ROME ET LA GRÈCE DE 200 A 146 AVANT JÉSUS-CHRIST

 

 

CONCLUSION

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

Arrivés au terme de notre étude, rappelons-nous les étapes principales du chemin que nous venons de parcourir. Les rapports entre les Grecs et les Romains remontent très haut. En effet, sans parler de leur lointaine communauté d’origine, Rome se trouvait située entre l’Etrurie, dont la civilisation s’inspirait de la Grèce, et les colonies helléniques de l’Italie méridionale et de la Sicile ; de plus les peuples de la Grèce propre, tout en dirigeant de préférence leur activité du coté de l’Orient, ne négligeaient pas la Méditerranée occidentale. Forcément Rome devait donc de bonne heure entrer en contact avec les Grecs ; et, comme il ne lui répugnait point de faire des emprunts à ses voisins quand elle croyait y trouver son avantage, dès le règne des Tarquins, et ensuite sous la République, nous la voyons modeler sur leur exemple un certain nombre de ses institutions. Néanmoins pendant longtemps, jusqu’à la guerre contre Pyrrhus, l’influence hellénique chez elle demeure assez restreinte : elle se manifeste surtout dans la religion, elle atteint l’élite de l’aristocratie ; mais le peuple ne la subit que d’une façon tout inconsciente, et il s’en désintéresse complètement.

Avec l’occupation de Tarente commence une ère nouvelle. Rome, maîtresse désormais de presque toute l’Italie, s’est élevée au rang de grande puissance. Alors, bien qu’ils soient encore loin de soupçonner ses destinées futures, les Grecs cependant s’inquiètent de nouer avec elle des relations suivies. Les uns, songeant surtout aux intérêts de leur commerce, veulent se ménager des débouchés sur les marchés de l’Italie : ainsi avait déjà fait la République rhodienne dès la fin du ive siècle ; Ptolémée II Philadelphe s’empresse de l’imiter aussitôt après la retraite de Pyrrhus. D’autres, plus préoccupés, semble-t-il, de combinaisons politiques, comme Démétrius Poliorcète ou Séleucus II Callinicos, entreprennent de leur côté des démarches analogues. Rome accueille fort bien toutes ces avances ; pour sa part, elle ne néglige aucune occasion de s’immiscer dans les affaires du monde hellénique, et pour cela elle utilise adroitement la légende de son origine troyenne. Mais dans le même temps elle commence la conquête du monde, et elle la poursuit avec sa méthode habituelle. Sans doute, pendant tout le iiie siècle, elle n’entreprend au delà de l’Adriatique aucune expédition considérable ; du moins elle absorbe la Sicile à son heure, après la Grande-Grèce ; elle s’assure des points d’appui sur la côte d’Illyrie ; et sa diplomatie enveloppe la Grèce proprement dite d’un réseau menaçant d’intrigues. Bref, si elle arrive à mieux connaître la civilisation des Grecs, elle ne paraît disposée à leur témoigner aucune faveur particulière.

La guerre contre Philippe constitue la première campagne sérieuse des légions en Orient ; elle est voulue par le Sénat, aussitôt après Zama, pour empêcher le relèvement imminent de la Macédoine : Philippe, vaincu, est ramené aux limites de son royaume héréditaire. En réalité, le Sénat dès ce moment se trouve déjà maître de la Grèce : ses soldats en détiennent les principaux points stratégiques, et beaucoup de Romains inclinent à les conserver. Ceux-là sont vraiment dans les traditions de leur pays ; cependant c’est une autre politique qui triomphe : Flamininus, après beaucoup d’efforts, obtient l’autorisation d’évacuer les places fortes ; à une occupation effective et sûre il substitue un protectorat assez vague et incertain. Quelques réserves qu’il convienne de faire sur sa générosité, il n’y en a pas moins là un phénomène très important : Rome, en faveur de la Grèce, déroge à ses habitudes constantes. Or c’est juste le temps où la civilisation hellénique pénètre largement en Italie, et où toutes les classes de la société se prennent à l’envi d’enthousiasme pour elle. Ainsi s’explique l’approbation donnée par la majorité au parti qui, sans négliger les intérêts nationaux, admet du moins des ménagements envers un peuple si différent des autres, et essaie de lui prouver sa sympathie par des actes.

Ces bonnes dispositions durent peu : la guerre étolo-syrienne vient de suite montrer aux Romains qu’ils ne peuvent pas compter sur la gratitude et sur la fidélité de tous les Grecs. L’effet en est des plus fâcheux pour la politique de Flamininus ; car cette déception réveille chez la plupart de ses compatriotes une défiance à laquelle ils n’étaient que trop disposés par nature. En outre l’état des esprits se modifie profondément à Rome : à mesure que grandit son empire, ses diplomates et ses généraux se laissent aller au désir d’abuser de leur force ; ses financiers et ses trafiquants cherchent des débouchés nouveaux pour leurs entreprises et poussent le Sénat à leur fournir des provinces à exploiter ; de leur côté les philhellènes, en apprenant à mieux connaître les Grecs, leur découvrent beaucoup de défauts, et, les estimant moins, ils sont moins disposés à prendre leur défense ; enfin les partisans des vieilles mœurs s’effraient des conséquences de l’influence hellénique, et ils lui attribuent la responsabilité de la corruption générale qu’ils constatent autour d’eux. Pour ces causes diverses une réaction se produit contre les Grecs : même envers les meilleurs d’entre eux Rome adopte, tout en continuant à les appeler ses alliés, une politique agressive, brutale, voire déloyale. Pendant la guerre contre Persée, la Grèce est fort maltraitée par les soldats et les généraux de la République ; et si, à la fin, le Sénat ne renonce pas complètement à la protéger, la raison en est non plus dans son philhellénisme, mais dans l’opposition du vieux parti romain à un système de conquêtes indéfinies, et dans les craintes que lui inspire pour l’avenir de Rome le développement trop rapide de sa puissance.

Après Pydna, Rome voit son hégémonie assurée sur l’ensemble de l’Orient. Comme éblouie de son triomphe, pendant les premières années elle semble prendre plaisir à humilier les peuples et les rois, y compris ceux qui lui ont été le plus dévoués ; ses rapports avec eux deviennent ceux de patron à clients ; elle s’érige en arbitre suprême dans les moindres contestations ; et partout elle soutient de propos délibéré, comme chefs de son parti, des hommes méprisables, parce que ceux-ci, n’ayant qu’elle pour appui, sont obligés de la servir aveuglément. Cette période de rigueur dure peu : bientôt l’hellénisme reconquiert à Rome sinon la faveur universelle dont il jouissait au temps de Flamininus, du moins celle de l’aristocratie et de tous les gens cultivés. La politique s’en ressent. Non seulement, de 160 environ à 149, le Sénat témoigne au monde grec une indulgence qui ne laisse pas parfois de nous surprendre ; mais, après même qu’une double révolte s’est produite en Macédoine et en Achaïe, s’il en profite pour s’annexer le royaume héréditaire d’Alexandre, il accorde à l’Achaïe, dont la faute n’était pas moindre, un sort infiniment meilleur. Désormais, jusqu’à l’Empire, la Grèce pourra être victime de l’avidité des généraux, des fonctionnaires de tout ordre et des capitalistes (ces derniers viennent même de réclamer la destruction de Corinthe afin de favoriser le commerce de Délos, dont ils ont fait le centre de leurs opérations) ; elle souffrira beaucoup aussi de la série de guerres importantes dont elle va être le théâtre. Du moins, le Sénat est beaucoup mieux disposé pour elle qu’en 167 ; tout en la réduisant à l’impuissance politique, il ne lui impose ni garnisons ni gouverneur ; et il s’efforce, en somme, de lui laisser de sa liberté intérieure tout ce qui n’est pas incompatible avec ses propres intérêts.

Ce simple résumé suffit à nous montrer combien, pour donner une idée exacte du philhellénisme des Romains, il est difficile de l’enfermer dans une formule générale. En effet nous sommes en présence d’un sentiment très complexe, et variable d’ailleurs suivant les moments ou suivant les classes de la société que l’on veut considérer. Ainsi, sans sortir de la période dont nous nous sommes spécialement occupés, la première moitié du iie siècle avant Jésus-Christ, nous l’avons vu passer par trois phases distinctes, auxquelles ont répondu, dans la politique de Rome vis-à-vis du monde grec, trois attitudes différentes aussi : l’époque de Flamininus, l’époque de Caton et l’époque de Scipion Emilien. C’est là, croyons-nous, un des résultats les plus sûrs de notre étude.

Cette évolution étant bien constatée, nous n’admettrons donc pas, avec M. Duruy et avec M. Peter, que toute la conduite des Romains envers les Grecs se ramène à une hypocrisie perpétuelle, à un plan machiavélique conçu dès leurs premiers rapports, et exécuté sans défaillances jusqu’à l’assujettissement complet de la Grèce. Une pareille théorie est par trop hostile à Rome. C’est naturellement celle que soutenaient dès l’antiquité ses ennemis les plus acharnés. Qu’on lise, dans Salluste, la lettre où Mithridate, vaincu par Lucullus malgré l’appui de Tigrane, essaie d’entraîner à sa cause le roi des Parthes, Arsace. « Pour les Romains, dit-il, il n’y a qu’un motif, et il n’est pas nouveau, de faire la guerre à toutes les nations, à tous les peuples, à tous les rois : c’est un désir profond de la domination et des richesses... Toujours armés contre tous, ils s’acharnent avec le plus de fureur contre ceux dont la défaite leur promet le plus de dépouilles. C’est par l’audace, par la perfidie, et en semant guerre sur guerre qu’ils ont fondé leur grandeur. » Et il cite comme exemples les princes de race grecque, Philippe, Antiochus, Persée, Eumène, Attale, Ptolémée, sans parler de la Bithynie et de la Crète, abattus ou humiliés successivement par Rome.

Tout n’est pas faux dans sa lettre. Pourtant, si nous ne nous sommes pas abusés, au temps de Flamininus, il s’est bien produit à Rome une explosion presque générale de philhellénisme, et Flamininus a bien essayé de traduire ce sentiment par des actes. On peut juger sa tentative chimérique, ou trouver fort restreints les avantages qu’il offrait aux Grecs ; il n’y en avait pas moins dans sa conduite une bonne part de sincérité, et ses ménagements, tels quels, constituaient une concession énorme pour un Romain. Appliquée à la période qui suit la guerre contre Antiochus, l’idée de MM. Duruy et Peter devient beaucoup plus juste. Cependant là aussi il conviendrait d’y apporter quelques restrictions, puisque, après tout, en ne réduisant pas la Grèce en province dès 146, et en lui laissant une ombre de liberté, si illusoire fût-elle, Rome ne lui infligeait pas le sort commun des pays tombés en son pouvoir.

Quant à la thèse de M. Mommsen, il nous est plus impossible encore de l’accepter. Sans doute M. Mommsen reconnaît — il y est bien obligé — qu’il s’est trouvé des moments où « l’égoïsme commercial, dans son cynisme, l’emporta sur l’amour de la Grèce ». Néanmoins il ne renonce pas pour cela à sa conception de la bienveillance infatigable et comme incorrigible des Romains. « Ils avaient d’abord eu l’intention, a-t-il posé on principe, de rattacher à leur propre système communal la totalité des communes grecques, comme ils l’avaient fait pour celles d’Italie » ; à l’en croire, même après Pydna et après la destruction de Corinthe, « ils n’abandonnèrent pas davantage leur pensée fondamentale ».

Nous rapprochions tout à l’heure de la théorie précédente les attaques passionnées de Mithridate. Ici, nous nous rencontrons avec les panégyristes les plus convaincus de Rome. M. Mommsen en cite un, le rhéteur Ælius Aristide, et son Eloge de Rome. Là en effet la générosité des Romains est longuement exaltée. Tout l’univers, y est-il dit, est désormais divisé en deux parties : les hommes les meilleurs, les plus nobles, les plus puissants sont admis à l’honneur d’être citoyens, d’être membres d’une tribu de Rome ; les autres demeurent sujets. Pour ce qui est des Grecs en particulier, Rome en prend soin comme s’ils étaient ses parents : elle étend sur eux sa main protectrice ; elle s’applique à les relever de leur abaissement ; elle accorde la liberté et l’autonomie aux villes qui jadis furent souveraines ; elle gouverne les autres avec mesure et avec précaution. Ce développement, on le voit, s’en tient à des généralités, et il ne faut pas oublier d’ailleurs qu’il est écrit au iie siècle après Jésus-Christ.

Il en existe d’autres d’une date antérieure. Par exemple, Denys d’Halicarnasse, sous le règne d’Auguste, appelle Rome la ville la plus ouverte, la plus accueillante de toutes ; mais, dans les preuves qu’il donne de cette affirmation, l’élément grec n’est représenté que par des immigrations remontant à la période légendaire. Il énumère les Aborigènes, qui ne sont autres que des Œnotriens, c’est-à-dire des Arcadiens ; les Pélasges, venus de Thessalie, et Argiens d’origine ; Evandre et ses Arcadiens, établis par les Aborigènes à Pallantium ; les Péloponnésiens arrivés avec Hercule, et fixés sur la colline de Saturne ; enfin les héros fugitifs de Troie ; et c’est tout. De même encore, quand Cicéron veut vanter le libéralisme de Rome et la facilité avec laquelle elle reçoit dans son sein des étrangers et des vaincus, il invoque comme unique témoignage Romulus et son traité avec les Sabins.

En fait, à l’époque historique, même en Italie, les Romains n’ont traité les Latins sur le pied d’une égalité à peu près complète que du pacte de Sp. Cassius à la guerre Latine, c’est-à-dire de 493 à 338 ; a partir de cette dernière date, le droit de cité romaine devient un privilège soumis à des conditions spéciales, et il faut attendre la guerre Sociale en 90-88, pour le voir accorder en bloc à toutes les villes fédérées d’Italie. Les provinces, elles, ne l’obtinrent de cette façon que sous Caracalla, probablement en 212 après Jésus-Christ ; la Grèce ne l’a pas eu avant les autres, et il ne semble même pas qu’auparavant ses nationaux, à titre de récompense personnelle, y soient plus facilement ni plus souvent parvenus que ceux des autres contrées. Non, jamais sous la République, Rome n’a songé à élever les villes grecques au rang de municipes, et à opérer leur fusion politique avec l’Italie. La Macédoine, au temps d’Alexandre, les associait effectivement à sa gloire ; mais Rome reste bien loin d’une semblable pensée. Elle peut consentir à reconnaître leur autonomie, à leur accorder des exemptions d’impôts ; sa générosité ne va pas plus loin ; et encore y met-elle pour condition, dès le début, leur renoncement à toute indépendance politique.

Bref, la conception de M. Mommsen n’est pas moins exagérée dans son sens que celle de MM. Duruy et Peter dans le sien : l’une et l’autre ont le grave tort de vouloir ramener l’attitude des Romains envers les Grecs à l’application de principes trop absolus, trop inflexibles ; et l’opinion de M. Hertzberg, plus modérée et plus souple, répond beaucoup mieux à la réalité des faits. Le philhellénisme des Romains assurément a eu des bornes, et il ne les a jamais entraînés à sacrifier leurs intérêts personnels ; mais, d’autre part, il paraît bien difficile d’en contester l’existence, et de nier que la Grèce ait joui de faveurs tout à fait inusitées dans les traditions du Sénat.

Sur l’origine de ce sentiment, il ne peut guère y avoir de doutes. Il procède essentiellement de l’admiration des Romains l’œuvre artistique et littéraire de la Grèce. Ainsi s’explique toujours en mettant de côté l’époque de Flamininus, moment unique où, grâce à l’attrait de la nouveauté, il est, pendant un instant, près de gagner tout le peuple, — comment il reste, en somme, surtout aristocratique : il fallait une certaine culture pour apprécier à leur valeur les productions de la Grèce ; les soldats ou les marchands n’en étaient guère capables. Nous comprenons de même pourquoi, dans l’ensemble du monde hellénique, les Romains ont distingué la Grèce proprement dite : ils n’avaient eu d’abord aucun ménagement pour les Grecs d’Italie ou de Sicile ; ils en ont montré assez peu, par la suite, pour ceux d’Asie ; ils ont réservé leurs égards plutôt pour la Grèce propre, parce que là avait été le foyer principal de cette civilisation dont ils reconnaissaient la supériorité ; et, à ce titre, Athènes en particulier a joui auprès d’eux d’un traitement de faveur incontestable. Là-dessus, il suffit de rappeler la lettre célèbre de Pline à son ami Maximus : « Songe que l’on t’envoie dans la province d’Achaïe, dans la véritable, dans la pure Grèce, où, suivant l’opinion commune, la civilisation, les lettres, l’agriculture même ont pris naissance », et le passage du pro Flacco où Cicéron oppose les Athéniens aux Grecs d’Asie : « Voici les représentants d’Athènes, d’où, croit-on, la politesse, la science, la religion, l’agriculture, la justice, les lois sont parties pour se répandre sur toute la terre ; de cette ville dont les dieux eux-mêmes, à ce qu’on raconte, se sont disputé la possession à cause de sa beauté, dont l’antiquité fait dire qu’elle a engendré elle-même ses citoyens, en sorte qu’elle est à la fois leur mère, leur nourrice et leur patrie, et dont telle est enfin l’autorité que sa gloire suffit à soutenir le renom de la Grèce, déchu et tombé presque entièrement aujourd’hui. »

Isocrate ne met pas plus d’enthousiasme à célébrer Athènes dans son Panégyrique. Cependant, ne l’oublions pas, à côté de cette admiration pour l’hellénisme, les Romains professent à l’égard de la race grecque un mépris très général. Nous l’avons vu naître chez eux dès le temps de la guerre d’Etolie, c’est-à-dire aussitôt qu’ils ont eu l’occasion de connaître les Grecs de près ; nous avons constaté sa persistance quarante ou cinquante ans plus tard. Il ne disparaîtra plus désormais ; car les défauts des Grecs, sensibles pour n’importe quel peuple étranger, répugnent spécialement au caractère romain. De là, par la suite, même lorsqu’ils accompagnent une grâce, tant de mots blessants où l’éclat de la Grèce d’autrefois sert à faire ressortir l’impuissance ou la folie de la Grèce contemporaine. Par exemple, quand Sylla, après la prise d’Athènes, consent à arrêter le carnage des habitants, il ne manque pas de rappeler d’abord, par quelques mots d’éloges, le souvenir des générations passées ; puis il ajoute : « J’accorde à la grande Athènes la grâce de la petite, aux morts le salut des vivants. » César, après Pharsale, fait aux Athéniens encore une réponse semblable : « Combien de fois la gloire de vos ancêtres devra-t-elle vous préserver des conséquences de vos propres fautes ? »

Au ier siècle après Jésus-Christ, le même sentiment apparaît également de la façon la plus nette dans le discours officiel prononcé par Néron à Corinthe, en 66, en proclamant de nouveau l’indépendance de la Grèce.[1] Pour récompenser les Grecs du zèle qu’ils ont mis à applaudir ses talents d’artiste, l’empereur les déclare libres et exempts de tribut ; mais, tout en les appelant à ce propos la plus noble des nations, il n’est pas sans leur dire de dures vérités : « Même aux jours les plus fortunés de votre histoire, vous n’avez jamais possédé la liberté tous ensemble ; toujours vous fûtes esclaves ou de l’étranger ou les uns des autres » ; et enfin, par la manière gauche dont il s’en défend, il laisse clairement apercevoir la pitié dédaigneuse qu’ils lui inspirent. Voilà ce que pense le plus philhellène des empereurs ; et, cinq ou six ans après, Vespasien rétablit l’ancien état de choses, en déclarant que les Grecs ont oublié l’usage de la liberté.

En somme, les Romains ont du éprouver à l’égard des Grecs à peu près les sentiments que nous constatons au xviiie siècle chez Frédéric II à l’égard de la France. Le roi de Prusse aimait beaucoup nos arts et notre littérature ; il mettait une certaine coquetterie à les protéger, à les encourager à sa cour ; mais il n’en demeurait pas moins purement Prussien de cœur. Il se rendait fort bien compte de ses qualités comme de nos défauts, et il est peu probable qu’il eût consenti à les échanger. Rome, elle aussi, admirait volontiers les monuments, les statues, les poésies de la Grèce ; elle eu concevait donc un certain respect pour le peuple qui les avait produits ; elle était assez disposée à prendre de lui des leçons, et, à l’occasion, elle lui réservait des faveurs qu’elle n’accordait assurément pas aux autres nations ; mais elle ne s’aveuglait pas pour cela sur ses travers. Au fond, elle préférait son œuvre dans le monde à celle de la Grèce, et Virgile a bien exprimé sa pensée intime dans les vers fameux : « D’autres, je le crois, sauront avec plus de délicatesse assouplir et animer le bronze, ou tirer du marbre des figures vivantes ; ils mettront plus de talent à prononcer des plaidoyers, à exposer les mouvements du ciel et à décrire le cours des astres. Toi, Romain, souviens-toi que ton rôle est de gouverner l’univers ; régler partout les conditions de la paix, épargner les vaincus, réduire les orgueilleux, tels sont les arts que tu dois cultiver ».

Veut-on encore, pour terminer, trouver dans un symbole l’expression du philhellénisme de Rome ? Quand il s’agit de construire le Colisée, on commence par une solide maçonnerie de briques reposant sur des voûtes en plein cintre ; puis, au dehors, entre les arcades, on applique comme un placage les trois ordres grecs superposés. Au Panthéon d’Agrippa, un portique à colonnes, couronné d’un entablement et d’un fronton, sert aussi de façade à une rotonde toute romaine. De même la culture hellénique produit sur les Romains l’effet d’un joli décor ; ils ne sont pas fâchés d’en faire parade pour s’éviter le reproche de barbarie ; mais, dès l’époque de Scipion Emilien, si décidément ils ne peuvent déjà plus s’en passer, ils sont bien résolus en revanche à limiter le champ de son action et à ne pas lui permettre d’altérer leurs qualités natives.

 

FIN

 

 

 



[1] M. Holleaux a retrouvé une copie de ce discourt à Acrtephùe (B. C. H., XII, 1888, p. 511 - Ditt., n° 31G ;