ROME ET LA GRÈCE DE 200 A 146 AVANT JÉSUS-CHRIST

 

TROISIÈME PARTIE — DE LA TROISIÈME GUERRE DE MACÉDOINE À L’ÉTABLISSEMENT DÉFINITIF DE L’HÉGÉMONIE ROMAINE EN GRÈCE

CHAPITRE II — L’HELLÉNISME À ROME APRÈS PYDNA

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I

Le seul examen de la politique extérieure des Romains nous a amenés à admettre chez eux une résurrection du philhellénisme entre 160 environ et l46. Nous allons rechercher maintenant si, en observant l’état des esprits à Rome vers cette époque, nous serons confirmés dans notre première impression. Quand nous avons procédé de même au sujet des périodes antérieures, on se rappelle les résultats auxquels nous sommes parvenus. Pour la Grèce, comme pour les autres pays, nous avons constaté l’existence d’un double danger : d’une part, l’ambition, l’orgueil de la noblesse, qui se croit libre, pendant ses magistratures, de traiter les provinces à sa guise, et qui est assez forte pour assurer à ses membres une impunité presque absolue ; d’antre part, l’avidité des commerçants, petits ou grands, qui veulent exploiter le monde à leur profit, et avec qui le gouvernement est de plus en plus obligé de compter. Seulement, pour ce qui est de la Grèce, elle est capable, nous l’avons vu, grâce à la supériorité de sa civilisation, d’exercer sur les Romains, si les circonstances s’y prêtent, un ascendant particulier. Voilà les principaux éléments susceptibles d’influer sur les rapports des deux peuples, et dont il nous importe par conséquent de suivre les modifications.

Considérons d’abord l’attitude de l’aristocratie envers les provinces. De ce côté il n’y a rien de changé aux procédés en usage entre la deuxième et la troisième guerre de Macédoine : il suffit, pour nous en convaincre, de songer à la guerre d’Espagne. Nous n’avons pas ici, bien entendu, à en retracer l’histoire ; nous prendrons simplement, à titre d’exemple, une des premières années de la campagne. Au début de 151, Rome entretient en Espagne deux armées : elles étaient destinées à réprimer l’une le soulèvement des Lusitaniens, l’autre celui des Celtibères ; mais, avec ces derniers au moins, les hostilités paraissent terminées. En effet, en 152, le consul M. Claudius Marcellus, bon général, a remporté sur eux des avantages importants ; et maintenant, sous les murs de Numance, il vient de conclure avec trois de leurs principales tribus, les Arévaques, les Belles et les Titthiens, une paix honorable moyennant la remise d’otages et le versement d’un tribut, il leur a confirmé leur liberté suivant l’ancien règlement de Tib. Sempronius Gracchus.

A ce moment arrive un nouveau consul, L. Licinius Lucullus. Son prédécesseur ne lui a rien laissé à faire ; mais lui ne l’entend pas ainsi. Il est parti avec l’espoir de s’illustrer à son tour ; ensuite, et surtout, il est pauvre, il veut s’enrichir, et il se persuade que sa province abonde en or et en argent : il lui faut donc sa guerre. Alors, à défaut des Arévaques, il attaque leurs voisins, les Vaccéens : sans provocation de leur part, sans mandat non plus du Sénat, il se jette sur une de leurs cités, Cauca. Eu outre, à l’abus de la force il joint la fourberie. Lorsque les Caucéens lui demandent à quel prix ils peuvent obtenir son amitié, il répond qu’ils doivent lui livrer des otages, 100 talents d’argent, et mettre leur cavalerie à sa disposition. Ces conditions une fois remplies, il réclame encore le droit d’introduire une garnison dans la ville. Les Caucéens y consentent également : c’est ce qu’attendait Lucullus. Sur le champ il envoie chez eux 2.000 hommes, avec ordre de s’emparer des murs ; il fait entrer de la sorte le reste de son armée ; et, à un signal donné par la trompette, commence le massacre général de la population, sans distinction d’âge : sur 20.000 habitants, fort peu parviennent à s’échapper. Après ce bel exploit, Lucullus a l’audace d’offrir à d’autres peuplades de conclure des pactes avec lui ; personne naturellement ne l’écoute ; et, si certaines villes, comme Intercatia, acceptent finalement de traiter, ce n’est pas avec le consul, mais avec un jeune tribun militaire de son armée, Scipion Émilien, dont la parole inspire plus de confiance.

A la tête de l’autre armée, le préteur Serv. Sulpicius Galba ne montre guère plus de scrupules. Tout en possédant une des fortunes les plus considérables de Rome, il surpasse encore Lucullus en avidité, et il ne se joue pas moins indignement des Lusitaniens. En 151, il n’a éprouvé que des revers : au début de 150, il a donc besoin d’une revanche avant de rentrer en Italie ; mais il se garde bien de la chercher dans une bataille. Comme les Lusitaniens manifestent le regret d’avoir rompu la convention passée autrefois par eux avec le préteur Atilius, il les accueille avec bienveillance ; il feint de regarder leur misère et la stérilité de leur pays comme la seule cause de leur révolte ; et il leur offre, s’ils rentrent dans l’amitié de Rome, de les établir sur de bonnes terres, en les partageant en trois clans. Les Lusitaniens acceptent : Galba leur désigne trois emplacements distincts, où ils attendront ses dernières instructions. Ces précautions prises, il se rend auprès des groupes : il l’invite, puisque la paix est rétablie, à déposer ses armes ; puis, quand les malheureux sont hors d’état de se défendre, il les enferme dans un retranchement, et lance sur eux ses soldats. La même manœuvre se renouvelle pour les autres Lusitaniens avant qu’ils aient pu apprendre le sort de leurs compatriotes ; il en périt ainsi 7.000 d’après l’estimation la plus modérée, celle de Valère-Maxime, 30.000 d’après Suétone ; d’autres sont réduits en esclavage.

Ces deux épisodes sont empruntés à la guerre d’Espagne. Mais il serait aisé de relever, dans d’autres régions, des faits tout aussi regrettables. Par exemple, en 143, Ap. Claudius Pulcher, nommé au consulat, reçoit comme province l’Italie au lieu de l’Espagne qu’il désirait ; il n’a là à résoudre que des questions d’administration civile, et il s’en soucie fort peu. Alors, comme on le charge de régler un différend survenu entre deux peuplades gauloises de la vallée de la Doire Baltée au sujet de l’eau nécessaire pour le lavage de l’or, d’une mission conciliatrice il s’attache à faire sortir une guerre : en maltraitant sans motif les Salasses, il les oblige à se défendre ; et de la sorte il trouve le moyen de piller une contrée où il y a de l’or, et de se poser en général victorieux. Voilà bien la tendance signalée par Appien chez plus d’un Romain de cette époque : on recherche les commandements, non dans l’intérêt de l’Etat, mais par amour de la gloire, ou par cupidité, ou pour l’honneur du triomphe. Les provinces, dans ces conditions, n’ont pas à attendre de leurs gouverneurs plus de ménagements que par le passé.

Elles ne doivent pas se flatter davantage d’obtenir justice à Rome. En effet Lucullus, après avoir attaqué les Vaccéens sans ordre et violé à leur égard toutes les lois de la guerre, n’est seulement pas inquiété.

Pour Galba, il n’échappe pas à une mise en accusation ; mais son procès, par son issue dérisoire, rappelle ceux des préteurs d’Espagne en 171, ou de M. Popilius Lænas en 173. Au début, on paraît décidé à mener sérieusement les poursuites : un tribun du peuple L. Scribonius Libo propose une loi visant à rendre leur liberté aux Lusitaniens vendus comme esclaves en Gaule ; il est soutenu par L. Cornelius Cethegus, et surtout par le vieux Caton qui, malgré ses quatre-vingts ans, apporte encore dans cette cause son ardeur habituelle. En vain Galba pour sa défense allègue-t-il, dans trois discours, qu’il n’a fait que prévenir les attaques et la trahison des Lusitaniens ; il ne rencontre guère de créance. La motion de Libon semble donc ; près d’être adoptée, et elle va entraîner, avec les réparations accordées aux victimes, la condamnation du préteur.

Mais l’indignation des Romains, en matière de mauvais traitements infligés à des étrangers, n’est jamais de longue durée ; et la noblesse, en particulier, désire sauver un de ses membres. Alors Q. Fulvius Nobilior, qui vient d’être, en 153, gouverneur d’une des provinces d’Espagne, prend la défense de Galba.[1] D’ailleurs celui-ci est riche : il a le moyen de semer l’or parmi ses juges. Il est de plus avocat habile, et sait manier le pathétique : il fait venir ses deux enfants, encore vêtus de la robe prétexte, et, comme s’il les voyait déjà orphelins, il les confie en pleurant à la tutelle du peuple romain ; il prend aussi avec lui son jeune pupille, le fils de C. Sulpicius Gallus, mort récemment et dont le nom est resté populaire ; il l’élève sur ses épaules pour mieux le montrer à la foule.[2] Bref on s’attendrit ; et, comme beaucoup de gens au fond désirent son acquittement, les juges en profitent pour l’absoudre.

Quant à Claudius, on lui refuse bien le triomphe ; mais il ne tient aucun compte de cette défense. Il ne se contente même pas, comme d’autres avant lui l’ont fait en pareil cas, d’une cérémonie sur le mont Albain : il prétend triompher à Rome, au Capitole ; et il y parvient. Les tribuns ont beau s’y opposer, et menacer de l’arracher de son char par la force ; sa fille, qui est Vestale, le couvre de sa protection, et on finit par voir là un trait merveilleux à la fois de ténacité chez le père, et de piété filiale chez la Vestale.

On devine dès lors combien devaient être rares à Rome les condamnations prononcées contre des gouverneurs. Si on en rencontre quelques-unes en 154, le fait est tout exceptionnel. Au reste, le souvenir des procès de ce genre n’entrave en rien la carrière des hommes qui les ont encourus : Serv. Sulpicius Galba, dont nous citions tout à l’heure la conduite en Lusitanie pendant sa prêture de 151, devient consul en 144. D’autres parviennent à la censure : c’est le cas, en 154, pour C. Cassius Longinus qui, mécontent, lors de son consulat de 171, d’avoir la Gaule pour province, était allé rançonner des tribus paisibles d’Illyrie, et, en 147, pour L. Cornélius Lentulus Lupus, convaincu antérieurement de malversations.

Ici cependant il convient de noter une mesure dont les sujets de Rome pouvaient espérer quelque profit. En 149, le tribun L. Calpurnius Pison fait adopter l’institution d’un jury permanent en matière de concussion. On voit l’avantage qui en résultait pour les provinces : jadis, en pareil cas, il leur fallait demander au Sénat l’autorisation de poursuivre leurs gouverneurs ; l’obtenaient-elles, il s’agissait chaque fois d’une procédure extraordinaire, et l’accusé avait toujours la ressource d’en appeler au peuple. Maintenant une commission fixe est constamment prête à instruire ces sortes d’affaires ; sa sentence est irrévocable, et sans doute elle sera moins sensible aux scènes de mélodrames, comme celles qu’imagine Galba. L’innovation, dans la pensée de son auteur, répondait donc bien au désir de protéger les alliés et les amis de Rome. Malheureusement, dans un procès entre un haut magistrat et des étrangers, il aurait fallu trouver des juges impartiaux ; or ces juges sont des sénateurs. Médiocre garantie ; car non seulement, dans la pensée qu’un jour ou l’autre ils ont tous chance de se trouver à la tête d’une province, ils sont, par intérêt, disposés à user entre eux de la plus grande indulgence ; mais, de plus, quelle confiance peut-on avoir dans leur sentiment de l’honneur, quand on voit, à peu de temps de là, la façon dont ils résolvent l’affaire de Mancinus et des Numantins ?

En 137, toujours dans la guerre d’Espagne, le consul C. Hostilius Mancinus s’est laissé acculer dans une position si fâcheuse que, pour sauver ses soldats, il en a été réduit à conclure une paix très favorable à l’ennemi. Les Numantins, instruits par l’expérience à se défier des Romains, ont pris la précaution de faire jurer le pacte par tous les hauts officiers, et en particulier par le questeur de l’armée, Tib. Gracchus ; mais il restait à en obtenir à Rome la ratification. Le Sénat s’y oppose. Comme jadis envers les Samnites après la défaite des Fourches Caudines, il ne se croit pas lié envers les Espagnols par la parole des hommes qu’il a mis à la tête de ses armées : la bonne foi évidemment lui importe peu vis-à-vis des étrangers. Ce n’est pas tout. Du moment où il rejette la responsabilité du traité sur ceux qui l’ont signé, il devrait frapper le corps entier des officiers. Or, sur son ordre, Mancinus seul est livré aux Numantins par le chef des féciaux ? Gracchus au contraire, qui, aux yeux des Numantins, était le garant véritable de la convention, est épargné grâce à ses relations, et surtout à sa parenté avec Scipion Émilien ; il sauve avec lui les autres officiers ; et apparemment, si Mancinus avait tenu, lui aussi, à la haute aristocratie, les Numantins n’auraient même pas obtenu l’apparence d’une satisfaction.

Etant donné cet état d’esprit, la loi de Calpurnius devait fatalement manquer son but. Par la suite, d’autres tentatives analogues seront faites en assez grand nombre ; mais, que les jugements soient entre les mains des sénateurs ou des chevaliers, elles n’auront pas plus de succès ; et, au milieu du ier siècle, Cicéron sera encore obligé de le constater. « On passe, dit-il, par dessus les lois et les tribunaux pour piller, pour rançonner les alliés ; désormais toute notre force est dans la faiblesse des autres, non dans notre propre vertu. » Bref, en dépit d’un effort méritoire pour les protéger, les provinces continuent — et elles continueront tant que durera la République — à souffrir beaucoup de l’avidité de leurs gouverneurs.

D’un autre côté, les opérations des trafiquants ou des grandes des compagnies de commerce ne leur font guère courir moins de risques. Nous avons déjà à diverses reprises indiqué ce genre de danger ; nous nous bornerons donc ici à examiner si le monde des affaires conserve toujours à Rome autant de crédit, et si nous continuons à trouver du côté de l’Orient des traces de son activité. Sur le premier point, il est aisé de nous rendre compte de la puissance persistante, et même croissante, des financiers. Par exemple, en 169, nous avons vu les censeurs C. Claudius Pulcher et Tib. Sempronius Gracchus entrer en lutte avec les publicains pour réprimer les abus commis dans les adjudications au détriment du Trésor : mal leur en a pris ; ils ont failli être condamnés par le peuple. Aussi, en 164, leurs successeurs, Paul-Émile et Q. Marcius Philippus, se montrent-ils beaucoup plus réservés : d’un commun accord ils se contentent d’exclure du Sénat trois personnages obscurs, et ils mettent une modération semblable dans la revue des chevaliers, c’est-à-dire de l’ordre où les publicains tendent de plus en plus à prendre une place prépondérante.

On se rappelle aussi la tentative infructueuse faite en 173 pour rendre au domaine public les terres de Campanie indûment accaparées par leurs fermiers. La question est soulevée de nouveau en 162 : le Sénat, qui veut en finir, autorise le préteur urbain P. Cornélius Lentulus à rembourser les détenteurs actuels. Lentulus agit avec beaucoup de précaution : il prend autant de soin des intérêts des particuliers que de ceux de l’Etat. Il était impossible, semble-t-il, de pousser plus loin la complaisance. Cependant tout le monde ne se soumet pas : si la plupart des possesseurs consentent à se laisser exproprier et abandonnent au préteur le soin de fixer leur indemnité, d’autres opposent à ses offres un refus absolu. La seule raison qu’ils en donnent, c’est que, dans tous leurs domaines, il n’en est pas dont ils soient plus satisfaits. Leur entêtement n’en obtient pas moins gain de cause. Evidemment il s’agissait là de capitalistes influents : l’Etat, qui pouvait purement et simplement leur reprendre son bien, n’ose même pas les forcer à le vendre.

Un peu plus tard, une autre mesure nous révèle encore leur pouvoir : Rome interdit aux nations transalpines la culture de l’olivier et de la vigne. Ce renseignement nous est donné par Cicéron, dans sa République, sans indication de date ; mais, comme il le place dans la bouche de Scipion Émilien, de toute nécessité il faut voir là une des clauses imposées aux Oxybiens et aux Déciates de la Ligurie après la campagne de 154.[3] Elle représente le bénéfice que Rome tire pour elle-même de cette guerre ; et naturellement elle a été réclamée par les gens à qui elle doit profiter, les grands propriétaires de domaines et les gros marchands italiens, c’est-à-dire toujours les capitalistes.

Enfin veut-on un exemple de l’aisance avec laquelle au besoin ils savent se tirer d’un procès épineux ? Une de leurs compagnies affermait l’entreprise de l’extraction de la poix dans le Bruttium. Vers 138 (Cicéron ne garantit pas la date ; en tout cas, entre 142 et 138, sous la censure de Scipion Émilien et de L. Mummius) de véritables massacres sont commis de ce côté : des citoyens de distinction, entre autres, sont assassinés ; les soupçons se portent sur le personnel des esclaves, et même sur des hommes libres attachés au service de la compagnie. Comme l’affaire paraît toucher à la politique, le Sénat, par exception, en défère l’instruction et le jugement aux consuls. La situation était grave ; néanmoins les publicains trouvent de suite, pour les défendre, un des hommes les plus estimés de Rome, Lælius. Leur innocence était sans doute assez difficile à établir ; car Lælius, malgré l’autorité de son nom, malgré son habileté et son zèle habituels, prononce deux discours en leur faveur sans aboutir à autre chose qu’à deux ajournements successifs. Mais il lui vient alors une inspiration : désespérant de sauver lui-même ses clients, il leur recommande un autre avocat, Serv. Sulpicius Galba, qui, lui, ne s’embarrasse pas de scrupules dans le choix des moyens de défense, et dont les qualités de véhémence et de passion produisent beaucoup d’effet. Galba se charge donc de la dernière plaidoirie. Il n’a qu’un jour pour étudier la cause ; peu importe. Il parle avec force, avec gravité ; il multiplie les plaintes touchantes ; il use largement du pathétique ; et les publicains sont déchargés des poursuites aux applaudissements de l’assistance. Déjà, en 150, après sa préture d’Espagne, Galba avait obtenu son propre acquittement par des procédés analogues ; seulement, dans les deux cas, son succès paraît dû moins à l’excellence de ses arguments qu’à son habileté oratoire et à la bonne volonté de ses juges.

Ces quelques faits, par leur diversité même, suffisent à nous montrer le crédit dont les financiers jouissent à Rome. Au reste, nous sommes tout près du jour où ils vont constituer officiellement dans l’Etat un ordre privilégié à côté de l’ordre sénatorial. A l’origine, on désignait sous le nom de chevaliers les membres de la première classe, qui, à la possession du cens le plus élevé, joignaient l’honneur de figurer dans la cavalerie légionnaire ; mais peu à peu, au moins dans la langue usuelle, le terme s’est étendu sans distinction aux citoyens ayant la fortune requise pour servir dans la cavalerie. Ainsi défini, il comprend la plupart des grands spéculateurs ; et, le nombre de ceux-ci allant toujours croissant, on en viendra à ne plus penser qu’à eux en parlant des chevaliers.[4]

Comme l’aristocratie de naissance, ils aspirent à avoir leurs prérogatives, leurs insignes particuliers. Jadis les nobles ont réclamé pour eux le droit de porter l’anneau d’or réservé au début aux ambassadeurs et aux triomphateurs ; ils ont voulu avoir leurs places au théâtre. Maintenant les chevaliers manifestent les mêmes prétentions : au temps des Gracques, tous indifféremment, cavaliers ou spéculateurs, adopteront l’anneau d’or ; ils revêtiront une tunique bordée d’un rang de pourpre, un peu plus étroit seulement que celui de la tunique des sénateurs ; et, au théâtre, ils auront à leur disposition les quatorze premiers gradins, immédiatement au-dessus de l’orchestre occupé par les sénateurs.[5] Puis C. Gracchus leur accordera deux avantages d’une importance capitale, la ferme des impôts en Asie et les fonctions judiciaires. Sans doute ces mesures sont un peu postérieures à l’époque que nous considérons ici ; mais, pour qu’en 123-122, date du tribunat de C. Gracchus, les publicains arrivent à s’élever ainsi au-dessus même du Sénat, il faut bien que leur pouvoir ait déjà été des plus considérables en 146.

Puisque toute leur force repose sur leur fortune, ils doivent naturellement chercher à l’accroître sans cesse ; or les provinces offrent le champ le plus commode à leurs spéculations. La Grèce, on le pense bien, n’y échappe pas plus que les autres pays. Par exemple, en Macédoine, d’après la constitution de 167, les échanges sont absolument prohibés entre les quatre cantons ; le commerce même du sel est soumis à une réglementation très sévère. Rien de plus favorable à l’activité des negotiatores. A défaut de documents précis à cet égard, qu’on songe à la situation de la Gaule sous le gouvernement de Fonteius (78-75) : « La Gaule, dit Cicéron, regorge de trafiquants ; elle est remplie de citoyens romains ; pas un Gaulois ne traite la moindre affaire sans leur intermédiaire ; pas une pièce d’argent, en Gaule, ne circule sans être portée sur leurs livres. » Tel a dû être, toutes proportions gardées, l’état de la Macédoine après Pydna. Un détail d’ailleurs nous montre l’influence des capitalistes dans cette région. En 167, sous l’inspiration de Caton et par crainte des publicains, le Sénat avait décidé de ne laisser ouvertes dans l’ancien royaume de Persée que les mines de fer et de cuivre, et de fermer, pour les Romains comme pour les indigènes, celles d’or et d’argent ; or, en 158, la défense est levée. Les publicains n’ont donc pas tardé à triompher des sages résistances du parti de Caton ; et de suite ils usent largement de la liberté qu’on leur abandonne : car il nous est parvenu un grand nombre de monnaies d’argent frappées de 158 à 146 dans le canton d’Amphipolis, celui précisément où se trouvaient les mines.[6]

En Grèce les financiers romains se heurtent à l’existence de deux places de commerce importantes, Corinthe et Rhodes. A l’époque où nous sommes, ils n’ont pas de griefs plausibles à invoquer contre Corinthe ; mais, nous l’avons vu, dès 167 le Sénat a profité de l’existence à Rhodes d’un parti macédonien, de ses menées en faveur de Persée, et d’une démarche maladroite où il s’est laissé entraîner, pour frapper durement cette ville : il n’est pas allé jusqu’à lui déclarer la guerre, bien que la proposition en ait été soumise au peuple ; mais il lui a enlevé plusieurs de ses possessions de la terre ferme, il a réglementé son port, et surtout il a exonéré de tous droits celui de Délos. On reconnaît là la main des publicains, acharnés à abaisser une rivale qui les gêne. Pour Rhodes, les résultats de ces mesures se font immédiatement sentir : le revenu de ses douanes tombe d’un million de drachmes, chiffre normal auparavant, à 150.000 drachmes. La colère des Romains, suivant l’expression de son ambassadeur, l’a frappée au cœur. Une autre preuve d’ailleurs de sa décadence, c’est que, peu après, elle consent à recevoir d’Eumène 280.000 mesures de blé, dont la valeur doit servir à lui constituer une rente destinée à payer chez elle les dépenses de l’instruction publique.

Quant à Délos au contraire, désormais elle tend à prendre une importance toujours plus grande : à l’époque de Mithridate, elle sera en Grèce la place de commerce par excellence, l’opulent entrepôt des marchandises et des produits de l’Orient. Mais, déjà avant 146, Strabon atteste sa prospérité et le rôle prépondérant que les Romains y jouent : « Délos, dit-il, était célèbre quand la ruine de Corinthe augmenta encore son importance. Les commerçants s’y transportèrent alors, attirés par l’exemption d’impôts dont jouissait le sanctuaire, par l’heureuse situation du port, centre commode d’échanges pour les vaisseaux de l’Italie, de la Grèce et de l’Asie, et aussi par le marché de sa fête annuelle. Mais les Romains avaient pris l’habitude d’y venir plus que tout autre peuple, même avant la chute de Corinthe. »

Les fouilles entreprises à Délos ont pleinement confirmé cette assertion du géographe. En effet de même que, pour les périodes précédentes, les inscriptions nous y révélaient la présence de Romains ou d’Italiens,[7] elles nous en font connaître d’autres de 167 à 146. A ce moment, les uns se contentent d’aller et de venir, comme ce TrebioV LoisioV, dont le nom se lit sur plusieurs anses d’amphores en Sicile, mais qui, en même temps, a un compte courant avec le temple d’Apollon Délien sous l’archontat de Poseidonios, en 162, et qui, un peu plus tard, consacre une offrande dans le temple de Sarapis. D’autres sont établis dans l’île à demeure, comme PoplioV AimulioV Markou, oikwn en Dhlwi, qui sert de caution dans des baux passés par les administrateurs du temple sous Anthestérios et Callistratos (157-156), et dont nous connaissons la descendance à Délos pendant quatre générations.[8] Ce dernier groupe s’accroît rapidement ; car on ne tarde pas à voir apparaître des corporations d’Ermaistai et de Kompetaliastai, fondées évidemment sur le modèle des collèges romains de Mercuriales : à une date qui ne doit pas être bien éloignée de 146, ils consacrent une statue à Mercure et à Maia ; ils font aussi les frais d’un petit temple en l’honneur des mêmes divinités ; et, vers 130, ils élèveront, comme lieu de leurs réunions, un grand édifice dans lapins belle situation de Délos, entre le sanctuaire d’Apollon et le lac Sacré.[9]

Les trafiquants romains avaient-ils aussi, dès cette époque, des comptoirs dans le reste du monde grec ? la chose demeure car, parmi les inscriptions assez nombreuses ou ils sont mentionnés sous les noms de negotiatores italici ou romani, d’ergazomenoi, de pragmateuomenoi, etc., aucune ne remonte au delà du ier siècle. En tout cas, nous avons constaté leur présence et leur activité en Macédoine et à Délos ; et, d’après leurs procédés habituels, nous ne pouvons guère douter qu’ils n’aient travaillé à augmenter leurs bénéfices par tous les moyens possibles. Est-il nécessaire de rappeler leurs façons d’agir ? dès que la piraterie va s’organiser en Cilicie, ils s’entendront avec les corsaires, et, sur le marché de Délos, ils achèteront et vendront les esclaves par dizaines de mille en un jour ; quand l’Asie sera érigée en province, ils s’approprieront par la force les revenus de deux lacs dépendant du temple d’Ephèse ; en vain les censeurs leur défendront-ils de toucher aux propriétés sacrées, ils susciteront des chicanes à propos des héros honorés d’un sanctuaire, comme Trophonios à Livadie ou Amphiaraos à Oropos ; et, malgré la légende devenue officielle de l’origine troyenne de Rome, ils ne craindront pas de soumettre à un impôt la ville et le temple d’Ilion. Il n’y a donc à attendre de leur part ni scrupule humanitaire, ni crainte des dieux, ni respect pour quoi que ce soit. Leur cupidité sera peut-être encore tenue en bride quelque temps par le Sénat ; mais sûrement les considérations de philhellénisme n’auront aucune prise sur eux.

Ce qui augmente étrangement le danger, c’est que désormais beaucoup de gens à Rome sont intéressés dans leurs opérations. Cicéron, au livre IV de sa République, fait dire assez dédaigneusement à Scipion Émilien que le même peuple ne doit pas être à la fois le maître et le courtier de l’univers. On admet volontiers que telle était en effet l’opinion de Scipion ;[10] mais elle n’était pas, à beaucoup près, partagée par tous ses compatriotes. A cet égard, le discours de Cicéron pour la loi Manilia est des plus instructifs. Là, on le sait, il s’agit de faire décerner à Pompée le commandement de la guerre contre Mithridate et Tigrane avec des pouvoirs extraordinaires, sous prétexte que le successeur de Lucullus, M. Acilius Glabrio, a perdu la confiance des soldats. Cicéron, pour appuyer la proposition de Manilius, met d’abord en avant la gloire de Rome, qui ne peut se laisser braver par des rois barbares, et le salut des alliés, dont le sort dépend du succès de la campagne ; mais il développe ensuite des arguments d’un autre ordre. « Il y va, dit-il, dans la circonstance, de la fortune d’un grand nombre de citoyens car non seulement les publicains, hommes si honorables et d’un rang si élevé, ont leurs spéculations et leurs capitaux engagés de ce côté ; de plus, en dehors d’eux, force gens actifs et industrieux ou bien trafiquent directement en Asie, ou bien y ont placé des sommes considérables, tant pour eux que parmi leurs familles. Dès lors le crédit du marché de Rome est en étroite solidarité avec celui des bourses d’Asie ; celles-ci ne peuvent pas sombrer sans qu’il soit ébranlé et renversé du même coup. Il n’y a donc pas à hésiter ; il faut donner toute notre attention à une guerre où il s’agit de défendre, avec la République, la gloire du nom romain, le salut des alliés, la source la plus abondante des revenus publics et la plupart des fortunes privées. » Bref, à ce moment, en 67, tant de Romains participent aux opérations des financiers qu’une guerre malheureuse en Asie entraînerait dans la capitale un véritable désastre.

J’ai cité cet exemple, malgré sa date relativement récente, parce qu’il est plus frappant qu’aucun autre. Je ne prétends pas en conclure, bien entendu, que le goût de la spéculation n’ait pas continué à se développer à Rome entre 146 et 67 ; mais il existait déjà vers le milieu du iie siècle. Là-dessus nous avons le témoignage formel de Polybe : « Il y a, écrit-il dans son étude sur la constitution romaine, une foule de choses en Italie qui sont affermées par les censeurs, l’entretien ou l’entreprise des constructions publiques, si abondantes qu’il serait difficile d’en faire l’énumération, et aussi la levée des impôts sur les rivières, les ports, les jardins, les mines, les pâturages, en un mot sur tout ce qui est tombé sous l’hégémonie de Rome. Tout cela est livré à l’exploitation du peuple, et il n’est personne, pour ainsi dire, ou à peu près, qui ne se trouve mêlé à ces adjudications et aux opérations qui en résultent. Les uns passent des baux directement avec les censeurs ; d’autres s’associent aux premiers ; d’autres se portent caution pour eux ; d’attires, sans être en nom, mettent leur fortune dans les fermes de l’Etat. » On voit l’importance de ce passage ; il en résulte que, dès le temps de Polybe, les adjudications sont déjà la base d’un trafic d’argent organisé sur une vaste échelle ; et naturellement nombre de gens ne demandent qu’à l’augmenter en créant le plus possible de provinces.

Au premier abord, les grands financiers, groupés en compagnies, apparaissent seuls comme intermédiaires entre le Trésor et les contribuables : mais, sous leurs ordres, ils ont, pour effectuer la perception des impôts, une armée de citoyens de condition inférieure ou même d’affranchis qu’ils intéressent quelque peu à leurs bénéfices ; puis, et c’est là le plus grave, avec leurs capitaux ils se chargent de faire fructifier ceux que le public leur confie. Constituant à la fois des banques et des compagnies de commerce, organisant des entreprises de tous genres, ils émettent des sortes d’actions, dont le cours naturellement varie suivant les circonstances, mais toujours très recherchées, en particulier par les nobles qui trouvent ce moyen commode pour tourner la loi Claudia.[11] Dès lors, du moment que leurs spéculations font le jeu de tant de Romains, et parmi les petites gens et parmi l’aristocratie, ils sont sûrs de rencontrer au besoin, dans le peuple et dans le Sénat, beaucoup de complaisance. Il y a là une connivence redoutable pour tous les peuples étrangers.

En résumé, du côté des financiers comme du côté des hauts magistrats, la situation ne paraît pas meilleure vers 146 que vers 167. Mais, d’autre part, nous devons aussi nous demander si, en dépit de la résistance du parti conservateur, la Grèce n’a pas su depuis 167 reconquérir à Rome sur bien des esprits l’influence qu’elle exerçait au temps de Flamininus, et s’il n’y a pas là de nouveau un contrepoids capable de balancer les dispositions fâcheuses que nous avons constatées tout d’abord.

A priori la chose est fort vraisemblable. En effet c’est une loi, fatale en quelque sorte que, du moment où deux peuples de civilisation inégale se trouvent en présence, le plus avancé exerce sur l’autre un attrait irrésistible ; l’esprit national peut tenter de réagir contre l’enthousiasme excessif de la première heure, comme il est arrivé au temps de Caton ; ses efforts, si naturels qu’ils soient, ont peu de chance de triompher. Songeons d’ailleurs à ce qui se passe dans d’autres pays, précisément à l’époque où nous sommes. Avant le débit du iie siècle, la Cappadoce était à peu près barbare ; à partir de l’intervention des Romains en Orient, elle se voit obligée de prendre parti dans les luttes dont l’Asie Mineure devient le théâtre, et ainsi d’entrer en relations suivies avec les peuples grecs de la côte. Le résultat ne se fait pas attendre : Ariarathe V (qui monte sur le trône en 163) a reçu une éducation grecque ; il montre beaucoup de goût pour la philosophie ; et grâce à lui la cour de Cappadoce, où l’hellénisme avait été longtemps ignoré, devient un centre intellectuel.[12] Sur ce point, son rival Oropherne partage ses goûts : pendant la courte durée de son règne, il arrive à introduire en Cappadoce, contrairement aux usages du pays, la corruption élégante de l’Ionie où il a été élevé. L’hellénisme triomphe également à l’autre extrémité de la Méditerranée. Ainsi à Carthage, si jadis dans le dessein de mettre obstacle aux tentatives de trahison, on avait interdit par décret l’étude de la littérature et de la langue grecque, dès la fin du iiie siècle cette vieille prescription était bien tombée en désuétude, puisque Hannibal se trouva capable d’écrire en grec plusieurs ouvrages historiques, entre autres un récit, dédié aux Rhodiens, de la campagne de Cn. Manlius Vulso en Asie. D’ailleurs comment sans cela Térence, malgré l’extrême brièveté de sa carrière, aurait-il pu s’assimiler avec tant de facilité les modèles de la comédie attique ? et comment aussi expliquer que Carnéade ait précisément trouvé chez un homme de cette nation, un certain Hasdrubal, son meilleur élève, celui qui devait devenir son successeur sous le nom de Clitomaque ?

Chez les Numides mêmes, voici, d’après les mémoires du roi Ptolémée VII Evergète II, la description d’un repas à la cour de Massinissa : « Le dîner était préparé à la romaine, et présenté entièrement dans de la vaisselle d’argent. Pour le second service, les tables étaient disposées suivant les habitudes italiennes, avec toutes petites corbeilles d’or faites sur le modèle des corbeilles tressées en jonc. Il y avait en outre des musiciens grecs. » On le voit, Massinissa ne se contente pas de prendre modèle sur les Romains, ses amis : il fait appel aussi aux arts de la Grèce. Quant à ses fils, l’un, Manastabal, nous dit-on, est familier avec la littérature grecque ; l’autre, Micipsa, une fois monté sur le trône, attire une foule de Grecs instruits dans sa capitale de Cirta : il les admet dans son intimité ; et jusqu’à sa mort il témoigne beaucoup d’intérêt à leurs divers ordres d’études, à la philosophie en particulier.

Si la culture grecque remporte alors de tels succès en Cappadoce ou en Afrique, à plus forte raison doit-il en être de même à Rome, dont les relations avec la Grèce, fort anciennes déjà, continuent d’une façon plus suivie et plus active que jamais. En effet mille causes multiplient les occasions de contact entre les doux peuples. D’abord beaucoup de Romains ont à se rendre en Grèce ; car, si l’usage ne s’est pas encore établi, pour toute la jeunesse intelligente, d’aller terminer ses études dans les écoles d’Athènes, de Rhodes ou de Pergame, les trafiquants et les spéculateurs augmentent sans cesse, nous l’avons vu, le cercle de leurs affaires en Orient ; les généraux et les ambassadeurs ont de leur côté maintes missions à y remplir ; et, parmi eux, plus d’un certainement rapporte de ses voyages une impression vive et persistante. Veut-on une preuve du charme qu’ils éprouvent à vivre en pays hellénique ? dans un décret d’Athènes rendu en l’honneur d’un agonothète des Théseia, sous l’archontat de Phædrias (entre 153 et 150), il est question d’un édifice appelé « le portique du Romain ». Pour qu’il ne soit pas désigné d’une façon plus précise par le nom de son fondateur, il faut évidemment que celui-ci n’ait pas été un personnage de marque ; mais le fait n’en est que plus significatif. Les Romains de passage à Athènes ne se bornent donc plus maintenant à déposer des offrandes sur l’Acropole : ils construisent de véritables monuments. Nous voilà loin du temps où le plus philhellène d’entre eux, Paul-Émile, n’arrivait pas à surmonter l’impression fâcheuse que lui causaient les vilains côtés du caractère grec.

Mais surtout ce sont les Grecs qui abondent en Italie. D’une part leurs ambassades se multiplient à mesure que le protectorat de Rome se fait sentir davantage : elles ont à présenter au Sénat des compliments ou des condoléances, des justifications ou des requêtes ; et comme, à leur tête, se trouvent naturellement des gens habiles à manier la parole, philosophes, rhéteurs ou grammairiens, ces hommes, moitié par goût naturel, moitié par politique, font volontiers montre de leurs talents, en donnant des sortes de conférences publiques où l’aristocratie ne dédaigne pas d’assister.[13] D’autre part, des princes grecs passent leur jeunesse à Rome, tantôt réclamés par le Sénat à titre d’otages, comme Démétrius, le frère de Persée, ou Démétrius, le fils de Seleucus IV Philopator, tantôt, comme le jeune Charops, envoyés spontanément par leur famille, pour acquérir une instruction et nouer des amitiés dont ils profiteront plus tard. Sans doute sur ceux-là Rome s’efforce de prendre le plus d’ascendant possible ; mais ils ne sont peut-être pas de leur coté sans faire pénétrer quelque peu les habitudes grecques dans les familles où ils fréquentent. Nous en dirons autant de cette multitude de gens qu’on oblige après Pydna à se fixer en Italie : coup sur coup, toute la noblesse macédonienne et épirote, plus de mille Achéens, et, d’une façon générale, les principaux chefs de l’opposition sont répartis dans les diverses villes du Latium ; une telle immigration n’a pas dû rester sans effet sur la population indigène.

Ce n’est pas tout : en dehors des Grecs passant en Italie pour y remplir les missions dont les ont chargés leurs villes ou leurs rois ou pour obéir aux sommations de leurs vainqueurs, combien aussi n’y en a-t-il pas qui s’expatrient volontairement dans l’espoir de tirer à l’étranger de plus beaux bénéfices de leur profession ! Les précepteurs, entre autres, y sont légion ; témoin, aussitôt après 167, la réponse de Polybe à Scipion Émilien, au moment où celui-ci recherche son amitié : « Pour ce qui est des études auxquelles, ton frère et toi, vous vous livrez avec tant d’ardeur et de zèle, vous ne manquerez pas de maîtres capables de travailler avec vous ; car j’en vois aujourd’hui affluer de Grèce en grand nombre. » Les artistes, sculpteurs, peintres, architectes, acteurs, athlètes mêmes sont également recherchés ; à côté d’eux, les médecins et les charlatans,[14] les prêtres et les devins de toutes sortes trouvent des clients ou des adeptes : d’autres, sans métier bien défini, se font parasites, et, au prix de mille rebuffades, parviennent à prendre pied dans les maisons des riches.[15] Puis ce sont, dans les grands ports de mer, les marchands qui apportent les produits de l’Orient plus demandés de jour en jour : Ostie, Pouzzoles, Brindes deviennent de la sorte des villes aussi grecques que romaines. Enfin les esclaves, importés en masse d’Asie Mineure et de Syrie, introduisent jusque dans la plèbe la connaissance des usages helléniques. Dans de telles conditions, il paraît impossible que, du haut en bas de la société, la Grèce n’ait pas continué à exercer son action sur les mœurs, sur les idées, en un mot, sur la civilisation des Romains.

 

II

Nous avons signalé précédemment, comme une des marques les plus manifestes de cette action, l’envahissement du luxe et la passion croissante pour les jouissances étrangères à l’ancienne discipline. A partir de 167, le mal ne s’atténue pas ; loin de là. Ainsi Polybe se montre très frappé des progrès de la corruption à Rome après Pydna. Les jeunes gens, dit-il, s’adonnent à l’amour les uns des mignons, les autres des courtisanes ; beaucoup ne rêvent plus que concerts, banquets et folles dépenses, toutes choses dont, au cours de la guerre contre Persée, ils ont rapidement dérobé le goût aux Grecs. Au milieu d’eux, la tempérance de Scipion Émilien est donc une exception, et, en quelques années, elle suffira à attirer sur lui l’attention universelle.[16] L’historien latin L. Calpurnius Pison ne diffère pas beaucoup d’opinion avec Polybe : il date la ruine des mœurs de la censure de M. Valerius Messalla et de C. Cassius Longinus, en 154 ; et on se rappelle aussi les plaintes de Caton sur la décadence d’un Etat où de jolis esclaves se vendent plus cher que des terres, et des tonneaux de salaison à un prix plus élevé que des conducteurs d’attelages. Malgré la rareté des documents de cet ordre dans les auteurs anciens, il n’est pas difficile de confirmer ces considérations générales par quelques faits particuliers.

Par exemple, le luxe, remarque Polybe, pénètre alors dans la vie publique comme dans la vie privée. Nous en trouvons la preuve dans la magnificence qu’on déploie de plus en plus pour les spectacles. Sans doute, dès 186, les jeux offerts par M. Fulvius Nobilior à l’occasion de ses victoires en Etolie avaient déjà présenté un éclat fort remarquable ; beaucoup d’artistes dramatiques étaient venus de Grèce en son honneur ; un combat d’athlètes avait été donné pour la première fois à home ; et il y avait en enfin une chasse de lions et de panthères. Mais une pareille pompe était en dehors des usages de l’époque : Tite-Live le note bien à propos de Fulvius ; et d’ailleurs en 169, incidemment, il constate que la mode ne s’est pas encore établie de remplir le cirque de bêtes amenées de tous les pays. On recherche plutôt la variété des spectacles : les courses de chars et les exercices d’équitation réunis ne durent pas plus d’une heure ; puis les jeunes gens organisent des divertissements qui tiennent à la fois de l’art militaire et de celui des gladiateurs. Bien mieux, le Sénat a formellement défendu l’importation des animaux féroces d’Afrique en Italie. Mais, en 170, le tribun du peuple Cn. Aufidius propose et obtient l’abrogation du sénatus-consulte. Aussitôt, à la fin de 169, Scipion Nasica et P. Lentulus, pendant leur édilité, font paraître dans le cirque 63 fauves et 40 ours ou éléphants ; puis, peu à peu, on va voir s’élever le nombre de ces animaux à 150 avec Scaurus, à 410 avec Pompée, à 420 avec Auguste, pour une seule représentation. Qu’il s’agisse de s’acquitter des charges ordinaires de l’édilité, de célébrer un triomphe, ou d’honorer un mort illustre par des fêtes funéraires, le peuple ne manquerait pas de manifester son mécontentement si on ne dépensait pas des sommes énormes pour l’amuser.

A ce point de vue, le testament de M. Linilius Lepidus, en 151, nous révèle d’une façon piquante ce qu’on regarde désormais comme un minimum. Deux fois consul, censeur, grand pontife, maintenu prince du Sénat à six lectiones successives, Lepidus était tout à fait un des premiers personnages de Rome. Effrayé des progrès du luxe, il veut donner à ses concitoyens l’exemple de la simplicité. Il rappelle donc qu’autrefois ce qui rehaussait les funérailles des grands hommes, c’était le défilé imposant des images de leurs ancêtres et non pas un vain faste ; il recommande à ses enfants de le porter au tombeau sans envelopper son cadavre de riches étoffes de lin, sans le revêtir de la robe de pourpre à laquelle lui donne droit son titre d’ancien censeur. Là-dessus, il fixe lui-même le chiffre des frais qu’il juge inévitables : on ne devra pas dépenser plus d’un million d’as !

Dira-t-on qu’il s’agit là de fêtes à offrir au peuple ? Mais le luxe se manifeste également dans les habitations particulières. Ainsi celle de Galba — l’orateur dont nous avons parlé plus haut à propos de son procès contre les Lusitaniens et de sa défense des fermiers de la poix dans le Bruttium — s’écarte déjà de la simplicité primitive ; car, en dehors des pièces groupées, comme d’habitude, autour de l’atrium, elle comprend un pavillon isolé, couvert d’un toit en forme de pyramide, où Galba se retire quand il veut travailler à l’aise, et d’où il lui faut sortir pour passer dans le corps de logis principal. Peu après, M. Æmilius Lepidus Porcina a dans Rome un loyer de 6.000 sesterces, et, sur le territoire d’Alsium, il se fait construire une villa à plusieurs étages ;[17] enfin le temps n’est pas loin où la maison de l’orateur Crassus sera estimée à six millions de sesterces avec son parc, et trois millions à elle seule.[18]

La transformation est la même pour la vaisselle de table ou le mobilier.[19] Jadis Fabricius prétendait limiter l’argenterie des généraux en campagne à la coupe et à la salière des sacrifices ; et, pendant sa censure, en 275, il rayait du Sénat, malgré l’éclat de sa carrière, le vieux P. Cornélius Rufinus, parce qu’on avait trouvé chez lui dix livres de vaisselle d’argent. Il n’y avait alors pour tout le Sénat qu’un seul service de ce genre, et les ambassadeurs carthaginois, au retour d’une mission en Italie, racontaient avec étonnement qu’ils avaient reconnu les mêmes plats partout où on les avait invités. A l’époque où nous sommes arrivés, Q. Ælius Tubero Catus, le gendre de Paul-Émile, semble être un homme d’un autre âge, parce qu’il mange dans l’argile, et que, jusqu’à son dernier jour, il refuse toute pièce d’argenterie en dehors des deux vases qu’il a reçus de son beau-père après Pydna, en récompense de sa valeur. D’ailleurs, dans la même famille, Scipion Émilien en possède déjà 32 livres ; et son neveu Q. Fabius Maximus, celui qui gagnera en 121 le surnom d’Allobrogicus, arrive, le premier de tous les Romains, à en avoir 1.000. Bientôt M. Livius Drusus, le célèbre tribun du peuple opposé par la noblesse à C. Gracchus en 122, en aura 10.000. Puis une autre préoccupation ne tardera pas à se faire jour : outre la quantité, on recherchera aussi l’habileté de la main-d’œuvre : C. Gracchus achètera des dauphins, à raison de 5.000 sesterces la livre ; et Crassus l’orateur aura deux coupes de Mentor si artistement ciselées et si chères qu’il n’osera pas s’en servir. Les prodigalités de ce genre se multiplieront de plus on plus ; et, sous Sylla, plus d’un citoyen devra à la richesse trop connue de sa vaisselle sa mort ou sa proscription.

Pour ce qui est de l’ameublement, nous avons vu Tite-Live dater du retour des troupes d’Asie, en 187, l’apparition du luxe hellénique, lits à pieds de bronze, tapis précieux, couvertures et étoffes diverses, guéridons et buffets de toute espèce ; nous avons entendu aussi Caton, dans un doses discours, tonner contre l’introduction du bois de citronnier, de l’ivoire et des pavages en marbre de Numidie. Le mal suit désormais son cours ; chaque progrès de Rome en Orient — la ruine de Persée en 168, celle de la Ligue achéenne en 146, la mainmise sur le royaume de Pergame en 129 — en marque une nouvelle étape. Le chevalier Carvilius Pollio imagine de plaquer les lits et les dressoirs en écaille de tortue, ou d’y faire des applications d’argent. Or, notons-le bien, cette recherche du confortable n’est nullement limitée à la noblesse ou aux publicains : de la défaite d’Antiochus à celle d’Aristonicos, tout le monde, à Rome, a appris non seulement à admirer, mais à aimer les richesses étrangères ; la remarque est de Pline, et elle se trouve confirmée par une anecdote relative précisément à l’année 129.

A ce moment meurt Scipion Émilien ; suivant l’usage, son neveu Q. Fabius Maximus veut offrir un repas au peuple ; il charge Q. Ælius Tubéron, autre neveu du défunt, d’en diriger les apprêts. Tubéron était un stoïcien, élève de Panætius ; fidèle aux principes du Portique, il organise son banquet avec la simplicité d’autrefois : au lieu de lits à la grecque, couverts de belles étoffes, il dresse de vilains lits carthaginois, et les garnit de peaux de bouc ; aux coupes de métal il préfère la terre cuite de Samos. La foule y vit une injure à son adresse ; et quand, l’année suivante, Tubéron se présenta à la préture, malgré les grands noms de Paul-Émile et de Scipion Émilien dont il se recommandait, il n’éprouva qu’un échec. Voilà à quel point, dès 129, les mœurs antiques étaient discréditées, même auprès des plébéiens.

Au reste, le luxe de la table est peut-être celui dont les progrès à Rome ont été le plus rapides. Aussitôt après l’expédition d’Asie, la cuisine était devenue un art ; on s’était mis à rechercher avec ardeur des plats exotiques fort coûteux, et, dès 182, la loi Orchia limitait déjà le nombre des convives dans les repas. On n’en continue pas moins à s’intéresser aux recherches culinaires. Par exemple, un plat fréquemment servi sur les tables est le porc troyen, ainsi appelé parce qu’on le remplit d’autres animaux, comme le cheval de Troie avait les flancs garnis d’hommes armés.[20] Délos se fait une spécialité des chapons engraissés artificiellement, et qu’on mange cuits dans leur jus ; on engraisse également des lièvres, en les enfermant dans des cages étroites ; on engraisse jusqu’à des escargots.

Malgré l’indignation de Varron ou de Pline, il n’y a rien là encore de très grave ; mais voici qui l’est davantage. Pour satisfaire leur gourmandise, beaucoup de jeunes gens de naissance libre se prostituent et vendent leur liberté ; trop souvent le peuple vient aux comices gorgé de vin, et il décide ivre du salut de la république.[21] C’est dès 161 que les choses se passent ainsi ; et, soit à la même date, soit, en tout cas, peu de temps après,[22] voici le portrait qu’en plein forum le chevalier C. Titius trace des sénateurs appelés à siéger aux tribunaux : « Ils jouent aux dés, soigneusement oints de parfums, entourés de courtisanes. Quand arrive la dixième heure, ils font appeler un esclave, et l’envoient au Comitium demander ce qui s’est passé sur le forum, qui a parlé pour la motion, qui l’a combattue, combien de tribus l’ont votée, combien l’ont rejetée. Alors ils se rendent au Comitium de peur d’être en contravention. En route, il n’est pas dans les ruelles d’amphore qu’ils n’emplissent, tant ils ont la vessie gonflée de vin. Ils arrivent, l’air refrogné ; allons, qu’on plaide la cause ! Les intéressés racontent leur affaire ; le juge demande des témoins ; lui cependant va uriner. De retour, il dit qu’il a tout entendu. Il réclame les pièces. Il jette un regard sur le dossier ; c’est à peine si le vin lui permet de lever les paupières. Enfin, quand il se retire pour délibérer, il vous débite ce discours : « Qu’ai-je à faire de tels nigauds ? Que n’allons-nous plutôt boire un mélange de vin miellé et de vin grec, manger une grive toute grasse, ou un bon poisson, un vrai loup pris entre les deux ponts du Tibre ? »

On comprend qu’en présence de telles mœurs on ait éprouvé à Rome le besoin de réagir. Aussi, en 161, décide-t-on d’abord au Sénat que les principaux citoyens, en s’invitant réciproquement à l’occasion des jeux Mégalésiens, devront s’engager par serment devant les consuls à ne pas dépenser par repas plus de 120 as, non compris les légumes, la farine et le vin, et ne servir aucun vin étranger, et à ne pas étaler sur la table plus de 100 livres d’argenterie. Ce n’était encore là qu’une mesure acceptée librement par les nobles afin de donner le bon exemple aux classes inférieures. On va plus loin : la même année, tous les ordres s’entendent pour promulguer une nouvelle loi somptuaire, et elle est présentée par un des consuls en personne, C. Fannius Strabo (d’où le nom de lex Fannia cibaria). Sans parler de prescriptions de détail, comme l’interdiction presque complète de la volaille ou la détermination de la quantité de viande fumée à consommer par année, elle fixe la limite des dépenses à 100 as pour certains jours de fêtes expressément spécifiés, à 30 as pour dix jours par mois, à 10 as pour le reste du temps.

On le pense bien, un tel règlement était désormais trop sévère pour être scrupuleusement observé. De là, par la suite, une série de lois analogues : ainsi, sans sortir du iie siècle, la loi Didia, en 143, étend à l’ensemble de l’Italie les prescriptions de la loi Fannia et déclare passibles des mêmes peines les convives et l’amphitryon ; la loi Æmilia, en 115, spécifie, après le taux de la dépense, la nature des aliments et la manière de les accommoder ; puis la loi Licinia, probablement en 104, reproduit avec de légères modifications la loi Fannia. Le nombre même de ces édits indique assez leur impuissance.

Au reste, en dépit d’eux, nous savons ce qu’on entendait à Rome par un bon repas ; car Aulu-Gelle nous a conservé à ce propos un passage curieux du discours prononcé par l’orateur M. Favorinus pour appuyer la loi Licinia. « Les maîtres de la gourmandise et de l’intempérance vous diront qu’une table n’est pas somptueuse, si, au moment où vous savourez un mets, on ne vous l’enlève pas pour le remplacer par un autre, meilleur et plus distingué. Tel est aujourd’hui, en matière de festins, le suprême raffinement pour ces gens qui préfèrent la profusion insensée à la délicatesse. D’après eux, excepté le becfigue, aucun oiseau ne doit être mangé tout entier ; s’agit-il d’autres oiseaux ou de volailles, il faut en servir assez pour que le croupion et la partie inférieure suffisent à rassasier les convives ; sinon, le repas est maigre, il est répugnant. Manger le haut d’un oiseau ou d’une volaille, c’est n’avoir pas de palais. Si le luxe continue à croître dans cette proportion, que restera-t-il, à moins de se faire mâcher les morceaux pour s’épargner, en mangeant, toute fatigue ? Quant aux lits, avec leur garniture d’or, d’argent et de pourpre, ils sont préparés chez quelques hommes avec plus de richesse que pour les dieux immortels.[23] »

Après le luxe de la table et de l’ameublement, veut-on maintenant une idée des recherches de toilette auxquelles se livrent les jeunes Romains ? Voici, par exemple, la note dont Scipion Émilien, pendant sa censure, en 142, flétrit P. Sulpicius Gallus : « Celui qui, chaque jour, s’inonde de parfums et s’habille devant un miroir ; qui se rase les sourcils ; qui se promène le visage et les cuisses épilés ; qui, tout jeune encore, a pris place dans des festins, vêtu d’une tunique à longues manches, à côté d’un mignon et en lui cédant la place d’honneur ; qui aime non seulement le vin, mais les hommes : celui-là, dis-je, peut-on douter que sa conduite ne soit celle d’un débauché ? »

Ainsi la corruption sous toutes ses formes s’introduit à Rome à la suite des modes helléniques. Elle pénètre dans les écoles, et Scipion Émilien ne manque pas aussi de s’en indigner : « On enseigne, dit-il, à nos enfants des gentillesses déshonnêtes ; en compagnie de jeunes débauchés ils vont, avec la harpe et la cithare, dans des écoles d’histrions ; ils y apprennent à chanter, chose que nos ancêtres regardaient comme un opprobre pour des hommes de naissance libre ; oui, dis-je, jeunes filles et jeunes garçons de naissance libre vont aux écoles de danse au milieu de débauchés. Quand on me le racontait, je ne pouvais pas me figurer que des nobles fissent élever leurs enfants de la sorte. Mais on m’a mené à l’école de danse ; par Dius Fidius, j’y ai vu plus de cinq cents enfants, garçons ou filles ; l’un d’eux, et c’est là surtout que j’ai pris en pitié la République, un garçon portant la bulle, le fils d’un candidat, âgé de douze ans au moins, exécutait avec des crotales une danse qu’un vil esclave impudique ne pourrait danser sans déshonneur.[24] »

Or l’école visitée par Scipion n’a rien à Rome d’exceptionnel ; elle ne répond pas non plus à un engouement passager. Dans les meilleures familles, les femmes mêmes continuent à recevoir une semblable instruction : pour n’en citer qu’un exemple, Sempronia, mère de D. Brutus, le meurtrier de César, sera « instruite dans les lettres grecques et latines, habile à jouer du luth et à danser avec plus d’élégance qu’il n’est nécessaire pour une honnête femme, et douée de beaucoup d’autres talents qui ne sont que des instruments de volupté. » Sans descendre à une date aussi basse, ne trouvons-nous pas, en 114, le scandale des trois vestales Æmilia, Licinia et Marcia, convaincues de déportements en compagnie d’un nombre considérable de chevaliers ? Le Sénat décrète alors de consacrer une statue à Vénus Verticordia, afin de ramener l’esprit des filles et des femmes de la luxure à la pudeur. Mais c’est là un souci dont le peuple ne se préoccupe guère : témoin encore les fêtes des Floralia, rendues annuelles depuis 173,[25] et dont le principal attrait consiste en mimes fort licencieux, joués par des courtisanes qui, à la demande pressante du public, terminent d’ordinaire le spectacle en se dépouillant de leurs vêtements.[26]

Enfin l’armée, elle aussi, se ressent de la dissolution générale. S’agit-il, en 151, de faire des levées pour la guerre d’Espagne ? Les jeunes nobles redoutent tellement les fatigues d’une campagne sérieuse qu’on n’arrive pas d’abord à remplir les cadres : on ne trouve pas assez de lieutenants ni de tribuns militaires ; Scipion Émilien, encore tout jeune, doit, pour entraîner les autres, s’offrir volontairement, bien qu’il soit à ce moment appelé en Macédoine. Les soldats ne montrent pas plus d’empressement que les officiers ; tout prétexte leur est bon pour échapper à l’enrôlement. Les tribuns du peuple d’ailleurs les appuient, et, s’ils n’obtiennent pas gain de cause, ils osent, en vertu de leur jus prensionis, jeter les consuls en prison. Le Sénat est obligé d’en venir à composition : il enlève aux consuls la liberté de choisir à leur gré sur les listes du contingent le nombre de soldats qui leur est attribué ; pour cette fois, le tirage au sort seul doit désigner ceux qui partiront.

Dans de telles conditions, il ne faut plus songer, bien entendu, aux règles sévères d’autrefois : on sait toute la difficulté que Scipion éprouve, en Afrique ou en Espagne, pour en ramener quelque chose parmi ses troupes. En 147, il est envoyé devant Carthage ; à son arrivée, par la faute de son prédécesseur L. Calpurnius Piso, il n’y a plus de discipline dans l’armée ; on ne rêve que paresse, lucre ou rapine ; les soldats sortent sans autorisation pour piller, et à leurs pas s’attachent une foule de petits marchands attirés par l’espoir du butin. En 134, devant Numance, la situation est plus grave encore ; là Scipion trouve dans le camp non seulement un grand nombre de trafiquants, mais plus de 2.000 courtisanes, et, en outre, des prêtres et des devins de toutes sortes à qui les soldats demandent le remède aux désastres causés par leur lâcheté ; quantité de chars et de bêtes de somme servent à transporter les bagages ; on a de la vaisselle d’argent ; on fait bonne chère ; on veut un lit pour se coucher ; on réquisitionne des mulets pour les marches ; on prend des bains, on se parfume, on a des esclaves pour ces divers services. Bref, les armées romaines égalent par leur mollesse celles des rois orientaux dont on se moquait tant cinquante ans auparavant, et, à leur tour, en face d’un ennemi résolu, elles n’éprouvent que des défaites.

Nous avons constaté jusqu’ici les effets fâcheux de l’influence grecque : ce sont, en effet les plus généraux, et, par suite, les plus faciles à saisir. Mais ils ne sont pas les seuls : l’hellénisme agit aussi par ses beaux cotés sur l’élite des Romains ; après une période de suspicion marquée entre la deuxième et la troisième guerre de Macédoine, il rentre en faveur auprès d’elle.

Prenons, par exemple, deux des premiers citoyens de cette époque : Scipion Émilien et Lælius. Scipion, nous l’avons vu, a reçu dans la maison de son père, Paul-Émile, une éducation au moins aussi grecque que romaine. Dès son enfance, il a été entouré d’une foule de maîtres étrangers ; après Pydna, il a ou à sa disposition la bibliothèque de Persée ; et Métrodore, estimé par les Athéniens comme leur meilleur philosophe, est venu lui donner ses leçons. De là chez lui un goût demeuré toujours très vif pour les choses du domaine intellectuel : « Il se distinguait de ses contemporains, dit Velleius Paterculus, non seulement par ses talents militaires et ses vertus civiques, mais encore par les dons de l’esprit et retendue de ses études ; il savait avec plus de goût que personne pratiquer et admirer les arts libéraux et les divers genres d’études, et faire un noble emploi des loisirs que lui laissaient les affaires. » Dans la littérature grecque, Xénophon était son auteur préféré ; il l’avait toujours entre les mains ; la Cyropédie, en particulier, lui semblait présenter le modèle d’un gouvernement à la fois diligent et modéré. Pour Homère, il le possédait si bien qu’à plusieurs reprises il lui arriva spontanément d’en citer des vers, afin d’exprimer sa pensée sur telle ou telle situation de sa vie politique ; et, faut-il l’ajouter ? quand Athènes, en 155, à propos de l’affaire d’Oropos, envoie à Rome une ambassade composée de trois philosophes illustres, il ne manque pas d’aller écouter leurs discours. D’ailleurs son admiration pour la Grèce se traduit volontiers par des actes : en 150, il contribue beaucoup, par son intervention auprès du vieux Caton, à obtenir la libération des Achéens internés en Italie ; et, en 140, après sa victoire sur Carthage, il s’inquiète d’ordonner des recherches pour rendre aux villes de Sicile, Himère, Gela, Agrigente, Ségeste, les œuvres d’art qui leur ont été enlevées autrefois par les Carthaginois et transportées en Afrique.[27]

De Scipion il est presque impossible de séparer son ami C. Lælius. En effet, dès l’antiquité, on les citait comme des modèles d’intimité parfaite ; maintes fois Lælius accompagna Scipion dans ses voyages et ses expéditions ; ils se quittaient moins encore lorsqu’ils n’étaient pas retenus par le souci des affaires publiques ;[28] et, à la mort de Scipion, ce fut Lælius qui écrivit son oraison funèbre, prononcée ensuite en public par un neveu du défunt, Q. Fabius Maximus ou Q. Ælius Tubéron.[29]

Une telle familiarité suppose évidemment entre eux une grande communauté de goûts et d’études. A cet égard, les anciens accordaient même à Lælius une certaine supériorité : Scipion, répétaient-ils volontiers, était incomparable pour la gloire militaire ; mais, pour les qualités de l’esprit, la culture littéraire, l’éloquence, la sagesse, si brillant que fut son mérite, Lælius n’était pas sans l’emporter sur lui. L’amour de l’antithèse et des classifications bien nettes peut n’être pas étranger à ce jugement. En tout cas, on connaît la passion de Lælius pour la philosophie : pendant l’ambassade de 155 il s’intéressa beaucoup au stoïcien Diogène ; plus tard il s’attacha à Panætius ; et de son goût pour cet ordre d’études, de la pondération prudente qu’il y avait acquise, il ne tarda pas à recevoir le surnom de philosophe, de sage.[30]

 Nous trouvons donc, en Lælius et en Scipion, deux Romains fort ouverts aux productions du génie hellénique ; aussi offrent-ils chez eux aux écrivains de naissance ou d’inspiration grecque un accueil semblable à celui qu’Ennius recevait jadis du premier Africain ou de Fulvius Nobilior : Polybe, Panætius, Térence vivent tout à fait dans leur intimité. Polybe a raconté lui-même les origines de sa liaison avec Scipion. La première occasion en avait été le prêt de quelques livres et des entretiens à leur sujet. Cela se passait sans doute dans l’hiver de 168-167, au moment où Paul-Émile, en attendant l’arrivée des commissaires du Sénat, parcourait la Grèce en curieux ; car précisément son fils, le jeune Scipion, l’accompagnait dans sa tournée. Peu de temps après, Polybe est du nombre des mille Achéens envoyés en Italie par le parti de Callicrate ; Fabius et Scipion, les deux fils de Paul-Émile, obtiennent pour lui la faveur d’habiter à Rome. Dès lors leur amitié se resserre rapidement ; Scipion en particulier manifeste un vif désir de se l’attacher étroitement. Polybe passe auprès de lui la plus grande partie de sa vie ; même après sa libération, il l’accompagne au siège de Carthage, en 147-146, à celui de Numance, en 134-133 ;[31] et c’est à Rome aussi qu’il compose la plus grande partie de son Histoire.

Sensiblement plus jeune que Polybe, Panætius n’arrive à Rome qu’après 155. C’était un philosophe stoïcien, mais non pas un sectateur servile de toutes les traditions de son école : par exemple, sans admettre toutes les idées de Platon, il l’admirait beaucoup ; il lui accordait souvent les épithètes les plus flatteuses, et l’appelait l’Homère des philosophes ; il citait tout aussi volontiers Aristote, Xénocrate, Théophraste ou Dicéarque.[32] Son éclectisme ne pouvait que le servir auprès des Romains. En fait, son succès paraît avoir été considérable. Cicéron nous parle de sa familiarité avec Scipion et Lælius ; il nous le montre vivant avec l’Africain, qui est à la fois son élève et son ami ; et quand ce dernier, en 143, est chargé d’une importante mission diplomatique en Orient, Panætius est le seul personnage de marque qu’il emmène avec lui.

Les relations de Térence avec l’aristocratie romaine ne sont pas moins célèbres.[33] Sur son compte, il est vrai, il s’est répandu de bonne heure toutes sortes de légendes : on a prétendu mettre en doute la faveur dont il jouissait. D’après un poète assez obscur de la fin du iie siècle, Porcius Licinus, sa beauté aurait été d’abord la cause de sa fortune ; bientôt il aurait été dédaigné et oublié ; il serait allé mourir dans la dernière misère à Stymphale, au fond de l’Arcadie ; ni Scipion, ni Lælius, ni Furius ne se seraient inquiétés seulement de lui assurer un logis. Etant donnée l’amitié incontestée des mêmes personnages pour Polybe et pour Panætius, de telles assertions, à priori, paraissent bien pou vraisemblables. Elles sont d’ailleurs formellement contredites par d’autres témoignages : Térence, remarque Suétone, possédait des jardins de vingt arpents sur la voie Appienne, et sa fille épousa un chevalier romain. De plus, l’année qui précéda sa mort, en 160, nous le voyons contribuer aux jeux offerts par les fils de Paul-Émile à l’occasion des funérailles de leur père : il donne alors les Adelphes et la seconde représentation de l’Hécyre ; cela répond assez mal à l’idée d’une brouille survenue entre Scipion et lui.

Enfin, jusqu’à un certain point, n’est-il pas permis de tirer parti contre l’opinion de Porcius Licinus des bruits qui attribuaient à Scipion et à Lælius la paternité véritable des pièces signées par Térence ? Hâtons-nous de le dire, malgré les détails de plus on plus précis dont on les entoura peu à peu, ces rumeurs ne devaient guère être mieux fondées que les précédentes. Car, si le talent de Térence a été assez précoce pour lui permettre d’écrire six comédies avant vingt-quatre ans, il ne s’ensuit pas du tout que Scipion — qui était du même âge que lui, — ou Lælius — qui avait quelques années de plus — aient été capables d’en faire autant ; et d’autre part ce que nous savons du style de Ladins, par exemple, rude et rempli d’archaïsmes, s’accorde peu avec le renom d’élégance et de facilité qu’on accorde à la langue de Térence. Admettons cependant, si l’on veut (car ces bruits couraient du vivant même du poète[34]), qu’ils n’étaient pas sans nul fondement, que Térence a pu lire d’avance certaines scènes de ses pièces devant Scipion ou devant Lælius, qu’il a reçu d’eux des conseils, qu’ils lui ont suggéré quelques corrections ; il n’y a là, après tout, qu’une preuve de plus de leur intimité.

Autour de Scipion et de Lælius, Cicéron à diverses reprises s’est plu à nous montrer toute une réunion de jeunes nobles imbus des mêmes idées. L’énumération la plus complète s’en trouve dans la République ; là en effet l’auteur feint de rapporter des conversations tenues, l’année même de la mort de Scipion, entre lui et ses principaux familiers : outre Lælius, l’ami par excellence, les interlocuteurs sont Q. Tubero, L. Furius, P. Rutilius, Sp. Mummius, C. Fannius, Q. Scævola et M. Manilius.[35] C’est ce qu’ailleurs il appelle le groupe, le cercle de Scipion ! D’une façon générale, ces hommes, nous dit-il, joignaient à l’autorité, à la gravité romaine, l’urbanité, la politesse hellénique, et, même en public, ils aimaient à s’entourer de Grecs instruits ; mais il est possible de préciser un peu mieux leurs relations ou leurs études favorites.

Q. Ælius Tubero, le neveu de Scipion, est un élève de Panætius ; il s’est si bien passionné pour les théories et pour la dialectique du Portique qu’il passe ses jours et ses nuits à les étudier. La rigidité de sa vie répond à celle de sa philosophie ; et son maître gardera de lui un assez bon souvenir pour lui dédier, une fois de retour en Grèce, son traité sur la douleur. L. Furius Philus est plutôt un amateur : de ses relations avec Panætius il conserve seulement un air d’amabilité charmante, plus grecque évidemment que romaine, et une pureté, une élégance d’expression remarquable pour son époque. Avec P. Rutilius Rufus nous retrouvons un stoïcien austère : tribun militaire au siège de Numance, il aime, aux heures de loisir, à discuter avec Scipion des questions scientifiques. C’est un homme fort instruit, possédant assez bien le grec pour écrire une histoire romaine dans cette langue ; mais surtout, élève lui aussi de Panætius, il s’applique à se conduire en stoïcien accompli ; et on le verra, traduit en justice par les publicains dont il va essayer de réprimer les exactions en Asie, perdre volontairement son procès et se résigner à un exil immérité, pour n’avoir pas à recourir au pathétique grossier d’un Galba et pour s’en tenir par dignité à la simple exposition de la vérité. Il prendra pour modèle l’attitude de Socrate, et sa cause sera plaidée, nous dit Cicéron, comme elle pourrait l’être dans la république imaginaire de Platon.

Sp. Mummius, le frère du vainqueur de Corinthe, a touché également à la philosophie stoïcienne ; mais son esprit est tourné plutôt vers la littérature. Légat de son frère dans la campagne d’Achaïe, il adresse de Corinthe à ses amis des lettres en petits vers enjoués qui se laissent encore lire un siècle plus tard : le voilà donc prédécesseur d’Horace dans l’épître familière ; et l’on connaît aussi son aversion extrême pour les rhéteurs et leurs procédés, ce qui est une autre preuve de bon goût. Les deux personnages cités ensuite par Cicéron, C. Fannius Strabo et Q. Mucius Scævola (l’augure), sont les deux gendres de Lælius, tous deux d’un esprit cultivé. Le premier, à l’imitation de son beau-père, a suivi les leçons de Panætius ; il a, dans ses mœurs comme dans son élocution, quelque chose de rude ; le style de ses Annales, paraît-il, reste fort maigre. Le second, orateur seulement par occasion, s’occupe surtout de droit ; mais l’austérité de ses études n’enlève rien à l’affabilité de son caractère. Quant à M. Manilius, c’est un des fondateurs du droit civil à Rome ; son ouvrage le plus célèbre sera un recueil de lois sur les contrats de vente. Sa langue d’ailleurs ne manque pas d’agrément : elle est pleine de sens avec une certaine abondance.

Ainsi, comme Scipion et Lælius, leurs amis ressentent, bien en dehors de qu’avec des nuances diverses, les effets de la culture grecque. Nous avons assez de renseignements sur leur compte parce que Cicéron en particulier aime à parler de Scipion Émilien et de son cercle ; mais assurément ils ne sont pas les seuls philhellènes de leur temps. Par exemple, sans compter Q. Cæcilius Metellus, sur lequel nous reviendrons plus loin, il faudrait leur ajouter encore L. Marcius Censorinus, le consul qui ouvre en 149 les opérations contre Carthage, puisque l’académicien Clitomaque, élève de Carnéade, lui dédie un de ses livres. De même l’aîné des Gracques, Tiberius, reçoit dès sa plus tendre enfance une éducation fort soignée. Sa mère Cornélie, fille du premier Africain, lui donne les meilleurs maîtres de la Grèce ; et, avec plusieurs au moins d’entre eux, il reste en relations jusqu’à la fin de sa vie ; car son rival Fannius l’accuse de se faire aider dans la composition de ses discours par le rhéteur Ménélas de Marathos, et, dans les poursuites exercées contre ses amis aussitôt après sa mort, on englobe deux autres de ses précepteurs, le rhéteur Diophane de Mitylène, tué de suite sans jugement, et le philosophe Blossius de Cumes, obligé peu après de quitter l’Italie. Notons-le bien, tous ces hommes, amis ou non de Scipion, ont exercé dans l’Etat des fonctions importantes ; il est donc clair que, depuis Pydna, l’élite au moins de l’aristocratie s’est remise à aimer et à protéger l’hellénisme.

Ce goût d’ailleurs ne lui est pas exclusif : qu’il s’agisse d’arts, de sciences, de grammaire, de philosophie ou de poésie, la Grèce, après avoir rencontré un moment de résistance, reprend son ascendant sur une bonne partie de la population romaine. Comment en effet en serait-il autrement ? Jadis, on se le rappelle, une des raisons qui ont le plus contribué à répandre son influence, c’était l’importation en masse des œuvres d’art à l’occasion des grands triomphes. Or, depuis le temps de Flamininus, que de statues, de vases et d’objets de toutes sortes se sont encore accumulés à Rome ! En 189, au triomphe de Scipion l’Asiatique sur Antiochus figurent, comme métal ciselé, 1.424 livres d’argent et 1.024 livres d’or.[36] En 187, M. Fulvius Nobilior, le vainqueur de l’Etolie, fait porter devant son char 285 statues de bronze et 230 de marbre : c’est le résultat du pillage d’Ambracie, une des anciennes résidences de Pyrrhus. Fulvius en a ramené en particulier un groupe célèbre de Muses ; il n’a laissé en place que les terres cuites, les jugeant sans doute sans valeur, bien qu’il y en eût parmi elles de Zeuxis.

Bien entendu, après la ruine de la Macédoine, Paul-Émile, en 167, surpasse tous ses prédécesseurs : il a trouvé dans les palais du roi vaincu un butin splendide : statues, tableaux, tissus précieux, vases d’or, d’argent, de bronze et d’ivoire, tout cela est transporté à Rome. Des trois jours de son triomphe, le premier suffit à peine au défilé des tableaux et des statues dont l’une, une Athéna de Phidias, prendra place dans le temple de la Fortune présente ; le lendemain, paraissent une foule de vases en argent de toutes formes, cratères, rhytons, phiales et coupes également remarquables par leur taille et par la richesse du travail ; pour le dernier jour on a réservé les pièces les plus riches de la vaisselle royale, les services portant les noms des rois Antigone et Séleucus ou du céramiste athénien Thériclès.

Par la force des choses, il se constitue donc sous les yeux des Romains une sorte de musée, où les productions des grands maîtres se multiplient rapidement. A cet égard, les triomphes de Metellus et de Mummius, en 146 et en 145, vont même présenter un éclat exceptionnel : d’un seul coup Metellus rapportera de Macédoine tout le groupe de Lysippe représentant, en bronze, Alexandre au milieu des cavaliers de sa garde tombés au passage du Granique. Quant à Mummius, non seulement il enlèvera les chefs-d’œuvre de Corinthe, à commencer par le célèbre Dionysos du peintre Aristide, et de cette cité opulente il tirera, d’après Strabon, de quoi participer plus et mieux que personne à la décoration de Rome ; mais il mettra aussi d’autres villes à contribution, et le butin ramené par lui sera si considérable qu’il pourra abandonner un certain nombre de statues à L. Licinius Lucullus, pour permettre à ce dernier d’orner son portique et son sanctuaire de la Félicité.

Ce n’est pas tout. Rome ne se borne pas à accumuler telles quelles dans ses murs les œuvres arrachées aux Grecs : elle éprouve aussi le besoin d’en faire exécuter spécialement pour elle ; et, quoiqu’elle possède désormais des artistes indigènes, elle n’en reste pas moins, dans une large mesure, tributaire de l’étranger. Considérons en effet l’architecture, celui de tous les arts pour lequel elle a le plus de dispositions. Sans doute nous connaissons par Vitruve un certain Cossutius, citoyen romain et architecte de valeur, vers 175. A ce moment, le roi de Syrie Antiochus IV Epiphane, dont la libéralité est du moins une qualité, a l’idée d’achever à ses frais l’Olympiéion d’Athènes, entrepris par les Pisistratides et abandonné depuis lors ; il s’adresse pour cela à Cossutius. Celui-ci, modifiant complètement le plan primitif, adopte l’ordre corinthien ; il trace une cella fort vaste, l’entoure d’une colonnade diptère, donne aux architraves et aux autres parties les proportions voulues. Les travaux continuent jusqu’à la mort du roi, en 164 : ils témoignent de la part de l’architecte beaucoup d’habileté et de science. Ce n’est pas seulement l’opinion de Vitruve, dont le patriotisme pourrait faire suspecter le jugement ; un voyageur grec de cette époque, Dicéarque, partage son admiration. « L’Olympiéion, dit-il, n’est qu’à moitié fini ; mais le plan de la construction frappe d’étonnement ; terminé, il eût été parfait. »

Voilà donc, dans le second quart du iie siècle, un architecte romain de valeur ; la chose vaut la peine d’être notée. Toutefois, il convient de l’ajouter, Cossutius ne semble guère avoir manifesté son originalité qu’en donnant à l’Olympiéion une taille inaccoutumée ; là seulement se retrouve la marque du génie romain ; pour tout le reste, il suit très docilement les règles et les proportions de l’ordre corinthien. En outre il a dû susciter fort peu d’émules parmi ses compatriotes : car, un peu plus tard, c’est un Chypriote, Hermodore de Salamine, qui devient à Rome l’architecte en vogue : il sera chargé par Metellus le Macédonique, vers 146, d’élever sur le Champ de Mars les deux temples de Jupiter Stator et de Junon, et de les entourer de portiques de marbre ; vers 132, D. Junius Brutus Gallæcus lui commandera à son tour un temple de Mars au cirque Flaminien, et on lui confiera même la réfection des arsenaux maritimes.

En peinture, nous avons constaté précédemment l’existence à Rome tantôt d’artistes nationaux, comme Fabius Pictor, et tantôt de décorateurs étrangers, comme le Théodotos raillé par Nævius, ou le M. Plautius venu d’Asie Mineure à Ardées. Il on est encore de même maintenant. Pacuvius, le poète tragique, manie le pinceau à ses heures : Pline cite de lui une fresque dans le temple d’Hercule, sur le marché aux bœufs. Mais d’autre part Paul-Émile, en 167, demande un peintre aux Athéniens ; et Ptolémée Philométor, en 164, retrouve à Rome le peintre Démétrios, qu’il a connu d’abord à Alexandrie.

En général, pour les quelques tableaux mentionnés dans cette période par les auteurs, nous ne savons pas s’ils sortent du pinceau d’un Grec ou d’un Romain. En tout cas, de plus en plus les généraux victorieux prennent l’habitude de consacrer par la peinture le souvenir de leurs actions d’éclat : Scipion l’Asiatique n’y a pas manqué, bien qu’il mécontentât par là son frère l’Africain, dont le fils avait été capturé par les troupes d’Antiochus ; en 174, Tib. Sempronius Gracchus, après sa campagne de Sardaigne, expose un tableau qui contient à la fois une carte du pays, une reproduction des batailles principales, et une longue inscription honorifique ; Paul-Émile, nous l’avons dit, s’adresse à Métrodore pour peindre son triomphe ; et L. Hostilius Mancinus qui, le premier, pénètre dans Carthage en 146, fait représenter aussi un plan de la ville avec des vues du siège.

Quant à la sculpture, elle se répand bien plus encore que la peinture ; car, sans parler de la décoration des temples, l’aristocratie, par ostentation, multiplie à l’infini les statues de ses membres, au point d’en encombrer le Capitule et le Forum, et d’obliger les censeurs, en 158, à ordonner l’enlèvement de celles qui n’ont pas été autorisées par l’Etat.

Dans ces conditions, on entrevoit dès maintenant l’avenir réservé aux beaux-arts chez les Romains. On avait commencé par entasser pêle-mêle les chefs-d’œuvre de la Grèce : c’était une portion du butin ; et pour bien des gens ils ne représentaient guère autre chose qu’un trophée de victoire. Peu à peu, à force d’en voir, on apprend à les apprécier. Sans doute on continuera, et plus que jamais, à aller en chercher en Orient ; l’amour des collections se changeant en manie, on en arrivera même à exercer de véritables brigandages : ce sera là une des choses dont le monde hellénique désormais aura le plus à souffrir.[37] Mais en revanche, comme on veut aussi posséder des œuvres originales, Rome, en fournissant aux artistes les subsides qui leur manquent dans leur pays, en leur demandant, au lieu des recherches mièvres ou théâtrales ou se perd l’art hellénistique, d’en revenir aux traditions de l’époque classique, suscitera une sorte de renaissance qui se prolongera pendant plusieurs siècles. Or le début de cette nouvelle période se place précisément à l’époque où nous sommes. « L’art grec, remarque Pline, s’éteignait depuis le temps des Diadoques : il fleurit de nouveau vers le milieu du iie siècle, avec des hommes inférieurs certes à ceux d’autrefois, mais non cependant sans valeur. » En effet, vers cette date, Metellus, pour ses deux temples de Jupiter et de Junon, ne se contente pas d’employer un architecte grec ; il fait appel aussi à des sculpteurs du même pays, Dionysios, fils de Timarchidès, et Polycles : le premier est l’auteur de la statue de Junon ; le second élève une autre statue dans le même temple ; tous deux, en collaboration, exécutent celle de Jupiter.[38] On ne pouvait pas demander aux Romains de faire davantage en pareille matière.

Ils sont également en progrès pour les études scientifiques. Par exemple, ils se préoccupent d’améliorer leur calendrier. Celui-ci, ne répondant pas exactement à l’année solaire, nécessitait des corrections perpétuelles. En 191, le consul M. Acilius Glabrio avait décidé que les pontifes seraient chargés de régler le nombre des jours intercalaires. En fait, le remède se trouva pire que le mal ; car souvent les pontifes ne virent dans le privilège dont ils étaient investis qu’un moyen de prolonger ou de raccourcir, à leur fantaisie et selon leur intérêt, l’année de charge d’un magistrat, la durée du bail d’un publicain, ou les délais d’une procédure. Du moins l’intention d’Acilius était louable, et c’est à une idée analogue qu’obéissait M. Fulvius Nobilior, vers 188, en affichant sur son temple d’Hercule et des Muses, dans un but évident de vulgarisation, un calendrier qui contenait, outre l’indication des mois et des jours de l’année, des explications à propos de chacun d’eux.

Un peu plus tard, C. Sulpicius Gallus, à son tour, s’occupe beaucoup d’astronomie : les questions de mesure de la terre et du ciel le passionnent jusqu’à sa mort.[39] Lors de la campagne de 168, il était tribun militaire dans l’armée de Paul-Émile, quand, la veille de la bataille de Pydna (le 3 septembre selon le calendrier romain, le 22 juin d’après l’année julienne), une éclipse de lune vint frapper les légions de terreur. Gallus, le lendemain matin, réunit les soldats : il leur donna brièvement un aperçu du système planétaire ; il leur expliqua qu’il n’y avait eu là aucun prodige, que les éclipses de lune étaient le simple résultat de l’interposition momentanée de la terre entre le soleil et la lune, qu’il s’en produisait souvent, et qu’on pouvait même d’avance en annoncer la date avec précision.[40] Nous ne sommes pas obligés de croire, avec Tite-Live, que Gallus ait été capable de faire lui-même ce calcul ; mais il est déjà fort remarquable qu’un officier romain, à cette époque, ait su improviser au pied levé une leçon de cosmographie élémentaire.

Enfin, toujours dans le même ordre d’idées, on s’inquiète maintenant de déterminer avec exactitude les heures de la journée. Depuis 263 on avait bien, sur le Forum, près des Rostres, le cadran solaire rapporté de Sicile par M. Valerius Messalla ; mais il était réglé pour le méridien et pour la latitude de Catane. En 164, Q. Marcius Philippus, pendant sa censure, en érige un autre, construit à l’usage de Rome ; et, en 159, Scipion Nasica introduit la première horloge hydraulique.

Passons à la littérature. Là aussi la curiosité des Romains s’éveille singulièrement : beaucoup d’entre eux s’intéressent à des études ardues, comme la rhétorique ou la philosophie. A vrai dire, ni l’une ni l’autre ne sont déjà plus des nouveautés en Italie. Livius Andronicus et Ennius ont les premiers entrepris de commenter soit les classiques grecs, soit leurs propres œuvres ; puis la philosophie aussi a pénétré dans Rome : le théâtre indirectement on a vulgarisé les maximes, et des philosophes ont même osé venir professer ouvertement les doctrines les plus opposées au caractère romain. Au moment de la réaction contre l’hellénisme, il en est résulté des expulsions, comme celle des Epicuriens Alcios et Philiscos, en 173. Mais les Grecs ne se sont guère effrayés de cette mesure : les professeurs de toutes sortes continuent à affluer ; et, dès 161, le Sénat est obligé de rendre contre eux un nouveau sénatus-consulte, dont Suétone et Aulu-Gelle nous ont conservé l’analyse : « Sous le consulat de C. Fannius Strabo et de M. Valérius Messalla, le préteur M. Pomponius a consulté le Sénat. Ouïe la discussion au sujet des philosophes et des rhéteurs, le Sénat décide que le préteur M. Pomponius veillera et avisera, par tels moyens que lui suggéreront l’intérêt de la République et son devoir, à ce qu’il n’y en ait plus dans Rome. »

Il était facile de voter un tel édit, mais plus malaisé de le faire observer. En effet on pouvait bien chasser quelques misérables sophistes décriés, dont personne ne se souciait ; mais il ne fallait pas songer à atteindre les Grecs qui vivaient comme précepteurs ou comme amis dans les grandes familles, chez Paul-Émile, chez Scipion, chez Tib. Gracchus, et l’on n’avait guère plus de prise sur ceux que protégeait leur titre d’ambassadeurs. Or parmi ces derniers se trouvaient souvent des rhéteurs ou des philosophes qui, on le pense bien, en dehors de leur mission spéciale, parlaient volontiers en public de leurs études favorites.

Ce fut précisément le cas fort peu de temps — deux ans à peine, à ce qu’il semble, — après l’arrêt de 161. Le roi Attale II avait envoyé au Sénat un savant de sa cour, Cratès de Mallos. Celui-ci glissa dans une bouche d’égout de la région du Palatin ; il se cassa la jambe ; son séjour en fut forcément prolongé, et, pendant tout le temps de sa convalescence, il se mit à donner un grand nombre de conférences et à disserter sans relâche.[41]

Quelle était la nature de son enseignement ? nous pouvons le deviner d’après ce que nous savons du personnage. Cratès joue à Pergame le même rôle, à peu près, qu’Aristarque à Alexandrie ; Strabon les appelle les deux princes de la grammaire. A ce mot, bien entendu, il faut attribuer un sens beaucoup large qu’aujourd’hui : il équivaut à notre critique littéraire. Cratès se faisait donc, avec plus de précision sans doute et de pénétration, le continuateur d’Ennius. Il dut s’efforcer de montrer aux Romains toute la beauté des œuvres de la Grèce, et non seulement leur en expliquer les passages difficiles, mais encore leur révéler l’harmonie des vers ou des périodes, leur apprendre, pour les mieux sentir, à replacer dans leur milieu les poésies d’Homère ou les discours des orateurs attiques. En tout cas, ses leçons ne laissèrent pas d’exercer sur les Romains une certaine influence ; sur le champ, dit Suétone, ils l’imitèrent au moins en ceci qu’ils voulurent réviser avec plus de soin les vers, jusque-là trop ignorés, soit de leurs amis, soit, en général, des auteurs qu’ils goûtaient ; on les lisait, on les commentait, on en répandait la connaissance.

En dépit de l’ordonnance de 161, voilà donc, dès 159, un maître de rhétorique qui professe à Rome sans encombre ; mais ce n’est rien encore à côté du triomphe remporté par l’ambassade athénienne de 155. Nous en avons déjà exposé les circonstances : Athènes voulait faire réduire ou lever l’amende dont elle avait été frappée, Tannée précédente, après le pillage d’Oropos. Pour défendre sa cause, elle choisit trois philosophes. Peu lui importe qu’ils soient d’origine étrangère : elle s’inquiète seulement de ne pas envoyer à Rome un épicurien ; à cette réserve près, elle désigne les trois maîtres les plus célèbres de ses écoles, le péripatéticien Critolaos de Phasélis, le stoïcien Diogène de Babylone, l’académicien Carnéade de Cyrène. Ceux-ci, comme le Sénat ne se hâte guère de leur accorder audience, suivent l’exemple de Cratès : ils organisent des conférences. Or, tous les auteurs s’accordent à le constater, on se presse à l’envi autour d’eux. Naturellement Scipion Émilien et ses amis, les Lælius, les Furius et autres, sont enchantés d’une telle occasion d’entendre des philosophes illustres ; mais, en dehors de leur groupe, beaucoup des premiers citoyens de Rome partagent leur joie ; la jeunesse aussi, accourant auprès des ambassadeurs, écoute leurs leçons et se prend d’admiration pour eux.

De bonne heure, on s’est ingénié à retrouver dans l’éloquence de ces trois hommes le modèle des trois genres entre lesquels on classait toute œuvre de poésie ou de prose : la langue de Carnéade, disait-on, était fougueuse et entrainante, celle de Critolaos élégante et fine, celle de Diogène simple et sévère. Ces distinctions sentent un peu l’école, et il n’en faudrait peut-être pas conclure que, chacun dans son genre, nos trois orateurs ont obtenu un égal succès. En fait, Critolaos, exposant les doctrines d’Aristote, devait souvent dépasser l’esprit de ses auditeurs ; il plaît donc moins que ses collègues. Diogène, le stoïcien, avait plus de chances de réussir ; car la morale du moins de sa secte était assez conforme au caractère romain, et, avec un peu d’habileté, à condition d’éviter les exagérations du stoïcisme intransigeant, il pouvait se faire comprendre et goûter à Rome. Mais c’est Carnéade qui de beaucoup produit l’impression la plus profonde.

Sa renommée était grande en Grèce : parmi les preuves multiples que nous en possédons, il suffira ici d’en rappeler trois, de nature différente. Dès l’époque où nous sommes, il a déjà sa statue à Athènes ; on en a retrouvé la base dans le portique d’Attale ; elle lui avait été élevée en commun par les princes de Pergame et de Cappadoce avant leur arrivée au trône, où ils devaient prendre les noms d’Attale II et d’Ariarathe V, c’est-à-dire avant 162 : elle témoigne à la fois de l’estime où il est tenu à Athènes et en Asie. Plus tard, on fera coïncider la date de sa mort avec une éclipse de lune : le plus bel astre après le soleil, dira-t-on, a voulu prendre sa part du deuil de la philosophie. Mais surtout le jugement porté sur lui à plusieurs siècles de distance par un ennemi, le philosophe platonicien ou pythagoricien Nouménios, malgré les invectives dont il est rempli, constitue pour son talent l’hommage le plus éclatant.

« Carnéade, dit Nouménios, avançait et reculait ; il usait de son habileté dans la discussion pour embrouiller ses contradictions et ses évolutions subtiles ; il niait et il affirmait en même temps, et, de toute manière, il engageait une controverse. Fallait-il, à un moment donné, produire de l’effet : il se réveillait impétueux, comme un fleuve rapide qui répand partout l’inondation ; il tombait sur ses auditeurs, et, au milieu d’un grand fracas, il les entrainait avec lui... C’était un filou et un prestidigitateur plus habile qu’Arcésilas. Il prenait une erreur semblable à une vérité, une perception analogue aux produits fallacieux de l’imagination ; et, les mettant sur le même pied, il empêchait de conclure soit à la vérité, soit à l’erreur, de pencher pour l’un plutôt que pour l’autre, et, en tout cas, de dépasser la vraisemblance. Dans cette confusion des apparences mensongères avec la vérité comme des œufs de cire avec les œufs véritables, il ne restait plus que des rêves succédant à des rêves. Voilà ce qu’il faisait, et même pire. Cependant sa parole captivait, enchaînait les esprits. Tantôt il avait l’air de dérober en cachette, tantôt il se montrait franc voleur ; mais, par ruse ou par force, il s’emparait de ceux qui étaient le mieux préparés à lui résister. Aussi sa doctrine triomphait-elle complètement ; personne ne pouvait lui tenir tête ; car ses adversaires étaient loin de posséder son éloquence. Par exemple, Antipater, son contemporain, songeait bien à le combattre par écrit ; mais jamais il ne s’aventura en public aux conférences que Carnéade donnait chaque jour ; ni dans les controverses d’école, ni dans les entretiens familiers, personne ne l’entendit jamais faire un discours, ni souffler un mot. Il s’étendait en réfutations écrites ; caché dans un coin, il laissa pour la postérité des livres qui, sans force aujourd’hui, l’étaient bien plus encore autrefois en face d’un homme comme Carnéade, dont le talent était manifestement extraordinaire, et d’ailleurs tenu pour tel par les hommes de son temps. »

On sent assez par là quelle impression Carnéade produisait sur un auditoire grec. A priori, il ne s’ensuit pas forcément qu’il doive retrouver à Rome le même accueil ; or c’est pourtant ce qui arrive. Plutarque nous fournit à cet égard des détails très précis. Après avoir parlé en général du succès de l’ambassade athénienne, il ajoute : « Surtout le charme de Carnéade, qui agissait si fortement, et dont la réputation égalait la force, conquit nombre de personnages haut placés et d’esprit cultivé ; ce fut comme un vent qui remplit la ville de bruit. On répétait qu’un Grec étonnamment doué séduisait et domptait tous les hommes, et que, les arrachant aux autres plaisirs et aux autres occupations, il les enthousiasmait pour la philosophie. Les Romains en étaient ravis, et voyaient avec plaisir leurs enfants se former à l’éducation grecque et s’attacher à des hommes aussi admirés. » Les conférences organisées par les ambassadeurs en attendant leur audience ne pouvaient donc pas mieux réussir.

En outre, lorsqu’ils doivent paraître devant le Sénat, un citoyen considérable, C. Acilius, sollicite et recherche avec beaucoup d’empressement l’honneur de leur servir d’interprète pour leurs premiers discours. La cause une fois plaidée, les sénateurs, eux aussi, se sentent entraînés malgré eux : « Les Athéniens, s’écrient-ils, nous ont envoyé des députés, non pour nous persuader, mais pour nous contraindre de faire ce qu’ils veulent. » Bref, on est si bien ébloui à Rome par la dialectique de ces hommes, et par celle de Carnéade en particulier, que Lucilius, vers la fin du siècle, mettant en scène dans une de ses satires une discussion au sein du conseil des dieux, fait dire plaisamment à Neptune : « Il n’y aurait pas moyen d’en sortir, même si l’Enfer nous rendait Carnéade en personne. » Enfin, avec le temps, le souvenir de cette prestigieuse éloquence ne s’affaiblira pas ; mais on oubliera tout à fait le sujet de l’ambassade : Cicéron, qui parle si souvent de Carnéade, n’est déjà plus bien certain qu’en 155 il était question de l’affaire d’Oropos ; il doit recourir, pour s’en assurer, à l’érudition de son ami Atticus.

A la vérité, Carnéade et ses collègues n’étaient pas sans rencontrer aucun adversaire parmi les Romains. Le vieux Caton, comme les autres, était allé les écouter. Même quand tester leurs théories, prises en elles-mêmes, ne lui déplaisaient pas,[42] il s’affligeait déjà de voir l’amour des lettres se glisser dans Rome. La rhétorique, comme la philosophie, lui avait toujours été suspecte ;[43] il craignait donc que la jeunesse, portant son ardeur de ce côté, ne préférât la gloire de l’éloquence à celle des belles actions ou de la guerre. Mais, lorsqu’il les eut entendus soutenir l’une après l’autre des opinions opposées et confondre à dessein la vérité et l’erreur, il n’eut plus de cesse avant de les avoir obligés à quitter Rome. Il se rend au Sénat, il reproche aux magistrats de retenir si longtemps sans nécessité des hommes capables de persuader aisément tout ce qui leur plaît. « Il faut, dit-il, prendre au plus vite une décision à leur sujet et la mettre aux voix, afin qu’ils retournent dans leurs écoles disserter avec les enfants des Grecs, et que les jeunes Romains obéissent, comme par le passé, aux lois et aux magistrats. »

Caton, à n’en pas douter, avait raison dans la circonstance. En effet dira-t-on, pour la défense de Carnéade, que si, par rivalité vis-à-vis des stoïciens, il bouleversait tout en public, par contre, avec ses amis, dans le secret de l’intimité, il convenait des mêmes choses que tout le monde et en proclamait hautement la réalité[44] ? mais alors, comme sa réputation lui vient uniquement de ses discours publics, il se livrait là, par vanité, à un jeu d’esprit bien étrange. On a soutenu également qu’il n’était pas mauvais de résister au dogmatisme trop absolu des autres écoles philosophiques, et que, sauf en mathématiques, il importe de savoir douter.[45] Il n’en faut pas moins reconnaître que la Nouvelle Académie tombait souvent dans des excès ridicules.

Polybe incidemment nous la montre accumulant mille subtilités pour amener ses adversaires à ne plus savoir si d’Athènes il ne serait pas possible de sentir l’odeur des œufs cuits à Ephèse, ou si, au moment où l’on discute de telles questions dans l’Académie, on n’est pas chez soi parlant d’autres choses. Il n’attribue, il est vrai, qu’à certains Académiciens de telles billevesées ; mais son jugement général sur leur école reste sévère. « Par leur amour extrême du sophisme, ils ont tellement décrié l’ensemble de leur secte que, posés par eux, les problèmes les plus légitimes inspirent partout la défiance. De la sorte, d’abord ils manquent leur but ; ensuite ils ont répandu dans la jeunesse la manie de ne plus accorder aucune attention aux questions de morale et de politique, qui seules ont un intérêt pratique en philosophie ; leur vie se passe à poursuivre la vaine gloire de trouver des raisonnements inutiles et paradoxaux. » Si Polybe condamne avec cette vivacité les tendances de la Nouvelle Académie, les Romains, dans le même temps, ne devaient-ils pas s’en effrayer encore bien davantage ? Les Grecs en effet étaient gens de culture avancée, depuis longtemps accoutumés aux artifices de la rhétorique, et qui d’ailleurs, contents d’avoir fait preuve d’ingéniosité, s’en tenaient volontiers à la pure spéculation. Les Romains au contraire, plus grossiers, sont malhabiles à distinguer la limite où finit la vérité et où commence l’erreur ; avec cela, ils sont portés par nature à chercher en toutes choses les applications pratiques. Or les leçons de Carnéade sont éminemment propres à les amener très vite au scepticisme absolu. Cicéron, au début des Lois, est bien obligé de le reconnaître. Il se propose de rechercher quels sont les principes du droit : « pour la Nouvelle Académie d’Arcésilas et de Carnéade, perturbatrice de toute notre philosophie, implorons, écrit-il, son silence ; car, si elle se précipitait sur ce qui nous semble ici construit et arrangé avec assez d’art, elle y causerait trop de ravages ».

C’était fort juste. Carnéade, pour ne parler que de lui, sapait toutes les écoles en en découvrant les côtés faibles : il ruinait la religion, en montrant que la preuve la plus accessible de l’existence des dieux, le consentement universel, est sujette à mille illusions ; le culte, en prouvant que, si on admet certaines divinités, il en faut également admettre beaucoup d’autres, et de ridicules ; les oracles, en leur opposant la nécessité de sauvegarder la liberté avec la responsabilité humaine ; la morale même, en soutenant victorieusement des causes contradictoires, comme, à un jour d’intervalle, l’éloge et la critique de la justice. Pour toutes ces raisons, il devait donc, semble-t-il, rencontrer à Rome de vives résistances ; c’est un fait assez caractéristique que Caton seul, ou presque seul, ait senti le danger d’un tel enseignement.

Du reste, il ne s’agit pas là d’un triomphe fortuit, dû seulement à des circonstances spéciales ou à la présence d’un aussi un excellent homme extraordinaire. Dans plusieurs écoles philosophiques nous voyons se constituer à Rome de véritables dynasties : maîtres et disciples, les uns après les autres, obtiennent un excellent accueil. Ainsi, pour l’Académie, Clitomaque, qui dédiera deux de ses livres au poète Lucilius et au consul L. Censorinus, est l’ami et le successeur de Carnéade ; de même, parmi les stoïciens, Panætius est un élève de Cratès de Mallos.

Le plus beau triomphe est pour les stoïciens. Précédemment, en parlant de Scipion Émilien, nous avons déjà eu l’occasion de constater autour de lui le succès de cette école : Lælius, en particulier, a suivi les leçons de Diogène, le collègue de Carnéade, et ensuite celles de Panætius ; presque tous leurs intimes ont plus ou moins goûté à ces doctrines. Une amusante anecdote nous montre qu’ils n’étaient pas les seuls. Au moment de l’ambassade de 155, pendant que Carnéade et les autres députés attendent au Capitole l’audience du Sénat, le préteur A. Postumius Albinus, choqué sans doute d’un manque d’égards de la part de ces étrangers, lance cette pointe à Carnéade : « Ainsi, Carnéade, tu ne me regardes pas comme un préteur, parce que je ne suis pas un sage ; Rome ne te semble pas une ville, ni les Romains des citoyens. » La plaisanterie se trompait d’adresse ; mais du moins elle nous prouve que, tout en s’en moquant, on connaissait alors à Rome les paradoxes stoïciens. Bien mieux : il va se rencontrer des Romains qui, même au détriment de leurs intérêts, voudront appliquer à la lettre les maximes de leur philosophie. Ainsi Q. Ælius Tubero, non content de se refuser à lui-même toute vaisselle d’argent, prétendra, à l’occasion des funérailles de Scipion-Émilien, en 129, préparer avec une simplicité antique le repas offert au peuple ; il s’attirera par là un échec, le jour où il se présentera à la préture. De son côté, Q. Rutilius Rufus, vers 92, se laissera condamner à l’exil plutôt que de s’abaisser, ayant pour lui la justice de sa cause, aux procédés ordinaires des avocats.

Voilà donc à Rome de parfaits stoïciens. Chose plus remarquable encore, sans sortir du iie siècle, il s’y trouvera aussi des épicuriens, comme ce T. Albucius qui, élevé à Athènes, y devint, nous dit Cicéron, un épicurien accompli. A vrai dire, il ne laissera pas, dans son âge mûr, de briguer les honneurs, ce qui ne s’accorde guère avec les maximes d’Épicure : il sera préteur, puis propréteur en Sardaigne. Mais, quand ses concussions l’auront fait condamner à l’exil, en 103, il se retirera de nouveau à Athènes, et il en reviendra avec plaisir à ses premières études.[46]

Bref, malgré l’édit de 161, la grammaire et la philosophie de prennent en Italie une importance toujours croissante. Nous avons essayé d’en saisir le progrès au moment même ou il s’effectuait ; pour achever de nous en rendre compte, il suffit maintenant d’indiquer rapidement quelques-uns des résultats qui ne tardent pas à en découler. Les leçons de Cratès de Mallos, avons-nous dit, ont été fort goûtées ; peu après, sans parler d’essais plus ou moins heureux, la philologie latine se constitue vraiment avec le chevalier L. Ælius Præconinus Stilo, le prédécesseur de Varron, qui étudie et commente toute la vieille littérature latine, depuis les chants des Saliens et la loi des XII Tables jusqu’aux comédies de Plaute.[47]

Le droit lui-même, chose essentiellement romaine, n’est pas sans subir l’influence de la Grèce. Au début du iie siècle, Sex. Ælius Pætus Catus, dans son livre intitulé Tripertita, n’avait guère fait autre chose qu’un catalogue : il avait revu le texte de la loi des XII Tables, en y ajoutant, à titre de commentaire, les interprétations et les règles de procédure généralement observées. A la fin du siècle, on éprouve le besoin de classer d’une manière plus philosophique les données qu’on s’est borné jusque là à accumuler. Le grand pontife Q. Mucius Scævola s’efforce donc de grouper par genres et par espèces, en dix-huit livres, toute la matière du droit civil : c’était le premier travail de cette nature ; et il publie en outre un livre entier de définitions (Compendium, liber singularis orwn) dont l’idée seule révèle assez la marque de la dialectique hellénique.

La religion, on le pense bien, se ressent aussi du développement de la philosophie. Quels sont alors en effet les Grecs qui ont le plus de crédit auprès de la haute société romaine ? C’est Polybe, et c’est Panætius. Or Panætius est précisément, de tous les stoïciens, le seul qui n’essaie pas de concilier ses doctrines avec les religions populaires : par exemple, sans aller jusqu’à la négation absolue, il exprime des doutes fort hardis sur la légitimité de l’art des haruspices, des auspices, des oracles, des rêves, des prophéties.

Quant à Polybe, jamais peut-être auteur ancien n’a autant restreint le rôle de la Providence dans les affaires humaines. D’après lui l’histoire doit être pragmatique, c’est-à-dire bornée exclusivement à la connaissance précise des faits ; elle se suffit à elle-même pour tout expliquer, et elle ne se tirera pas d’embarras en faisant intervenir les dieux ou les fils des dieux. « Qu’on attribue, si l’on veut, écrit-il, à la divinité et au hasard les choses dont il est impossible ou difficile pour l’esprit humain de saisir les causes, orages, pluies torrentielles, sécheresses, froids, disettes, pestes, etc.. Il est naturel, dans toutes ces conjonctures, de suivre l’opinion commune, faute d’e mieux, de se livrer à des prières ou à des sacrifices pour apaiser les dieux, d’envoyer consulter les oracles sur ce qu’il convient de dire ou de faire pour hâter la fin de ces fléaux. Mais, quand on peut trouver l’origine et la raison d’un événement, il me paraît déplacé d’en rapporter l’origine à la divinité. » D’un bout à l’autre de son livre, il reste fidèle à ces principes ; et, lorsqu’il est amené à parler de la religion romaine, on sait aussi comment il la juge : il l’admire beaucoup ; seulement il n’y veut voir qu’une invention ingénieuse de l’aristocratie en vue de contenir plus aisément le peuple.

Avant qu’il soit bien longtemps, l’effet de toutes ces théories se révélera à Rome : le grand pontife Scœvola (consul en 95) distinguera trois espèces différentes de théodicées, à l’usage des poètes, des philosophes ou de l’Etat ; un autre pontife, C. Aurelius Cotta (consul en 75), aura deux opinions sur l’existence des dieux, selon qu’il parle en public ou dans l’intimité ; Cicéron, malgré son titre d’augure et ses deux livres consacrés à la divination, ne croira pas beaucoup à l’efficacité de son art. On reconnaît là le fruit des leçons de Polybe et de Panætius. Celles de Carnéade ne seront pas perdues davantage : le célèbre Académicien s’était élevé avec force contre la déification en masse de toutes sortes d’abstractions ou de héros plus ou moins contestables : en 74, les publicains de Grèce se souviendront de ses arguments ; et, comme la loi leur interdit de rien percevoir sur les domaines sacrés, ils nieront, par exemple, la divinité d’Amphiaraos et de Trophonios.[48]

Ces faits, il est vrai, nous transportent au ier siècle ; mais, sans aller si loin, Lucilius, disciple lui aussi de la philosophie grecque,[49] tout en raillant les excès de l’hellénisme, n’épargne pas beaucoup le culte national et ses pratiquants. « Les Lamies terrifiantes, inventions des Faunes et des Numa Pompilius, voilà, écrit-il, ce qu’ils craignent ; voilà ce qu’ils posent en interprètes de l’avenir. Ils ressemblent aux petits enfants, qui croient vivantes toutes les statues de bronze, et qui les prennent pour des hommes ; comme eux, ils voient des réalités où il n’y a que fictions, et supposent une âme habitant sous ces formes d’airain. Décor de peintres que tout cela ! nulle vérité, pure chimère ! » Ailleurs, il se moque des formules monotones du culte : « Tous, fait-il dire à un dieu, qu’il s’agisse du père excellent des immortels, de Neptune, de Liber, de Saturne, de Mars, de Janus ou de Quirinus, tous jusqu’au dernier nous sommes vénérables : c’est l’épithète qu’on nous donne ». Et, plus tôt encore, les philosophes, à Rome, n’ont-ils pas commencé à soutenir que l’âme périt avec le corps, et que rien ne subsiste après la mort ?

Enfin l’action de la philosophie grecque pénètre également dans la politique. En effet, avec Panætius, le stoïcisme cesse d’être surtout spéculatif : il s’occupe de l’organisation pratique des peuples et des cités. Lælius prend beaucoup d’intérêt à cet ordre d’études ; Scipion Émilien a, sur les mêmes sujets, de fréquents entretiens avec Panætius et avec Polybe, et il se plaît ensuite à y réfléchir. On peut croire que des discussions de ce genre ne restaient pas sans effet sur le développement de ses idées.

En tout cas, les anciens s’accordaient assez bien à attribuer, dans les réformes tentées par Tib. Gracchus, une certaine part à la présence auprès de lui du rhéteur Diophane de Mytilène et du philosophe Blossius de Cumes. Ce n’était certes pas là l’unique cause d’une si grave tentative : avant tout, elle s’inspirait de la situation même de l’Italie, où l’ex tension illimitée de la grande propriété augmentait plus que jamais la misère des petites gens, des appels du peuple à Tibérius, des exhortations de sa mère Cornélie, des encouragements d’un certain nombre de hauts personnages ; mais enfin, disait-on, Diophane et Blossius, avec leur zèle outré et leurs idées trop arrêtées, avaient contribué à précipiter les événements dès que Tibérius était parvenu au tribunat. Si cette tradition est exacte, la philosophie, en ouvrant l’ère des grandes luttes qui vont remplir le dernier siècle de la République, aurait eu plus d’effet à Rome qu’elle n’en eut jamais en Grèce sur les événements politiques.

Dans ces conditions, l’hellénisme, bien entendu, doit continuer aussi à faire sentir son influence au théâtre. Jadis, on se le rappelle, Plaute, afin de se concilier la faveur de son public, avait soin de l’assurer que ses pièces étaient grecques, et surtout d’origine attique. Depuis lors, en vain la littérature latine a-t-elle eu le temps de s’affranchir d’une fidélité excessive dans l’imitation : Térence, dans ses prologues, est encore obligé de se défendre, non pas, comme nous pourrions le croire, d’avoir suivi ses modèles de trop près, mais au contraire d’avoir fait preuve d’une indépendance intolérable.

On connaît à ce sujet ses discussions avec Luscius de Lanuvium. Celui-ci, « le vieux poète malintentionné », comme il l’appelle, lui adresse, entre autres, deux reproches. D’abord, tenant pour la première qualité d’un auteur dramatique l’exactitude dans la traduction, et sacrifiant pour son compte à cette préoccupation l’élégance et la facilité du style, il voudrait, malgré l’exemple de Nævius, d’Ennius et de Plaute, empêcher Térence de contaminer, c’est-à-dire de combiner dans une seule pièce des éléments tirés de plusieurs comédies grecques. Ensuite il s’empresse de crier au voleur, quand il retrouve chez son rival des scènes ou des personnages qui figurent déjà dans les comiques antérieurs. Le second grief paraît de beaucoup le plus grave à Térence ; car il se défend avec énergie d’avoir pillé ses prédécesseurs : les ressemblances entre leurs œuvres et les siennes sont, assure-t-il, fortuites et involontaires ; et, s’il puise sciemment à une pièce déjà utilisée par Plaute, il ne manque pas de remarquer qu’il ne lui emprunte que des incidents laissés de coté par ce dernier.

On n’admettait donc pas à Rome le plagiat par un poète latin d’un autre poète latin ; mais, pour ce qui est des Grecs, la chose est toute différente. Là Térence ne se croit plus obligé d’accorder à Luscius la moindre concession : il parle d’une scène de Diphile transportée mot pour mot dans les Adelphes ; et il ose même écrire : « Les malveillants répandent le bruit que j’ai pris beaucoup de pièces grecques pour en tirer un petit nombre de latines ; je ne le nie pas, et, loin d’en avoir regret, je veux continuer de même. » En fait, son théâtre est plus grec encore que celui de Plaute : parmi les auteurs de la comédie nouvelle, il s’attache de préférence au plus délicat de tous, à Ménandre ; et, si la plèbe est incapable de s’intéresser à de telles œuvres, du moins doit-il trouver à Rome un public assez nombreux qui goûte et qui connaît Ménandre, puisque, dans un de ses prologues, celui de l’Heautontimorumenos, il n’a même pas besoin de le désigner par son nom comme son modèle : « La pièce, je vous l’ai montré, est nouvelle ; je vous en ai indiqué la nature ; quant à l’auteur et à l’original grec, je vous les nommerais, si je n’étais persuadé que vous le savez presque tous. »

D’ailleurs Térence ne constitue nullement alors une exception : tout le théâtre latin continue, comme à l’origine, à s’inspirer de fort près de la Grèce. Cela est vrai non seulement pour les palliatæ mais aussi pour les tragédies et les comédies à sujet romain. Plus tard, quand l’atellane et le mime seront devenus des genres littéraires, Rome possédera bien une façon de théâtre national ; mais il faut descendre pour cela au temps de Sylla et de César. En attendant, prætextæ et togatæ ont beau tirer de l’histoire ou des habitudes romaines leurs titres, leurs sujets, et le costume de leurs acteurs, au fond elles n’arrivent pas à s’affranchir de la tyrannie des modèles grecs. De là le jugement passablement ironique d’Horace sur Afranius, le principal représentant de la comédie togata à la fin du iie siècle : « sa toge aurait bien convenu à Ménandre ». Et qu’on n’y voie pas simplement un trait d’esprit, une boutade sans portée d’un ennemi de la vieille littérature : Afranius lui-même, dans un de ses prologues, affirme sa parenté avec Ménandre et avec Térence : « Je l’avoue, répond-il à ceux qui lui reprochent ses emprunts à Ménandre, je lui ai pris beaucoup, et non seulement à lui, mais à tous ceux qui m’offraient des traits à ma convenance, même aux Latins ; j’ai pensé que je ne pouvais mieux faire. » Et, un peu plus loin, il ajoute : « Qui donc peut-on comparer à Térence ? tout ce qu’il dit est de la dernière finesse. »

Assurément l’hellénisme n’est pas sans produire à Rome d’heureux effets. Peu à peu il introduit, chez un peuple d’un naturel assez âpre, des idées plus douces et plus humaines, dont celui-ci ne se serait pas avisé par lui-même. Déjà, dans l’Asinaire de Plaute, l’esclave Léonide osait répondre non pas à son maître, il est vrai, mais du moins à un personnage d’une situation supérieure à la sienne, à un marchand : « Tu te permettrais des impertinences envers les autres, et il ne serait pas permis de t’en dire ! je suis un homme, tout comme toi. » Maintenant Térence porte sur la scène cette belle maxime de philanthropie : « Je suis homme ; rien de ce qui intéresse les hommes ne saurait m’être indifférent » ; et Lucilius honore un de ses serviteurs de cette épitaphe : « Un esclave fidèle à son maître, et qui n’a jamais refusé un service à personne, le soutien de Lucilius, Métrophane, est enfermé ici. » Tout cela est le signe d’un progrès appréciable dans une société qui posait, comme axiomes de droit, des formules telles que : Servus res est, non persona. Mais, en face des beaux côtés de l’hellénisme, il ne faut pas nous en dissimuler les excès : ils sont d’autant plus intéressants à relever pour nous qu’ils contribuent, pour leur part, à nous prouver son triomphe.

L’accueil obtenu par Polybe ou par Panætius auprès de l’aristocratie, l’enthousiasme général suscité par les leçons d’un Cratès ou d’un Carnéade nous ont déjà montré combien il y avait alors à Rome de gens capables d’entendre et de parler le grec couramment. Avec la langue, on étudie aussi la littérature de la Grèce. Témoin le nombre des collaborateurs qu’on a pu prêter à Térence. Même en dehors de Scipion et de Lælius, les critiques ont plusieurs autres noms à proposer : Q. Fabius Labeo, M. Popilius Lænas, tous deux consulaires et poètes, C. Sulpicius Gallus, à la fois versé en astronomie et en littérature. Les hommes, on le voit, ne manquent pas, qu’on suppose capables de comprendre Ménandre et de l’adapter à la scène latine.

Il y a plus : on ne se contente pas, à Rome, de savoir le grec pour s’en servir à l’occasion ; on tient à faire parade de ses connaissances. Tib. Sempronius Gracchus, le père des Gracques, au cours d’une de ses ambassades en Orient, par conséquent en 165 ou en 162, a l’occasion de prononcer à Rhodes un discours en grec : il prend soin ensuite de le publier. P. Licinius Crassus Dives Mucianus, le consul qui sera chargé de combattre Aristonicos, en 131, et qui périra dans cette expédition, connaît à fond le grec et ses dialectes : il s’amuse, à son tribunal, quand il juge les alliés d’Asie, à rendre ses sentences dans le dialecte même où chaque requête lui a été présentée. Un peu plus tard, T. Albucius, le Romain qui vit à Athènes en Epicurien, affecte d’être devenu tout à fait Grec ; il s’attire par là les railleries du préteur Q. Scævola, de passage à Athènes en 121. La scène nous est racontée par Lucilius, qui place ces paroles dans la bouche de Scævola : « Tu as préféré, Albucius, être appelé Grec plutôt que Romain et Sabin, compatriote des centurions Pontius et Tritannus, citoyens éminents, les premiers de leur cité, et qui ont porté les aigles. Eh bien, soit ; moi, préteur romain, je te salue en grec à Athènes, selon ton désir, quand tu m’abordes : Caire, dis-je, Titus ; mes licteurs, mon état-major, ma cohorte, tout le monde te dit : Caire, Titus. Depuis ce temps, Albucius est mon ennemi public, mon ennemi privé. »

Dans un autre passage, très probablement de la même satire, Lucilius fait encore lancer par Scævola cette pointe à Albucius : « Que les mots, chez toi, sont joliment disposés tous comme les petits cubes d’une mosaïque ! on y sent l’art d’un carrelage, d’une marqueterie mouchetée. » Mais, pour son compte, Lucilius n’échappe pas à la même manie ; et Horace raille fort ceux qui l’admirent pour avoir introduit des mots grecs dans ses poésies latines, et qui prétendent trouver là un charme de plus, comme s’il avait uni le bouquet du Falerne à celui du Chio.

Enfin il y a des Romains qui publient des livres entiers en grec. Nous avons déjà cité plus haut l’exemple d’A. Postumius Albinus : sans être bien sûr de la correction de son style, il avait voulu écrire dans cette langue un poème et une histoire ; il réclamait donc dans sa préface l’indulgence du lecteur pour ses barbarismes, ce qui lui valut les moqueries bien méritées de Caton.[50] Un de ses contemporains, C. Acilius Glabrio, le personnage qui, en 155, sollicite avec tant de zèle l’honneur de servir d’interprète dans le Sénat à Carnéade et à ses collègues, compose aussi en grec une histoire, qui est ensuite traduite en latin par un certain Claudius et utilisée par Tite-Live sous cette nouvelle forme.[51] Plus tard encore, à l’époque de l’enfance de Cicéron, c’est-à-dire dans les premières années du ier siècle, un ancien préteur, Cn. Aufidius, donne lui aussi une histoire en grec ; et P. Rutilius Rufus, pendant son exil à Smyrne, rédige en grec ses mémoires. Sans doute, dans le même temps, d’autres écrivent en latin, comme L. Cassius Hemina, L. Calpurnius Piso Frugi, C. Sempronius Tudi-tanus, C. Fannius Strabo, L. Cælius Antipater, etc. ; mais il n’en est pas moins remarquable qu’à pareille date, après les Origines de Caton, l’idiome national ne soit pas employé par tout le monde.

D’ailleurs l’hellénisme maintenant a si profondément pénétré les Romains que plus d’une fois, même dans la vie politique, pour rendre leur pensée il leur arrive spontanément d’emprunter un vers ou une phrase à un auteur grec. Ainsi, en 150, une grande bataille s’engage entre Massinissa et les troupes carthaginoises commandées par Hasdrubal ; plus de 110.000 hommes sont aux prises. Scipion Émilien, tribun militaire à l’armée d’Espagne, mais en mission à ce moment en Afrique où il vient demander des éléphants aux Numides, assiste à la mêlée du haut d’une colline ; ce spectacle lui rappelle les combats de l’Iliade, et il compare sa situation à celle de Zeus ou de Poséidon, contemplant, l’un de l’Ida, l’autre de Samothrace, la lutte des Grecs et des Troyens. Quelques années après, en 146, il prend Carthage ; sur l’ordre du Sénat, il y met le feu et la détruit de fond en comble. Alors, devant son œuvre, il demeure longtemps pensif ; il songe aux vicissitudes des empires les plus florissants ; et, pour traduire ses craintes, c’est un passage de l’Iliade qui se présente à son esprit, celui où Hector, encore plein de force cependant, songe aux menaces de l’avenir. « Oui, je le sais, mon cœur, ma raison me le disent ; un jour viendra où périront la puissante Ilion, et Priam, et le peuple du valeureux Priam. » De même, en 133, lorsque devant Numance il apprend la mort de son beau-frère Tib. Gracchus, il recourt à une citation d’Homère pour laisser entendre son sentiment sur un événement si tragique : comme Athéna convenait devant Zeus de la justice du châtiment infligé à Egisthe, « Ainsi périsse, s’écrie Scipion, quiconque tiendrait une semblable conduite ! »

Objectera-t-on qu’il n’y a rien là de surprenant de la part d’un philhellène tel que Scipion ? Mais Caton, lui aussi, aime les allusions à la littérature grecque. Dans un âge assez avancé, il lui vient la fantaisie de se remarier, et dans des conditions peu honorables, avec la fille d’un de ses clients. Son fils le prie de lui expliquer quels motifs de plaintes il lui a donnés pour se voir ainsi imposer une belle-mère ; Caton se tire d’affaires par une réminiscence. « Pas de mauvaises paroles, mon fils, réplique-t-il d’un ton sévère ; je trouve bien tout ce que tu fais, je ne t’adresse aucun blâme ; mais je désire avoir autour de moi plusieurs enfants et laisser à la patrie plusieurs citoyens tels que toi. » C’est la réponse que Pisistrate avait faite dans une situation semblable, au moment d’épouser en secondes noces Timonassa d’Argos.

Autre exemple : en 150, Polybe décide Caton à soutenir devant le Sénat la cause de la libération des internés achéens. Ce premier point obtenu, il essaie de l’amener à leur faire garantir en outre, dans leur pays, le rétablissement de leurs anciennes dignités. Caton, non sans finesse, se borne à lui répondre, en songeant sans doute à quelque drame satyrique inspiré de l’Odyssée : « Polybe fait comme Ulysse ; il veut revenir dans l’antre du Cyclope, pour chercher son bonnet et sa ceinture qu’il y a oubliés. » Et en 149, l’année de sa mort, alors que le siège de Carthage est commencé, que les commandants en chef de l’armée et de la flotte, M. Manilius et L. Censorinus, n’éprouvent que des échecs, et que Scipion Émilien, encore simple tribun militaire, est seul à se couvrir de gloire, Caton à ceux qui lui demandent son avis sur le jeune capitaine se contente de dire : « Seul il est sage ; les autres ne sont que des ombres voltigeantes ». C’est le vers par lequel Circé peignait à Ulysse la supériorité de Tirésias sur les autres devins.

Voilà donc Caton, le grand promoteur de la campagne anti-hellénique, cédant à la mode comme la plupart de ses compatriotes. Lui-même d’ailleurs n’était pas sans avoir conscience de la transformation qui s’accomplissait autour de lui : « Il est pénible, déclarait-il dans son dernier discours, après avoir vécu parmi les hommes d’une génération, d’avoir à se défendre devant ceux d’une autre. » Mais non seulement il a été incapable d’empêcher le progrès de la civilisation grecque à Rome ; pour son propre compte il n’a pas su rester fidèle jusqu’au bout aux principes qu’il posait, trente ou quarante ans auparavant, avec la rigueur et l’âpreté que l’on sait.

Dans les chapitres précédents, nous avons déjà incidemment relevé plusieurs de ses contradictions. Par exemple, en dépit des prescriptions formelles de la loi Claudia, il tirait de gros bénéfices du commerce maritime ; tout en s’indignant contre la décadence de la religion, il lui arrivait d’exprimer en public son étonnement de ce que deux haruspices pussent se regarder sans rire ; il aurait tenu pour un crime d’abandonner à un Grec l’éducation de son fils, mais il avait chez lui un esclave grammairien qu’il chargeait, moyennant un salaire perçu à son profit, d’instruire les enfants des autres ; enfin, malgré ses railleries contre l’hellénisme et contre ceux qui s’y adonnaient, dès sa jeunesse il suivait à Tarente les leçons du pythagoricien Néarque. Plus il avance en âge, plus les illogismes de ce genre se multiplient dans sa conduite.

Ainsi, à soixante-dix ans encore, il était fier de vanter la simplicité de sa maison. Mais, un peu plus tard, même à la campagne, il se met à inviter ses voisins à sa table : avec eux il se livre à la joie ; on fait assez bonne chère ; et, après le repas, si un plat a été mal préparé ou mal servi, l’esclave coupable de cette faute est fouetté à coups de courroie. Bien mieux, au point de vue des mœurs, Caton, l’austère Caton, donne l’exemple du scandale. Dans sa maison, où il loge son fils et sa bru, il entretient, malgré son âge, avec une jeune esclave un commerce qui ne tarde pas à se découvrir ; et, pour venger sa maîtresse du mépris de son fils, il n’a pas honte de contracter un second mariage indigne de lui. Dans un autre ordre d’idées, nous l’avons vu demander la fermeture des mines d’or et d’argent en Macédoine, et empêcher une déclaration de guerre à la république de Rhodes, en songeant qu’un développement excessif de puissance et de richesse serait avant peu funeste à Rome même ; maintenant, en dépit des sages objections de Scipion Nasica, il réclame avec une insistance infatigable la ruine totale de Carthage.

Chose assez curieuse aussi, il aime à se poser en gentilhomme campagnard, attaché à sa terre de la Sabine ; mais, tandis que le vrai paysan, d’après les traditions antiques, ne vient à la ville que tous les huit jours, aux nundinæ, pour vendre ses produits et pour voter, Caton demeure à la ville, et ne va à la campagne que pour ses affaires. De même il proclame volontiers l’éloge de l’agriculture : « Nos ancêtres, écrit-il, quand ils voulaient louer un bon citoyen, lui donnaient les titres de bon cultivateur et de bon fermier ; ces mots représentaient pour eux le dernier terme de la louange.

C’est parmi les agriculteurs que naissent les meilleurs citoyens et les soldats les plus courageux, et que les bénéfices sont le plus honorables. » Mais ce beau zèle pour l’agriculture n’avait pour base que l’intérêt : quand il s’aperçoit qu’il y a moyen de gagner autrement plus d’argent, il se met à acheter des étangs, des eaux thermales, des emplacements utilisables pour les foulons, des terrains produisant d’eux-mêmes des pâturages et des bois, c’est-à-dire à pratiquer le système de la grande propriété qui ruine le petit peuple, et dont l’extension va être une des causes des guerres civiles.

Enfin, tout en disant beaucoup de mal de la littérature, tout en prenant un plaisir manifeste à rappeler le temps où l’on confondait sous le même nom poètes et vagabonds, c’est lui qui amène Ennius à Rome ; et personnellement il porte très loin l’amour-propre d’auteur, puisque, non content d’écrire une histoire, il y insère ses propres discours contre l’usage de l’époque, et qu’il publie même sa correspondance avec son fils.

Bref, qu’il s’agisse des conditions de la vie privée, de la politique extérieure ou intérieure, ou du développement de l’esprit littéraire à Rome, Caton arrive à contracter des goûts opposés à ceux qu’il avait manifestés pendant la plus grande partie de sa vie, et où, directement ou indirectement, se révèle toujours l’influence grecque. On ne pourrait, pour cette dernière, souhaiter une preuve plus éloquente de son succès.

 

III

Cependant si, en somme, la réaction tentée par Caton a échoué, ne suscite plus l’hellénisme n’a pas reconquis, vers 146, la faveur merveilleuse dont il jouissait, ou dont il paraissait près de jouir, vers 196. Au temps de Flamininus, l’enthousiasme était général à Rome : gouvernement, aristocratie, plèbe, tout le monde se prenait d’une belle passion pour les nouveautés importées de la Grèce, et pour la race qui avait produit les multiples chefs-d’œuvre dont on avait soudain la révélation. Maintenant, lors même que le vieux Caton s’est éteint en 149, le souvenir de la campagne menée par lui si longtemps ne disparaît pas entièrement. Une autorité considérable demeure attachée à son nom ; et, comme le peuple, après sa censure, lui a voté une statue en récompense du zèle qu’il a déployé pour réformer les mœurs, le Sénat aussi, après sa mort, tient à placer son buste dans la salle de ses délibérations. C’est là qu’on vient le prendre à chaque solennité que doit célébrer la gens Porcia ; mais le Sénat, on signe de reconnaissance, ne veut pour ainsi dire pas se séparer d’un sénateur qui lui paraît avoir été « très utile à la République, riche de toutes les vertus, et redevable de sa grandeur à son mérite, non aux faveurs de la fortune ».

Sans doute de cet hommage, fort honorable pour Caton, on aurait tort de conclure à la volonté chez ses anciens collègues de rester fidèles à ses principes. Pourtant, ne l’oublions pas, de 167 à 146 plusieurs mesures ont été prises officiellement contre l’hellénisme : en 161, la loi Fannia a essayé d’imposer de nouvelles limites au luxe de la table ; la même année, un arrêté d’expulsion a été rendu contre les philosophes et les rhéteurs ; en 155, Carnéade et ses collègues ont été renvoyés poliment en Grèce ; et, en 155 encore, Scipion Nasica s’est opposé à l’édification d’un théâtre permanent, et a fait démolir les constructions déjà commencées à cet effet. Tout cela en réalité n’aboutit pas à grand’chose ; mais enfin, de la part de l’Etat, il y a plutôt impuissance que faveur proprement dite vis-à-vis de l’hellénisme.

De même, considérons dans la noblesse les représentants les plus attitrés du philhellénisme, un Scipion ou un Lælius : eux non plus ne sont pas sans avoir avec Caton un certain nombre d’idées communes. Ainsi Scipion, nous l’avons vu, éprouve pour Caton une admiration, une tendresse particulières ; et d’autre part il est tenu par lui en très haute estime. Mais ils ne se bornent pas à un simple échange de relations amicales : la censure de Scipion, en 142, ressemble assez à celle de Caton, en 184. Eh effet Scipion commence par indiquer ses intentions à peu près dans les mêmes termes que Caton : « Je vous serai utile, à vous et à la République, annonce-t-il dans son discours au peuple, comme un collier garni de clous l’est à un chien. » Il a pour collègue Mummius, qui, de caractère mou et faible, au lieu de l’aider entrave son action : « Plût aux dieux, s’écrie-t-il en plein Sénat, que vous m’eussiez donné vraiment un collègue, ou que vous ne m’en eussiez pas donné. » Dans ses allocutions, il aime à mettre sa magistrature sous le patronage de Caton ; il rappelle volontiers, à titre d’exemples fort louables, des traits de sévérité de ce dernier, comme les condamnations prononcées contre deux citoyens, dont l’un s’était permis un jeu de mots, et l’autre un bâillement devant les censeurs.[52] Personnellement, il observe une très grande pureté de mœurs, fort éloignée de la dissolution si fréquente à son époque ; mais aussi il frappe d’une note cruelle les élégants du genre de P. Sulpicius Gallus. Ou encore, pour protester contre le relâchement de la discipline dans les armées, il dégrade un chevalier qui, pendant la guerre contre Carthage, organisant un banquet somptueux, y a fait servir un gâteau reproduisant la forme de la ville assiégée, et a invité ses amis à piller Carthage de fond en comble.

Lælius est également sur plus d’un point un conservateur. En politique, il s’est laissé décider sans beaucoup de peine par l’aristocratie à retirer le projet de loi par lequel, avant les Gracques, il songeait à remédier à la misère du peuple ; et, en religion, malgré ses études philosophiques, c’est à lui qu’on a recours pour défendre les vieilles institutions nationales. Quand, en 145, le tribun C. Licinius Crassus veut déférer au peuple l’élection des trois grands collèges sacerdotaux (pontifes, decemviri sacris faciundis, et augures), Lælius prononce de collegiis son discours le plus célèbre, — un discours d’or, selon l’expression de Cicéron, — et obtient, au moins provisoirement, le maintien de l’ancien mode de recrutement par voie de cooptation.

De son côté Lucilius, tout au raillant ce qu’il appelle les inventions des Faunes et des Numa Pompilius, ou la banalité des épithètes honorifiques attribuées aux dieux, n’écrit-il pas, pour donner une mauvaise impression de son temps : « Les revendications en justice, les cérémonies du culte, les présages, on ne respecte rien ici » ?

Voilà autant de traits que Caton n’aurait pas désapprouvés, et qui ne peuvent être négligés si l’on veut se faire une idée exacte de l’évolution du philhellénisme à Rome. A l’origine, on se montrait disposé à adopter en bloc l’ensemble de la civilisation grecque. Plus tard, Caton s’en est déclaré scandalisé ; et, frappé surtout de ses mauvais côtés, il a essayé d’en combattre à peu près indistinctement toutes les productions. A présent, on se rend compte qu’il y avait excès des deux parts. On comprend que ce serait folie de prétendre proscrire l’hellénisme ; toutefois on ne l’accepte pas sans restrictions. En allant au-devant de lui, on songe à l’endiguer : on veut bien lui permettre d’améliorer, d’humaniser les Romains, mais non d’en faire des contrefaçons de Grecs ; il fournira le complément, mais non l’essentiel de leur éducation.

Ces idées sont très nettement indiquées par Cicéron dans sa République. Vers le début, lorsqu’il pose son personnage de Scipion : « Ecoutez-moi, lui fait-il dire, comme un homme qui n’est ni tout à fait ignorant des choses grecques, ni disposé, en politique surtout, à les préférer à nos traditions : je suis un représentant du peuple qui porte la toge. La sollicitude de mon père m’a donné une éducation libérale ; je brûle depuis mon enfance du désir de m’instruire ; pourtant l’expérience et les enseignements domestiques m’ont formé bien plus que les livres ». Et ensuite, parlant en son propre nom, il écrit : « Quoi de plus admirable que d’unir la, pratique et l’usage des grandes choses à l’étude et à la connaissance des arts ? Que peut-on imaginer de plus parfait qu’un Scipion, un Lælius, un Philus, qui, pour ne rien négliger de ce qui porte à son comble la gloire des hommes illustres, ont joint aux traditions de leur famille et de leur patrie les enseignements étrangers inspirés de Socrate ? Celui donc qui a voulu et qui a pu allier les deux choses, j’entends se former également sur les maximes de nos ancêtres et aux lumières de la science, celui-là me paraît un homme accompli et digne de tous les éloges. »

Telle est la profession de foi des amateurs les plus éclairés de l’hellénisme : leur enthousiasme, s’il est plus raisonné, est plus mitigé aussi qu’à l’époque de Flamininus. Ce n’est pas tout : au chapitre précédent, nous nous sommes arrêtés assez longtemps à montrer comment une connaissance plus exacte du peuple et du caractère grec a été pour les Romains la source d’une désillusion fort sensible. Cette impression ne s’efface plus désormais : quelque ardeur qu’on apporte à copier la Grèce, on n’en garde pas moins pour elle un certain fond de mépris. De temps à autre, un mot jeté en passant suffit à nous le révéler.

En 150, nous avons vu Caton, au moment même où il prend la défense des otages achéens, les traiter assez dédaigneusement de « petits vieux Grecs ». Dans l’Andrienne, un brave homme, Simon, résume ainsi les occupations ordinaires de la jeunesse : « Presque tous les jeunes gens ont une passion : ils s’engouent pour les chevaux, pour les chiens de chasse ou pour les philosophes ». Encore Térence met-il la philosophie sur le même pied que les autres passe-temps. Lucilius ne lui en accorde pas tant : « A y bien réfléchir, mon manteau à capuchon, mon bidet, mon esclave, ma couverture, tout cela m’est plus utile qu’un philosophe. » Et l’on connaît aussi le mot du père de Cicéron : « Nos concitoyens ressemblent aux esclaves de Syrie : celui qui sait le mieux le grec est le plus coquin. »

Ce dédain, les Romains, avec plus ou moins de sincérité, affectent volontiers de le porter dans toutes les parties de la civilisation grecque. Ils commencent donc par rabaisser la culture intellectuelle dont les Grecs sont si fiers. « Admettons, disent-ils, qu’elle soit bonne à quelque chose ; elle peut servira aiguiser, à exciter l’esprit des jeunes gens, pour leur faciliter ensuite des études plus sérieuses ; mais c’est bien à tort qu’on prétend y consumer tout son temps et toute sa vie ! »

En vain s’appliquent-ils eux-mêmes, et souvent avec beaucoup de zèle, à telle ou telle branche de ce savoir qu’ils déclarent si dénué d’importance ; ils ne veulent pas en convenir. Ainsi, au début d’un traité de rhétorique, qui naturellement doit beaucoup à la Grèce, il leur est agréable de dénigrer les rhéteurs grecs. « Ces gens là, dans la crainte de ne pas avoir l’air d’en savoir assez, et pour faire paraître leur art plus difficile, sont allés chercher des choses sans aucun rapport avec leur sujet ; nous nous sommes bornés, nous, à ce qui nous a semblé le domaine de l’art oratoire. » Ou bien, avant d’entamer un développement à la prière de ses amis, Crassus l’orateur, qui, après sa questure de Macédoine, n’a pas manqué de faire un détour pour écouter les rhéteurs et les philosophes d’Athènes, proteste avec énergie contre la frivolité des écoles de la Grèce. « Eh quoi ! me prenez-vous pour un de ces méchants Grecs, toujours oisifs et babillards, même s’ils se trouvent par hasard doués de quelque savoir et de quelque érudition ? Venez-vous me proposer une petite question, sur laquelle je puisse discourir à mon aise ? Croyez-vous que je me sois inquiété de pareilles choses ? que j’y aie jamais songé ? ou plutôt ne me suis-je pas toujours moqué de l’impudence de ces hommes, qui, assis dans leur école, entourés d’une nombreuse assemblée, invitent à prendre la parole quiconque veut les interroger sur n’importe quoi ? »

La poésie n’est pas mieux traitée que la rhétorique. « A une mauvaise éducation domestique et à une vie oisive et délicate ajoutez le commerce des poètes : il n’y a pas de vertu qui n’en soit énervée. Platon avait donc bien raison de les exclure de la cité idéale où il cherchait à réaliser les meilleures mœurs et la meilleure forme de gouvernement. »

Pour les beaux arts, ou bien on feint de n’y rien entendre : tel Cicéron qui, tout en se ruinant à constituer dans ses villas de riches collections d’antiques, se fait, dans le de Signis, souffler par un secrétaire le nom de Polyclète ; ou bien on les ravale au rang d’un métier, d’une profession servile. « Je ne puis me résoudre, écrira encore Sénèque, à compter au nombre des hommes qui pratiquent les arts libéraux les peintres, les statuaires, les sculpteurs, pas plus que les autres ministres du luxe. » Or, un peu plus bas, il cite parmi ces derniers les parfumeurs et les cuisiniers. Le rapprochement est peu flatteur ; mais Vitruve lui-même en a de semblables : il n’établit qu’une différence de difficulté entre l’architecture et le travail du foulon ou du cordonnier.

Enfin les modes de la Grèce, ses arts d’agrément, et la danse en particulier, sont traités plus mal encore. Ce n’est pas certes qu’on s’en abstienne : témoin les exercices que Scipion Émilien a vu de ses yeux pratiquer dans les écoles. Les choses, après lui, ne vont pas mieux, au contraire ; mais, à s’indigner sur un tel sujet, on est à peu près sûr à Rome de mettre le public de son côté. Par exemple, veut-on empêcher un consul désigné d’entrer en possession de sa charge ? « c’est un danseur », dit-on : ainsi fait Caton d’Utique à l’égard de Murena. Le grief a du poids, et Cicéron le sent si bien qu’il s’y arrête, et s’efforce d’en disculper son client : « On ne danse pas sans avoir trop bu, à moins d’être fou ! » Lui-même d’ailleurs ne trouve guère autre chose pour flétrir les pires complices de Catilina, ceux qu’il appelle la sixième, la dernière catégorie : le portrait qu’il fait d’eux ressemble assez à celui que Scipion Émilien traçait de P. Sulpicius Gallus. Lui aussi, il leur reproche d’être trop bien parfumés, trop bien peignés, de porter des tuniques longues à manches traînantes, de se vêtir d’étoffes légères ; il les traite de joueurs, d’adultères, de débauchés sans mœurs et sans pudeur ; et, pour terminer cette bordée d’injures, il ajoute : « ils dansent et ils chantent ; ils manient le poignard et le poison. » La danse et le chant forment presque le terme de la gradation.

Assurément, nous ne devons pas prendre à la lettre toutes ces invectives, surtout celles qui se trouvent dans des discours. L’exemple des orateurs Crassus et Antoine est caractéristique à cet égard : ils veulent avoir l’air, l’un de mépriser, l’autre de ne pas seulement connaître les Grecs ; en réalité, Crassus parle le grec comme s’il ne savait pas d’autre langue, et, de toutes les sciences que les Grecs rattachent à la rhétorique, il n’y en a pas une qu’Antoine n’ait étudiée. Néanmoins les Romains les plus instruits et les plus philhellènes éprouvent désormais un plaisir certain à dire du mal de la civilisation hellénique : c’est pour eux comme une vengeance de l’ascendant qu’elle exerce sur eux de plus en plus.

Quant au peuple, il s’y montre décidément réfractaire. Au début, grâce sans doute à l’attrait de la nouveauté, il semblait accepter fort bien ; il y faisait même des progrès rapides.[53] Mais il y avait entre les goûts des deux nations des différences trop profondes pour qu’un pareil état de choses se prolongeât longtemps, et l’on n’a pas tardé à s’en apercevoir. Prenons en effet les prologues des comédies de Plaute : ils nous renseignent assez bien sur le public romain au iie siècle avant Jésus-Christ. Presque toujours le poète se croit obligé de résumer d’abord le sujet de la pièce ; parfois il tient à souligner le caractère de tel ou tel personnage, ou à indiquer d’avance le dénouement ; pour peu que l’intrigue soit compliquée, il suspend l’action, afin de marquer où elle est parvenue et de préparer les spectateurs aux péripéties qui vont suivre ; ou bien encore, pour leur éviter de confondre des personnages qui doivent se ressembler, il imagine tel insigne extérieur, comme, dans l’Amphitryon, une plume au chapeau de Mercure ou un galon d’or à celui de Jupiter.

De semblables précautions trahissent déjà un public d’intelligence assez lente. Mais il y a plus : non seulement il a besoin d’explications minutieuses et quelque peu enfantines ; il est très bruyant, facile à distraire, et singulièrement mêlé. Qu’on lise, par exemple, le prologue du Pœnulus. « Vous, dit l’orateur de la troupe en s’adressant aux spectateurs, il est de votre intérêt d’observer mes ordonnances. Défense aux vieilles courtisanes de s’asseoir sur le devant du théâtre ! Silence aux licteurs, et silence à leurs verges ! Défense au placeur de passer devant le monde ou d’installer personne, tant que les acteurs seront en scène ! Les paresseux qui ont dormi tard chez eux devront se résigner maintenant à rester debout : ou bien il ne fallait pas tant dormir. Défense aux esclaves de s’asseoir ; qu’ils laissent la place aux hommes libres, ou qu’ils achètent leur liberté ! s’ils n’ont pas d’argent, qu’ils s’en aillent au logis pour éviter une double mésaventure, ici les verges qui leur chamarreraient le dos, là-bas le fouet qui punirait leur négligence au retour du maître. Les nourrices soigneront leurs marmots à la maison, et ne les apporteront pas au spectacle ; ainsi elles ne souffriront pas de la soif, eux ne mourront pas de faim, et ils ne crieront pas ici comme des chevreaux. Les matrones regarderont sans bruit, riront sans bruit ; qu’elles retiennent les éclats de leur voix perçante, et réservent leurs bavardages pour la maison, afin de ne pas assommer leurs maris ici comme chez elles. Ah ! encore, j’allais l’oublier. Vous autres, les valets de pied, pendant qu’on jouera, ruez-vous au cabaret ; c’est le moment. Les gâteaux sont tout chauds ; courez vite. »

On comprend que M. Mommsen compare l’auditoire de Plaute au public de nos feux d’artifice ou de nos représentations gratuites. Plaute arrivait à le retenir en se mettant à sa portée : tout en s’inspirant constamment du répertoire grec, il apportait une grande attention à la clarté des intrigues ; il s’attachait à développer les épisodes amusants beaucoup plus qu’à en préparer savamment la liaison ; il ne craignait pas les redites ; et, au besoin, il tirait de sa verve naturelle des plaisanteries fort éloignées de l’atticisme. A ce prix, il réussissait ; mais qu’au même public on présente des spectacles purement grecs, le succès sera tout autre.

Une anecdote rapportée par Polybe va suffire à nous en convaincre. En 167, Anicius, le vainqueur de l’Illyrie, veut célébrer des jeux avec éclat à l’occasion de son triomphe ; il fait donc venir de Grèce les artistes les plus illustres. On commence par une audition de joueurs de flûte. Ils s’installent, eux et leur chœur, et entament leur morceau avec une harmonie parfaite. Mais Anicius leur crie que ce n’est pas cela, et il les invite à lutter plutôt entre eux. Grand embarras parmi les artistes, peu accoutumés à une semblable demande. A ce moment, un licteur vient leur dire de se tourner les uns contre les autres et de simuler un combat. Dès lors ce n’est plus que tumulte : les choreutes du centre font face à ceux des extrémités ; les flûtistes tirent de leurs instruments les sons les plus discordants ; tout le monde à l’envi s’agite au milieu du bruit ; enfin quand un choreute, relevant sa robe, s’avise de tendre le bras vers le flûtiste placé en face de lui comme aurait pu le faire un athlète, les applaudissements et les cris d’enthousiasme éclatent de toutes parts. Là-dessus deux danseurs envahissent l’orchestre avec leur musique ; puis quatre pugilistes montent sur la scène, escortés de clairons et de trompettes ; la confusion devient impossible à décrire. Il est regrettable que Polybe arrête là son récit. « Pour ce qui se passa, dit-il, à l’entrée des acteurs tragiques, si j’entreprenais de le raconter, on m’accuserait de me moquer de mes lecteurs. » Nous voyons en tout cas combien il devenait impossible de donner à Rome une représentation calquée sur celles de la Grèce.

Le succès assez médiocre de Térence nous en est une autre preuve. Les nobles certes l’admirent : par goût personnel, ils se tournent vers lui, et, comme magistrats, ils acceptent ses pièces dans leurs jeux. Le peuple, lui, se soucie peu du soin que l’auteur met à bien nouer ses intrigues, à développer logiquement ses caractères, ou à analyser un sentiment avec finesse. On trouve qu’il manque de mouvement, et l’Hécyre, par exemple, échoue deux fois avant d’arriver à se faire écouter jusqu’au bout : la première, le public est parti en entendant parler de pugilistes et de danseurs de corde ; la seconde, l’annonce d’un combat de gladiateurs a produit un résultat semblable. De même, parmi les poètes tragiques, celui qui a la vogue, ce n’est pas le docte Pacuvius, imitateur trop scrupuleux de la Grèce ; c’est Accius qui, en visant à l’énergie de l’expression, à la fierté des caractères, à la rapidité de l’action, essaie de donner plus de couleur et de vivacité à ses pièces.

Au reste, plus on avance dans l’histoire de Rome, plus la plèbe devient indifférente à ce qui doit former les qualités essentielles d’une œuvre dramatique. La pompe extérieure l’intéresse seule ; ainsi, au temps de Cicéron, dans une Clytemnestre on fait défiler 600 mulets ; dans Le cheval de Troie on passe en revue 3.000 cratères ; et, dans une autre tragédie où figure une bataille, on met en scène tout l’armement de l’infanterie et de la cavalerie. La foule admire ; mais Cicéron se plaint : un tel luxe d’appareil, dit-il, ôte tout le charme du spectacle.[54] Après lui Horace reproduit les mêmes protestations : « S’il était encore de ce monde, Démocrite rirait en voyant un monstre bizarre, tenant à la fois de la panthère et du chameau, ou un éléphant blanc fixer les regards du vulgaire. Il observerait le peuple avec plus d’intérêt que les jeux ; car le peuple lui donnerait la comédie bien mieux que le comédien lui-même. Quant aux poètes, il penserait qu’ils content leurs pièces à un âne sourd. Quelles voix on effet pourraient dominer le bruit dont retentissent nos théâtres ? On croirait entendre mugir la forêt du Mont Gargan ou la mer de Toscane, tant c’est un vacarme effroyable à la vue des jeux, des objets d’arts qu’on entasse sur la scène, et des richesses exotiques dont l’acteur est chargé. Dès qu’il paraît, on bat des mains. A-t-il dit quelque chose ? — Non, pas un mot. — Alors, qu’est-ce qu’on admire ? — Sa robe, à laquelle les teinturiers de Tarente ont donné la couleur des violettes. » Bien entendu, Horace, pas plus que Cicéron, ne peut changer les goûts du peuple. Loin de là : à son époque, la tragédie et la comédie sont à peu près mortes ; il ne reste plus à leur place que de petites pièces d’un genre fort leste, les atellanes et les mimes ; employées d’abord, sous le nom d’exodium, pour terminer les représentations, elles ont définitivement supplanté le répertoire grec.

Résumons-nous. De cette enquête sur les sentiments, à Rome, des diverses classes de la société vis-à-vis des Grecs il ressort que la situation, à ce point de vue, ne reproduit maintenant ni celle de l’époque de Cynocéphales, ni celle de l’époque de Pydna. Vers 196, le philhellénisme naissant rencontrait partout le meilleur accueil ; vers 167, on se montrait pour lui fort sévère ; lorsque arrive la seconde moitié du siècle, l’opinion publique n’est plus aussi arrêtée, ou plutôt il faut y distinguer désormais plusieurs courants contradictoires. D’une part, beaucoup de généraux et de magistrats restent assez enclins à traiter avec brutalité tous les peuples étrangers sans exception ; les publicains sont peut-être moins disposés encore à les épargner ; et il devient clair aussi qu’on aurait tort de compter sur les sympathies de la plèbe pour le monde hellénique : elle est décidément indifférente, pour ne pas dire hostile, à cette civilisation trop éloignée de sa grossièreté native.[55] Mais, d’autre part, tout ce qu’il y a à Rome de citoyens cultivés se trouve conquis de plus en plus par la littérature, par les arts, par les modes de la Grèce. Sans doute, il leur répugne d’en convenir ; et, pour couvrir leur défaite, ils affichent, en public surtout, pour les Græculi un dédain qui d’ailleurs n’est pas exempt au fond d’une certaine sincérité. Néanmoins, et dans l’aristocratie et en dehors d’elle, augmentent tous les jours le nombre des Romains qui subissent l’ascendant de la Grèce, au point qu’on verra bientôt fleurir parmi eux jusqu’à l’alexandrinisme.

Un tel état de choses ne doit pas être sans influence sur la politique extérieure de la République ; et il explique, comme nous l’indiquions déjà en terminant le chapitre précédent, la détente très sensible qui commence à se produire, cinq ou six ans après Pydna, dans les relations du Sénat avec tous les Etats grecs. L’histoire des derniers soulèvements de la Grèce continentale, en 149-146, va nous fournir une nouvelle confirmation de cette idée.

 

 

 



[1] L’ensemble de l’affaire est assez longuement raconté dans l’Epitomé du livre XLIX de Tite-Live.

[2] Sur la défense de Galba, cf. Cic., Brut., 23, 89-90 ; De Orat., I. 53. 227.

[3] Ce qui semble bien encore confirmer cette date, c’est que l’interdiction ne pèse pas sur les Marseillais ; or la guerre de 154 a été entreprise précisément sur leur demande et en leur faveur.

[4] Au temps de la guerre contre Jugurtha, quand Marius, voulant supplanter Metellus, recherche l’appui des chevaliers, en 107, Salluste remarque que l’ordre équestre comprend également les cavaliers proprement dits et les financiers. Lors du procès de Verrès, en 70, Cicéron confond entièrement publicains et chevaliers.

[5] On attribue le plus souvent cette mesure au tribun L. Roscius Otho, en 67 ; —Ils l’avaient perdu certainement à la suite de la réaction aristocratique opérée par Sylla. Quant à l’époque où ils l’avaient obtenu, on peut hésiter entre les jeux donnés par Mummius en 146 ou le temps des Gracques.

[6] On n’a retrouvé pour cette période aucune monnaie d’or provenant de la Macédoine. Mais il ne s’ensuit pas forcément que les mines d’or n’aient pas été rouvertes en même temps que celles d’argent ; car l’or pouvait circuler sous forme de lingots.

[7] Je renvoie de nouveau, sur cette question, à l’article de M. Homolle : Les Romains à Délos.

[8] Pour la date des archontes, cf. Ferguson, The Athenian archons of the third and second centuries before Christ.

[9] On connaît ensuite, entre le début du ier siècle et la guerre de Mithridate, toute une série de dédicaces provenant de leurs magistri.

[10] Le poète Lucilius, un de ses amis, dit de même qu’il ne veut pas cesser d’être Lucilius pour affermer en Asie l’impôt sur les pâturages.

[11] La loi Claudia, promulguée vers 220, interdisait le négoce à l’aristocratie. — Sur l’organisation et le fonctionnement des partes, je me borne ici à renvoyer à certains discours de Cicéron, en particulier à la IIe Verrine de la seconde action (De juridictione siciliensi) et au discours pour C. Rabirius Postumus.

[12] Pendant son séjour à Athènes, Ariarathe avait contribué, avec le jeune Attale de Pergame, à élever une statue à Carnéade.

[13] Par exemple, Hégésianax, l’ambassadeur d’Antiochus auprès de Flamininus et des dix légats, est à la fois grammairien et poète ; Astymède, l’ambassadeur des Rhodiens, est un rhéteur qui publie ses discours (cf. le jugement de Polybe sur son discours de 161 : Pol., XXX. 4). Nous aurons bientôt à revenir sur Cratès de Mallos, grammairien député par Attale II vers 159, et sur les philosophes Carnéade, Diogène et Critolaos, envoyés par les Athéniens en 155.

[14] On se rappelle, dès 219, l’établissement à Rome du médecin Archagathos ; cf. p. 131.

[15] Cf. le portrait que Plaute traçait déjà d’eux.

[16] Diodore (XXXI, 26) le reproduit presque mot pour mot.

[17] Ce sont les prétextes dont, en 125, les censeurs L. Cassius Longinus et Cn. Servilius Capio se serviront, à l’étonnement général, pour le frapper d’une amende (Vell. Pat., 11, 10).

[18] Val.-Max., IX, 1, 4. (Crasses meurt en 91.)

[19] La plupart de nos renseignements sur ce sujet sont réunis dans Pline (H. N., XXXIII). On trouvera donc là, sauf indication contraire, les textes relatifs aux faits mentionnés ci-après.

[20] Macrobe, III, 13, 13 (reproches adressés aux Romains par un certain Cincius — peut-être Titius — en soutenant la loi Fannia, c’est-à-dire en 161).

[21] Macrobe, III, 17, 4 (citation empruntée au grammairien Sammonicus Serenus, toujours à propos de la loi Fannia.

[22] Macrobe., III, 16, 14. Mais la loi Fannia est antérieure à l’époque de Lucilius. Il y a donc forcément, chez Macrobe, erreur ou sur le nom de l’orateur ou sur celui de la loi. Même dans ce dernier cas, et si l’on veut assimiler notre C. Titius au poète tragique contemporain des Gracques, le portrait qu’il trace des sénateurs n’est toujours pas d’une date fort inférieure à celle qui nous intéresse ici.

[23] Gell., XV, 8. — Un peu plus tard, Varron, à son tour, consacrera une de ses satires (Περι εδεσματων) à décrire les raffinements de gourmandise de ses compatriotes (Gell., VII, 16) ; le sujet, depuis les Ήδυφαγηρικα d’Ennius, est donc toujours d’actualité.

[24] Macrobe, III, 14, 6-7. — Nous ne savons pas de quel discours ce fragment est tiré. Macrobe l’attribue à un discours prononcé contre la loi judiciaire de Tib. Gracchus. Mais il y a là une double impossibilité : car la loi en question a pour auteur Caius, non Tiberius Gracchus ; et Scipion est mort avant sa promulgation.

[25] Ovid., Fast., V, 327. — Sur les monnaies d’un C. Servilius C. f. (monétaire vers 64 avant Jésus-Christ) figure la mention FLORAL. PRIMVS. Il est probable qu’un des édiles de 173, qui contribuèrent à la transformation des Floralia, était un fils ou un petit-fils de C. Servilius Nepos, consul en 203 (Cf. Babelon, Monnaies de la Rép. rom., II, p. 431).

[26] Ces usages sont admis si universellement que Caton d’Utique sortira du théâtre, pour ne pas gêner le peuple par sa présence.

[27] Cic., De juridiclione siciliensi. 35, 86-87 ; De signis, 33, 73. — Les Siciliens avaient pris soin de placer les statues ainsi renvoyées d’Afrique sur de grands piédestaux, où il était fait mention de la générosité de Scipion (De signis, 34, 74) : c’est ce que Cicéron appelle les monumenta P. Scipionis (ibid., 38, 82). On a retrouvé à Thermæ Himeræorum (la ville fondée par les habitants d’Himère après la destruction de leur cité) un fragment d’une de ces bases.

[28] Cicéron parle très souvent de cette amitié.

[29] Nous ne savons pas bien lequel des deux se chargea de la lecture publique ; car la tradition varie à cet égard.

[30] Plutarque rapporte l’origine de ce surnom à la modération dont Lælius fit preuve en ne maintenant pas son projet de loi agraire devant l’opposition de la noblesse.

[31] C’est ce qui semble du moins résulter de ce fait, affirmé par Cicéron (Ad fam., V, 12, 2), qu’il avait écrit à part l’histoire de la prise de Numance.

[32] Cic., De fin., IV, 28, 79. — Panætius faisait de même ses réserves sur la physique stoïcienne

[33] Suét., Vie de Térence. — Sauf indication contraire, tous les détails suivants sont empruntés à cet opuscule de Suétone.

[34] Térence se défend assez mollement contre ces bruits ; c’est que sans doute l’amour-propre de ses protecteurs s’en trouvait plutôt flatté.

[35] Cic., De Rep., ch. 11 à 13 (présentation des personnages du dialogue).

[36] Ce sont les chiffres de Tite-Live (XXXVII, 59) ; Pline (H. N., XXXIII, 11, 148) indique 1450 livres d’argent et 1500 d’or.

[37] Dès la guerre contre Persée, on a déjà vu piller des villes alliées : par exemple, le préteur Lucretius dépouillait les temples de Chalcis pour orner sa maison de campagne d’Antium.

[38] Timarchidès, de son côté, est l’auteur d’un Apollon citharède dans le temple, tout voisin, d’Apollon.

[39] En même temps Gallus s’intéressait à la littérature (Cic, Brut., 20, 78). — Son nom est un de ceux que les grammairiens de l’antiquité mettaient en avant, quand ils cherchaient quels avaient pu être, dans l’aristocratie, les mystérieux collaborateurs de Térence (Suét., Vie de Ter.)

[40] D’après Tite-Live (XLIV, 37), Pline et Frontin, Gallus non seulement aurait expliqué le phénomène ; il en aurait encore annoncé d’avance l’heure et la durée. La chose est bien invraisemblable. — Plutarque offre une troisième variante de cette anecdote : l’explication, d’après lui, aurait été faite le lendemain, mais par Paul-Émile.

[41] Suétone, on le voit, ne précise pas exactement la date du voyage de Cratès ; il nous donne même deux indications contradictoires, puisque Ennius est mort en 169 (Cic., Brut.. 20, 78) et qu’Attale II n’est monté sur le trône qu’en 159. Comme, de ces deux dates, la première garde un certain vague et que d’ailleurs les anciens ne s’accordaient pas très bien entre eux sur l’année de la mort d’Ennius (saint Jérôme la place en 168), il parait préférable de nous en tenir à la seconde donnée. Pour nous rapprocher le plus possible de la mort d’Ennius, nous admettrons que Cratès est venu à Rome la première année du règne de son maître, c’est-à-dire en 159. Une ambassade d’ailleurs est toute naturelle à ce moment : Attale succède à son frère ; il tient à. en informer le Sénat et à se faire reconnaître par lui. Enfin elle a l’avantage de répondre à des événements dont le récit est perdu dans Polybe : condition indispensable ; car Polybe n’avait pas dû manquer de le mentionner dans son histoire et la mission officielle de Cratès, et ses conférences à Rome.

[42] Il assistait, par exemple, au discours de Carnéade en faveur de la justice (Cic, De Rep., III, 6, 9).

[43] Cf. plus haut ses jugements sur Isocrate et sur Socrate.

[44] Cf. Martha, Le philosophe Carnéade à Rome.

[45] C’est un argument de M. Martha dans la même étude.

[46] Son premier séjour à Athènes remonte aux environs de 121 ; cf. plus bas l’anecdote de sa rencontre avec Scævola, alors préteur.

[47] Stilo était aussi un adepte du stoïcisme.

[48] Les arguments de Carnéade sont développés dans Cic., De nat. deor., III. chap. 17 et sqq. Il fait allusion (chap. III, 49) au procès relatif à Amphiaraos et à Trophonios. On a retrouvé à Oropos le sénatus-consulte rendu en 73 pour trancher l’affaire de l’Amphiaraon.

[49] C’est ainsi qu’il reçoit de l’académicien Clitomaque la dédicace d’un de ses livres, et que, de tous ses fragments, le plus long qui nous soit parvenu (c’est un éloge de la vertu) s’inspire évidemment de la morale stoïcienne.

[50] C’est lui qui, étant préteur en 155, voulait reprocher à Carnéade l’étrangeté des paradoxes stoïciens.

[51] Dans l’Epitomé du livre LIII de Tite-Live, il faut probablement lire : C. Acilius (au lieu de C. Julius). Cela placerait vers 142 la date de la publication de l’ouvrage.

[52] Aulu-Gelle ne dit pas à quel personnage sont empruntées les deux sentences en question ; mais nous savons avec certitude, par Cicéron (De Orat., II, 64, 260), que la première a été prononcée par Caton ; il en est vraisemblablement de même pour la seconde.

[53] Il est possible qu’une partie de ces prologues ne soit pas de Plaute même, mais ait été écrite pour des reprises de ses pièces. De toute façon, ils ne lui sont pas très postérieurs, et ils nous donnent bien la physionomie du public de Rome au iie siècle avant Jésus-Christ.

[54] Cic., Ad fam., VII, 1 (la lettre est de 55 avant Jésus-Christ).

[55] Une autre preuve de la décadence du philhellénisme dans le peuple pourrait se tirer de l’oubli où tombe la légende d’Enée. Jadis, quand les Romains se prenaient d’enthousiasme pour la Grèce, ils avaient tenu à rattacher leurs origines à la guerre de Troie. Maintenant le temps est proche où les publicains vont frapper d’impôts le sanctuaire d’Athéna Iliennc : et, pendant la première Guerre civile, en 85, Troie sera même dévastée complètement par Fimbria (Strab., XIII, 1, 27 ; Appien, De bel. mithrid., 53). A ce moment, en dehors de quelques antiquaires comme Varron, il n’y aura plus pour s’intéresser à Troie que le cercle fort restreint des familles dites troyennes, à commencer par celle des Jules, et, bien entendu, uniquement par désir de ne pas perdre une si belle occasion de faire remonter très haut l’histoire de leur race. Ces faits étant, pour la plupart, de beaucoup postérieurs à l’époque actuelle, il suffit ici de les indiquer.