HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

AUGUSTE

LIVRE PREMIER

§ II. — Nouveaux honneurs et privilèges décernés par le sénat à Auguste.

 

 

Je reprends le fil de l'histoire par les nouveaux honneurs et privilèges que le sénat décerna à Auguste en même temps qu'il lui déférait la puissance suprême.

En qualité d'empereur ce prince avait une garde nombreuse, sous l'ancien nom affecté à la garde des généraux, cohortes prétoriennes. Pour animer ces troupes à veiller avec plus de zèle et de fidélité à la sûreté de la personne du prince, le sénat ordonna qu'elles recevraient une double paie.

Il ordonna aussi que la porte de son palais serait toujours décorée d'un laurier surmonté d'une couronne civique, témoignage subsistant de la reconnaissance publique envers le vainqueur des ennemis de l'état, et le sauveur des citoyens. Nous avons encore des monnaies frappées sous ce prince, avec le double symbole du laurier et de la couronne civique, accompagné d'une inscription dont le sens est : pour avoir sauvé les citoyens : OB CIVEIS SERVATOS.

Un des mois de l'année avait reçu un nouveau nom, en mémoire de Jules César. C'est le mois de juillet, Julius. On voulut rendre le même honneur à Auguste, et l'on se déterminait à donner son nom au mois de septembre dans lequel il était né. Il préféra le mois précèdent, pour les raisons énoncées dans le sénatus-consulte, qui nous a été conserve par Macrobe. En voici la teneur : COMME C'EST AU MOIS APPELÉ JUSQU'ICI SEXTILIS QUE L'EMPEREUR CÉSAR AUGUSTE A PRIS POSSESSION DE SON PREMIER CONSULAT, QU'IL A CÉLÉBRÉ TROIS TRIOMPHES, QU'IL A REÇU LE SERMENT DES LÉGIONS QUI OCCUPAIENT LE JANICULE[1], QU'IL A RÉDUIT L'ÉGYPTE SOUS LA PUISSANCE DU PEUPLE ROMAIN, QU'IL A MIS FIN A TOUTES LES GUERRES CIVILES, EN SORTE QUE PAR TOUS CES ENDROITS IL PARAÎT QUE CE MOIS EST ET A ÉTÉ TOUT-À-FAIT HEUREUX POUR CET EMPIRE, LE SÉNAT ORDONNE QU'À L'AVENIR CE MOIS SERA APPELÉ AUGUSTUS. C'est de ce nom altéré et corrompu que nous avons fait le nom d'Août. Le sénatus-consulte fut ratifié par une ordonnance du peuple.

Au milieu de ces témoignages d'honneur et de respect, qui n'avaient rien que de convenable aux circonstances, un tribun du peuple, nomme Sex. Pacuvius, se signala par une adulation outrée à l'excès. Il déclara en plein sénat, qu'il était résolu de se dévouer à Auguste, selon la pratique usitée chez les Espagnols, les Celtes, et les Germains, et il exhorta les autres sénateurs à l'imiter. Il a été parlé ailleurs de cet usage, suivant lequel, parmi les nations que j'ai nommées, un grand nombre de clients attachaient leur sort à celui d'un seigneur, et s'engageaient par serment à le suivre à la vie et à la mort. Auguste arrêta la proposition du tribun. Mais celui-ci courut au peuple assemblé, à qui il fit une harangue tendante à la même fin, et ensuite allant de rue en rue il contraignait les passants de se dévouer avec lui à Auguste. Il fit des sacrifices et des fêtes à ce sujet ; et un jour il dit dans l'assemblée du peuple, qu'il instituait Auguste son héritier par portion égale avec son fils. Il n'avait rien, et sa libéralité n'avait pas pour objet de donner, mais de recevoir. Son espérance ne fut pas trompée. Auguste récompensa ses flatteries, et témoigna par là qu'elles ne lui étaient pas aussi désagréables qu'il voulait le faire croire.

Quoique Auguste n'eût acquis que cette année un titre légitime pour commander, il y avait longtemps que l'on était accoutumé à lui obéir. Ainsi libre des inquiétudes qui accompagnent ordinairement une nouvelle domination, il ne craignit point de s'éloigner de Rome, et il se transporta en Gaule, pour y régler l'état des choses et en fixer l'administration par un ordre certain et durable. Car comme les guerres civiles avaient suivi immédiatement la conquête de ce grand pays par César, les Romains n'avaient pas eu le temps d'y établir la police à laquelle ils assujettissaient leurs provinces, et tout y était dans l'agitation, entre l'ancienne forme, qui ne devait plus subsister, et la nouvelle, qui n'était pas encore établie. Il y fit donc le dénombrement des biens et des personnes selon la pratique ancienne des Romains, et sur les rôles qui en furent dressés il régla et imposa les tributs. Dans une assemblée générale qu'il tint à Narbonne, il fit publier les lois et les ordonnances suivant lesquelles serait gouvernée la province. Il ne changea rien à l'ancienne division des Gaules, sinon qu'il augmenta l'Aquitaine, qui était renfermée entre les Pyrénées et la Garonne. Il en recula les bornes jusqu'à la Loire, et lui ajouta quatorze peuples détachés de la Celtique.

Tout était paisible dans les Gaules lorsque Auguste y arriva. La guerre y avait pourtant été peu de temps auparavant, puisque nous voyons que Messala en triompha cette année. C'était aux environs de l'Adour et des Pyrénées qu'il avait fait rentrer dans le devoir quelques peuples peu façonnés encore au joug. Du reste nous n'avons aucun détail sur ses exploits, qui peuvent n'avoir pas été fort considérables. Car Auguste ne se rendait pas difficile pour accorder l'honneur du triomphe.

Son dessein en venant dans les Gaules était de passer de là dans la Grande-Bretagne. Mais les choses paraissant se pacifier de ce côté, il tourna vers l'Espagne, et ce fut à Tarragone qu'il prit possession de son huitième consulat.

IMP. C. JULIUS CÆSAR OCTAVIANUS AUGUSTUS. VIII. - T. STATILIUS TAURUS. II. An. R. 796. Av. J.-C. 26.

Auguste s'occupa en Espagne à peu près des mêmes soins qu'il avait pris par rapport à la Gaule. Je ne puis pas dire s'il y passa l'année entière, ou si après un séjour de quelques mois il revint à Rome. Nous le retrouverons encore en Espagne à la fin de cette même année.

Dion rapporte ici la ruine de Cornélius Gallus, premier préfet de l'Égypte, homme de bas lieu, élevé par la faveur d'Auguste, célèbre par son esprit et par ses talents, mais à qui la prospérité renversa, comme il est arrivé à bien d'autres, le sens et le jugement. Se voyant dans une grande place, et ayant ramené à l'obéissance quelques villes qui se révoltaient, entre autres la fameuse Thèbes aux cent portes, il s'enivra d'un fol orgueil. Il exerça une vengeance cruelle sur cette ville si ancienne et si renommée, qu'il pilla, ou même détruisit entièrement. Pour immortaliser son nom et sa gloire, il fit graver ses exploits sur les pyramides, il se fit ériger des statues dans toute l'Égypte. Enfin il oublia ce qu'il devait à celui qui l'avait tiré de la poussière ; et dans les plaisirs de la table, échauffé par le vin et la bonne chère, souvent il donna l'essor à l'intempérance de sa langue. Il alla même, selon quelques-uns, jusqu'à conspirer contre son bienfaiteur et son prince ; mais on ne marque point quel était l'objet de cette conspiration, ni jusqu'où l'intrigue fut poussée. Auguste le destitua, et lui envoya un successeur, qui fut Petronius.

Lorsque Gallus reparut à Rome, un certain Valerius Largus, qui avait été lié avec lui intimement, se rendit son délateur ; et sur les crimes dont il le chargea, Auguste interdit à Gallus l'entrée de sa maison, et le bannit de toutes les provinces de son ressort[2]. Dès qu'on le vit dans la disgrâce, tous ses amis l'abandonnèrent, et les accusateurs fondirent sur lui de toutes parts. Le sénat prit connaissance de l'affaire, et plus sévère que l'empereur, il prononça contre Gallus la peine de l'exil et de la confiscation des biens. Ce caractère hautain ne put supporter l'ignominie d'une pareille condamnation, et il se tua lui-même. Auguste en parut fort affligé, et on rapporte de lui à ce sujet un mot tout-à-fait beau, s'il était sincère : Je suis le seul, dit-il, à qui il ne soit point permis de ne me fâcher contre mes amis qu'autant et jusqu'au degré que je le veux.

Gallus n'avait guère que quarante ans lorsqu'il périt. Il était poète, et ses élégies ont eu de la réputation dans l'antiquité. Elles sont perdues depuis plusieurs siècles, et nous n'avons pas lieu de les regretter beaucoup, non-seulement parce que Quintilien en trouvait la versification dure, mais à cause des sujets qui y étaient traités, roulants tous sur l'amour et sur la galanterie. Virgile était son ami. Il lui a dédié sa dernière églogue, et l'on dit qu'il avait terminé son quatrième livre des Géorgiques par l'éloge de Gallus. Après sa mort funeste, il retrancha ce morceau par ordre d'Auguste, et y substitua l'épisode d'Aristée, qui nous dommage bien du panégyrique d'un homme plus estimable par l'esprit que par le cœur.

Le sénat ordonna de solennelles actions de grâces aux dieux pour la conspiration de Gallus découverte et étouffée, comme s'il se fut agi d'un ennemi public, dont les complots arrêtés fussent le salut de l'état : exemple de flatterie, qui fut imité et amplifié sous les empereurs suivants.

Mais ni ce décret du sénat, ni la protection du prince, ne garantirent le délateur de la haine des gens de bien. Il fut détesté comme traître à son ami ; il fut regardé comme un homme dangereux, duquel on ne pouvait trop se défier. Et Proculeius, illustre chevalier romain, extrêmement considéré d'Auguste, ayant rencontré Largus, se mit la main devant le nez et sur la bouche, voulant donner à entendre qu'en présence d'un tel délateur il n'était pas même sûr de respirer. C'est ce qui pourrait faire croire qu'il y avait plus de légèreté et de folie que de crime, dans la conduite de Gallus. Car s'il eut réellement conspiré contre son prince, celui qui aurait manifesté ses mauvais desseins eut fait l'action d'un bon citoyen et non pas d'un traître.

Le malheur de Gallus ne fut point une leçon pour Egnatius Rufus, autre téméraire et petit esprit, qui, pour avoir dans son édilité bien servi le public contre les incendies, crut être devenu le premier homme de son siècle, et fut assez vain pour afficher en sortant de charge un placard, par lequel il annonçait et protestait que la ville lui était redevable de son salut. Cette vanité puérile ne méritait que la risée, et elle ne fut pas punie autrement. Mais bientôt après elle conduisit Egnatius à des projets audacieux et criminels, qu'il paya de sa tête, comme nous le dirons en son lieu.

Agrippa ne cessait d'augmenter sa gloire en travaillant pour celle d'Auguste ; modèle parfait d'un ministre qui, donnant les meilleurs conseils a son prince, lui en réservait tout l'honneur ; et qui dans les entreprises magnifiques qu'il faisait pour l'utilité publique, ou pour l'ornement de la ville, s'oubliait lui-même, et cherchait à ne tourner les regards des citoyens que sur l'empereur.

Il mit la dernière main cette année à un grand ouvrage, projeté par Jules César, avancé considérablement par Lepidus, et que les guerres civiles avaient obligé de laisser imparfait. C'était ce qu'ils appelaient des parcs, pour l'usage des tribus et des centuries dans les assemblées du peuple. Il en a été parle ailleurs[3]. Chaque tribu et chaque centurie entrait dans ces parcs pour donner son suffrage, selon un certain ordre, évitant ainsi la confusion inséparable de la trop grande multitude. Ils avaient été de simple bois, et sans toit, jusqu'à ce que César, faisant actuellement la guerre dans les Gaules, forma le plan de les construire en marbre, de les couvrir, et d'élever tout autour de beaux et vastes portiques. Cicéron, qui affectait alors de vivre sur le pied d'ami avec César, devait présider à l'ouvrage avec Oppius. Nous ne savons pas jusqu'où ce projet fut mené par César. Dion attribue à Lepidus la construction du corps de l'ouvrage, mais seulement en pierre. Agrippa y ajouta les ornements, incrustations de marbre, sculptures et peintures exquises. Dans la dédicace solennelle qu'il en fit, il les appela les parcs Jules, nom qui rappelait en même temps la mémoire et de César auteur du projet, et d'Auguste sous qui il avait été amené à sa perfection.

Agrippa acheva l'année suivante le Panthéon, admirable édifice, qui subsiste encore aujourd'hui, et qui est regarde par les connaisseurs comme le chef-d'œuvre et la merveille de I'architecture. Il lui donna le nom de Panthéon, qui signifie, assemblée de tous les dieux, soit à cause du grand nombre de divinités dont il y plaça les représentations, soit à cause de la forme ronde de l'édifice, qui imite la voûte céleste, demeure, selon le langage païen, de tous les dieux. Depuis bien des siècles ce temple est converti à un meilleur usage, et consacré au vrai dieu sous l'invocation de la Sainte Vierge et de tous les Saints : son nom moderne est Sainte Marie de la Rotonde.

Agrippa, suivant sa pratique constante, voulait faire honneur de ce magnifique ouvrage à Auguste, et prétendait même y placer la statue de ce prince parmi celles des dieux. Auguste, incapable de jalousie contre un ministre si fidèle, et d'ailleurs résolu de ne point souffrir qu'on lui rendit dans la ville un culte divin, s'opposa aux désirs d'Agrippa. La statue de Jules-César, divinise depuis longtemps, fut consacrée dans l'intérieur du temple. Agrippa posa celle d'Auguste et la sienne dans le vestibule. Son nom s'est conservé sur l'inscription du frontispice. On y lit ces mots : M. AGRIPPA L. F. COS. TERTIUM FECIT, c'est-à-dire M. Agrippa trois fois consul a bâti ce temple.

On cite encore d'autres édifices construits par lui : des bains publics, ornés de tableaux et de statues ; un temple de Neptune, monument de ses victoires navales, où il fit peindre l'expédition des Argonautes. Si l'on ajoute tant de beaux ouvrages, à ceux dont il a été parlé dans l'Histoire de la République lors de son édilité, on se convaincra qu'il n'est point de particulier, et que l'on ne peut guère compter d'empereurs, qui aient eu la gloire de contribuer autant qu'Agrippa à l'embellissement de Rome, et à la commodité des habitants de cette capitale de l'univers.

Auguste pendant son huitième consulat rouvrit le temple de Janus, à l'occasion de différentes guerres, dont la plus importante est celle des Astures et des Cantabres en Espagne. Il avait pensé de nouveau à marcher contre les Bretons, qui, après avoir paru disposés à reconnaître ses lois, prenaient un parti contraire, et refusaient de se soumettre aux conditions qu'il voulait leur imposer. Mais les mouvements des Salasses au pied des Alpes, et ceux des peuples espagnols que je viens de nommer, lui semblèrent des objets plus importants. Il envoya contre les Salasses Terentius Varron Murena ; et s'étant chargé lui-même de la guerre d'Espagne, il prit possession à Tarragone de son neuvième consulat.

IMP. C. JULIUS CÆSAR OCTAVIANUS AUGUSTUS. IX. - M. JUNIVS SILANUS. An. R. 727. Ay. J.-C. 25.

La guerre contre les Salasses ne coûta ni beaucoup d'efforts, ni un long temps. Varron Murena la termina en une seule campagne, dans laquelle, après quelques légers avantages, il acheva par une perfidie la victoire qu'il avait commencée par la force. Sous prétexte de lever les contributions auxquelles les vaincus s'étaient soumis, il distribua dans tout le pays des troupes, qui se saisirent des malheureux Salasses, au moment qu'ils y pensaient le moins. Quarante-quatre mille furent faits prisonniers, dont huit mille en âge de porter les armes. Tous furent menés à Eporedia[4], colonie romaine, et là vendus sous la clause expresse qu'on les emmènerait dans des régions éloignées, et qu'il ne serait pas permis de leur rendre la liberté avant le terme de vingt ans. Une colonie fut fondée dans le pays pour le tenir en bride. Trois mille soldats des cohortes prétoriennes vinrent s'établir dans le lieu où Varron Murena avait eu son camp. La nouvelle ville fut appelée Augusta prœtoria. C'est aujourd'hui Aouste, capitale du duché de ce nom.

Comme Varron Murena n'était que le lieutenant d'Auguste, l'honneur de sa victoire retournait a l'empereur. A l'occasion de cette victoire, et des minces exploits de M. Vinicius centre quelques peuples germains, qui avaient tué des marchands romains venus dans leur pays pour le commerce, le sénat ordonna que l'on érigeât sur un sommet des Alpes un arc de triomphe à Auguste avec des trophées. L'ouvrage fut exécuté, mais plusieurs années après, comme le prouve l'inscription[5] que Pline nous a conservée. On prétend que les ruines de ce monument se voient encore près de Monaco dans un village appelé Torpia, nom qui pourrait bien être une corruption de Tropœa.

Auguste éprouva plus de difficultés dans les guerres d'Espagne : il y réussit même fort mal, tant qu'il commanda son armée en personne : car les Cantabres, peuples alertes et pleins de bravoure, le harcelaient continuellement par de brusques attaques, livrées tantôt à une partie de ses troupes, tantôt à l'autre ; et il ne pouvait remporter sur eux aucun avantage décisif, parce qu'ils ne s'éloignaient pas de leurs montagnes, où ils trouvaient une retraite assurée. Lorsque la fatigue et le chagrin du peu de succès, joints à une mauvaise disposition du corps, l'eurent fait tomber malade, et contraint de se retirer à Tarragone, les barbares, devenus plus hardis par l'absence de l'empereur, osèrent se mesurer de près avec les Romains, et furent battus. Antistius, Fumius, Agrippa lui-même, furent employés pour dompter ces peuples féroces. Ils leur prirent plusieurs villes. Ils les poursuivirent jusque sur leurs montagnes les plus escarpées. En même temps qu'on les poussait si vivement par terre, une flotte romaine les vexait par les descentes qu'elle faisait sur leurs côtes. Enfin, obligé de chercher un asile sur le mont Medullius[6], ils furent enfermés par des lignes qui ne leur permettaient point de s'échapper. Alors, se voyant en même temps assaillis de toutes parts, ces caractères intraitables, plutôt que de se rendre à l'ennemi, aimèrent mieux, pour la plupart, se donner la mort par le fer, par le feu, par un poison qu'ils tiraient de l'if, ou d'une herbe semblable au persil, et dont ils se munissaient comme d'une ressource contre les coups du sort, parce qu'il faisait mourir sans douleur. Les mères étouffaient leurs enfants pour les préserver de la captivité : et, parmi ceux qui furent pris, on remarqua un jeune garçon qui, ayant trouvé une épée, tua, par ordre de son père, ses frères et toute sa parenté. Une femme égorgea de la même façon ceux qui étaient prisonniers avec elle.

Cette fière nation étant enfin subjuguée par tant de pertes, Auguste, pour amollir leur férocité, les força de quitter le séjour de leurs montagnes, qui servait à l'entretenir : et, après avoir vendu une partie des prisonniers, il exigea des otages de ceux qu'il laissait dans le pays, et il fixa leur demeure dans la plaine.

Les Astures se défendirent presque avec autant d'opiniâtreté que les Cantabres ; et Carisius, lieutenant d'Auguste, eut bien de la peine à les dompter. Lorsque par une bataille gagnée, et par la prise de leur ville principale, appelée Lencia, il les eut réduits à se rendre, le vainqueur les traita comme leurs voisins. Il les amena dans la plaine, et les obligea de cultiver leurs terres, et de travailler à leurs mines. Car ils avaient des mines, qui donnaient de l'or, du minium, ou vermillon, et d'autres matières précieuses, que la nature a cachées dans les entrailles de la terre. Les Astures[7] apprirent ainsi à connaître la richesse de leur pays, par les leçons et pour le profit de l'étranger.

Ce fût là le dernier exploit d'Auguste ; on ne le vit plus depuis ce temps se mettre à la tête de ses armées. Il n'était point guerrier par goût et par inclination, et s'il passa sa jeunesse dans les armes, ce ne fut que par la nécessité de remplir ses projets ambitieux, et pour s'élever à la place suprême, où il était enfin parvenu. Il mit désormais toute sa gloire a bien gouverner ce vaste empire, dont il s'était rendu le chef : et il fut si peu jaloux d'en étendre les limites, ou d'augmenter la célébrité de son nom par le brillant des victoires, qu'il évita la guerre contre les barbares voisins de la domination romaine avec autant de soin que les anciens généraux romains l'avaient cherchée. Loin de les provoquer, souvent il fit jurer solennellement à leurs princes et à leurs ambassadeurs qu'ils observeraient fidèlement la paix avec lui : et pour s'en assurer, il voulut qu'ils lui donnassent en otages de jeunes filles, voyant que le sort de leurs enfants mâles les intéressait moins sensiblement. Il eut pourtant des guerres à soutenir, surtout contre les Germains : mais elles ne furent que défensives de sa part, au moins dans l'origine, et il les conduisit par ses lieutenants.

Il négligea même l'honneur éclatant du triomphe[8] que le sénat lui décernait pour la réduction des Salasses, des Cantabres et des Astures. Il était assez grand pour que le triomphe n'ajoutât rien à sa gloire.

La gloire qui le toucha, ce fut celle d'avoir entièrement pacifié les Espagnes, après deux cents ans d'une guerre presque continuelle. En effet, à dater de l'entrée de Cn. Scipion en Espagne, dans la première année de la seconde guerre punique, jamais ce grand pays ne fut tranquille. Il donna même de vives alarmes aux Romains par la défaite et la mort des deux Scipions, par la guerre de Viriathus, par celle de Numance, par celle de Sertorius, sans parler des deux expéditions que César fut oblige d'y faire, l'une contre les lieutenants, l'autre contre les enfants de Pompée. Auguste, amateur de la paix, fut donc charmé de l'avoir rétablie une région si tumultueuse ; et il ferma à cette occasion, pour la seconde fois, les portes du temple de Janus. Depuis ce temps l'Espagne jouit du repos : et cette contrée[9] auparavant le théâtre de tant de guerres sanglantes, ne connut pas même les courses des brigands. Ainsi parle Velleius : et son expression, quoique un peu oratoire, ne souffre pourtant d'autre exception, qu'une seule révolte des Cantabres, dont nous aurons à parler dans la suite.

Auguste, après avoir heureusement terminé la guerre d'Espagne, congédia ceux de ses soldats qui avaient fait leur temps, et pour récompense il leur fonda une ville sur la Guadiane, sous le nom d'Augusta Emerita. Cette colonie, ornée par lui de beaux édifices, d'un long et magnifique pont sur la Guadiane, de deux aqueducs, fut longtemps la capitale de la Lusitanie. Depuis plusieurs siècles elle est déchue de son ancienne splendeur. C'est aujourd'hui Mérida, dans l'Estramadure castillane.

Pour célébrer sa victoire, Auguste donna des jeux dans son camp, auxquels son neveu Marcellus et son beau-fils Tibère, tous deux fort jeunes, firent en quelque façon les fonctions d'édiles.

Il se hâtait de produire Marcellus, qu'il regardait comme l'espérance de sa maison, et dont il se proposait de faire le premier et le principal appui de sa puissance. Comme il n'avait point de fils, il le destinait à être son successeur : et, afin de l'approcher de plus près de sa personne, il lui donna cette année en mariage sa fille unique Julie. Il avait un tel empressement de conclure cette affaire, qu'étant retenu en Espagne par la maladie, qui pendant toutes ces années le fatigua cruellement à diverses reprises, il ne voulut point que l'on attendit son retour pour la célébration des noces. Agrippa y présida en son absence et en son nom.

On voit, par cette commission donnée à Agrippa, qu'Auguste en élevant son neveu ne négligeait pas son ami. Il ajouta une nouvelle preuve de considération pour ce grand homme, en le logeant avec lui dans son palais, parce que la maison qu'Agrippa occupait avait été consumée par un incendie.

Tels sont les principaux évènements du neuvième consulat d'Auguste. J'omets quelques faits peu importants ! mais je ne crois pas devoir passer sous silence la piété filiale d'un tribun, nomme par Dion C. Toranius, qui, fils d'un affranchi, donna dans un spectacle public une place d'honneur auprès de lui à son père. Il fut applaudi par le peuple, qui jugea avec raison que la noblesse des sentiments est préférable à celle de la naissance.

Auguste put continue consul pour la dixième fois.

IMP. C. JULIUS CÆSAR OCTAVIANUS AUGUSTUS. X. - NORBANUS FLACCUS. An. R. 728. Av. J.-C. 24.

Ce fut sous son dixième consulat que le sénat le dispensa de l'observation de toutes les lois. Voici comment la chose fut préparée et amenée.

Toujours malade, Auguste ne put se rendre assez tôt à Rome pour y prendre possession du consulat. Lorsqu'il fut près d'arriver, il envoya devant lui une ordonnance, par laquelle il promettait au peuple, à l'occasion de son retour, une libéralité de quatre cents sesterces par tête, mais sous le bon plaisir du sénat, et avec défense expresse d'afficher cette ordonnance, jusqu'à ce que le sénat l'eut munie de son autorité. Sans doute les premiers et principaux opinants avaient le mot ; et ils saisirent cette ouverture, pour lui faire accorder non-seulement la permission qu'il demandait, mais l'affranchissement universel des liens de toutes les lois, afin qu'il ne fut jamais obligé ni de faire ce qu'il ne voudrait pas, ni de ne point faire ce qu'il voudrait.

Les prérogatives et les privilèges au-dessus de la condition du reste des citoyens s'étendaient du prince à sa famille. Lorsque Auguste fut revenu à Rome, après les réjouissances, les fêtes, les actions de grâces aux dieux pour son heureux retour, le sénat donna à Marcellus le droit d'opiner au rang des anciens prêteurs, et celui de pouvoir être créé consul dix ans avant l'âge prescrit par les lois.

On ne pensait guère alors que Tibère dut parvenir au rang où les circonstances le portèrent dans la suite. Mais c'était une ressource éloignée, qu'Auguste avait l'attention de se ménager. Il lui obtint du sénat une dispense de cinq ans par rapport à l'âge requis pour les charges : et il le fit désigner questeur, en même temps que Marcellus était nommé à l'édilité curule.

A mesure que la puissance et les droits d'Auguste allaient croissant, la république devenait plus étrangère aux citoyens, et l'ou se dégoûtait des charges, que l'on voyait dépouillées d'une grande partie de l'éclat et du pouvoir qu'elles avaient eus autrefois. Cette année, il ne se trouva point un nombre suffisant de questeurs pour les provinces. Il fallut que le sénat y suppléât par son autorité, en ordonnant que ceux qui depuis dix ans avaient géré la questure sans avoir été envoyés dans aucune province, tireraient entre eux au sort celles qui demeuraient vacantes faute de sujets. On fut obligé quelques années après de faire un règlement à peu près semblable pour remplir le tribunal.

Dion place ici l'expédition d'Elius Callus dans l'Arabie heureuse. Cette expédition est remarquable pour être la première et la seule que les Romains aient tentée contre ce pays. Le succès de celle-ci ne les invita pas à s'y hasarder une seconde fois.

Elius Gallus, qui commandait l'entreprise, quoique simple chevalier romain, avait fait de grands apprêts par terre et par mer. Il n'en avait pas besoin contre les ennemis qu'il allait combattre. Les Arabes étaient alors comme aujourd'hui des pâtres vagabonds et mal armés. Ils n'avaient que l'arc, l'épée, la lance, la fronde et la hache. Ils pêchaient encore plus par le défaut de discipline et de courage, que par l'imperfection de leur armure : et dans un grand combat ils perdirent dix mille hommes, et ne tuèrent que deux romains.

Mais le pays se défendait par lui-même. Climat aride et brûlant, il tourmenta les Romains par la difficulté des marches, par la disette des vivres, par la mauvaise qualité des eaux, et par les maladies, suites nécessaires de tant de fâcheux inconvénients. Ils se virent attaqués du scorbut, et d'une espèce de débilité et de paralysie sur les jambes ; maux inconnus pour eux, et contre lesquels ils n'avaient point de remèdes sous leur main. L'huile prise dans du vin, ou appliquée en fomentation sur les parties malades, leur procurait du soulagement. Mais ils n'en avaient apporté que de petites provisions, et le pays ne leur en fournissait point.

La perfidie, vice de tout temps reproché aux Arabas, contribua encore aux malheurs des Romains. Gallus prit confiance en un certain Syllæus, Arabe Nabathéen, qui l'embarqua dans une navigation périlleuse, sous prétexte que les chemins par terre étaient impraticables pendant que les caravanes, dès lors en usage dans le pays, faisaient journellement cette route sans risque et sans difficulté. Ensuite il le conduisit par les chemins les plus rudes, et les plus propres à faire périr l'armée romaine ; et il en allongea tellement la marche, que Gallus, au retour, fit en soixante jours la traverse qui lui avait coûté six mois sous la conduite de Syllæus.

Enfin, après environ un an de fatigues et de misères, cette malheureuse armée, qui n'avait pas même vu la région ou croissent les aromates, en étant demeurée à deux journées de chemin, revint en Égypte, n'ayant perdu que sept hommes dans les combats, et néanmoins totalement minée par la faim et par les maladies. Ainsi fut punie l'avidité des Romains[10], que le bruit des richesses et des aromates de l'Arabie avait conduits dans un pays où ils trouvèrent un désastre affreux, au lieu des trésors qu'ils y cherchaient.

La guerre que les Romains portèrent en Arabie leur en suscita une avec les Éthiopiens. Car Elius Gallus ayant dégarni pour son expédition la haute Égypte et la Thébaïde, les Éthiopiens, profitant de l'occasion, forcèrent Syène[11], Éléphantine, et Philes, firent beaucoup de dégât dans le pays, en emmenèrent un grand butin, et abattirent partout les statues de l'empereur. Petronius, préfet d'Égypte, ne crut pas devoir laisser cette insulte impunie, et ayant promptement ramassé dix mille hommes, il marcha contre les ennemis, qui, au nombre de trente mille hommes, s'enfuirent à la première nouvelle de son approche.

C'étaient des troupes encore plus misérables que celles des Arabes. Les Éthiopiens portaient de grands boucliers de cuir cru, et, pour armes offensives, peu d'entre eux avaient des épées ; la plupart ne se servaient que de haches, ou de longues perches, armées apparemment de fer.

De pareils soldats n'étaient pas faits pour résister aux Romains. Ils s'exposèrent pourtant à un combat, dont la décision ne fut pas longtemps douteuse, et dans lequel les Éthiopiens firent plus d'usage de leurs jambes que de leurs bras et de leurs mains. Petronius, vainqueur, pénétra dans le pays, et poussa jusqu'à Napata, capitale des états de la reine Candace, qui, privée d'un œil, mais femme de courage, tenait sous ses lois une grande partie de l'Éthiopie. Elle s'était retirée dans un fort voisin, d'où elle envoya faire des propositions de paix, que Petronius ne voulut point écouter ; s'obstinant à la vengeance, il prit et saccagea la ville royale de Napata.

Mais il était alors à neuf cents milles de Syène, et il apprenait que, s'il prétendait aller en avant, il ne rencontrerait que des sables et des solitudes incultes. Il prit donc le parti de se retirer, laissant une garnison de quatre cents hommes et des provisions pour deux ans dans Premnis, ville située sur le Nil au-dessous de la grande cataracte.

Candace fit de nouveaux efforts, et leva de nouvelles troupes pour reprendre Premnis. Petronius, de son côté, usa de diligence et la prévint. Mais enfin il comprit qu'il n'y avait rien à gagner pour les Romains dans cette guerre, et il se rendit plus facile à entrer en négociation avec la reine, qui, de son côté, voyant à quels ennemis elle avait à faire, renouvelait ses instances pour obtenir la paix. Lorsqu'on dit à Candace qu'il fallait qu'elle envoyât des ambassadeurs à César, elle demanda qui était César, et où il faisait sa résidence. On donna des guides aux ambassadeurs éthiopiens, qui furent reçus favorablement d'Auguste. Il accorda très-volontiers la paix à leur reine, et il l'exempta même du tribut que Petronius lui avait imposé.

Cette ambassade le trouva à Samos, où il n'alla que l'an 730 de Rome. Ainsi nous avons à reprendre les évènements de son onzième consulat, qui tombe sous l'an 729.

IMP. C. JULIUS CÆSAR OCTAVIANUS AUGUSTUS. XI. - A. TERENTIUS VARRO MURÆNA, An. R. 729, Av. J.-C. 23.

et après l'abdication ou la mort de celui-ci,

CN. CALPURNIUS PISO.

Terentius Varron Murena, le premier des deux collègues d'Auguste, consul pour la onzième fois, est le même qui avait vaincu les Salasses trois ans auparavant. Il ne fut pas longtemps en place, et bientôt sa charge étant devenue vacante, ou par son abdication, ou, ce qui est plus vraisemblable, par sa mort, Auguste se donna pour collègue Cn. Pison, qui avait été l'un des plus fiers et des plus ardents ennemis de la grandeur des Césars. Pison signala son zèle pour le parti républicain dans la guerre que Scipion et Caton renouvelèrent en Afrique contre César après la bataille de Pharsale. Il s'attacha ensuite à Brutus et à Cassius ; et lorsque ces deux derniers défenseurs de la liberté romaine eurent péri, il obtint la permission de revenir à Rome. Mais, conservant toujours son caractère hautain, il s'abstint de demander les charges ; et il fallut qu'Auguste fit les premières démarches vers lui, et le priât de vouloir bien accepter le consulat.

Marcellus géra cette année l'édilité curule, à laquelle il avait été nommé l'année précédente. Auguste n'épargna rien pour la magnificence des jeux que donna l'édile, son neveu et son gendre. Il serait seulement à souhaiter qu'il eut assez respecté les bienséances pour ne pas prétendre augmenter la célébrité de ces jeux, en y faisant danser sur la scène un chevalier romain et une dame d'un rang illustre.

Il fit encore honneur à Marcellus d'un agrément qu'il procura au peuple ; en couvrant d'une banne toute la place publique pendant les chaleurs de l'été, qui furent très-grandes. On n'avait jamais rien pratique de semblable, si ce n'est pour des jeux ou dans certaines fêtes pompeuses. Auguste fit jouir de cette commodité pendant tout l'été ceux que leurs affaires amenaient dans la place publique, et en particulier les plaideurs : en quoi, dit Pline, il n'aurait pas été approuvé de Caton le Censeur[12] qui eut souhaité que, pour les écarter de la place, on l'eut semée de pointes de cailloux.

Depuis longtemps Augusta ne faisait que languir, et il ne jouissait que de quelques courts intervalles de santé, troubles par de fréquentes rechutes. Il en eut cette année, qui fut près de le mettre au tombeau. Il crut qu'il n'en reviendrait point : et, ayant mandé les magistrats et les principaux du sénat et de l'ordre des chevaliers, il remit en leur présence au consul Pison le registre général de l'empire, c'est-à-dire l'état des revenus publics et des dépenses, le nombre des troupes de terre et de mer qu'entretenait la république, et des instructions sur tout le reste de ce qui appartient au gouvernement. Il ne se nomma point de successeur, peut-être de peur d'en être menti, et ne croyant pas son autorité encore assez affermie pour être respectée après sa mort. Seulement il donna son anneau à Agrippa : et cette préférence choqua infiniment Marcellus, et étonna tout le monde, parce qu'on n'avait point doute jusque-là qu'il ne se destinât son neveu pour successeur.

L'habileté ou le bonheur d'un médecin délivra Auguste du danger de la mort, et l'empire de la confusion où il semblait près de retomber. Comme la façon commune de traiter le malade ne réussissait point, Antonius Musa hasarda les bains froids, les boissons froides, l'usage des laitues. Avec le secours de ces rafraîchissants il dompta le mal, qui jusque-là avait résisté à tous les remèdes. Non-seulement Auguste se rétablit, mais depuis ce temps sa santé devint plus ferme qu'elle n'avait jamais été, et, au lieu d'un état habituel de maladies souvent périlleuses, il ne lui resta que de petites infirmités, inséparables à un tempérament délicat. Le médecin fut récompense selon la grandeur du service qu'il avait rendu. Outre des sommes considérables, Auguste lui donna le droit de porter un anneau d'or, le tirant ainsi de la condition d'affranchi, dont il était, et relevant au rang de chevalier. Il lui accorda aussi l'exemption de tout tribut ; et, ce qui devait infiniment flatter un homme zélé pour la gloire de son art, l'empereur étendit ce privilège à tous ceux de la même profession, présents et à venir. Le sénat concourut avec Auguste dans ces honneurs déférés à Antonius Musa ; et les citoyens se cotisèrent pour lui dresser une statue auprès de celle d'Esculape : monument plus honorable encore pour l'empereur que pour celui à qui il fut érigé.

Le rétablissement de la santé d'Auguste fut suivi de près de l'éloignement d'Agrippa. Ce grand homme, accoutumé depuis tant d'années à tenir le premier rang auprès de l'empereur, ne pouvait cacher son chagrin sur l'élévation et les espérances de Marcellus ; et celui-ci, neveu d'Auguste, souffrait avec peine de se voir balancé par Agrippa. Leur rivalité éclata sans doute plus librement a l'occasion de la maladie du prince ; et la confiance singulière témoignée par Auguste presque mourant à Agrippa, acheva de porter à l'excès le mécontentement de Marcellus. Auguste, revenu en santé, se crut obligé de sacrifier Agrippa. On peut croire qu'il ne prit cette résolution qu'à regret : au moins essaya-t-il de déguiser l'abaissement de son plus ancien ami sous des apparences d'honneur, et il le fit gouverneur de Syrie, l'une des plus riches et des plus belles provinces de l'empire. Agrippa, non-seulement ne s'y trompa point, mais s'en expliqua ouvertement. Il traita cet emploi d'honorable exil ; et, sans vouloir profiler du masque qu on lui offrait pour couvrir sa disgrâce, il affecta de la manifester en envoyant simplement ses lieutenants en Syrie, et se retirant à Mitylène pour y vivre en particulier.

Celui qui avait été l'occasion de sa chute ne jouit pas longtemps de la satisfaction d'avoir éloigné un rival si redoutable. Le jeune Marcellus, âgé à peine de vingt ans, neveu et gendre de l'empereur, et destiné à lui succéder, au milieu de ces brillantes espérances, fut frappé d'une maladie mortelle : et la même méthode qui avait sauvé Auguste, employée par le même médecin, ou hâta, ou du moins n'empêcha pas la mort de Marcellus.

Il fut amèrement regretté du peuple, dont il avait mérité l'estime et l'affection par la sagesse de sa conduite d'une part, et de l'autre par ses manières affables et populaires. On avait même pris plaisir à se persuader que, s'il devenait un jour le maître, il rétablirait la liberté républicaine : objet dont les Romains continuaient d'être épris, et qui ne sortit de longtemps de leur cœur et de leur mémoire.

Sénèque fait un éloge magnifique de ce jeune neveu d'Auguste. Il lui attribue un courage élevé et ardent[13], un puissant génie, une modération et une tempérance admirables dans un tel age et dans une si haute fortune, la patience dans le travail, l'éloignement des plaisirs, enfin des talents capables de porter tout l'édifice de grandeur que son oncle aurait voulu établir sur lui.

 Tout le monde connaît les beaux vers par lesquels Virgile a déploré sa mort. Quelle grande et noble idée nous donne-t-il de ce jeune héros, lorsqu'il dit que les destins n'ont voulu que le montrer à la terre[14] et qu'ils se sont hâtés de le lui enlever, jaloux des accroissements que prendrait la race romaine, s'ils lui eussent laissé la possession durable du don qu'ils lui avaient fait ! On pourrait être tenté de soupçonner de l'adulation dans cet éloge. Mais, si l'on pèse bien le témoignage rendu par Sénèque à Marcellus, on sentira qu'en mettant à part le tour poétique, du reste le poète contemporain n'en dit pas plus que le philosophe écrivant dans un temps où il était sans intérêt.

Les vers de Virgile, avec la plus grande magnificence, respirent la douleur : et l'on peut ajouter foi sans peine à ce que rapporte son commentateur, que, lorsque le poète les lut à Auguste et à Octavie, les larmes coulèrent de leurs yeux, leurs sanglots interrompirent plusieurs fois la lecture, et permirent à peine de l'achever.

Il n'est point étonnant qu'Octavie ait été profondément touchée des vers de Virgile, ni qu'elle les ait très-libéralement récompensés. Elle aimait son fils avec une tendresse inexprimable, et le deuil qu'elle en porta dura autant que sa vie.

Auguste pareillement ressentit une vive affliction de cette perte. Il fit à son neveu de pompeuses funérailles, qui furent surtout honorées par les gémissements du peuple. Il prononça lui-même son éloge funèbre. Pour perpétuer sa mémoire, il voulut qu'un grand théâtre commencé par César, et qu'il acheva, portât le nom de Marcellus. Il engagea le sénat à lui décerner une statue d'or avec une couronne de même métal : et l'on enjoignit aux magistrats qui donneraient les jeux romains, de placer au milieu deux cette statue sur une chaise curule, afin que Marcellus, même après sa mort, parut présider avec eux à la cérémonie des jeux.

Malgré ces témoignages de la douleur d'Auguste, quelques modernes ont jeté sur lui des soupçons au sujet de la mort de Marcellus. Ils s'autorisent de Pline et de Tacite, dont ils étendent les expressions au-delà de ce qu'elles portent. Pline dit[15] que les vœux de Marcellus (apparemment pour le rétablissement de l'ancienne forme de république) donnèrent de l'ombrage à son oncle. Tacite, en exprimant les inquiétudes du peuple au sujet de Germanicus, introduit les citoyens se rappelant les tristes exemples de Marcellus et de Drusus, tous deux chéris universellement, tous deux enlevés par une mort prématurée : ce qui amène cette réflexion, que l'amour de la nation semble porter malheur a ceux qui en sont l'objet ; que toujours leur vie est de courte durée[16]. Mais sur de petits mots vagues et susceptibles d'une autre interprétation, est-il permis d'accuser Auguste du crime le plus noir, lui que l'on sait d'ailleurs avoir tendrement aimé sa famille ?

Pour ce qui est de Livie, Dion fait une mention expresse des mauvais bruits qui coururent sur son compte. Elle fut regardée de plusieurs comme ayant part à la mort de Marcellus, qui faisait obstacle aux projets ambitieux qu'elle méditait. On ne peut disconvenir de l'ambition de cette femme, ni de sa passion ardente pour l'élévation de ses enfants. Mais l'ambition devait-elle la porter à un crime, qui, s'il venait à être découvert, la perdait pour jamais ? Les morts illustres attirent toujours de semblables discours : et s'il y a de la simplicité à refuser sa croyance au mal lorsqu'il est prouvé, c'est malignité de le croire sur les plus légers indices. La saison même, qui fut très-fâcheuse, et funeste non-seulement à Marcellus, mais à un grand nombre d'autres, semble avoir pris soin de disculper Livie.

Dès que Marcellus fut mort, la première attention d'Auguste fut d'apaiser Agrippa, qu'il n'avait éloigné de sa personne qu'avec beaucoup de répugnance, et qui lui devenait plus nécessaire que jamais. On peut croire que ce fut en grande partie par ce motif qu'il porta son testament au sénat, pour le lire en pleine assemblée de cette compagnie ; et qu'en ayant été empêché par la réclamation de tous les sénateurs, il voulut au moins que l'on sut que par son testament il ne s'était point désigné de successeur. Cette retenue le rendait agréable à la nation, qu'il avait laissée maîtresse de son sort ; mais de plus, elle prouvait ses ménagements pour Agrippa, entre lequel et Marcellus il n'avait point pris de parti. Il ne se pressa pourtant pas de le rappeler, peut-être pour éviter de faire toucher au doigt le véritable motif de son éloignement, et pour ne pas avouer à la face du public qu'il l'avait sacrifié aux ombrages de Marcellus.

Il s'était déjà écoulé huit ans depuis la bataille d'Actium, et l'on s'accoutumait à reconnaître dans Auguste un droit légitime de commander, et à lui obéir comme au chef suprême de la république. Ainsi le consulat, dont il avait cru avoir besoin tant que sa puissance personnelle n'était pas solidement établie, ne lui sembla plus bon qu'à quitter, pour acquérir auprès de la multitude le mérite de la modération.

Je dis auprès de la multitude. Car les gens sensés ne pouvaient manquer de voir qu'en se démettant du consulat, et continuant de gouverner, Auguste déclarait le droit du commandement inhérent à sa personne, et indépendant du titre qui jusque-là avait exprimé chez les Romains la magistrature suprême.

Il n'avait garde de montrer cette intention. Il se déchargeait du consulat comme d'un fardeau. Il voulait en laisser l'accès libre à un plus grand nombre de citoyens. Ces raisons ne sont pas de celles qui ne souffrent point de réplique. On s'opposa à son désir : on le pressa vivement de se laisser désigner consul pour la douzième fois. Mais il avait pris son parti ; et pour se mettre à l'abri des instances importunes, il fit un voyage à sa maison d'Albe, et de là il envoya sa démission.

Il restait encore un espace de son onzième consulat à remplir. Pour l'achever, il se détermina en faveur d'un sujet dont le choix lui fit beaucoup d'honneur. C'était L. Sestius, qui avait été questeur de Brutus au temps de la bataille de Philippes, et qui conservait encore chèrement la mémoire de son infortuné général, gardant soigneusement son portrait, qu'il montra même un jour à Auguste, parlant de lui avec une singulière vénération, et témoignant en toute occasion l'estime et l'admiration dont il était pénétré pour sa vertu. L'équité de l'empereur, qui, bien loin de regarder l'attachement inviolable pour la mémoire de son ennemi comme une raison de haine et de vengeance, le récompensait par la plus éminente dignité, charma tout le monde, et surtout le sénat, où vivait encore un reste de penchant pour les anciens défenseurs du gouvernement républicain.

Ce fut un motif pour cette compagnie de se porter d'autant plus volontiers à remplacer par de nouveaux titres celui qu'Auguste venait de quitter. On lui déféra alors, et il reçut pour toute sa vie la puissance tribunitienne, qui lui avait été offerte plusieurs fois, et qu'il avait toujours refusée ; la puissance proconsulaire hors l'enceinte des murailles de Rome, pareillement à perpétuité, sans qu'il la perdit en entrant dans la ville, ni qu'il fut obligé de la renouveler lorsqu'il en sortirait ; le droit de proposer un sujet de délibération dans chaque assemblée du sénat, lors même qu'il ne serait pas consul ; enfin la prééminence d'autorité sur les gouverneurs actuels de toutes les provinces où il se transporterait.

Il méritait le zèle que lui témoignait le sénat pour sa gloire et pour sa grandeur, par les égards qu'il avait lui-même pour cette respectable compagnie. Car il ne décidait point les affaires par sa seule volonté. Il proposait ses plans, exhortant tous les sénateurs à lui donner librement leurs conseils, et promettant d'en profiter. Et ce n'étaient point de vaines paroles. Souvent, sur les représentations qui lui furent faites, il réforma des projets déjà annoncés.

Il faisait entrer le sénat en part des affaires du plus grand éclat. Phraate par ses ambassadeurs, et Tiridate en personne, renouvelaient leurs instances pour intéresser les Romains dans leur querelle. Celui-ci demandait[17] à être remis en possession par leurs armes du trône des Parthes, qu'il avait occupe pendant un temps. Phraate, au contraire, chasse autrefois par Tiridate, et depuis rétabli par les Scythes, prétendait qu'on devait lui livrer son ennemi comme un esclave rebelle ; et il exigeait de plus qu'on lui rendit son fils, que Tiridate avait emmené sur les terres des Romains. Auguste voulut que Tiridate et les ambassadeurs de Phraate se présentassent à l'audience du sénat, et ce ne fut qu'après que l'affaire lui eut été renvoyée par un sénatus-consulte, qu'il entreprit de la décider.

Il n'accorda satisfaction ni à l'un ni a l'autre des contendants. Il était bien éloigné à entreprendre pour Tiridate une guerre contre les Parthes, et il ne crut pas non plus qu'il lui fût permis de livrer un prince suppliant, qui était venu chercher un asile entre ses bras. Pour ce qui est du fils de Phraate, il consentit de le rendre à son père, mais à condition que Phraate de son côté lui remettrait les prisonniers et les drapeaux qui étaient restés au pouvoir des Parthes depuis les disgrâces de Crassus et d'Antoine. Phraate ne se hâta pas à accomplir cette condition.

Les consuls désignés pour l'année suivante furent M. Marcellus et L. Arruntius. Ce dernier avait bien servi Auguste, et dans la bataille d'Actium il commandait la gauche de sa flotte.

M. CLAUDIUS MARCELLUS ÆSERNINUS. - L. ARRUNTIUS. An. R. 730.  Av. J.-C. 22.

Cette année et la fin de la précédente furent malheureuses pour Rome et pour l'Italie. La ville fut inondée par les débordements du Tibre, et toute l'Italie fut affligée de maladies contagieuses, qui emportèrent assez de monde pour empêcher la culture des terres. Ainsi la disette des vivres vint se joindre à ces deux premiers fléaux.

Le peuple ne se contenta pas d'attribuer ces malheurs multipliés à la colère céleste ; mais toujours superstitieux, il prétendit en deviner la cause, et il s'en prit à ce qu'Auguste était cette année sans aucune magistrature. Pour remédier à cet inconvénient, source de tant de maux, la multitude s'attroupe, et demande qu'il soit nommé dictateur. Le sénat était assemblé. Les séditieux y accourent ; et comme les sénateurs refusaient d'entrer dans leurs vues, parce qu'ils connaissaient bien les intentions de l'empereur, la populace s'emporte avec fureur, et menace de mettre le feu au palais où se tenait leur assemblée. Il fallut céder, et nommer Auguste dictateur. Alors la multitude victorieuse va présenter les vingt-quatre faisceaux au dictateur désigné. Auguste tint ferme à refuser un titre odieux, qui n'ajoutait rien à la puissance réelle dont il jouissait. Il n'employa pourtant pas la voie d'autorité pour arrêter la fougue du peuple. Il recourut aux prières, il s'humilia jusqu'à mettre un genou en terre, et déchirer sa robe par-devant, montrant sa gorge nue, pour faire comprendre qu'il aimait mieux recevoir le poignard dans le sein que la dictature.

Pour donner néanmoins quelque satisfaction à la multitude, il accepta la surintendance des vivres, qu'elle offrait en même temps, telle que l'avait eue autrefois Pompée. Comme le soin général de l'empire ne lui permettait pas d'entrer dans le détail de ce ministère, il ordonna que tous les ans on choisirait deux anciens prêteurs, qui, sous son autorité, veilleraient à entretenir dans Rome l'abondance des vivres, et à distribuer des blés aux pauvres citoyens.

On offrait encore à Auguste la censure pour toute sa vie, et par une suite du système de modestie apparente qu'il s'était prescrit, il refusa cette dignité. Il alla même plus loin, et il fit créer censeurs Paulus Æmilius Lepidus, et L. Munatius Plancus.

Dion observe que de ces deux censeurs le premier avait été proscrit (sans doute avec son père L. Paulus, frère de Lepidus le triumvir), l'autre était frère d'un proscrit, c'est-à-dire de Plotius, dont la mort a été rapportée dans l'Histoire de la république.

Velleius nous fournit sur leur caractère une observation plus intéressante. Il dit que leur magistrature se passa dans la discorde, et qu'ils n'en tirèrent aucun honneur, ni la république aucune utilité[18]. Paulus n'avait point la fermeté d'un censeur, et Plancus n'en avait point les mœurs : l'un manquait des forces nécessaires pour soutenir le poids d'une telle charge, l'autre avait à craindre de ne pouvoir rien reprocher aux jeunes gens, ni leur entendre faire aucun reproche sur les dérèglements de leur conduite, qu'il ne retrouvât dans la sienne, tout avance en âge qu'il était. Aussi fût-il si peu respecté, que L. Domitius, simple édile, le rencontrant en son chemin, força le censeur de lui céder le haut du pavé.

L'édile était audacieux : mais jamais censeur ne mérita mieux une insulte. Aux désordres honteux Plancus joignait, comme il a été observé ailleurs, toute la bassesse de la plus impudente adulation. Il en faisait même trophée, et en donnait des leçons. Il enseignait qu'il ne fallait pas flatter adroitement, ni d'une manière fine et détournée[19]. Votre hardiesse à mentir, disait-il, est perdue pour vous si elle n'est pas aperçue. Jamais le flatteur n'a mieux réussi que lorsqu'il n'est pris sur le fait, et surtout s'il en a reçu réprimande, s'il a été forcé de rougir. Il connaissait bien les hommes, qui sont communément très-peu délicats sur les louanges qu'on leur prodigue. Mais c'est assurément avoir perdu toute pudeur que de faire de ce principe une règle de conduite pour soi et pour les autres.

Les censeurs dont je viens de faire mention furent les deux derniers particuliers qui aient exercé ensemble cette magistrature. Depuis eux, ou elle ne reparut plus dans la république, ou elle demeura affectée aux empereurs, qui pourtant, en certaines occasions fort rares, voulurent bien se donner pour collègue un particulier. Mais sans en prendre le titre, ils en avaient tout le pouvoir, comme surintendants et réformateurs des mœurs et des lois.

Auguste, dans le temps dont je parle, fit usage de ce pouvoir pour suppléer à l'incapacité des censeurs qu'il avait mis en place. Il introduisit diverses réformes tendantes au bon ordre et à la tranquillité publique. Il astreignit à des règlements plus sévères, ou même cassa entièrement les associations d'arts et métiers, qui avaient servi tant de fois d'occasion aux séditieux pour cabaler plus aisément et pour former des factions dangereuses. Il modéra la dépense des jeux, fixant les sommes qu'il serait permis aux prêteurs d'y employer, et leur assignant sur les fonds publics des secours qui les aidassent à supporter les frais excédants. Il défendit même aux magistrats de donner des combats de gladiateurs sans une permission expresse du sénat, ni plus de deux fois en un an, ni au-delà du nombre de soixante couples pour chaque fois : reforme qui fait voir jusqu'où allait l'abus en ce genre. Il interdit aux fils et petits-fils de sénateurs, aux chevaliers romains, aux femmes de condition, la licence indécente de se donner en spectacle sur la scène, quoiqu'il l'eut jusque-là tolérée, et même autorisée en certaines circonstances. Enfin, comme Egnatius Rufus dans son édilité s'était beaucoup fait valoir sur ce qu'avec ses esclaves il avait arrêté plusieurs incendies, Auguste, pour ôter tout prétexte à ceux qui voudraient imiter ce jeune audacieux, attribua aux édiles curules six cents esclaves publics, qui seraient à leurs ordres lorsqu'il s'agirait à éteindre le feu en quelque endroit de la ville.

C'est ainsi qu'il soutenait le caractère de chef de l'empire et de réformateur public, en même temps que dans sa conduite privée il gardait une modération qui le confondait presque avec les particuliers.

Dans les assemblées pour l'élection des magistrats, il sollicitait en personne en faveur de ceux auxquels il prenait intérêt, et il donnait lui-même son suffrage dans sa tribu comme un simple citoyen.

Il paraissait souvent comme témoin devant les tribunaux, répondait aux interrogations des magistrats, et souffrait qu'on le réfutât, quelquefois même avec aigreur. Dion raconte a ce sujet un fait, qui est de l'année même où nous en sommes actuellement.

Un certain M. Primus, accuse pour avoir fait la guerre de son autorité privée aux Odryses, peuples de la Thrace, alléguait des ordres de l'empereur. Auguste se transporta de son propre mouvement au jugement de l'affaire, et, interroge par le prêteur, il répondit qu'il n'avait donné aucun ordre semblable à Primus. L'avocat de I'accuse, Licinius Murena, entreprit sur ce point Auguste avec toute la hauteur imaginable, et entre autres discours désobligeants. Que faites-vous ici ? lui dit-il, et qui vous amène à ce jugement ? C'est, répondit Auguste avec douceur, l'intérêt public, qu'il ne m'est pas permis de négliger. On voyait bien ce qu'il pensait de Primus ; et néanmoins plusieurs des juges opinèrent à le renvoyer absous.

II remplissait ponctuellement les devoirs de l'amitié particulière. Il allait voir ses amis dans leurs maladies, et à l'occasion des évènements qui arrivaient dans leurs familles, mariage, prise de la robe virile par leurs enfants, et autres pareils. Et il ne cessa que lorsqu'il fut déjà vieux, ayant été pressé par la foule dans un jour de fiançailles.

Il ne se refusait presque à aucun de ceux qui l'invitaient à manger : et un jour, ayant été traité fort mesquinement et sans nul apprêt, il se contenta de dire en s'en allant à celui qui lui avait donne ce chétif repas : Je ne croyais pas être si fort de vos amis.

Si ceux avec qui il était en relation d'amitié avaient quelque affaire, il sollicitait pour eux, et assistait au jugement. Il se donna même cette peine pour un vieux soldat qui lui avait parlé avec une liberté dont tout autre se serait tenu offensé. Ce soldat, ayant un procès, vint prier l'empereur de se trouver au jugement de son affaire, Auguste lui répondit qu'il était trop occupé, et il nomma un de ses amis pour y assister en son nom. César, reprit le soldat, lorsqu'il s'est agi de combattre pour vous, je n'ai point envoyé de suppléant en ma place, et j'ai payé de ma personne. Auguste, au lieu d'entrer en colore, acquiesça à une si vive représentation, et vint lui-même témoigner par sa présence qu'il s'intéressait à la cause du soldat.

S'il accordait beaucoup à ses amis, il ne prétendait pourtant pas les élever au-dessus des lois, ni faire pour eux violence a la justice. Nonius Asprenas, qui lui était fort attaché, se trouvant accusé d'empoisonnement par Cassius Severus, Auguste consulta le sénat sur ce qu'il devait faire, craignant, disait-il, s'il appuyait Nonius de sa recommandation, de paraître soustraire un accusé a la sévérité des lois ; et s'il ne le faisait pas, de donner lieu de penser qu'il abandonnait un ami, et le condamnait d'avance par son propre suffrage. De l'avis des sénateurs, il prit un parti mitoyen. Il vint au jugement, mais il garda le silence et ne sollicita que par sa présence seule en faveur de Nonius. Encore ne put-il éviter par ces ménagements les reproches de l'accusateur, homme d'une langue immodérée et sans frein, qui se plaignait amèrement que la présence de l'empereur sauvait un homme digne des plus grands supplices. Les traits de sa modération envers ceux qui lui manquaient de respect, et qui l'attaquaient par des discours, ou par des libelles, sont infinis. Étant incommodé, dans une maison de campagne où il se trouvait, par un hibou qui faisait entendre toutes les nuits ses cris lugubres, il témoigna souhaiter d'en être délivré. Un soldat vint à bout de prendre cet animal vivant, et il le lui apporta dans l'espoir d'une grande récompense. Auguste commanda qu'on lui donnât mille sesterces (cent vingt-cinq livres). Le soldat, qui s'était attendu à être beaucoup mieux payé, lâcha l'oiseau, en disant : J'aime mieux qu'il vive ; et une telle insolence demeura impunie.

La douceur d'Auguste se soutenait, même en matière plus sérieuse. A l'occasion d'un voyage qu'il se préparait à faire, un sénateur nomme Rufus dit dans un repas qu'il souhaitait que l'empereur n'en revint jamais ; et plaisantant sur la multitude des victimes que l'on avait coutume d'immoler en action de grâces de son retour après une longue absence, il ajouta que tous les taureaux et tous les veaux faisaient le même vœu que lui. Ce mot ne tomba pas par terre, et fut recueilli soigneusement par quelques-uns des convives. Un esclave de Rufus fit le lendemain ressouvenir son maître de ce qui lui était échappé la veille pendant qu'il avait la tête échauffée par le vin, et il lui conseilla de prévenir l'empereur, et d'aller se dénoncer lui-même. Rufus suivit ce conseil. Il courut au palais, se présenta devant Auguste, et lui dit qu'il fallait qu'un esprit de vertige lui eut entièrement trouble la raison. Il jura qu'il priait les Dieux de faire retomber son vœu téméraire sur sa t£te et sur celle de ses enfants : et il finit en priant I'empereur de lui pardonner. Auguste y consentit. César, reprit Rufus, personne ne croira que vous m'ayez rendu votre amitié, si vous ne me faites une gratification. Et il lui demanda une somme qui n'eut point été un don médiocre si Auguste eut eu à le récompenser. Le prince la lui accorda, seulement il ajouta en riant : Pour mon propre intérêt je me donnerai de garde une autre fois de me mettre en colère contre vous.

Auguste ne négligeait point absolument les imputations odieuses par lesquelles on entreprenait de le décrier. Soigneux de sa réputation, il les réfutait ou par des discours prononces dans le sénat, ou par des déclarations affichées en son nom. Mais il ne savait ce que c'était que de s'en venger, et il avait sur ce point une maxime, que je rapporterai en ses propres termes. Tibère, qui était d'un caractère bien différent, l'avait exhorté par lettres à tirer vengeance d'une insulte de cette espèce. Auguste lui répondit : Mon cher Tibère, ne vous livrez point trop à la vivacité de votre âge, et ne soyez pas si fâché contre ceux qui disent du mal de moi. Il suffit d'empêcher qu'on ne nous en fasse[20].

On a déjà vu une preuve de sa clémence et de sa générosité à l'égard de la mémoire de Brutus, le plus grand ennemi qu'il ait jamais eu. L'histoire en fournit encore une seconde.

Etant a Milan, il remarqua une statue de Brutus, monument de la reconnaissance des peuples de la Gaule Cisalpine envers le plus doux et le plus équitable des gouverneurs. Il passa outre : puis s'arrêtant, et prenant un air et un ton sévères, il reprocha aux principaux de la ville qui l'environnaient, qu'ils avaient au milieu d'eux un de ses ennemis. Les Gaulois effrayés veulent se justifier, et nient le fait. Eh quoi ! leur dit-il, en se retournant, et leur montrant de la main la statue de Brutus, n'est-ce pas là l'ennemi de ma famille et de mon nom ? Alors les voyant consternés et réduits à garder le silence, il sourit, et d'un visage gracieux il loua leur attachement fidèle à leurs amis, même malheureux, et il laissa subsister la statue.

Les noms de tous les anciens défenseurs de la liberté romaine éprouvèrent de sa part une pareille équité. Quelqu'un, pensant le flatter agréablement, blâmait un jour devant lui Caton, et taxait ce républicain rigide d'une opiniâtreté intraitable. Sachez, dit Auguste, que quiconque s'oppose au changement du gouvernement actuel de l'état est un bon citoyen et un honnête homme[21]. Parole pleine également de noblesse et de sens, par laquelle il rendait justice à Caton, et prévenait les mauvaises conséquences qu'on aurait pu tirer de son exemple.

Virgile et Horace savaient donc qu'ils ne s'exposaient point à perdre ses bonnes grâces, en louant, comme ils ont fait, Caton dans leurs ouvrages[22]. Pompée était comblé d'éloges dans l'Histoire de Tite-Live ; et Auguste se contenta d'en plaisanter, et de traiter cet illustre écrivain de partisan de Pompée : mais il ne diminua rien de l'amitié qu'il lui portait.

Affable et populaire, on ne s'étonnera pas qu'il eût de grands égards pour les sénateurs. Il les dispensait de tout cérémonial gênant : il ne voulait point qu'ils vinssent le prendre à son palais pour lui faire cortège, et l'accompagner aux assemblées du sénat ; il recevait leurs politesses dans le sénat même, et réciproquement il les saluait en entrant et en sortant, les appelant par leur nom. Mais ce n'était pas seulement à l'égard des sénateurs et des personnes distinguées que ses procédés respiraient la facilité et la douceur. Il admettait la multitude à lui faire sa cour, il se laissait aborder des derniers citoyens d'entre le peuple, et il recevait leurs requêtes avec une bonté qui allait jusqu'à encourager ceux que le respect rendait trop timides.

Il voulait que chacun jouit de ses droits, et il aima mieux laisser plus étroite la place qu'il bâtit dans Rome, que de forcer les propriétaires des maisons dont il avait besoin pour l'élargir, à les lui céder.

Le nom de seigneur et maître lui fut toujours un objet d'horreur, parce qu'il était relatif à celui d'esclave. Un jour qu'il assistait à la comédie, comme il se trouvait dans la pièce un demi-vers qui signifiait : Ô le bon maître ! ô le maître plein d'équité ! tout le peuple lui fit l'application de ces paroles, et se tourna vers lui avec applaudissement Auguste, d'un air et d'in geste pleins d'indignation, rejeta sur le champ cette basse flatterie, et le lendemain il fit une réprimande sévère au peuple par une ordonnance, qui fut affichée dans la place. Depuis ce temps il ne permit pas même à ses enfants et petits-enfants de lui donner jamais ce titre, soit sérieusement, sait par un badinage de caresse : et il leur interdit l'usage entre eux de ces douceurs fades, qu'une politesse servile commençait à introduire.

Ses successeurs ne furent pas si difficiles. Les mauvais, si l'on en excepte Tibère, peu contents du nom de maître, affectèrent même celui de Dieu ; et les bons se laissèrent attribuer enfin un titre, que l'usage avait fait prévaloir. Pline, dans toutes les lettres qu'il écrit à Trajan, ne l'apostrophe jamais que du nom de Seigneur ou maître, Domine.

Si Auguste souffrait par des raisons de politique, qui ont été expliquées ailleurs, qu'on lui rendit les honneurs divins dans les provinces, il y avait peu d'attache, et il en fit même quelquefois matière à plaisanterie. Les Tarragonais étant venus lui annoncer, comme un présage heureux et flatteur, la naissance d'un palmier sur l'autel qu'ils lui avaient consacré dans leur ville. Je conçois, leur répondit-il en riant, quelle est votre assiduité à brûler de l'encens sur mon autel.

On voit par les traits qui viennent d'être rapportés, et dont quelques-uns ne s'allieraient pas aisément avec la majesté souveraine, combien est vrai ce que nous avons établi touchant la nature du pouvoir dont Auguste était revêtu. Il est clair qu'il ne se donnait pas lui-même pour souverain, et qu'il ne fut jamais que le chef et le premier magistrat de la république.

Un gouvernement si modéré et si équitable ne put pourtant pas être à l'abri des conspirations : tant la nouveauté en une matière si importante est par elle-même odieuse, et ne manque jamais d'attirer au moins des périls à ses auteurs. Il se forma plusieurs conspirations contre Auguste durant le cours de son empire. Celle dont j'ai à parler, parce qu'elle tombe sous le consulat de Marcellus et d'Arruntius, eut pour chef Fannius Cæpion, qui ne nous est point connu d'ailleurs, si ce n'est que Velleius[23] le peint en un mot comme un méchant homme , et très-digne de tramer un pareil complot. Parmi ses complices, l'histoire ne nomme que ce Licinius Murena dont il a été fait mention à l'occasion du jugement de M. Primus, et qui ayant du reste d'assez bonnes qualités se perdit par l'intempérance de sa langue et de son caractère. Leurs mauvais desseins furent découverts par un certain Castricius. Mais Mécène, qui avait un grand faible pour sa femme Terentia, sœur de Murena, ne put garder le secret avec elle, et, sur l'avis qu'elle en fit passer à son frère, les coupables prirent la fuite.

On leur fit le procès par contumace : et Tibère s'étant déclaré leur accusateur, et les ayant poursuivis comme criminels de lèse-majesté, ils furent condamnés, quoique absents. Le crédit de Proculeius, fort considéré d'Auguste, frère de Murena, et renommé pour son amour paternel envers ses frères[24], ne put obtenir grâce dans une matière où il s'agissait de la sûreté de la personne du prince.

Les lois romaines ne prononçaient que la peine à exil contre les plus grands crimes. La puissance militaire de l'empereur empêcha les condamnés de profiter de l'indulgence excessive des lois. Ils furent découverts dans leurs retraites, et punis de mort.

Au reste, leur crime ne devint funeste qu'à eux-mêmes. Il n'en coûta au philosophe Athénée, ami de Murena, fugitif avec lui, pris avec lui, que l'obligation de se justifier : et ayant prouvé son innocence, il fut tranquille et à l'abri de toute poursuite.

Le père de Cæpion fit à l'occasion de la mort de son fils un acte éclatant de justice, qui donna lieu à Auguste de montrer toute sa modération. De deux esclaves du criminel, l'un avait défendu son maître contre les soldats qui le saisissaient, l'autre l'avait trahi. Le père récompensa par le don de la liberté l'esclave fidèle, et il fit mettre en croix le traître, et voulut qu'il fût mené au supplice à travers la place publique avec un écriteau qui exprimait son crime. Auguste ne témoigna aucun mécontentement de cette conduite : il excusa l'amour paternel, et il ne crut point que le crime du fils dut interdire au père les sentiments de la nature, ni la liberté de les faire paraître.

Quelques-uns des juges avaient opiné pour l'absolution des accusés. Il n'est point dit qu'Auguste leur en ait su mauvais gré : mais ce lui fut une occasion de faire un règlement utile et judicieux. Il parait que les tribunaux romains n'avaient point une forme de procéder bien fixe contre ceux qui, prévenus de crime, s'absentaient pour éviter le jugement ; et que même l'absence de l'accusé passait quelquefois pour une circonstance favorable[25]. C'était un abus qui tendait à dérober les criminels à la sévérité de la justice. Auguste y remédia par une loi qui ordonnait qu'en semblable cas les juges seraient obligés d'opiner de vive voix, et non par bulletin ; et qu'ils prononceraient tous un jugement de condamnation contre l'accusé non comparant.

On sent bien que dans cette loi Auguste se regardait lui-même : mais la chose était bonne et utile en soi. On ne peut pas le justifier également par rapport à la démarche qu'il fit en faveur de Castricius, par qui il avait été informé de la conjuration de Cæpion et de Murena. Cet homme dans la suite ayant été accusé, Auguste se transporta sur la place, et en présence des juges il agit si vivement auprès de l'accusateur, qu'il lui persuada de se désister. Castricius n'ayant plus de partie, se trouva ainsi délivré de péril.

Tout étant pacifié dans Rome, Auguste entreprit un grand voyage, et voulut visiter toute la partie orientale de l'empire. Il était bien aise sans doute d'y exercer en personne l'autorité suprême qui lui avait été déférée, et il pensait avec raison que la présence du prince contribuerait à y établir solidement l'ordre et la tranquillité.

Mais a peine était-il en Sicile, qu'il se vit obligé de reporter son attention vers Rome, où s'élevèrent des troubles au sujet de l'élection des magistrats. C'était presque la seule portion de la puissance publique qui eut été laissée au peuple ; et il ne pouvait en user sagement : preuve évidente de la nécessite du gouvernement d'un seul. La multitude s'était entêtée de réserver une place de consul pour Auguste, et donnant l'autre à Lollius, elle prétendait avoir consommé son élection. Lorsque Auguste eut fait savoir que son intention n'était pas d'accepter le consulat, nouveaux troubles, excités par deux concurrents qui se présentaient pour la place qu'il laissait vacante, Q. Lepidus et L. Silanus. La sédition alla si loin, que plusieurs pensaient qu'Auguste devait revenir à Rome pour l'apaiser. Il aima mieux mander les deux rivaux : et après une forte réprimande, il les renvoya en leur faisant défense de se trouver au Champ-de-Mars lorsque le peuple serait assemblé pour l'élection. Ils cabalèrent par leurs amis : et ce ne fut qu'après bien des mouvements tumultueux qu'enfin Q. Lepidus fut comme consul.

M. LOLLIUS. Q. ÆMILIUS LÉPIDUS. An. R. 731. Av. J.-C. 21.

Cet évènement fit sentir à Auguste le besoin qu'il avait d'un homme de tête et d'autorité pour tenir Rome dans le devoir en son absence, et il en saisit l'occasion pour rappeler Agrippa. Il voulut même lui donner un nouveau relief, et l'unir étroitement à sa personne en lui faisant épouser sa fille, veuve de Marcellus. Il fut porté à prendre ce parti par Mécène, qui, consulté à ce sujet, lui avait répondu en ces propres termes : Vous avez fait Agrippa si grand, que c'est une nécessité pour vous ou de le tuer, ou de le faire votre gendre. Selon le témoignage de Plutarque, Octavie elle-même influa dans la détermination d'Auguste, quoique sa fille Marcella fut actuellement mariée à Agrippa, et elle sacrifia un intérêt si cher au bien de l'empire. Agrippa fut donc mandé, et s'étant rendu auprès de l'empereur pour prendre ses ordres, il se transporta en diligence à Rome, où, après s'être séparé de Marcella, qui épousa Jule Antoine, il contracta avec Julie un manage aussi peu honorable qu'il était brillant, aussi peu heureux qu'il fut fécond[26].

Pour ce qui regarde la tranquillité de Rome, Agrippa répondit parfaitement aux intentions et aux espérances de l'empereur. Son rang et ses dignités le rendaient respectable ; et ses talents rehaussaient encore en lui l'éclat des dignités. Tout fut paisible sous son administration, également ferme et modérée : et Rome s'aperçut peu de l'absence d'Auguste.

Ce prince, pour me servir de l'expression de Velleius, portait[27] partout les douceurs et les avantages de la paix dont il était l'auteur, sans omettre pourtant la sévérité lorsqu'il la jugea nécessaire. Mais la licence réprimée et les crimes punis font une grande partie de l'ordre, qui est le fruit de la paix.

En Sicile, il accorda à Syracuse et à quelques autres villes les droits de colonies romaines. En Grèce, il ajouta au domaine des Lacédémoniens l'île de Cythère, pour les récompenser de l'hospitalité qu'ils avaient autrefois exercée envers Livie fugitive au temps de la guerre de Pérouse. Les Athéniens, au contraire, qui avaient flatté bassement Antoine et Cléopâtre, portèrent alors la peine de leur penchant éternel à l'adulation. Auguste retrancha de leur petit état l'île d'Égine et la ville d'Erétrie, et il leur défendit de vendre, comme ils faisaient, le droit de bourgeoisie dans leur ville.

Il vint ensuite passer l'hiver à Samos ; et c'est la qu'il reçut les ambassadeurs de la reine d'Ethiopie, dont il a été parlé plus haut.

A Rome, le peuple procéda tranquillement à l'élection des consuls Apuleïus et Silius.

M. APULEÏUS. P. SILIUS NERVA. An. R. 732. Av. J.-C. 20.

Des que le printemps fut venu, Auguste se remit en marche, et parcourut l'Asie propre et la Bithynie. Quoique ces provinces, aussi bien que la Grèce, fussent du ressort du peuple, l'empereur ne laissait pas d'y exercer son autorité. Nous avons vu qu'il s'était fait donner par le sénat, en quelque province qu'il portât ses pas, la supériorité de pouvoir sur tous ceux qui en avaient le commandement actuel.

Il agit donc partout en arbitre souverain. Il distribua les peines et les récompenses. Il fit des largesses aux uns, il imposa aux autres des taxes. Ceux qui éprouvèrent ses libéralités furent spécialement les habitants de Tralles, de Laodicée en Phrygie, de Thyatire et de Chio, qui avaient beaucoup souffert par d'horribles tremblements de terre. Mais il priva de la liberté ceux de Cyzique, c'est-à-dire qu'il leur ôta le droit de se gouverner selon leurs lois et par leurs magistrats, et les assujettit a un préfet où commandant qu'il leur nomma, parce que dans une émeute populaire ils avaient maltraité outrageusement des citoyens romains, jusqu'à les battre de verges et les mettre à mort. Lorsqu'il fut en Syrie, il usa d'une pareille sévérité à l'égard des Tyriens et des Sidoniens, pour qui la liberté dont ils jouissaient n'était qu'une occasion de séditions et de troubles.

Le voyage d'Auguste en Syrie donna de l'inquiétude à Phraate, qui, voyant l'empereur romain si voisin de ses états, appréhenda que son dessein ne fût d'y porter la guerre. Il crut qu il était temps d'accomplir les conditions du traite qu'il avait conclu en dernier lieu avec Auguste, et qu'il paraissait jusque-la avoir pleinement oublie. Il lui renvoya les drapeaux et les prisonniers romains, restes malheureux du désastre de Crassus et de la fuite d'Antoine. Tibère eut l'honorable commission de les recevoir des mains des ambassadeurs du roi des Parthes.

Ce fut donc alors qu'Auguste remporta une gloire qu'il préférait avec raison à tous les exploits dus à la force des armes. C'était en effet quelque chose de grand d'avoir réduit uniquement par la terreur de son nom la seule puissance rivale de Rome, à lui rendre hommage, et à se reconnaître, sinon sujette, au moins inférieure. Il avait lieu de se glorifier d'avoir effacé jusqu'aux derniers vestiges de l'ignominie qui, depuis quarante ans, restait imprimée sur le nom romain. Cette gloire avait été l'objet des désirs du dictateur César et d'Antoine. Ce que la mort avait empêche César d'exécuter par les armes, ce qui avait si mal réussi a Antoine, puisque, au lieu de laver l'ancien opprobre, il l'avait surchargé d'un nouveau, Auguste en venait à bout sans tirer l'épée, et seulement en se montrant. Aussi cet exploit fut-il célébré par tous les témoignages possibles de la joie et de l'admiration publiques, actions de grâces aux dieux, ovation décernée à Auguste, arc de triomphe dresse en son honneur, médailles gravées pour perpétuer le souvenir d'un si glorieux évènement. Auguste voulut que les drapeaux retires des mains des Parthes fussent places dans le temple de Mars Vengeur, qu'il avait bâti comme un monument de la victoire de Philippes ; et à l'occasion de cette vengeance publique, qui intéressait toute la nation, il niti6a et confirma le surnom de Vengeur qu'il avait donné à ce dieu[28], en mémoire de la vengeance domestique qu'il avait exercée sur les meurtriers de César.

On ne s'étonnera pas après cela que les grands poètes qui ont vécu sous Auguste se soient efforcés à l'envi d'immortaliser par leurs chants ce qui était l'objet d'une gloire si touchante pour leur prince. Horace y a consacré une ode magnifique[29] ; et en divers endroits de ses ouvrages, il n'a pas manqué, non plus que Virgile, Ovide et Properce, l'occasion d'en rappeler le souvenir.

Phraate fit encore en vers Auguste une démarche qui semblerait plus soumise que la restitution même des drapeaux et des prisonniers romains. Il lui donna, comme en otages, ses quatre fils avec leurs femmes et leurs enfants. Mais en agissant ainsi, son point de vue était bien moins de marquer sa déférence envers la grandeur romaine, que de pourvoir à sa propre sûreté. Haï et testé de ses sujets, et sachant qu'il méritait de l'être à cause de ses cruautés, il regardait ses enfants comme des rivaux, et il craignait sans cesse que les Parthes ne voulussent transporter sa couronne sur la tête de quelqu'un d'eux ; au lieu que s'il les éloignait une fois, il n'appréhendait plus aucune révolution, connaissant l'attachement de sa nation pour le sang des Arsacides. Ces princes furent traités et entretenus royalement dans Rome, et sous Tibère nous les verrons, au moins quelques-uns d'entre eux, reparaître sur la scène, et disputer le trône des Parthes.

Dans l'étendue de l'empire se trouvaient plusieurs princes et peuples, non pas sujets, mais alliés des Romains, et qui jouissaient de leur petit domaine sous la protection de ces maîtres de l'univers. Auguste, conduit par un esprit d'équité et de paix, ne chercha point à écraser ces faibles états, qui ne pouvaient lui faire ombrage. Il leur permit de se gouverner selon leurs lois. Dans les royaumes il autorisa communément la succession des enfants à leurs pères ; mais il ne souffrit point qu'ils s'agrandissent, si ce n'était de ses libéralités. Ainsi Hérode reçut de lui en don le petit état d'un certain Zénodore, qui s'était déclaré l'implacable ennemi du roi de Judée ; et ce prince, par une impiété d'autant plus inexcusable, qu'il connaissait le vrai Dieu, bâtit un temple à son bienfaiteur dans le canton qu'il venait d'acquérir. Quelques années auparavant, Juba, mari de Cléopâtre, fille d'Antoine, avait été gratifié d'une grande partie de la Mauritanie. Au contraire Amyntas, roi des Galates, étant mort, Auguste, par quelque raison que l'histoire n'exprime pas, ne permit point à ses enfants de lui succéder, et il réduisit la Galatie en province romaine.

L'Arménie, royaume tout autrement illustre et puisant que ceux dont je viens de parler, mais aussi moins dépendant des Romains, reçut pourtant un roi de la main d'Auguste, après la paix ratifiée et cimentée avec Phraate.

Artaxias, fils d'Artabaze détrôné et mis à mort par Antoine, régnait alors en Arménie. Ennemi ne des Romains, il s'était soutenu par la puissance du roi des Parthes. Lorsque cet appui lui manqua, en conséquence de la conciliation de Phraate avec Auguste, il s'éleva des troubles et des factions contre lui, et plusieurs des grands de son royaume demandèrent pour roi Tigrane son frère, qui était actuellement à Rome, y ayant été amené d'Alexandrie, où il se trouvait captif a la mort d'Antoine. Il eût été aise à Auguste de profiter de ces dissensions pour s'emparer de l'Arménie. Mais il ne connaissait point la fureur de conquérir, et il se proposa seulement de donner aux Arméniens un roi ami de Rome. Cependant, comme il paraissait que pour y réussir il serait besoin d'employer la force des armes, Tibère fut chargé de cette expédition. Les choses tournèrent autrement, et la guerre ne fut point nécessaire. Artaxias ayant été tué par ses proches, Tibère n'eut qu'à mettre Tigrane en possession d'un trône demeuré vacant. Le prince arménien ne jouit pas longtemps de ce bienfait de la fortune.

Quoique l'établissement de Tigrane en Arménie ne fût pas un exploit de guerre, on ne laissa pas d'en prendre occasion de décerner au nom de Tibère des supplications ou solennelles actions de grâces aux dieux. Ce premier honneur militaire éleva le courage du jeune beau-fils d'Auguste, qui avait déjà conçu de hautes espérances, en vertu d'un prétendu prodige, que Suétone et Dion ont eu grand soin de rapporter. Ils disent que lorsqu'il passait par les plaines de Philippes, le feu s'alluma de lui-même sur un autel que les légions victorieuses y avaient autrefois consacré. Un présage bien plus sûr, c'était l'ambition de sa mère et le crédit quelle avait sur l'esprit d'Auguste. Elle obtint alors pour son fils le commandement dans la Syrie et dans toutes les provinces d'Orient, qu'Auguste laissa sous ses ordres en retournant a Samos.

Mais il survint cette même année un grand obstacle aux vues de Livie et de Tibère, par la naissance d'un fils d'Agrippa et de Julie, qui fut nommé Caïus. Cette naissance fut célébrée par des réjouissances publiques et par une fête établie à perpétuité. Auguste passa encore un second hiver à Samos, et afin que les habitants de cette île se ressentissent de son séjour au milieu d'eux, il leur accorda la liberté et l'usage de leurs lois. Il y reçut une fameuse ambassade de la part de Paudion et de Porus rois des Indes. Tout l'univers rendait hommage à sa grandeur. Les peuples les plus barbares, les Scythes et les Sarmates, recherchèrent son amitié. Mais rien ne fut d'un plus grand éclat en ce genre, que l'ambassade des Indiens dont je parle. Elle venait conclure le traite d'alliance déjà ébauché par d'autres ambassadeurs qui avaient été trouver Auguste, quelques années auparavant, à Tarragone en Espagne. Ceux qui vinrent à Samos étaient réduits au nombre de trois par la mort de plusieurs de leurs collègues, que les fatigues d'une marche de quatre ans disaient-ils, avaient emportés. Ils présentèrent à Auguste une lettre écrite en grec par Porus, qui, suivant le style fastueux des Orientaux, se vantait de commander a six cents rois : et néanmoins il témoignait estimer infiniment l'amitié d'Auguste, et lui promettait passage sur ses terres, et secours en toutes choses licites et raisonnables.

Ils étaient chargés de présents, qu'ils firent porter ou conduire à l'audience de l'empereur par huit esclaves nus depuis la ceinture en haut, et parfumés d'aromates.

Ces présents consistaient en perles, pierreries, éléphants, et de plus en diverses singularités capables d'attirer l'admiration : c'était un homme sans bras, qui avec ses pieds bandait un arc, faisait partir la flèche, portait à sa bouche une trompette dont il sonnait, et exécutait presque toutes les choses que nous faisons avec nos mains ; des tigres, animaux que n'avaient jamais vus les Romains, ni, selon que le pense Dion, les Grecs ; des vipères d'une grandeur extraordinaire ; un serpent de la longueur de dix coudées ; une tortue de rivière, qui avait trois coudées de long, et une perdrix plus grosse qu'un vautour.

Avec les ambassadeurs indiens était venu un philosophe de la même nation, qui renouvela en présence d'Auguste le même spectacle de vanité insensée et furieuse, que Calanus avait autrefois donné à Alexandre. Il se rendit avec l'empereur à Athènes, et là, après avoir obtenu d'être initié aux mystères de Cérès, quoique hors du temps prescrit pour cette cérémonie, il déclara qu'ayant joui jusqu'à ce moment d'une prospérité constante, il ne voulait point s'exposer à l'instabilité des choses humaines, ni aux caprices de la fortune, et qu'il prétendait les prévenir par une mort volontaire. Il se fit donc dresser un bûcher sur lequel, nu et frotte d'huile. Il sauta en riant, sans doute d'un rire forcé, et fut consumé par les flammes, emportant la satisfaction d'avoir acheté au prix de sa vie l'admiration du vulgaire, et le mépris des gens sensés. On mit sur son tombeau une épitaphe conçue en ces termes : CI GÎT ZARMANO CEGAS, INDIEN DE BARGOSA[30], QUI, SELON L'USAGE ANCIEN DE SA NATION, S'EST DONNÉ LA MORT À LUI-MÊME.

 

 

 



[1] Le sénat déguise ainsi, et exprime en termes qui n'ont rien d'odieux, l'invasion violente de Rome, après la levée du siège de Modène, par Octavien, lorsque, irrité contre le sénat, il tourna contre la patrie les armes qui lui avaient été confiées pour faire la guerre à Antoine. Cet évènement si funeste pour Rome avait été heureux pour Octavien. C'était le commencement de sa puissance.

[2] SUÉTONE, Auguste, 66.

[3] Histoire romaine, liv. XVIII, 2.

[4] Yvrée.

[5] Parmi les peuples qui y sont dénommés comme subjugués par les armes romaines, il s'en trouve qui n'ont été vaincus qu'en 737, savoir les Camuniens et les Vennonètes par P. Silicu, les Breunes et les Génaunes par Drusus. De plus, on donne dans la même inscription à Auguste la qualité de grand-pontife, qu'il n'a possédée qu'en 739, douze ans après l'année dont il s'agit actuellement.

[6] Cette montagne, selon Orose, domine le Minho.

[7] Sic Astures et latens in profundo opes suas atque divitias, dum aliis quærunt, nosse cœperunt (FLORUS, IV, 12).

[8] Digna res lauro, digna curru senatui visa est; sed iam Cæsar tantus erat ut posset triumphos contemnere (FLORUS, IV, 12).

[9] VELLEIUS, II, 90.

[10] HORACE, Odes, I, 29.

[11] Syène était une ville sur le Nil, presque sous le tropique du Cancer. Éléphantine et Philes n'en étaient pas fort éloignées.

[12] PLINE, XIX, 1.

[13] SÉNÈQUE, Consol. ad Marc., c. 2.

[14] VIRGILE, Énéide, VI, 869.

[15] PLINE, VII, 45.

[16] TACITE, Annales, II, 41.

[17] Histoire romaine, liv. 52.

[18] VELLEIUS, II, 95.

[19] SÉNÈQUE, Nat. Quæst., IV, 1.

[20] SUÉTONE, Auguste, c. 51.

[21] MACROBE, Saturnales, II, 4.

[22] VIRGILE, Énéide, VIII, 670. — HORACE, Odes, II, 1.

[23] VELLEIUS, II, 91.

[24] HORACE, Odes, II, 2.

[25] Le fait de l'accusation de Sthénius, rapporté dans l'Histoire Romaine, liv. XXXV, § 3, parait autoriser cette idée.

[26] VELLEIUS, II, 93.

[27] VELLEIUS, II, 92.

[28] OVIDE, Fates, V, v. 595.

[29] HORACE, Odes, III, 5.

[30] Ce lieu n'est pas connu. S'il est le même que Baryrgaza, mentionné par Ptolémée, on peut en rapporter la position aux environs du golfe de Cambaie.