ROME ET LA GRÈCE DE 200 A 146 AVANT JÉSUS-CHRIST

 

TROISIÈME PARTIE — DE LA TROISIÈME GUERRE DE MACÉDOINE À L’ÉTABLISSEMENT DÉFINITIF DE L’HÉGÉMONIE ROMAINE EN GRÈCE

CHAPITRE III — LES DERNIERS SOULÈVEMENTS DANS LA GRÈCE CONTINENTALE

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I

Jusqu’ici, en considérant la suite des guerres engagées par Rome en pays grec, nous avons été conduits à conclure que toutes — guerre contre Philippe, guerre contre Antiochus, guerre contre Persée — ont été voulues par le Sénat. Elles n’ont peut-être pas éclaté toujours juste à l’heure que celui-ci aurait préférée ; mais son attitude les avait rendues inévitables, et manifestement elles servaient les intérêts de sa politique. A présent, il n’en est plus de même. Sans doute Rome n’est pas sans responsabilité dans les événements de 149-146 : en laissant à la Grèce sa liberté nominale, et en la soumettant en réalité à un protectorat qui est parfois très sévère, elle a créé une situation fausse d’où naissent des froissements perpétuels, et qui, étant donné le caractère des deux peuples, a peu de chances de durée. Mais cette situation, les Romains, pour la plupart, ne désirent pas la changer : nous ne trouvons à relever dans leur conduite aucune manœuvre destinée à préparer l’annexion définitive de la Grèce ; et c’est à l’improviste qu’ils vont avoir coup sur coup, contre la Macédoine et contre la Ligue achéenne, deux guerres à soutenir. Celles-ci, bien que très rapprochées, n’ont entre elles aucun lien et diffèrent d’ailleurs entièrement de nature ; nous les examinerons donc isolément.

En Macédoine, les faits sont très clairs : nous sommes en présence d’un véritable soulèvement national, et nous en comprenons sans peine les motifs. En effet Polybe a beau vanter les avantages dont Rome a comblé ce pays, les bénéfices pour lui de l’abolition du gouvernement royal, et les merveilles de la liberté substituée à la servitude ; au fond, telle n’est pas du tout l’opinion des Macédoniens. Depuis la chute de Persée, non seulement ils ont conscience, au point de vue politique, de ne plus compter dans le monde ; mais en outre, au point de vue économique, ils se trouvent ruinés par l’isolement où sont maintenues leurs quatre nouvelles confédérations, et par la suppression de leurs sources principales de revenus. De là tantôt des troubles violents, comme l’insurrection de Phacos en 164, tantôt, comme en 151, un appel à l’intervention romaine pour mettre un terme à une condition qui devient de jour en jour plus intolérable. Tous ces efforts restent sans résultats : aucun changement n’est apporté à l’état de choses créé en 167 ; et, le mécontentement par suite allant toujours croissant, vers 150, une fois bien convaincue de l’indifférence des Romains il l’égard de ses intérêts, la Macédoine est mûre pour une révolte.

Or, en 149, se produit un événement inattendu : il surgit tout à coup en Thrace un jeune homme qui se donne pour Philippe, fils de Persée, et qui d’ailleurs lui ressemble d’une manière frappante.[1] A vrai dire, ce n’est pas sa première tentative : vers 153 déjà, il a essayé de s’assurer l’appui du roi de Syrie, Démétrius I Soter, en invoquant le souvenir de sa prétendue mère, la Syrienne Laodice. Démétrius l’a livré aux Romains ; mais ceux-ci, pleins de mépris pour ce pseudo-Philippe, l’ont laissé s’échapper. Le jeune homme, sans se décourager, se tourne maintenant vers la Thrace. Là il est bien accueilli ; il obtient des secours soit de dynastes indépendants, soit de ceux qui sont entrés en relations avec Rome, mais qui ne sont pas fâchés de se révolter contre elle. Fort de leur assistance, il se présente en Macédoine. Les milices locales veulent lui résister ; elles sont battues d’abord au-delà du Strymon dans l’Odomantique, puis encore à l’Ouest du même fleuve. Alors un revirement se produit dans tout le pays : peu importe que le vrai Philippe soit mort à Albe, deux ans après Persée, que l’homme qui usurpe son nom s’appelle en réalité Andriscos, et qu’il soit le fils d’un foulon d’Adramyttion.[2] Aux Macédoniens il offre l’espoir d’une reconstitution de leur monarchie : c’en est assez pour les décider en sa faveur. Au bout de peu de temps, il est reconnu par tous les anciens sujets de Persée ; et, prenant l’offensive, il envahit avec eux la Thessalie.

A Rome, on était si éloigné de chercher et même de prévoir provoquer les une nouvelle guerre contre la Macédoine qu’au premier moment on refuse d’y ajouter foi. On envoie bien en Grèce un commissaire, Scipion Nasica, mais sans soldats, et avec une mission conciliatrice, comme si d’un mot il allait rétablir la paix. Scipion protège comme il peut la Thessalie, en faisant appel aux contingents achéens. Alors seulement, sur son rapport, le Sénat se rend compte de la gravité des événements ; encore expédie-t-il d’abord, sous les ordres du préteur P. Juventius Thalna, une armée insuffisante qui éprouve un désastre complet ; il faut une seconde armée et un second préteur, Q. Cæcilius Metellus, pour venir à bout du prétendant. Andriscos, après un dernier succès remporté par sa cavalerie, est vaincu dans une bataille décisive, en 148, puis repoussé jusqu’à la frontière de Thrace ; il est peu après livré aux Romains par un chef de ce pays, nommé Byzès, chez qui il s’est réfugié. Evidemment la Macédoine n’était plus en état de soutenir une lutte sérieuse contre Rome ; mais il n’en est que plus curieux de constater la façon dont les hostilités se sont engagées. Elles n’ont pas été provoquées par Rome, qui, nous le répétons, ne désire alors introduire aucune modification dans les pays helléniques, et qui d’ailleurs, sérieusement occupée déjà en Espagne, se décide, en outre, dans le même moment, à en finir avec Carthage. C’est la Macédoine qui en a pris l’initiative pour essayer de secouer un joug qui lui pèse de plus en plus, et pour ne pas laisser échapper, avant d’avoir perdu toute force, une chance inespérée de rétablir son gouverne ment traditionnel.[3]

En Achaïe, les choses se présentent sous un jour fort différent. Sans doute, là aussi les griefs ne manquent pas contre Rome. Bien que la Ligue, pendant la guerre contre Persée, ait observé une conduite irréprochable, elle a été, après Pydna, assez maltraitée par le Sénat : on a déporté en Italie sans jugement plus de 1.000 de ses citoyens ; on lui a envoyé des ambassadeurs arrogants comme C. Sulpicius Gallus ; on a manifesté l’intention de séparer d’elle le plus de villes possible, et, en fait, on a reconnu l’indépendance de Pleuron ; enfin, pour mieux la paralyser, on a soutenu ouvertement, chez elle comme dans le reste de la Grèce, le parti qui posait comme la première maxime de sa politique l’obéissance absolue aux ordres de Rome.

Celui-ci en Achaïe, sous la direction de Callicrate, n’a peut-être pas commis les mêmes excès sanguinaires qui signalent en Epire le gouvernement de Charops ; mais de mille manières il a blessé l’opinion, par exemple en faisant disparaître les statues de Lycortas,[4] ou en empêchant les Achéens, malgré le désir qu’ils en avaient, de secourir les Rhodiens dans leur lutte contre les Crétois. Au reste, veut-on la preuve du mécontentement provoqué par ses façons d’agir ? A Sicyone c’était l’usage, pendant la fête des Antigonéia, de mettre à la disposition du public les bains réservés d’ordinaire à la société élégante ; or si Andronidas, Callicrate ou leurs partisans venaient par hasard à descendre dans un des bassins, personne ensuite ne voulait plus y pénétrer avant que le baigneur n’eût vidé toute l’eau et ne l’eût remplacée par de l’eau pure. De même, dans les réunions, les sifflets et les railleries ne manquaient pas d’accueillir tout essai d’éloge tenté en leur faveur ; dans les rues, les enfants, en sortant de leurs écoles, les appelaient traîtres ; et, quand on vit Ménalcidas et Callicrate entrer en lutte l’un contre l’autre, on prit plaisir à leur appliquer le vieux proverbe : « Il y a des feux plus ardents que d’autres feux, des loups plus sauvages que d’autres loups, et des éperviers au vol plus rapide que d’autres éperviers, puisque Callicrate, le plus impie des hommes d’aujourd’hui, est vaincu en perfidie par Ménalcidas. »

N’en doutons pas, de cette haine portée à la faction romaine une part retombait sur les Romains eux-mêmes ; et, à la longue, il s’accumulait contre eux en Achaïe une rancune semblable à celle qui devait provoquer en Macédoine le soulèvement de 149. A priori, on pourrait donc supposer à l’agitation de l’Achaïe des raisons analogues de patriotisme. En réalité, il n’en est rien. Les troubles n’éclatent de ce côté qu’au moment où l’Achaïe n’a plus guère à se plaindre de Rome ; et les chefs songent si peu à l’affranchissement de leur pays, qu’en 149 ils fournissent des secours à Scipion Nasica contre la Macédoine, exactement comme, dans la même guerre, Pergame, en 148, envoie des vaisseaux à Metellus et comme, en 146, Pergame encore et la Crète appuieront Mummius contre les Achéens.

Pour saisir l’origine de la guerre de 146, il est nécessaire de remonter jusqu’à l’affaire d’Oropos. Les Oropiens, on se le rappelle, afin de s’assurer contre Athènes l’appui de la Ligue achéenne, avaient cru nécessaire d’offrir dix talents à son stratège Ménalcidas ; ce dernier, de son côté, avait promis à Callicrate la moitié de la somme s’il voulait, dans cette occasion, le soutenir dans son crédit ; puis, le résultat une fois obtenu — grâce d’ailleurs à d’autres interventions — il avait trouvé commode de garder pour lui tout l’argent.[5] On devine la déception et la colère de Callicrate : il veut se venger de Ménalcidas ; il lui intente un procès politique. En 149, au moment où son ancien complice sort de charge, il l’accuse de haute trahison, comme avant travaillé à détacher Sparte de la Ligue. Il pouvait résulter de là une condamnation à mort : Ménalcidas, épouvanté, ne se tire d’embarras qu’en donnant trois talents au nouveau stratège Diæos. Les poursuites sont arrêtées ; mais alors l’indignation se tourne contre Diæos ; c’est lui maintenant dont la situation est menacée, et qui sent le besoin de rétablir sa popularité. Or depuis longtemps on connaît le moyen assuré de plaire à la démocratie achéenne : il suffit de proclamer bien haut les droits intangibles de la Ligue, de protester contre toute tendance séparatiste et contre toute ingérence extérieure.

Il est vrai, de telles questions ne sont pas sans danger, puisqu’elles ont chance de provoquer l’intervention de Rome ; et il est de la dernière imprudence de mener à la légère grand bruit autour d’elles. D’autre part, dans le cas présent, après avoir reçu trois talents du Spartiate Ménalcidas, Diæos était peut-être moins autorisé que personne à élever la voix contre Sparte. Mais son intérêt personnel immédiat passe avant toute considération de politique ou de simple honnêteté : il veut occuper l’opinion ; peu lui importe le reste. Il se pose donc à son tour en défenseur zélé de l’intégrité de la Ligue ; la vieille querelle relative au territoire de Belmina est rouverte une fois de plus.

Les Spartiates, comme de coutume, se sont adressés au Sénat ; et celui-ci, sans vouloir prononcer aucun arrêt, a du moins rappelé que, dans les différends de Sparte avec la Ligue, il y a une distinction à établir : la plupart des procès relèvent de l’assemblée fédérale, les causes capitales doivent être soustraites à son jugement. Diæos s’empare de ce prétexte. En réalité, il sait très bien que, depuis 183, c’est ainsi que les choses ont été réglées, et il n’a pas à espérer que Rome reviendra sur sa décision ; néanmoins, il soutient qu’aucune restriction ne peut être imposée à la juridiction de la Ligue sur ses membres, et il se refuse à admettre comme authentique la réponse dont se prévalent les Spartiates. Ceux-ci, bien entendu, protestent ; ils offrent d’envoyer consulter une seconde fois le Sénat. Mais alors Diæos s’écrie qu’il y a là un nouveau crime de leur part ; car aucun membre de la Ligue n’a le droit de députer isolément une ambassade à Rome. Bref, on arrive à une rup ture ouverte ; et les Achéens, adoptant avec enthousiasme une théorie qui flatte si bien leurs désirs, se préparent à la faire triompher les armes à la main.

Voilà donc Diæos ressuscitant, pour flatter la foule, les disputes qui désolaient la Ligue entre la guerre d’Etolie et la troisième guerre de Macédoine, et, circonstance aggravante, prétendant les trancher dans le sens opposé à la solution que Rome a fait prévaloir jadis, et qu’elle vient de rappeler encore à l’instant. Pour le moment, le Sénat ne relève pas le défi ; la question reste limitée entre la Ligue et Sparte. D’ailleurs cette dernière, trop faible pour résister, ne tarde pas à céder. Dès qu’elle s’est convaincue qu’aucun peuple ne la soutiendra, elle accepte la proposition d’un de ses citoyens, Agasisthénès : Diæos a désigné nominativement vingt-quatre Spartiates comme responsables des troubles actuels ; ces hommes, pour éviter à leur patrie les horreurs d’une guerre sans espoir, se résigneront à un exil volontaire ; ils seront condamnés à mort par défaut ; mais, avant peu, Rome se chargera d’assurer leur retour.

L’affaire pouvait s’arranger de cette façon : le principe de la souveraineté de la Ligue sur Sparte était maintenu, et on en était quitte pour accorder un jour la remise de leur peine aux citoyens qui, après tout, s’étaient sacrifiés au bien public avant même d’être condamnés. Mais, ne l’oublions pas, l’intérêt de la Ligue est le moindre souci des chefs achéens. Diæos a besoin d’être populaire, et il lui faut pour cela continuer ses rodomontades ; de son coté, Callicrate, acharné à sa vengeance, tient à faire exécuter Ménalcidas. Tous deux décident donc de se rendre à Rome : ils veulent absolument mêler le Sénat à leur querelle[6] ; et naturellement la seule réponse qu’ils en reçoivent, c’est qu’une commission sera envoyée dans le Péloponnèse pour trancher les questions pendantes.

Puisqu’on n’avait pas su éviter l’intervention de Rome, et qu’on avait au contraire tout fait pour la provoquer, il ne restait, semble-t-il, maintenant qu’à l’attendre. Malheureusement ni Ménalcidas ni Diæos ne sont disposés à se soumettre. Comme Rome, pressée d’autres soucis, ne se hâte pas d’envoyer ses délégués, Ménalcidas affirme aux Spartiates que le Sénat s’est prononcé en faveur de leur complète indépendance ; Diæos par contre rapporte aux Achéens que Sparte est abandonnée à leur entière discrétion. Bref, les passions de part et d’autre se rallument plus violentes que jamais, et, dès l’entrée en charge du nouveau stratège, Damocritos, en 148, une armée achéenne se prépare à envahir la Laconie. C’est le temps où Metellus est arrivé en Macédoine pour combattre Andriscos. Trop occupé de son coté pour agir directement auprès des Achéens, il prie du moins une ambassade romaine, qui va en Asie et qui est de passage en Grèce, de se rendre auprès des chefs achéens pour leur défendre d’entreprendre la guerre contre Sparte et leur recommander d’attendre en paix l’arrivée de la commission annoncée par le Sénat. Les ambassadeurs transmettent ses avis ; mais Damocritos n’en tient aucun compte ; il continue sa marche sur Sparte, bat complètement les Spartiates ; et, s’il n’arrive pas à prendre leur capitale, sa faute paraît si inexcusable qu’il est condamné par les confédérés à une amende de 50 talents, et contraint, par suite, de quitter furtivement le Péloponnèse.

Diæos est élu de nouveau pour achever l’année à sa place. A ce moment Metellus, vainqueur du pseudo-Philippe, renouvelle aux Achéens ses exhortations. Diæos lui donne bien l’assurance de cesser provisoirement les hostilités contre Sparte ; mais, en fait, il trouve un moyen indirect de rendre la situation intenable aux Spartiates. Il décide toutes les petites villes de la Laconie à passer de son côté ; il met chez elles des garnisons ; et, bloquant pour ainsi dire les Spartiates, il les empêche de cultiver leurs terres. Il les amène de la sorte à un tel état d’exaspération qu’un beau jour Ménalcidas, faisant une sortie, prend et détruit le bourg d’Iasos. Ses compatriotes mêmes le blâment, et il est réduit à s’empoisonner : l’astucieux Diæos n’en trouvait pas moins là l’occasion de proclamer que Sparte, et non lui, avait rompu la trêve.

Enfin, probablement au printemps de 147, arrive, sous la aux limites présidence de L. Aurelius Orestes, la commission promise par le Sénat vers la fin de 149. Comme c’est à partir de sa venue que les choses commencent en Achaïe à prendre une tournure vraiment grave, il importe de nous rendre compte, avec le plus de précision possible, des instructions qu’elle apporte et des motifs qui inspirent alors la politique du Sénat.

Sur cet événement important nous avons plusieurs sources, et elles s’accordent assez mal entre elles. Selon Justin, il ne se serait agi de rien moins que de l’anéantissement de la Ligue. Les ambassadeurs, dit-il, avaient l’ordre secret, pour obtenir plus aisément la soumission générale, de rendre chaque ville indépendante ; toute résistance devait être brisée par la force ; et le décret du Sénat était bien net : « L’intérêt commun, déclarait-il, est que chaque cité ait isolément sa liberté et ses lois. » Bref, L. Aurelius Orestes aurait été chargé de dissoudre la confédération achéenne par le même moyen que Q. Marcius Philippus avait employé, dans l’hiver 172-171, pour dissoudre la confédération béotienne. Justin, hâtons-nous de le dire, est seul à donner aux événements de 147 une pareille gravité.[7] D’après Tite-Live, Rome ne voulait enlever aux Achéens que les villes placées autrefois sous la domination de Philippe. Dion Cassius, tout en faisant ses réserves sur la portée d’une telle mesure, confirme du moins la façon dont elle était présentée. Et Pausanias, plus précis encore, nous indique les villes visées par le Sénat : c’étaient Sparte, Corinthe, Argos, Héraclée du mont Œta, et Orchomène d’Arcadie, toutes, disait-on, n’ayant aucun lien de parenté avec les Achéens, et n’ayant été réunies que tardivement à la Ligue. Celle-ci allait donc se trouver ramenée d’un coup aux limites qu’elle occupait au début du siècle, avant la seconde guerre de Macédoine.

Quelle était la raison d’une semblable sévérité ? Nous pouvons, je crois, écarter d’emblée l’idée, quelquefois émise par les historiens modernes, de la préoccupation chez les Romains d’assurer par un sacrifice, pénible sans doute, mais nécessaire, la tranquillité du Péloponnèse. D’après M. Mommsen, fidèle à sa théorie sur l’incapacité des Achéens à sortir de leur anarchie et sur la folie d’une politique généreuse à leur égard, Rome se décidait simplement à faire cesser enfin l’annexion violente et contre nature de Sparte à la confédération achéenne. La chose eût peut-être été un bien vers 188. Mais, maintenant que Sparte depuis quarante ans était incorporée à la Ligue, c’était infliger à celle-ci une étrange humiliation que de la lui enlever ; et, comme on prétendait lui arracher en même temps d’autres villes, parmi lesquelles Corinthe, la plus florissante de toutes, il ne paraît pas douteux qu’on était animé d’intentions hostiles envers elle.

C’est au point de vue romain qu’il faut nous placer pour comprendre l’attitude du Sénat. Rome, disons-nous, traite les Achéens avec dureté ; mais a-t-elle donc tant à se louer d’eux ? Ils sont venus lui demander de trancher une fois de plus leur éternelle querelle avec Sparte ; elle leur a promis d’envoyer une ambassade à ce sujet : or ils ne se soucient pas le moins du monde de l’attendre. Metellus à deux reprises leur a recommandé de suspendre les hostilités contre Sparte : cependant ils les ont continuées, d’abord ouvertement, et ensuite d’une façon détournée. Enfin quel est le promoteur le plus ardent des troubles actuels ? c’est Diæos, un de ces internés que Rome depuis trois ans a rendus à la liberté, et que, dans son intérêt, elle aurait mieux fait certes de maintenir en quelque municipe du Latium.[8] Bref, il se manifeste chez les Achéens une confiance présomptueuse, un orgueil, une haine de Rome que celle-ci ne peut tolérer. Telle est, je crois, la cause essentielle de la manifestation de 147 : qu’on soit, au fond, disposé ou non à garder des ménagements, il s’agit d’abord de ramener les Achéens à la modestie et de leur faire sentir leur faiblesse.

Cela posé, voyons la suite des événements. Aurelius Orestes fait part de son mandat aux principaux fonctionnaires fédéraux réunis autour de lui, à Corinthe, dans la maison où il est descendu. En l’entendant, ils ne le laissent même pas achever son discours : ils se précipitent au dehors, convoquent le peuple à la hâte, et, en termes passionnés, ils lui communiquent la décision du Sénat. Aussitôt on se jette sur tous les Spartiates présents par hasard à Corinthe. Porter le costume Spartiate, avoir un nom Spartiate, c’en est assez pour être arrêté. On viole même la demeure des envoyés romains pour s’emparer des gens qui ont cru y trouver un refuge.

Orestes et ses compagnons sont obligés de regagner précipitamment l’Italie ; et là, en rendant compte au Sénat de leur mission, ils exagèrent plutôt la gravité des circonstances : ils ont couru, disent-ils, danger de mort, et ce n’était pas un pur accident ; les Achéens avaient prémédité ces violences pour faire d’eux un exemple.

Dans le Sénat, on le pense, l’indignation fut des plus vives. Sur le champ, on décide d’envoyer aux Achéens une nouvelle ambassade ; mais, chose curieuse, même à cet instant il n’est pas question de mesures de rigueur à prendre contre les Achéens. « On leur adressera avec réserve un blâme et des représentations sur leur conduite ; avant tout, on leur recommandera de ne pas prêter l’oreille à de mauvais conseillers, de ne pas encourir par imprudence la disgrâce de Rome ; on leur montrera qu’ils peuvent encore réparer leur faute en laissant retomber sur les coupables la responsabilité de leurs actes. »

Cette modération systématique, en pareil moment, a de quoi nous surprendre. On peut faire pour l’expliquer — et on faisait déjà dès l’antiquité — toutes sortes d’hypothèses. Peut-être Rome avait-elle pensé ne plus rencontrer désormais dans le monde grec aucune résistance à ses ordres, et, devant la révolte inattendue du sentiment national en Achaïe, se prenait-elle maintenant à réfléchir avant de pousser les choses à l’extrême. Peut-être aussi hésitait-elle à se montrer intraitable, parce qu’Andriscos n’était pas encore capturé en Macédoine, que Carthage luttait toujours, et que la guerre d’Espagne de son côté ne semblait pas près de s’apaiser. Il n’est pas impossible non plus que, dès le début, elle ait voulu effrayer plutôt qu’abattre les Achéens, et que, même après la scène fâcheuse de Corinthe, son philhellénisme lui ait encore inspiré vis-à-vis d’eux une indulgence qu’elle n’aurait pas eue envers les autres peuples.[9] Rien ne nous empêche même d’admettre que toutes ces raisons à la fois contribuaient à lui dicter sa conduite. La chose en tout cas est indéniable : peu après le retour d’Orestes, alors qu’on pouvait s’attendre aux sommations les plus énergiques, Sext. Julius Cæsar est envoyé dans le Péloponnèse avec les instructions que nous venons de dire.

Que font pendant ce temps les chefs achéens ? Leur conduite continue, comme par le passé, à être assez incohérente. Ainsi jusqu’alors ils ont méprisé tous les avis des Romains, et, à Corinthe, ils ont soulevé le peuple contre les envoyés du Sénat ; maintenant ils s’empressent d’adresser à Rome une ambassade pour y présenter leurs explications et leurs excuses. Sont-ils donc résignés à obéir ? nullement. Car il leur faudrait d’abord cesser les hostilités contre Sparte ; or si, au bout de peu de jours, ils rendent la liberté aux citoyens non-spartiates arrêtés à Corinthe, ils ne relâchent pas les Spartiates. Bien plus, en apparence ils se réconcilient avec Rome ; mais entre eux ils conviennent de duper le Sénat de leur mieux. Nous assistons alors à un spectacle étrange : Rome, qui est l’offensée, et dont la puissance n’est pas comparable à celle des Achéens, cherche l’apaisement ; les Achéens au contraire, qui ne peuvent que perdre à la lutte, s’agitent sans dessein bien arrêté, et s’appliquent à tout brouiller.

D’abord, vers l’été de 147, Sext. Julius Cæsar arrive dans le Péloponnèse : il a avec les Achéens une entrevue à Ægion. Son discours est plein de bienveillance. Il laisse de côté l’insulte commise envers les ambassadeurs : on dirait presque qu’elle n’a pas besoin de justification, et qu’il prend l’affaire moins à cœur que les Achéens eux-mêmes ; seulement il les presse beaucoup de ne pas aggraver leurs torts envers Rome et envers Sparte. Une douceur si inespérée remplit de joie tout ce qu’il y a de sensé parmi les confédérés, mais non Diæos et ses amis. Eux, aiment mieux en tirer cette conclusion que Rome doit se trouver ailleurs en bien mauvaise posture. Alors ils feignent d’être enchantés aussi de la tournure favorable des événements : pour achever de rétablir le bon accord, ils vont, disent-ils, faire partir pour Rome une députation ; et, en même temps, ils se rendront à Tégée où, en présence des Romains, ils auront une entrevue avec les Spartiates, de façon à terminer leurs différends.

En réalité, ils viennent de nommer stratège pour l’année 147-146 Critolaos, dont on connaît le désir aussi ardent qu’irraisonné d’engager la guerre contre Rome ; et celui-ci, après avoir ostensiblement lancé des convocations pour l’assemblée qui doit se tenir à Tégée, fait dire en secret aux confédérés de ne pas s’y rendre. Les députés romains s’y trouvent donc seuls avec les Spartiates. On les laisse se morfondre un certain temps ; puis Critolaos se présente, et, leur déclarant qu’il n’a pas les pouvoirs nécessaires pour traiter avec eux, il les invite à revenir dans six mois devant l’assemblée générale des Achéens : la question lui sera soumise. On ne pouvait se jouer plus impudemment des Romains ; Sextus renvoie donc les Spartiates chez eux, et s’en retourne en Italie. Quant à Critolaos, il ne s’en tient pas encore là : il emploie l’hiver à parcourir le Péloponnèse, et, provoquant partout des réunions sous prétexte d’exposer ce qui s’est passé à Tégée, il se répand en accusations contre les Romains, et interprète leurs déclarations de la manière la plus défavorable.

Cependant Metellus, en Macédoine, était informé de ces menées. Malgré le peu de succès que ses avis ont eu auprès des Achéens en 148, il veut essayer encore une fois de les arrêter sur la pente funeste où ils s’engagent : au printemps de 146, il leur envoie quatre députés qui, par hasard, arrivent à Corinthe juste à l’époque où Critolaos y a réuni l’assemblée fédérale. On les introduit devant le peuple. Là ils tiennent un langage modéré, semblable à celui de Sextus : tout leur effort tend à empêcher les Achéens d’en venir à une rupture ouverte avec Rome, soit par leur intransigeance vis-à-vis de Sparte, soit par leur conduite hostile envers les Romains eux-mêmes.

L’assemblée, ce jour-là, était composée en grande partie de gens de bas étage. Le discours, fort sage pourtant des Romains, la met en fureur ; elle accable de railleries les envoyés de Metellus, et les expulse au milieu des cris et du tumulte. Quelques hommes ont voulu prendre leur défense ; Critolaos les poursuit de ses sarcasmes, non sans se répandre, lui aussi, en invectives contre les députés romains. Pour achever d’entraîner la foule, il trouve des phrases à effet : « Je veux bien accepter les Romains pour amis, mais je ne consens pas à devenir leur esclave ; » ou encore : « Vous ne manquerez pas d’alliés si vous êtes des hommes, ni de maîtres si vous vous conduisez en femmes. » En vain les fonctionnaires fédéraux tentent-ils de le contenir : « Qu’on vienne donc ! s’écrie-t-il, comme si sa vie était en danger : qu’on approche ! qu’on touche seulement ma chlamyde ! » Avec cela, il laisse vaguement entrevoir des alliances de rois et de villes ; et, bien entendu, il dénonce des trahisons au sein même de la Ligue. Bref, il entraîne la populace à voter de nouveau la guerre contre Sparte, c’est-à-dire, en fait, comme le remarque très justement Polybe, la guerre contre Rome.

Dans ces conditions, le Sénat ne pouvait plus éviter de châtier enfin l’audace des Achéens : au reçu des lettres de Metellus, il décide d’envoyer en Grèce un des consuls de l’année, L. Mummius, avec une armée et une flotte. Encore ne sont-ce pas les Romains, ce sont les Achéens qui engagent les hostilités ; et ils entendent si bien entrer en lutte contre Rome que, tout en n’ayant déclaré la guerre qu’aux Spartiates, ils ouvrent la campagne non pas en marchant contre la Laconie, mais en conduisant leur armée dans la Grèce du Nord : ils veulent entreprendre le siège d’Héraclée, parce que cette ville, depuis la proclamation d’Aurelius Orestes, se tient pour affranchie de leur Ligue.

Telle est, je crois, la suite des événements qui ont amené la dernière lutte entre Rome et l’Achaïe. Elle nous laisse, en somme, une impression fort triste.[10] En Macédoine, nous ne pouvions nous défendre d’une certaine sympathie, sinon pour Andriscos lui-même, — un aventurier après tout, et qui semble avoir manifesté rapidement des tendances à la cruauté, aussi tôt qu’il s’est cru assuré de la victoire, — du moins pour la population indigène, qui se laisse entraîner à une lutte inégale par un noble sentiment de patriotisme. Ici au contraire, d’un bout à l’autre il s’agit d’intrigues misérables. Au début, l’intervention du Sénat est provoquée par trois personnages fort peu sympathiques, Ménalcidas, Callicrate et Diæos, qui, après avoir trempé les uns et les autres dans des combinaisons malhonnêtes, veulent simplement assurer leur vengeance ou leur salut personnel. Là-dessus, tout en sollicitant l’appui de Rome, les chefs achéens semblent prendre à tache de ne tenir aucun compte de ses avis. Puis, quand ils ont attiré sa colère, ils sont incapables d’adopter une ligne de conduite bien définie : ils ne cherchent pas à utiliser les embarras où elle se trouve dans d’autres contrées, mais ils insultent ses ambassadeurs ; ils lui adressent des offenses, mais, lorsqu’elle consent à envoyer de nouveaux députés, ils se jouent d’eux de la façon la plus indigne, ou ils laissent la populace les insulter à son aise. Quant à Critolaos, si audacieux, si résolu en paroles, une fois la campagne commencée, il n’a ni talent ni courage.

On a quelquefois essayé de réhabiliter les derniers stratèges de l’Achaïe. M. Fustel de Coulanges, en particulier, se montre pour eux très indulgent : « Ces hommes de la démocratie furent autrement énergiques dans leur volonté et dans leur résistance que n’avaient été Philopœmen et Lycortas. Vous ne trouvez chez eux ni hésitation ni arrière-pensée. Ils savaient nettement ce qu’ils voulaient et marchaient nettement au but.[11] » Les faits, si nous les avons bien présentés, ne permettent guère de souscrire à pareille thèse. Tel n’est pas non plus d’ailleurs, loin de là, le jugement des historiens anciens.

On connaît assez la sévérité de Polybe sur ce sujet. « Les Grecs, écrit-il en abordant le récit de la guerre de 146, n’offrent pas la moindre ressource plausible à qui voudrait excuser leurs fautes. » C’est là son opinion bien arrêtée, le résultat chez lui de sérieuses réflexions, la vérité, comme il dit, qu’il croit devoir au lecteur. Il y revient donc plus d’une fois, même dans le petit nombre de pages qui nous restent de ses derniers livres. Il nous montre un vent de folie soufflant sur toutes les villes. La partie du peuple si prompte à s’agiter, c’est comme un choix fait à dessein des citoyens les plus indignes, ennemis des dieux et sources des pires fléaux ; ce sont des malades, dévorés par leur fièvre particulière, et hors d’état de prévoir l’avenir. Les stratèges sont à la fois incapables et pervers. L’agitation dont on remplit le pays, la lutte qui s’engage contre Rome n’ont donc aucune espèce de raison : c’est la plus impie, la plus injuste de toutes les entreprises. Bref, les malheurs des Achéens ont pour cause l’imprudence de leurs chefs et leur propre folie.

Sans doute Polybe déteste la démocratie, et cette haine peut, dans une certaine mesure, avoir influé sur son jugement.[12] Mais chez d’autres auteurs — et des auteurs grecs — nous retrouvons des sentiments analogues. « Qu’un roi ou une ville, écrit Pausanias, entreprennent une campagne et y échouent, ce sont choses qui arrivent souvent par la jalousie des dieux plus que par la faute des belligérants ; mais unir l’arrogance à la faiblesse, c’est, il faut en convenir, folie et non malheur. Ainsi s’est consommée la perte de Critolaos et des Achéens. »

Diodore de son côté n’est pas d’un autre avis. « Les Achéens se lançaient dans une guerre contre Rome avec, la dernière sottise : ils y ont éprouvé les plus grands revers. Leur nation, semble-t-il, était saisie d’une sorte de rage inspirée par les dieux ; elle courait à sa perte d’un élan inimaginable ». Et alors il fait le procès des chefs, les uns, pour échapper à leurs dettes, provoquant l’agitation au-dedans et la guerre au dehors, les autres, par inconscience, formant des projets insensés.

Bref, que nous consultions Diodore, Pausanias ou Polybe, tous s’accordent à mettre en relief la folie de la populace comme la perversité des démagogues, et ils attribuent la chute de l’Achaïe à ses fautes répétées, non à la malveillance de Rome. Telle est également notre impression. Certes, nous ne l’oublions pas, l’ordre apporté au nom du Sénat par Aurelius Orestes était sévère ; mais, dès ce moment, les Achéens affectaient vis-à-vis de Rome un mépris que celle-ci ne pouvait pas tolérer, à moins de renoncer à son protectorat sur l’Orient, c’est-à-dire à la politique adoptée par elle depuis cinquante ans. Jusqu’où réellement voulait-elle pousser l’abaissement des Achéens ? il est impossible d’ailleurs de l’affirmer. En tout cas, elle ne voulait pas leur ruine : la complaisance qu’elle met à leur faciliter un rapprochement en est un indice assez clair ; et, pour qu’elle ait montré une telle patience, il faut bien admettre qu’à l’époque où nous sommes elle éprouve à l’égard des Grecs un sentiment particulier qu’elle n’a pas pour les autres peuples. Par des voies différentes, nous en revenons toujours à la même conclusion.

 

II

L’attitude des soldats et des généraux dans cette guerre confirme assez exactement aussi ce que nous avons dit plus haut de l’accueil fait alors à l’hellénisme par les diverses classes de la société. Le peuple, avons-nous remarqué, après cédé un instant à l’attrait de la nouveauté, demeure en somme réfractaire au charme de la civilisation grecque. Or, en 146, on connaît l’indifférence des soldats pour les œuvres d’art et les offrandes dont Corinthe était pleine. C’est un point sur lequel Polybe insistait en racontant la prise de cette ville ; et Strabon, qui fait simplement allusion à son récit, lui emprunte du moins un trait précis. Polybe avait vu de ses yeux des tableaux célèbres jetés à terre, entre autres le Dionysos d’Aristide, chef-d’œuvre qui avait donné lieu au proverbe « Ce n’est rien auprès du Dionysos », et, du même artiste, l’Héraclès consumé par la tunique de Déjanire : les soldats s’en servaient comme de tables pour jouer aux dés. Evidemment, qu’il s’agisse de la Grèce ou de l’Espagne, les vaincus n’ont pas à attendre de leur part plus de ménagements d’un côté que de l’autre.

Il n’en va pas de même pour les généraux. Nous en avons la preuve d’autant plus frappante que la guerre est menée successivement par deux hommes d’origine et de caractère très différents, Metellus et Mummius. Le premier est un aristocrate. Sans doute il n’appartient pas au cercle de Scipion ; loin de là, il existe entre eux de vifs démêlés : souvent ils échangent dans le Sénat des apostrophes véhémentes ; leurs altercations ne sont pas moins fréquentes devant le peuple ; bref, ils en sont arrivés à une violente et publique inimitié qui ne cessera qu’à la mort de Scipion.[13] Mais l’hellénisme dans la noblesse n’est pas limité aux seuls amis de Scipion ; en fait, Metellus est aussi philhellène qu’aucun d’eux : sa conduite de 148 à 146 le montre bien.

Dès 148, au plus fort de sa campagne contre Andriscos, nous l’avons vu à deux reprises donner aux Achéens le conseil de suspendre les hostilités contre Sparte, et, dans leur intérêt, d’attendre en paix la commission annoncée par le Sénat. Au printemps de 146, alors qu’ils ont déjà insulté Aurelius Orestes, qu’ils se sont joués de Julius Cæsar, et qu’ils s’agitent de tous côtés à la voix de Critolaos, il a tenté encore de leur renouveler ses avis. Ses ambassadeurs ont été maltraités. Néanmoins, à la nouvelle de la nomination de Mummius, il reprend une fois de plus les négociations avec eux : il leur promet le pardon de Rome pour toute leur conduite passée, s’ils consentent à abandonner Sparte et les villes indiquées antérieurement par le Sénat. Dira-t-on que ce zèle n’est pas entièrement désintéressé, et que Metellus cherche à garder pour lui la gloire de mettre fin aux troubles de l’Achaïe comme à ceux de la Macédoine ? Il n’en est pas moins remarquable qu’il maintienne en 146, sans les aggraver, les conditions apportées l’année précédente par Aurelius Orestes.

Sa bienveillance d’ailleurs ne se dément pas, même après sa victoire de Scarphée et toute la série des succès de détail qui en sont la conséquence. Les Thébains se sont unis aux Achéens : à son approche, ils fuient épouvantés ; Metellus, en entrant dans leur ville, défend de brûler les temples, de renverser les maisons, et il rend un édit interdisant de tuer ou d’arrêter aucun Thébain, à l’exception du seul Pythéas, l’auteur de leur soulèvement. Sur ces entrefaites, l’hypostratège achéen Sosicrate, probablement entre la mort de Critolaos et la réélection de Diæos, prend l’initiative d’entrer en négociations avec les Romains ; il leur envoie une ambassade, à la tête de laquelle se place Andronidas. Metellus non seulement la reçoit bien ; mais encore il charge un Thessalien, nommé Philon, d’aller de sa part renouveler aux Achéens des propositions capables de ramener la paix et l’entente. Diæos et ses amis, n’estimant plus aucun pardon possible pour eux, aiment mieux entraîner la Grèce dans leur ruine que de lui permettre de se sauver sans eux ; ils empêchent donc tout accommodement d’aboutir. Du moins, il faut en convenir, Metellus avait poussé la complaisance envers les Achéens jusqu’à la dernière limite.

A ce qu’il semble, les Macédoniens non plus n’avaient pas eu trop à se plaindre de lui ; car, pendant qu’il est encore en Grèce comme propréteur, par conséquent en 147 ou 146, la ville de Thessalonique lui élève une statue en l’appelant son sauveur et son bienfaiteur ; et, chose plus probante, alors même qu’il est retourné en Italie où il a obtenu le consulat, en 143 ; un Macédonien nommé Damon, originaire lui aussi de Thessalonique, lui consacre un monument à Olympie, « à cause de sa vertu et de la bienveillance qu’il ne cesse de manifester à Damon personnellement, à Thessalonique sa patrie, à l’ensemble des Macédoniens, et à tout le reste de la Grèce. » Faisons dans cet éloge la part de l’hyperbole et de la flatterie ; il ne doit pas cependant être dépourvu de tout fondement.

Au reste, chez un représentant comme lui de la haute aristocratie, de telles marques de philhellénisme ne sont pas pour nous surprendre.[14] Il est plus piquant d’examiner quelle a été l’attitude de l’autre général envoyé en 146, L. Mummius ; car celui-ci, homme nouveau, d’origine assez humble, doit ressembler beaucoup mieux à la masse des Romains.

Lui, commence par appliquer aux Grecs les lois de la guerre avec toute la rigueur d’autrefois. A ses yeux, ils sont des révoltés ; il a le devoir de les punir, et il n’y manque pas. Après avoir battu les Achéens à Leucopétra, il s’empare de Corinthe sans coup férir : néanmoins tout ce qu’on y trouve d’hommes libres est massacré ; les femmes et les enfants sont vendus à l’encan ; c’est là aussi le sort imposé aux anciens esclaves que Diæos avait affranchis pour les enrôler dans son armée. Puis on se met à piller systématiquement la ville : les Romains se réservent ce qui leur paraît le plus joli ; ils abandonnent le reste à leurs auxiliaires pergaméniens ; on n’épargne même pas le sanctuaire de l’Isthme. Là-dessus arrive l’ordre de détruire Corinthe de fond en comble : la chose paraît fort naturelle à Mummius. Tout ce qui n’a pas été enlevé est livré aux flammes. De l’enceinte des murs, comme d’une forge immense, la flamme s’élance réunie en un seul jet ; sous l’action du feu, l’or, l’argent et le bronze en fusion se mélangent, et forment un alliage nouveau qui portera désormais le nom de bronze de Corinthe ; finalement la ville est rasée jusqu’au sol.[15] Sans doute, en cette circonstance, Mummius se conformait à l’ordre exprès du Sénat ; mais il ne semble avoir éprouvé à obéir ni hésitation ni remords ; car, dans la dédicace qu’il fait à Rome d’un temple et d’une statue à Hercule Vainqueur, il se plaît à citer, comme ses titres de gloire, la destruction de Corinthe aussi bien que la soumission de l’Achaïe.

Après cette exécution commandée, Mummius, de son propre mouvement, s’occupe de châtier également le reste de la Grèce, et d’abord les alliées de l’Achaïe dans la Grèce du Nord, Thèbes et Chalcis. D’après Tite-Live, l’une et l’autre auraient été anéanties. C’est là une exagération ; car Thèbes, au siècle suivant, est encore en état de lutter contre Sylla, et Chalcis, au temps de Strabon, reste la capitale de l’Eubée. En tout cas, elles ne rencontrent plus chez Mummius la même indulgence que chez Metellus : avant l’arrivée des dix commissaires du Sénat, elles sont déjà désarmées et plus ou moins démantelées ; il s’y commet aussi des massacres, sinon voulus, du moins tolérés par Mummius, comme celui, à Chalcis, d’un certain nombre de chevaliers ; et les Béotiens sont condamnés à payer cent talents aux Héracléotes et aux Eubéens, pour les déprédations commises précédemment par eux sur les terres de ces peuples.

Le Péloponnèse n’est pas épargné davantage. En vain, aussitôt après la bataille de Leucopétra, a-t-il cessé toute résistance : c’est lui qui a pris l’initiative de se soulever contre Rome ; il doit donc être traité en rebelle vaincu. Et en effet les Achéens, dit Diodore, voient alors nombre des leurs massacrés ou frappés de la hache, leurs villes prises et pillées, les populations arrachées en masse à leur patrie et réduites à la honte de l’esclavage. Le tableau sûrement est chargé ; pourtant il contient aussi une part de vérité ; car, dans un fragment de Polybe, il est fait allusion à des condamnations prononcées contre les partisans de Diæos, à la vente de leurs biens ; et Pausanias, de son côté, nous parle d’une amende de deux cents talents imposée aux Achéens à titre de dommages-intérêts envers les Lacédémoniens.

Dans les premiers mois qui suivent la défaite de Diæos, Mummius se montre donc sévère pour les Grecs ; seulement, notons-le, cette rigueur chez lui dure peu de temps. Dès l’hiver de 146-145, pendant qu’il préside la commission des dix légats envoyés par le Sénat, un Romain de son entourage s’acharne contre la mémoire de Philopœmen, et l’attaque avec la dernière vivacité comme l’ennemi constant de Rome ; il s’en prend aussi à Achæos, l’éponyme des Achéens, et à Aratos, le principal organisateur de leur Ligue. Déjà certaines de leurs statues ont été abattues et transportées en Acarnanie ; mais Polybe s’emploie à épargner à ses compatriotes cette humiliation, et Mummius, d’accord avec les dix légats, décide qu’on n’abolira rien des honneurs rendus aux grands hommes de l’Achaïe, et que les statues enlevées si précipitamment seront ramenées dans le Péloponnèse.

Un peu plus tard, quand il s’agit de liquider la fortune des partisans de Diæos condamnés à mort ou à l’exil, on établit une distinction entre les hommes qui laissent des enfants ou des parents, et ceux qui n’ont plus d’héritiers directs. Les biens des derniers seuls sont vendus par le questeur au profit du Trésor : voilà de la part des Romains une concession qui a son prix. Enfin, vers le printemps de 145, les légats retournent à Rome après un séjour de six mois : c’est Polybe, un Achéen, qu’ils chargent de parcourir le pays et d’y arranger les différends, en attendant que les Grecs se soient accoutumés à la constitution et aux lois qui viennent d’être arrêtées pour eux.

Evidemment, aucune de ces mesures ne se prend sans l’assentiment du consul. Bien mieux, après le départ des légats, Polybe nous peint Mummius restaurant le sanctuaire de l’Isthme, ornant les temples d’Olympie et de Delphes, visitant les villes les unes après les autres, recevant partout des témoignages de gratitude publics et privés ; et il ajoute : « Ces honneurs étaient naturels ; car il avait montré dans sa conduite modération et désintéressement ; il avait usé du pouvoir avec douceur, bien que l’occasion fût belle et qu’il eût une autorité souveraine pour châtier les Grecs. S’il paraît parfois s’être écarté du devoir, la faute, selon moi, en fut non à lui, mais aux amis qu’il avait autour de lui. » Cela ne s’accorde guère avec la réputation de rudesse qu’on lui fait d’ordinaire. Nous devons donc chercher à vérifier si Polybe, en parlant de Mummius, s’est laissé abuser par son admiration pour Rome, ou si, au contraire, le vainqueur de l’Achaïe n’aurait pas été moins insensible qu’on ne le dit à l’hellénisme.

En somme, d’où lui vient son renom de grossièreté et de barbarie ? Il repose essentiellement, je crois, sur deux paroles malheureuses prononcées pendant le sac de Corinthe. A ce moment, il voit le roi Attale acheter pour 600.000 sesterces un seul tableau, le Dionysos d’Aristide ; surpris de l’importance de la somme, il soupçonne dans cette œuvre quelque vertu mystérieuse ; il force Attale à la lui rendre malgré ses plaintes, et il la place à Rome dans le temple de Cérès. Un autre jour, traitant pour l’expédition en Italie de statues et de tableaux sortis des mains des premiers artistes de la Grèce, il fait prévenir les entrepreneurs du transport que tout objet perdu devra être remplacé. Nous n’avons pas de raisons décisives pour mettre en doute l’authenticité de ces deux historiettes ; et assurément il en résulte que Mummius n’a rien d’un connaisseur ni même d’un amateur d’art. Est-ce à dire pourtant qu’il soit après cela condamné sans retour, et que notre jugement sur lui ne doive être modifié par aucune considération ?

D’abord ne pourrait-il pas, au moins dans une certaine mesure, avoir été victime d’un parti pris ? Sa réputation de rudesse remonte, il est vrai, à l’antiquité. Mais, nous avons déjà eu plus d’une occasion de le remarquer, les anciens aiment beaucoup les caractères nettement tranchés, et, sous prétexte de mieux accuser une impression, il leur arrive souvent de forcer la note et de tomber dans l’inexactitude. C’est ainsi que nous les avons vus faire de Caton un adversaire trop absolu de l’hellénisme, ou encore, pour opposer Scipion Emilien à Lælius, attribuer au second, par rapport à son illustre ami, une supériorité intellectuelle qu’il n’avait peut-être pas en réalité. Mummius, lui aussi, paraît avoir quelque peu servi de repoussoir à Scipion : l’un personnifie tous les progrès de la civilisation nouvelle, l’autre, par contre, la rusticité d’autrefois. Le trait cité par Velleius Paterculus sert précisément à illustrer un parallèle de ce genre.

D’autres fois, les anecdotes rapportées sur son compte contiennent des exagérations évidentes. Ainsi, dans un discours aux Corinthiens qui figure, à tort d’ailleurs, parmi les œuvres de Dion Chrysostome, l’auteur, parlant du sans-gêne avec lequel ont été traitées, à diverses époques, des statues d’hommes ou de dieux, se moque beaucoup de Mummius. Il arracha de sa base, dit-il, le Poséidon Isthmique, et alla le consacrer à Zeus ; à Thespies, il enleva la statue de Philippe, fils d’Amyntas ; et à deux jeunes Arcadiens de Phénéos il attribua les noms de Nestor et de Priam. « Triste ignorance ! mais c’était un homme sans éducation, sans la moindre expérience des beaux-arts ni des belles-lettres. »

Nous admettrons très volontiers que Mummius a dédié dans un temple de Zeus une statue de son frère Poséidon, ou encore qu’il a pris l’image de Philippe, le père d’Alexandre, pour celle du vaincu de Cynocéphales. Nous aurons plus de peine à croire qu’il ait confondu deux éphèbes avec Nestor et Priam, les deux vieillards par excellence de l’Iliade.

De même, on lui fait un crime d’avoir choisi Hercule comme la divinité qu’il voulait entre toutes remercier de ses victoires : « Ce barbare, écrit M. Duruy, eut bien raison, après son triomphe, de consacrer un temple au dieu de la force, à Hercule Vainqueur. » A cela on pourrait déjà objecter qu’avant Mummius, Fulvius Nobilior, un philhellène cependant, avait bien placé dans le temple d’Hercule les statues des Muses rapportées par lui d’Ambracie.[16] Mais, pour nous en tenir à Hercule Vainqueur, n’était-ce donc pas un usage assez fréquent chez les Romains que de lui consacrer une partie de leurs gains sous forme soit d’offrande, soit surtout de banquet dédié à lui et au peuple devant l’Ara maxima ! Le plus souvent, il est vrai, ce sont les particuliers qui donnaient de ces festins ; pourtant, au moins à l’origine, il arrivait aussi aux triomphateurs d’y employer la dime de leur butin. Mummius, en témoignant sa gratitude à Hercule Vainqueur, se bornait donc à reprendre un usage antique, tombé peut-être en désuétude. Nous pouvons en conclure à une préférence chez lui pour les traditions du passé au lieu des mœurs nouvelles[17] ; mais Hercule n’est nullement ici le symbole de la force brutale.

Ces exemples suffisent à nous prouver la réalité d’un parti pris contre Mummius. D’autre part, pour le juger avec équité, il conviendrait aussi de ne pas laisser dans l’ombre les traits qui sont à son honneur ; il y en a un certain nombre. Ainsi on fait de lui volontiers un soldat sans aucune instruction. A priori, cette ignorance extrême peut déjà sembler extraordinaire, si l’on songe que son frère Spurius appartient au cercle de Scipion, qu’il est initié à la philosophie stoïcienne, et qu’il écrit des lettres en vers fort agréables. Si différents qu’aient pu devenir par la suite les goûts des deux frères, ils ont dû commencer par recevoir les mêmes leçons dans leur famille ; et en effet Cicéron mentionne des discours de l’un et de l’autre, sans donner à ceux de Spurius une bien grande supériorité. Mais à cet égard nous avons mieux que de simples inductions.

Au moment de la destruction de Corinthe, Mummius, raconte Plutarque, ordonna aux enfants de naissance libre qui savaient leurs lettres d’écrire un vers sous ses yeux. L’un d’eux choisit celui-ci : « Trois fois et quatre fois heureux les fils de Danaos qui périrent alors ! » Mummius en fut tout ému ; les larmes lui vinrent aux yeux, et, pour ce seul mot, il épargna la servitude à toute la famille de l’enfant. Voilà qui nous rappelle assez Scipion songeant à la chute de Troie sur les ruines de Carthage.

Voulons-nous maintenant un rapprochement entre Mummius et Paul-Émile ? Comme ce dernier, en 167, avait été content d’entreprendre un voyage à travers la Grèce, de même Mummius, après le départ des dix légats, dans l’été de 145, se met à parcourir le pays, et partout il montre beaucoup de bienveillance. Après avoir châtié les Grecs, il prend plaisir à décorer leurs temples. A Olympie, en particulier, on connaît de lui plusieurs offrandes : Pausanias mentionne vingt et un boucliers dorés fixés sur l’architrave du temple de Zeus, puis, tout près du temple, une statue de Zeus en bronze, sans parler d’une autre placée contre le mur de l’Altis, et que la tradition populaire lui attribuait également. Rien de tout cela n’est parvenu jusqu’à nous ; mais les fouilles d’Olympie ont mis au jour d’autres dédicaces portant le nom de Mummius, d’abord deux grandes bases de marbre qui ont soutenu certainement des statues équestres du général romain, puis les restes d’un grand couronnement de calcaire gris ayant appartenu à un groupe qui représentait Mummius au milieu des dix légats.[18]

Olympie ne fut pas seule à profiter de sa générosité ; Polybe signale des cadeaux analogues dans le sanctuaire de Delphes. Si on n’en a rien retrouvé, nous possédons par contre la trace de ses dons à Tégée, à Epidaure, à Oropos, à Thespies et à Thèbes, c’est-à-dire même dans des villes qui s’étaient déclarées contre Rome. Sans doute, dans le même temps, Mummius enlève aux Grecs toutes sortes d’œuvres d’art ; mais en cela il suit l’exemple de ses prédécesseurs, sans en excepter les plus philhellènes : il ne pouvait pas s’en affranchir. Du moins, pour son compte personnel, il fait preuve d’un désintéressement universellement reconnu, et il a grand soin de respecter les statues consacrées, telles que l’Eros de Praxitèle à Thespies.

Le prie-t-on de trancher des différends entre deux villes, comme entre Messène et Sparte au sujet de l’ager Dentheliates ? il ne cherche pas à favoriser de préférence les alliés de Rome : il sanctionne simplement l’état des possessions au moment où il est arrivé en Grèce.[19] — Ailleurs il confirme leurs privilèges aux artistes dionysiaques de l’Isthme et de Némée ; or, là encore, il s’agit d’un collège qui a son siège à Thèbes ; et ses considérants ne sont nullement ceux d’un barbare : « En faveur de Dionysos, des ………., et de l’art dont vous êtes les soutiens, je vous octroie l’exemption entière des prestations, logements militaires, impôts ou tributs de toute espèce, pour vous, pour vos femmes, et pour vos enfants jusqu’à l’âge d’homme, comme vous le demandez.[20] » Dès lors, nous ne sommes nullement surpris que les Grecs lui accordent volontiers des marques de leur reconnaissance, et nous ne songeons plus, je pense, à douter du témoignage de Polybe.[21]

Après avoir considéré l’attitude de Mummius en Grèce, suivons-le en Italie, à son retour. Son triomphe compte parmi ceux qui font époque : depuis la prise de Tarente et de Syracuse, on apprécie à Rome les statues ; Scipion l’Asiatique et Manlius Vulso ont introduit l’argent ciselé, les riches étoffes et les lits à pieds de métal ; Pompée initiera sa patrie à l’amour des perles et des pierres précieuses ; de Mummius elle apprend à connaître les bronzes de Corinthe et les tableaux des grands maîtres. Dira-t-on qu’il y a là un pur hasard, et que Mummius reste indifférent à ce qu’il a rapporté ? Mais alors comment expliquer que pendant sa censure, en 142, il prenne encore soin de distribuer aux villes de l’Italie, et même aux provinces, des statues et des tableaux ramenés par lui de Grèce trois ans auparavant ? Le fait ne nous est pas seulement attesté par les auteurs :[22] on a découvert des bases portant son nom dans plusieurs villes de la Sabine (à Trebula et à Nursia), dans la Gaule Cisalpine (à Parme), et jusqu’au fond de l’Espagne, en Bétique (dans la colonie d’Italica fondée par Scipion l’Africain). Mummius attribuait donc quelque importance aux statues grecques.

Enfin, toujours à l’occasion de son triomphe, il organise des jeux ; et il se trouve que ceux-ci également marquent une date dans l’histoire du théâtre romain. C’est le moment, dit Tacite, où l’on commence à soigner davantage la pompe extérieure des spectacles : Mummius en donne le premier l’exemple. Les expressions de Tacite restent très vagues. Les soins nouveaux dont il parle doivent s’entendre, je crois, des progrès réalisés dans l’aménagement du théâtre, dans le luxe de la mise en scène, dans la richesse des décors et des costumes. Mummius en effet s’intéressait à ces détails ; ainsi, en faisant abattre le théâtre de Corinthe, il y remarque les vases de bronze disposés selon des calculs compliqués pour renforcer la voix : il les expédie à Rome, et les consacre dans le temple de la Lune. Or à Rome, dix ans auparavant, sous l’inspiration de Scipion Nasica, il y avait eu une réaction très vive contre les choses du théâtre : non seulement on avait empêché la construction d’édifices permanents destinés aux représentations dramatiques ; on avait été jusqu’à obliger le peuple à se tenir debout comme autrefois. Mummius agit juste au rebours ; C’est peut-être à ses jeux que le peuple recouvre le droit de s’asseoir, ou que les chevaliers obtiennent, comme les sénateurs, des places réservées. En tout cas, il fait décidément avorter la tentative de Nasica, et il laisse le souvenir d’avoir été sur ce point aussi un novateur. Il est assez curieux de le voir contribuer de la sorte au succès d’une mode d’origine hellénique.

De tout cela assurément je ne prétends pas conclure que la réputation de Mummius est fausse de tout point ; et, pour le plaisir de le réhabiliter, je ne songe pas à le transformer en un philhellène comparable à Scipion ou à Metellus. Sans aucun doute il y a beaucoup chez lui du Romain d’autrefois, et il est loin de goûter à sa valeur la civilisation grecque. Mais, à mon avis, l’exagération n’est pas moindre à le donner pour un pur barbare ; et son exemple, au contraire, me paraît très propre à montrer comment l’hellénisme pénètre alors à Rome, et d’une façon assez sensible, même dans les familles de condition moyenne.

 

III

En terminant, il nous reste à examiner quelles ont été, pour la Macédoine et pour la Grèce, les conséquences de leur soulèvement. Pour la première, même en l’absence des récits de Polybe et de Tite-Live, nous sommes bien fixés sur son sort : Rome profite de la tentative d’Andriscos afin de réduire la région en province. Elle n’hésite pas un instant ; c’est chose faite dès 148.[23]

Sans doute on peut juger qu’au point de vue matériel la Macédoine, en somme, y trouve un avantage : elle cesse d’être morcelée en quatre districts systématiquement isolés l’un de l’autre. Ses charges d’ailleurs ne sont pas augmentées ; car on maintient tels quels, à ce qu’il semble, les impôts et la plupart des règlements établis par Paul-Émile. Mais, d’autre part, la dernière apparence de liberté disparait à jamais. A présent un gouverneur romain va résider dans le pays.[24] On continuera bien, comme par le passé, à frapper des monnaies au type d’Alexandre ; seulement on y inscrira en même temps le nom du questeur de la province.[25] Autre signe enfin de la domination étrangère : tout de suite on construit une voie militaire, la voie Egnatia, qui d’Apollonie et d’Epidamne, par Lychnidos, Edesse et Pella, rejoint Thessalonique, et se continue jusqu’à Cypsela, sur l’Hèbre.[26]

Bref, Rome n’éprouve aucune pitié à l’égard d’un peuple qui fut autrefois si glorieux. L’occasion lui semble bonne pour prendre pied définitivement en Orient : elle en use ; et du même coup, elle englobe dans ses nouvelles possessions à l’Est les côtes de la Thrace, à l’Ouest l’Illyrie et peut-être l’Epire. Dans ce vaste territoire, quelques villes seulement conservent, par faveur spéciale, leur indépendance : en Thrace, Ænos et Abdère, avec les îles de Thasos et de Samothrace ; dans la Macédoine proprement dite, Amphipolis et Thessalonique ; en Illyrie, Apollonio et Epidamne.[27]

Voyons maintenant si le sort de la Grèce répond à celui de la Macédoine. Ici la question est beaucoup plus obscure ; depuis 1847,[28] elle a soulevé, on le sait, d’assez vifs débats, et on n’est pas parvenu pour cela à se mettre parfaitement d’accord. La raison en est d’abord que, parmi les témoignages anciens dont nous disposons, il y en a de contradictoires. En second lieu, on s’est longtemps obstiné à poursuivre des solutions trop tranchées : les uns voulaient démontrer que la Grèce était restée libre après comme avant 146 ; les autres, qu’à cette date elle avait été purement et simplement réduite en province ; or, si nous avons bien déterminé l’état des esprits en Italie vers ce moment, les Romains se sont trouvés alors tiraillés entre des sentiments contraires, et, par suite, nous devons plutôt nous attendre à un régime de demi-mesures, s’inspirant à la fois de la politique et du sentiment, et où l’on aurait tort de chercher toujours une logique très rigoureuse. Enfin, dans la masse des textes dont on a fait arme, il en est qui ne peuvent servir à trancher le procès, et d’autres qui contribuent plutôt à l’obscurcir.

Pour les premiers, un exemple emprunté à chacune des deux thèses en présence va nous rendre la chose sensible. Afin de démontrer la bienveillance des Romains envers les Grecs, on cite le passage suivant de Sénèque : « Ainsi Rome, qui avait restitué aux Achéens, aux Rhodiens et à une foule de villes illustres l’intégrité de leurs droits, leur liberté et leurs immunités, a été contrainte, elle, de payer tribut à des eunuques. » Cette phrase est empruntée à une page du De Beneficiis, où l’auteur parle de l’ingratitude d’un certain nombre de Romains illustres. Ici, en particulier, il s’agit des malheurs attirés par Antoine sur sa patrie ; mais, comme tout le morceau a un caractère oratoire très marqué, et que Sénèque s’y préoccupe plus de balancer ses antithèses que de bien spécifier les faits visés par lui, il n’y a rien de précis à en tirer sur ce qui s’est passé en 146.

Dans le camp opposé, on invoque, entre autres choses, le chapitre viii du Premier Livre des Macchabées. « Les Grecs, y est-il dit, formèrent le projet d’anéantir la puissance romaine ; mais Rome eut connaissance de ce dessein ; elle envoya en Grèce un général ; la guerre eut lieu. Alors les Grecs tombèrent massacrés en grand nombre ; leurs femmes et leurs enfants furent emmenés en captivité, leurs biens pillés, leur territoire occupé, leurs fortifications détruites, et eux-mêmes réduits à un état de servitude qui dure encore aujourd’hui. » Voilà qui semble très net. Seulement reportons-nous au chapitre indiqué : l’auteur y parle du premier traité conclu entre les Romains et les Juifs, en 161. A ce propos, il rappelle l’impression profonde que Rome produisait sur l’esprit de Judas Macchabée : c’est, disait-on autour de lui, une puissance extrêmement redoutable, qui anéantit tous ses ennemis, et qui fait régner au loin tous ses amis (§ 13). Cette idée générale est commentée par des exemples : Philippe et Persée, — ce dernier, roi des Citiens, — ont voulu lutter contre Rome : ils ont été battus et faits prisonniers tous les deux (§ 5) ; Antiochus aussi a éprouvé le même sort : il a été capturé vivant, et il a du céder à ses vainqueurs toutes sortes de contrées, qu’ils ont laissées à Eumène, l’Inde en particulier (§ 6, 7, 8). Vient ensuite un petit aperçu du gouvernement intérieur de Rome : à sa tête est un magistrat annuel unique, à qui tout le monde obéit, sans qu’il y ait jamais eu de troubles (§ 16). Evidemment les Juifs[29] parlent des Romains comme Tacite ou comme Juvénal parleront des Juifs, d’après des bruits extrêmement vagues, où les dates se confondent, et où l’erreur se mêle sans cesse à la vérité. Il est inutile d’insister sur le néant d’une telle autorité.[30]

Quant aux textes qui risquent d’obscurcir la question, j’entends par là ceux de l’époque impériale, qu’on fait trop volontiers intervenir : étant donnée la réforme opérée par Auguste dans la condition des provinces, nous ne pouvons pas d’un état de choses constaté après 27 conclure logiquement à ce qui avait lieu avant cette date.

Quoi qu’il en soit, nous n’en devons pas moins savoir beaucoup de gré aux hommes qui ont mis leur science au service de cette polémique, et en particulier à Hermann, qui l’a suscitée. Nous n’avons pas ici l’intention de reprendre à nouveau l’examen détaillé de tous les textes invoqués par eux : un tel travail nous entraînerait beaucoup trop loin. Au reste, l’essentiel est plutôt maintenant de faire un choix dans cette masse de matériaux ; car tous n’ont pas la même valeur. Il y a aussi telles parties du débat qui, longtemps discutées à l’aide des témoignages parfois contradictoires des autours, sont maintenant tranchées définitivement par les découvertes épigraphiques. Sans prétendre traiter à fond la question, nous nous efforcerons donc simplement d’en retenir les données les plus importantes ; en contrôlant autant que possible les sources littéraires par les inscriptions, nous nous demanderons quelles ont été les principales mesures adoptées par le Sénat en 146 ; et, en jetant un coup d’œil sur l’application plus ou moins stricte qui continue à en être faite un peu plus tard, nous tâcherons de nous rendre compte de l’esprit dans lequel elles ont été prises.

Avant tout, il convient, je crois, de mettre à part la destruction de Corinthe ; car, si la mesure a bien été ordonnée été réclamée par le Sénat, elle ne paraît pas avoir été prise par lui spontanément. Nous avons déjà montré plus haut Mummius massacrant les citoyens libres, vendant comme esclaves les femmes et les enfants, incendiant la ville entière, et la rasant jusqu’au sol. On ne se borne même pas là : on en dévoue le sol aux dieux infernaux suivant les formules consacrées, c’est-à-dire qu’on interdit pour l’avenir d’y relever aucune construction. Une exécution aussi rigoureuse ne s’imposait pas au point de vue politique, et l’on trouve en effet des Romains pour s’en indigner : « Aussitôt après Carthage, écrit Florus, tomba Corinthe, la capitale de l’Achaïe, l’ornement de la Grèce, placée comme en spectacle entre deux mers, la mer Ionienne et la mer Egée. Crime indigne ! elle fut accablée avant d’avoir été rangée au nombre des ennemis déclarés. » Il faut donc chercher ici des raisons d’intérêt. M. Mommsen les a bien indiquées : ce sont les financiers qui ont utilisé les circonstances pour réclamer la ruine totale d’un port gênant pour leur commerce. Corinthe était « dans le monde grec la cité de beaucoup la plus opulente, le rendez-vous de tous les artistes et de tous les arts, le marché commun depuis des siècles de l’Asie et de l’Europe ». L’occasion se présentait de l’abattre : les publicains et les trafiquants ne la laissèrent pas échapper.

Bien entendu, pour obtenir du Sénat la sentence qu’ils désiraient, ils ne pouvaient mettre en avant des considérations aussi égoïstes que les leurs. Ils commencèrent donc par faire ressortir la double insulte commise à Corinthe envers des ambassadeurs, envers Aurelius Orestes en 147, puis envers les envoyés de Metellus en 146. A vrai dire, la disproportion était considérable entre le crime et le châtiment, et l’indulgence témoignée aux Grecs auparavant ne semblait guère annoncer un semblable dénouement ; mais enfin la raison était plausible : elle fut retenue par le Sénat.

Un second argument aussi a dû être employé par les capitalistes : Corinthe avait la réputation, plus que toute autre ville en Grèce, d’être un foyer de démocratie. Or, les rapports une fois tendus entre Rome et l’Achaïe, ce sont les démagogues et c’est la populace qui ont rendu inévitable l’explosion de la guerre. D’ailleurs la démocratie est toujours et partout suspecte à l’aristocratie romaine. Détruire Corinthe, c’était donc faire un exemple capable d’inspirer à tous les peuples la crainte des révolutions : il y avait là une idée assez propre à entraîner le vote d’un certain nombre de sénateurs.

Mais, au fond, on ne saurait en douter, ce sont des intérêts commerciaux, qui ont décidé de la ruine de Corinthe : cette catastrophe n’est qu’un épisode dans l’histoire de l’extension du commerce romain. Les gens d’affaires ont profité de la guerre d’Achaïe pour supprimer le premier port de la Grèce continentale, comme, après Pydna, ils avaient trouvé le moyen de ruiner à demi Rhodes ; comme maintenant, la troisième guerre punique à peine terminée, ils affluent à Utique et à Cirta ; comme encore, à la suite du testament d’Attale et de la campagne contre Aristonicos, en 131, ils vont envahir l’Asie ; et comme, en Gaule, en 118, malgré l’opposition du Sénat, ils sauront obtenir la création d’une colonie à Narbonne.

L’exécution brutale de Corinthe étant ainsi expliquée, voyons à présent de quelle manière la situation de la Grèce a été réglée par Mummius et les dix légats. Des auteurs qui nous sont parvenus, Pausanias est le seul à présenter une appréciation d’ensemble de leur œuvre. « Partout, dit-il, ils mirent fin au gouvernement de la démocratie, et firent dépendre du cens l’obtention des charges publiques ; ils imposèrent un tribut à la Grèce ; ils interdirent aux riches la possession de toute propriété hors des frontières de leurs cantons ; enfin les diverses confédérations du pays, en Achaïe, en Phocide, en Béotie et dans toutes les parties de la Grèce, furent dissoutes sans exception. » Ce tableau est un peu sommaire, et peut-être aussi, comme nous le verrons tout à l’heure, n’est-il pas exempt d’erreurs ; du moins il nous indique assez bien les matières sur lesquelles a porté la réorganisation opérée par les dix légats. Elles se ramènent à trois : condition territoriale et fiscale de la Grèce, suppression des ligues avec défense de conserver même des intérêts privés dans plusieurs régions à la fois, établissement dans toutes les cités du régime timocratique. Nous allons reprendre successivement ces trois points, et examiner quelle importance les Romains attachent à chacun d’eux.

D’abord quelle portion Rome prend-elle pour elle du territoire grec ? A cet égard elle se contente d’assez peu de chose : l’Eubée, la Béotie et la Corinthie, telles paraissent être les seules contrées qu’elle s’annexe. Encore, pour la Corinthie, en abandonne-t-elle la meilleure part aux Sicyoniens, à charge pour eux de veiller à la célébration des jeux Isthmiques, et laisse-t-elle sa liberté au petit bourg de Ténéa, parce qu’il s’est déclaré pour elle avant la bataille de Leucopetra. Bien entendu, les territoires réunis de la sorte au domaine public deviennent tributaires de Rome ; leurs impôts sont mis en adjudication, et lovés par les publicains. Mais ils constituent en somme des exceptions ; et, en dehors d’eux, la Grèce garde, après comme avant 146, la propriété de son sol ?

A-t-elle néanmoins été soumise, elle aussi, à un tribut ? La chose, à priori, n’est pas impossible : c’était, par exemple, le cas de la Macédoine après 167, bien qu’elle eût conservé nominalement son indépendance, et la plupart des historiens modernes paraissent disposés à l’admettre. Il est pourtant, je crois, fort permis d’en douter.

En effet considérons les textes cités à l’appui de cette thèse. Les uns datent de l’époque impériale : Ægion, nous dit-on, obtient de Tibère une remise de tout impôt pour trois ans à la suite d’un tremblement de terre ; Vespasien soumet de nouveau l’ensemble du pays au tribut ; Antonin le Pieux en dispense la ville de Pallantion, on Arcadie. Tout cela étant postérieur à la réorganisation opérée par Auguste, nous n’en pouvons rien conclure, nous l’avons déjà remarqué, sur la situation de la Grèce vers 146.

D’autres n’ont qu’un rapport très incertain avec la question. En 15 après Jésus-Christ, l’Achaïe et la Macédoine demandent à devenir provinces impériales au lieu de sénatoriales, parce qu’elles y voient pour elles un allégement de charges (onera deprecantes). Mais ces charges, ne seraient-ce pas les dépenses occasionnées par le renouvellement annuel et par les exactions des proconsuls ?

De même, on invoque le passage où Cicéron parle des sommes immenses fournies par les Achéens, en 57-56, au gouverneur de Macédoine L. Calpurnius Pison. Or qu’on lise le contexte. L’orateur parle des abus de pouvoirs commis par Pison : celui-ci détourne à son profit les droits de douane de Dyrrachium ; il traite Byzance en ennemie malgré sa fidélité ; il exige de même des Achéens beaucoup d’argent, et il ne recule devant aucune violence pour s’en procurer. Il ne s’agit pas là d’un impôt régulier et perçu par ordre du Sénat.[31]

Voici enfin deux textes plus embarrassants. En 29 avant Jésus-Christ, pendant qu’Octave est encore à Corinthe, les habitants de Gyaros (une des Cyclades) lui envoient un député pour lui demander une réduction de leur tribut, qui, fixé à 150 drachmes, est trop lourd pour eux ; et, beaucoup plus tôt, vers 83, Elatée a reçu des Romains, comme une faveur spéciale, le titre de ville libre et exempte d’impôts. Cette fois, nous sommes bien en présence de contributions perçues en Grèce à l’époque républicaine. Seulement, ne l’oublions pas, dans un cas comme dans l’autre, Rome vient de faire en territoire hellénique des guerres fort pénibles, la guerre contre Mithridate et la guerre entre Antoine et Octave : les généraux avaient besoin de beaucoup d’argent ; ils ont sans ménagements frappé les villes grecques de réquisitions. Ce pourrait bien être ces réquisitions dont on dispense Elatée en récompense de sa fidélité, et dont se plaignent les pêcheurs de Gyaros.

En somme, un seul auteur nous atteste l’existence d’un tribut imposé à la Grèce en 146 ; c’est Pausanias dans le passage déjà cité. Son affirmation est formelle ; mais, dans le même chapitre, il parle avec non moins d’assurance du gouverneur que, depuis 146 jusqu’à son temps, les Romains n’ont jamais cessé d’envoyer en Achaïe. Comme, sur ce dernier point, il est certainement dans l’erreur, ainsi que nous le montrerons tout à l’heure, on est en droit de se demander s’il ne s’est pas trompé aussi sur le premier, et s’il n’a pas confondu la situation de la Grèce à l’époque impériale avec celle qu’elle eut d’abord à la suite de la guerre d’Achaïe.

En effet l’établissement d’un tribut à cette époque paraît fort mal répondre à l’attitude générale des Romains vis-à-vis des Grecs. Lorsqu’ils vendent les biens des condamnés politiques en Achaïe, ils respectent ceux des hommes qui laissent des héritiers directs, enfants, père ou mère ; quand ils frappent certains peuples d’amendes, comme les Béotiens et les Achéens, c’est au profit non de leur propre Trésor, mais d’autres peuples grecs, Héracléotes, Eubéens, Lacédémoniens ; au bout de peu d’années, ils accordent même la remise générale de ce qui n’a pas encore été payé. Et, à côté de ces marques d’une incontestable bienveillance, ils auraient établi et maintenu un tribut sur la Grèce entière, alors surtout qu’une portion considérable de ses habitants ne s’est en rien mêlée au soulèvement de l’Achaïe ! En l’absence d’autre preuve que le témoignage de Pausanias, on a vraiment peine à l’admettre. Sans doute, au ier siècle, à l’occasion de toutes les luttes qui vont se livrer sur son territoire, la Grèce sera accablée de réquisitions par les généraux ; les publicains ou les gouverneurs des provinces voisines ne manqueront pas non plus, pour leur compte, de lui extorquer le plus d’argent possible ;[32] mais je ne crois pas qu’on ait démontré, et je ne tiens pas pour vraisemblable que la Grèce, en 146, ait été frappée d’un impôt par les dix légats.[33]

Passons à l’organisation administrative du pays. Rome, avons-nous dit, commence par dissoudre toutes les ligues, quelles qu’elles soient, et elle interdit aux habitants de posséder des terres dans des cantons différents. A cet égard aussi on a parfois contesté l’autorité de Pausanias. Son erreur cependant est plus difficile à expliquer : car on ne peut pas dire qu’il a été trompé par ce qui se passait en Grèce à son époque. Nous tiendrons donc, jusqu’à preuve du contraire, son affirmation pour exacte. En tout cas, la mesure prise en 146 n’a pas tardé à être rapportée : non seulement les citoyens recouvrent bientôt le droit d’avoir en même temps des intérêts de divers côtés, mais encore on laisse se reformer les confédérations d’autrefois.

Ici le témoignage de Pausanias est pleinement confirmé par celui des inscriptions. A ce propos, on trouve citée souvent une longue liste de koina dressée jadis par M. Kuhn.[34] Elle offre pourtant deux inconvénients : déjà ancienne, elle laisse de côté un certain nombre de textes découverts depuis lors ; et surtout elle a le grave défaut de mêler, sans aucune distinction, des documents d’époque républicaine avec d’autres du iie ou même du iiie siècle après Jésus-Christ. Bien entendu, étant données la rareté et la dispersion des renseignements dont nous disposons, nous ne pouvons songer à déterminer à quelle date précise ont été reconstitués les divers koina. Voici du moins, classées autant que possible par ordre chronologique, un certain nombre d’indications tirées de l’épigraphie et antérieures à Auguste.

De très bonne heure reparaît l’Amphictyonie de Delphes : en 130, elle confirme aux artistes dionysiaques d’Athènes leurs divers privilèges ; en 117, elle s’occupe de déterminer exactement les limites du territoire sacré, et de réprimer une série de vols dont Apollon a été victime ; et, en 117 également, elle accorde aux technites athéniens un nouvel honneur, celui de la crusojoria.[35] Vers le même temps, on connaît à Hyampolis une dédicace de la confédération des Phocidiens. Au début, à ce qu’il semble, du ier siècle, la ville de Géronthræ, en Laconie, rend un décret de proxénie en faveur de trois Eubéens chargés d’une mission auprès d’elle[36] ; comme ces trois personnages, remplissant une ambassade commune, appartiennent à trois villes différentes, il en résulte qu’ils sont envoyés par une confédération, qui ne peut être que le koinon twn Euboewn ;[37] et comme, d’autre part, la date du décret, à Géronthræ, est indiquée par le nom d’un stratège, il s’en suit que les Lacédémoniens aussi sont groupés alors en une association. Entre 88 et 80, les Ænianes consacrent une statue à L. Licinius Lucullus, alors questeur. Vers l’époque de Sylla, les Achéens en font autant pour le proquesteur Q. Ancharius,[38] et les Etoliens pour un de leurs compatriotes qui a servi avec éclat dans l’armée romaine. Enfin, dans les dernières années de la République, nous voyons même les Béotiens, les Eubéens, les Locriens, les Phocidiens et les Dorions se réunir pour honorer en commun un autre proquesteur, M. Junius Silanus.[39] Cette liste est incomplète ; mais elle suffit à prouver que Rome a laissé de bonne heure se reformer les confédérations grecques, que ce n’a pas été là une faveur momentanée, et qu’elle l’a accordée même aux peuples qui s’étaient le plus compromis dans la guerre de 146, Achéens, Béotiens et Eubéens.

Evidemment de telles associations n’ont plus aucune espèce d’importance politique : en réalité, elles se bornent à discuter des intérêts purement locaux et à perpétuer des fêtes ou des sacrifices à un sanctuaire commun. Néanmoins c’était faire aux Grecs un sensible plaisir que de leur permettre de se convoquer entre eux à des assemblées, d’y prononcer des discours, d’élire comme jadis les magistrats de leurs communes et de leurs ligues, de conserver leurs monnaies fédérales,[40] bref, de jouir du mécanisme extérieur de leur administration traditionnelle. L’illusion de la liberté était bien quelque chose pour eux ; et, de la part du Sénat, c’est une très grande marque de bienveillance que de consentir à rapporter une mesure une fois prise.

Par contre il est, dans l’œuvre des dix légats, une disposition à laquelle Rome n’a jamais cossé de tenir : dans toutes les villes elle veut mettre le pouvoir entre les mains des aristocrates, ou, plus exactement, des riches. A vrai dire c’est, depuis l’origine, son désir nettement indiqué. Dès 194, au moment où Flamininus, avant d’évacuer complètement la Grèce, songe à réorganiser la Thessalie, il attribue le désordre et l’anarchie du pays sans doute au malheur des temps, à la violence et au despotisme des rois de Macédoine, mais aussi à l’esprit remuant de la nation. L’élément démocratique l’inquiète ; et, quand il nomme un sénat et des juges, il prend surtout la fortune pour base de ses choix : il rend prépondérante l’influence des citoyens qui ont intérêt au maintien de l’ordre et de la paix publique. Après la guerre d’Etolie, et bien plus encore après Pydna, Rome, nous l’avons vu, a réservé ses faveurs au parti aristocratique. Au ier siècle, quand Cicéron voudra faire l’éloge du gouvernement de son frère en Asie, il le félicitera, entre autres choses, de veiller à ce que les villes soient administrées par la noblesse. Les légats de 146 ont exactement la même préoccupation : ils suppriment en bloc les constitutions démocratiques, et font dépendre du cens la possession des magistratures. Avec ce système la niasse, qui ne possède rien, perd en réalité tout droit civil effectif.

Deux preuves nous suffiront ici à confirmer le témoignage de Pausanias. La première se tire de ce que nous savons sur la constitution d’Athènes après 146. Athènes, notons-le, grâce à son titre de ville libre et alliée, jouit vis-à-vis de Rome d’une situation privilégiée. Cependant elle est obligée, elle aussi, de modifier assez profondément ses institutions suivant les tendances nouvelles. A en croire les démagogues du temps de Mithridate, Rome aurait tout bouleversé : dans les temples, dans les gymnases, au théâtre, dans les tribunaux, sur la Pnyx, dans les sanctuaires, dans les écoles des philosophes, partout où le peuple aimait il se réunir, elle aurait fait le vide ; bref, elle n’aurait rien laissé subsister de la démocratie d’autrefois. L’exagération est certaine : Athènes, après 146, conserve les mêmes assemblées politiques que par le passé. Pourtant, il faut en convenir, il s’y produit des modifications dans leur mode de recrutement et dans leur importance relative.

Par exemple, sous l’Empire, d’une façon générale l’élection est substituée au tirage au sort : on ne verrait pas sans cela arriver à l’archontat tant des premiers citoyens, et jusqu’à des empereurs romains. Mais déjà auparavant les hautes fonctions commencent à être regardées un peu comme des liturgies ; elles entraînent des dépenses considérables dont le trésor public est incapable de se charger ; et par conséquent les riches trouvent là le moyen de s’assurer une situation prépondérante.

De même l’Aréopage, si longtemps privé d’autorité, reprend de l’importance. A l’époque de l’indépendance d’Athènes, le pouvoir effectif était entre les mains du Conseil et du peuple. Sous l’Empire, l’Aréopage leur sera associé dans les documents officiels, et il sera même mentionné en première ligne. Mais beaucoup plus tôt, dès le dernier siècle de la République, il a déjà recouvré une bonne partie de son influence, puisque c’est à lui qu’on pense, dit Cicéron, quand on parle du Conseil qui gouverne Athènes.

Enfin, sous la République également, le premier des stratèges, réunit entre ses mains, avec le commandement de l’armée, le soin des approvisionnements, la surveillance des esclaves et la direction des écoles, un pouvoir fort considérable,[41] et tel qu’il lui devient aisé, s’il le veut, de se constituer une sorte de dictature, comme le fait Aristion au temps de la guerre contre Mithridate. Tout cela est évidemment en contradiction avec les instincts égalitaires des Athéniens ; et, à n’en pas douter, nous devons y reconnaître le résultat de l’influence romaine.

Si Rome exerce ainsi son action même dans les villes les mieux traitées par elle, à plus forte raison en est-il de même pour le reste de la Grèce. Là-dessus nous sommes pleinement fixés par une inscription, qui, bien qu’elle soit isolée et que nous n’ayons aucun texte historique pour la commenter, ne laisse pas d’être fort instructive.

Vers la fin du iie siècle, en 120 ou en 115,[42] un soulèvement socialiste s’est produit dans une ville de l’Achaïe, à Dymé. Les révolutionnaires ont rédigé de nouvelles lois contraires à celles que Rome a arrêtées en 146 ; et, comme l’amour du désordre et le souci de leurs intérêts matériels ne les poussent pas moins que les questions de principes, ils ont allumé des incendies de façon à détruire les livres de créances et les registres du cens. Bien entendu, le parti aristocratique de Dymé se hâte d’informer les Romains de l’événement ; il s’adresse au magistrat le plus proche, le gouverneur de Macédoine, Q. Fabius Maximus. Celui-ci prend la chose très au sérieux : il vient à Patras avec son conseil ; il se rend un compte exact de ce qu’est la nouvelle constitution ; et d’autorité il règle le sort des principaux chefs du mouvement. Voici la lettre qu’il adresse alors aux magistrats de Dymé.

« Q. Fabius Maximus Q. f., proconsul romain, aux archontes, aux synèdres et à la ville de Dymé, salut. — Cyllanios et les synèdres de son groupe m’ont fait connaître les troubles criminels qui ont eu lieu chez vous, j’entends l’incendie et la destruction des archives et des registres publics, et toute cette révolution dont le principal instigateur a été Sosos, fils de Tauroménès, celui-là même qui a également rédigé les lois contraires à la constitution donnée à l’Achaïe par les Romains, lois que j’ai examinées en détail à Patras, article par article, avec l’assistance de mon conseil. Les auteurs de ces actes me semblent avoir créé un état de choses et provoqué des troubles aussi détestables que possible à tous égards ; car il s’agit là de faits non seulement de nature à vous mener à d’irréconciliables haines intestines et à la banqueroute, mais de plus en opposition avec la liberté que nous avons rendue à l’ensemble de la Grèce, et avec notre volonté. En conséquence, moi, comme les accusateurs m’ont fourni des preuves décisives de leurs dénonciations, j’ai jugé que Sosos, instigateur principal des faits incriminés et rédacteur des lois destinées à détruire la constitution donnée par les Romains, était passible de la peine de mort, et je l’ai fait déporter. J’ai pris la même décision à l’égard de Phormiscos, fils d’Echesténès, le damiurge qui a participé à l’incendie des archives et des registres publics, comme il l’a avoué lui-même. Quant à Timothéos, fils de Nicias, qui a été nomographe avec Sosos, considérant qu’il semble moins coupable, je lui ai ordonné de se rendre à Rome, après lui avoir fait prêter serinent qu’il y serait pour la nouvelle lune du neuvième mois ; et j’ai prévenu le préteur pérégrin de ne pas le laisser revenir chez lui avant... »

La fin de la lettre manque, et la partie conservée est loin de satisfaire complètement notre curiosité ; telle quelle cependant, elle suffit à nous montrer quelle importance les Romains attachent au maintien des gouvernements timocratiques.

En somme, voici donc quelle paraît avoir été la situation de la Grèce aussitôt après 146 : une faible partie de son territoire a été annexée par Rome, mais l’ensemble du pays n’est pas soumis au tribut ; momentanément les ligues sont supprimées, et les rapports sont même interdits entre les divers cantons ; dans toutes les villes la démocratie perd le pouvoir. Ce sont là les lois et la constitution auxquelles Polybe est chargé par les dix légats d’accoutumer ses compatriotes. Le changement était assez grave, surtout si l’on songe à la dissolution des Ligues, pour justifier l’emploi d’une ère nouvelle à côté des anciens systèmes de chronologie.[43] Désormais il est clair que Rome est libre de traiter la Grèce comme elle l’entend ; aucun peuple n’est plus en état de lui résister, et c’est a cette pensée que répondent, dans les auteurs, un certain nombre de passages où la Grèce est représentée comme tombant au pouvoir des Romains et en leur possession.[44]

Pourtant, en réalité, quel usage le Sénat fait-il de sa puissance ? Il laisse aux villes leur administration traditionnelle, leurs magistrats, leurs tribunaux, leur monnaie, en un mot leur souveraineté intérieure ; au bout de pou de temps, il autorise les confédérations à se réformer ; il leur demande seulement d’écarter à jamais la démocratie du pouvoir. Nous pouvons juger, nous, qu’un peuple qui n’a plus le droit de se mêler aux événements du dehors, et à qui on impose chez lui une forme déterminée de gouvernement, est bien près de la servitude. Mais plaçons-nous au point de vue des Romains : n’étaient-ils pas fondés à dire de leur côté que volontairement ils renonçaient à user de tous leurs droits, et par suite qu’ils avaient rendu aux Grecs leur liberté ?

Ils n’y manquent pas en effet : quand Sylla, en 84, entre en conférences avec Mithridate, il reproche au roi du Pont d’avoir, non content d’envahir la Macédoine, province romaine, privé les Grecs de leur liberté ; quand César raconte les préparatifs de Pompée pour la campagne de Pharsale, en 49, il parle des contributions levées par son rival sur toutes sortes de pays, y compris les populations grecques, qui sont libres. Telle est bien aux yeux des Romains la condition officielle de la Grèce. Nous en trouvons la preuve dans l’inscription de Dymé que nous citions tout à l’heure : les bouleversements tentés par Sosos et ses complices, dit le proconsul Q. Fabius Maximus, sont en opposition avec la liberté que nous avons rendue à l’ensemble de la Grèce. Et d’ailleurs nous voyons, après 146, Rome conclure encore des traités d’alliance sur le pied d’égalité avec des villes grecques, non seulement des îles, comme Astypalée en 105 ou Mytilène en 62, mais également de la Grèce propre, comme Tyrrheion en 94.

Il est donc bien vrai, — et Hermann a le mérite de l’avoir reconnu le premier, — que la Grèce n’a pas été érigée en province en 146. C’est là aujourd’hui un point absolument hors de doute. Pendant assez longtemps la chose a pu prêter à discussion ; car si Plutarque, par exemple, à propos du meurtre d’un centurion à Chéronée, au temps de Lucullus, faisait bien remarquer que l’affaire ressortissait au préteur de Macédoine, attendu que Rome à cette époque n’envoyait pas encore de gouverneur en Grèce, Pausanias, par contre, affirmait que le Sénat, tout en prenant les Grecs en pitié et en leur accordant des concessions importantes, n’avait jamais cessé de maintenir un gouverneur en Achaïe.[45]

De même, objectait-on que nulle part, à propos des événements de 146, on ne lit la formule Achaia in provinciæ formam redacta est, et qu’il est impossible de citer un seul gouverneur d’Achaïe à l’époque républicaine ? A cela on répondait que l’existence d’une ère datant de 146 est le signe évident de la constitution d’une province, et que, dans tel document épigraphique, comme l’arbitrage des Milésiens entre Sparte et Messène au sujet de l’ager Dentheliates, la Grèce est déjà considérée comme une province (eparceia) dès le temps de Mummius. En réalité, l’ère de 146, assez peu répandue d’ailleurs, indique simplement, comme nous le disions plus haut, qu’il s’est produit à cette date, dans la situation générale du pays, un changement considérable ; mais elle n’entraîne pas comme condition indispensable la formation d’une province : et la preuve, c’est qu’elle semble avoir cours également à Egine, qui pourtant est restée jusqu’en 133 en la possession de Pergame.[46] Quant au terme d’eparceia, employé à propos de Mummius, M. Mommsen en a fort bien expliqué la valeur exacte : il désigne l’ensemble des pouvoirs administratifs, judiciaires ou militaires dont Mummius jouissait en Grèce, comme consul ou comme proconsul, en un mot son « commandement ».

Au reste, le témoignage de deux ou trois autres inscriptions rend désormais superflue toute discussion à ce sujet. En 117, il devient nécessaire, à la suite d’empiétements et de vols, de déterminer à nouveau les frontières du territoire sacré de Delphes et de procéder à un inventaire exact de la fortune d’Apollon : pareille opération ne se fait pas sans qu’on en ait d’abord référé aux Romains ; or ce n’est pas le gouverneur d’Achaïe, mais le gouverneur de Macédoine qui convoque les Amphyctions.[47] En 112, les artistes dionysiaques d’Athènes se trouvent en procès avec ceux de l’Isthme et de Némée ; eux aussi s’empressent de recourir aux Romains, à commencer par le gouverneur de Macédoine, Cn. Cornélius Sisenna. En 100, une loi est rendue pour organiser en Orient la répression de la piraterie ; les rois et les villes helléniques doivent concourir à cette œuvre avec les Romains ; or, du côté de ces derniers, il n’est question que des gouverneurs de Macédoine et d’Asie.[48] Et encore, en 78, quand le Sénat veut récompenser trois corsaires grecs, Asclépiade de Clazomène, Polystratos de Carystos et Méniscos de Milet, qui lui ont rendu des services pendant la Guerre italique, il décide, entre autres faveurs, qu’ils seront exempts de toute prestation vis-à-vis de Rome ; on préviendra donc de cette résolution les magistrats chargés d’affermer les impôts dans la patrie de ces hommes, c’est-à-dire en Asie et en Eubée ; or les magistrats compétents, ce sont les gouverneurs de la province d’Asie pour Clazomène et pour Milet, de la province de Macédoine, non d’Achaïe, pour Carystos. Ainsi, même à propos des territoires réunis au domaine public, comme l’Eubée, il n’est pas question, sous la République, d’une province d’Achaïe.[49]

Maintenant, jusqu’à quel point la Grèce dépend-elle alors du gouverneur de Macédoine ? Les adversaires d’Hermann, faute de pouvoir défendre leur théorie de la création d’une province d’Achaïe en 146, prétendent que du moins, à partir de cette date, la Grèce est devenue une annexe de la Macédoine. Même sous cette forme, c’est là, je crois, une exagération. Sans doute nous voyons parfois le fonctionnaire placé à la tête de ce pays intervenir dans les affaires de la Grèce, comme c’est le cas à Dymé, où il s’agit de faire respecter la constitution établie en 146 ; plus souvent encore les Grecs s’adressent à lui pour leurs perpétuelles chicanes. Mais n’est-ce pas le résultat naturel de la présence permanente désormais d’un magistrat romain dans le voisinage ? Jadis le Sénat, lui aussi, quand il le croyait utile, ne se gênait pas pour imposer aux Grecs sa volonté, et ceux-ci de leur côté couraient à Rome pour la moindre affaire. A présent c’est de Thessalonique qu’ils sont surveillés ; le gouverneur de Macédoine est l’autorité à laquelle ils ont d’abord recours en cas de besoin. C’est pourquoi, au ier siècle, on rencontre si souvent en Grèce de ses légats, comme autrefois on y trouvait des commissaires du Sénat. Mais, officiellement, il n’a de pouvoirs bien définis que sur les régions annexées au domaine public : le reste de la Grèce conserve toujours son indépendance.[50]

Est-il besoin de le répéter ? Cette liberté est soumise à toutes sortes de restrictions, et, de plus, elle est éminemment précaire ; car elle dépend des circonstances et de la bienveillance ou de l’honnêteté des magistrats qui vont se succéder en Macédoine. Survienne une guerre, les réquisitions se multiplient : il faut fournir des vaisseaux, des hommes, du blé, des vêtements, de l’argent. Même en temps ordinaire, l’autonomie et l’exemption d’impôts ne dispensent pas de ce que Strabon appelle, d’une expression assez jolie, les prestations amicales ; et, à moins d’abus absolument intolérables, on a trop d’intérêt à ménager le gouverneur de la province, voisine pour lui refuser quoi que ce soit, si irrégulières que puissent être ses demandes.[51] En fait, par suite de la multiplicité des grandes luttes soutenues en pays hellénique et de l’avidité inouïe des fonctionnaires romains, la situation de la Grèce, au dernier siècle de la République, sera des plus misérables. Mais la faute n’en est pas aux dispositions adoptées par le Sénat en 146. Celui-ci, malgré les torts des Achéens à son égard, les avait traités avec toute la bienveillance possible.

Il n’avait certes pas oublié ses intérêts, et il s’était réservé le moyen d’intervenir quand et comme il le voudrait dans leurs affaires. Pourtant, qu’on se représente le sort fait vers la même époque à d’autres vaincus. En Afrique, Rome ne se borne pas à détruire Carthage de fond en comble : elle confisque ce que les Numides lui ont laissé de territoire, et s’en constitue une province. En Macédoine, elle profite du soulèvement d’Andriscos pour reprendre à tout le pays l’ombre même d’indépendance qu’il gardait encore depuis Pydna : à partir de 148, le royaume héréditaire d’Alexandre est sujet du peuple Romain. Les Grecs, eux, si bas qu’ils soient tombés maintenant, sont cependant beaucoup mieux traités en 146 que ne l’ont été les Macédoniens, même en 167. Rome a pour eux des ménagements qui constituent une dérogation unique aux maximes de sa politique.

Au reste, il faut croire que, dans la situation où ils s’étaient mis, ils ne pouvaient guère espérer davantage ; car, après les massacres et les pillages inévitables de la première heure, plus d’un parmi eux répéta le mot de Thémistocle : « Si nous n’avions pas été perdus si vite, il n’y avait pas de salut pour nous » ; le régime nouveau imposé à leur patrie leur semblait une ère de liberté et de bonheur ; et Polybe aussi termine son histoire en rappelant les concessions qu’à diverses reprises il a obtenues de Rome, en parlant de son amour pour elle, et en adressant ses vœux à tous les dieux pour qu’ils lui accordent de finir sa vie dans les mêmes sentiments et dans la même condition.

 

 

 



[1] Pour ces événements, le récit d’ensemble le plus net est dans Zonaras (IX, 28) : c’est à lui que sont empruntés la plupart des détails rapportés ci-dessous. On peut le contrôler, sans parler de toutes sortes d’allusions plus ou moins brèves, par un chapitre malheureusement isolé de Polybe (XXXVII, 1 d) et par les Epitomæ des livres XLVIII, XLIX et L de Tite-Live.

[2] Les auteurs anciens ne s’accordent pas bien sur la façon dont Andriscos justifiait ses droits à l’héritage des rois de Macédoine. Selon la tradition la plus répandue, il se donnait pour Philippe, le fils de Persée, mort, en réalité, en Italie comme son père (c’est le récit, par exemple, de Polybe et de Zonaras). D’après Tite-Live (Epit. XLIX), il aurait prétendu être un fils naturel de Persée, éloigne à dessein par son père au moment de la troisième guerre de Macédoine, pour qu’il restât au moins, en cas de malheur, quelque rejeton de sa race. Enfin L. Ampelius (Lib. memor., 16) en fait, par confusion sans doute, un fils du roi Philippe.

[3] Le désir est si vif chez les Macédoniens d’en revenir à l’ancien ordre de choses que, peu après la défaite et la capture d’Andriscos, un autre prétendant n’a qu’à se présenter en se donnant, lui aussi, pour un fils de Persée, nommé cette fois Alexandre : sur le champ une armée se groupe autour de lui, et il peut tenir la campagne pendant quelque temps dans la vallée du Nestos (Zonaras, IX, 28 fin).

[4] Polybe signale leur restitution en 148 (XXXVII, 1 g).

[5] Pour les événements jusqu’à l’ambassade d’Aurelius Orestes, nous en sommes réduits au témoignage de Pausanias (VII, 12 et 13) ; or, nous avons déjà eu — et nous aurons encore — l’occasion de le remarquer (cf. par exemple, p. 476, n. 1 ; p. 657, n. 7), c’est une source assez médiocre. D’une façon générale, dans son historique de la guerre d’Achaïe, le principal reproche à lui adresser est le manque de proportions : certains épisodes sont longuement exposés ; d’autres le sont beaucoup plus brièvement (comme l’ambassade de Sext. Julius Cæsar, chap. 14) ; d’autres sont tout à fait négligés (comme les démarches tentées par Metellus au printemps de 146). Les préliminaires de la lutte, par bonheur, sont racontés avec assez de détail. Pausanias n’y est pas toujours parfaitement explicite ; mais son récit, pris en lui-même, se suit bien, sans contradictions. En l’absence de moyens de contrôle, nous n’avons pas de raisons pour le supposer inexact.

[6] Callicrate étant mort en route, Diæos seul s’est présenté devant le Sénat. Invité à soutenir sa cause contradictoirement avec Ménalcidas, il prononça, dit Pausanias, un long discours ; mais, pendant la réplique de Ménalcidas, son attitude manqua de correction. On devine quel débordement d’injures doit se cacher sous cet euphémisme, et quel spectacle le stratège de la Ligue achéenne donna alors aux sénateurs.

[7] D’ailleurs la suite de son récit est certainement inexacte. Par exemple, l’expédition de Mummius suit immédiatement, chez lui, l’ambassade d’Aurelius Orestes.

[8] Cette idée est indiquée par Zonaras (IX, 31).

[9] Polybe sur ce point est très affirmatif (XXXVIII, 1). Mais, ne l’oublions pas, quand il expose l’origine des conflits gréco-romains, il lui arrive souvent de se laisser influencer outre mesure par la tradition officielle de Rome : nous l’avons remarqué, par exemple, à propos des guerres contre Persée ou contre Andriscos. Il peut en être de même ici, sans que d’ailleurs tout soit faux pour cela dans sa manière de voir. En tout cas, sans parler de Justin, Dion Cassius, nous l’avons vu, est d’un avis entièrement opposé au sien : d’après lui, les vec un peu d’habileté, et en faisant preuve de soumission, on l’aurait sans doute amenée sans trop de peine à réduire ses exigences.

[10] Cette impression est plus triste encore, si on considère également l’histoire intérieure de la Ligue dans la même période. Assurément, ce n’est pas à dire que le patriotisme ait disparu alors de l’ensemble des Achéens : il se réveille, au moins au dernier moment, quand on se rend compte du danger terrible où l’on s’est si imprudemment engagé ; et, par exemple, après la déroute de Scarphée, on arrive en quelques mois à reconstituer une seconde année. (A ce propos, une inscription découverte à Epidaure il y a quelques années (C. I. G. Pel., I, 894) nous apprend que cette ville, dans la bataille de l’Isthme livrée contre Mummius, a perdu à elle seule 75 citoyens, sans compter 81 soldats désignés sous le titre d’Ακαιοι καί συνοικοι, qui apparemment représentent les citoyens d’autres villes de la Ligue, en résidence alors à Epidaure, et les esclaves enrôlés à la hâte sur l’ordre de Diæos. Mais à la lutte contre l’étranger s’ajoute une révolution sociale. Nous avons vu par quels moyens Critolaos, au printemps de 146, soulevait la foule à Corinthe. En même temps, pour mieux s’assurer la faveur de la populace, on suspend toute procédure contre les débiteurs, on proclame l’affranchissement forcé des esclaves, on prend contre les riches à tort et à travers les mesures les plus violentes, on gouverne par la terreur, on massacre avec, des raffinements de cruauté les gens les plus honorables ; et, pour achever de caractériser ce gouvernement, les alliés qu’il trouve, ce sont les Thébains, parce que Rome les a frappés d’amendes pour de multiples brigandages, et qu’ils ne veulent pas les payer. Nous ne pouvons qu’indiquer d’un mot tous ces faits, car ils ne nous intéressent pas directement ici ; mais il est difficile de n’y pas songer en portant un jugement sur la guerre de 146.

[11] Fustel de Coulanges, Polybe ou la Grèce conquise par les Romains. — L’auteur, ne l’oublions pas, a besoin de les juger ainsi, parce qu’il veut faire de la guerre de 146 un épisode du soulèvement général des démocraties contre Rome.

[12] D’autre part, il est aussi Achéen, et il doit se sentir quelque indulgence pour ses compatriotes.

[13] Metellus s’honore, au moment de la mort de Scipion, en ordonnant à ses fils de porter sur leurs épaules le lit funèbre de celui qu’il appela alors le plus grand citoyen de la République.

[14] Nous avons mentionné plus haut son goût pour les arts ; nous l’avons vu non seulement rapporter à Rome des œuvres célèbres, comme le groupe d’Alexandre et de ses cavaliers par Lysippe, mais encore appeler de Grèce des artistes, comme l’architecte Hermodoros et les sculpteurs Polyclès et Dionysios.

[15] Une foule d’auteurs parlent de la destruction de Corinthe ; mais il ne nous reste aucun de ceux où devait se trouver la description détaillée de cette catastrophe. Les traits rapportés ici sont empruntés à Pausanias, VII, 17, x et à Paul Orose. V, 3.

[16] On expliquait parfois ce fait d’une façon ingénieuse en disant qu’Hercule assurait aux Muses le repos dont elles ont besoin, tandis que les Muses prêtaient leur voix à la valeur d’Hercule.

[17] Outre la dédicace de Mummius à Rome, on en a retrouvé une autre à Réate. Mummius a promis à Hercule la dime du butin : il se montre très attentif à constituer cette dime avec une parfaite exactitude. C’est bien là encore une préoccupation de vieux Romain.

[18] Etant donnés le caractère des lettres, l’abréviation des prénoms, certaines formes d’orthographe, comme Ποστουμιος, et l’altération du nom de Tuditanus en Τυρτανος, ces inscriptions, telles qu’elles nous sont parvenues, semblent remonter tout au plus au siècle d’Auguste. Mais elles ont pu être refaites à ce moment, comme les précédentes. L’érection d’un pareil monument s’explique bien en 145, non au ier siècle après Jésus-Christ ; et d’ailleurs il serait bien étrange sans cela que Cicéron, voulant placer la scène d’un de ses dialogues à Olympie, ait eu par hasard l’idée d’y mêler les dix légats et Mummius.

[19] Tacite (Ann., IV, 43) fait une simple allusion à ce jugement. — On a tout lieu de supposer que Mummius avait évité de trancher nettement la question, parce que les dissensions reprennent peu après (avant 135), et que, dans l’arbitrage rendu alors par les Milésiens, il n’est pas question d’une sentence précise de Mummius.

[20] Le commencement de la lettre manque et, par suite, sa suscription ; mais on s’accorde à regarder comme très probable qu’elle a été écrite par Mummius.

[21] Nous possédons la dédicace d’une statue élevée à Mummius par la ville d’Elis.

[22] En l’absence d’indications précises, on rapportait généralement cette distribution à l’époque du triomphe de Mummius, en 145. Un fragment d’un nouvel Epitomé de Tite-Live (il répond aux années 189-137), découvert sur les papyrus d’Oxyrhynchos, nous apprend que les cadeaux en question, ou du moins une partie d’entre eux, datent de 142, c’est-à-dire de la censure de Mummius. Le fait n’en est pour nous que plus probant. Voici d’ailleurs le texte du papyrus, 1.168-169 : [S]igna, statu[as], tabulas Corinth[ias L. M]ummius distribuit circa oppida, et Rom[am orna]vit. La place occupée par ces deux lignes nous garantit qu’il s’agit du livre LIII de Tite-Live, et de l’armée 142.

[23] On a admis pendant longtemps que la Macédoine et l’Achaïe avaient été érigées on province l’une et l’autre en 146. La date de 148, pour la Macédoine, nous est attestée par une dédicace de Thessalonique en l’honneur de l’empereur Claude, mentionnant à la fois l’ère d’Actium et l’ère de la province de Macédoine.

[24] On trouvera l’énumération d’un certain nombre de ces gouverneurs dans Hertzberg, Hist. de la Grèce sous la dom. des Rom. (trad. franc.), I ; quelques autres nous ont été révélés depuis par les inscriptions.

[25] Cf., par exemple, Catalogue of Greek Coins in the Brit. Mus. (Macedonia, p. 20, n° 87, tétradrachme d’argent) : Au droit, ΜΑΚΕΛΟΝΩΝ ; tête d’Alexandre le Grand avec les cheveux flottants et la corne d’Ammon ; derrière la tête, Θ (marque de Thessalonique). Au revers, une massue renversée, entre un fiscus et un subsellium ; puis la mention SVRRA. LEG. PRO Q. ; le tout dans une couronne de laurier. — D’autres fois, le nom du magistrat est en grec. Même catalogue, p. 17, n° 71. Monnaie de cuivre : au droit, tête de Poséidon, portant la ténia. Au revers, massue dans une couronne de laurier avec les mots ΜΑΚΕΛΟΝΩΝ, ΤΑΜΙΟΥ ΓΛΑΙΟΥ ΠΟΠΛΙΛΙΟΥ.

[26] Elle dut être construite peu de temps après la constitution de la province ; car Strabon, en donnant le tracé et la longueur de cette voie (VII, 7, 1), se réfère à Polybe.

[27] Cf. Pline l’Ancien : pour Ænos et Abdère, IV, 11, 42 ; pour Thasos et Samothrace. IV, 12, 73 ; pour Amphipolis et Thessalonique, IV, 10, 38. Apollonio et Epidamne avaient été déclarées libres au temps de l’expédition contre la reine Teuta (Pol., II. 11).

[28] C’est la date où Hermann s’avisa le premier de contester l’opinion traditionnelle de la création d’une province d’Achaïe en 146. On trouvera toute la bibliographie de la question dans Hertzberg (Hist. de la Grèce sous la dom. des Rom., I, p. 208 et sqq., en note). On peut aussi consulter, mais avec précaution, le chapitre Achaïa et Epirus du Manuel des Ant. Rom. de Marquardt-Mommsen, t. IX.

[29] Le premier livre des Macchabées est généralement considéré comme la traduction d’un original hébraïque.

[30] On trouvera cependant la référence à ce passage dans Mommsen (Hist. rom., IV, Marquardt-Mommsen (Man. des Ant. rom., IX), Hertzberg (Hist. de la Grèce sous la dom. des Rom., I). — Depuis, M. Niese a consacré toute une étude à la réhabilitation des deux livres des Macchabées. Malgré tout, il est impossible de n’être pas frappé des erreurs graves contenues dans le contexte du passage invoqué ici.

[31] Cic., De prov. cons., 3, 5. — Cf. d’ailleurs le discours contre Pison, en particulier 40, 96 ; le discours pour Sextius, 43, 94 ; etc.

[32] L’ateleia spécialement mentionnée pour un certain nombre de villes, est surtout destinée, je pense, à les protéger contre les réquisitions et les exactions de ce genre.

[33] A l’appui de cette opinion, on peut remarquer encore qu’en Asie, après la constitution du pays en province. Rome, au moins pendant les premières années, ne réclame aux villes grecques ni tribut ni impôt. Cf. Foucart, La formation de la province d’Asie dans les Mémoires de l’Acad. des Inscript., t. XXXVII.

[34] Par contre, M. Niese s’abstient de recourir à cette liste.

[35] Ces trois inscriptions énumèrent tout au long les membres de l’Amphictyonie.

[36] Lebas-Foucart, Inscr. du Pélop., 228 a, b. La date s’induit approximativement de la comparaison avec l’inscription célèbre de Gytheion qui est de l’époque de Sylla. Le décret en l’honneur des Eubéens, contenant beaucoup plus de formes dialectales, doit âtre sensiblement antérieur.

[37] Les Eubéens d’ailleurs figurent dans les listes amphictyoniques de 130 et de 117.

[38] Il est question de ce personnage dans l’inscription de Gytheion à laquelle nous faisions allusion ci-dessus. Il meurt en 87, victime des Marianistes. — Il est possible que la Ligue achéenne ait été reconstituée dès la fin du iie siècle. En effet, dans l’inscription de Dymé citée plus loin, et qui date de 120 ou de 118, comme le second des condamnés porte le titre de damiurge (l. 21), et que nous connaissons déjà à Dymé, par la même inscription, des archontes et des synèdres (l. 4), on peut se demander — sans en être sûr d’ailleurs — si les damiurges ne sont pas des fonctionnaires fédéraux, et non des magistrats locaux.

[39] La mention d’un proquesteur ne permet pas de faire descendre l’inscription au-delà d’Auguste. Il doit s’agir ici soit du légat de César en Gaule, en 54 (fils de M. Junius Silanus, gouverneur de l’Asie en 76), soit du consul de 25 avant Jésus-Christ.

[40] L’emploi de monnaies fédérales après 146 est attesté d’une manière certaine a Delphes : lorsque, en 117, les Amphyctions ont à évaluer le déficit du Trésor sacré, la plupart d’entre eux s’expriment en talanta summacika (B. C. H., XXVII, 1903, p. 107, I. 16 et sqq.). Cet exemple est d’autant plus probant que les Amphictyons agissent sur l’invitation du gouverneur de Macédoine, en vertu d’un sénatus-consulte, et, par conséquent, sous le contrôle des Romains. — A Thèbes, il est question aussi d’argurion summacikon dans les comptes d’un hipparque qui semble être de la seconde moitié du iie siècle av. J.-C. — A Orchomène d’Arcadie, sur un acte d’affranchissement, la rançon de l’esclave est encore évaluée de même en drachmes fédérales. La date de ce dernier texte est l’année 70 d’une ère non déterminée. M. Th. Reinach se donne beaucoup de mal pour découvrir, à Orchomène, une ère ignorée dont la 70e année serait antérieure à 146. Il est plus simple, je crois, et plus naturel de reconnaître ici l’ère courante de 146, et je ne vois rien de choquant à admettre qu’à Orchomène d’Arcadie une monnaie fédérale continuât à avoir cours en 76 av. J.-C., comme à Delphes en 117, et à Thèbes vers le même temps.

[41] Un signe extérieur de l’importance nouvelle prise par ce fonctionnaire, c’est qu’on emploie son nom pour désigner l’année : affranchissement de Delphes, où le vendeur est Athénien, en 145 ou très peu de temps après. Dira-t-on que strathgountoV est une erreur du graveur de Delphes ? En tout cas, dans une inscription éphébique d’Athènes, vers 32-51, ou trouve le premier stratège nommé à côté de l’archonte éponyme. Cf. d’ailleurs, dans le Corpus, à propos de cette inscription et de la suivante, les observations faites sur divers signes où se révèle une transformation du gouvernement d’Athènes dans le sens aristocratique.

[42] Bien que nous ayons en entier le nom de l’auteur de la lettre, Q. Fabius Maximus Q. f.. et qu’il soit désigné par le titre de proconsul, on peut hésiter entre quatre personnages, Q. Fabius Maximus Æmilianus, consul en 145, Q. Fabius Maximus Servilianus, consul en 142, Q. Fabius Maximus Allobrogicus, consul en 121, et Q. Fabius Maximus Eburnus, consul en 116. Les deux premiers nous obligeraient à rapporter notre inscription à une date trop rapprochée de 146 pour qu’on puisse déjà regarder comme bien vraisemblables de nouvelles révolutions en Grèce. Il doit donc plutôt s’agir du consul de 121 ou de 116 ; et, comme les troubles de Dymé coïncident avec son proconsulat, ils se placent par conséquent en 120 ou 115.

[43] Cette ère, bien entendu, n’a jamais été obligatoire en Grèce ; mais on la trouve dans un certain nombre d’inscriptions. M. Foucart en a dressé autrefois la liste ; celle-ci a été depuis soumise à une révision. — Même dans les villes qui n’ont jamais fait usage de cette ère (comme Athènes, où l’on continue à désigner les années par le nom des archontes), on en tient cependant un certain compte. Ainsi un catalogue d’archontes en cinq colonnes, dont nous n’avons malheureusement conservé que quelques lignes, prenait, à ce qu’il semble, pour point de départ l’année 140. C’est la date à laquelle avait déjà songé M. Homolle et c’est celle aussi à laquelle aboutissent les calculs de M. Kirchner, tout en apportant des modifications dans la chronologie de cette période. Toutefois, notons-le, le catalogue en question ne porte pas en face du nom des archontes, le chiffre correspondant de l’ère nouvelle.

[44] La fin de la citation contenant une affirmation difficile à défendre, on la supprime généralement pour ne pas infirmer la valeur du début.

[45] Plut., Cim., 2 : (Il vient de parler des concessions faites au bout de peu de temps par les Romains) :— Nous avons déjà relevé, on se le rappelle, d’autres erreurs de Pausanias : cf. note n° 404.

[46] C. I. Gr. Pelop., I, 2 (décret d’Egine en l’honneur de DiodwroV  Hrakleida). M. Fränkel, il est vrai, croit devoir compter les années à partir de 133 ; mais, comme pour l’ère d’Orchomène dont nous parlions précédemment, c’est là une hypothèse imaginée en vue de répondre à une idée préconçue, sans être ni exigée par le contenu même de l’inscription, ni autorisée par aucun autre exemple. Ici encore je préfère donc m’en tenir à l’ère de 146.

[47] B. C. H., XXVII, 1903, p. 119. La lettre du magistrat romain, qui forme la première pièce de ce dossier, est extrêmement mutilée ; mais il en reste assez pour y reconnaître la mention du gouverneur de Macédoine.

[48] La traduction grecque de cette loi avait été gravée à Delphes sur le monument de Paul-Émile. Elle est encore inédite ; mais il y a déjà été fait allusion plusieurs fois dans le Bulletin de Correspondance hellénique (cf., en particulier, XXI, 1891, p. 623).

[49] On peut donc tenir pour assuré que le Q. Fabius Maximus, mentionné dans l’inscription de Dymé, est, lui aussi, gouverneur de Macédoine.

[50] Il pourrait y avoir ici un argument à tirer de la différence des ères, si on était parfaitement sûr du point de départ de celle d’Achaïe. En effet celle de Macédoine, nous l’avons vu, commence en 148 ; celle d’Achaïe, à ce qu’il semble, en 116. Si l’Achaïe avait été rattachée à la Macédoine, elle n’aurait pas adopté une ère particulière.

[51] C’est à propos d’exactions de ce genre que les Grecs se plaignent de Cn. Cornélius Sisenna, gouverneur de Macédoine en 78 (Plut., César, 4), ou de L. Calpurnius Pison, gouverneur en 57-56.