ROME ET LA GRÈCE DE 200 A 146 AVANT JÉSUS-CHRIST

 

DEUXIÈME PARTIE — DE LA SECONDE À LA TROISIÈME GUERRE DE MACÉDOINE

CHAPITRE III — LA TROISIÈME GUERRE DE MACÉDOINE

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I

Dans l’espace d’une vingtaine d’années, nous avons constaté, à tous égards, un changement très profond dans les dispositions des Romains vis-à-vis des Grecs. Les raisons, nous l’avons montré, en sont multiples. D’abord la politique conciliatrice de Flamininus escomptait, comme un résultat naturel et certain, la reconnaissance et la docilité de la Grèce ; or la guerre contre Antiochus est venue presque aussitôt démontrer la vanité de ce calcul, et Rome, reprise de son esprit de défiance, s’est mise alors à adopter, partout où elle voyait encore quelque force, en Achaïe aussi bien qu’en Macédoine, une série de mesures injustes et vexatoires. Ensuite, nous devons le reconnaître, il aurait fallu aux Romains, pour persister longtemps dans les ménagements de la première heure, un désintéressement véritable ; or, à mesure qu’ils se sentent mieux les maîtres du monde, la tentation augmente pour les diplomates ou les généraux d’abuser de leur puissance, comme pour les financiers ou les trafiquants d’utiliser les victoires de la République afin d’étendre le champ de leurs spéculations.

Sans doute, la Grèce, par l’éclat de sa civilisation, avait au premier moment inspiré à Rome un vif enthousiasme, et cette impression, jusqu’à un certain point, aurait pu lui servir de sauvegarde ; mais les philhellènes ont été vite rebutés par les défauts du caractère grec ; et, de leur côté, les vieux Romains déterminent une réaction contre l’influence hellénique, parce qu’ils s’effraient de ses résultats et la rendent responsable de la corruption dont ils constatent les progrès rapides autour d’eux. Dès lors nous pouvons nous attendre à trouver Rome peu disposée maintenant à éviter les conflits en pays grec, ou, s’il s’en produit, à témoigner envers qui que ce soit des attentions particulières. La troisième guerre de Macédoine va nous éclairer pleinement à ce sujet.

Considérons d’abord quelles en ont été les causes. Polybe s’en préoccupe de bonne heure ; car il les examine dès son livre XXII, c’est-à-dire dès le temps où il raconte l’issue de Philippe, dont la guerre étolo-syrienne. D’après lui, on aurait tort de les chercher seulement à l’époque de Persée, dans des faits comme la déchéance d’Abrupolis, l’invasion de la Dolopie et la promenade militaire du roi à Delphes, ou encore comme les embûches tendues à Eumène et le meurtre des députés béotiens favorables à Rome. De ces incidents les premiers, dit-il, marquent les préliminaires de la lutte, les seconds en constituent déjà le début manifeste ; mais, en réalité, son origine est dans la volonté qu’avait Philippe de rouvrir les hostilités contre Rome : tous ses préparatifs étaient achevés quand la mort l’a surpris ; Persée a été l’exécuteur de ses plans. Bref, la guerre a été cherchée par Philippe ; Persée a suivi fidèlement la pensée de son père ; et Rome, une fois de plus, en a été réduite à se défendre.

Il est impossible de mieux présenter les choses au point de vue romain ; c’est donc la même argumentation que nous retrouvons dans Tite-Live. Celui-ci, il est vrai, ne remonte pas tout à fait aussi haut que Polybe : il place la première mention des projets de Philippe seulement en 185, au moment où les Romains obligent le roi de Macédoine à répondre de sa conduite devant leurs commissaires, d’abord dans la vallée de Tempe, puis à Thessalonique. Mais dès lors il revient souvent sur cette idée. Philippe, fort irrité contre les Thessaliens, s’est laissé aller à dire un jour : « Le soleil ne s’est pas encore couché pour la dernière fois » ; c’est une menace que les Romains s’appliquent à eux-mêmes. En vain le roi cède-t-il sans cesse à leurs exigences ; on le regarde comme bien décidé à recommencer la guerre. On surveille avec soin ses actions, et on leur cherche des raisons secrètes : que, pour venir en aide aux Byzantins, il se jette sur les Thraces du voisinage, qu’il envoie des secours en Bithynie à Prusias contre Eumène, qu’il fasse une expédition dans le cœur de la Thrace, on y voit de sa part tantôt un moyen de préparer la guerre contre Rome, tantôt une tentative pour dépister les soupçons, et on représente sa haine comme allant toujours croissant.

Persée une fois monté sur le trône, les accusations ne sont pas moins nombreuses contre lui. Il a commencé, en 179, par renouveler l’alliance de la Macédoine avec Rome : c’est le seul de ses actes que le Sénat juge digne d’approbation.[1] Tous les autres lui paraissent procéder des desseins de Philippe, et refléter par conséquent la même hostilité ; ses guerres, comme ses négociations diplomatiques, lui sont également reprochées, et on tourne indifféremment contre lui tous les incidents qui se produisent à l’intérieur ou à proximité de son royaume.

Ainsi, pour nous faire une idée de ces différents ordres de griefs, sur le premier chef Persée est accusé d’avoir dépouillé de ses États le petit roi thrace Abrupolis, d’avoir porté ses armes en Dolopie, d’avoir pénétré avec des troupes à travers la Thessalie et la Doride jusqu’à Delphes, et d’avoir fourni des secours aux Byzantins. Sur le deuxième, on note avec soin qu’il a épousé la fille du roi de Syrie Séleucus IV Philopator, et donné sa sœur à Prusias II de Bithynie ; qu’il a conclu un traité d’alliance avec la Béotie ; qu’il a failli rentrer en relations avec l’Achaïe ; qu’il a en Etolie un parti dévoué à ses intérêts, et qu’il en a profité pour susciter dans ce pays des troubles sanglants ; qu’il a jeté la confusion dans la Thessalie et la Perrhébie en y soulevant la question de la réduction des dettes ; qu’il tient la Thrace sous sa dépendance ; et que les villes mêmes d’Asie entrent en rapports avec lui. Sur le troisième chef enfin, on le rend responsable de la mort d’Arthétaurus, chef illyrien dévoué à Rome, et de celle de deux Thébains, Eversa et Callicrite, adversaires de la Macédoine dans l’assemblée des Béotiens ; on lui impute l’attentat commis à Delphes sur Eumène II de Pergame ; et on prétend qu’il a voulu donner à un citoyen considérable de Brindes, chez qui descendent les voyageurs de marque, la commission d’empoisonner secrètement ceux des généraux ou des ambassadeurs romains qui lui seraient désignés.[2]

En résumé, Persée, dit-on, a hérité des projets belliqueux de son père en même temps que de son trône ; il emploie à les nourrir, à les mûrir toutes les forces de sa pensée ; au mépris du traité de 107, qui a interdit au roi de Macédoine de porter ses armes au-delà de ses frontières et de faire la guerre aux alliés du peuple romain, tantôt il occupe des contrées de vive force, tantôt il séduit par des caresses et des bienfaits les peuples qu’il ne lui serait pas possible de soumettre par la violence ; il agit comme si la Grèce lui était abandonnée et comme si personne ne devait s’opposer à ses entreprises avant son passage en Italie. C’est Eumène, il est vrai, qui parle de la sorte ; mais les consuls, par ordre du Sénat, ne s’expriment pas autrement devant le peuple dans les comices centuriates. « Persée, fils de Philippe, roi de Macédoine, déclarent-ils, au mépris du traité conclu avec Philippe, son père, et renouvelé avec lui depuis la mort de celui-ci, s’est attaqué aux alliés du peuple romain, a ravagé leurs territoires, et occupé leurs villes ; de plus, il a conçu le projet d’entreprendre une guerre contre le peuple romain, et préparé dans ce but des armes, des soldats et des vaisseaux ; les hostilités doivent donc être ouvertes contre lui, s’il ne donne pas satisfaction sur tous ces points. »

Telle est la thèse officielle des Romains sur les causes de la troisième guerre de Macédoine. Assurément elle n’est pas dépourvue de toute vérité ; mais il est nécessaire aussi, je crois, d’y introduire et des restrictions et des distinctions importantes.

Tout d’abord, pour ce qui regarde Philippe, nous admettrons volontiers qu’il avait le dessein parfaitement arrêté de reprendre un jour la lutte contre Rome, et que sa condescendance momentanée aux ordres du Sénat couvrait chez lui une haine des plus violentes. Mais d’où lui venait ce désir de tenter à nouveau la chance des combats ? procédait-il de l’ambition insatiable, de l’humeur inquiète du roi ? ou plutôt n’était-il pas le résultat des tracasseries et des humiliations dont Rome l’accablait sans cesse ? Celle-ci met toujours en avant la violation par la Macédoine du traité de 197 ; mais elle oublie volontairement que, depuis Cynocéphales, il y a eu la guerre étolo-syrienne, où Philippe a déployé en sa faveur une activité dont il avait le droit d’espérer quelque récompense. Tant qu’on a eu besoin de lui, on lui a promis des agrandissements de territoire ; on s’arrange ensuite pour l’en frustrer, on favorise ses ennemis, on le soumet à un espionnage perpétuel, on se mêle même à ses querelles de famille.[3] Et là-dessus on l’accuse de vouloir rompre le pacte d’amitié qui l’unit au peuple romain ! C’était bien son intention, en effet ; mais la responsabilité en revient, convenons-en, à l’attitude des Romains à son égard.

Passons maintenant à Persée. On le donne comme le dépositaire et l’exécuteur des desseins de son père ; n’y a-t-il pas cependant de l’un à l’autre une différence considérable ? Philippe, oui, pouvait rêver de porter la guerre en Italie. En 181, il était monté sur l’Hémus parce que, disait-on, la vue y embrassait à la fois le Pont-Euxin et l’Adriatique, le Danube et les Alpes ; en 179, il avait décidé les Bastarnes à venir, de la rive gauche du Danube, se jeter sur la Dardanie, et il espérait de là, à travers le pays des Scordisques, les lancer sur l’Italie par les Alpes Orientales, comme Hannibal y avait pénétré par les Alpes Occidentales : ce sont là des faits qui ne laissaient pas d’être assez menaçants pour Rome. Mais où trouvons-nous trace, chez Persée, d’un projet analogue de grande guerre ?

Sans doute, dès 174, on l’accuse d’avoir échangé des ambassades secrètes avec les Carthaginois ; seulement la dénonciation a pour auteur Massinissa, l’ennemi peu scrupuleux de Carthage, qui, en 171, prétendra de même que ses voisins préparent leur flotte contre Rome, alors qu’en réalité ils mettent à la disposition du Sénat 1.000.000 de boisseaux de blé et 300.000 boisseaux d’orge. Vient ensuite, en 172, le rapport d’Eumène : selon Tite-Live même, le but en était de hâter l’explosion de la haine des Romains contre Persée, et le parti pris d’ailleurs y est assez manifeste. A un moment donné, il est question de conférences mystérieuses tenues à Samothrace, pendant plusieurs jours, entre Persée et les représentants des villes asiatiques ;[4] mais, comme il n’y est fait allusion qu’une seule fois, c’était là sans doute une simple rumeur dont les Romains eux-mêmes ont reconnu le peu de consistance. Enfin, toujours en 172, les députés d’Issa parlent d’une entente entre Persée et le roi d’Illyrie, Gentius, et ils représentent les ambassadeurs illyriens à Rome comme étant, en réalité, des espions envoyés à l’instigation de Persée ; or, en 171, Tite-Live reconnaît que, si Gentius s’est mis en cas d’être suspect aux Romains, il n’a pas montré nettement pour quel parti il se décidait, et, en 170, la même incertitude subsiste encore à son égard. Nous ne tenons donc, en somme, aucune preuve décisive des soi-disant tentatives faites par Persée pour former une coalition contre Rome ; et d’ailleurs ce que nous savons de son caractère ne nous permet pas non plus de lui prêter de si vastes desseins.

Au début, il est vrai, tant qu’on en est encore aux préliminaires de la lutte, son attitude ne manque pas de fierté. Ainsi, en 172, son ambassadeur Harpale, tout en le disculpant devant le Sénat de toute idée de provocation, ose ajouter qu’au reste, si le roi reconnaît qu’on cherche un prétexte de guerre, il se défendra avec courage : car les faveurs de Mars sont communes à tous les peuples, et l’issue des combats demeure incertaine. Puis, devant les députés du Sénat qui viennent lui dénoncer l’amitié du peuple romain, Persée lui-même déclare qu’il ne veut plus s’en tenir au pacte accepté jadis par son père : il est disposé à en conclure un autre, mais à la condition expresse de traiter d’égal à égal. De telles paroles semblent indiquer chez lui l’intention d’engager à bref délai la guerre contre Rome ; mais comme la suite de sa conduite dément une semblable résolution !

Dès que Rome dans l’automne de 172, dirige des troupes entendre sur la Macédoine, il envoie une nouvelle ambassade en demander le retrait au Sénat, s’engageant, s’il l’obtient, à accorder les réparations qu’on exigera de lui en faveur des alliés. On lui répond par l’annonce du débarquement très prochain d’une armée consulaire ; néanmoins comme, en attendant, le Sénat charge des commissaires de visiter les divers peuples de la Grèce pour les maintenir ou les ramener dans son alliance, Persée leur adresse des lettres dès leur arrivée à Corcyre.

Un peu plus tard, profitant des liens d’hospitalité qui existaient entre son père et l’un des commissaires, Q. Marcius Philippus, il sollicite de ce dernier une entrevue. Elle a lieu en effet ; et tel est chez Persée le désir d’éviter les hostilités qu’il se laisse grossièrement duper par Marcius : pour obtenir le droit de tenter encore une démarche auprès du Sénat, il accorde aux Romains, dont les préparatifs ne sont pas terminés, un armistice qui ne profite qu’à eux seuls. Il est persuadé qu’on va aboutir à une entente, et il l’annonce tout de suite à Byzance et à Rhodes. Arrivés à Rome, ses députés ne prennent plus le ton hautain d’Harpale : ils s’appliquent à justifier leur maître, ils se répandent en prières. Ils n’obtiennent rien cependant, et viennent rapporter à Persée qu’il lui faut renoncer à tout espoir de conserver la paix. Le roi, malgré cela, hésite encore à combattre : il rassemble un conseil de guerre dans son palais de Pella ; il se demande s’il ne conviendrait pas, plutôt que de s’exposer à des hasards si redoutables, de payer tribu aux Romains ou de leur céder une portion de son territoire ; et c’est seulement en voyant ses officiers, à une grande majorité, se prononcer pour un parti énergique, qu’il lance ses ordres de mobilisation.

Enfin, la guerre une fois commencée, quand il abattu le consul P. Licinius Crassus dans un combat de cavalerie près de Larissa, quelques-uns de ses courtisans n’ont qu’à lui suggérer l’idée de proposer un accommodement : il abonde immédiatement dans leur sens ; car de tels avis, remarque Tite-Live — sans doute par inadvertance, — n’étaient jamais pour lui déplaire. Vainqueur, il envoie des députés au vaincu pour solliciter la paix, en s’engageant à payer le même tribu que Philippe, et à renoncer aux villes, territoires et lieux abandonnés par lui ; puis, malgré l’arrogance calculée de Licinius qui lui demande de se livrer à merci, lui et la Macédoine, malgré l’avis aussi de ses conseillers, il essaie de prolonger les négociations, en ajoutant aux sommes proposées d’abord. Voilà l’homme qu’on déclare acharné à faire éclater la guerre contre Rome !

Examinons au contraire la conduite des Romains dans le même temps. Dès 173, dit Tite-Live, les éloges accordés publiquement par un commissaire du Sénat aux Achéens, pour avoir maintenu avec fermeté l’ancien décret qui interdisait l’entrée de l’Achaïe au roi de Macédoine, ne laissait pas de doutes sur leur haine contre Persée. Quelques mois après, en 172, le rapport d’Eumène vient, encore l’envenimer ; aussitôt les esprits et les oreilles des sénateurs sont également prévenus : quoi que puissent dire les ambassadeurs du roi, leurs réfutations et leurs prières sont repoussées avec dédain. Sans attendre la nomination des nouveaux consuls, on charge déjà un préteur de commencer des levées spéciales, de faire passer des troupes en Epire, et d’y occuper les villes maritimes, pour assurer l’année suivante le débarquement de l’armée consulaire.

A ce moment, la guerre n’est pas encore déclarée, mais elle est résolue ; tout le monde à Rome la juge inévitable : avant la fin de l’année, on décide de ne plus différer les préparatifs ; et, au moment de la désignation des consuls de 171, le Sénat leur enjoint d’immoler solennellement de grandes victimes le jour de leur entrée en charge, et d’adresser aux dieux des prières pour l’heureux succès de la guerre que le peuple romain a l’intention de faire. Bien mieux, les Romains se mettent en campagne contre un ennemi qu’ils savent complètement en état d’agir, sans avoir seulement terminé eux-mêmes leurs préparatifs, et nous venons de les voir repousser de parti pris toutes les tentatives de conciliation faites par Persée en 171. Il est difficile de rêver un contraste plus complet avec les hésitations du roi de Macédoine, et de conserver quelque incertitude sur celui des deux adversaires à qui doit incomber la responsabilité de la lutte.

Assurément il ne s’ensuit pas pour cela qu’il n’y ait rien à retenir des accusations formulées contre Persée ; car sa réplique à Marcius, dans l’entrevue des bords du Pénée, n’est pas convaincante sur tous les points. Par exemple, le roi semble bien avoir été dans son droit en châtiant Abrupolis, qui avait envahi la région des mines du Pangée et porté ses ravages jusqu’à Amphipolis, ou en réprimant à main armée la révolte des Dolopes, ses sujets, qui venaient de massacrer leur gouverneur ; il est fort possible aussi que la dénonciation de Rammius de Brindes ait été une calomnie destinée à justifier sa présence à Pella ; que les Thébains partisans de Rome, Eversa et Callicrite, aient péri simplement dans un naufrage ; et que le roi n’ait pas commandé davantage le meurtre d’Arthétaurus.

Mais, étant donnés sa haine indubitable contre Eumène et l’intérêt qu’il avait à se débarrasser d’un voisin aussi gênant, nous avons peine à croire qu’il n’ait pas été l’instigateur de l’attentat commis contre le roi de Pergame. De même la promenade militaire à Delphes, si pacifique qu’elle ait été, n’en constituait pas moins une violation flagrante du traité de 197 ; et nous en dirons encore autant des troubles suscités dans les États grecs. Rome ne manquait donc pas de griefs à faire valoir. Ils paraissent pourtant insuffisants à justifier une grande guerre, surtout si l’on songe que Persée, dès l’arrivée des premiers détachements romains en Grèce, s’empressait d’offrir au Sénat toutes les réparations désirables.

C’est qu’ici, comme il arrive souvent en diplomatie, les raisons capitales de l’animosité des Romains contre Persée sont précisément celles dont on ne lui parle pas. Nous n’en sommes d’ailleurs pas réduits pour cela à les imaginer de nous-mêmes : ce sont celles par où Eumène a soin de débuter dans son rapport, parce qu’il est sûr ainsi de frapper immédiatement l’attention des sénateurs, et de grossira leurs yeux l’importance des faits particuliers qu’il se réserve d’exposer ensuite.

Avant tout donc, ce qui inquiète Rome du côté de la Macédoine, c’est le relèvement inattendu de ce royaume : après Cynocéphales, elle croyait l’avoir abaissé au rang de l’Etolie ou de l’Achaïe ; or, en une vingtaine d’années de paix, il s’est repeuplé d’une jeunesse florissante, il a rétabli ses finances, et il fait de nouveau figure de grande puissance. Eumène nous donne une idée de ses ressources : dans la Macédoine même, Persée, dit-il, a sur pied 30.000 fantassins et 5.000 cavaliers ; ses approvisionnements de blé peuvent suffire pendant dix ans à les nourrir ; son trésor est assez bien garni pour payer, pendant un nombre égal d’années, 10.000 mercenaires en plus des troupes nationales ; ses arsenaux sont en mesure d’équiper trois armées comme la sienne ; et, s’il a besoin d’hommes, la Thrace, placée sous sa dépendance, lui offre à cet égard une réserve inépuisable.

En outre, le roi personnellement ne manque pas de qualités : jeune et robuste, il a été dès l’enfance formé par son père à l’art de la guerre ; et, depuis son arrivée au trône, il a mené à bonne fin plusieurs entreprises où Philippe avait échoué. Par une politique habile, il a proclamé en Macédoine l’amnistie pour les débiteurs comme pour les prisonniers d’État, et, partout où il l’a pu, il s’est efforcé de faire entrevoir, sous son hégémonie, la réduction des dettes, de façon à se poser en chef de la démocratie et en partisan des réformes sociales, comme Rome s’attache à grouper autour d’elle l’aristocratie et à défendre les intérêts des conservateurs. Sa popularité va donc croissant de jour en jour, et l’Asie aussi bien que la Grèce commence à tenir les yeux fixés sur lui.

Voilà, à n’en pas douter, la cause essentielle des préoccupations de Rome. Dès l’époque de Flamininus, elle aspirait déjà à un protectorat très réel sur le monde hellénique ; depuis la guerre étolo-syrienne, elle entend le rendre plus étroit, et travaille à abaisser systématiquement tout ce qui subsiste encore de forces en face d’elle ; en même temps, ses généraux et ses diplomates se laissent aller de plus en plus à agir partout en maîtres absolus ; ses capitalistes et ses commerçants désirent étendre le champ de leurs opérations, et réclament du Sénat des provinces à exploiter. Or c’est juste le moment où la Macédoine reprend une vigueur nouvelle, où elle ose parler de réviser le traité de 197, et où visiblement elle s’efforce de reprendre parmi les États grecs la place qu’elle y occupait autrefois ! Rome n’avait pas l’habitude de supporter de tels échecs à ses desseins : tout retard augmentait le danger ; et c’est ainsi qu’elle s’est résolue à précipiter la crise coûte que coûte, à refuser tout arrangement, et à poursuivre les hostilités jusqu’à la ruine définitive de Persée.[5]

Bref, nous pouvons accorder à Polybe et à Tite-Live que la troisième guerre de Macédoine a eu des causes lointaines, et que Philippe déjà était décidé à la faire. Avec lui, s’il avait vécu davantage, elle était inévitable : Rome risquait d’être attaquée la première, et peut-être même sur son propre territoire ; seulement les dispositions hostiles du roi avaient la cause la plus légitime dans la manière indigne dont il était traité en dépit des services qu’il avait rendus et des promesses qu’on lui avait faites pendant la guerre contre Antiochus. Avec Persée, la situation devient fort différente. Sans doute le nouveau roi continue les armements commencés par son père, et, en s’efforçant d’étendre son influence au dehors, il viole le traité de 197 et menace les intérêts de Rome. Par là, il a sa part de responsabilité dans les événements postérieurs. Mais, comme il est loin de la fermeté de Philippe, une démonstration énergique suffisait à le rendre très accommodant. Rome le sait bien ; néanmoins elle se refuse à toute espèce d’entente, et c’est elle, en fin de compte, qui tient à faire éclater la guerre, parce qu’elle ne veut plus souffrir aucune puissance rivale de la sienne dans la péninsule hellénique, et que dès maintenant elle a décidé à tout le moins l’abaissement sans retour de la Macédoine.[6]

 

II

Nous n’avons pas à raconter les péripéties assez longues de la lutte jusqu’à la bataille de Pydna et à la capture de Persée, en 168. Ce qu’il nous importe plutôt de constater, c’est la conduite observée par Rome vis-à-vis des Grecs autres que les Macédoniens. Pour en mieux juger, nous nous demanderons d’abord quelles étaient à son égard les dispositions du monde hellénique au début de la campagne, et nous Terrons alors si sa propre attitude y a répondu comme il était naturel.

Les Romains ont beaucoup insisté, afin de justifier cette guerre, sur la sympathie que Persée rencontrait dans tout l’Orient, et sur le danger qui résultait pour eux-mêmes d’un revirement de l’opinion. Il y a en effet quelque chose de fondé dans cette remarque. Ainsi la promenade militaire de Persée à Delphes, en 174, en manifestant aux yeux des Grecs la reconstitution de l’armée royale et l’esprit d’initiative de son chef, avait singulièrement relevé les espérances des amis de la Macédoine ; et elle n’a certes pas été sans lien avec la reprise des querelles intestines, peu de temps après, en Etolie, en Perrhébie et en Thessalie.

De plus, non content de se concilier la faveur de ses voisins immédiats, Persée multipliait au loin les ambassades ou les lettres pour engager les populations à oublier leurs différends avec son père, et, puisqu’il n’avait mérité personnellement aucun reproche, à conclure avec lui une solide amitié. Il faisait visiter par ses députés non seulement les nations, mais même les villes isolées ; il multipliait les promesses, et ses démarches répétées ne demeuraient pas sans résultat : en 173, nous dit-on, sa popularité commençait à égaler, sinon à dépasser celle d’Eumène.

Il est vrai, c’est surtout par les plaintes intéressées du roi de Pergame que nous sommes renseignés sur ces événements. Nous ne sommes donc pas obligés de prendre ses affirmations à la lettre si, d’une façon générale, il accuse les villes les plus illustres de l’Asie et de la Grèce de dévoiler chaque jour davantage leurs dispositions en faveur de Persée, et d’en être presque arrivées déjà à se fermer toute voie au repentir. Même les faits particuliers cités par lui ont souvent besoin d’être mis au point : par exemple, quand il parle de l’assistance demandée par l’Etolie à Persée ou des troubles dont sont remplies la Thessalie et la Perrhébie, il faut seulement entendre, comme nous allons le voir, que, dans ces divers pays, Persée avait trouvé un certain nombre de partisans. Cependant il n’est guère douteux que, depuis une dizaine d’années environ, et précisément depuis la mort de Philippe, une évolution sensible se manifestait dans les sentiments des Grecs à l’égard de la Macédoine.

Tite-Live, et même Polybe, traitent assez légèrement les partisans de Persée. Dans la plupart des villes, le peuple tenait pour le roi : Tite-Live le reconnaît bien ; mais la cause, d’après lui, en est uniquement la tendance naturelle chez la foule à pencher du mauvais côté. Quant à ceux des grands qui se prononçaient dans le même sens, il voit en eux des hommes perdus de dettes, que l’état désespéré de leurs affaires entraînait fatalement vers toute espèce de révolutions, ou des ambitieux séduits par la popularité plus grande de Persée. Dans ces conditions, il devient assez difficile d’expliquer le sentiment de joie, à peu près général, qui accueillit en Grèce la nouvelle du combat de cavalerie où le consul P. Licinius Crassus avait eu le dessous, en 171. Polybe et Tite-Live s’en tirent par une comparaison ingénieuse : ils rappellent le caprice bizarre qui, dans les jeux, porte la multitude à accorder sa bienveillance à l’adversaire le plus obscur et le plus faible. Les Grecs, à les en croire, ont agi de même ; la moindre réflexion sur la tyrannie de la Macédoine et sur les avantages de la domination romaine devait dissiper leur erreur.[7]

Sans doute les Grecs ont montré maintes fois un amour irraisonné des nouveautés, et il ne serait pas difficile de relever dans leur histoire plus d’une inconséquence. Ici pourtant on a peine à admettre que leur défiance croissante vis-à-vis de Rome n’ait eu aucun motif plus sérieux. Visiblement la politique du Sénat se révélait de plus en plus sévère et égoïste, et le soin qu’il avait pris, par exemple, d’imposer à la Ligue achéenne la domination de Callicrate ou de soutenir contre Rhodes les revendications des Lyciens était assez de nature à effrayer les esprits réfléchis. Tite-Live d’ailleurs l’avoue lui-même à demi : « Une portion des Grecs, si elle eût été libre de régler la fortune à son gré, eût mieux aimé que, des deux partis, aucun n’augmentât sa puissance en écrasant l’autre, et que, rien n’étant changé à l’état actuel de leurs forces, cette balance assurât la paix ; car ainsi les villes devaient se trouver dans la meilleure situation entre les deux rivaux, leur faiblesse étant toujours certaine de la protection de l’un contre l’injustice de l’autre.[8] » Nous voilà loin des raisons si étrangement superficielles qu’il attribuait tout à l’heure à la renaissance des sympathies helléniques pour la Macédoine, et nous nous expliquons bien cette fois un certain nombre de faits qui autrement eussent présenté un air peu naturel d’incohérence.

Les Grecs, disons-nous, se préoccupent désormais des conséquences qu’entraînerait pour eux-mêmes la disparition des derniers royaumes de leur race capables de faire contrepoids à la toute-puissance de Rome. Or de ces royaumes, la Macédoine est le plus fort : c’est donc vers elle que se tournent les regards. Il y a plus : son alliance avec la Syrie, bien qu’elle n’ait plus maintenant, depuis l’immense extension de l’État pergaménien, la même importance qu’elle aurait eue jadis au temps de Philippe et d’Antiochus, peut encore relever son prestige ; en conséquence, le mariage de Persée avec Laodice, fille de Seleucus IV Philopator, est accueilli avec plaisir. Comme la flotte syrienne a perdu le droit de paraître dans la mer Egée, les Rhodiens se chargent de conduire à Persée sa fiancée ; et, pour les en remercier, le roi, non content de donner à chaque rameur de leur escadre une plaque de métal doré propre à orner sa chevelure, offre à leur ville une grande quantité de bois de construction. De même Délos, malgré son alliance avec Rome, élève une statue à Laodice. Quant aux Achéens, si Callicrate parvient à les empêcher de se réconcilier avec Persée, du moins ordonnent-ils par décret la destruction des monuments consacrés dans le Péloponnèse à Eumène, le grand allié des Romains à cette époque, et l’agent tout dévoué de leurs projets.

De semblables décisions, émanant de peuples qui tous ont de bonne heure accepté ou même secondé l’intervention de Rome dans les affaires du monde grec, pourraient difficilement passer pour de simples coups de tête de la multitude. Elles se comprennent sans peine, au contraire, si l’on y voit non pas certes des actes d’hostilité, mais le signe d’une certaine défiance envers Rome, et une tentative en quelque sorte de politique plus indépendante.

En somme, vers le temps de la guerre contre Persée, la Grèce commençait à sentir la nécessité d’un équilibre à maintenir dans le bassin oriental de la Méditerranée ; et, en présence des appétits trop évidents des Romains, l’idée d’un rapprochement avec la Macédoine n’était pas pour lui déplaire. Mais ici il est nécessaire de tenir grand compte des dates. Nous avons cité trois faits comme preuves du revirement favorable à la Macédoine ; or à quelle époque se placent-ils ? Les Rhodiens ont conduit à Persée sa fiancée tout au début de son règne, puisque Polybe en parle, en 177, comme d’une chose encore récente.[9] La dédicace des Déliens en l’honneur de Laodice se rapporte vraisemblablement au passage de la princesse dans leur île, au cours de ce voyage. Quant à la mauvaise humeur des Achéens contre Eumène, sans aucun doute elle est antérieure au début de 172, puisqu’Eumène s’en plaint dans son discours devant le Sénat ; mais, de plus, elle doit remonter à plusieurs années auparavant : car Eumène signale, outre le décret qui a définitivement supprimé les honneurs décernés jadis à sa personne, la négligence et l’indifférence qu’on mettait déjà depuis un certain temps à les lui rendre.

Ces trois événements se rattachent donc soit au moment de la détente produite dans les rapports de la Macédoine et de Rome par la mort de Philippe et la démarche de Persée auprès du Sénat pour s’en faire reconnaître roi, soit, en tout cas, à une période où l’on ne prévoit pas encore de guerre immédiate entre les deux puissances. Dès lors ils perdent beaucoup de leur importance, en tant que manifestation décisive et vraiment compromettante. Ils nous éclairent sur les dispositions secrètes des Grecs ; mais, à moins de tomber dans les procès de tendances dont Rome va tant abuser aussi tôt après Pydna, ce qu’il nous faut constater avant tout, ce sont leurs actes à partir de l’instant où la lutte apparaît comme inévitable, et où il est impossible d’entretenir des relations- amicales avec la Macédoine sans se déclarer contre Rome. Or leur attitude alors est bien différente.

En effet, on le devine, si Persée multiplie ses efforts pour solliciter leur alliance ou leur neutralité, la diplomatie romaine, de son côté, ne reste pas inactive. De 174 à 171, Tite-Live n’énumère pas moins de treize ambassades chargées, sous un prétexte ou sous un autre, de parcourir la Grèce et de la surveiller.

En 174, C. Valerius Lævinus, Ap. Claudius Pulcher, C. Memmius, M. Popilius et L. Canuleius ont mission de rétablir la paix en Etolie. Peu de temps après, C. Lælius, M. Valerius Messalla et Sex. Digitius, en se rendant en Macédoine, passent aussi par l’Etolie ; et Q. Minucius essaie d’apaiser les désordres de la Crète. — En 173, Ap. Claudius va examiner l’état des affaires en Thessalie et en Perrhébie ; un Marcellus (probablement M. Claudius Marcellus, le consul de 183) retourne encore en Etolie, et travaille à fermer définitivement le Péloponnèse à Persée. Puis C. Valerius, Cn. Lutatius Cerco, Q. Bæbius Sulca, M. Cornélius Mammula et M. Cæcilius Denter doivent aussi se rendre à Alexandrie pour y renouveler l’alliance conclue avec l’Egypte, et, bien entendu, jeter en passant un coup d’œil sur la Grèce. — En 172, Cn. Servilius Cæpio, Ap. Claudius Centho et T. Annius Luscus vont porter à Philippe l’ultimatum du Sénat ; Ti. Claudius Nero et M. Decimius visitent Eumène, Antiochus, Ariarathe, Ptolémée, les villes d’Asie et les îles ; A. Terentius Varro, C. Plætorius et C. Cicereius sont chargés d’adresser des représentations au roi d’Illyrie, Gentius. — Enfin, pendant l’hiver 172-171, les diplomates romains redoublent d’activité : L. Decimius doit peser sur Gentius et les autres princes illyriens pour les détacher de Persée ; P. et Ser. Cornélius Lentulus ont pour itinéraire Céphallénie et la côte occidentale du Péloponnèse ; Q. Marcius Philippus et A. Atilius parcourent l’Epire, l’Etolie, la Thessalie ; ils ont une conférence avec Philippe sur le Pénée ; puis ils passent en Béotie et en Eubée, et rejoignent les Lentulus dans le Péloponnèse n, tandis que Ti. Claudius, Sp. Postumius et M. Junius se rendent en Asie et dans les îles.

Ces démarches presque partout sont couronnées de succès. Decimius seul, dit Tite-Live, revient sans avoir rien obtenu, et la chose paraît si extraordinaire qu’on le soupçonne de s’être laisse corrompre par les Illyriens. Bref, au moment décisif, Persée se trouve réduit à peu près à ses seules forces.

Au reste, comme nous avons un intérêt évident à être bien fixés sur ce point pour apprécier en toute équité la suite des événements, nous allons passer brièvement en revue, dans l’ordre de leur position géographique, les principaux peuples du monde grec, en nous demandant quelle est, au début des hostilités, en 171, leur situation particulière vis-à-vis des belligérants.

Dans le Péloponnèse, nous l’avons vu, les Achéens se sont brouillés avec Eumène. Ils ont d’abord décidé en assemblée générale d’abolir les honneurs contraires à la dignité du pays et à ses lois ; puis, par une extension peut-être abusive de ce décret, des juges, hostiles au roi de Pergame pour des raisons personnelles, ont ordonné dans toutes les villes la destruction de ses statues et même des inscriptions rédigées à sa louange. En 171, cette prescription n’est pas encore rapportée ; mais aucune rupture semblable n’est survenue avec Rome. Loin de là : en vain, en 174, Persée a-t-il essayé d’ouvrir des négociations avec les Achéens, en leur offrant par lettre la restitution de leurs esclaves réfugiés en Macédoine ; les dispositions favorables du stratège Xénarque et de son frère Archon n’ont pu prévaloir contre l’opposition de Callicrate. De même, un peu plus tard, le parti romain a empêché des ambassadeurs macédoniens d’être reçus dans l’assemblée de la Ligue à Mégalopolis. A plus forte raison, les Achéens persistent-ils dans cette attitude depuis que Marcellus est venu, en 173, les louer expressément de leur fermeté à maintenir l’ancien décret interdisant l’entrée de l’Achaïe aux rois de Macédoine. Sans doute ils ne sont pas sans remarquer avec dépit que Rome honore de ses démarches les Messéniens et les Eléens tout comme eux-mêmes. Leur fidélité néanmoins n’est pas douteuse ; et, au moment où la guerre va éclater, les ambassadeurs romains n’éprouvent le besoin de leur adresser aucune recommandation nouvelle : ils leur demandent seulement de fournir 1.000 soldats. Le stratège Archon obéit sans hésiter, et le détachement est envoyé à Chalcis en attendant l’arrivée des troupes romaines.

Dans la Grèce centrale, Athènes, il est à peine besoin de le dire, reste attachée à Rome : c’est, avec l’Achaïe, le seul pays qui refuse absolument aux Macédoniens l’accès de ses frontières.

En Béotie, la situation est beaucoup plus compliquée. Car là non seulement il existe une rivalité très violente entre les partisans de Rome et ceux de la Macédoine ; mais, de plus, à ces luttes politiques il s’en mêle d’autres d’ordre social, et, depuis de longues années déjà, les mesures illégales, les proscriptions, les meurtres mêmes se succèdent sans amener, avec le triomphe définitif de l’un ou de l’autre régime, le retour de l’ordre et de la paix.[10] A chaque victoire de Rome, le parti conservateur se trouve momentanément fortifié. Après Cynocéphales, Brachyllas est assassiné ; et, dès la conclusion de la paix avec Antiochus, il est de suite question de rétablir les tribunaux réguliers, comme de rappeler à Thèbes Zeuxippe et tous les exilés favorables à Rome. Cependant la Macédoine conserve trop d’amis en Béotie pour qu’une révolution complète puisse s’y opérer. Que le stratège de la confédération soit Hippias ou Alcétas, on a toujours des raisons à opposer aux réclamations de Rome. Celle-ci essaie alors de faire agir les Etoliens ou les Achéens ; les Mégariens aussi interviennent. Mais la Béotie ne cède pas ; et finalement le Sénat garde le silence, parce que, en insistant davantage, il sent bien qu’il rendrait une nouvelle guerre inévitable.[11]

Quoi qu’il en soit, malgré tous ses efforts Philippe n’avait jamais réussi à obtenir de la Béotie la conclusion d’un pacte formel d’amitié ; Persée y est parvenu, probablement entre 174 et 172. Néon et Hippias ont négocié le traité ; Isménias a su le faire voter par la confédération ; et on l’a gravé, en trois exemplaires, à Thèbes, à Délos et à Delphes. En 172, la majorité du pays est donc encore favorable à la Macédoine ; seulement l’opposition devient plus remuante, à mesure qu’elle croit pouvoir compter davantage sur Rome[12] ; et celle-ci naturellement, une fois décidée à la guerre, ne néglige rien pour intimider et pour diviser les peuples dont elle se défie.

Ainsi, pendant l’hiver de 172-171, quand Marcius et Atilius viennent en Thessalie, les exilés béotiens se rendent auprès d’eux. On leur reproche l’alliance de leur pays avec Persée ; ils en rejettent la faute sur Isménias, et l’accusent d’avoir exercé une forte pression sur la Ligue. Aussitôt Marcius s’écrie que la chose ne tardera pas à être éclaircie : car on va mettre chaque ville en mesure de prendre soin elle-même de ses intérêts. On devine l’effet d’une semblable déclaration : avant même que les ambassadeurs romains soient arrivés à Chalcis, les députés de Chéronée et de Thèbes viennent déjà leur déclarer que leurs cités sont étrangères au traité incriminé, et qu’elles n’avaient pas de représentants dans l’assemblée où cette résolution a été prise. Puis la plupart des autres villes, chacune par un décret spécial, s’empressent de renoncer à l’alliance de la Macédoine pour embrasser celle de Rome. En vain le stratège Isménias essaie-t-il d’obtenir au moins que la Béotie s’abandonne en corps à la discrétion des Romains. Marcius à dessein méprise ses offres ; et là-dessus telle devient l’audace du parti romain, alors dirigé par Pompidas, que, non content de se répandre en récriminations contre ses principaux adversaires, Néon, Hippias, Dicétas et Isménias, il menace même leur vie : il les aurait massacrés sur place, si ces malheureux n’avaient cherché un asile auprès du tribunal des commissaires. Marcius voulut bien leur accorder quelque protection. Il se borna pour le moment à ordonner partout le rappel des exilés, à condamner les auteurs du pacte signé avec le roi, et à engager les différentes villes à envoyer personnellement des députés à Rome.

Néanmoins, au début de 171, la ligue béotienne est dissoute en fait, et, d’une façon générale, les esprits s’y trouvent retournés contre Persée. Néon se hâte de se réfugier en Macédoine ; Isménias et Dicétas, jetés en prison, s’y donnent la mort. Trois villes seulement, Thisbées, Coronée et Haliarte demeurent fidèles à Persée : désormais elles constituent une minorité impuissante ; leurs voisines, passées du côté de Rome, Thèbes en particulier, ne leur épargnent pas les vexations ; et le roi, tout en se maintenant en rapports avec elles, n’ose leur envoyer aucun secours, à cause de la trêve conclue avec Marcius.[13]

L’Etolie, elle non plus, n’est pas exempte de divisions. Même depuis la guerre contre Antiochus, la Macédoine y conserve encore des partisans, comme ce Nicandros qui, épargné par Philippe en 191, garde une fidélité inébranlable au roi et à son fils ; et Eumène peut signaler une démarche faite par une portion au moins des Etoliens pour réclamer, au milieu de leurs discordes intestines, l’assistance non de Rome, mais de Persée. En tout cas, la faction romaine est évidemment de beaucoup la plus forte dans le pays ;[14] car, depuis 174, c’est Rome seule que nous y voyons intervenir.

A cette date, les deux partis d’un commun accord envoient des ambassadeurs au Sénat ; celui-ci désigne cinq commissaires qui se rendent à Delphes, et là les députés étoliens viennent plaider leur cause devant eux. Mais dans l’intervalle le sang a de nouveau coulé ; en rentrant à Hypata, quatre-vingts exilés ont été massacrés malgré l’amnistie qui leur avait été formellement promise ; puis un de leurs principaux adhérents, Proxénos, est empoisonné par sa femme. Les commissaires du Sénat sont impuissants à réprimer une telle fureur. D’autres ambassadeurs romains passent en Etolie au début de l’année suivante : ils n’obtiennent pas plus de succès. Mais, quelques mois après, Marcellus réunit de nouveau à Delphes les représentants des deux partis étoliens : en présence de leur égal acharnement, il ne veut ni absoudre ni condamner personne ; seulement il décide les uns et les autres à mettre bas les armes, et à fournir, en gage de réconciliation, des otages qui sont envoyés à Corinthe.

Voilà donc déjà, en 173, un succès pour la diplomatie romaine. Elle en obtient un autre plus considérable dans l’hiver de 172-171 : Marcius et Atilius arrivent en Etolie vers le moment où, le stratège de l’année étant mort, on va pourvoir à son remplacement ; ils ont soin, dit Tite-Live, de s’y arrêter quelque peu ; et le résultat de ce séjour, c’est l’élection d’un homme tout dévoué à leurs intérêts, Lyciscos. L’Etolie désormais est donc bien dans leurs mains ; et en effet elle met toute sa cavalerie à leur disposition.

L’Acarnanie, au début de la guerre, reste indécise. Quand Marcius et Atilius sont passés d’Etolie en Thessalie, elle leur a envoyé des députés : elle n’entend donc pas se déclarer contre Rome, comme aux temps des lattes avec Philippe ou Antiochus. Mais, d’autre part, Persée et les Macédoniens comptent chez elle de nombreux amis. En somme, elle va s’efforcer de garder une neutralité correcte.

Au contraire, la Thessalie prend nettement parti pour Rome. La raison s’en devine sans peine : voisine immédiate de la Macédoine, elle est la première menacée, au cas où cette puissance voudrait de nouveau étendre son hégémonie sur la Grèce. Aussi, dès 176, par conséquent dès les premières manifestations de l’activité de Persée, la voyons-nous réclamer l’assistance du Sénat. Trois ans après, c’est Rome qui, d’elle-même, intervient dans les affaires de son alliée. Comme en Béotie et en Etolie, la question irritante des dettes avait suscité en Thessalie des discordes civiles : aussitôt qu’il l’apprend, le Sénat envoie surplace un commissaire, Ap. Claudius, et celui-ci use de toute son autorité pour mettre fin à des troubles dont Persée pourrait profiter. Il commence par réprimander les chefs des partis ; puis il amène la plupart des créanciers à accepter la suppression des intérêts usuraires réclamés par eux, et il décide que les débiteurs acquitteront leur dette réelle par des remboursements annuels. La même convention est appliquée à la Perrhébie ; et ainsi la paix renaît dans ces deux contrées. Pendant l’hiver 172-171, lors de la grande tournée de Marcius et d’Atilius, Thessaliens et Romains ne trouvent à s’adresser entre eux que des compliments : les Thessaliens proclament que la liberté dont ils jouissent est un véritable bienfait de Rome ; les Romains félicitent la Thessalie de sa fidélité constante à leur cause ; et, cet échange de souvenirs ayant bien échauffé les esprits, l’assemblée thessalienne vote tout ce que veulent les Romains.

L’Epire, avec un peu moins d’enthousiasme peut-être, embrasse, elle aussi, le parti de Rome. Sans doute, depuis le commencement du siècle, sa politique n’a pas été sans subir des fluctuations assez sensibles. Au début, elle semblait très dévouée à la Macédoine. Mais, en 198, un de ses principaux chefs, Charops, est passé aux Romains : en livrant à Flamininus les défilés de l’Epire, il lui a permis de déloger Philippe de la forte position qu’il occupait sur l’Aoüs, et de le faire reculer jusqu’à la vallée de Tempe en découvrant la Thessalie. Puis, dans son admiration pour ses nouveaux alliés, il a pris soin d’envoyer à Rome son petit-fils, nommé également Charops, afin de l’initier à la langue et à la littérature latines. Pourtant tous ses compatriotes ne partageaient pas ses sentiments. Pendant la guerre étolo-syrienne, l’Epire, n’eût été sa crainte de Rome, se serait assez volontiers déclarée pour Antiochus ; et, celui-ci une fois battu, elle a dû se hâter de présenter des excuses, d’abord au consul M. Acilius, puis au Sénat, sur l’incertitude de sa conduite.

A présent, elle a à sa tête deux hommes fort estimables, Antinoos et Céphalos, de ce parti que Tite-Live appelle lui-même le plus sage : s’ils avaient été maîtres des événements, ils auraient certes voulu empêcher les hostilités entre Persée et Rome ; mais, puisqu’elles sont devenues inévitables, ils ont la ferme intention, sans tomber dans une servilité déshonorante, de rester fidèles à l’alliance romaine. Aussi Marcius et Atilius reçoivent-ils, dans l’assemblée des Epirotes, le meilleur accueil ; ils en obtiennent sans peine 400 soldats, pour protéger l’Orestide qui s’est détachée de la Macédoine.

En Illyrie, le prince le plus considérable est le roi Gentius[15] : ses dispositions sont incertaines. En 172, les habitants d’Issa, alliés de Rome, l’ont accusé d’incursions sur leur territoire et d’entente secrète avec Persée ; mais des brigandages de ce genre ont été de tout temps dans les mœurs du pays,[16] et ils ne suffisent pas à démontrer l’existence d’un accord entre l’Illyrie et la Macédoine. Au reste, nous l’avons déjà dit, si les Romains, après cette dénonciation, adressent des représentations à Gentius au sujet de ses attaques contre des peuples relevant de leur protectorat, ils ne voient pas en lui pour cela un ennemi déclaré. Ils ne désespèrent pas de l’amener à joindre ses armes aux leurs ; car, dans l’hiver 172-171, ils lui envoient L. Decimius dans ce but. Bien mieux, quand celui-ci n’aboutit à aucun résultat, au lieu de conclure à la mauvaise volonté du roi, ils soupçonnent leur ambassadeur de s’être laissé corrompre. Là-dessus, le préteur. Lucretius, chargé du commandement de la flotte pour l’année 171, donne l’ordre à son frère de rassembler les vaisseaux des alliés. M. Lucretius trouve à Dyrrachium, avec douze bateaux de cette ville et douze des Isséens, cinquante-quatre bateaux appartenant à Gentius ; il feint de les croire préparés pour le service de Rome, et il les emmène avec les autres à Céphallénie. Gentius en réalité les destinait peut-être à un tout autre usage ; il ne paraît pas du moins avoir protesté ; et l’on arrive ainsi en 170 sans être encore fixé sur ses véritables intentions.

D’ailleurs, en dehors de lui, les Romains comptent en Illyrie un certain nombre d’alliés beaucoup moins incertains. Nous avons cité Issa et Dyrrachium ; de même Apollonie va leur fournir un contingent de 300 cavaliers et de 100 fantassins ; Bassaria, en 168, aimera mieux soutenir un siège que de leur être infidèles ; et, dès 172, les Dassarètes et les peuplades limitrophes de la Macédoine ont déjà demandé au préteur Cn. Sicinius de mettre des garnisons dans leurs places fortes pour les défendre contre les incursions possibles de Persée : ils ont reçu de la sorte 2.000 soldats.

Pour en finir avec l’Europe, nous aurions encore à parler des Dardaniens et des Thraces, s’ils n’étaient pas plutôt des barbares que des Grecs. Rappelons seulement que les premiers sont depuis longtemps les ennemis acharnés de la Macédoine, et que Philippe, puis Persée, ont essayé, pour s’en débarrasser, de lancer contre eux les Bastarnes, les Thraces et les Scordisques. Quant aux Thraces, ils sont divisés comme les Illyriens : leur tribu la plus importante, celle des Odryses, avec son roi Cotys, tient certainement pour les Macédoniens ; mais d’autres, comme celles des Mèdes et des Astiens, ont, dès 172, sollicité l’alliance et l’amitié du peuple romain, ce que le Sénat s’est empressé de leur accorder, afin d’avoir des partisans sur les derrières de la Macédoine.[17]

Hors de l’Europe, le reste du monde hellénique n’est pas beaucoup plus disposé, au moment décisif, à se compromettre pour Persée vis-à-vis de Rome. En effet voyons d’abord l’attitude des principaux rois. A Pergame, Eumène II, nous le savons assez, est entièrement dévoué aux Romains : il les a soutenus pendant la seconde guerre de Macédoine et pendant la guerre de Syrie ; c’est à eux qu’il doit l’accroissement prodigieux de son royaume ; son intérêt suffirait à répondre de sa fidélité. D’ailleurs son discours devant le Sénat, en 172, manifeste clairement son animosité à l’égard de Persée, et sa haine n’a fait qu’augmenter à la suite de l’attentat dont il a failli être victime sur le chemin de Delphes. Il n’y a donc aucun doute à son sujet.

Par contre, chez deux autres rois, Prusias II de Bithynie et Antiochus IV de Syrie, on pourrait s’attendre à trouver des dispositions plus favorables à Persée, puisque leurs maisons se sont unies par des mariages. Mais Prusias, après avoir d’abord, en 184, combattu Eumène et obtenu dans ce but des secours de Philippe, s’est réconcilié ensuite avec le roi de Pergame. Il l’a soutenu contre Pharnace, roi de Pont, vers le temps de la mort de Philippe ; et maintenant, en 171, s’il ne veut pas prendre les armes contre Persée, il entend ne pas s’engager non plus contre Rome : il garde l’expectative, avec l’intention de se rapprocher du vainqueur en temps utile.

Quant à Antiochus Epiphane, dès 173 il a, de lui-même, envoyé à Rome une ambassade qui, en l’excusant d’un retard apporté au paiement de son tribut, a offert au Sénat des vases d’or du poids de 500 livres, et a demandé le renouvellement de l’alliance conclue avec Antiochus III le Grand. En même temps, elle était chargée de rappeler toute la reconnaissance du roi pour la bienveillance avec laquelle on l’avait traité à Rome, lorsqu’il y séjournait comme otage, et d’inviter le peuple romain à exiger de lui tons les offices d’un bon et fidèle allié. Depuis, en 172, Antiochus a réitéré ses promesses devant les ambassadeurs romains de passage auprès de lui, et il ne s’est nullement laissé entraîner aux sollicitations de Persée.

L’attitude de l’Egypte est à peu près semblable. C’est Rome, en 173, qui a pris l’initiative de lui faire renouveler son pacte d’amitié ; mais, à cette différence près, les offres de Ptolémée VI Philométor (ou plutôt de ses tuteurs) répondent exactement à celles d’Antiochus. Au fond d’ailleurs, les deux rois songent surtout à se disputer entre eux la possession de la Cœlé-Syrie, et ils s’inquiètent bien moins de soutenir Rome contre la Macédoine que de profiter de cette lutte entre les grandes puissances pour vider sans obstacles leurs querelles particulières. Rome ne doit donc peut-être pas trop compter de leur part sur des secours bien effectifs ; nominalement, en tout cas, c’est de son côté qu’ils se rangent, et Persée n’a rien à attendre d’eux.

Reste encore, en Asie Mineure, un roi qui jadis a soutenu Antiochus et les Galates, Ariarathe IV de Cappadoce. Mais il a bien changé d’opinions. Frappé par Manlius Vulso d’un tribut de 600 talents, il s’est vu exempté presque aussitôt de la moitié de cette somme, et même reçu dans l’alliance de Rome en considération d’Eumène, à qui il venait de donner sa fille. Dès lors, il n’a pas cessé de rester fidèle à ses nouveaux protecteurs. C’est à eux, à l’occasion, qu’il a soumis ses différends ; en 172, il a envoyé spontanément son fils faire son éducation en Italie, en priant le Sénat de le prendre pour ainsi dire sous sa tutelle ; et, bien entendu, il a promis aux Romains de les seconder dans leur nouvelle guerre.

Ainsi, des royaumes hellénistiques de l’Orient, pas un, en 171, ne se déclare pour Persée ; il en est à peu près de même des villes libres de l’Asie où des îles. Là évidemment nous n’avons pas de renseignement précis sur chacune d’elles ; mais aux affirmations d’Eumène, qui prétendait les voir se compromettre avec une extrême imprudence, nous pouvons d’abord opposer le rapport officiel des commissaires de 172, où, Rhodes exceptée, leur attitude, d’une façon générale, est déclarée satisfaisante. De plus, un certain nombre de faits nous prouvent leur concours actif à la cause de Rome.

Par exemple, parmi les vaisseaux qui, en 171, viennent rejoindre la flotte du préteur C. Lucretius à Chalcis, Tite-Live mentionne deux trirèmes d’Héraclée du Pont, quatre de Chalcédoine, autant de Samos. L’année suivante, Milet se déclare prête à obéir à toutes les demandes du Sénat ; Alabanda, non contente d’élever chez elle un temple et d’instituer des sacrifices en l’honneur de la déesse Rome, offre 300 boucliers pour la cavalerie, et exprime le désir de déposer au Capitole une couronne d’or ; Lampsaque rappelle que, soumise à Persée et déjà auparavant à Philippe, elle a abandonné la Macédoine dès l’arrivée des troupes romaines en Grèce, et qu’elle a répondu de son mieux aux réquisitions des généraux ; finalement elle réclame la faveur d’être inscrite parmi les alliés de Rome. Byzance même, dans cette guerre, fournit des troupes contre Persée ;[18] et il convient d’autant mieux de le noter que précédemment elle avait eu recours à la protection de la Macédoine.

Plus d’une cité sans doute, sans que nous le sachions, a tenu une conduite analogue. En tout cas, dans l’ensemble de l’Orient hellénistique, deux contrées seulement, la Crète et Rhodes, semblent avoir donné prise aux plaintes et aux soupçons de Rome ; encore ses griefs ne sont-ils pas indiscutables.

Vis-à-vis de la Crète, il est vrai, elle met en avant un fait précis : 3.000 hommes environ de cette nation figurent parmi les auxiliaires de Persée. Mais, d’un autre côté, les Crétois ont fourni au consul P. Licinius, par conséquent dès la première année de la guerre, le nombre d’archers qu’il a exigé d’eux. Dans ces conditions, on comprend très bien que le Sénat se montre assez froid à leur égard, et qu’avant de les traiter véritablement en alliés, il leur demande de rappeler leurs compatriotes engagés au service de la Macédoine. Toutefois il convient aussi de ne pas oublier que la Crète ne constitue pas une république soumise à une autorité unique, que les dissensions y sont continuelles,[19] et qu’il est depuis longtemps dans ses mœurs de fournir indistinctement des mercenaires à toute puissance capable de les payer.

Quant aux Rhodiens, Rome sera si intéressée plus tard à leur découvrir des torts lointains, pour donner un prétexte à ses rigueurs envers eux, que ses allégations ne laissent pas à priori d’être un peu suspectes. Nous aurons à y revenir par la suite ; pour le moment, il nous suffit d’examiner l’attitude des Rhodiens jusqu’en 171.

On se le rappelle, au cours des guerres contre Philippe et contre Antiochus, leur marine a prêté à Rome une aide fort efficace ; et en retour le Sénat, en 189, sans les traiter aussi bien qu’Eumène, leur a cependant abandonné la Lycie et la plus grande partie de la Carie. Là-dessus, pendant un certain temps, les relations des deux peuples demeurent amicales : par exemple, en 182, Rhodes s’entremet auprès du Sénat en faveur de son alliée Sinope, prise et pillée par le roi du Pont, Pharnace. Puis, en 177, un refroidissement sensible se produit : Rome accueille avec bienveillance les réclamations des Lyciens. Sur leur prière, elle signifie aux Rhodiens que la Lycie leur a été donnée non comme présent, mais à titre d’amie et d’alliée ; et, l’année suivante, quand Rhodes envoie des députés au Sénat pour dissiper ce qu’elle regarde comme un malentendu et comme le résultat d’une calomnie, on évite de lui répondre.

Bien entendu, dans ces événements, Rome rejette tous les torts sur les Rhodiens : elle incrimine leur empressement à conduire Laodice auprès de Persée et l’importance donnée subitement par eux à leurs manœuvres navales. La question pourrait aisément se retourner. Rhodes, dit-on, entre en coquetterie avec Persée, elle éprouve le besoin de passer en revue ses propres navires ; ne serait-ce pas qu’en songeant au développement du commerce italien en Orient, et d’autre part en constatant le traitement infligé à Philippe et à la Ligue achéenne, elle s’est sentie elle-même menacée ? et ainsi Rome n’aurait-elle pas été en réalité la cause première de l’état de choses dont elle se plaint ?

Mais tenons-nous en aux faits : si, vers le début du règne de Persée, pour une raison ou pour une autre, les Rhodiens se sont montrés moins dociles aux inspirations de la politique romaine, après cela, de 178 à 171, on ne trouve plus aucun acte vraiment hostile à leur reprocher. Sans doute il existe parmi eux, à côté du parti romain, un certain nombre de patriotes qui s’inquiètent de l’avenir, et dont Rome par suite se défie. Leur groupe n’est pas sans influence ; car, en 172, au moment où Eumène est reçu par le Sénat, c’est un de ses membres qui représente Rhodes à Rome. Avec plus de clairvoyance que d’habileté, il fait tous ses efforts pour contrecarrer l’action du roi : il demande à être entendu contradictoirement avec lui, il proclame hautement que le soulèvement de la Lycie a été l’œuvre de la diplomatie pergaménienne, et il dénonce Eumène comme un tyran plus insupportable pour l’Asie que ne l’a jamais été Antiochus.[20] A l’existence de ce parti nous attribuerons encore le bon accueil fait à Rhodes, par une portion au moins des citoyens, aux sollicitations de Persée. Mais, notons-le, dans le même temps, toujours en 172, les Rhodiens prennent soin d’adresser à Rome des ambassadeurs pour détruire les bruits qu’ils savent répandus contre leur cité : voilà l’œuvre, cette fois, du parti romain.

Finalement c’est ce dernier qui l’emporte ; car, sous l’influence du prytane Hégésiloque, nous voyons les Rhodiens renoncer à leurs ménagements vis-à-vis de la Macédoine. D’eux-mêmes, ils se mettent à armer une flotte de quarante vaisseaux pour être prêts à répondre aux réquisitions des Romains ; et, par ces préparatifs, ils méritent les éloges de Ti. Claudius, de P. Postumius et de M. Junius, quand ceux-ci passent dans leur île, en 171. En vain Persée, après avoir conclu sa trêve avec Marcius, envoie-t-il exprès deux députés aux Rhodiens pour les en informer, et leur demander de garder la neutralité : il a beau leur représenter le danger qu’il y a pour eux à suivre une autre politique, ses députés sont bien reçus, leur discours n’est pas mal accueilli dans l’assemblée ; mais la majorité penche décidément du côté de Rome, et son vote est très net. « Certes, dit-on, Rhodes désire la paix ; pourtant, si on en vient aux hostilités, elle se refusera à toute démarche qui puisse paraître contraire aux désirs des Romains. » Les faits d’ailleurs répondent aux paroles : à peu de temps de là, quand la flotte alliée rejoint C. Lucretius à Chalcis, nous trouvons parmi elle cinq quadrirèmes de Rhodes, et il y en a une sixième à Ténédos.[21]

En résumé, dans tout le monde grec, pas une contrée, au moment décisif, n’opte délibérément pour la Macédoine : quelques-unes, comme l’Acarnanie et la Bithynie, cherchent à rester neutres ; d’autres, comme la Béotie, la Thrace et la Crète sont partagées ; le plus grand nombre de beaucoup se déclare en faveur de Rome. On peut trouver une confirmation de ce résultat dans la composition même de l’armée de Persée, telle que Tite-Live nous l’indique. Parmi les auxiliaires du roi figurent avant tout des Thraces et des Gaulois ; mais le contingent grec n’y dépasse pas 4.000 hommes, dont 3.000 sont des Crétois, 500 ont été ramassés de tous côtés, et 500 enfin représentent l’effectif du parti macédonien en Etolie et en Béotie. Au contraire l’armée romaine, sur terre comme sur mer, reçoit des renforts d’un grand nombre de peuples[22] : nous les avons déjà indiqués en parlant de chacun d’eux. Sans doute il n’est pas invraisemblable d’admettre qu’au fond une portion des Grecs conserve une certaine sympathie pour la Macédoine, et la crainte peut avoir contribué, dans plus d’un cas, à les ranger du côté de Rome. Néanmoins nous n’avons le droit de les juger que d’après leurs actes, et il est manifeste que, d’une façon générale, leur attitude est beaucoup plus favorable à Rome, en 171, au début de la guerre contre Persée, qu’elle ne l’était en 192, au début de la guerre contre Antiochus.

 

III

Ce point étant bien établi, nous allons voir maintenant comment les Romains ont répondu à de telles dispositions. Pour cela, nous examinerons successivement la conduite de leurs soldats, de leurs généraux, de leurs trafiquants, de leur Sénat, de leurs diplomates.

Là encore nous avons, je crois, grand compte à tenir des dates. D’abord, on le comprend sans peine, il n’est pas indifférent, en citant tel ou tel événement, de considérer s’il est antérieur ou postérieur à la bataille de Pydna. En effet, après Pydna, nous nous attendons bien à ce que les Romains, n’ayant plus de rivaux sérieux à redouter en Orient, s’abandonnent dans l’exercice de leur domination à leur rudesse native ; à ce moment d’ailleurs on peut supposer qu’ils subissent plus ou moins l’ivresse de la victoire, et qu’après quatre années d’une lutte pénible, où leur rôle parfois n’a pas été fort brillant, ils cèdent au désir instinctif de prendre une revanche éclatante. Avant Pydna, au contraire, tant que le succès demeure incertain, ils ont un avantage évident à ménager les Grecs ; s’ils ne le font pas alors, c’est qu’ils ont entièrement renoncé à la politique de ménagements préconisée par Flamininus. Voilà par conséquent deux périodes dont la distinction s’impose. Mais de plus, dans la première elle-même, les Romains ont pu se conduire de façon différente selon qu’ils se croyaient sûrs du triomphe, comme au début, ou qu’ils se trouvaient incapables de venir à bout de Persée, comme ce fut le cas un peu plus tard jusqu’à l’arrivée de Paul-Émile. A tous égards, il y aura donc lieu pour nous de placer exactement à leur date les faits que nous aurons à relever, et nous devrons attacher une importance spéciale aux premières années de la lutte.

Considérons d’abord l’armée. Ses traditions, depuis le commencement du siècle, se sont étrangement altérées : au contact de l’Orient, elle a pris très vite le goût du luxe ; désormais, soldats et officiers ont une tendance marquée à regarder la guerre comme une occasion de s’enrichir aux dépens des peuples étrangers. A ce point de vue, la campagne contre Antiochus ne laisse pas déjà d’être assez instructive. Ainsi, en 190, il suffit que Scipion l’Africain annonce son intention d’accompagner son frère en Asie comme légat ; aussitôt on entrevoit des bénéfices assurés : 5.000 volontaires, Romains et alliés, qui avaient reçu leur congé au temps où Scipion était à la tête de l’armée d’Afrique, c’est-à-dire onze ans auparavant ou même davantage, se présentent au consul, et s’enrôlent de nouveau. Dès lors le butin à réaliser commence à devenir la préoccupation essentielle du soldat, et l’on voit, par exemple, dans cette même année, les troupes du préteur L. Æmilius Regillus piller Phocée malgré la défense formelle de leur chef : la fureur et la cupidité l’emportent sur le respect de la discipline, et le préteur ne peut que sauver les citoyens libres qui se réfugient autour de sa personne.

Quant aux chefs, ils sont loin de montrer tous la même réserve que L. Æmilius : M. Acilius Glabrio, consul en 191, est au moins soupçonné d’avoir gardé pour lui des vases d’or et d’argent pris à Antiochus ; Scipion l’Asiatique, consul en 190, après un procès long et compliqué, est officiellement déclaré coupable de détournements ; M. Fulvius Nobilior, consul en 189, est accusé d’avoir à dessein contraint à la lutte les Ambraciens, disposés pourtant à se soumettre, afin d’avoir ensuite un prétexte pour déployer contre eux toutes les rigueurs de la guerre, pour piller jusqu’à leurs temples, et pour ne leur en laisser que les portes et les murailles dénudées.[23] Enfin Cn. Manlius Vulso, le collègue de Fulvius, dépasse dans cette voie tous ses prédécesseurs. Nous avons déjà cité sa théorie sur la façon dont Rome a le droit de profiter de sa puissance ; il l’applique, pour son compte, sans le moindre scrupule.

Au moment où il reçoit l’armée des mains de L. Scipion, la paix est à peu près arrêtée avec Antiochus, et la guerre n’a plus de raison d’être. Mais il ne veut pas laisser échapper une si riche proie : sous prétexte que les Galates ont fourni des secours à Antiochus, et que, si Rome entend profiter de ses nouvelles conquêtes, elle doit sur le champ faire sentir au loin le poids de ses armes, il entreprend à travers toute l’Asie Mineure une campagne qui ressemble fort à une série de razzias. On peut en suivre le détail dans Tite-Live,[24] qui pour tant, sans aucun doute, présente les choses sous le jour le plus favorable à sa patrie : régulièrement les démonstrations de Manlius aboutissent à des pillages ou à des demandes d’argent exorbitantes, qu’il réduit après marchandage. En outre les soldats, comme leur chef, tiennent à tirer parti des circonstances : à un moment donné, ils sont à ce point chargés de butin qu’ils peuvent à peine parcourir cinq milles en un jour. A diverses reprises, les officiers n’en sont plus maîtres : un jour, un camp galate est pillé, malgré les ordres du lieutenant C. Helvius, par un corps de troupes qui n’a pas pris part à la bataille ; un autre jour, au cours d’un engagement, le centre abandonne la poursuite de l’ennemi pour se jeter sur son camp, et le consul lui-même est impuissant à le rappeler : il doit le faire remplacer par les ailes. Bref, à son retour, cette armée est si bien encombrée de bagages qu’elle est fort gênée pour se défendre contre les brigands de la Thrace, et subit de leur part un échec sérieux.[25]

Il convient de l’ajouter, tous les faits que nous venons de citer ont été alors l’occasion de poursuites. Acilius Glabrio a d’abord été condamné à une amende de 100.000 as, et, si elle n’est pas sanctionnée par le peuple, elle l’empêche du moins, en 189, d’arriver à la censure. Scipion l’Asiatique a tous ses biens confisqués, et il n’échappe à la prison que grâce à l’intervention du tribun Tib. Gracchus. Fulvius Nobilior subit l’humiliation de voir le Sénat restituer aux Ambraciens leurs biens, leur liberté, leurs lois, leurs droits de douanes ; il n’obtient pas sans peine le triomphe ; et encore, pour le célébrer sans provoquer de scandale, doit-il en avancer la date et profiter d’une maladie subite du consul M. Æmilius Lepidus.

Quant à Manlius Vulso, non seulement sa conduite est vivement blâmée en son absence, avec celle de Fulvius, par les consuls de 187. « Depuis deux ans, disent-ils, M. Fulvius et Cn. Manlius, l’un en Europe, l’autre en Asie, s’érigent en rois, comme s’ils avaient remplacé Philippe et Antiochus... Ils promènent le spectre de la guerre parmi des nations à qui la guerre n’a pas été déclarée, et vendent partout la paix à prix d’argent. » Mais, de retour à Rome, il s’entend adresser en face des reproches semblables par les commissaires mêmes qui l’ont accompagné en Asie, en particulier par Paul-Émile. « Faute de motif pour attaquer les états d’Antiochus où tu ne trouvais que la paix, tu as amené ton armée par un long détour contre les Gallo-Grecs ; et, sans mandat du Sénat, sans ordre du peuple, tu as engagé la lutte contre cette nation... Des formalités traditionnelles, en as-tu rempli une seule pour que nous regardions ta campagne comme une guerre nationale du peuple romain, et non comme un brigandage privé ?... A chaque embranchement de chemins, tu t’arrêtais pour attendre qu’Attale vînt diriger la marche ; alors, consul mercenaire, tu suivais le frère d’Eumène avec l’armée romaine. Voilà comment tu as parcouru tous les coins et recoins de la Pisidie, de la Lycaonie et de la Phrygie, pour rançonner les tyrans et les seigneurs de la route. »

Dans ces conditions, Manlius a plus de mal encore que Fulvius à se faire décerner le triomphe. Quand il l’a obtenu, il n’ose le célébrer avant les derniers jours de 187 par crainte d’être traduit pour concussion, en vertu de la loi Petillia, devant le préteur Q. Terentius Culleo ; car il sait qu’on est très mécontent à Rome de la façon dont il a corrompu, par toute espèce de licences, la discipline militaire, et que les juges seraient sévères pour lui. Le jour de la cérémonie, l’armée, gagnée par son indulgence intéressée, est donc à peu près seule à témoignes de la joie : le peuple serait resté très froid, si le triomphateur ne lui avait pas accordé quelque argent sur les sommes rapportées d’Asie.

Ainsi, au temps de la guerre contre Antiochus, nous constatons déjà des indices graves du sans-gêne avec lequel les armées romaines se mettent à traiter les peuples étrangers ; mais du moins, à cette époque, de tels procédés sont encore loin d’obtenir l’approbation générale. Depuis, avec le nouvel état d’esprit dont nous avons suivi à Rome le développement, nous devons nous attendre à les voir se répandre et rencontrer d’ailleurs une indulgence toujours croissante. C’est en effet ce qui arrive.

Pour les soldats, le service militaire apparaît avant tout repoussent désormais comme un métier lucratif. Par exemple, dès que le Sénat a décidé la guerre contre Persée, et ordonné d’enrôler le plus possible de vétérans et d’anciens centurions, si quelques-uns essaient je résister, beaucoup en revanche se présentent d’eux-mêmes, en songeant, dit Tite-Live, à la richesse des légions qui ont fait la seconde guerre de Macédoine ou la campagne d’Asie contre Antiochus. Du reste leurs officiers trouvent tout naturel de leur accorder le pillage comme récompense. En 171, un lieutenant de Licinius en Illyrie attaque deux villes opulentes ; il en prend une par la force, et commence par l’épargner, dans l’espoir d’amener l’autre à se rendre ; comme il n’y réussit pas et ne peut non plus la réduire, il met à sac celle qu’il avait d’abord respectée, afin que ses troupes n’aient pas supporté en vain les fatigues de deux sièges.

Une fois engagé dans cette voie, on marche de faiblesse en faiblesse. En 169, les consuls se plaignent des difficultés qu’ils rencontrent dans leurs levées, et, devant le Sénat, ils accusent les plus jeunes classes de ne pas répondre à leur appel : on leur objecte avec raison que le mal vient du soin apporté par eux-mêmes à ménager la faveur populaire et à ne forcer aucun citoyen à servir contre son gré. Et en effet des commissaires sénatoriaux envoyés en Grèce à la fin de 170 constatent que l’armée du consul A. Hostilius Mancinus n’est pas au complet par suite de congés accordés sans mesure pour complaire aux soldats ; toute la question est de savoir si la responsabilité en retombe sur le consul ou sur les tribuns militaires. Il faut arriver à Paul-Émile pour voir enfin restaurer l’ancienne discipline ; mais alors ses troupes ne peuvent lui pardonner une sévérité dont elles ont perdu l’habitude, et qui surtout déconcerte leur avidité ; et, bien qu’il ne soit pas sans leur avoir accordé d’assez belles satisfactions,[26] elles s’efforcent, en rentrant à Rome, de mettre obstacle à son triomphe.[27]

Si les soldats ont ainsi maintenant une conception assez étrange de leur rôle, les généraux, pour leur part, ne demeurent guère en reste avec eux. En 171, le collègue de Licinius dans le consulat, C. Cassius Longinus, a obtenu pour province la Gaule. Il ne trouve pas de guerre à y faire, partant pas de profits à réaliser. Qu’imagine-t-il ? il forme le projet, sans consulter personne, de passer en Macédoine par l’Illyrie ; mais auparavant il dévaste le territoire de Gaulois alliés de Rome, et emmène en servitude plusieurs milliers d’habitants. Bien mieux, il demande aux Carniens, aux Histriens et aux Iapydes des guides pour conduire son armée ; on les lui donne : il part avec eux dans des dispositions qui semblent pacifiques à l’égard de leurs tribus ; mais bientôt il revient sur ses pas, et se met à ravager le pays, tuant, pillant, incendiant sans raison. Evidemment il ne considère que son avantage personnel, et il méprise également les ordres du Sénat et les droits des alliés.

De son côté, Licinius prétend rendre les Grecs responsables responsabilité de son incapacité et de ses défaites. Au début de la guerre, sa cavalerie se laisse battre par celle de Persée ; l’échec ne se transforme pas en désastre, grâce au peu d’initiative du roi ; le résultat néanmoins est assez honteux de la sorte. Alors, dans l’état-major de Licinius, on s’avise de rejeter toute la faute sur une portion des alliés, sur les Etoliens : on les a vus, dit-on, fuir les premiers et propager la terreur ; c’est leur épouvante qui a entraîné les autres corps de Grecs auxiliaires. Or, d’après le récit de Tite-Live lui-même, l’aile droite a été enfoncée la première, et elle se composait de toute la cavalerie italienne, sous les ordres du frère de Licinius. Cependant les Italiens sont proclamés gens aguerris et naturellement intrépides, et leur commandant C. Licinius reçoit le consulat en 168 ; par contre, cinq des principaux chefs étoliens sont arrêtés et emmenés à Rome.

Dès lors on peut se demander si quelque secret motif analogue n’a pas contribué aussi à envenimer ou à susciter les accusations dirigées contre Rhodes et contre Pergame. Ainsi, pendant toute la durée de la guerre, sans parler de ce qui se passe ensuite, les Rhodiens ont besoin de se défendre contre des calomnies sans cesse renouvelées contre eux. Or, pendant l’hiver de 171-170, le préteur Lucretius a subi une grave défaite à Oréos : les Macédoniens l’ont surpris à son mouillage, lui ont enlevé vingt vaisseaux avec leur chargement, ont coulé ceux qui contenaient les approvisionnements de blé, et se sont emparés même de quatre quinquérèmes. Sans doute Lucretius, dans le courant de l’été de 171, avait renvoyé les navires des Rhodiens avec ceux des autres alliés, en déclarant qu’il n’y aurait pas cette année d’opérations sur mer. Mais, pour peu qu’il eût pris soin de ne pas leur laisser d’ordre écrit,[28] n’était-il pas encore plus facile aux officiers de la flotte de tirer contre les Rhodiens un grief de leur absence qu’à ceux de l’armée d’incriminer la conduite des Etoliens, qui du moins avaient combattu avec eux ?

De même, dans leur campagne navale de 169, les Romains, sous les ordres de C. Marcius Figulus, n’éprouvent que des échecs : tour à tour ils mettent le siège devant Thessalonique, Antigonée, Cassandrée, Toroné, Mélibée, Démétriade ; ils n’arrivent à s’emparer d’aucune de ces villes. Or, juste à ce moment, des bruits commencent à courir à Rome sur la fidélité du roi de Pergame : Eumène est accusé sans raison d’avoir refusé tout secours au préteur malgré ses demandes réitérées. Il y a là encore une coïncidence au moins singulière.

Au point de vue des réquisitions, le sans-gêne des généraux romains est tout aussi frappant. En 171, à peine arrivé à Céphallénie, Lucretius a tout de suite réclamé leur contingent aux alliés maritimes. Les Rhodiens, parmi eux, étaient au premier rang ; il leur écrit donc pour leur demander des vaisseaux. A cela rien d’extraordinaire ; mais, au lieu de choisir, comme il eût été naturel, un personnage honorable pour porter son message, il en charge un certain Socrate, un esclave dont le métier est de frotter d’huile les athlètes : c’était manquer bénévolement à la fois aux convenances et aux usages.[29] En outre, quand les Rhodiens, en dépit de ce procédé, ont répondu à son appel, Lucretius, comme nous venons de le voir, n’accepte pas leurs services, et leur déclare qu’il n’a pas besoin de secours.

Même désinvolture vis-à-vis des Athéniens. Ceux-ci, en alliés fidèles, envoient à Licinius et à Lucretius, toujours en 171, ce qu’ils possèdent de vaisseaux et de soldats ; ni le consul m le préteur n’en font usage ; et, sans tenir compte des sacrifices déjà consentis par Athènes, ils la somment de leur fournir 100.000 mesures de blé, malgré la stérilité bien connue de son territoire, et la nécessité où elle est de recourir au blé étranger pour sa propre consommation.

Voilà déjà un manque de ménagements assez étrange envers la résistance des peuples depuis longtemps amis de Rome. Mais on va plus loin ; et, en Grèce comme dans tout autre pays, qu’il s’agisse d’ennemis ou d’alliés, les Romains n’hésitent plus à recourir aux pires violences s’ils croient en tirer quelque profit, s’ils rencontrent la moindre résistance à leurs ordres, ou même, à ce qu’il semble, pour le simple plaisir de ne s’imposer aucune contrainte. Le début de la guerre est tout à fait caractéristique à cet égard.

Une des premières opérations en est le siège des trois places de Béotie restées fidèles à Persée, Haliarte, Thisbées et Coronée. Haliarte est attaquée d’abord par un commissaire du Sénat, P. Lentulus, avec 300 Italiens et toute la jeunesse béotienne du parti romain. Dès que le préteur Lucretius arrive en Grèce, il envoie à Lentulus l’ordre de se retirer : apparemment il veut se réserver pour lui-même les bénéfices de l’opération ; et le blocus est repris cette fois par les troupes de la marine. Après une assez belle résistance, la place est enlevée ; alors on commence par massacrer au hasard vieillards et enfants. Le lendemain, les défenseurs réfugiés dans la citadelle sont contraints de se rendre : on les vend à l’encan ; les statues, les tableaux et tous les objets de prix, sont embarqués sur la flotte ; la ville enfin est détruite de fond en comble. — Nous aurons à revenir un peu plus loin sur le sort de Thisbées. — Quant à Coronée, investie par Licinius, nous ne connaissons pas d’une façon précise le traitement qui lui fut infligé ; car nous avons perdu les passages de Polybe et de Tite-Live où le récit en était fait. Mais il dut avoir quelque chose de particulièrement odieux, pour que le Sénat ait ordonné ensuite de rechercher les Coronéens réduits en servitude, et de les remettre en liberté.[30]

Ce ne fut pas là d’ailleurs un cas isolé : P. Licinius Crassus, dit l’Epitomé du livre XLIII de Tite-Live, s’empara d’un certain nombre de villes en Grèce, et y fit un horrible pillage, Zonaras, dans son Abrégé, indique des faits analogues ; et, à Rome même, nous voyons qu’on ne peut s’empêcher d’opposer à la cruauté, à l’avidité des Licinius et des Lucretius la clémence d’un préteur qui, en Espagne, réussit sans grande effusion de sang à dompter une peuplade des plus sauvages.

Haliarte et Coronée avaient pris le parti de Persée ; mais les cités dont Rome n’a jamais eu à se plaindre ne sont pas respectées davantage. C’est le cas, par exemple, pour Chalcis : de l’aveu du Sénat, on n’a de reproches à lui adresser ni au sujet du passé ni au sujet du présent. Cependant le préteur Lucretius dépouille ses temples de tous leurs ornements et transporte ce butin sacrilège à Antium, où il a une maison de campagne ; des hommes libres sont emmenés en esclavage ; un peuple allié de Rome voit ses biens journellement mis à sac. Après Lucretius, son successeur Hortensius continue ses traditions : il oblige, été comme hiver, les habitants à loger chez eux, auprès de leurs femmes et de leurs enfants, les soldats de sa flotte, hommes sans retenue dans leurs paroles ni dans leurs actions ; et les Chalcidiens en arrivent à cette conclusion qu’il eût beaucoup mieux valu pour eux, comme Emathie., Amphipolis, Maronée et Ænos, fermer leurs portes aux Romains.[31]

Abdère est encore plus mal traitée. En 170, Hortensius lui réclame brusquement 100.000 deniers et 50.000 mesures de blé : en présence d’une pareille exigence, elle lui demande le temps d’envoyer des députés au consul Hostilius et à Rome. Hortensius ne veut rien entendre ; et, à peine arrivés près du consul, les Abdéritains apprennent que le préteur a. enlevé leur ville d’assaut, frappé de la hache les premiers citoyens, et vendu les autres à l’encan.

Veut-on, pour terminer, un exemple frappant de la façon dont les Romains entendent la guerre à ce moment ? En 170, un lieutenant d’Hostilius en Illyrie, Ap. Claudius, campe, avec un corps d’environ 8.000 hommes, à Lychnide. Des émissaires d’une autre ville, Uscana, viennent le trouver en secret, et ils lui annoncent que, s’il fait approcher ses troupes, un parti est disposé à lui livrer la place. L’expédition, ajoute-t-on, en vaut la peine : le butin sera suffisant non seulement pour lui et ses amis, mais même ses soldats. C’était bien connaître les Romains. En effet Claudius est tellement aveuglé de suite par cet appât offert à sa cupidité qu’il ne songe ni à retenir aucun de ces mystérieux messagers, ni à demander des otages comme garantie de la trahison, ni à envoyer personne en reconnaissance, ni à exiger de serments. Même oubli chez les soldats de tout souci d’ordre militaire : on va au pillage, non à la bataille ; on s’avance donc sans ordre, on se dissémine sur une longue file ; on arrive en petit nombre devant Uscana ; on se fait battre honteusement par les habitants (car la ville n’a qu’une faible garnison de Crétois) ; et alors, le coup n’ayant pas réussi, chacun ne songe plus qu’à prendre la fuite au plus vite. Le général même ne s’occupe pas de recueillir et de sauver ses troupes : la déroute ne s’arrête qu’à Lychnide[32] !

Voilà l’armée proprement dite. En outre la Grèce a dû voir s’abattre sur elle à ce moment une nuée de trafiquants disposés aussi à l’exploiter de leur mieux à la faveur des circonstances. Ce sont là malheureusement des questions dont les auteurs anciens se désintéressent. Tite-Live, au temps de Flamininus, nous a signalé en passant, des soldats qui, demandant des congés, prenaient de l’argent dans leur ceinture, et s’en allaient faire du commerce dans les villes de Béotie. Il ne rapporte rien de semblable pendant la guerre contre Persée ; mais, comme les congés y sont plus nombreux que jamais,[33] nous avons beau constater que, parmi ceux qui les ont obtenus, beaucoup en ont profité pour retourner dans leurs foyers,[34] à priori il paraît cependant vraisemblable que tous n’ont pas quitté la Grèce, et qu’une partie d’entre eux a simplement voulu employer à des opérations financières l’intervalle laissé entre doux campagnes.

D’ailleurs un document épigraphique nous permet de constater d’une manière certaine la présence à Thisbées d’un Bruttien, Cnæus de Pandosia, qui a conclu une convention avec la ville à propos de blé et d’huile. Il avait sans doute loué des terres du domaine public, à la condition d’abandonner aux Thisbéens un tant pour cent de la récolte, puis profité de la présence de l’armée romaine en Béotie pour refuser de se conformer à son contrat. En tout cas, nous le trouvons dès 170 en conflit avec les habitants, et ceux-ci adressent au Sénat des réclamations contre lui. Nous tenons là, par hasard, un exemple certain de l’activité, et en même temps du peu de scrupules des negotiatores italiens en Grèce ; nous pouvons être assurés que notre Cnæus de Pandosia n’était pas seul.

Maintenant, en présence de ces faits, quelle est l’attitude du Sénat ? la plupart de ceux que nous avons relevés ayant entraîné des plaintes devant lui, il est assez facile de nous en rendre compte. Rappelons-nous d’abord l’affaire de Cassius, l’un des consuls de 171. Il y a deux choses à distinguer dans son cas : d’une part, après avoir obtenu la province de Gaule, il a voulu de son chef passer dans celle de Macédoine ; d’autre part, il a ravagé sans motif des terres appartenant à des alliés de Rome. Sur le premier point, les sénateurs n’ont pas d’hésitations : à une grande majorité, ils décident d’envoyer au consul trois commissaires, qui partiront le jour même, et qui, en toute diligence, iront lui porter la défense d’attaquer la Macédoine. C’est qu’ils n’entendent pas laisser braver leur autorité, et qu’ils craignent d’indiquer, par une telle expédition, le chemin de l’Italie aux peuples étrangers.

Sur le second point, ils sont loin de montrer la même décision : ils désavouent bien les violences de Cassius, ils sont pleins d’amabilité pour les députés gaulois ; mais ils évitent de sévir contre Cassius. Celui-ci, au moment où les dénonciations se produisent contre lui, sert, comme tribun militaire, dans l’armée du consul Hostilius. On n’a garde de le rappeler, et on déclare qu’il serait injuste de condamner sans l’entendre un personnage consulaire absent pour le service de la République : les Gaulois devront attendre son retour pour reprendre l’affaire, s’ils en ont encore envie.

C’est là une tactique à laquelle le Sénat aime à recourir. Elle réussit aussi, pendant un certain temps, à sauver le préteur Lucretius. En vain les tribuns du peuple reviennent-ils maintes fois à la charge contre lui : on répond qu’il est « absent pour le service de la République ». Or il n’a pas seulement quitté le Latium : il est à Antium, dépensant, sur le produit de ses rapines, 130.000 as à détourner un cours d’eau dans ses propriétés, et décorant le temple d’Esculape de tableaux enlevés à la Grèce. De même encore, nous l’avons déjà raconté, parmi les trois préteurs d’Espagne jugés en 171 pour extorsions manifestes, l’un est renvoyé absous ; les deux autres sont ajournés, et il leur suffit de s’exiler à Préneste et à Tibur, pour faire abandonner la procédure.

Sans doute le Sénat accorde parfois des satisfactions matérielles aux peuples qui ont été victimes de violences par trop odieuses. Ainsi, en 171, pour l’Espagne, s’il ne veut pas revenir sur le passé, il décide qu’à l’avenir les magistrats romains ne pourront plus fixer à leur gré ni les sommes correspondant au blé dû par la province pour l’entretien de leur personnel (frumentum in cellam, taxé très haut), ni la valeur des dimes ou demi-dîmes (viceainix) auxquelles ils contraignaient les Espagnols (en estimant cette fois le blé très bas),et que, pour la perception de l’impôt proprement dit (stipendiam), ils la laisseront aux magistrats municipaux au lieu de la confier à des préfets italiens, imposés par eux à chaque ville.[35]

Puis, en 170, le Sénat remet en liberté les habitants de Coronée, vendus par Licinius, et il prend une décision analogue à l’égard des Abdéritains, victimes d’Hortensius.[36] C’est là, si l’on veut, un blâme indirect infligé aux magistrats incriminés ; mais d’autre part, on s’attache certainement à leur éviter les poursuites proprement dites. Les patrons mêmes qui soutiennent la cause des étrangers n’aiment pas les procès intentés aux nobles, aux puissants ; les magistrats trouvent des raisons pour s’absenter avant de prononcer la sentence ; et il faut arriver à la fin de l’année 170, après les atrocités commises à Chalcis par Lucretius et par Hortensius, pour voir enfin aboutir une cause de ce genre. Si Hortensius paraît encore s’être tiré d’affaire,[37] Lucretius, vivement pris à partie par un grand nombre de sénateurs, et poursuivi ensuite par deux tribuns bien décidés à sa perte, M. Juventius Thalna et Cn. Aufidius, est condamné par le peuple à une amende de 100.000 as.

A partir de ce moment, le Sénat fait un effort visible pour témoigner de nouveau à la Grèce une bienveillance dont il avait depuis longtemps perdu l’habitude. Ainsi, dans sa réponse aux Chalcidiens, non content de réprouver la conduite passée ou présente de Lucretius et d’Hortensius, il reprend son rôle, assez oublié depuis Flamininus, de protecteur des Grecs. « On sait bien, rappelle-t-il, que le peuple romain a déclaré la guerre à Persée, et auparavant à Philippe, son père, pour assurer la liberté de la Grèce, et non pour faire subir de pareils traitements, de la part de ses magistrats, à des alliés et à des amis. » Il ne se borne pas à ces paroles : avant la fin de 170, il rend un sénatus-consulte prescrivant de ne plus obtempérer aux réquisitions des fonctionnaires romains, si elles n’ont pas été autorisées par lui ; il envoie en Grèce des commissaires pour donner lecture de cette décision d’abord à Thèbes, puis dans toutes les villes du Péloponnèse.[38] Et sans doute il tient la main à ce qu’elle ne reste pas lettre morte ; car, à propos du consul Hostilius, Tite-Live remarque qu’à défaut d’action éclatante, il a du moins substitué à une licence effrénée la vraie discipline militaire, traitant les alliés avec respect, et les protégeant loyalement contre toute espèce d’injures.

De même, en 169, Q. Marcius Philippus se procure chez les Epirotes 20.000 boisseaux de blé et 10.000 d’orge : il prie le Sénat d’en régler le prix à Rome avec leurs ambassadeurs ; et, en 158, même dans un pays révolté, l’Illyrie, le préteur Anicius montre de la clémence et de la justice. Autre indice analogue : au début de l’été de 169, les Rhodiens sollicitent un renouvellement d’alliance et le droit d’acheter du blé. Le Sénat n’est pas sans se défier de leurs dispositions secrètes ; cependant il n’en laisse rien paraître : il leur permet d’exporter de la Sicile 100.000 médimnes de blé, et il fait un accueil aussi favorable à tous les députés des républiques grecques qui partagent leurs sentiments.[39]

Voilà donc chez lui, dans la seconde partie de la guerre, un changement d’attitude assez sensible. Mais faut-il y voir l’effet d’une générosité spontanée, et comme une renaissance de son philhellénisme d’autrefois ? Nous avons bien des raisons d’en douter. Ne l’oublions pas, il ne se décide à intervenir sérieusement en faveur des Grecs que dans l’automne de 170 ; or, à ce moment, après deux ans de campagne, non seulement ses généraux ne sont pas encore parvenus à entamer la Macédoine, mais ils ont éprouvé, sur terre comme sur mer, des échecs humiliants. La lutte commence à apparaître plus difficile qu’on ne l’avait cru ; et, dans l’incertitude où l’on est maintenant du résultat, le Sénat est assez habile pour comprendre la nécessité de témoigner des égards à ses alliés, alors qu’il ne se souciait guère de les ménager, au temps où il se jugeait sûr de la victoire. Précisément divers signes concourent à lui montrer l’opportunité d’un changement de politique.

D’abord, les plaintes deviennent de plus en plus nombreuses contre les procédés en usage dans ses armées : sans parler des Espagnols, des Gaulois, des Carniens, des Histriens, et des Iapydes, un grand nombre de villes grecques lui envoient des ambassades. Tite-Live mentionne, coup sur coup, celles de Coronée, d’Abdère, d’Athènes, de Milet, d’Alabanda, de Lampsaque et de Chalcis[40] : toutes, ou presque toutes, ont des réclamations à présenter. Affecter devant tant de doléances, évidemment justifiées, un parti-pris d’indifférence, pouvait produire le plus déplorable effet.

D’ailleurs, il ne s’agit déjà plus de simples craintes pour l’avenir ; car, si un certain nombre de peuples se déclarent décidés, malgré tout, à rester fidèles à Rome,[41] d’autres, au contraire, offrent des dispositions moins sûres. Dès 170, Timothée, ambassadeur de Ptolémée, est chargé de proposer la médiation de son maître pour mettre fin à la guerre de Macédoine ; M. Æmilius lui donne à entendre que cette intervention de l’Egypte serait regardée par Rome comme un acte peu amical, et Timothée repart pour Alexandrie sans avoir officiellement parlé de Persée.[42] M. Æmilius, prince du Sénat, n’en dut pas moins entretenir ses collègues de l’intention manifestée auprès de lui par l’ambassadeur égyptien. C’est, à notre connaissance, la première démarche de ce genre ; mais, un peu plus tard, il s’en produira une série de semblables. Eumène lui-même (le bruit du moins en courra à Rome) songera à s’interposer ; Prusias acceptera, sur la demande de Persée, de sonder le Sénat sur l’éventualité d’une réconciliation ; Rhodes ira plus loin encore, et prétendra s’ériger en arbitre de la paix.[43] Sans doute ces derniers faits datent seulement de 169 et de 168 ; mais l’état d’esprit dont ils sont pour nous la preuve tangible n’a-t-il pas pu déjà se révéler auparavant par des manifestations moins éclatantes, oubliées aujourd’hui ? Or Rome, nous le savons assez, se tenait fort au courant des moindres bruits de cette nature.

Enfin, et c’est là le plus grave, une défection très nette s’est déjà produite, celle de la plus grande partie de l’Epire. Au début de la guerre, cette contrée, nous l’avons dit, s’était déclarée pour Rome ; seulement ses chefs, Céphalos, Antinoos et Théodotos, s’ils étaient résolus à se comporter en alliés fidèles, prétendaient cependant s’abstenir de toute bassesse. Un de leurs compatriotes, le jeune Charops, vit là une occasion pour lui de les supplanter. Il s’appliqua à les décrier constamment, sans reculer devant la calomnie : tout ce qui en Epire ne s’accomplissait pas selon le désir de Rome, il le signalait comme un effet du mauvais vouloir de ses adversaires. Ceux-ci d’abord méprisèrent ses attaques ; mais, lorsqu’ils virent les Romains emmener en Italie plusieurs chefs étoliens après le combat de cavalerie où Persée avait été vainqueur, et ajouter foi aux accusations de ce Lyciscos qui jouait en Etolie le même rôle que Charops en Epire, ils comprirent quel sort les attendait bientôt eux-mêmes ; et, pour ne pas être conduits à Rome sans jugement, ils se rangèrent contre leur gré du côté de la Macédoine. Cela se passait dans l’hiver de 171-170. Dès le printemps de 170, ils ont failli débuter par un coup d’éclat, et livrer à Persée le consul A. Hostilius, au moment où il traversait l’Epire pour rejoindre son armée campée en Thessalie. La résistance d’une tribu épirote a sauvé Hostilius ; mais Rome n’en saisit pas moins là, dans ce revirement d’une contrée assez importante, un signe du mécontentement soulevé en Grèce par sa tyrannie.

C’est surtout, je crois, dans des considérations de cet ordre qu’il faut chercher l’explication de l’attitude nouvelle adoptée par le Sénat envers les Grecs pendant la seconde partie de la guerre. Les remarques précédentes, à elles seules, suffiraient déjà à nous inspirer des doutes sérieux sur la sincérité et sur l’étendue de sa bienveillance. Mais, de plus, un hasard heureux nous a conservé dans son intégrité un sénatus-consulte de cette époque[44] : il va constituer pour nous le témoignage le plus précis et le plus clair sur la politique romaine contemporaine.

Ce document a pour but de régler la situation de Thisbées, une des trois villes de Béotie qui, après l’ambassade de Marcius et d’Atilius, ont continué à tenir pour Persée. Après s’être emparé d’Haliarte et l’avoir détruite de fond en comble, en 171, le préteur C. Lucretius avait conduit son armée devant Thisbées. La ville s’était rendue sans combat : il y avait rétabli les exilés et le parti favorable à Rome, vendu à l’encan les biens de la faction opposée ; puis il avait regagné sa flotte. Des arrangements aussi sommaires laissaient subsister bien des difficultés : en 170, les Thisbéens s’adressent donc au Sénat pour les résoudre. La députation, il importe de le noter tout de suite, est envoyée non par l’ensemble des citoyens, mais par ceux, dit l’inscription, qui sont restés fidèles à l’alliance de Rome, c’est-à-dire par les oligarques qui ont su, au moment décisif, paralyser les efforts du parti macédonien, et qui, pour avoir écarté toute tentative de résistance, ont droit, semble-t-il, à la reconnaissance du Sénat. Cela posé, voyons les décisions prises à leur égard, la veille des ides d’Octobre 170.[45]

D’abord il s’agit de fixer la condition des habitants : rentrent-ils en possession de leurs domaines publics et privés ? ont-ils le droit de disposer de leurs magistratures et de leurs temples ? Sans doute, sur ces divers points, le Sénat n’applique pas avec trop de rigueur aux Thisbéens les lois de la guerre : il ne revendique pas tous les droits que comporte à ses yeux une deditio ; néanmoins, il leur fait bien sentir qu’ils ont cessé d’être les maîtres chez eux. Ils garderont leur territoire, leurs ports et leurs revenus, leurs montagnes avec leurs pâturages ; mais, ce qui leur appartenait autrefois, ils en jouiront maintenant an nom du peuple romain. On ne leur enlève pas non plus leurs magistratures ni leurs sacerdoces ; mais là encore deux graves restrictions sont spécifiées : la participation aux affaires, comme l’administration des charges et des domaines sacrés, est réservée exclusivement aux Thisbéens qui se sont déclarés pour Rome avant le temps où Lucretius a porté son camp devant leur ville ; et elle ne leur est concédée que pour dix ans. Enfin, même pour leurs propriétés privées, ils devront se contenter de ce qu’ils avaient auparavant : la ruine de la faction macédonienne ne leur rapportera aucun profit.

Viennent ensuite deux catégories de demandes présentées par les députés de Thisbées, les unes en leur propre faveur, les autres contre leurs adversaires. Pour eux-mêmes, ou du moins pour ceux d’entre eux qui ont le plus clairement manifesté leurs sympathies romaines, ils réclament l’autorisation d’entourer de murs la ville haute et de s’y établir. Il s’agit là des aristocrates les plus exaltés, à qui il n’a pas suffi d’attendre dans la ville l’occasion de faire prévaloir leurs sentiments. Ils ont mieux aimé passer dans le camp romain, et, dès le début de la campagne, concourir au siège d’Haliarte. Au temps où le parti macédonien dominait encore, ils ont été condamnés à l’exil ; et, quoique ramenés maintenant dans Thisbées par Lucretius, ils ne sont pas sans redouter la colère de leurs compatriotes. Le Sénat reconnaît la difficulté de leur position, et il les autorise à se fortifier dans la citadelle. Cependant il n’oublie pas de prendre ses précautions : il ajoute que la ville proprement dite devra rester sans défenses.

On le voit, chacune de ses réponses comporte des réserves. De même, une certaine somme d’or a été saisie aux Thisbéens, nous ne savons pas au juste dans quelles circonstances : ils prient le Sénat de la leur rendre, en disant qu’ils l’avaient réunie pour en faire une couronne et la dédier au Capitole. Là-dessus, le Sénat vote bien la restitution de l’or, mais à la condition expresse qu’il servira à fabriquer la couronne en question.

Les députés n’obtiennent pas une satisfaction plus complète vis-à-vis de leurs adversaires. Parmi ceux-ci, les uns ont été déportés à Rome, comme les chefs étoliens après la défaite de Licinius ; les autres se sont réfugiés dans diverses villes, et n’ont pas répondu à la convocation du préteur Lucretius. Le parti romain de Thisbées désire que les premiers soient retenus en Italie et que les seconds ne puissent pas rentrer dans leur patrie, ni surtout y reprendre leur rang. Mais il a beau les représenter comme des hommes opposés aux intérêts publics, à ceux de Rome aussi bien qu’à ceux de leur propre cité ; le Sénat refuse de se prononcer : il s’en remet au préteur urbain pour ceux qui sont en Italie, et au consul A. Hostilius pour ceux qui sont restés en Grèce. C’est le procédé qui bientôt fera ajourner pendant près de dix-sept ans le jugement des otages achéens. En évitant une réponse catégorique, il garde la possibilité de prendre parti suivant les circonstances, ce qui est pour lui fort commode ; seulement, de la sorte, amis et ennemis se trouvent plongés dans une égale incertitude, c’est-à-dire, ou peu s’en faut, confondus dans le même traitement.

Les derniers articles du sénatus-consulte sont assez obscurs pour nous ; car ils ont trait à des points de détail que nous ne connaissons aucunement d’autre part, et ils se bornent à y faire des allusions trop rapides. Tels quels néanmoins, ils nous permettent de saisir sur le vif quelques-uns des abus de pouvoir commis en Grèce par les Romains. Ainsi il s’agit d’abord du procès de trois femmes de Thisbées, dont deux se trouvent maintenant à Chalcis et une à Thèbes. Elles appartiennent sûrement au parti macédonien ; mais sont-elles dans ces villes prisonnières de Lucretius ? ou ont-elles, au contraire, obtenu de lui par fraude une protection à laquelle elles n’avaient aucun droit ? il est malaisé d’en décider.[46] Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’elles ont jugé le préteur accessible à la corruption, et lui ont apporté des vases remplis d’argent. Lucretius n’est pas resté insensible à cette offre : il a dû se laisser aller à quelque injustice, puisque le Sénat adopte une décision contraire à la sienne. Aucune condamnation pourtant n’est prononcée contre lui : on se retranche, comme toujours, derrière l’absence du coupable. Tout cela répond parfaitement à ce que nous avons dit plus haut de l’avidité des généraux et de l’indulgence du Sénat à leur égard.

Le paragraphe suivant a trait aux difficultés survenues, à propos de blé et d’huile, entre les Thisbéens et un Italien de Pandosia ; nous avons déjà signalé cet indice de l’activité des trafiquants et de leur empressement à abuser de la présence des armées romaines. Là encore le Sénat ne rend de suite aucun arrêt : il offre seulement aux Thisbéens, s’ils veulent des juges, de leur en donner. Voilà une nouvelle difficulté laissée en suspens ; de celle-là, comme des autres, les députés jugent inutile d’attendre la solution : ils aiment mieux partir sur le champ, et ils ne demandent plus au Sénat que des lettres de recommandation pour l’Etolie et la Phocide.

Tel est, dans ses grandes lignes, ce curieux sénatus-consulte. Il suffit de le rapprocher des autres documents officiels cités jusqu’ici pour apprécier tout le changement survenu en un siècle dans les sentiments et dans la politique des Romains à l’égard des Grecs. Vers 196, Flamininus abandonnait libéralement à la ville de Cyréties ce qui était échu de maisons ou de possessions quelconques au domaine public du peuple romain ; en 193, le préteur M. Valerius, en reconnaissant l’inviolabilité de l’asile de Téos, proclamait l’excellence des dispositions de sa patrie pour le monde hellénique ; en 189, Sp. Postumius, au nom du Sénat, tenait le même langage aux Delphiens ; et, en 188, Manlius Vulso et les dix commissaires sénatoriaux préposés au règlement des affaires d’Asie promettaient la liberté à toutes les villes qui s’étaient livrées aux Romains, comme Héraclée du Latmos.

A présent, avec Thisbées, en 170, il s’agit aussi d’une cité qui s’est rendue volontairement, et où domine un parti favorable à Rome ; elle est loin cependant de rencontrer une semblable faveur. Non seulement le Sénat met une lenteur singulière à statuer sur son sort ; mais il la traite déjà à demi en ville sujette. S’il lui laisse la propriété de son territoire, c’est à titre de concession, et cette concession est limitée à une partie de la population et à une durée assez courte ; à tout propos des réserves sont formulées ; la faction romaine ne parvient même pas à obtenir contre ses adversaires une sentence définitive ; et, pour les injustices commises envers elle, les réparations qu’on lui offre restent si lointaines et si incertaines qu’il lui paraît plus sage d’y renoncer. Tout cela ne nous indique guère maintenant chez les Romains de bienveillance sincère vis-à-vis des Grecs.

C’est également notre impression, si nous considérons l’attitude de leur diplomatie pendant la guerre contre Persée. Déjà avant l’ouverture des hostilités, dans l’hiver 172-171, nous avons pu constater à plusieurs reprises, chez les commissaires chargés alors de parcourir la Grèce, un certain mépris à la fois pour les services antérieurs, pour les intérêts, pour les droits des alliés. Ainsi, dans le Péloponnèse, ils ont rendu les mêmes visites et tenu les mêmes discours a toutes les villes indistinctement : de là l’indignation des Achéens, mécontenta d’être confondus avec les Messéniens et les Eléens, malgré la différence de leur conduite envers Rome. En Etolie, ils sont intervenus dans l’élection du stratège : ils n’ont pas quitté le pays avant d’avoir assuré le triomphe d’un homme dévoué à leur cause, Lyciscos. En Béotie, ils ont été plus loin encore : ils ont demandé à chaque cité de manifester individuellement ses dispositions ; ils ont, de parti pris, repoussé toute déclaration faite, comme il était légal, par le stratège Isménias au nom de l’ensemble du pays, et, de la sorte, ils ont dissous, de leur propre autorité, la confédération béotienne.

Le représentant le plus actif de cette politique est Q. Marcius Philippus. Nous l’avons vu, dès 183, exciter sans raison précise la défiance de ses compatriotes contre Philippe de Macédoine, et conseiller au Sénat à l’égard des Achéens une affectation de froideur nullement justifiée, mais destinée dans son esprit à les rendre plus souples à la volonté de Rome. Maintenant l’élection de Lyciscos et le démembrement de la Béotie sont encore en grande partie son œuvre. Sans doute, dans ces diverses occasions, il semble avoir agi sans instructions spéciales ; en tout cas, il n’est jamais désavoué ensuite. Bien mieux, au printemps de 171, quand il revient avec Atilius de sa tournée en Grèce, il se vante hautement d’avoir amusé Persée par une trêve et par de vaines espérances de paix, et de l’avoir ainsi empêché d’ouvrir la campagne avant que l’armée romaine ait achevé ses préparatifs ; il ne s’applaudit pas moins de son adresse à désagréger la Ligue béotienne, puisque c’était un moyen de ruiner l’entente de la Macédoine avec elle. Là-dessus, les vieux sénateurs s’indignent : ils déclarent de tels procédés contraires aux traditions romaines et dignes de la perfidie des Carthaginois ou de l’astuce des Grecs ; ils veulent leur refuser leur sanction. Mais la plus grande partie de leurs collègues, préférant l’utile à l’honnête, les trouvent fort habiles. La première mission de Marcius est donc approuvée, et on le renvoie officiellement en Grèce avec pleins pouvoirs.

Un peu plus tard, en 169, il est nommé consul pour la seconde fois, et il a la Grèce pour province. A ce moment, le Sénat est entré dans la voie des ménagements ; Marcius est bien obligé d’en tenir compte : par exemple, il fait rembourser aux Epirotes le blé et l’orge qu’il a pris chez eux ; de la sorte les apparences sont sauvées. Néanmoins, au fond, il éprouve si peu de sympathie pour les Grecs que, tout en les accablant de ses protestations d’amitié, il s’efforce traîtreusement de mettre en mauvaise posture deux de leurs peuples les plus importants, Rhodes et la Ligue achéenne.

Examinons d’abord sa conduite envers les Rhodiens. Dans l’été de 169, trois de leurs ambassadeurs, Agépolis, Ariston et Pancratès, viennent le trouver dans son camp, près d’Héraclée, pour l’assurer du dévouement de leur république et réfuter les accusations dont ils sont l’objet sans motif. Marcius répond qu’il n’ajoute pas foi à de telles calomnies ; il leur prodigue les marques de la plus entière bienveillance, et il écrit dans le même ton une lettre au peuple de Rhodes. Une réception aussi chaude ne pouvait pas manquer de séduire les députés : l’un d’eux, Agépolis, s’y montre particulièrement sensible. Marcius alors le prend à part, et lui suggère que les Rhodiens devraient essayer de mettre un terme à la guerre engagée entre Rome et Persée : le rôle, dit-il, leur convient parfaitement.[47]

Quel était son but en parlant ainsi ? Polybe songe à deux explications. Ou bien Marcius, persuadé que la lutte contre Persée allait encore traîner en longueur, craignait qu’Antiochus, alors en guerre avec l’Egypte à propos de la Cœlé-Syrie, n’en profitât pour s’emparer d’Alexandrie, et pour se constituer une puissance capable de devenir bientôt redoutable. Il aurait vu là un danger capital ; et, sans renoncer, bien entendu, à abattre un jour la Macédoine, il aurait conçu l’idée de conclure avec Persée une trêve momentanée, qui permettrait à Rome d’imposer la paix à l’Egypte et à la Syrie, comme il en avait déjà imaginé une en 171, pour donner au Sénat le temps d’achever ses préparatifs.[48] Dans ce cas, il aurait simplement songé à faire des Rhodiens un instrument de sa politique, mais sans rien machiner contre eux. Ou bien au contraire, comptant à bref délai remporter sur Persée un succès décisif puisqu’il venait de forcer l’entrée de la Macédoine, il voulait entraîner les Rhodiens à une démarche qui paraîtrait suspecte au Sénat et qui donnerait à ce dernier un moyen de les traiter plus tard comme il lui plairait : c’aurait été un piège tendu à leur sottise et à leur vanité.

Les deux hypothèses sont admissibles ; Marcius était même capable de les envisager l’une et l’autre, et l’idée de trouver là l’occasion de jouer soit Persée, soit les Rhodiens, n’était certes pas pour lui déplaire. Dans tous les cas, il reste que, sans ordre du Sénat,[49] il a suggéré aux Rhodiens l’idée fort dangereuse d’une intervention qui, en mettant les choses au mieux, exigeait, pour réussir, infiniment de tact et une connaissance bien sûre de la situation politique de tout l’Orient[50] : étrange façon, on en conviendra, de leur témoigner son amitié !

La fourberie n’est pas moins manifeste à l’égard des Achéens. Ceux-ci, au début de la campagne de 169, avaient résolu, sur la proposition d’Archon, de mettre à la disposition de Rome toutes les forces de leur Ligue. Le décret une fois ratifié, ils adressent, sous la conduite de Polybe, une ambassade au consul Marcius pour l’informer de leurs préparatifs et lui demander de fixer la date et le lieu où ils doivent réunir leurs troupes aux siennes. Marcius accueille les députés achéens comme il a reçu ceux de Rhodes : tout en déclarant n’avoir aucun besoin de leur secours, il loue leurs sentiments en termes magnifiques. Mais, à peu de temps de là, il arrive à jeter leur peuple dans un très grand embarras.

En effet il apprend qu’Ap. Claudius Cento a prié les Achéens de lui fournir 5.000 hommes en Epire ; aussitôt il renvoie Polybe dans le Péloponnèse, avec l’instruction purement verbale d’empêcher ses concitoyens de rien accorder à Cento. Voulait-il éviter aux Achéens une dépense considérable ? ou visait-il à paralyser les mouvements de son lieutenant ? Polybe n’ose en décider. Quoi qu’il en soit, les Achéens se trouvèrent, de son fait, dans une situation difficile, d’où ils ne pouvaient sortir sans s’attirer la colère de Marcius ou de Cento. La demande de ce dernier n’étant pas autorisée par le Sénat, ils se retranchèrent derrière le sénatus-consulte qui ordonnait aux peuples, dans ces conditions, de ne pas tenir compte des demandes des généraux ; ils prirent soin aussi d’informer le consul de leur conduite. Néanmoins, comme il s’était bien gardé de leur donner aucun ordre écrit, il y avait là une belle occasion, pour qui en aurait l’envie, de présenter leur conduite à Rome sous un jour très équivoque.[51]

A côté de ce trait on peut encore citer son intervention dans les rapports de l’Achaïe et de l’Egypte. Les deux États vivaient en excellents termes : dès les premiers temps de son existence, la Ligue achéenne avait trouvé chez les Ptolémées d’utiles protecteurs ; depuis, une entente formelle s’était conclue entre eux, et toutes sortes d’attentions réciproques témoignaient constamment de leur amitié. Par exemple, dans l’été de 169, nous voyons à la fois en Egypte deux ambassades achéennes, chargées l’une de renouveler l’alliance à l’occasion de la majorité de Ptolémée Philométor, et l’autre d’inviter l’Egypte à la célébration des Antigoneia.[52] Avant la fin de l’hiver 169-168, Ptolémée Philométor et son frère Ptolémée Physcon, vivement pressés par Antiochus Epiphane, s’efforcent d’obtenir des Achéens 1.000 fantassins et 200 cavaliers. La Ligue est fort disposée à les leur accorder ; mais Callicrate l’en empêche, sous prétexte qu’elle doit garder ses troupes à la disposition de Rome. En réalité l’objection était sans valeur, puisque Marcius, l’année précédente, avait refusé tout secours, et que d’ailleurs, s’il changeait d’avis, les Achéens étaient capables d’armer jusqu’à 30.000 ou 40.000 hommes. Néanmoins, à l’instigation de Callicrate, Marcius intervient dans le débat : il adresse à l’assemblée fédérale une lettre où il l’invite à se conformer à la politique de Rome, c’est-à-dire à s’efforcer de ramener la paix entre l’Egypte et la Syrie, mais à refuser son assistance directe aux belligérants. Voilà donc cette fois les Achéens, malgré leur situation d’État indépendant, obligés d’adopter une ligne de conduite qui leur déplaît, et d’abandonner, en dépit de leurs serments, un peuple ami qui avait le droit de compter sur leur appui.

Objectera-t-on que ce sont là des procédés particuliers à Marcius Philippus[53] ? Mais, dans l’hiver de 170-169, C. Popilius et Cn. Octavius ne montrent pas plus de bienveillance à l’égard des Grecs. Ils parcourent la Grèce juste au moment où le Sénat vient de se décider à la ménager, et l’objet essentiel de leur mission est précisément de proclamer partout le sénatus-consulte destiné à la préserver des réquisitions abusives. Suivons-les dans leur voyage.[54] A Thèbes, leur première étape, il ne se passe rien d’extraordinaire : ils se contentent de féliciter les Béotiens de leur fidélité et de les engager à y persévérer. Dans le Péloponnèse déjà, ils ne peuvent plus se borner à lire leur sénatus-consulte et à vanter la douceur et la bonté romaine : ils montrent, par leurs discours, qu’ils connaissent dans chaque ville les hommes dont le zèle est insuffisant et ceux qui sont entièrement dévoués à la cause de Rome ; ils laissent comprendre qu’une adhésion douteuse les mécontente à l’égal d’une hostilité manifeste. Bien mieux, quand l’assemblée de la Ligue se réunit à Ægion, ils songent à accuser Lycortas, Archon et Polybe, et à les représenter comme des ennemis de Rome, tranquilles non par amour de la paix, mais parce qu’ils surveillent les événements et guettent une occasion favorable. Une seule chose les empêche de donner suite à leur projet, le manque de motifs raisonnables à invoquer contre les prétendus coupables ; car l’Achaïe, notons-le, est qualifiée dans cette occasion, par Tite-Live lui-même, de nation très fidèle.

Les commissaires passent ensuite en Etolie. Là aussi ils commencent par se répandre en exhortations et en paroles bienveillantes ; mais leur but principal est de réclamer des otages aux Etoliens. A cette demande, des discussions très vives s’engagent entre les principaux chefs ; on en arrive aux voies de fait ; alors, en présence d’une telle résistance, les Romains, après quelques mots de blâme, se hâtent de partir sans reparler des otages.

Enfin, en Acarnanie, une scène assez semblable se reproduit encore. Les zélateurs de Rome mettent en avant l’idée d’établir dans le pays des garnisons romaines, pour contenir les amis assez nombreux de la Macédoine ; les patriotes répliquent que l’Acarnanie n’a rien fait pour être l’objet d’une telle défiance ; et, comme la foule est défavorable au projet, Popilius et son collègue renoncent à appuyer l’idée de leurs partisans avérés. En agissant de la sorte, ils voulaient, dit Polybe, se conformer aux instructions du Sénat. La remarque a son importance ; car elle prouve bien, de la part du Sénat, le désir de rassurer la Grèce. Mais en même temps il est impossible de n’être pas frappé de la répugnance que Popilius et Octavius semblent éprouver pour leur compte à s’acquitter de cette mission. A chaque instant, on les sent en lutte entre leur mandat et leurs idées personnelles. Ils ont l’ordre de ne pas molester les alliés : ils s’y soumettent ; seulement, à n’en pas douter, ils préféreraient, eux, une action bien plus énergique. Il leur paraît naturel maintenant d’exiger de tous les peuples l’obéissance ; et on le comprend si bien en Grèce, que le résultat le plus clair de leur voyage est de jeter dans la plupart des esprits une inquiétude et un trouble profonds.[55]

 

IV

Bref, comme nous avions tout lieu de nous y attendre, au cours de la guerre contre Persée nous constatons en fait, chez la plupart des Romains, des dispositions peu favorables à la Grèce. Les soldats regardent le pillage comme un droit ; les généraux, loin de mettre leurs soins à protéger des alliés, les accablent de réquisitions inutiles, les traitent en ennemis à la moindre résistance, et rejettent sur eux la responsabilité de leurs défaites ; derrière les armées on entrevoit les trafiquants, tout aussi empressés à exploiter de leur mieux les populations ; les diplomates entremêlent à leurs protestations de philhellénisme les plus odieuses fourberies ; et si le Sénat, à un moment donné, se décide à réagir contre tant d’abus, il a l’air de le faire à regret et d’obéir avant tout à des considérations d’ordre politique.

Dès lors il semble que, du jour où Rome sera assurée de la victoire, la Macédoine et l’Illyrie, devenue à la fin son alliée, sont vouées fatalement au sort le plus dur. Il n’en fut pas cependant tout à fait ainsi. La guerre, après avoir trainé sans gloire pendant plus de trois ans, se termine soudain, en 168, par des succès foudroyants. Au printemps, le préteur L. Anicius Gallus attaque Gentius ; en trente jours, il disperse sa flotte, bat son armée, assiège sa capitale, et le fait prisonnier : Rome apprend la fin de l’expédition avant d’en avoir su le commencement.[56] Puis quinze jours suffisent à Paul-Émile pour anéantir la puissance de Persée[57] : la bataille de Pydna, le 22 juin, est décisive ; elle entraîne la soumission de toute la Macédoine, et le roi lui-même, après avoir en vain essayé de gagner la Thrace, se rend, dans l’île de Samothrace, au préteur de la flotte, Cn. Octavius. Après un triomphe aussi complet, Rome était maîtresse de disposer à son gré de l’Illyrie et de la Macédoine, et il a dû se trouver nombre de gens pour souhaiter et pour proposer leur réduction en provinces. Mais le Sénat sut résister à cette pression ; et quand, suivant son habitude, il désigna des commissaires pour régler avec les généraux les affaires des pays conquis, en tête de leurs instructions il stipula la liberté des Macédoniens et des Illyriens.

Bien entendu, ce n’est pas à dire pour cela qu’il n’ait pas profité largement de sa victoire ;[58] loin de là, il bouleverse de fond en comble la constitution politique des vaincus, et il les réduit à l’impuissance. Ainsi, de temps immémorial, la Macédoine était régie par un gouvernement monarchique ; et, au moins depuis Philippe II, le père d’Alexandre, elle constituait un ensemble bien homogène dont on ne pouvait pas dissocier les parties sans leur causer à toutes le plus grand dommage. Or, en 167, Rome brusquement substitue à la royauté une sorte d’organisation démocratique calquée sur celle des petits États grecs, et elle partage le territoire en quatre districts qu’elle s’applique à rendre indépendants l’un de l’autre. A cet égard, elle pousse fort loin ses précautions : non seulement les nouveaux cantons, par crainte d’un soulèvement national, n’ont pas d’assemblée commune, et on leur impose à chacun une capitale distincte (Amphipolis, Thessalonique, Pella et Pelagonia) où doivent se réunir leurs députés particuliers,[59] où l’on apportera les impôts, et où se fera chaque année l’élection des magistrats ; mais encore il est interdit aux habitants de se marier, et même de posséder des terres ou des maisons en dehors de leur canton.[60]

Ce n’est pas tout : comme on prévoit bien l’hostilité générale des anciens serviteurs de la royauté aux institutions nouvelles, on dresse une liste nominative des principaux Macédoniens. Amis et courtisans du roi, généraux, chefs de la flotte, gouverneurs de places, tous ceux en un mot qui ont occupé quelque emploi ou qui ont été chargés de la moindre ambassade sont contraints, sous peine de mort, d’émigrer de suite en Italie avec leurs enfants âgés de plus de quinze ans : voilà Rome protégée contre le réveil de leur loyalisme. En outre, elle désarme à peu près entièrement le pays : le long de la frontière septentrionale, à proximité des barbares, elle autorise le maintien d’une ligne de postes fortifiés ; mais Démétriade, la meilleure citadelle du royaume, est démantelée ;[61] les armes sont brûlées, à l’exception des boucliers d’airain que Paul-Émile envoie à Rome pour les faire figurer dans son triomphe ; et, pour prévenir aussi tout danger du côté de la mer, l’exploitation des bois propres à la construction des navires est défendue indistinctement aux étrangers et aux Macédoniens. Enfin Rome prélève maintenant pour elle la moitié des contributions ordinaires[62] et de la taxe sur les mines,[63] telles qu’elles étaient payées auparavant au roi.

L’Illyrie est traitée d’une façon analogue. De ce côté, il y avait lieu seulement d’accorder des faveurs spéciales aux villes ou aux peuplades qui s’étaient déclarées pour Rome : on les exempte de tout tribut. Les autres, comme en Macédoine, sont imposées à la moitié des sommes précédemment établies. Du reste le royaume de Gentius est fractionné à son tour en trois petits États, et sa flottille de 220 barques est partagée entre les villes alliées du littoral, Corcyre, Apollonie et Dyrrachium.[64]

Par ces dispositions, on le voit, Rome sait assurer sa suprématie sur la Macédoine et sur l’Illyrie ; elle ruine leurs traditions, leur unité nationale, leurs forces militaires : de la monarchie du grand Alexandre, elle fait une république de cultivateurs qui n’ont même pas le droit de disposer à leur gré du superflu de leurs récoltes. La chute est assez sensible. Cependant la Macédoine n’est pas réduite en province ; les légions l’évacuent tout entière ;[65] on ne lui impose pas de magistrats romains ; et, si la forme du gouvernement y est changée entièrement, les institutions locales du moins sont à peu près respectées. On pouvait craindre des conditions encore plus dures, et telle était en effet, semble-t-il, l’attente générale, comme celle des Macédoniens en particulier.

Quelle fut donc la cause de cette modération relative ? Les Romains naturellement n’ont pas manqué de s’attribuer les sentiments les plus nobles. Tite-Live s’étend sur leur zèle à garantir le bonheur et la liberté des peuples. « Avant tout, le Sénat décida l’indépendance de la Macédoine et de l’Illyrie. De la sorte toutes les nations verraient clairement que les armes romaines, loin d’asservir les peuples libres, apportaient la liberté à ceux qui étaient sous le joug. Les nations déjà libres sentiraient une protection infatigable prête à leur assurer la jouissance paisible de leur indépendance ; celles qui vivaient sous des rois trouveraient en eux dès maintenant des maîtres plus doux et plus justes par égard pour le peuple romain, et si, un jour, une guerre survenait entre le peuple romain et leurs princes, elles en attendraient comme dénouement la victoire pour Rome, et pour elles la liberté. »

Cette appréciation, chez un historien latin, n’a rien de surprenant. Mais Polybe, de son côté, ne parle pas autrement : « Les Macédoniens, écrit-il, furent comblés par les Romains de grands et nombreux bienfaits ; car, d’un coup, tous furent délivrés de lois et d’impôts tyranniques, et, au lieu d’un esclavage manifeste, ils reçurent la liberté. » Diodore apporte plus de complaisance encore à vanter la magnanimité de Rome : « Elle avait le droit de réduire les Macédoniens en servitude : elle les affranchit, et elle mit dans ce bienfait tant de générosité et d’empressement, qu’après avoir battu ses ennemis elle n’attendit même pas leurs supplications. De même elle avait vaincu les Illyriens : elle leur laissa leur indépendance, non pas tant qu’elle jugeât ces barbares dignes de sa faveur, mais parce qu’elle croyait se devoir à elle-même de donner l’exemple de la bonté et de ne pas se laisser aller à l’orgueil dans le succès. »

Enfin, on estime la législation nouvelle si bien appropriée aux besoins des peuples intéressés qu’elle semble, dit-on, avoir été donnée non à des ennemis vaincus, mais à des alliés qui auraient bien mérité de Rome, et l’on remarque que, jusqu’à l’Empire, le temps, seul réformateur des lois, n’y a rien révélé à l’usage de défectueux.

Cet accord des écrivains anciens à approuver, dans ses résultats et dans ses intentions, l’œuvre accomplie en 167, est assez curieux à noter : il nous montre à quel point, grâce au prestige de leur gloire, les vainqueurs réussissent toujours à répandre la version officielle qu’il leur convient de présenter sur leurs actes. Cependant, après ce que nous avons dit de la façon dont les Romains, depuis la guerre contre Antiochus, entendent leurs rapports avec l’étranger, et après les preuves que nous avons réunies d’abord de la réaction survenue chez eux contre l’hellénisme, puis, au cours même de la lutte contre Persée, de leurs dispositions en général malveillantes à l’égard des Grecs, il nous est impossible d’admettre une pareille thèse, à moins de renoncer à trouver en histoire aucun enchaînement logique.

D’ailleurs, même dans les auteurs les plus favorables à Rome, quelques faits rapportés incidemment ne laissent pas de contredire leurs affirmations ordinaires. Par exemple, dès le jour où est proclamée la nouvelle constitution de la Macédoine, si les habitants se réjouissent de conserver leur liberté et de payer moins d’impôts, en revanche l’interdiction de tout rapport d’un district à l’autre leur donne l’impression d’un véritable partage de leur pays, et ils le comparent à un corps déchiré en morceaux, alors que ses divers membres ont besoin l’un de l’autre pour subsister. Puis, sans attendre bien longtemps, en 164, nous apprenons que la Macédoine, n’ayant pas l’habitude du gouvernement républicain et représentatif, est en proie aux dissensions ; et, presque aussitôt, il est question du massacre d’un conseil de synèdres à Phacos.[66] Des traits de ce genre sont déjà de nature à nous inspirer des doutes sur les avantages tant vantés du régime imposé à la Macédoine ; d’autres justifient de même notre scepticisme sur la générosité dont il aurait procédé.

Rome, avons-nous dit, a cherché la guerre contre Persée pour avoir l’occasion d’abattre définitivement le royaume resté le plus puissant du monde grec ; pourtant, contre l’attente et contre le désir de la majorité de ses citoyens, au dernier moment, quand rien ne l’y oblige d’après les lois de la guerre et les idées de l’époque, elle décide de garder encore certains ménagements envers les vaincus. Quels ont été les promoteurs de cette résolution ? ni Polybe, ni Diodore, ni Tite-Live, ni aucun autre historien, du moins dans les parties conservées de leurs œuvres, ne nous renseignent là-dessus. Les modernes admettent volontiers dans ces circonstances l’influence personnelle du vainqueur de Pydna. « Paul-Émile, écrit M. Hertzberg, résista probablement lui-même avec succès à la politique de conquête d’un grand nombre de ses pairs.[67] » M. Lange est plus affirmatif : « Paul-Émile sentit que sa victoire était pour les Romains un succès dangereux, malgré la précaution prise pour ne pas trop agrandir l’État. Aussitôt après et avant son triomphe, il perdit ses deux fils sur lesquels reposait l’avenir de sa famille ; il avait laissé les deux aînés passer dans les familles de Scipion l’Africain et de Fabius Maximus par adoption. Ainsi frappé, il supplia les dieux de se contenter de cette infortune domestique et de préserver l’État des suites fâcheuses d’un trop grand succès.[68] »

En réalité, il y a dans cette façon de présenter les choses une part considérable d’hypothèse. Sans doute les auteurs anciens ont maintes fois reproduit le discours de Paul-Émile au peuple sur lequel on s’appuie ; seulement aucun d’entre eux n’a spécifié la nature des appréhensions de Paul-Émile. Celui-ci est frappé de la rapidité et de l’étendue de sa victoire, comme de l’heureuse navigation de son année à l’aller et au retour. Devant tant de prospérité, il songe, non sans effroi, à l’inconstance de la fortune et à la jalousie des dieux[69] : c’est l’idée bien antique de la Némésis ; mais elle reste vague, et le commentaire qu’on prétend en donner est forcément incertain. En tout cas, à le supposer exact, une seule conclusion pourrait en ressortir, à savoir que, si Paul-Émile a demandé au Sénat de ne pas abuser de son triomphe, c’était uniquement par crainte de préparer ainsi la ruine de la République.[70]

A défaut de Paul-Émile, nous connaissons, d’une façon indubitable un adversaire de l’annexion pure et simple des pays conquis : c’est le vieux Caton. Il avait prononcé à ce sujet un discours dont il ne nous est parvenu aucune citation intéressante,[71] mais dont pourtant une allusion fortuite nous laisse deviner l’esprit général. Quand Hadrien, sentant l’Empire de tous côtés pressé par les barbares, résolut de renoncer aux conquêtes de Trajan au delà de l’Euphrate et du Tigre, il s’autorisa, dit son biographe Spartien, de l’exemple de Caton ; car celui-ci n’avait voté l’indépendance de la Macédoine que dans la conviction où il était de l’impossibilité pour Rome de la conserver. La similitude des circonstances est contestable ; du moins de ce témoignage il ressort, — et la chose n’est pas pour nous étonner, — que Caton, en empêchant la réduction de la Macédoine en province, ne cédait pas à une préoccupation de philhellénisme : il voulait simplement empêcher Rome d’entrer dans une voie dangereuse pour elle-même.

Reste à déterminer la nature du péril auquel il songeait. Sur ce point, les décisions prises au sujet des mines nous fournissent une indication précieuse. Les mines de fer et de cuivre seules continuent à être exploitées ; celles d’or et d’arme sont fermées sans exception. Une telle défense, appliquée aux Macédoniens, se justifie à la rigueur : Rome, nous dit-on, redoutait une série ininterrompue de séditions et de luttes, si elle abandonnait comme une proie tant de richesses à l’administration de quelques hommes ; elle s’effrayait aussi (et cette raison apparemment la touchait beaucoup plus) à l’idée de voir les revenus des mines servir un jour ou l’autre à fomenter des révolutions, et à susciter des tentatives, intéressées ou non, de reconstitution du royaume. Mais l’interdiction est absolue ; elle s’applique aussi bien aux Romains, et Tite-Live, avec une franchise dont il faut lui savoir gré, se charge de nous en apprendre lui-même le motif : « L’exploitation ne pouvait se faire sans recourir aux publicains ; or, avec les publicains, les droits de l’État n’existent plus, et, pour les alliés, il n’y a plus de liberté. »

Voilà, je crois, de quel côté il faut chercher les préoccupations de Caton. En toute circonstance, il combattait la tendance des nobles ou des gens d’affaires à utiliser pour leur avantage personnel les succès des légions ; il s’attachait à maintenir contre eux les traditions de sévérité et d’honnêteté des siècles précédents.[72] Or c’est à eux les premiers que profiterait la réduction en province d’une contrée aussi riche que la Macédoine : les gouverneurs et leurs amis s’y érigeraient vite en maîtres absolus et tyranniques ; les publicains y joueraient en grand le rôle de Cnæus de Pandosia à Thisbées ; et le résultat en serait certainement de hâter encore à Rome les progrès de la corruption. Dès lors mieux valait laisser aux peuples de Persée et de Gentius une apparence de liberté dont on n’aurait pas grand’chose à redouter : c’est ce qui fut fait. Mais on voit combien nous sommes loin cette fois des efforts tentés trente ans auparavant par Flamininus pour concilier les intérêts de la Grèce et ceux de Rome.

 

 

 



[1] Liv., XLII, 40 (entrevue de Marcius et de Persée, en 171).

[2] Ces griefs sont déjà énumérés pour la plupart par Eumène devant le Sénat, au début de 172 (Liv., XLII, 11 à 14). Les ambassadeurs du Sénat les reprennent pour leur compte devant Persée, la même année, quand ils vont lui dénoncer l’amitié du peuple romain : ils en ajoutent même alors quelques autres (Liv., XLII, 23). Enfin, en 171, Q. Marcius Philippus en recommence rémunération dans sa conférence avec, Persée, sur le Pénée (Liv., XLII,40).

[3] Pour le détail de ces faits, cf. plus haut Relations de Rome avec la Macédoine. — Cela n’empêche pas d’ailleurs les Romains de vanter constamment leur exactitude scrupuleuse à observer la paix conclue par eux avec Philippe. Paul-Émile lui-même n’y manque pas, quand, en 168, Persée est amené prisonnier dans son camp (Liv., XLV, 8).

[4] Liv., XLII, 25 (représentations des ambassadeurs romains à Persée, en renonçant à son alliance).

[5] Cf., par exemple, la réponse de Licinius vaincu aux propositions de Persée, en 171 (Liv., XLII, 62).

[6] C’est là, en somme, ce que Persée dit à ses soldats et aux Romains eux-mêmes. A ses troupes il rappelle que Philippe, par toutes sortes de procédés indignes, a été contraint de reprendre les armes : en faisant la guerre à son père, les Romains, ajoute-t-il, avaient adopté le prétexte spécieux de rendre à la Grèce sa liberté ; maintenant leur but manifeste est d’asservir la Macédoine ; ils ne veulent ni souffrir un roi pour voisin de leur empire, ni laisser des armes à une nation illustre par ses exploits (Liv., XL11, 52). Aux députés du Sénat il objecte l’avidité et l’orgueil de leur patrie ; il leur reproche ces ambassades qui ne cessent d’épier ses paroles et ses actions, parce que Rome trouve juste qu’un geste, qu’un ordre d’elle règle les paroles et les actions de chacun (Liv., XLII, 25). — A priori, ces plaintes pourraient paraître suspectes, et être taxées d’exagération intéressée ; l’examen impartial des faits semble les confirmer de tout point.

[7] Polybe développe longuement ces idées (XXVII, 8a, 8b, 8c) ; Tite-Live les résume en quelques lignes (XLII, 63).

[8] Tite-Live, il est vrai, n’attribue ces sentiments qu’à un petit nombre de Grecs, les meilleurs et les plus sages de leurs chefs.

[9] La date de 177 ressort de la mention, dans le même chapitre, des consuls T. Sempronius Uracclius et C. Claudius Pulcher.

[10] Sur l’état moral de la Béotie, et, en particulier, sur la suspension des tribunaux ; — sur ses relations avec Rome pendant les guerres précédentes, cf. plus haut ; — sur l’origine de ses rapports avec la Macédoine, cf. Pol., XX, 5.

[11] Pol., XXIII, 2. Ce chapitre ne nous renseigne d’ailleurs qu’imparfaitement sur tous ces faits.

[12] Les troubles de Thèbes en sont un exemple assez caractéristique. Dès 172, après l’élection d’Isménias comme stratège de la Ligue, le parti romain, furieux, ameute la foule, et en obtient un décret qui ferme l’entrée des villes aux béotarques. Sans doute son coup d’État ne réussit pas tout d’abord ; car bientôt une nouvelle révolution rend le pouvoir aux magistrats réguliers, qui, à leur tour, exilent leurs adversaires. Mais ceux-ci ne se découragent pas : ils se rendent auprès de Marcius ; ils se présentent à lui comme des victimes de leur dévouement à la cause romaine. Pendant ce temps leurs amis redoublent d’efforts pour démontrer à la multitude la supériorité de la puissance romaine ; et finalement, malgré l’intervention des gens de Coronée et d’Haliarte en faveur de Persée, ils parviennent à faire décréter la rupture de l’alliance avec le roi ; ils menacent Néon et Hippias, les négociateurs du traité ; et, même quand la condamnation des principaux citoyens et le retour des exilés a soulevé un mécontentement assez sensible contre Rome, ils savent encore empêcher Thèbes de revenir au parti de Persée (Pol., XXVII, 1 ; — Liv., XLII, 43, 44, 46).

[13] Liv., XLII, 46 ; — Pol., XXVII, 5. — Dans les deux passages, le nom de Thèbes est substitué à celui de Thisbées, à côté de Coronée et d’Haliarte. L’impossibilité de cette lecture est évidente d’après ce qui est dit, dans le même chapitre, de l’attitude désormais hostile de Thèbes vis-à-vis des partisans de la Macédoine. Casaubon la signalait déjà à propos du texte de Polybe ; un sénatus-consulte retrouvé en 1812, et relatif au sort de Thisbées a permis à M. Mommsen de rétablir, en toute certitude, dans Polybe et dans Tite-Live, le nom de Thisbées.

[14] Bien entendu, en Etolie comme dans la plupart des cantons grecs, les guerres civiles n’ont pas pour cause unique des dissentiments politiques. Il existe là aussi entre les riches et les pauvres une antipathie très vive, qui va toujours en augmentant avec l’énormité croissante des dettes (Cf. Liv., XLII, 5 ; — Pol., XXX, 14).

[15] Mais il y en a d’autres (cf. Liv., XLII, 45), sans parler des villes placées sons le protectorat de Rome.

[16] C’est ce qui a motivé la première campagne des Romains en Grèce ; cf. Introduction. — Tout ce qui est de Gentius lui-même, en 180 on lui reprochait déjà de semblables actes de piraterie (Liv., XL, 42) : on n’en concluait pas alors à une alliance entre lui et Philippe.

[17] Liv., XLII, 29. — Tite-Live citait dans ce passage trois tribus thraces ; mais le nom de la seconde ne peut plus se distinguer dans l’unique manuscrit qui nous est parvenu de la dernière décade.

[18] Tac, Ann., XII, 62 ; à propos d’une requête des Byzantins, en 53 après Jésus-Christ, pour obtenir de Néron un dégrèvement d’impôts

[19] Les Romains en ont encore eu la preuve tout récemment, en 174. A cette date la Crète était remplie, une fois de plus, de troubles sanglants. Le Sénat y a envoyé un commissaire, Q. Minucius, avec dix vaisseaux : son intervention a abouti à une trêve de six mois : mais les hostilités ont repris ensuite avec un nouvel acharnement (Liv., XLI, 25).

[20] Liv., XLII, 14. (Le passage est altéré en plusieurs endroits ; mais le sens général n’en est pas douteux.)

[21] Liv., XIII, 56. — Comme nous allons le voir plus loin, étant donnée la façon dont cette escadre avait été demandée aux Rhodiens, il y avait quelque mérite de leur part à la fournir.

[22] Liv., XLII, 5-i (concentration des forces de terre en Thessalie) ; id., 56 (concentration de la Hotte à Chalcis).

[23] Liv., XXXVIII, 43 (discours des Ambraciens devant le Sénat). — Tite-Live les dit subornés par le consul M. Æmilius, ennemi personnel de Fulvius Nobilior ; en tout cas, le Sénat finit par leur accorder réparation.

[24] Liv., XXXVIII, 12 à 28. — Le récit correspondant dans Polybe (XXII, 15 à 19 a) est mutilé.

[25] Cf. p. 512. Liv., XXXVIII, 41 et 46. — A Rome, on reste si convaincu des prévarications de Manlius qu’en 136 le Sénat, contre son habitude, cassera un ancien arrêt du consul rendu en faveur de Samos contre Pricné.

[26] Pillage d’Æginium et d’Agassæ ; Liv., XLV, 21) ; pillages en Illyrie (ibid., 33) ; pillage surtout des villes de l’Epire, sur l’ordre exprès du Sénat (ibid., 34.

[27] Liv., XLV, 35-40. (La fin de ce récit manque dans Tite-Live ; mais il est aisé de le compléter, par exemple, par Plutarque.) — Il est fort probable, malgré le silence des auteurs anciens, qu’à l’opposition des soldats se joignait celle des publicains, mécontents eux aussi de n’avoir pas pu profiter à leur gré de la ruine de la Macédoine.

[28] C’est ce que Marcius Philippus fait certainement à l’égard des Achéens, en 169.

[29] Tite-Live (XLII, 56) se garde bien de relever le procédé si cavalier de Lucretius ; nous retrouvons ici chez lui — et nous allons voir encore plus loin — le même soin à pallier les torts de ses compatriotes, que nous avons déjà constaté à propos des rapports de Rome avec la Ligue achéenne, après la défaite d’Antiochus.

[30] Tite-Live y fait allusion un peu plus tard à propos du sort d’Abdère (XLIII, 4).

[31] Liv., XLIII, 7 (discours des députés de Chalcis devant le Sénat).

[32] Liv., XLIII, 9-10. Cf., en particulier, le discours des messagers d’Uscana.

[33] Liv., XLIII, 14 (à la fin de l’année 170).

[34] Quand les censeurs de 169 décident de convoquer à Rome les soldats en congé revenus en Italie, pour leur faire prêter un nouveau serment, il s’en trouve un nombre fort grand (Liv., XLIII, 14). — A la fin de 169, la plupart es soldats de marine originaires de la Sicile ont aussi regagné leur pays (Liv., XLIV, 20 : rapport des commissaires du Sénat).

[35] Tel paraît du moins être le sens du passage, insuffisamment explicite de Tite-Live (XLIII, 2).

[36] On conclut généralement de ce texte que le sénatus-consulte relatif à Coronée date de 171, et le sénatus-consulte relatif à Abdère de 170. La première de ces dates est inadmissible. En effet la prise de Coronée était racontée par Tite-Live dans la lacune qui s’étend aujourd’hui entre le chapitre iii et le chapitre iv du livre XLIII ; elle remonte donc au plus tôt à l’hiver 171-170 ; on peut même dire au printemps de 170, à l’époque où les nouveaux magistrats sont déjà nommés, puisque, dans l’epitomé du livre XLIII, Licinius est appelé proconsul. De là la nécessité d’abaisser en 170 le sénatus-consulte rendu à ce sujet. Avec plus de précision, il doit se placer vers la fin de Septembre ; car, au milieu d’Octobre, date du sénatus-consulte relatif à Thisbées, les députés de Coronée sont encore à Rome, et le Sénat leur remet, en même temps qu’à ceux de Thisbées., des lettres de recommandation pour l’Etolie et la Phocide (sén.-cons. de Thisbées, 1. 37). Quant au sénatus-consulte relatif à Abdère, il date bien de 170, puisque c’est le préteur Q. Mœnius — celui-là même dont il est question dans le sénatus-consulte de Thisbées — qui est chargé d’en donner connaissance au peuple (Liv., XLIII, 4). Il y a donc, de la part de Tite-Live, erreur certaine à attribuer à deux années différentes les sénatus-consultes relatifs à Coronée et à Abdère ; et — c’est là pour nous l’intérêt de cette discussion — nous voyons ainsi qu’il faut descendre jusqu’à la seconde moitié de l’année 170 pour trouver des sénatus-consultes destinés à adoucir la situation de la Grèce.

[37] Du moins Tite-Live ne parle de sa condamnation ni à propos de l’affaire d’Abdère, ni à propos de celle de Chalcis. — La même incertitude subsiste au sujet du consul Licinius. D’après Zonaras, il aurait été frappé d’une amende (IX, 22). Mais nous ne trouvons dans Tite-Live aucune allusion à ce fait. En tout cas, Licinius, en 167, est envoyé par le Sénat, en mission officielle, auprès du roi des Galates (Pol., XXX, 3 ; — Liv., XLV, 34) ; il n’avait donc nullement perdu les sympathies de ses collègues.

[38] Il est fait allusion à ce sénatus-consulte dans Pol., XXVIII, 11 et 14.

[39] Polybe parle à deux reprises de cette ambassade. Au chapitre 11 du livre XXVIII, il expose l’ambassade elle-même et ses résultats ; puis, au chapitre xiv, il revient sur les raisons qui l’ont décidée. Ce renversement de l’ordre logique, malgré l’explication qu’il en donne, a quelque chose de déconcertant ; et, au premier abord, il en résulte une certaine obscurité sur la date des événements. Voici l’ordre où ils se succèdent : vers la fin de 170, le Sénat a rendu son sénatus-consulte destiné à protéger les Grecs contre les réquisitions abusives ; la nouvelle en arrive aux Rhodiens, en 169, un peu après l’élection des nouveaux magistrats de Rome (Pol., XXVIII, 14), laquelle a eu lieu le 5 des calendes de février (Liv., XLIII, 11) ; en signe de reconnaissance, on propose d’envoyer une ambassade auprès du Sénat, une autre auprès du consul Q. Marcius Philippus et du préteur de la flotte C. Marcius Figulus ; il y a des discussions à ce sujet ; enfin l’opposition est vaincue, et les ambassades partent au début de l’été (169). — Dans Tite-Live (XLIV, 11-13), cette députation, bien reçue à Rome en 169, est confondue avec celle de 168, qui y souleva au contraire les plus vives colères.

[40] Cf. tout le début du livre XLIII. — Il faut y ajouter l’ambassade de Thisbées, connue par le sénatus-consulte auquel nous avons déjà fait plusieurs fois allusion.

[41] C’est le cas pour Athènes, Milet, Alabanda, Lampsaque et Chalcis.

[42] Ce M. Æmilius doit être M. Æmilius Lepidus, un des premiers personnages de Rome à cette époque, consul en 187 et en 175, grand pontife depuis 180, censeur en 179, maintenu prince du Sénat à six lectiones successives jusqu’à sa mort (Liv., Epit. XLVIII). — L’ambassade égyptienne a été reçue à Rome nu printemps de 169 ; mais ses instructions lui ont été données dans le commencement de la guerre avec la Syrie (Pol., XXVIII, 1, début), c’est-à-dire en 170 : c’est l’époque d’ailleurs où se met en route, de son côté, une ambassade syrienne (Pol., XXVII, 17).

[43] Pol., XXIX, 4, 5 et 1. — Comme les Romains, après Pydna, se feront de toutes ces négociations des griefs contre leurs auteurs, nous aurons à y revenir un peu plus loin.

[44] Il a été pour la première fois publié et commenté par M. Foucart (Archives des missions scient. et litt., 1872, p. 321 et sqq.).

[45] Dans une première séance tenue le 7 des ides d’Octobre, le Sénat a chargé le préteur urbain Q. Mœnius de nommer une commission de cinq sénateurs pour examiner les demandes des Thisbéens (l. 1-14). Cinq jours après, cette commission présente ses conclusions, et le Sénat les adopte.

[46] M. Foucart suppose qu’il s’agit là de filles de familles aristocratiques, mariées à des chefs du parti macédonien ; leurs parents interviendraient en leur faveur auprès des Romains. Cette hypothèse est bien compliquée, et l’on ne voit pas trop d’abord pourquoi, ces femmes auraient été regardées par Lucretius comme responsables des opinions politiques de leurs maris, et emprisonnées à ce titre ; puis quel intérêt, en plaidant leur cause, on aurait à rappeler leurs démarches pour corrompre Lucretius ; et enfin pourquoi, du moment où l’on juge leur châtiment immérité, on leur interdirait maintenant le retour à Thisbées. — M. Schmidt pense au contraire que les femmes en question, malgré leur dévouement bien connu à la cause macédonienne, auraient obtenu la protection de Lucretius à prix d’argent. Celui-ci leur aurait assuré un refuge à Chalcis, quartier général de sa flotte, et à Thèbes, où se trouve aussi une garnison romaine. Le Sénat mettrait un terme à ce scandale en chassant les trois femmes de leur asile, et en leur interdisant du même coup le retour à Thisbées. Les faits s’expliquent mieux ainsi ; seulement le verbe ajienai signifie le plus souvent laisser partir ; et non pas renvoyer. — Ajoutons enfin que, dans ce passage, plusieurs mots ont certainement été omis par le graveur.

[47] Dans tout ce récit, ou du moins dans ce qui nous en est parvenu, Polybe ne spécifie pas une seule fois de quelle guerre il entend parler : nous venons de voir (§ 4). On peut alors se demander s’il s’agit de la guerre entre Rome et Persée, ou de celle entre Antiochus et Ptolémée. Schweighauser (t. VII de son édition de Polybe) se décide nettement pour la seconde, et son opinion est adoptée, par exemple, dans la traduction latine de la collection Didot et dans la traduction française de Bouchot. Je ne vois qu’une raison sérieuse en faveur de ce sentiment : c’est que le chapitre se termine par la mention d’une ambassade rhodienne envoyée à Alexandrie (§ 13), ambassade dont il est de nouveau question au dernier chapitre du même livre. Mais l’expression même de Polybe, n’indique-t-elle pas une ambassade s’ajoutant à une autre plus importante, à celle précisément dont l’envoi a fait l’objet de tout le chapitre ? Cette seconde ambassade a d’ailleurs pu être décidée aussi sur les conseils de Marcius, d’où sa mention rapide, jetée, comme en appendice, à la suite de l’affaire principale. D’autre part, si on admet que Marcius a voulu provoquer simplement l’intervention des Rhodiens entre la Syrie et l’Egypte, on comprend mal comment il espérait par là donner au Sénat un prétexte pour les traiter en ennemis (explication déclarée par Polybe la plus vraisemblable). Au contraire, dans l’hypothèse d’une intervention entre Rome et Persée, les deux explications proposées par l’historien se justifient également. — Mais surtout, la question me paraît tranchée par le témoignage formel d’Appien (Maced.).

[48] Polybe (XXVIII). Au premier abord, pour parer à ce danger, il est peut-être plus naturel de songer à une intervention des Rhodiens entre Antiochus et Ptolémée. Mais : 1° Marcius ne devait guère espérer que la république rhodienne aurait assez de crédit pour imposer ses désirs à deux rois aussi puissants ; l’intervention de Rome elle-même était nécessaire, comme la suite le montre bien, si l’on voulait arriver rapidement à un résultat ; 2° Pour ce qui est de l’idée d’une trêve à conclure avec Persée, ce n’est pas une hypothèse imaginée ici de toutes pièces ; car il en est encore question, même en 168. C’eût été chose faite, nous dit-on, sans la maladresse des Rhodiens (Dion Cassius, fr. 66, 2). Cf. d’ailleurs les réflexions d’Eumène sur la lassitude des Romains vers la fin de 169 (Pol., XXIX, id ; Liv., XLIV, 25).

[49] Appien indique bien ce caractère des négociations de Marcius (Maced.).

[50] En fait, Marcius fut servi par les événements au-delà de toute espérance : les Rhodiens choisirent, pour faire leur commission, le ton et l’instant le plus défavorables.

[51] Sur cette affaire, cf. Pol., XXVIII, 10-11.

[52] Pol., XXVIII. 10 et 16. — Nous avons déjà cité, à une époque un peu antérieure, d’autres signes de ces cordiales relations.

[53] Il est assez piquant, après cela, de voir la Ligue achéenne lui élever une statue à Olympie, et vanter sa bonté envers elle comme envers l’ensemble de la Grèce.

[54] Sur cette mission, cf. Pol., XXVIII, chap. 3 à 7. —Tite-Live la résume en un chapitre (XLIII, 17), où, fidèle à l’habitude que nous avons déjà maintes fois notre chez lui, il omet les traits les plus défavorables à sa patrie.

[55] Pol., XXVIII, 3. — De là, la réunion des chefs de la Ligue achéenne, et les réflexions qu’ils échangent (Pol., XXVIII, 6 et 7).

[56] Cette campagne est racontée par Tite-Live au livre XLIV, chap. 30-32.

[57] Liv., XLV, 41 (discours de Paul-Émile au peuple après son triomphe).

[58] Il ne nous est rien parvenu du récit de Polybe sur le règlement des affaires de Macédoine et d’Illyrie en 167. Notre source principale, à ce sujet, est le livre XLV de Tite-Live (chap. 18 : instructions du Sénat aux commissaires ; — chap. 29 : conférence d’Amphipolis pour la Macédoine ; — chap. 32 : mesures complémentaires prises par Paul-Émile ; — chap. 26 : conférence de Scodra pour l’Illyrie). Beaucoup d’autres auteurs ont résumé ces dispositions d’une façon plus ou moins brève ; il suffit de mentionner parmi eux Diodore de Sicile (XXXI, 8), parce qu’il complète Tite-Live sur quelques points de détail.

[59] Tite-Live prend soin d’indiquer le terme par lequel on les désigne (XLV, 32).

[60] Des restrictions sont aussi apportées aux échanges avec l’étranger. Ainsi le commerce du sel est soumis à des règles très sévères : seuls, les Dardaniens sont autorisés à en acheter en Macédoine ; encore ne peuvent-ils le prendre que dans la ville de Stobées, en Péonie, et à un prix déterminé par Paul-Émile (Liv., XLV, 29).

[61] Cette prescription, omise par Tite-Live, est indiquée par Diodore (XXXI, 8, 3).

[62] D’après Plutarque, elle en retirait la somme de 100 talents (Paul-Émile).

[63] L’exploitation des mines d’or et d’argent fut provisoirement interdite ; celle des mines de cuivre et de fer restait seule autorisée.

[64] Cette dernière mesure est ordonnée par un sénatus-consulte, après le triomphe d’Anicius (Liv., XLV, 43). — Nous ne savons pas bien ce qu’il advint de la flotte de Persée. Elle fut sans doute partagée aussi entre les alliés de Rome, et Prusias, en particulier, dut en recevoir une partie, peut-être 20 vaisseaux (Liv., XLV, 44) mais le passage en question présente des obscurités.

[65] De toutes les possessions de Persée, la Macédoine ne perd que les trois villes d’Ænos, de Maronée et d’Abdère, qui sont détachées du territoire du premier district (Liv., XLV, 29). Ænos et Maronée sont d’abord données à Attale, puis déclarées libres ; Abdère, bien que réclamée par Cotys, parvient aussi à faire reconnaître son indépendance.

[66] L’instigateur de ce massacre, un Macédonien nommé Damasippos, est obligé de s’expatrier avec toute sa famille, et entre au service de Ptolémée le Jeune. Le fait n’est rapporté par Polybe qu’à l’occasion de ce dernier détail (XXXI, 25).

[67] Hertzberg, Hist. de la Grèce sous la domination des Romains (trad. franc.), I, p. 189.

[68] Lange, Hist. intérieure de Rome (trad. franc.), I.

[69] Cette idée paraît lui avoir été familière ; car, à d’autres reprises encore, nous la retrouvons chez lui : par exemple, quand Persée, réfugié à Samothrace, en est réduit à lui envoyer par d’obscurs messagers une lettre de supplication (Liv., XLV, 4), puis quand le roi est amené prisonnier devant lui (Pol., XXIX, 6 b : Liv., XLV. 8).

[70] Ainsi interprétée, l’intervention de Paul-Émile ne contredirait en rien ce que nous avons dit plus haut de son attitude générale vis-à-vis des Grecs. Tout en goûtant leur civilisation, il n’éprouve guère pour eux de sympathie, et, par exemple, sur un ordre du Sénat, sans aucune protestation, il va organiser et exécuter méthodiquement le pillage de l’Epire. Cependant il peut avoir jugé bon d’épargner aux Macédoniens les dernières rigueurs, mais pour des raisons étrangères à leur propre intérêt.

[71] Caton (Jordan), or. XXXIII : de Macedonia liberanda.

[72] Ce sont des considérations analogues qui ramèneront bientôt à prendre la défense des Rhodiens. Cf. le témoignage formel d’Aulu-Gelle tel le fragment 2 du discours de Caton.