il cherchait à ensevelir le nom dans l'oubli ? Les Rhétiens, peuple toscan d'origine, mais établi depuis plusieurs siècles dans les montagnes des Alpes, et occupant à peu près le pays où sont aujourd'hui les Grisons, faisaient des courses tantôt en Gaule, tantôt en Italie. Leur férocité était extrême : au lieu des mœurs douces de la nation savante dont ils étaient une colonie, ils avaient pris celles qu'inspire naturellement un climat sauvage, tel que celui où ils étaient transplantes ; et par leur commerce avec les barbares, ils étaient devenus barbares eux-mêmes. Dans leurs courses ils exterminaient tous les mâles, et ils allaient les chercher jusque dans le ventre de leurs mères, où les prêtres de la nation, sur des indications aussi cruelles qu'incertaines, prétendaient les deviner. Drusus, le plus jeune des beaux-fils d'Auguste, fut envoyé pour réduire ces barbares, et il signala contre eux les premiers essais de son talent pour la guerre et pour le commandement des armées. Les avantages qu'il remporta lui méritèrent les ornements de la préture, et de plus, un monument d'une autre espèce, non moins glorieux, et plus durable, je veux dire une très-belle ode d'Horace, dans laquelle le poète chante sur le ton le plus sublime les exploits du jeune guerrier. Il a soin néanmoins d'en rapporter le principal honneur à Auguste[20], par les leçons et les exemples duquel Drusus a été forme, et s'est rendu digne[21] de porter la foudre du roi des dieux. Les Rhétiens repoussés et battus, mais non subjugués,
appelèrent à leur secours les Vindéliciens leurs voisins. La guerre devenant
ainsi plus considérable et le péril plus grand, Auguste crut devoir donner un
appui et un collègue à Drusus, et il lui envoya Tibère son frère aîné, qu'il
avait retenu jusque-là auprès de lui dans On s'aperçoit assez, et je crains de le faire trop sentir a mes lecteurs, que l'histoire devient sèche, et excite peu d'intérêt, faute de mémoires rédigés par d'habiles mains. Ainsi de tout ce que fit Auguste pendant son séjour dans les Gaules, si l'on excepte quelques ordres donnés par rapport à la guerre contre les Germains, selon que nous le rapporterons dans la suite, tout ce que nous avons à en dire se réduit à l'établissement de plusieurs colonies, qui pour la plupart prirent son nom, qu'elles mêlèrent en différentes manières avec leurs noms anciens. Il en fonda dans l'Espagne, il en fonda dans les Gaules. Il y eut aussi des villes anciennes qui, pour lui témoigner leur affection et leur respect, voulurent porter son nom. Bibracte, capitale des Éduens, en est un exemple. Elle changea son ancien nom en celui d'Augustodunum, dont nous avons fait Autun. Les Éduens étaient les plus anciens alliés qu'eussent les Romains parmi les Gaulois. Ce tut apparemment ce motif qui détermina Auguste à faire de leur capitale le centre des études et comme l'Athènes des Gaules. Il y établit une école et des professeurs d'éloquence et de littérature, afin de procurer aux esprits des Gaulois le seul avantage qui leur manquât, la culture des lettres et les belles connaissances. Ce prince les aimait, et y était lui-même fort versé. Mais on peut croire que, la politique avait ici son objet. Il savait que le principal fruit des lettres est d'adoucir les mœurs, et de rendre les hommes moins indociles, plus traitables, plus susceptibles des impressions de soumission et d'obéissance. Ses vues lui réussirent. Les Gaulois prirent les mœurs en même temps que les connaissances des Romains. Non-seulement ils demeurèrent tranquilles, mais ils s'affectionnèrent à l'empire, et c'est à quoi contribua beaucoup l'école d'Autun, qui était encore florissante plus de trois siècles après sous Constantin et ses enfants. Auguste rendit cette année aux habitants de Cyzique la liberté, dont il les avait privés six ans auparavant. M. LICINIUS CRASSUS. - CN. CORNELIUS LENTULUS AUGUR. An. R. 738. Av. J.-C. 14.Des deux consuls de l'an de Rome 738, Crassus et Lentulus, le premier était petit, fils du fameux Crassus ; l'autre, héritier d'un nom pareillement très-illustre, ne nous est guère connu personnellement que par un morceau de Sénèque, qui n'en donne pas une idée fort avantageuse. Il avait été dans le cas de bien d'autres nobles appauvris par les guerres civiles ; et, sans esprit, sans talent, il ne s'était présenté[25] à Auguste avec aucune autre recommandation que celle d'une ancienne noblesse qui gémissait sous le faix de l'indigence. Auguste le combla de biens ; et comme Lentulus était avare, il fit si bien profiter les largesses de l'empereur, qu'il se vit possesseur[26], ou, pour parler plus juste, le gardien de quatre cents millions de sesterces[27]. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il ne se regardait pas comme fort obligé envers Auguste, et qu'ayant une haute opinion de son génie pour l'éloquence, il se plaignait que ce prince lui avait fait plus de tort en l'éloignant de l'étude, que de bien par ses libéralités. Cependant son esprit était si étroit et si stérile, que, tout avare qu'il fût[28], on aurait encore plutôt tiré de lui, dit Sénèque, de l'argent que des paroles : de façon que, s'il se fût rendu justice, il aurait compte avoir reçu d'Auguste un second bienfait[29], pour avoir été engagé par lui a renoncer à un travail sur lequel il se serait consumé sans recueillir d'autre fruit que la risée publique. Ses richesses, qu'il avait accumulées avec tant de soin, lui coûtèrent la vie sous Tibère. Pendant l'année désignée par les noms de ces deux consuls, Rome ne nous offre que deux évènements d'une assez médiocre importance. Dans la nomination des édiles curules on crut qu'il était intervenu quelque vice du côté des auspices. On recommença l'élection suivant l’usage : mais, ce qui n'était jamais arrivé, les mêmes sujets dont la nomination avait été jugée vicieuse, furent élus de nouveau et mis en place. Je ne remarque ce fait que pour servir de preuve qu'on s'éloignait assez aisément des anciennes pratiques, en même temps qu'on paraissait les respecter jusqu'à un certain point. Le portique de Paulus, ouvrage magnifique, dont il a été parle dans l'histoire de la république, fut brûlé cette même année. La fortune des descendants du fondateur ayant beaucoup souffert par les révolutions de l'état, ils ne se trouvèrent pas assez riches pour faire les frais de la reconstruction. Auguste, à la tête de leurs amis, s'en chargea ; et, par une modération tout-à-fait louable, il voulut que l'on conservât au portique reconstruit son ancien nom, sans aucune mention de ceux qui l'avaient relevé. En Orient Agrippa soutenait la gloire de sa sagesse et de sa valeur. Nous connaissons par Josèphe l'équité et la bonté de ses procèdes envers les Juifs ; et c'est un exemple par lequel nous pouvons juger de la conduite qu'il tint à l'égard des autres peuples sujets des Romains ou protégés par eux. Hérode, qui avec de grands vices avait néanmoins des talents supérieurs, acquit auprès d'Agrippa beaucoup de crédit et de considération. Sur la recommandation de ce prince, le Romain accorda sa protection aux Juifs répandus dans l'Asie-Mineure, à qui les Grecs, par haine pour une nation dont le culte singulier condamnait le leur, suscitaient mille chicanes et mille avanies. Agrippa maintint les Juifs dans la possession des droits de citoyens des villes où ils étaient établis : il défendit qu'on les troublât dans l'exercice de leur religion, ou même qu'on les forçât a comparaître devant les tribunaux dans leurs jours de fête. Il leur assura la liberté de transmettre à Jérusalem les sommes que la piété les engageait d'envoyer à la ville sainte. Il vint lui-même à Jérusalem, où il fut reçu magnifiquement par Hérode, et il y offrit à Dieu un sacrifice solennel. La valeur guerrière d'Agrippa trouva quelque léger exercice dans les troubles du Bosphore Cimmérien. Un certain Scribonius se disait petit-fils de Mithridate, je ne sais à quel titre, car l'alliance d'un nom romain avec une telle descendance ne se comprend pas aisément. Quoi qu'il en soit, il revendiqua le royaume du Bosphore contre Asandre, qui l'avait usurpé sur Pharnace, comme il a été dit dans l'histoire de la république. Asandre, pour colorer son usurpation, avait épousé une fille de celui qu'il avait détrôné ; et, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, il jouissait tranquillement de son petit état, lorsque les alarmes que lui causa l'entreprise de Scribonius le forcèrent de se donner la mort. Polémon, roi de Pont, se disposa, par ordre d'Agrippa, a attaquer Scribonius ; mais il n'eut pas besoin de faire la guerre contre lui, parce que les peuples du Bosphore s'en étaient défaits eux-mêmes. Ils demeurèrent pourtant en armes, dans la crainte de devenir les sujets de Polémon. Agrippa vint à Sinope, d'où la terreur de son nom et de la puissance romaine agit si efficacement sur les peuples du Bosphore, qu'ils n'osèrent plus tenter aucune résistance. Ils se soumirent ; et Agrippa, ayant fait épouser à Polémon la veuve d'Asandre, donna le Bosphore à ce prince, en considération de son mariage avec l'héritière de Mithridate et de Pharnace. Il suivit sa pratique modeste de ne point écrire au sénat pour lui rendre compte de cet exploit, mais à Auguste, qui lui fit décerner le triomphe. Agrippa, constant dans ses principes, refusa cet honneur ; et son exemple passa en loi. Depuis cette époque les généraux romains ne reçurent plus que les ornements de triomphateur, c'est-à-dire la tunique ornée de palmes en broderie, la robe de pourpre aussi brodée, la couronne d'or et le sceptre : pour ce qui est de la pompe même du triomphe, elle fut réservée aux empereurs et à leurs enfants. Tibère, que sa naissance et la qualité de beau-fils d'Auguste appelaient de plein droit au consulat, l'avait même mérité par ses services. Il y fut nommé pour l'année suivante ; et il le géra avec Varus, que son désastre en Germanie a rendu dans la suite trop célèbre. TI. CLAUDIUS NERO. - P. QUINTILIUS VARUS. An. Rome 769. Av. J.-C. 13.Ce fut sous ces consuls qu'Auguste revint à Rome, laissant Drusus dans les Gaules pour y achever le cens ou dénombrement, et réprimer les courses des Germains. On se souvient comment Horace exprimait les regrets publics sur l'absence d'Auguste. A son retour tout se passa sur le modèle de ce que nous avons déjà vu arriver en pareil cas : l'effusion de joie de la part du sénat et du peuple ; réserve et modestie de la part de l'empereur. Le sénat avait ordonné que, pour remercier les dieux du retour du prince, on dressât un autel dans le lieu destiné aux assemblées de la compagnie ; et que le jour de son entrée fut un jour de grâce pour les criminels qui s'adresseraient à lui. Auguste refusa ces honneurs immodérés, et il voulut même, suivant sa coutume, entrer de nuit dans la ville pour éviter le concours de tous les ordres qui se préparaient à sortir au-devant de lui. Le lendemain il reçut dans son palais les respects de la multitude ; après quoi il monta au Capitole, et fit hommage à Jupiter des lauriers dont ses faisceaux étaient couronnés. De là il se transporta au sénat, pour y rendre compte, ainsi que l'avaient pratiqué les anciens généraux romains, de la manière dont il avait administré les affaires publiques dans la province. Seulement, comme il était enrhumé, au lieu de parler de lui-même, il fit lire par son questeur le mémoire qui avait été dresse par son ordre. L'affaiblissement de la puissance du sénat refroidissait beaucoup l'ardeur que l'on avait eue autrefois pour y entrer. Des fils et petits-fils de sénateurs, voyant qu'ils ne succédaient qu'au titre et non au crédit de leurs pères, se dégoûtaient d'un honneur auparavant si recherché : ou ils ne se présentaient point pour être admis dans le sénat, ou même ils s'en retiraient, alléguant les uns le défaut de facultés, les autres des infirmités prétendues. Auguste, qui avait à cœur de conserver un extérieur de dignité dans cette première compagnie de la république, ne crut pas devoir souffrir qu'elle se dépeuplât de noms anciens pour se remplir d'hommes nouveaux, qui en soutiendraient mal la splendeur. Il voulut s'instruire par lui-même de la légitimité des causes qui en éloignaient plusieurs ; et pour cela il passa en revue tous les sénateurs, examinant par ses yeux l'état de ceux qui s'excusaient sur leur mauvaise santé ; exigeant de ceux qui prétendaient n'être pas suffisamment riches, une déclaration de leurs biens, affirmée par eux véritable, et certifiée par des témoins qui prêtassent aussi serment de dire la vérité. Il retint ainsi un grand nombre de sujets dans le sénat, suppléant par ses libéralités à l'indigence, lorsqu'elle était séparée du vice, et n'admettant pour valable excuse que les infirmités ou les défauts corporels. Il faisait profession d'honorer la noblesse ; et, après les dieux[30] le premier objet de sa vénération étaient ces hommes excellents, qui par leur vertu avaient élevé Rome, de si petits et si faibles commencements, au faîte de la grandeur. En conséquence il rétablit les monuments destinés à perpétuer la mémoire de chacun d'eux, en y conservant leurs noms, comme je l'ai déjà remarqué, et les inscriptions anciennes ; et il consacra les statues de tous les grands capitaines romains dans les deux portiques qui accompagnaient la place publique qu'il fit construire. Cette dernière idée était belle, et le but que s'y proposait le prince avait encore quelque chose de plus noble. Il publia une déclaration[31], dans laquelle il protestait qu'en rassemblant en un même lieu les images de tous les grands hommes que Rome avait eus, il avait prétendu offrir aux citoyens des modèles sur lesquels lui et ses successeurs fussent examinés et jugés. Pompée ne fut pas excepté de cet hommage rendu par Auguste à la vertu. Il ne trouva pas convenable de laisser dans la salle d'assemblée du sénat, où César avait été tue, la statue de son rival ; mais il se crut encore moins permis de la détruire, et il la plaça sous une arcade de marbre, vis-à-vis du théâtre que Pompée lui-même avait bâti. Ce caractère de modération et de raison dominait dans tous les procédés de ce prince. En recommandant ses enfants au peuple, il ne manqua jamais d'ajouter cette condition, supposé qu'ils le méritent. Il trouvait mauvais que par des honneurs précoces on enflât le cœur de son fils adoptif Caius César, alors enfant, mais qui montrait déjà beaucoup de hauteur. Tibère, l'ayant fait asseoir à côté de lui dans les jeux qu'il donna pour célébrer le retour d'Auguste, en reçut une réprimande, aussi bien que le peuple entier, qui s'était levé pour saluer Caïus, et qui l'avait flatté par des applaudissements redoublés. Dans le sénat il souffrait non-seulement que l'on ne suivit pas son avis, mais qu'on le combattit avec force ; et il ne s'offensa pas de s'entendre dire, en certaines occasions, qu'il devait être permis à des sénateurs d'opiner librement sur les affaires de la république. Il reçut avec une douceur infinie la représentation que lui fit un chevalier romain, contre lequel il avait avancé des reproches mal fondé. Il l'accusait d'avoir diminué son bien, et le chevalier lui prouva qu'il l'avait augmenté. L'empereur se rejeta sur autre chose, et allégua au chevalier qu'il contrevenait aux lois en vivant dans le célibat. Celui-ci répondit qu'il était marié et avait trois enfants ; et il ajouta tout de suite : Une autre fois, César, quand vous voudrez faire des informations sur ce qui regarde d'honnêtes gens, chargez-en d'honnêtes gens[32]. Auguste sentit son tort, et garda le silence. Sisenna, à qui l'on reprochait en plein sénat la mauvaise conduite de sa femme, ne craignit point d'adresser la parole à Auguste, et de lui dire que c'était de son consentement et par son conseil qu'il l'avait épousée. L'empereur fut piqué ; et, comme il était sujet à la colère, il sentit s'élever en lui un mouvement d'indignation, dont il craignit de n'être pas le maître. Il se leva de sa place, sortit de l'assemblée, et y rentra quelques moments après, aimant mieux, comme il l'avoua à ses amis, commettre une espèce d'indécence, que de s'exposer à se laisser importer par colère à quelque excès. On voit qu'il avait bien profité de la leçon que lui avait donnée Athénodore de Tarse. Ce philosophe prenant congé de lui, l'empereur le pria de lui laisser en partant quelque avis utile pour sa conduite. César, lui dit Athénodore, lorsque vous éprouverez quelque mouvement de colère, récitez les vingt-quatre lettres de l'alphabet avant que de parler ou d'agir. Auguste reçut très-bien ce conseil. Il prit par la main le philosophe : Restez auprès de moi, lui dit-il, j'ai encore besoin de vous. Personne n'ignore le trait célèbre de Mécène, qui le voyant prêt a condamner plusieurs personnes, et ne pouvant pénétrer jusqu'à lui, écrivit sur ses tablettes ces deux mots : Surge, carnifex. Lève-toi, bourreau, et les lui jeta. Auguste, rappelé à lui-même par une représentation si forte, rompit l'audience, et quitta tout avec une docilité plus admirable encore que la liberté de son ami. Modéré et patient en ce qui le touchait lui-même, Auguste se conduisit par de semblables principes en ce qui regardait les personnes qu'il aimait. Un accuse était soutenu par le crédit de Mécène et d'Appuleius, l'un ministre, l'autre parent de l'empereur. L'accusateur ayant invective sans aucun management contre les protecteurs de celui qu'il poursuivait, Auguste, qui en fut informe, vint à l'audience. Il s'assit, et dit simplement qu'il n approuvait pas que l'on maltraitât ses amis et ses parents : après quoi il se retira. A ces différents traits d'une douceur si aimable reconnaît-on celui qui avait dans sa jeunesse verse des flots de sang, et qui s'était distingue par sa cruauté entre les plus cruels de tous les hommes ? Le changement d'Auguste est un fait des plus singuliers que nous of&e I'histoire de tous les temps. Il n'est pas difficile d'y trouver des exemples d'heureux naturels que la bonne fortune, et surtout la souveraine puissance, aient gâtés : de mauvais qu'elle ait corrigés, c'est ce qui est infiniment rare. Croirons-nous même que le changement qui parait dans Auguste ait été réel, intime, et soit parti d'un amour sincère pour la vertu ? Son caractère fin, rusé, foncièrement hypocrite, répand des soupçons légitimes sur les apparences de vertu qu'il montra dans sa conduite. Je trouve un point fixe, qui réunit ses vertus et ses vices : c'est l'ambition de dominer. Pour y parvenir, les crimes lui étaient nécessaires, et il les commit : pour en jouir lorsqu'il y fut parvenu, la vertu lui devint utile, et il la pratiqua. Au reste, s'il n'eut pas une bonté qui le perfectionnât lui-même, il fut bon pour les autres : et son exemple, depuis qu'il fut maître de l'empire, peut-être proposé hardiment à tous les princes de l'univers. La place de grand-pontife étant enfin devenue vacante par la mort de Lepidus, sous les consuls Tibère et Varus, Auguste joignit ce titre à tous ceux dont il était déjà revêtu, et la puissance sacrée à la puissance civile et militaire. Il se servit de sa nouvelle autorité pour soustraire au peuple les aliments des superstitions qui pouvaient remuer les esprits. On fit par son ordre une recherche exacte de tous les livres de divination et de prétendus oracles qui couraient par les mains des citoyens, et on en ramassa plus de deux mille, qui furent brûlés. Il y eut même défense à tout particulier de garder aucun livre de cette espèce au-delà d'un certain nombre de jours. Ceux qui s'en trouvaient possesseurs devaient les porter au prêteur de la ville pour être soumis à l'examen et au jugement du collège des Quinze. Les seuls livres Sibyllins furent conservés ; encore avec choix et discernement. Et comme les exemplaires en étaient gâtés par vétuste, Auguste voulut que les prêtres qui en avaient la garde les transcrivissent de leur propre main, pour n'en point communiquer la connaissance à des profanes. Ces nouvelles copies furent enfermées par son ordre dans des armoires dorées, qu'il ' plaça sous la statue d'Apollon. Nous avons déjà observé qu'Auguste était bien aise que les premiers citoyens se signalassent par de belles dépenses qui eussent pour objet l'utilité ou la décoration publiques. Balbus célébra cette année la dédicace d'un théâtre qu'il avait construit à ses frais, et qui porta son nom. Il en retira non-seulement des applaudissements populaires, mais l'honneur que lui déféra Tibère, alors consul, d'opiner le premier dans le sénat. Les estimateurs judicieux loueront pourtant davantage un autre monument de la magnificence de Balbus. Il était de Cadix, et il bâtit à ses compatriotes une nouvelle ville près de l'ancienne, qui était fort petite, et un arsenal de mer en terre ferme vis-à-vis de l'île où la ville est située. Il ne pouvait faire un plus noble usage des richesses immenses que lui et son oncle avaient acquises en s'attachant a la maison des Césars. Agrippa étant revenu des provinces de l'Orient à Rome, y reçut une nouvelle preuve de l'estime et de la bienveillance d'Auguste, qui lui prorogea la puissance tribunitienne pour cinq ans. La grandeur et la haute fortune d'Agrippa semblaient ainsi s'affermir de plus en plus. Mais ce fut un bien de courte durée. Il touchait au terme de ses prospérités et de sa vie. Car ayant été envoyé sur-le-champ contre les Pannoniens[33], qui faisaient quelques mouvements, et ayant pacifié le pays par sa seule présence, à son retour en Italie il fut attaqué en Campanie d'une maladie qui l'emporta en très-peu de temps. Il mourut sous le consulat de Messala Barbatus et de Sulpicius Quirinius. M. VALERIUS MESSALA BARBATUS. - P. SULPICIUS QUIRINIUS. An. R. 740. Av. J.-C. 12.Auguste, à la première nouvelle qu'il reçut de la maladie d'Agrippa, partit de Rome pour se rendre auprès de lui. Mais il apprit sa mort en chemin. Ainsi tout ce qu'il put faire pour un ami si fidèle et à qui il devait tant, ce fut d'honorer sa mémoire par de magnifiques funérailles, dans lesquelles il prononça lui-même son éloge : et comme il l'avait étroitement uni vivant à sa personne et à sa famille, il voulut aussi qu'après sa mort Agrippa n'eut pas d'autre tombeau que le sien. Agrippa fut incontestablement le plus grand homme de son
siècle, grand dans la guerre, grand dans la paix. Il s'est illustré également
dans les combats sur mer et sur terre. Ce fut lui qui vainquit Sex. Pompée :
il eut la principale part au gain de la bataille d'Actium. Leur amitié constante était un égal honneur à l'un et à l'autre. Agrippa cultiva la faveur du prince sans bassesse, et Auguste éleva son ami presque au niveau de lui-même, sans aucune défiance. Un seul nuage obscurcit pendant quelque temps cette union si parfaite : encore peut-on dire qu'ils étaient excusables tous deux. Il n'est pas étonnant qu'Auguste préférât son neveu à son ami : et Agrippa, dans un gouvernement naissant et dont la succession n'était pas encore établie, n'avait pas tort de céder avec quelque peine le rang dont il était en possession. Ami du prince, Agrippa se fit pareillement aimer du
peuple, mais par les bonnes voies, sans faste, sans desseins ambitieux. Il ne
chercha à s'acquérir la faveur des citoyens que pour établir et assurer l'autorité
du prince ; et il ne se servit de son crédit auprès du prince que pour
procurer le bonheur des citoyens. En mourant, pour dernier témoignage de sa
magnificence, il légua au peuple des jardins et des bains, qui furent appelés
de son nom, et dont I'usage devait £tre gratuit. Du reste, il parait qu'Auguste
fut son principal héritier, et qu'il recueillit de sa succession en
particulier Quelque regret qu'eut Auguste de la perte à un tel ami, il soutint ce malheur avec courage. La douleur était universelle ; et certaines réjouissances publiques, dont le temps était fixé, se trouvant suivre de près les funérailles d'Agrippa, les sénateurs ne voulaient point célébrer ces fêtes, ni assister aux jeux et aux spectacles qui en faisaient partie. Auguste alla lui-même présider à des combats de gladiateurs, et fit ainsi rentrer toutes choses dans l'ordre accoutumé. Agrippa eut six enfants de deux femmes. D'Attica, fille d'Atticus, il eut Vipsania, qui fut mariée à Tibère, et devint mère de Drusus, fils unique de cet empereur. De Julie, fille d'Auguste, Agrippa eut trois fils, Caius et Lucius César, et Agrippa, qui, étant né après la mort de son père, fut nommé par cette raison Agrippa Posthume : deux filles, Julie, qui imita les dérèglements de sa mère, et Agrippine, femme de Germanicus, la seule des enfants d'Agrippa qui ait soutenu la gloire de son père. Tibère de- La mort d'Agrippa éleva Tibère d'un degré, et l'approcha de plus près d'Auguste, dont il devint le gendre. Ce ne fut point par inclination que ce prince se résolut à faire entrer Tibère dans sa famille, en lui donnant sa fille en mariage. Il parait qu'il ne l'aimait point, et que la profonde dissimulation de son beau-fils n'avait pu faire illusion à ses yeux pénétrants. Il délibéra longtemps : il pensa a d'autres partis, et même à des chevaliers romains, particulièrement à Proculeius, dont il a été parle ailleurs plus d'une fois. Mais Auguste avait besoin d'un second, qui le soulagent d'une partie du faix du gouvernement, spécialement en ce qui regardait les guerres contre les barbares. Drusus était chargé de celle contre les Germains, où il acquérait beaucoup de gloire, comme nous le dirons bientôt. En même temps les Pannoniens, ayant appris la mort d'Agrippa, commençaient a remuer de nouveau. Dans de telles circonstances, et les petits-fils d'Auguste, devenus ses fils par adoption, étant encore en bas âge, ce fut la nécessité, plutôt qu'un choix libre, qui détermina Auguste à faire de Tibère son gendre et son appui. Tibère de son côté aimait Vipsania sa femme, qui même était actuellement grosse ; et il était trop bien instruit de la mauvaise conduite de Julie, puisqu'elle avait fait des avances vers lui. L'ambition néanmoins l'emporta sur tout autre sentiment. Il répudia une femme chérie pour en prendre une qui n'était digne que de son mépris et de sa haine, mais qui lui frayait le chemin à l'empire. Aussitôt après son mariage, il eut ordre de partir pour L'honneur des lettres m'engage à observer ici que C. Valgius, poète illustre, célébré par Horace et par Tibulle, fut consul subrogé dans l'année qui eut pour consuls ordinaires Messala Barbatus et Quirinius. |
[1] SUÉTONE, Auguste, c. 38.
[2] HORACE, Satires, II, 1.
[3] Cinquante mille livres = 79.519 fr. 10 c., selon l'évaluation de M. Letronne.
[4] 159.038 fr. 20 c., selon l'évaluation de M. Letronne.
[5] 198.797 fr. 70 c., selon l'évaluation de M. Letronne.
[6] 238.557 fr. 25 c., selon l'évaluation de M. Letronne.
[7] HORACE, Odes, II, 6.
[8] Voyez Histoire romaine, liv. XXVIII, § I.
[9] Voyez Histoire romaine, liv. XXVII.
[10] 40 fr. 94 c. selon M. Letronne.
[11] 61 fr. 36 c. selon M. Letronne.
[12] 198 fr. 78 c. selon M. Letronne.
[13] 397 fr. 60 c. selon M. Letronne.
[14] TACITE, Annales, I, 54.
[15] SUÉTONE, Auguste, c. 42.
[16] En m'exprimant ainsi, je mets ensemble les guerres de Germanie et de Pannonie. Elles ont concouru pour le temps ; et l'une a servi d'occasion et d'appui à l'autre.
[17] SUÉTONE, Auguste, c. 89.
[18] HORACE, Odes, IV, 8.
[19] Mot grec qui signifie délassement, remissio curarum. Les racines sont παύω, finio, et λύπη, dolor ou cura.
[20] HORACE, Odes, IV, 4.
[21] HORACE, Odes, IV, 4.
[22] HORACE, Odes, IV, 14.
[23] HORACE, Odes, IV, 14.
[24]
Memmingen dans
[25] SÉNÈQUE, Des bienfaits, II, 27.
[26] SÉNÈQUE, Des bienfaits, II, 27.
[27] Cinquante millions de livres tournois = près de 82.000.000 fr. selon M. Letronne.
[28] SÉNÈQUE, Des bienfaits, II, 27.
[29] SÉNÈQUE, Des bienfaits, II, 27.
[30] SUÉTONE, Auguste, c. 31.
[31] SUÉTONE, Auguste, c. 31.
[32] MACROBE, Saturnales, II, 4.
[33]