DEUXIÈME
PARTIE — DE LA SECONDE À LA TROISIÈME GUERRE DE MACÉDOINE
Texte mis en page par Marc Szwajcer
IEn étudiant les relations de Rome avec la Macédoine et avec le Péloponnèse, nous avons déjà eu l’occasion de citer, au fur et à mesure des événements, les principaux actes de ses diplomates en Grèce ; mais, ces indications étant forcément dispersées, il n’est pas inutile d’y revenir ici pour les grouper et pour y ajouter en même temps quelques détails ; nous serons mieux à même ainsi d’apprécier l’attitude de chacun de ces hommes. Considérons d’abord Flamininus, le représentant attitré du philhellénisme. En 196-194, il a témoigné aux Grecs une sympathie très réelle, non seulement en soutenant avec énergie leur cause auprès de ses compatriotes mais encore en leur montrant à diverses reprises les dangers où leurs propres défauts, et, en particulier, leurs divisions risquaient de les entraîner.[1] Pourtant, même alors, il s’est appliqué à maintenir entre eux une sorte d’équilibre qui faisait à ses yeux la sûreté de Rome : il a laissé à dessein subsister Philippe à côté des Etoliens, et Nabis à côté des Achéens. A coup sûr, il tenait beaucoup aux combinaisons de ce genre ; car, en 192, quand Nabis est de nouveau réduit par les Achéens à la dernière extrémité, il lui conserve sa capitale ; et, l’année suivante, pendant qu’Acilius s’acharne au siège de Naupacte, il intervient pour lui représenter qu’il serait plus important de surveiller les progrès de Philippe. Il y a plus : dès ce moment il pose nettement en principe que les Grecs ne doivent arrêter aucune résolution de quelque conséquence sans en référer d’abord à Rome. En 191, Diophane a entrepris le siège de Messène ; Flamininus le mande auprès de lui ; il lui reproche de s’être engagé sans son autorisation dans une affaire aussi grave, et, sur le champ, il tranche lui-même toute la question : il ordonne à Diophane de licencier son armée, comme aux Messéniens de rappeler leurs exilés et de rentrer dans la Ligue achéenne. Très peu de temps après, à propos de Zacynthe, il se montre plus dur encore : les Achéens avaient acheté l’île aux Athamanes ; Flamininus les accuse de s’en être emparés par fraude, et il exige brutalement qu’ils la lui remettent ; car ce n’est pas, dit-il, pour Diophane et les Achéens que le consul M. Acilius et les légions ont combattu aux Thermopyles. Ainsi, dès 191, le libérateur de la Grèce savait fort bien parfois prendre le ton d’un maître. Dans cette occasion, il est vrai, il allégua qu’au fond il servait les intérêts véritables des Achéens : « Si j’estimais, leur expliquait-il, la possession de cette île avantageuse à votre Ligue, je serais le premier à conseiller au Sénat et au peuple romain de vous l’abandonner. Mais vous ressemblez à la tortue qui, ramassée dans son écaille, est à l’abri de tous les coups. Laisse-t-elle paraître quelqu’un de ses membres, ce qu’elle a découvert se trouve en danger et sans force. De même pour vous, complètement enfermés par la mer, il vous est facile de vous annexer et de défendre ce qui est contenu dans les limites du Péloponnèse ; mais, si le désir de posséder davantage vous en fait sortir, ce qui les dépasse est dépourvu de protection et exposé à toutes les attaques. » Ces considérations ne manquaient pas de justesse, et Flamininus pouvait être sincère en les développant ; il n’en est pas moins piquant de le voir, au nom de Rome, mettre la main sur Zacynthe, après avoir, cinq ans plus tôt, déployé tant d’ardeur pour garantir l’intégrité du territoire hellénique. Evidemment, ses idées du premier jour se modifiaient : lui aussi en arrive maintenant à penser que Rome a besoin de s’assurer sur les Grecs une hégémonie réelle ; et, pour y parvenir, il croit devoir ou pouvoir utiliser les occasions qui se présentent. Ainsi, en 183, quand Dinocrate songe à détacher Messène de la Ligue achéenne, Flamininus l’accueille avec bienveillance, et il tente même en sa faveur une démarche auprès des Achéens. Désormais la ruse, la fourberie ne lui déplaisent pas : en 183 également, il fait partie de la commission chargée de régler la situation de Sparte ; il devine bien que les décisions adoptées par lui et ses collègues ne plairont guère aux Achéens ; mais il entreprend de les amener, à la fois par force et par surprise, à y apposer leur sceau. Voilà un fait à rapprocher des intrigues ourdies dans le même temps contre la famille royale de Macédoine, et auxquelles il est encore mêlé de la façon la plus active. Bref les ménagements de Flamininus à l’égard des Grecs diminuent d’année en année : des tendances nouvelles se font jour alors dans la politique romaine ; il s’y laisse entraîner comme les autres. N’exagérons pas cependant : lui du moins, en général, sait encore se ressaisir, et, tout on usant parfois de la violence, il la pousse rarement jusqu’au bout. Par exemple, au début de la guerre contre Antiochus, les Etoliens ont accueilli d’une façon fort blessante ses essais d’intervention : à quelque temps de là, il sauve cependant Chalcis et Naupacte. Dans l’affaire de Zacynthe, il commence par prendre un ton fort menaçant ; mais il s’adoucit lorsqu’on s’en remet à sa discrétion. Et, même plus tard, s’il se prête d’abord aux projets de Dinocrate, il refuse d’en venir pour lui aux illégalités, et il n’exige pas de Philopœmen la convocation d’une assemblée extraordinaire. Ainsi quelque chose subsiste toujours en lui de sa sympathie, si vive à l’origine, pour les Grecs : après s’être employé maintes fois en leur faveur, il éprouve une certaine peine à les traiter avec trop de rudesse. Sa modération est toute relative ; mais elle a son mérite à l’époque ou nous sommes. C’est bien d’ailleurs ce que les Grecs semblent avoir pensé ; car, pendant un temps assez long, ils ont continué à lui manifester leur sympathie. En 195, les habitants de Gythion, délivrés du joug de Nabis, lui avaient élevé une statue en l’appelant leur sauveur ; en 191, les Chalcidiens, préservés par lui de la colère d’Acilius, lui accordèrent même des honneurs divins. A cela rien d’extraordinaire : les services rendus méritaient récompense, et les Grecs sur ce point se montraient fort larges, quand surtout leur bienfaiteur était puissant, et qu’il n’avait pas quitté leur pays. Mais ces deux exemples ne furent pas isolés : Plutarque parle de témoignages semblables dans le reste de la Grèce, et il vante leur sincérité ; car ils provenaient, dit-il, de l’affection prodigieuse qu’inspirait la douceur du caractère de Flamininus. Or comme, dans ce passage, il fait allusion aux discussions mentionnées plus haut avec Philopœmen et avec Diophane, Flamininus paraît donc, même assez longtemps après 196, ne s’être pas trop aliéné le monde grec. Nous en avons d’ailleurs une preuve certaine pour l’année 189 : à cette date il est à Rome, ou il exerce les fonctions de censeur ; malgré cela, les Delphiens se souviennent de lui, et ils lui accordent dans leur cité le privilège de la proxénie. Apparemment ils n’étaient pas sans se rendre compte de la sévérité croissante de leur protecteur ; mais, en le comparant à ses compatriotes, ils lui savaient gré de ne pas trop se montrer brutal par système et de mettre une borne à ses exigences. Il n’en était pas de même en effet de la plupart des autres Romains chargés alors de missions en Grèce. La différence est déjà sensible, dès 191, avec M. Acilius Gabrio. Celui-ci, après sa victoire des Thermopyles, avait confié au roi de Macédoine le siège de Lamia, pendant que lui-même se tournerait contre Héraclée ; tout à coup il lui envoie l’ordre de se retirer : c’était blesser bénévolement un allié fidèle et utile. Quant aux Etoliens, ses ennemis, on juge d’après ce début quel dut être leur traitement. Il commença par les humilier de parti pris : l’année précédente, lorsque Flamininus leur demandait communication du décret par lequel ils appelaient Antiochus en Grèce, leur stratège Damocrite s’y était refusé, sous prétexte qu’il avait pour l’instant à s’occuper d’affaires plus urgentes. Acilius, à son tour, fit d’abord la même réponse aux députés qu’ils lui envoyèrent pour implorer la paix. Au bout de dix jours, il consentit à les écouter ; mais ils étaient loin de prévoir la réception qui les attendait. Dans leur ignorance de la valeur exacte des formules latines, ils avaient déclaré, croyant s’assurer par là une plus grande indulgence, qu’ils s’en remettaient à la foi des Romains ; en réalité l’expression se suaque omnia fideii populi romani permittere impliquait une reddition à merci. Acilius comprit parfaitement leur erreur ; néanmoins il leur fit bien répéter la formule qui devait les perdre, puis il leur imposa des conditions fort dures ; et, comme ils se récriaient, il ordonna d’apporter des chaînes et d’attacher au cou de chacun d’eux une entrave de fer. Sa colère, dit Polybe, était feinte ; il voulait seulement leur faire sentir leur position et les effrayer. Le procédé, surtout à l’égard d’ambassadeurs, n’en était pas moins assez vif. Encore Acilius a-t-il pour lui l’excuse d’avoir agi ainsi envers des ennemis déclarés, pendant une période d’hostilités. Mais, en 185, en pleine paix, Q. Cæcilius Metellus se rend en Macédoine pour y examiner les difficultés survenues entre Philippe et ses voisins. Tout de suite Philippe est considéré comme un accusé qui doit entendre les charges élevées contre lui : on lui donne tort sur les choses essentielles ; et, pour les points de détail dont le jugement est remis à plus tard, on détermine à la romaine une forme de procédure suivant laquelle ils seront examinés. De là les plaintes du roi sur l’injustice des décisions prises par les commissaires, sur la partialité de Cæcilius, sur les outrages qu’il a subis de tous côtés sans avoir rien fait pour mériter un traitement si indigne. Les Achéens d’ailleurs ne sont guère plus épargnés. Cæcilius, nous l’avons vu, s’arrête chez eux à son retour, sans avoir pour cela aucun mandat du Sénat ; il leur parle avec beaucoup de dureté ; il prétend exiger d’eux la convocation irrégulière d’une assemblée, et finalement, mécontent de n’avoir rien obtenu, il fait à leur sujet un rapport entremêlé de mensonges volontaires. Violence et partialité, voilà maintenant les procédés ordinaires de la diplomatie romaine. Ap. Claudius, en 184, se montre le digne émule de Cæcilius. Des massacres avaient eu lieu à Maronée, et l’on soupçonnait Philippe de les avoir provoqués : Appius arrive ; il désigne au roi deux officiers macédoniens qu’il juge fort au courant de l’affaire, et lui ordonne de les envoyer sur le champ à Rome pour y être interrogés par le Sénat. Dans cette occasion, Philippe, dira-t-on, était très probablement coupable. Mais, à l’égard des Achéens, Appius ne le prend pas de moins haut ; délégué près d’eux comme arbitre de leurs différends avec Sparte, il n’observe pas du tout la réserve qui convient à son rôle : il commence, sur un ton fort acerbe, par se faire accusateur. Les arguments qu’on lui oppose l’embarrassent ; il répond par une menace ; et, de même que Cæcilius, en réclamant sans ordre écrit du Sénat la réunion d’une assemblée extraordinaire, s’était fort peu soucié de l’illégalité de ses demandes, Appius à son tour viole les règlements de la Ligue en autorisant officiellement les Spartiates, comme s’ils formaient un État indépendant, à envoyer eux-mêmes des ambassadeurs à Rome. Enfin, avec Q. Marcius Philippus, la ruse et la perfidie ; deviennent d’un emploi constant. Nous le verrons bientôt, pendant la troisième guerre de Macédoine, déployer une véritable virtuosité dans la fourberie, et, par des moyens déloyaux, travailler à la perte de Persée, des Achéens et des Rhodiens. Mais dès maintenant il nous donne déjà une idée de son savoir-faire. En 183, il vient s’assurer de l’exécution intégrale des diverses décisions prises en Macédoine : il constate que Philippe a exécuté tous les ordres des Romains ; mais il n’en présente pas moins contre lui, en incriminant ses intentions, un rapport fort hostile qui augmente les inquiétudes du Sénat. Il agit de même à l’égard des Achéens. C’est le moment où ils veulent venger sans différer la mort de Philopœmen : il les accuse, d’une manière générale, d’orgueil intolérable, d’affectation d’indépendance ; et, bien qu’ils soient toujours amis et alliés de Rome, il propose au Sénat de montrer ostensiblement beaucoup de froideur envers eux ; car, de la sorte, dit-il, Sparte ne manquera pas de soutenir Messène dans sa révolte, et les Achéens seront trop heureux de recourir à l’assistance de Rome. Notons-le bien, dans la plupart de ces circonstances, l’attitude des diplomates envoyés en Orient ne leur est pas imposée par le Sénat ; ils en prennent eux-mêmes l’initiative. Par goût personnel, ils aiment maintenant à faire sentir leur autorité à l’étranger ; il leur est pénible de se soumettre aux règlements qui les gênent ; les empiètements leur semblent naturels ; et, de plus en plus, ils se complaisent sans scrupules dans une politique d’intrigues assez malhonnêtes. A vrai dire, il n’y a rien là d’absolument nouveau : de tout temps les Romains se sont montrés fort égoïstes ; leur caractère était spontanément porté à la brutalité ; et il ne leur répugnait pas, à l’occasion, de joindre la ruse à la violence.[2] Pourtant le sentiment de l’honneur, très vif chez eux au moins dans les premiers siècles de leur histoire, contrebalançait ces tendances fâcheuses. Mais à présent leurs succès mêmes commencent à les corrompre : depuis qu’ils ont abaissé Carthage, vaincu Philippe et rejeté Antiochus hors de l’Asie Mineure, ils n’ont plus pour le moment devant eux aucun ennemi redoutable ; et, avec la conscience de leur force, l’envie leur vient d’en abuser. Un tel état d’esprit contribue, je crois, pour sa part, à nous expliquer la dureté soudaine déployée envers les Grecs. Au reste, il ne s’agit pas là d’une pure hypothèse : de bonne heure nous trouvons exprimée d’une façon fort nette la théorie de cette conception des rapports de Rome avec les autres peuples. Après la bataille de Magnésie, les députés d’Antiochus avaient dit devant l’état-major des Scipions que Rome, par son triomphe, devenait la maîtresse de l’univers ; ils en tiraient argument pour faire à leurs vainqueurs un devoir de la magnanimité et de la clémence. Les Romains en retinrent surtout la constatation de leur puissance ; trois ans après, en 187, lors des discussions relatives à la campagne de Manlius Vulso, c’est là un point sur lequel tous les partis sont d’accord : les tribuns du peuple, accusateurs de Manlius, appellent Rome la cité souveraine du monde, et Manlius donne à cette idée son plein développement. « Assurément, dit-il, je pensais qu’il existait quelque différence entre le temps où, la Grèce et l’Asie ne connaissant encore ni vos lois ni votre domination, vous ne vous croyiez pas en droit de vous occuper de l’administration de leurs affaires, et l’époque présente où vous venez de fixer le mont Taurus pour limite à l’empire romain, où vous accordez à certaines villes la liberté et l’immunité, où l’on vous voit ajouter au territoire des unes, en priver d’autres du leur, imposer à d’autres des tributs, agrandir, restreindre, donner, ôter les royaumes, bref assumer le soin de garantir à tous la paix et sur terre et sur mer. » Ainsi, aux yeux de Manlius, Rome entre maintenant dans une ère nouvelle : désormais les nations étrangères ne gardent de leur indépendance que ce qu’il lui plait de leur en laisser par grâce ; en réalité, elle est libre de les traiter à sa guise. Il n’est pas difficile de trouver dans l’histoire de l’époque maint fait capable de servir comme d’illustration à cette doctrine. Par exemple, en 192, L. Quinctius Flamininus, le frère du vainqueur de Cynocéphales, était consul. Un jour, à son camp en Grèce, sous Plaisance, se présente un noble boïen, désireux de passer aux Romains ; il réclame une entrevue avec le consul, pour recevoir directement sa parole : on l’introduit. Flamininus avait alors auprès de lui un jeune Carthaginois dont il était épris ; comme celui-ci lui avait plusieurs fois reproché, en plaisantant, de l’avoir emmené de Rome la veille d’un combat de gladiateurs, Flamininus lui demande si, par forme de compensation, il veut voir à l’instant périr le Gaulois. L’autre accepte, ne prenant pas une pareille offre au sérieux. Mais alors Flamininus tire son épée ; il en frappe le Gaulois, et, tandis que le malheureux, blessé à la tête, s’enfuit en implorant la protection du peuple romain et des assistants, il le poursuit, et l’achève en lui perçant le flanc. Le crime ne fut même pas déféré à la justice : Flamininus pendant huit ans continua à jouir de l’estime publique ; en 184 seulement, Caton, étant censeur, le raya de la liste du Sénat.[3] Vers le même temps, Q. Minucius Thermus, d’abord comme consul en 193, puis comme proconsul jusqu’en 190, soutenait la guerre contre les Ligures. Il avait chargé les magistrats des villes alliées, — les décemvirs, comme on les appelait dans cette région, — de pourvoir à ses approvisionnements ; dans l’une d’elles, il a à se plaindre de leur zèle ; aussitôt, sans les entendre, sans les juger, il les fait saisir et battre de verges tous les dix.[4] Un peu plus tard, les abus de pouvoir se multiplient si bien dans les deux Espagnes que les députés du pays viennent conjurer à genoux le Sénat de ne pas laisser spolier et tourmenter des alliés plus odieusement que des ennemis. Il y avait eu, entre autres choses, des extorsions manifestes sur des fournitures de blé, et l’on ne put éviter de traduire devant une commission sénatoriale trois anciens gouverneurs, M. Titinius préteur en 178), P. Furius Philus (préteur en 174), et M. Matienus (préteur en 173). On ne tient aucun compte aux étrangers de leur fidélité. Parmi les Ligures, les Statiellates n’avaient jamais pris les armes contre Rome ; néanmoins, en 173, ils se voient attaqués tout à coup, sans provocation, par le consul M. Popilius Lænas. Ils doivent se défendre ; vaincus après une résistance acharnée, ils se rendent à discrétion dans l’espoir d’obtenir un traitement au moins égal à celui dont leurs compatriotes ont précédemment bénéficié après s’être déclarés d’abord contre les Romains. Mais Popilius leur enlève à tous leurs armes, rase leur ville, et vend leurs personnes et leurs biens ; après quoi il demande instamment au Sénat de voter des actions de grâces à l’occasion de ses succès. Dans l’Italie proprement dite, les Latins eux-mêmes sont traités avec autant de sans-gêne. En 183, les habitants de Naples et ceux de Noles étaient en discussion sur une question de frontières ; le Sénat leur donne pour arbitre le consul Q. Fabius Labeo. Celui-ci se rend sur les lieux, et, s’adressant séparément aux uns et aux autres, il les invite à renoncer à toute cupidité et à se retirer en deçà de la ligne contestée plutôt que de passer au delà. Des deux côtés on lui obéit ; on recule les lignes de démarcation ; un terrain reste libre au milieu, et Labeo l’adjuge à Rome, sous prétexte de s’en tenir aux délimitations proposées par les intéressés en personne. L’artifice, en soi, était incontestablement malhonnête ; mais de plus il est ici d’autant moins excusable que Noles et Naples étaient toujours restées très fidèles à Rome : pendant la seconde guerre punique, toutes deux avaient refusé de recevoir Hannibal, et Naples avait même offert au Sénat, pour combler les vides du trésor public, quarante coupes d’or d’un poids considérable.[5] Elles en sont, on le voit, assez mal récompensées. De plus en plus les Latins sont regardés comme une race inférieure. On peut leur demander les mêmes efforts, les mêmes sacrifices qu’aux citoyens de Rome ; mais ils n’ont pas droit aux mêmes avantages. Ainsi, en 177, au moment de son double triomphe sur les Istriens et sur les Ligures, le consul C. Claudius Pulcher attribue aux soldats romains de son armée quinze, trente et quarante-cinq deniers par tête, selon les grades ; les alliés n’en reçoivent que la moitié ; aussi, dit Tite-Live, en suivant le char du triomphateur, gardaient-ils un silence qui prouvait leur mécontentement. C’était la première fois où pareille distinction était établie ; mais dans la suite ce fut souvent la règle. Par exemple, en 173, quand il s’agit de distribuer à des colons un territoire conquis sur les Ligures et sur les Gaulois, les décemvirs désignés à cet effet assignèrent dix arpents à chaque citoyen romain, et trois seulement aux alliés de nom latin. Désormais il n’est pas de vexation qu’on ne se croie permise, en Italie comme dans les autres provinces. En 173 également, le consul L. Postumius Albinus est chargé d’une mission en Campanie : Préneste n’est pas sur sa route ; mais il a gardé rancune aux Prénestins de ce qu’un jour, où il est allé chez eux en simple citoyen pour offrir un sacrifice dans le temple de la Fortune, il ne lui a été rendu aucun honneur spécial ni par la cité ni par les particuliers. Il se détourne donc pour passer par leur ville. Avant de partir de Rome, il écrit à leur premier magistrat d’avoir à venir au devant de lui, à lui préparer un logement aux frais des habitants, et à lui tenir des chevaux prêts pour le moment de son départ. Jamais auparavant on n’avait obligé les alliés à aucune espèce de charges ou de frais pour recevoir des fonctionnaires romains ; mais, l’exemple une fois donné, les successeurs de Postumius s’en autorisèrent comme d’un droit pour émettre partout les pires exigences. On ne respecta même plus les temples des dieux. En 173 encore, le censeur Q. Fulvius Flaccus faisait construire à Rome le temple de la Fortune équestre, qu’il avait voué pendant sa préture en Espagne : pour lui donner plus de magnificence, il voulait l’orner d’un toit de marbre. Alors il juge tout simple d’aller enlever dans le Bruttium les tuiles qui couvrent le temple de Junon Lacinia ; aucune considération ne l’arrête, ni son titre de censeur, qui précisément lui faisait un devoir de veiller à la conservation des édifices sacrés, ni la vénération dont le sanctuaire de Junon Lacinia était entouré, au point que Pyrrhus et Hannibal l’avaient respecté l’un et l’autre. Les tuiles sont embarquées à Locres, amenées à Rome, et il faut l’intervention du Sénat pour les faire reporter où on les a prises. Encore les laissa-t-on dans la cour du temple, sous prétexte qu’il ne se trouvait pas d’ouvrier assez habile pour les remettre en place.[6] Ces divers exemples se placent tous entre la deuxième et la troisième guerre de Macédoine. Sans les multiplier davantage, ils suffisent à nous montrer chez beaucoup de grands fonctionnaires romains, en quelque pays qu’ils soient envoyés, une tendance manifeste à agir en maîtres absolus. Sans doute ils ne rencontrent pas encore chez leurs compatriotes une approbation unanime : la plupart des faits que nous avons relevés ont donné lieu à des poursuites devant le Sénat ou devant le peuple, et, chez plus d’un citoyen, ils ont soulevé une indignation fort sincère. Caton, en particulier, réprouvait hautement ces mœurs nouvelles de la noblesse ; et, d’un de ses discours contre Thermus, Aulu-Gelle nous a conservé une tirade qui est comme l’ébauche des célèbres invectives de Cicéron contre Verrès au sujet du supplice de Gabinius. « Les décemvirs, à entendre Thermus, n’avaient pas assez de soin de ses vivres ; il les a fait dépouiller de leurs vêtements et battre à coups de fouet ; des Bruttiens ont frappé des décemvirs : beaucoup de gens ont vu ce spectacle. Qui peut supporter une telle honte, une telle tyrannie, une telle servitude ? Jamais roi n’osa rien de semblable ; vous, hommes de bien, admettez-vous qu’on traite de la sorte des hommes honorables, issus de bonnes familles ? Où sont les droits de l’alliance ? où est la foi de nos ancêtres ? Ainsi, injures éclatantes, blessures, coups de fouet, meurtrissures, violences, douleurs et tortures, voilà ce que tu as osé infliger à des décemvirs, au milieu de la dernière opprobre et de la dernière infamie, sous les yeux de leurs concitoyens et d’une foule nombreuse ! Mais aussi quel deuil, quels gémissements, que de larmes, que de pleurs j’ai entendu rapporter ! Les esclaves n’endurent les injustices qu’avec une grande indignation ; or, je vous le demande, quel a été, quel sera, tant qu’ils vivront, le sentiment de ces hommes nés d’un sang noble et doués d’une grande vertu ? Caton évidemment n’était pas seul à flétrir les Thermus et leurs émules ; mais que d’indulgence aussi nous commençons à rencontrer pour les actes de ce genre ! L. Flamininus avait été exclu du Sénat par Caton ; peu de temps après, quand il vient s’asseoir au théâtre sur les derniers bancs de l’amphithéâtre, le peuple l’oblige à reprendre la place à laquelle son rang lui donnait droit avant sa radiation. Nous avons vu, à partir de 177, les généraux et les magistrats établir, de leur autorité privée, des distinctions entre Romains et Latins pour le partage des récompenses militaires ou des terres d’une colonie. Mais, dès 177 aussi, la loi Claudia de sociis stipulait que tous les alliés ou Italiens qui, depuis 189, avaient été inscrits, eux ou leurs descendants, sur les rôles des alliés de nom latin, devraient retourner dans leur ville avant le 1er Novembre. Or cette loi était due à l’initiative du Sénat, et un sénatus-consulte additionnel veillait en outre à empêcher les fraudes qu’auraient pu permettre des simulacres d’affranchissement. Voilà donc le gouvernement s’employant de son côté à écarter le plus possible les Latins du droit de cité romaine. Le sort des procès intentés aux grands fonctionnaires met encore mieux en lumière l’accord de la majorité des Romains contre les provinciaux. Considérons d’abord celui de M. Popilius Lænas. En 173, le Sénat se montre fort irrité de la façon indigne dont le consul a traité les Statiellates : non content de lui refuser le triomphe, il lui enjoint de remettre en liberté tous les ennemis qu’il a vendus, de les rétablir dans leurs demeures, et de leur permettre de se fabriquer de nouvelles armes. Popilius n’en fait rien, et la question est reprise au commencement de l’année suivante ; mais alors un des nouveaux consuls est le frère de Popilius ; il décide son collègue à s’opposer avec lui à toute poursuite. Néanmoins les sénateurs, bravés dans leur autorité, tiennent bon ; deux tribuns les appuient, et une loi est votée, portant que si, avant les calendes d’Août, il se trouve un seul Statiellate qui n’ait pas été rendu à la liberté, le Sénat s’engage par serment à nommer un commissaire pour informer à ce sujet. A cette nouvelle, M. Popilius n’ose revenir à Rome. Son défaut pourrait être un obstacle au procès ; mais les tribuns font adopter une nouvelle loi permettant au préteur chargé de l’enquête, C. Licinius, de le juger, même absent, s’il ne rentre pas avant le 1er Novembre. L’affaire paraît donc très bien engagée, et en excellente voie pour aboutir. M. Popilius se présente devant le préteur ; mais plusieurs audiences sont nécessaires ; et finalement Licinius, dominé par le crédit et les pressantes sollicitations de la famille Popilia, ajourne son jugement aux ides de Mars, c’est-à-dire au jour où de nouveaux magistrats entrent en charge, et où lui-même, redevenu simple particulier, n’a plus le droit de terminer le procès. Quinze ans auparavant, toute la gloire de Scipion l’Africain n’avait pu sauver son frère d’une condamnation ; en 172, un M. Popilius réussit à se tirer d’affaire grâce à la connivence des magistrats ! L’accusation intentée en 171 aux trois gouverneurs de l’Espagne mentionnés plus haut eut exactement le même sort. Il s’agissait de vols manifestes : le Sénat autorise les poursuites, il désigne une commission à cet effet, il permet aux Espagnols de prendre les patrons qu’ils voudront, et le nom seul de ceux-ci (M. Porcius Cato, P. Cornélius Cn. f. Scipio, L. Æmilius L. f. Paullus, et C. Sulpicius Gallus) semble une garantie d’impartialité. Cependant l’un des accusés est acquitté purement et simplement ; les deux autres s’exilent volontairement aux portes de Rome, à Préneste et à Tibur ; la procédure est aussitôt abandonnée ; et Tite-Live, à qui nous devons ces détails, ajoute : « Le bruit courait que les patrons eux-mêmes s’opposaient à ce que l’on poursuivît des personnages nobles et puissants ; le soupçon prit une nouvelle force quand on vit le préteur Canuleius laisser là cette affaire, s’occuper de levées, puis partir tout à coup pour sa province afin de mettre empêchement à de nouvelles poursuites de la part des Espagnols. » Bref, de la deuxième à la troisième guerre de Macédoine, les idées des Romains sur leurs rapports avec les autres nations se sont modifiées d’une manière fort sensible. Après la défaite à en abuser d’Antiochus, quelques-uns d’entre eux seulement ont commencé à regarder le monde comme un domaine tombé à leur entière disposition : c’étaient naturellement de grands personnages, généraux ou diplomates, revêtus d’un pouvoir considérable. Ils se sont laissés aller à traiter en vaincus, au gré de leur fantaisie, tous les étrangers, quelle que fût leur situation politique vis-à-vis de Rome. On se rappelle les plaintes de Lycortas devant Ap. Claudius sur la vanité réelle de l’alliance qui continuait pourtant à subsister de nom, sur le pied d’une parfaite égalité, entre la Ligue achéenne et sa puissante protectrice. A ce moment, semble-t-il, les Cæcilius, les Appius, les Marcius devançaient la volonté du Sénat ; mais, en peu de temps, peuple, Sénat, tribunaux en viennent à partager leurs idées ; pour sauver un magistrat coupable, la noblesse oublie ses divisions ;[7] et, dès 173, les Italiens eux-mêmes sentent déjà l’inutilité de toute résistance : les Prénestins font droit, sans réclamer, aux demandes exorbitantes de L. Postumius, et les Bruttiens n’osent pas davantage protester contre la violation de leur temple de Junon. La Grèce est victime, comme les autres peuples, de ce nouvel état d’esprit : envers elle aussi on est moins disposé aux ménagements dont on usait vers 196. IIUne autre raison encore a contribué à ce résultat. Dès le temps de Cynocéphales, parmi les adversaires de la politique de Flamininus figuraient, avons-nous dit, tous les Romains désireux d’agrandir le territoire de la République, parce qu’ils voyaient dans les provinces un champ ouvert à leur activité. Les petites gens cherchaient à grossir leur pécule en allant trafiquer à l’étranger ; les financiers rêvaient de bénéfices toujours plus merveilleux, à mesure que se multiplieraient les débouchés pour leurs capitaux et qu’augmenterait le nombre des entreprises données en adjudication par l’État ; des sénateurs, sous le couvert de prête-noms, s’engageaient avec eux dans les spéculations transmaritimes ; et tout ce monde constituait déjà un parti nombreux et assez influent. Or, depuis 196, les tendances qu’il représentait n’ont fait que s’accentuer et se généraliser chaque jour davantage. Veut-on, pour l’époque dont nous nous occupons maintenant, des preuves de l’importance des financiers à Rome ? On en pourrait d’abord tirer une du théâtre de Plaute et de la fréquence de ses attaques contre eux. Sans même que la situation l’exige, visiblement il aime, en passant, à leur décocher ses traits. « A-t-on confié, dit-il, quelque chose à certains banquiers, aussitôt ils s’enfuient du Forum plus vite qu’un lièvre de sa loge quand on le lâche dans les jeux. — Si on discute un compte avec eux, toujours on finit par être leur débiteur. — Leur habitude générale est de réclamer aux autres, mais de ne rendre jamais ; ils paient à coups de poing, si on devient trop pressant.[8] » Sans doute, dans ces exemples et dans d’autres semblables, Plaute vise le plus souvent des opérations de banque assez restreintes ; car ce sont les seules, — placements d’argent, avances de fonds, règlements de comptes, — auxquelles s’intéresse la majorité de son public. Mais, à l’occasion, il sait fort bien nous montrer aussi les banquiers capables de se mettre sans risques au-dessus des lois : « Le peuple, dit à l’un d’eux le parasite Curculio, a rendu contre vous des ordonnances sans nombre ; aussitôt votées, aussitôt violées : vous trouvez toujours une échappatoire ; les lois sont pour vous comme l’eau bouillante, qui ne tarde pas à se refroidir. » De même, dans cette sorte de curieuse parabase où il passe une revue rapide de la société de son temps, il donne aux financiers une place considérable. Il en distingue jusqu’à trois catégories. Sous la Basilique, au milieu d’une société assez équivoque de maris libertins et de courtisanes sur le retour, on trouve à contracter des engagements sur parole et à courte échéance ; dans le bas du Forum, la haute banque se promène avec les citoyens les plus estimés ; enfin, sous les vieilles échoppes, on prête et on emprunte à gros intérêts.[9] Ainsi, courtiers aux trafics plus ou moins louches, usuriers, ou capitalistes connus pour leur expérience des affaires et en relations sui vies avec l’aristocratie, les manieurs d’argent remplissent tous les coins du Forum. On entrevoit d’après cela quel rôle ils devaient jouer dans la vie courante de Rome. Au reste, chose assez curieuse, quand Caton est élu à la censure, en 184, la plus célèbre de ses constructions est une basilique élevée le long du Forum, au-dessous du lieu des séances du Sénat, sur l’emplacement de deux atria et de quatre boutiques. Ses ennemis s’y opposaient ; il tint à la mener à bonne fin.[10] Or, si les basiliques servaient à différents usages, — comme abri pour les tribunaux, comme lieu de promenade pour le public, — elles étaient utiles avant tout aux marchands et aux banquiers. Les gens d’affaires devaient donc être les premiers à profiter de la basilique Porcia, et Caton, en l’entreprenant, ne l’ignorait pas. D’autres signes nous révèlent mieux encore le progrès constant de leur influence. Plaute nous a donné une idée de leur activité et de leur sans-gêne à Rome ; mais leurs spéculations s’étendent aussi aux provinces, et là ils gardent si peu de mesure que l’État est souvent obligé d’intervenir. Au début du iie siècle, tant qu’il se rencontre des fonctionnaires intègres, un certain nombre de condamnations sont prononcées contre eux. Ainsi, en 198, Caton, préteur en Sardaigne, trouve sa province infestée d’usuriers : il les en chasse tous d’un coup, malgré les protestations que soulève sa sévérité. Envoyé en Espagne en 195, il ne veut pas davantage recourir aux fournisseurs habituels des armées : il les renvoie à Rome, et se charge de se procurer directement le blé dont il aura besoin. Vers le même temps, en 196 et en 193, des édiles frappent également d’amendes plusieurs fermiers des pâturages de l’État (pecuarii). Quinze ou vingt ans après, une telle austérité n’est plus de mode. Par exemple, nous avons vu déjà, en Espagne, des extorsions manifestes au sujet de l’impôt du blé rester à peu près impunies. Dans l’Italie même, l’État ne parvient pas à rentrer en possession de son domaine. Après la chute de Capoue, en 211, le territoire de la Campanie avait été en partie vendu au profit du Trésor, en partie affermé à des publicains ? Ceux-ci n’étaient donc que de simples locataires ; mais ils en arrivèrent bientôt à confondre les terres de l’État avec celles qui leur appartenaient en propre : de tous côtés on déplaçait les bornes de démarcation ; c’était un véritable envahissement. En 173, le Sénat se décide à confier au consul L. Postumius le soin d’aller reconnaître et délimiter le domaine public ; on passe tout l’été à ce travail, et, l’année suivante, le tribun M. Lucretius présente un projet de loi pour rétablir les fermages réguliers. Il fut impossible de le faire aboutir ; les publicains restèrent maîtres du sol qu’ils occupaient illégalement. Bien mieux, ils le sous-louèrent ; et, au temps de Cicéron, tous, petits et grands, parlent de leurs champs de Campanie comme d’un héritage qu’ils ont reçu de leurs pères. Les autres adjudications nous offrent un spectacle analogue. En 184, Caton, attentif aux intérêts de la République, afferme les impôts à des prix élevés, et fixe au contraire très bas les contributions affectées aux travaux publics. Les financiers intriguent au Sénat ; appuyés par Flamininus, ils réussissent à faire annuler les marchés, et ils décident même quelques tribuns du peuple à condamner le censeur à une amende de deux talents. Caton sut tenir tête à l’orage : en concluant de nouveaux marchés, il exclut des enchères les publicains qui avaient éludé le bail précédent, et il n’opéra que de faibles diminutions. Mais, dès la censure suivante, en 179, M. Æmilius Lepidus et M. Fulvius Nobilior servent les intérêts des financiers en créant beaucoup de droits de douanes et autres impôts ; et, en 174, Q. Fulvius Flaccus et A. Postumius Albinus font preuve d’une telle complaisance que leurs successeurs, C. Claudius Pulcher et Ti. Sempronius Gracchus, doivent rendre un édit portant qu’aucun fermier des impôts, aucun entrepreneur des travaux publics de 174 ne pourra ni se présenter aux adjudications de 169, ni même y prendre, comme associé, la moindre part. Cette tentative de répression d’ailleurs n’aboutit pas, et ce furent les censeurs qui faillirent être condamnés. En effet, les publicains trouvèrent pour défendre leur cause un tribun, P. Rutilius Rufus. Cet homme, — déjà en querelle avec les censeurs parce qu’ils avaient condamné, malgré son intervention, un de ses clients qui s’obstinait sans raison à gêner la construction d’un édifice public sur la Voie Sacrée, — proposa au peuple de casser les adjudications faites par Claudius et par Sempronius, et, en les recommençant, d’y admettre tous les concurrents sans distinctions. Les censeurs vinrent combattre ce projet ; comme le peuple murmurait, Claudius commit l’imprudence d’ordonner à son héraut de rétablir le silence. Alors le tribun, changeant de tactique, déclara qu’il poursuivait les deux censeurs comme coupables d’un crime d’État (perduellio), Gracchus pour avoir passé outre à son intervention, Claudius pour avoir voulu dissoudre une assemblée de la plèbe. Les censeurs auraient pu se refuser à toute espèce de jugement jusqu’à leur sortie de charge ; ils préférèrent accepter la lutte sur le champ. Mais, quand le peuple fut appelé à prononcer sur leur compte en commençant par Claudius, les premiers résultats furent très défavorables au censeur. En effet les chevaliers votaient d’abord ; ils comptaient dans leurs rangs beaucoup de publicains ; aussi huit sur douze de leurs centuries se prononcèrent-elles contre lui ; plusieurs autres de la première classe les suivirent ; la condamnation était certaine. Toute la noblesse, déposant ses anneaux d’or et prenant des habits de deuil, se mit alors à implorer le peuple ; Gracchus jura solennellement, si son collègue était condamné, départir, lui aussi, en exil, sans attendre son propre jugement. Bref, Claudius fut absous à la faible majorité de huit centuries, et le tribun renonça à poursuivre ensuite Gracchus. Les publicains n’en avaient pas moins fait courir un très grand danger aux censeurs assez hardis pour les gêner dans leurs spéculations : c’est un témoignage assez clair du crédit dont ils disposaient. Vers le même temps, nous constatons une augmentation des
trafiquants, sensible dans le nombre des citoyens de condition inférieure, en
Romains ou Italiens, qui vont trafiquer à l’étranger. La chose n’a rien de
surprenant : gens essentiellement pratiques, ils devaient très vite songer à
utiliser les victoires de leur patrie pour s’assurer de beaux bénéfices matériels
; il leur paraissait tout naturel de joindre l’exploitation à la conquête ;
et en effet, dès 196, aussitôt après Cynocéphales, pendant que Flamininus
prend ses quartiers d’hiver à Elatée, nous voyons déjà beaucoup de ses
soldats demander des congés, mettre de l’argent dans leur ceinture, et
parcourir les villes de Béotie pour y
faire du négoce. Plusieurs d’entre eux furent assassinés parce
que, dit Tite-Live, on les savait porteurs d’une certaine somme ; mais, afin
de la réaliser, ils s’étaient sans doute montrés fort âpres au gain, et il n’est
pas invraisemblable de supposer que les Grecs, pour manifester contre eux
tant d’animosité, avaient eu plus d’une fois à se plaindre de leurs façons d’agir.
En tout cas, à la suite des succès remportés sur Philippe et sur Antiochus,
les trafiquants romains se multiplient en pays grec. Les auteurs nous parlent
rarement d’eux : d’une façon incidente seulement, en 183-182, au moment où
Messène essaie de se détacher de la Ligue achéenne, Polybe nous apprend que
des Italiens se livrent à la contrebande de guerre, et introduisent à Messène
des armes et du blé. Mais les documents épigraphiques, si insuffisants et si
dispersés qu’ils nous soient parvenus, nous renseignent un peu mieux. Ainsi nous possédons la liste des proxènes de Delphes de 197 à 170. Parmi eux nous trouvons sans étonnement des Romains de grande réputation ou de famille illustre : en 190, M. Valerius Muttines et ses quatre fils (c’était un Libyen, d’abord au service de Carthage, puis passé à celui de Rome, et honoré du droit de cité romaine : il commandait la cavalerie numide dans l’armée des Scipions) ; en 189, T. Quinctius T. f. Flamininus (alors censeur à Rome), L. Acilius Cæsonis filius (dont le fils sera consul en 150), M. Æmilius M. f. Lepidus (ennemi personnel de M. Fulvius Nobilior, contre la sévérité de qui il venait peut-être de protéger Delphes). Le sanctuaire avait sans doute reçu des dons de ces personnages, ou il sentait son intérêt à se concilier leur faveur. Il n’y a guère non plus de conclusions à tirer de la présence, parmi les proxènes, d’habitants de la Sicile ou de la Grande Grèce, surtout quand leur nom est purement grec (en 190, Orthon de Rhégion, et Léontis d’Agrigente ; en 189, Lycos de Tarente ; en 188, Charopinos et Eudoxos d’Elée) : leurs familles peuvent avoir été en relations avec Delphes avant de passer sous la domination romaine. Mais, à côté d’eux, figurent aussi des Italiens (en 195, Blattos de Canusium ; en 191, Salsius Tagyllius d’Argyrippa et C. Statorius de Brindes : deux Apuliens et un Calabrais). Ceux-là sont certainement des trafiquants venus en Grèce depuis peu ; le titre de proxènes est une preuve de la considération qu’ils y ont acquise. Et il en est même qui songent à y fonder des établissements ; car, en 173, un Romain se fait octroyer le droit de posséder à Delphes des terres et des maisons. A Délos, nous avons déjà constaté la présence de commerçants italiens dès la fin du iiie siècle ;[11] leur nombre va également en augmentant de la seconde à la troisième guerre de Macédoine. Ici, notre document principal est un inventaire des trésors sacrés dressé sous l’archontat de Démarès, vers 180, et où figure la mention des donateurs. Comme à Delphes, parmi les Romains qui y sont cités on rencontre à la fois des personnages officiels et de simples trafiquants. La distinction n’est pas toujours sûre entre eux ; car d’abord les hiéropes désignent, rarement les Romains par leur nom entier (ils se contentent même assez souvent d’un prénom) ; ensuite la chronologie ne nous fournit pas de données d’une certitude suffisante, attendu que les offrandes sont énumérées suivant l’ordre de leur disposition, non de leur entrée dans les temples, et que, d’un autre côté, si la plupart d’entre elles ont dû être apportées directement par leurs donateurs, quelques-unes ont pu l’être aussi par des intermédiaires. Cependant un certain nombre d’identifications restent au moins fort vraisemblables. Au début du iie siècle, pendant la période de lutte contre Philippe et contre Antiochus, les Romains mentionnés à Délos sont, en général, de hauts fonctionnaires ; ils déposent uniformément des couronnes d’or, l’une du poids de 110 drachmes, toutes les autres de 100 drachmes. La première est au nom de TitoV (T. Quinctius Flamininus, consul en 198), les autres à ceux d’AuloV (Atilius Serranus, préteur commandant la flotte en 192), de GaioV LidioV (C. Livius Salinator, successeur du précédent en la même qualité, en 191), de Scipion l’Asiatique, préteur en Sicile en 193, de Cn. Manlius Vulso, préteur en Sicile en 195, de Scipion l’Asiatique, consul en 190, de Scipion l’Africain, probablement pendant son second consulat, en 194), de Q. Fabius Q. f. Labeo, préteur commandant la flotte en 189, et de L. Æmilius Regillus, chargé des mêmes fonctions en 190.[12] Ces couronnes se trouvaient dans le temple d’Apollon. En outre, dans l’antique sanctuaire aux sept statues, un bouclier d’argent, don d’un TitoV, paraît devoir être rapporté encore à Flamininus.[13] Mêlées à ces offrandes, on en relève deux autres, provenant aussi de citoyens romains, mais beaucoup plus modestes : une agrafe d’or de trois drachmes consacrée par un LeukioV, et une couronne d’or pesant deux oboles par un TitoV. Etant donné leur peu de valeur, il est difficile de les attribuer, par exemple, aux deux Flamininus, et l’on est tenté plutôt d’y reconnaître la trace du passage à Délos de deux trafiquants qui auraient suivi les armées ou les flottes au cours de leurs opérations, dans le début du iie siècle. Ce n’est qu’une hypothèse ; mais, un peu plus loin, d’autres Romains apparaissent qui, cette fois, sans aucun doute, ne sont plus des magistrats : un Vibius dédie un Apollon d’argent ; Minatus Staius une couronne d’or ; L. Oppius et Q. Plinius deux autres petites couronnes. Minatus Staius, dans l’inscription gravée sur son offrande, s’appelle lui-même ‘RomaioV ek KumhV ;Vibius, Oppius, Plinius sont aussi des noms courants dans l’Italie du Sud ; nous sommes donc là en présence de petits bourgeois, de cives sine suffragio amenés en Orient par leur commerce. Evidemment, ils ne sont pas les seuls ; car, toujours dans l’inventaire de l’archontat de Démarès, à côté de monnaies de diverses parties du monde grec, figurent des nummi. Bien mieux, des Italiens prolongent leur séjour à Délos. M. Sextius de Frégelles rend au sanctuaire et à la population de l’île des services dont on ne précise pas la nature ; en reconnaissance, outre un éloge officiel, les Déliens lui accordent, pour lui et ses descendants, le titre de proxène et de bienfaiteur, avec le droit de posséder des terres et des maisons. Nous avons déjà vu un privilège analogue décerné par la ville de Delphes à un autre citoyen romain. Mais de plus, pour Délos, nous avons la preuve que plusieurs familles s’y établissent à demeure et y font souche ; car, trente ou quarante ans plus tard, une dédicace d’Hermaïstes à Mercure et à Maia nous montre, parmi les magistri de leur société, un L. Oppius L. f., et un Minatus Staius, fils d’Ovius ; or il est difficile de ne pas les regarder comme les descendants de ceux dont nous avons trouvé les noms, vers 180, parmi les donateurs du temple d’Apollon. Bref, aussitôt après la guerre contre Antiochus, les négociants romains se répandent en Grèce ; ils comprennent en particulier l’importance commerciale de Délos, et, non contents d’y venir trafiquer, ils commencent à s’y fixer et à y fonder une véritable colonie. Agissaient-ils ainsi de leur propre initiative ? ou faut-il supposer derrière eux des hommes d’un rang beaucoup plus élevé, à la fois riches capitalistes et politiques avisés, dont ils auraient été les prête-noms, et, dans une certaine mesure, les associés ? il est malaisé d’en décider. Mais, qu’il y ait eu entente ou non entre les grands financiers et les petits trafiquants, leurs efforts en tout cas concordaient, et, au point de vue des relations de Rome avec l’Orient, ils aboutissaient au même résultat : les uns comme les autres devaient pousser de plus en plus le gouvernement à leur procurer au dehors toutes sortes d’avantages propres à faciliter, à augmenter leurs affaires ; et, pour assurer le succès de leurs spéculations, peu leur importait, on peut le croire, à eux aussi, de léser les intérêts locaux. Les questions économiques n’étant guère abordées par les auteurs anciens, nous avons peu de renseignements sur les mesures de cet ordre adoptées par l’État romain ; quelques faits cependant suffisent à nous montrer qu’il ne se désintéresse pas des tentatives de la banque et du commerce national. Ainsi, après Cynocéphales, il avait promis, semble-t-il, aux Athéniens de leur donner Délos en même temps que Paros, Scyros et Imbros ; en réalité, il laisse aux Déliens leur indépendance ; il conclut sur le champ avec eux, pour son propre compte, alliance et amitié, et, dès 193, il renouvelle le traité.[14] En 187, quand il règle la situation d’Ambracie, il permet aux habitants d’établir à leur gré des droits de douane sur terre et sur mer ; mais il stipule bien que les Romains et les alliés de nom latin en devront être exempts.[15] Enfin, un peu plus tard, la tension de ses rapports avec les Rhodiens nous fournit l’exemple le plus caractéristique à cet égard. A l’époque du partage de l’Asie Mineure, en 189, pour récompenser les Rhodiens de leur zèle, il avait placé, entre autres territoires, la Lycie sous leur dépendance. Les Lyciens s’accommodaient mal de cet état de choses ; en 177, ils viennent se plaindre à Rome : le Sénat les écoute, et, après délibération, il déclare que la Lycie a bien été donnée aux Rhodiens, mais comme amie et alliée, non à titre de présent. Selon son habitude, il abritait cette distinction un peu subtile derrière des considérations générales sur son zèle pour l’indépendance des peuples nés libres ; mais la conclusion était que Rome, tout en abandonnant la Lycie aux Rhodiens, ne renonçait pas cependant à son autorité sur elle. Evidemment il y avait à sa conduite une raison plus égoïste, et l’on ne fut pas sans en soupçonner quelque chose : « Un tel arrangement, dit Polybe, déplut à bien des gens. L’opinion commune fut que Rome voulait mettre les Rhodiens aux prises avec les Lyciens, afin d’épuiser leur matériel de guerre et leur Trésor. » Polybe, il est vrai, explique ensuite ce changement d’attitude en remarquant que les Rhodiens venaient alors de conduire en grande pompe à Persée sa fiancée Laodice, et de faire exécuter à leur marine des manœuvres d’une importance inusitée. Cette double circonstance en effet était de nature à mécontenter le Sénat et à réveiller sa défiance bien connue pour tout ce qui subsistait encore de force dans le monde grec. Mais une autre considération, non moins importante, a contribué aussi, je crois, à lui dicter sa conduite. A ce moment, capitalistes et négociants travaillent à conquérir une place sur le marché de la Méditerranée orientale ; les vieilles puissances maritimes constituent naturellement pour eux un obstacle ; or Rhodes, parmi elles, occupe le premier rang. Tous ceux qui, à Rome, s’occupent d’affaires voient donc en elle une ennemie ; et, leur crédit étant fort considérable, le jour où se produisent les plaintes des Lyciens, ils s’emploient à leur faire obtenir l’accueil le plus favorable, pour susciter des ennuis à leur rivale, et l’engager, s’il se peut, dans une guerre où elle s’affaiblira. La suite même de l’incident me paraît confirmer cette explication. Le Sénat, pour l’instant, ne pousse pas les choses à l’extrême ; il ne se laisse pas trop entraîner par les sollicitations dont il est l’objet : c’est le résultat de sa sagesse politique. Comme il médite la ruine de Persée, l’appui des Rhodiens ne lui est pas indifférent, et il aura bientôt soin de les regagner avant d’engager la lutte. Mais, dès que la Macédoine sera définitivement abattue, l’hostilité renaîtra contre Rhodes pour les mêmes motifs, et elle recevra alors bien plus ample satisfaction. IIIOn le voit, toutes sortes de circonstances, soit dans la
conduite des Grecs, soit dans l’évolution du caractère des Romains ou dans le
développement chez eux d’appétits nouveaux, contribuaient à rendre bien difficile
le maintien de la politique de ménagements adoptée en 196 sous l’influence de
Flamininus. Une question se pose alors à nous : comment les chefs de l’aristocratie,
si passionnés d’abord pour la Grèce, n’interviennent-ils pas maintenant en sa
faveur ? et, d’une façon générale, qu’est donc devenu ce philhellénisme
auquel les diverses classes de la société romaine paraissaient déjà gagnées ?
» De ce côté aussi un changement considérable s’est accompli. A la fin du iiie et au début du iie siècle, un enthousiasme très vif, nous l’avons assez montré, s’était manifesté pour les choses helléniques. Il provenait essentiellement de l’admiration que l’art, la science, la littérature de la Grèce inspiraient aux Romains. Athènes, à elle seule, eût déjà suffi à le provoquer ; mais, dans ce pays merveilleusement doué, aucune tribu ne restait étrangère à la civilisation de ses voisines. La lourdeur des Béotiens était devenue proverbiale, et cependant ils excellaient à modeler en terre cuite des statuettes pleine de grâce et de légèreté. Les Etoliens étaient surtout célèbres par leurs brigandages ; pourtant, après leur victoire sur les Gaulois, en 279, ils avaient pris l’initiative d’instituer à Delphes des fêtes commémoratives, les Sôtéria, avec concours musicaux, gymniques et hippiques sur le modèle des jeux pythiques et néméens. La valeur militaire des Doriens n’était pas sans nuire à leur réputation intellectuelle ; néanmoins les chefs-d’œuvre de la sculpture ou de l’architecture étaient aussi nombreux dans le Péloponnèse que dans le reste de la Grèce. Enfin, en dehors des anciennes capitales de la Grèce propre, d’autres villes, Alexandrie, Antioche, Pergame, Tarse, Rhodes, rivalisaient maintenant d’éclat avec elles. Les Romains, gens d’une civilisation beaucoup moins avancée, mais qui commençaient à souffrir de leur infériorité, ne pouvaient pas manquer d’être éblouis d’un tel spectacle : ils le furent en effet. Seulement la Grèce se révélait à eux par son plus beau coté ; ils ne la voyaient que de loin ; et même, ce qu’ils apprenaient à en connaître, c’était moins la Grèce contemporaine, bien dégénérée, que celle d’autrefois, la Grèce héroïque dans Homère, ou celle du ve siècle dans les splendides productions de ses artistes et de ses écrivains. Ils durent de la sorte se faire d’elle une très haute idée ; mais, en la fréquentant davantage, une désillusion profonde les attendait : ils ne tardèrent pas à découvrir ses défauts, et ils y furent d’autant plus sensibles que, sur des points essentiels, le caractère des deux nations était entièrement opposé. Ainsi, pour nous en tenir d’abord aux mœurs politiques, un des traits les plus frappants de la vie romaine, c’est la subordination perpétuelle des intérêts particuliers à l’intérêt public : un esprit d’ordre et de discipline régit tous les degrés de la hiérarchie sociale, et partout le bien de l’État apparaît comme le but des efforts de chacun. Telle est déjà l’organisation de la famille : sans doute elle est fondée, comme en Grèce, sur les affections naturelles de gens unis entre eux par les liens du sang et par une communauté de rites religieux ; mais tous ses membres sont tenus à une obéissance absolue envers leur chef, et celui-ci, à son tour, est astreint à des obligations non moins strictes envers l’État. Il aurait pu s’effrayer des soucis d’un ménage, et préférer au mariage l’indépendance du célibat ; mais Rome a besoin de soldats, et elle lui fait un devoir de songer à la perpétuité de la nation plutôt qu’à son plaisir dans une existence passagère.[16] Il n’a pas davantage la pleine disposition de son patrimoine : dès qu’il veut laisser un testament, au moins dans sa forme la plus ancienne et la plus solennelle, il lui faut obtenir la sanction du peuple, en le soumettant, en temps de paix, aux comices réunis deux fois l’an à cet effet (comitiis calatis), en temps de guerre, à l’armée prête à marcher au combat (in procinctu) : c’est un acte de droit public. De la famille passons à la cité. Les Romains ne sont pas sans garder un souvenir attendri de la ville où ils sont nés. Ainsi, au début du livre des Lois, Cicéron éprouve un plaisir visible à parler d’Arpinum ; il y trouve un je ne sais quel charme qui touche secrètement son cœur et ses sens et lui rend ce séjour plus agréable. Son interlocuteur Atticus se laisse aller sans peine, lui aussi, à cette impression. Mais Cicéron a appelé Arpinum sa vraie patrie (germana patria) ; Atticus le presse de s’expliquer : « Est-ce donc que vous avez deux patries ? en avez-vous une autre que la patrie commune ? » Et Cicéron précise sa pensée : originaire d’un municipe, il est devenu citoyen de Rome. « Nous nommons patrie, reprend-il, à la fois celle où nous sommes nés, et celle qui nous adopta ; mais nécessairement celle-là l’emporte dans notre amour, qui nous donne pour cité la république entière. C’est pour elle que nous devons mourir, à elle que nous devons nous dévouer tout entiers, en elle que nous devons placer et consacrer, pour ainsi dire, tout ce qui est à nous. » Ailleurs encore il revient sur la même idée. Au Ier livre de la République, il évoque le souvenir de son consulat et des ennuis qu’il a connus ensuite pour avoir voulu garantir la paix de l’État ; mais il ne regrette rien. « Car notre patrie, déclare-t-il, ne nous a pas donné la vie et l’éducation pour ne pas s’attendre en quelque sorte à être ensuite nourrie par nous, et pour servir seulement nos propres intérêts en fournissant une protection assurée à notre oisiveté et un refuge à notre tranquillité : elle a un titre sur toutes les meilleures facultés de notre âme, de notre esprit, de notre raison ; elle les emploie pour son utilité personnelle, et ne nous en abandonne pour notre usage privé que ce qui peut lui être superflu. » Telle est bien en effet la pratique constante des Romains : de dix-sept à soixante ans, tous les citoyens, sauf les indigents, peuvent être incorporés dans les légions. Là, en quelque situation qu’ils se trouvent engagés, ils sont tenus de faire sans hésiter le sacrifice de leur vie, ou des châtiments impitoyables punissent la moindre défaillance.[17] L’initiative personnelle leur est interdite comme une atteinte à la majesté du commandement : des généraux condamnent leurs meilleurs officiers et jusqu’à leurs fils pour avoir vaincu l’ennemi contre leurs ordres.[18] Excès de rigueur peut-être ; mais, d’autre part, que de traits d’héroïsme et d’abnégation chez un peuple élevé dans de pareils principes ! S’agit-il de conjurer un prodige ou de rendre la confiance à une armée près de céder sous le choc de l’ennemi, les premiers citoyens, des consuls mêmes vouent leurs têtes aux dieux infernaux, et courent spontanément à la mort.[19] En présence du péril commun, on sait oublier les querelles particulières : Fabius Cunctator sauve Minucius d’un désastre certain, malgré les torts de celui-ci envers lui ; après Cannes, tous les partis s’entendent pour faire à Varron, en dépit de sa présomption et de son incapacité, une réception digne de son rang. Surtout, jamais on ne désespère du salut de la République : non content de travailler à la maintenir au degré de puissance où on la trouve parvenue, on rêve de l’agrandir sans cesse ; c’est une tâche qui se transmet de génération en génération ; aucune ne voudrait y faillir, et Caton voit là, non sans raison, une des causes essentielles de la supériorité de Rome sur les autres peuples. Or la Grèce nous offre justement le contre-pied de cette conception : chez elle, l’individualisme triomphe ; chacun possède à un très haut degré le sentiment de sa personnalité, et il ne l’abdique pas volontiers. Au point de vue intellectuel, en art, en littérature, une telle disposition d’esprit est excellente ; car elle favorise le libre développement de toutes les aptitudes particulières. Mais, dans la vie politique, les effets en sont déplorables : les Grecs se décident rarement à sacrifier leurs passions ou leurs avantages privés à l’intérêt supérieur de la cité ou de la nation. Leurs villes sont donc le plus souvent déchirées à l’intérieur par les rivalités des factions ; en outre, elles se livrent entre elles des guerres sans merci, et, dans un cas comme dans l’autre, plutôt que de consentir à des concessions entre compatriotes, elles aiment mieux invoquer l’appui de l’étranger. Dès l’époque où nous sommes, les Romains ont déjà eu maintes fois l’occasion d’en faire l’expérience ; ils en ont largement tiré parti, et, sans aucun doute, plusieurs de leurs diplomates n’ont songé qu’à s’en réjouir. Du moins les philhellènes, parmi eux, ont dû souffrir de trouver un défaut aussi grave chez le peuple pour lequel ils se sentaient tant d’admiration ; et malheureusement il leur est impossible de regarder les divisions dont ils sont témoins comme un phénomène accidentel. En effet si haut qu’ils veuillent remonter dans l’histoire de la Grèce, le même spectacle se présente constamment à leurs yeux. S’agit-il de politique intérieure ? On apporte un soin jaloux à limiter l’autorité des charges publiques ; car, si chaque citoyen rêve de prendre part au gouvernement, il lui est pénible de reconnaître des limites à sa propre liberté. Malheur surtout aux personnalités marquantes ! Les Alcibiades ne sont pas seuls à susciter la défiance : Aristide est frappé d’ostracisme parce qu’on se fatigue de l’entendre appeler le Juste ; et Périclès, malgré ses concessions plutôt excessives aux appétits de la foule, se trouve, vers la fin de sa carrière, en butte à une hostilité systématique, qui ne craint pas, pour mieux l’atteindre, de s’attaquer, sous le premier prétexte venu, à ses amis les plus chers, Phidias, Anaxagore et Aspasie. Les partis, on le pense bien, ne montrent pas moins d’acharnement les uns contre les autres. Par exemple, à Athènes, la guerre du Péloponnèse n’aboutit qu’à exaspérer les haines entre oligarques et démagogues. Pour assouvir leurs rancunes, ils oublient tout scrupule de patriotisme : à mesure que la situation empire, les coups d’État se multiplient ; les horreurs de la tyrannie des Trente succèdent à la défaite d’Ægos Potatrios ; et, si le retour de Thrasybule est suivi d’une réconciliation générale, il y a là, suivant le témoignage d’Aristote, un phénomène exceptionnel dans l’histoire de la Grèce.[20] En effet, aussitôt après, les décarchies oligarchiques de Lysandre retombent dans les excès que Sparte reprochait naguère si vivement à sa rivale. Une trentaine d’années plus tard, quand la démocratie s’agite dans le Péloponnèse, à la nouvelle des succès des Thébains, en un seul jour, 1.200 citoyens, déclarés suspects, sont massacrés dans Argos à coups de bâtons : c’est l’émeute connue sous le nom de scytalisme. En présence des efforts de Philippe pour étendre sa domination sur la Grèce entière, les luttes intestines n’en continuent pas moins avec une égale violence ; et, après la ruine de l’indépendance, elles se perpétuent jusqu’à l’époque romaine. Ainsi, en Crète, les troubles de ce genre sont si fréquents qu’on chercherait en vain, dit Polybe, à y distinguer le commencement et la fin des guerres civiles. De même, en Thessalie, au temps de Flamininus, le désordre et l’anarchie rendent impossible toute espèce de gouvernement régulier ; ce n’est pas là d’ailleurs l’effet des vices d’une époque ni de la violence effrénée des rois : l’humeur inquiète de la nation n’avait jamais laissé aucune journée de vote, aucune réunion publique, aucune assemblée politique à achever chez elle sans dissension ni tumulte, depuis son origine jusqu’au iie siècle. De peuple à peuple, les divisions ne sont pas moins profondes. En vain existe-t-il chez tous les Grecs une certaine communauté de goûts, de sentiments, de croyances, d’institutions, caractéristique de leur race, et propre, semble-t-il, à favoriser entre eux les rapprochements ; à aucun moment ils n’arrivent à triompher de leurs instincts séparatistes. Leur langue nous donne déjà une idée de cette résistance à l’unité pendant des siècles elle continue à comprendre un grand nombre de dialectes assez différents les uns des autres ; il faut descendre jusqu’à la période alexandrine pour voir l’un d’eux, le dialecte attique, prendre le dessus, et, au prix de quelques altérations, constituer enfin le langage au moins de la prose. La religion, de son côté, aurait pu servir de lien. De bonne heure nous entendons parler d’amphictyonies, c’est-à-dire d’associations formées autour de certains sanctuaires, comme celle de Délos, centre des Ioniens, et celle de Delphes, plus particulièrement soumise à l’influence dorienne. Là des peuplades parfois assez éloignées se rencontraient à date fixe ; et non seulement elles célébraient ensemble des sacrifices : elles profitaient encore de ces circonstances pour régler des querelles à l’amiable, pour conclure des alliances, pour promulguer même quelques principes de droit international, par exemple la défense de couper l’eau aux villes assiégées. Malheureusement les membres de ces ligues étaient de force très inégale ; les plus puissants n’entendaient pas laisser restreindre leur liberté d’action sans profit direct pour eux, et les amphictyonies en furent généralement réduites à traiter des questions secondaires, comme l’administration des domaines sacrés ou la reconnaissance des privilèges des artistes dionysiaques. Les grands jeux n’eurent pas un meilleur résultat : eux aussi créaient pour le monde hellénique une occasion de rapports fréquents. On offrait des victimes sur les mêmes autels, on concourait pour les mêmes prix, on s’enthousiasmait aux mêmes hymnes ; mais, si on allait jusqu’à observer pendant la durée des fêtes une sorte de suspension d’armes, les rivalités ne s’oubliaient pas pour cela, et les hostilités reprenaient dès l’expiration de la trêve. Enfin la haine même de l’étranger, du barbare, si vive pourtant chez les Grecs, se trouva insuffisante à assurer leur union : les Ioniens, malgré le conseil que leur donnait Thalès d’établir à Téos le centre d’une confédération à laquelle toutes leurs villes prendraient part en gardant néanmoins leurs usages particuliers, ne surent pas s’entendre pour résister aux entreprises des Lydiens d’abord, puis des Perses ; dans la Grèce continentale, des défections regrettables se produisirent à l’époque des guerres médiques, en dépit des efforts de Thémistocle pour éveiller le sentiment national ; et, en Sicile ou en Italie, l’accord ne s’établit pas mieux en face des Carthaginois, des Etrusques, ni, en dernier lieu, des Romains.[21] Évidemment, ce n’est pas à dire que la Grèce n’ait jamais connu de tentatives de fédérations ; mais les efforts faits dans ce sens provinrent toujours de l’initiative d’une ville qui, aspirant pour son compte à l’hégémonie, prétendait dominer ses voisins par la force, non de l’abnégation des diverses tribus, et de leur libre volonté de se soumettre à une direction d’ensemble pour la grandeur de la patrie commune. Ainsi, à la suite des guerres médiques, Athènes réussit à constituer une ligue maritime importante ; mais elle ne tarda pas à exploiter ses alliés, et ceux-ci, exaspérés, se retournèrent contre elle. Sparte ensuite montra encore plus d’égoïsme ; car, pour établir sa suprématie sur la Grèce, elle en vint, par le traité d’Antalcidas, à reconnaître l’autorité du grand Roi sur les villes de l’Asie Mineure. Thèbes, à son tour, ne passa au premier rang que pour renouveler à son profit la paix d’Antalcidas.[22] La Macédoine songeait peut-être davantage aux intérêts généraux de l’hellénisme ; pourtant Philippe et Alexandre travaillaient avant tout à la grandeur de leur maison, et, pour ce motif, ils ne réussirent jamais à grouper la Grèce entière autour d’eux. Bref, il faut arriver à la dernière période de l’histoire grecque pour trouver deux ligues, celle des Etoliens et celle des Achéens, qui se soient constituées spontanément sur le principe de l’égalité absolue de leurs membres. Cette fois, il y a là l’ébauche véritable d’un gouvernement fédératif ; mais les deux ligues sont en rivalité l’une contre l’autre, et finalement elles ruinent elles-mêmes leur œuvre en mêlant à leurs querelles des puissances étrangères, la Macédoine, la Syrie et Rome. En fait donc, jamais les Grecs n’ont su ni étouffer leurs rivalités intestines, ni encore moins, par une entente générale, réaliser leur unité nationale. Il y a plus : pendant longtemps ils ne paraissent même pas s’être rendu compte du tort que par là ils se causaient à eux-mêmes. Sur le tard, il est vrai, en comparant l’histoire de Rome à la leur, ils prennent conscience de leurs fautes ; leurs écrivains alors y reviennent fréquemment. Par exemple, Denys d’Halicarnasse relève comme une des causes principales de la grandeur de Rome le soin qu’elle mit, dès l’origine, à ne pas abattre complètement les nations vaincues par elle, mais au contraire à se les incorporer peu à peu, de façon à n’être jamais inférieure en forces à l’État réputé le plus considérable parmi ceux avec lesquels elle allait entrer en contact : de la sorte, dit-il, elle ne périt pas après Cannes, tandis que Sparte ne put jamais se relever après Leuctres, et que la seule bataille de Chéronée suffit à entraîner la soumission de Thèbes et d’Athènes.[23] La préface d’Appien contient des considérations analogues. Pour acquérir leur empire, les Romains, remarque-t-il, ont dépassé tous les pays en valeur, en patience, en fermeté : inaccessibles à l’orgueil tant que leurs victoires n’étaient pas complètes, comme au découragement dans les revers, en dépit des défaites momentanées, des famines, des pestes, des séditions, ils ne se sont pas laissés détourner de leur ambition jusqu’à ce que, au prix de sept cents ans de peines et de dangers, ils aient, d’une marche régulière amené leur puissance au point où elle eut de son temps, et qu’ils aient assuré leur succès par la sagesse de leur politique. Appien cherche donc en vain dans le monde entier un royaume capable de soutenir la comparaison avec le leur. Pour ce qui est de la Grèce en particulier, il doit reconnaître que, si l’on met à part l’empire éphémère d’Alexandre, ceux d’Athènes, de Sparte et de Thèbes réunis, ne paraissent pas encore très considérables ; mais il distingue nettement la raison de cette faiblesse : c’est que les Grecs luttaient moins pour l’extension de leur territoire que par rivalité les uns contre les autres. Plutarque, de son côté, insiste sur la même idée à propos de la proclamation de la liberté par Flamininus, en 196. « Les Agésilas, dit-il, les Lysandre, les Nicias, les Alcibiade étaient habiles, comme généraux, à conduire des guerres et à remporter des victoires sur terre et sur mer ; mais ils n’ont jamais su faire servir leurs succès à une noble générosité et à l’intérêt véritable de leur pays. Au contraire, sauf les combats des guerres médiques, la Grèce a livré toutes ses batailles contre elle-même pour son propre esclavage ; tous ses trophées n’ont été que des monuments de ses malheurs et de sa honte, et ses désastres lui sont venus pour la plupart de la funeste tournure d’esprit et de la jalousie de ses chefs. » Mais, si de telles réflexions sont courantes à l’époque impériale, il n’en était pas ainsi, tant s’en faut, au temps de l’indépendance. Oublier leurs querelles particulières, poursuivre la fusion de leurs multiples tribus, reculer leur horizon au delà du petit coin de terre où ils étaient nés, ce sont là des idées auxquelles les Grecs répugnaient invinciblement. Leurs institutions suffiraient déjà à le prouver. Ainsi Athènes, si fière pourtant de ses traditions d’hospitalité, se montrait fort avare de son droit de cité, et Lysias, par exemple, malgré des services incontestables, malgré l’appui de Thrasybule, malgré un premier décret du peuple, fut ramené presque aussitôt à la condition de métèque. A Sparte, les étrangers étaient l’objet d’une surveillance rigoureuse, et, au lieu de les attirer et de favoriser leur établissement, on procédait de temps à autre à leur expulsion. Partout l’autorisation de se marier et de posséder des biens dans une autre ville était considérée comme une exception, comme une faveur qui n’accompagnait pas toujours la proxénie. Enfin les métropoles mêmes ne gardaient en général que des liens extrêmement lâches avec leurs colonies. Voilà autant de signes d’une volonté bien arrêtée, chez les villes grecques, de repousser les occasions d’augmenter leur importance. Mais d’ailleurs nous retrouvons cette théorie, clairement énoncée, chez les philosophes les plus autorisés qui se sont occupés de politique, chez Platon et chez Aristote. Dans sa République, Platon propose de remettre aux magistrats le soin de régler les mariages de façon à maintenir un nombre d’hommes à peu près constant, en tenant compte des guerres, des maladies et autres accidents, et à empêcher autant que possible l’État de devenir ni trop grand ni trop petit. Il reprend la même idée dans les Lois, et là il précise mieux encore les bornes qu’il entend assigner à sa cité idéale : « Elle aura un territoire suffisant à l’entretien d’une population modérée dans ses désirs ; il n’en faut pas davantage. Quant au chiffre des habitants, il doit être tel qu’ils puissent se défendre contre leurs voisins en cas d’agression de leur part, et qu’ils ne soient pas tout à fait incapables de les secourir, si ceux-ci étaient attaqués par d’autres.[24] » Chose curieuse, Aristote, malgré le tour beaucoup plus pratique de son esprit, adopte entièrement sur ce point les opinions de son maître. « Les faits, dit-il dans sa Politique, prouvent qu’il est difficile, et peut-être impossible, d’organiser convenablement une cité trop peuplée ; de toutes les villes dont on vante le gouvernement, aucune, comme nous le voyons, ne renferme une population excessive. Le raisonnement vient ici à l’appui de l’observation : la loi consiste en un certain ordre ; de bonnes lois produisent nécessairement le bon ordre ; mais l’ordre est incompatible avec une multitude excessive... La juste limite, pour une ville, c’est donc évidemment le maximum de citoyens capables d’exercer pleinement leurs aptitudes individuelles sans échapper toutefois à une facile surveillance. » Telle est bien en effet la vraie conception grecque de la vie politique : la cité ne doit pas dépasser des limites assez restreintes, parce que chaque citoyen est extrêmement jaloux de sa personnalité, et qu’il ne peut se résigner à une forme d’État où ses actes, ses discours, ses votes risqueraient de rester ignorés, tandis que seules les hautes magistratures attireraient l’attention. Ce n’est pas tout : à ces défauts inhérents à la race et dont jamais elle n’avait su s’affranchir, d’autres venaient encore au service s’ajouter par suite de son état actuel de décadence. Jadis, avons-nous dit les grecs faisaient souvent un mauvais usage de leur activité ; mais du moins ils s’intéressaient aux destinées de leur ville, ils rivalisaient d’efforts, ils payaient de leur personne pour y assurer le triomphe de leurs idées. A présent cette notion, même imparfaite, des devoirs envers la patrie, s’efface de plus en plus. S’il reste en Grèce des hommes de valeur, peu leur importe de mettre leur énergie ou leurs talents au service de l’étranger : le souci de leur gloire personnelle, leurs intérêts, leurs rancunes, voilà les mobiles ordinaires de leurs déterminations. Savants, artistes, poètes affluent donc de tous côtés auprès des princes généreux, à Alexandrie et à Pergame en particulier ; mais, ce qui est pire, les officiers les plus habiles, les troupes les plus braves n’hésitent pas davantage à abandonner leur pays. En 255, le Spartiate Xanthippe part au secours de Carthage, dans un moment où Sparte, battue par Antigone Gonatas, se trouve aux prises dans le Péloponnèse avec toutes sortes de difficultés.[25] Pendant la deuxième guerre de Macédoine, un des principaux Etoliens, Scopas, est au service de l’Egypte : en 200, il vient lever pour Ptolémée Epiphane 6.000 fantassins, 500 cavaliers ; et il n’aurait pas laissé un seul soldat en Etolie, si le stratège Damocrite, en rappelant tantôt la guerre qu’il fallait soutenir, tantôt la solitude qui régnerait dans la contrée, n’eût, à force de représentations, retenu une partie de la jeunesse. Damocrite, en cette circonstance, comprenait bien le danger d’une émigration en masse ; mais on ne sait trop, ajoute Tite-Live, s’il agit par intérêt pour son peuple, ou par inimitié contre Scopas, qui ne l’avait pas honoré de cadeaux suffisants. Vers le même temps Philopœmen lui-même, dépité de l’opposition qu’il rencontre chez ses concitoyens, ne se fait pas scrupule d’aller guerroyer en Crète pour les Gortyniens, tandis que les légions romaines occupent la Grèce, que la Ligue achéenne doit se défendre contre les entreprises de Nabis, et que Mégalopolis, sa patrie, se trouve investie et serrée de fort près ; son absence se prolonge durant cinq ou six ans. Enfin, on sait assez quelle importance prennent alors les armées de mercenaires. L’institution, à vrai dire, n’était pas absolument nouvelle : dès la fin du ve siècle, Cyrus emmenait avec lui 10.000 Grecs lors de sa tentative pour s’emparer du trône de Perse ; et, au temps de l’expédition d’Alexandre, Darius en avait bien plus encore à sa solde. Mais, à l’origine, les troupes de ce genre ne trouvaient guère leur emploi qu’à l’étranger ; par la suite, elles se répandent également dans les pays helléniques. A défaut d’autres preuves, nous en aurions déjà un indice assez clair dans la place attribuée par la comédie nouvelle au personnage du soldat de profession qui vient à Athènes, à Corinthe ou à Sicyone dépenser, parmi des courtisanes et des parasites, le produit de son butin, et qui, une fois ruiné, est prêt à repartir pour une nouvelle campagne en n’importe quel pays. Mais surtout, au iiie siècle, il devient impossible de lire un récit de bataille sans y rencontrer la mention de mercenaires grecs : à Sellasie, en 221, Antigone et Cléomène en ont chacun 5.000 dans leur armée ; or la Macédoine et Sparte sont les deux États les plus militaires de la Grèce : on juge, d’après leur exemple, quel doit être l’usage des autres. Le nombre des mercenaires va donc toujours croissant, et certains pays, comme la Crète, ont la spécialité d’en fournir à tout le monde : les traités d’alliance passés par leurs villes avec les puissances étrangères règlent d’avance ces marchés.[26] Voilà pour les Grecs qui, au milieu de la décadence de leur nation, éprouvent encore le besoin d’agir ; quant à la majorité de leurs compatriotes, ils sont plongés dans un engourdissement dont il est bien difficile de les tirer. Ainsi Corinthe, une des clefs de la Grèce, met toute sa gloire maintenant dans la beauté de ses monuments, dans l’élégance de ses bronzes d’art, dans sa renommée de ville de plaisirs ; mais elle ne s’inquiète guère de sa citadelle. Aratus déjà pouvait s’en emparer en 243, puis, vingt ans après, en faire cadeau à Antigone Doson, comme du premier village venu, sans rencontrer chez les citoyens une résistance sérieuse ; elle continue depuis à passer de main en main avec la même indifférence. Argos ne se désintéresse pas moins de son sort : quand Aratus, vers 235, s’efforce de l’arrachera son tyran Aristippos, les habitants, dit Plutarque, comme si la bataille n’était pas engagée pour leur liberté, mais qu’ils présidaient les jeux de Némée, demeurent spectateurs impartiaux du combat, et conservent le plus grand calme. Athènes a cessé plus vite encore de prendre aucune part aux affaires de la Grèce. Depuis la fin malheureuse de la guerre de Chrémonide, elle s’en remet aveuglément aux décisions de ses chefs : à leur instigation, elle s’abandonne à tous les rois, en particulier aux Ptolémées ; et, sans trop se soucier des convenances, elle adopte les décrets et les proclamations que lui dicte la légèreté de ses magistrats. C’est le tableau que Polybe trace d’elle vers le temps de la paix de Naupacte. Ensuite elle se jette dans les bras des Romains, et, toujours empressée à prévenir les désirs de ses protecteurs, elle contribue, en cherchant querelle à Philippe, à hâter l’éclosion de la seconde guerre de Macédoine. A ce moment, elle paraît donc sortir un peu de sa torpeur ; pourtant, en 200, quand Philippe tente un coup de main contre elle pour venger le pillage de Chalcis par C. Claudius Cento, si beaucoup d’Athéniens se portent sur les murs, la plupart y vont simplement comme à un spectacle. Nous retrouvons là le même sentiment que nous avons constaté chez les Argiens au temps d’Aratus. Les Béotiens aussi sont loin de leur vigueur et de leur gloire d’autrefois : battus par les Etoliens en 245, ils sont tombés dans un tel découragement qu’ils n’osent plus désormais aspirer à rien de grand, et ne se mêlent plus, au moins par décret public, à aucune entreprise, à aucun combat avec les autres Grecs : ils s’adonnent à la bonne chère et à l’ivrognerie, et ils y énervent à la fois leur corps et leur esprit. Partout règnent un vif amour des plaisirs et une horreur profonde pour les fatigues de la guerre. « Les Byzantins poussent peut-être ces deux sentiments plus loin qu’aucun autre peuple : dans leur passion pour le vin, écrit Phylarque vers le milieu du iiie siècle, ils habitent au cabaret, et louent aux étrangers leurs maisons avec leurs femmes ; ils aiment à entendre la flûte ; c’est leur joie de s’en faire jouer ; mais la trompette militaire, ils ne peuvent pas en supporter le son, même en rêve. » Admettons que l’historien ait forcé son antithèse pour lui donner plus de piquant. En tout cas, nous possédons l’hymne ithyphallique composé, en 302, par les Athéniens en l’honneur de Démétrius Poliorcète : il ne dénote pas un meilleur état d’esprit. Athènes redoute les brigandages des Etoliens ; il n’est pas de flatterie qu’elle n’adresse à Démétrius, pour qu’il lui épargne la peine de se défendre elle-même. « Voici, s’écrie-t-elle, que les plus grandes, les plus chères des divinités sont dans notre ville : la fortune nous amène à la fois Déméter et Démétrius. L’une vient célébrer les mystères sévères de Coré ; l’autre est là, joyeux, beau, souriant, comme il convient à un dieu. C’est un auguste spectacle quand il apparaît, tous ses amis autour de lui ; ceux-ci ressemblent à des astres, et lui a l’air du Soleil au milieu d’eux. Salut, fils du tout puissant Poséidon et d’Aphrodite ! Les autres dieux sont loin de nous, ou ils n’ont pas d’oreilles, ou ils n’existent pas, ou ils ne font nulle attention à nous ; mais toi, nous te voyons, tu nous protèges vraiment de ta présence, tu n’es pas une idole de bois ou de marbre. Aussi t’adressons-nous nos vœux. D’abord assure-nous la paix, ô le plus cher des dieux ; tu le peux. Un nouveau Sphinx domine non Thèbes, mais la Grèce entière, l’Etolien qui, établi sur son rocher comme le Sphinx antique, rançonne toute notre population ; car c’est l’habitude des Etoliens d’étendre leurs pillages autour d’eux ; maintenant même ils les portent au loin, et moi, je ne puis pas me battre. Avant tout donc, charge-toi en personne de les châtier ; sinon trouve quelque Œdipe, pour précipiter ce Sphinx de son rocher ou pour le rendre inoffensif. » Douris, après avoir cité ces vers, ajoute assez mélancoliquement : « Voilà ce que chantaient non seulement en public, mais dans leurs maisons, les vainqueurs de Marathon, les hommes qui avaient fait périr l’ambassadeur du Grand Roi et exterminé les hordes innombrables des barbares. » En effet la décadence est grande, à moins de deux siècles de distance. Bien entendu, elle s’accentue encore avec le temps. Tous les devoirs envers la patrie sont successivement oubliés : on en vient à fuir le mariage, la paternité ; et Polybe n’hésite pas à voir dans cette passion immodérée du bien-être la cause de la dépopulation dont la Grèce entière souffre à son époque. « On verse, dit-il, dans la gloriole, dans la cupidité, dans la mollesse ; on ne veut ni se marier, ni, si on se marie, nourrir les enfants issus du mariage ; ou du moins on se borne à deux, afin de leur laisser de la fortune et de les élever dans le luxe. Vienne une guerre ou une maladie : les maisons sont bientôt solitaires, et les villes perdent leur puissance avec leurs ressources. » En somme, les mœurs politiques de la Grèce, bien mauvaises déjà au temps de sa splendeur, arrivent, vers le iie siècle, à un état de corruption déplorable. Dans ces conditions, tous les peuples étrangers, quels qu’ils fussent, ne pouvaient pas manquer d’en être frappés ; mais l’impression dut être particulièrement rapide et profonde sur les Romains, parce que leur tournure d’esprit et leurs traditions étaient entièrement différentes. Un petit fait, rapporté par Tite-Live, nous en fournit la preuve. En 195, Flamininus poursuivait la guerre contre Nabis, de concert avec les Grecs. Ceux-ci prétendaient anéantir le tyran de Sparte, Flamininus aimait mieux le sauver ; mais, en dépit de ses raisonnements, il ne parvenait pas à convaincre ses alliés. Afin de les amener à son avis, il recourt alors à un autre moyen : il leur peint les sacrifices que nécessitera pour eux un long siège, il leur demande de préciser ce qu’il peut attendre de chacune de leurs villes ; aussitôt leur ardeur belliqueuse faiblit, et ils le laissent libre de traiter Nabis à son gré. Flamininus s’attendait bien à ce résultat ; pour y arriver, il avait donc escompté les vices nationaux de la Grèce. Or Tite-Live nous les énumère tels qu’ils entraient dans ses calculs : l’indolence des citoyens, la jalousie et l’esprit de dénigrement de ceux qui restent chez eux à l’égard des gens de guerre, le goût de la liberté individuelle funeste à tout accord, enfin la répugnance des particuliers à contribuer de leur argent malgré la pénurie des trésors publics. Ce sont là, on le voit, en politique, les défauts essentiels du caractère grec, tels que nous les signalions plus haut : Flamininus, malgré son philhellénisme, les a fort bien remarqués dès 195, et vraisemblablement il a dû faire encore d’autres observations, aussi peu favorables à la Grèce. Celle-ci en effet, on ne saurait trop le répéter, est loin, à beaucoup d’égards, de répondre a l’idée qu’on serait tenté d’abord de se former d’elle d’après l’éclat incontestable de sa civilisation. On admire la délicatesse de son goût, la finesse native de ses habitants, la spirituelle distinction de toutes ses productions artistiques ou littéraires ; mais comme on aurait tort, par exemple, d’en conclure à la politesse, à la douceur de ses mœurs ! Sans doute on peut relever, dans les œuvres de ses poètes ou de ses philosophes, des paroles pleines d’humanité ; il y a des traits de charité dans son histoire ; elle a même créé le mot de philanthropie. Néanmoins elle possède un fond de dureté et de brutalité dont les manifestations ne sont que trop fréquentes. Ainsi, qu’on examine le sort fait par elle aux peuples vaincus. A l’origine, quand les Thessaliens quittent l’Epire pour la vallée du Pénée, ils ne dépouillent pas seulement l’ancienne population de ses biens ; ils l’obligent encore à les cultiver à leur profit, et ils lui refusent toute espèce de droits civiques. Les Doriens appliquent le même régime au Péloponnèse : sous leur domination, les Hilotes deviennent en Laconie, comme les Pénestes en Thessalie, de véritables serfs de la glèbe. Dira-t-on que, dans de telles migrations, il s’agit d’une sorte de lutte pour la vie, ou que l’antiquité de ces événements excuse leur barbarie ? Mais les Messéniens ne sont pas mieux traités ensuite par les Spartiates ; et, beaucoup plus tard, la guerre du Péloponnèse ne nous laisse-t-elle pas une impression pénible d’atroce sauvagerie ? Athènes juge dangereuse pour elle la position d’Egine : elle expulse en bloc tous les habitants et les remplace par une colonie. Platées ne veut pas renoncer à sa vieille alliance avec Athènes : elle est assiégée, ses défenseurs sont passés au fil de l’épée, ses femmes réduites en servitude, et finalement Thébains et Spartiates décident sa destruction totale. A Mélos, Athènes fait sans détours l’apologie de la force. Bref, c’est un déchaînement général des pires violences,[27] et cela au siècle des Sophocle et des Phidias. Les mœurs de la Grèce, on le devine, ne s’adoucissent pas au temps de sa décadence. Lorsque les Romains entrent en relations suivies avec elle, un Nabis, par exemple, occupe le trône de Sparte ; autour de lui il a rassemblé une troupe de scélérats sans scrupules, et, sous leur protection, il rançonne, exile ou condamne à mort tous les citoyens illustres par leurs richesses ou leur naissance. Philippe V, le roi de Macédoine, vaut mieux évidemment qu’un pareil tyran : pourtant lui aussi ne craint pas de prendre à son service des hommes fort peu recommandables, comme Héraclide de Tarente ou l’Etolien Dicéarque[28] ; volontiers il se laisse emporter sans excuse valable à des actes d’une extrême rigueur, transformant Ciané en désert pour soutenir son gendre Prusias, pillant Thasos au mépris de sa capitulation, ordonnant de nombreux massacres à Maronée avant de l’évacuer sur l’ordre de Rome ;[29] il se débarrasse d’Aratus au moyen d’un poison lent, parce qu’après avoir longtemps subi son influence, il a hâte de s’en affranchir ; il songe à faire périr traîtreusement Philopœmen, pour enlever aux Achéens leur meilleur appui ; et il en vient à proclamer, comme une maxime d’État, qu’il ne peut être en sûreté s’il ne tient pas prisonniers, pour s’en défaire successivement, les enfants de ceux à qui il a ôté la vie. Ce ne sont pas là d’ailleurs des crimes propres à la royauté. En 201, une révolte éclate dans Alexandrie contre Agathocle, un des tuteurs de Ptolémée Epiphane : il faut en lire le récit dans Polybe. On se saisit d’abord d’un familier d’Agathocle, on l’injurie, on déchire ses vêtements, on le frappe à coups de lance ; on traîne son cadavre encore palpitant dans les rues : voilà le peuple mis en goût de meurtre. Bientôt Agathocle paraît ; il est tué. Mais une mort si rapide ne satisfait pas l’émeute ; on prolonge donc le supplice de sa famille et de ses amis. Ces malheureux furent abandonnés ensemble à la multitude ; les uns les mordaient, les autres les perçaient de dards, d’autres leur arrachaient les yeux ; à mesure que l’une des victimes tombait, on l’écartelait ; toutes furent déchirées de cette façon. » Là-dessus des femmes apprennent qu’un partisan d’Agathocle vient d’arriver à Alexandrie : « elles se précipitèrent sur sa maison, en forcèrent l’entrée, et l’assommèrent lui-même à coups de pierres et de bâtons ; elles étouffèrent son fils qui sortait à peine de l’enfance ; enfin elles amenèrent sa femme nue sur la place publique et l’égorgèrent. Telle fut la fin d’Agathocle, d’Agathocleia et de leur famille. » La cruauté des Egyptiens dans leur colère est terrible, remarque Polybe en manière de conclusion : il en aurait pu dire autant de tous les Grecs ; car tous admettent le meurtre comme le moyen naturel de réduire leurs adversaires politiques. Ainsi à Messène, en 215, Philippe n’a aucune peine à exciter les factions les unes contre les autres : aussitôt les magistrats oligarchiques font saisir les démagogues, et ceux-ci, soulevant la plèbe, massacrent les magistrats, sans compter en outre près de deux cents citoyens. A Thèbes, en 196, le parti romain ne craint pas de présenter à Flamininus, comme une nécessité, l’assassinat de Brachyllas, le chef du parti macédonien ; et il exécute le coup peu après. En 192, quand les Etoliens s’emparent de Démétriade, sur le champ les soldats reçoivent l’ordre de pénétrer dans les maisons pour y égorger les principaux membres de l’opposition. Enfin, de 189 à 179, nous avons assez parlé plus haut des troubles sanglants suscités au sein de la Ligue achéenne par les Spartiates et les Messéniens. Avec de semblables dispositions, nous ne devons pas être surpris de voir fleurir en Grèce le brigandage. Telle est en effet l’occupation essentielle des Etoliens : ils vivent rarement de leurs propres biens ; mais, partout où il y a lutte, du Péloponnèse à la Thessalie ou à l’Epire, ils accourent, pillant amis et ennemis. Ils se sont octroyé par une loi le droit de prendre dépouilles sur dépouilles, et les représentations des autres puissances sont inutiles. Ils répondent qu’ils ôteraient plutôt l’Etolie de l’Etolie que cette loi de leur code. Sur mer, les Illyriens tiennent une conduite toute semblable : ils ne respectent ni compatriotes ni étrangers ; leurs excès amènent, en 229, la première intervention armée de Rome au delà de l’Adriatique. Les pirateries des Crétois sont encore plus célèbres : au iiie et au iie siècle, ils sont, après les Tyrrhéniens et avant les Ciliciens, les grands écumeurs de la Méditerranée ; comme ils trouvent de divers côtés des protecteurs et des complices, les villes maritimes sont obligées d’entrer en composition avec eux pour sauvegarder leurs biens.[30] Enfin il existe aussi des princes, comme Nabis, qui se livrent à la fois sur terre et sur mer aux opérations de ce genre. Dans tout le Péloponnèse, dit Polybe, il entretenait des sacrilèges, des voleurs, des assassins ; moyennant une prime sur le produit de leurs forfaits, il leur assurait dans Sparte une base d’opérations et un refuge ; en même temps il était de compte à demi avec les pirates crétois ; et, pendant la seconde guerre de Macédoine, on le vit, couvrant de ses barques les abords du cap Malée, arrêter des soldats romains et gêner le transport des vivres destinés aux troupes de Flamininus. Le goût du pillage est si prononcé chez les Grecs qu’ils en arrivent souvent à ne plus respecter les sanctuaires. Les Etoliens naturellement ne s’embarrassent pas de semblables scrupules. Pendant la Guerre sociale, qui met la Grèce en feu de 219 à 217, Scopas pousse une pointe jusqu’à Dion, une des capitales de Philippe : non content d’y abattre les murs, les maisons particulières et le gymnase, il met le feu aux portiques qui entourent l’enceinte sacrée, détruit les offrandes, et renverse toutes les statues des rois de Macédoine ; puis Dorimaque, opérant en Epire, traite sans plus de ménagements le temple, si fameux pourtant, de Dodone. A cela, rien de trop étonnant : nous savons que pour les Etoliens il n’y avait pas de différence entre la paix et la guerre, et que, dans les deux cas, ils tenaient une conduite contraire au droit des gens et à toutes les lois humaines. Mais Philippe, de son coté, se laisse aller à des excès analogues : quand il s’empare de Thermos, la capitale de l’Etolie, lui aussi brûle les portiques et détruit les offrandes sans se soucier de leur valeur ; il ne lui suffit pas de ruiner le toit des édifices, il les sape jusqu’au sol ; deux mille statues sont jetées à terre, d’autres sont mutilées, celles des dieux seules sont épargnées. Encore Philippe avait-il, à Thermos, l’excuse de venger sur leurs auteurs les sacrilèges commis à Dion et à Dodone. Mais en 201, pendant sa guerre contre Attale, parce qu’il ne peut venir à bout de la garnison de Pergame, il décharge sa colère sur les sanctuaires des environs, il arrache des clôtures, coupe des bois sacrés, rase un grand nombre de temples magnifiques, et en brise même les pierres pour qu’il soit impossible d’en relever les ruines. L’année suivante, il est en lutte avec Athènes : il la traite exactement comme Pergame. Une première fois, il brûle le Cynosarge, le Lycée, et détruit une quantité de monuments funéraires ; dans une seconde incursion, il fait renverser et incendier les petits temples fort nombreux dans les dèmes, violant ainsi tour à tour les droits de l’humanité et ceux de la religion.[31] Bref, Etoliens ou Macédoniens, tous à l’occasion usent de ces procédés : à l’amour de la vengeance et à la passion du brigandage s’unit maintenant chez eux le mépris des dieux, et l’on en voit même qui font ouvertement parade de leur athéisme. Tel était, en particulier, le cas de Dicéarque, le général chargé par Philippe, après la mort de Ptolémée Philopator, de mettre la main sur les Cyclades et sur les villes de l’Hellespont. Sa mission avait déjà quelque chose de sacrilège, puisqu’elle impliquait une violation des traités ; mais Dicéarque s’en inquiétait peu. Loin de là, il semblait vouloir, à force d’impudence, en imposer aux dieux et aux hommes : partout où il abordait, il élevait deux autels, l’un à l’Impiété, l’autre à l’Injustice ; il leur offrait des sacrifices et leur rendait un culte, comme à des divinités. Autre trait de mœurs, qui n’est pas sans lien avec le précédent : les Grecs, pour la plupart, ne se croient plus maintenant tenus par leur parole. Là encore il ne s’agit pas, à vrai dire, d’une chose absolument nouvelle : la fourberie plaisait à leur caractère ; ils y voyaient une des formes de l’ingéniosité, et ils en paraient comme d’une vertu leur héros national, Ulysse. Sans remonter aussi haut, Lysandre, on le sait, s’inquiétait peu de se parjurer : il conseillait volontiers de tricher les enfants au jeu des osselets, et les hommes en matière de serments. De son côté, l’Athènes du ive siècle, au témoignage de Théopompe, était pleine de faux témoins, de calomniateurs, et de gens prêts à déclarer en justice des assignations imaginaires. Mais, à mesure que l’irréligion augmente et que la crainte des dieux disparaît,[32] l’usage des perfidies honteuses se répand : on en vient, dit Polybe, à les regarder comme un mal nécessaire ; on les emploie dans les opérations militaires comme dans les affaires politiques ; une émulation funeste règne à cet égard entre les chefs.[33] Et en effet il n’est pas difficile d’en trouver des exemples. Au temps où il s’efforçait de dominer la Grèce, Philippe V souhaitait vivement de tenir en son pouvoir la citadelle de Messène. En 215 donc, profitant de sa présence dans la ville, il exprime aux magistrats le désir de visiter l’Acropole et d’y sacrifier à Zeus. On le lui permet ; il monte, accompagné d’une escorte nombreuse ; et une fois au sommet de l’Ithôme, tout en offrant son sacrifice, il demande à ceux qui l’entourent s’il convient de sortir de la citadelle ou bien de s’y établir. Pour son compte, il penchait fort vers le dernier avis, et il fallut toute l’autorité d’Aratus pour le dissuader de trahir la foi jurée aux Messéniens. Quelques années auparavant, les Arcadiens de Cynætha, dans un cas analogue, n’avaient gardé aucun scrupule. Ils étaient partagés en deux factions, l’une favorable aux Achéens, l’autre aux Etoliens. Au début de la Guerre sociale, la première l’emportait ; la seconde alors sollicite la paix ; elle offre les garanties les plus solides de ses bonnes dispositions, et, sur cette assurance, elle obtient le droit de rentrer dans la ville. Mais à peine y est-elle réinstallée qu’elle s’empresse d’appeler les Etoliens. « En vérité, s’écrie Polybe, ce fut, je crois, au moment même où, sur les flancs de la victime, ils prêtaient leurs serments et donnaient leurs cautions, que les émigrés roulaient dans leur esprit leur dessein sacrilège envers les dieux et envers leurs crédules concitoyens.[34] » Dira-t-on qu’il faut voir là l’effet des passions politiques ? Mais que deux villes décident de se soumettre à un arbitrage : celle qui l’emporte juge prudent de veiller à la sûreté de l’arbitre, choisi pourtant d’un commun accord avec la partie adverse.[35] Chose plus grave encore, les magistrats mêmes qui ont le maniement des fonds publics ne montrent pas moins de facilité à se jouer de leur parole. Polybe, à leur sujet, a un mot terrible : « Confiez-leur, écrit-il, un simple talent ; y eût-il dix personnes pour contrôler l’acte, avec autant de cachets et le double de témoins ; ils sont incapables de garder leur foi. » Polybe, en relevant ce trait du caractère de ses compatriotes, lui oppose la probité romaine. Les Romains certes ne dédaignaient pas l’argent ; mais pendant longtemps ils n’admirent pas que tous les moyens fussent bons pour s’en procurer ; leurs fonctionnaires en particulier se croyaient tenus à une intégrité parfaite ; et, à l’époque où nous sommes, s’ils commencent à se corrompre, le nombre est encore assez restreint de ceux qui, sur ce point, osent forfaire à l’honneur. En Grèce, au contraire, la cupidité est la règle : ainsi Harpale, l’intendant d’Alexandre à Suze, ne peut résister à la tentation de piller le trésor royal dès qu’il croit son maître perdu au fond de l’Inde ; et finalement, à la nouvelle du retour d’Alexandre, il s’enfuit avec 5.000 talents. Son nom est resté célèbre à cause de l’importance de ses détournements ; mais combien d’autres l’imitaient dans la mesure de leurs moyens ! Xénophon, en une page curieuse de son Anabase, rapporte quelques propos aigres-doux échangés un jour, pendant la retraite, entre lui et le Lacédémonien Chirisophe. On était dans une situation difficile : il s’agissait de se dérober adroitement à l’ennemi ; Xénophon insinuait que cette opération était bien l’affaire d’un Spartiate, dressé à dérober dès l’enfance. « Pourtant, réplique Chirisophe, j’entends dire que vous autres, Athéniens, vous êtes très adroits à voler le Trésor public, malgré tout le danger que court le voleur ; même ce sont les plus distingués d’entre vous qui volent le mieux, s’il est vrai que vous élisiez pour magistrats les citoyens les plus distingués. » Voilà l’opinion d’un étranger sur Athènes. D’ailleurs les poètes comiques sont pleins, eux aussi, d’allusions à l’influence de l’argent dans l’assemblée ; les orateurs s’accusent à l’envi de vénalité ; Démosthène lui-même s’est trouvé compromis dans des scandales financiers ; et, en fait, nous ne connaissons que trop d’occasions ou de tels profits étaient passés dans les mœurs.[36] L’avidité, bien entendu, s’accroît encore avec le temps ; l’or devient une puissance qu’on célèbre ouvertement en vers lyriques. « Or, fruit de la terre, chante un poète de la décadence, de quel amour tu enflammes le cœur des mortels ! tu es le plus redoutable des dieux, le tyran universel. A la guerre, ta force est supérieure à celle d’Arès. Il n’y a rien que tu ne charmes : Orphée, avec ses chants, se faisait suivre par les arbres et les bêtes sauvages ; mais toi, tu entraînes la terre entière, la mer, et Arès aux multiples expédients. » « Or, s’écrie un autre, don le plus agréable aux mortels, une mère n’est pas plus chère que toi » ; et un troisième ose ajouter : « Qu’on m’appelle coquin, pourvu que je gagne ! » Ces vers, dit Diodore, étaient dans la bouche de tout le monde ; nous n’avons pas de peine à le croire, en songeant à ce que Polybe nous raconte, par exemple, de la Béotie ou de la Crète. En Béotie, les pires compromissions sont courantes entre les magistrats et leurs électeurs. Des stratèges gaspillent l’argent de l’État en largesses aux citoyens pauvres, pour conserver le pouvoir ; puis, une fois renommés, ils s’arrangent par toutes sortes de mesures pour interrompre le cours de la justice. Vers la fin du iiie siècle, les tribunaux demeurèrent vingt-cinq ans fermés, sans rendre d’arrêts ni pour les affaires particulières ni pour les affaires publiques : il était impossible aux honnêtes gens d’obtenir la réparation d’un tort ou le paiement d’une créance ; les étrangers n’étaient pas écoutés davantage, et les Achéens, après la guerre contre Antiochus, furent obligés de recourir à la force. Chez les Crétois, les lois autorisent chacun à étendre ses domaines, pour ainsi dire à l’infini, autant qu’il lui est possible ; l’argent est en si grande estime auprès d’eux qu’il leur paraît non seulement nécessaire, mais très glorieux d’en posséder ; ils ne jugent aucun gain illégitime. Bref, au moment où la Grèce entre en relations suivies avec Rome, un honteux esprit de vénalité et l’habitude de ne rien faire pour rien l’ont envahie tout entière.[37] Il y avait déjà là de quoi choquer les meilleurs des Romains ; mais, de plus, les Grecs s’avisent de leur prêter leurs propres défauts. Après Cynocéphales, Flamininus témoigne des égards aux ambassadeurs de Philippe ; les Etoliens en concluent sur le champ qu’il a reçu du roi une forte somme d’or, et qu’il s’est laissé corrompre. Avant la bataille de Magnésie, Antiochus essaie d’engager des négociations avec Scipion l’Africain : il lui fait annoncer qu’il est prêt, pour l’instant, à lui donner tout l’argent qu’il voudra, et, plus tard, à partager avec lui les richesses de son empire, s’il veut appuyer le traité de paix tel qu’il le propose. Flamininus et Scipion se sentirent sûrement peu flattés d’être jugés de la sorte, et leur enthousiasme, très vif chez l’un et chez l’autre pour la Grèce, n’en put être que diminué. Un autre défaut des Grecs n’était guère moins de nature à leur aliéner les sympathies de leurs protecteurs : je veux parler de leur penchant à combler de flatteries sans mesure toute puissance qu’ils redoutaient. Suivant l’historien Douris, Lysandre fut le premier à qui les villes dressèrent des autels et offrirent des sacrifices comme à un dieu ; plusieurs poètes s’attachèrent à chanter ses exploits, et les Samiens rendirent un décret pour donner désormais aux fêtes d’Héra le nom de Lysandria. Mais, à partir d’Alexandre, ces pratiques se généralisent. Considérons, par exemple, à la fin du ive siècle, la conduite des Athéniens vis-à-vis d’Antigone et de Démétrius Poliorcète : dès 307, ils accordent au père et au fils le titre de roi, que ni l’un ni l’autre n’osait prendre, et qui jusqu’alors avait été réservé aux seuls descendants de Philippe et d’Alexandre ; ils créent en leur honneur deux tribus nouvelles sous le nom d’Antigonide et de Démétriade ; puis ils les élèvent au rang de dieux sauveurs, leur consacrent un prêtre spécial, font broder leur image sur le péplos d’Athéna, et décident que dorénavant les ambassadeurs envoyés vers eux s’appelleront non plus presbeutai, mais qeoroi, comme ceux qui vont assister solennellement aux fêtes religieuses de Delphes et d’Olympie. Bien entendu, Démétrius, se trouvant en rapports plus directs que son père avec Athènes, ne manque pas d’être l’objet d’adulations particulières. Les démagogues se disputent l’initiative des motions les plus extravagantes. L’un fait décréter qu’à chacun de ses voyages à Athènes, le prince sera reçu avec les offrandes réservées d’ordinaire à Déméter et à Dionysos ; un autre, à propos d’une consécration de boucliers, qu’on le consultera comme un oracle, avec le cérémonial d’usage ; un troisième, que toutes ses volontés sans distinction seront tenues pour saintes vis-à-vis des dieux et justes vis-à-vis des hommes. Nous avons cité plus haut le chœur ithyphallique où, pour obtenir son secours contre les brigandages des Etoliens, on lui sacrifie sans vergogne tout l’Olympe. On imagina mieux encore : on mit à sa disposition l’opisthodome du Parthénon, et la demeure de la Vierge devint le théâtre de ses débauches ; on dédia des temples à ses maîtresses, à Léæna, à Lamia-Aphrodite, des autels, des chapelles, des libations à Bourichos, à Adeimantos, à Oxythémis, ses favoris ; enfin, pour satisfaire une de ses fantaisies, on arrivera, en dépit des règlements les plus formels et de l’opposition du dadouque Pythodoros, à lui faire parcourir en un mois tous les stades de l’initiation aux mystères d’Eleusis. On ne saurait guère concevoir une absence plus complète de dignité ; et cependant elle n’est particulière ni à la ville d’Athènes ni au temps où Antigone et Démétrius semblaient près de réunir sous leur sceptre tout l’empire d’Alexandre. Ainsi Thèbes, pour se faire pardonner par Démétrius l’appui qu’elle a d’abord prêté à Cassandre, voue, comme Athènes, un temple à Aphrodite-Lamia. En Syrie, vers le milieu du iiie siècle, Thémison de Chypre, favori d’Antiochus II Théos, est aussi honoré comme un dieu. Non seulement, dans les assemblées, on le salue mais tous les indigènes lui offrent des sacrifices en l’appelant Thémison Hercule, et les premiers citoyens eux-mêmes n’y manquent pas. Pour eux, il est vrai, Thémison consent à se montrer : il se tient sur un lit élevé, couvert d’une peau de lion, et portant dans ses mains un arc de Scythie et une massue. Un peu plus tard, en 222, Antigone Doson s’empare de Mantinée ; il la traite, ou au moins il permet aux Achéens, ses alliés, de la traiter avec la dernière rigueur : la ville est mise à sac ; sa population, égorgée ou vendue, est anéantie. Or, quand les Argiens, à qui son territoire a été abandonné, décident de la repeupler, Aratus, désigné comme chef de la colonie, choisit pour la cité nouvelle le nom d’Antigonia. Dix ans après, Syracuse est prise et pillée par les Romains ; ses habitants se plaignent beaucoup de la dureté de Marcellus, d’abord timidement dans les familles jalouses de la gloire de leur vainqueur, puis ouvertement devant le Sénat. Lorsqu’ils apprennent, en 210, que Marcellus est de nouveau élevé au consulat, et que le sort lui a attribué la Sicile pour province, ils déclarent qu’il vaudrait mieux pour leur île être écrasée par les feux de l’Etna ou submergée par les flots que d’être livrée pour ainsi dire à la merci d’un ennemi. Le Sénat cependant, tout en leur donnant une réponse bienveillante, ratifie sans réserve les actes de Marcellus. Que font alors nos Siciliens ? ils se jettent aux genoux de Marcellus, ils le supplient de leur pardonner ce qu’ils ont dit pour déplorer leur infortune et pour en obtenir le soulagement, et ils lui demandent de les prendre, eux et la ville de Syracuse, sons sa protection et dans sa clientèle. En Egypte, après la sanglante émeute de 201 dont nous avons parlé plus haut, Tlépolème succède à Agathocle comme tuteur de Ptolémée Epiphane. On ne l’aime pas davantage ; mais on le sait fort accessible à la louange. Cela suffit : chacun s’empresse de lui rapporter que son éloge est célébré de tous côtés, qu’on porte sa santé dans les festins, qu’on lui consacre des inscriptions, et que la ville entière retentit des chants consacrés à sa gloire. Enfin, la même année, on sait encore avec quel empressement les Athéniens accueillent Attale, leur allié dans la guerre qu’ils engagent si légèrement contre Philippe. Tous les citoyens se précipitent à sa rencontre avec leurs femmes et leurs enfants ; les prêtres, revêtus de leurs insignes sacerdotaux, l’attendent à la porte du Dipylon ; les dieux mêmes, dit Tite-Live, semblent, pour le recevoir, quitter leur sanctuaire ; puis l’assemblée du peuple lui vote des honneurs extraordinaires, et, en particulier, on crée une tribu nouvelle sous le nom d’Attalide.[38] Les documents épigraphiques contribuent également à nous révéler l’extrême facilité des Grecs à la flatterie. En effet il nous est parvenu un certain nombre soit de leurs décrets, soit de bases des monuments élevés par eux. Plusieurs s’expliquent fort bien : en 195, les gens de Gythion sont délivrés par Flamininus de la tyrannie de Nabis ; ils dédient une statue à leur sauveur. Eumène a participé à cette campagne : de retour à Pergame, ses troupes tiennent de même à lui témoigner leur estime. Plus tard, après avoir engagé contre Antiochus, contre Prusias, contre Pharnace une série de guerres heureuses, il continue à se tenir en relations amicales avec les Grecs, honore leurs sanctuaires, déploie en toute occasion une grande générosité et engage sa famille entière dans cette voie : il est donc naturel que les Etoliens consacrent son image à Delphes,[39] ou les Athéniens celle de son frère Philétairos à Olympie. Mais les personnages les moins recommandables, du moment où ils paraissent puissants, sont traités avec une semblable déférence. Par exemple, au début du iie siècle, un des princes les moins sympathiques, c’est assurément le tyran de Sparte, Nabis ; on le juge bien à sa valeur, et d’abord on lui refuse le nom de roi. Mais il parvient à se constituer une armée assez considérable ; grâce à l’appui des Crétois, sa flotte ne laisse pas d’être redoutable ; enfin, en 197, les Romains concluent une alliance avec lui pour soustraire le Péloponnèse à l’action de Philippe. Aussitôt les Déliens, prêtres et magistrats, s’empressent de lui accorder la proxénie avec tous les privilèges habituels, et, ce qui devait mieux lui plaire, ils lui reconnaissent officiellement le titre de roi. Un peu plus tard, Callicrate arrive à s’assurer une situation prépondérante dans la Ligue achéenne en trahissant sa patrie au profit de Rome ; il n’en a pas moins, nous l’avons vu, dès 179, sa statue à Olympie. Enfin il n’est pas jusqu’aux dédicaces faites par des rois, où l’adulation ne se glisse. En 192, une seconde guerre éclate entre Nabis et les Achéens ; Eumène y prend part comme à la première, mais les Romains y demeurent étrangers, ou, s’ils s’y mêlent à la fin, c’est pour empêcher les alliés d’écraser complètement Nabis. Néanmoins, quand le roi de Pergame élève dans sa capitale un monument commémoratif de cette expédition, il y fait figurer en première ligne le nom des Romains, comme s’ils avaient été l’âme de la coalition dirigée contre Nabis. Est-il besoin de le dire ? ces démonstrations extérieures ne sont le plus souvent que pure hypocrisie. Qu’un revers de fortune vienne à frapper ceux à qui elles s’adressent, il n’en subsiste absolument rien, et l’arrogance succède à la servilité. Ainsi, de 307 à 302, les Athéniens avaient poussé jusqu’au dernier degré la bassesse à l’égard de Démétrius ; l’année suivante, la bataille d’Ipsos entraîne la mort de son père et la ruine de ses espérances. Dès lors, Athènes lui ferme ses portes ; lorsqu’il veut s’y retirer, un navire de l’État vient en pleine mer lui annoncer que le peuple, vu la difficulté des temps, a décidé de ne recevoir dans ses murs aucun roi. Ce n’est pas là une exception : maintes fois nous entendons parler d’inscriptions brisées, de lignes ou de noms martelés. Eumène lui-même, malgré ses nombreux bienfaits, n’échappe pas à ces brusques revirements de l’opinion publique : quand, vers 175, les espérances se retournent du côté de la Macédoine, les Achéens ordonnent par décret de détruire dans tout le Péloponnèse les monuments élevés en l’honneur de l’ami des Romains, de renverser ses statues, et d’effacer jusqu’aux dédicaces gravées à sa louange. Bref, il y a là certainement encore un côté peu sympathique du caractère grec. Les princes mêmes en faveur de qui s’accumulaient les flatteries en arrivaient vite au dégoût. Ainsi Démétrius, selon le récit de Démocharès, ne désirait pas tout ce qu’on faisait pour lui ; plus d’une chose semblait même l’y affliger ; et, stupéfait de voir se multiplier les décisions honteuses et viles, il s’écriait : « Aujourd’hui, il n’y a plus un seul Athénien qui ait ni grandeur ni force d’âme. » A plus forte raison, les étrangers devaient-ils être choqués. Nous connaissons à cet égard le sentiment d’Hannibal : dans le conseil de guerre où se discute le plan de la campagne de 191, il conseille à Antiochus de s’attacher par tous les moyens à gagner Philippe et les Macédoniens ; mais, « pour ce qui est de l’Eubée, des Béotiens, des Thessaliens, tous ces gens-là, dit-il, étant dénués de forces, sont toujours prêts à flatter la puissance présente dans leur pays ; la peur dicte leurs résolutions ; ils l’invoquent de même pour obtenir grâce ; et, dès qu’ils verront l’armée romaine en Grèce, ils rentreront sous le joug accoutumé. » Hannibal n’avait donc aucune confiance dans les manifestations bruyantes des Grecs ; mais les Romains, à n’en pas douter, pensaient exactement comme lui : témoin la façon dont Tite-Live, parlant des décrets votés contre Philippe ou pour Attale, en 200, relève leur exagération dans un cas comme dans l’autre, et la part qu’il faut y faire aux craintes ou aux espérances du moment. Au reste, pour une autre raison aussi, une telle conduite était bien propre à déplaire en particulier aux Romains. Peuple essentiellement pratique, les résultats seuls les intéressent, les paroles sans effet ne leur semblent dignes que de mépris ; or c’est justement le contraire chez les Grecs. Dès la guerre du Péloponnèse, Cléon gourmande déjà les Athéniens à ce sujet : « Vous vous posez trop souvent, leur dit-il, en spectateurs des paroles et en auditeurs des actions. Vous calculez les éventualités futures d’après le dire des beaux parleurs ; pour les faits accomplis, vous en croyez moins vos yeux que vos oreilles, et vous vous en rapportez à un habile détracteur. Vous cherchez je ne sais quoi en dehors du monde où nous vivons, sans vous inquiéter suffisamment de la réalité présente ; en un mot, vous vous laissez fasciner par le plaisir de l’âme, et vous ressemblez aux gens qui vont contempler les sophistes dans le loisir de l’école plutôt qu’à des citoyens qui délibèrent sur les intérêts de l’État. » Au siècle suivant, on sait que de fois, dans les Philippiques, Démosthène reproche de même à ses compatriotes leur déplorable facilité à se contenter de mots au lieu d’agir. Mais ces observations pouvaient s’appliquer indistinctement à tous les Grecs, et les Romains n’ont pas manqué d’en faire de semblables dès leur première rencontre avec eux. En 326, les habitants de Palæpolis, comptant sur l’alliance des Samnites ou sur la peste qui venait, disait-on, d’éclater à Rome, se livrent à de nombreux actes d’hostilité contre les Romains établis dans la région de Capoue et de Falerne. Les féciaux envoyés pour demander réparation n’obtiennent qu’une réponse insolente ; Palæpolis cependant capitule au bout d’un siège assez court : voilà, dès ce moment, les Grecs jugés plus hardis en paroles qu’en actions, peu de temps de là, en 320, quand, après l’affaire des Fourches Caudines, la lutte reprend plus acharnée entre les Romains et les Samnites, les Tarentins prétendent imposer leur médiation aux deux partis ; ils menacent de leur intervention armée celui des deux qui ne consentira pas à la paix ; mais aucun acte ne suit ces fières paroles. L. Papirius Cursor, le commandant des troupes romaines, s’indigne donc de la folle vanité d’une nation qui, impuissante à se gouverner elle-même au milieu de ses séditions et de ses discordes, se croit en état de régler chez les autres la paix et la guerre ; et, pour toute réponse, il prend sur le champ ses dispositions de combat. Dans la Grèce propre, les Romains naturellement retrouvent les mêmes mœurs, et leur impression ne se modifie pas. Ainsi, au début de la seconde guerre de Macédoine, les orateurs athéniens accumulent contre Philippe les décrets les plus violents : non seulement ses statues sont détruites ainsi que celles de tous ses ancêtres sans en excepter les femmes, mais les endroits mêmes où elles se trouvaient sont déclarés infâmes ; les honneurs décernés jadis à sa maison sont supprimés en bloc ; les prêtres, dans chacune de leurs prières, doivent le charger d’imprécations, lui et son peuple ; on ratifie à l’avance toute flétrissure qui sera proposée contre lui ; toute démarche en sa faveur est interdite sous peine de mise hors la loi ; enfin on lui déclare applicables toutes les mesures prises contre les Pisistratides. Tite-Live résume consciencieusement ces décisions ; mais il laisse, en terminant, percer son mépris pour leurs auteurs : « les Athéniens, dit-il, faisaient la guerre avec des mots et des écrits : c’est la seule arme qu’ils sachent manier. » Caton, quelques années plus tard, ne juge pas autrement le roi Antiochus. « Antiochus se bat à coups de lettres ; il mène la campagne avec la plume et l’encre. » En outre, avec leur facilité extrême à se griser de leurs paroles, les Grecs en arrivent aisément à une insupportable vanité. Parce qu’ils se sont conduits vaillamment pendant la guerre contre Philippe, les Etoliens veulent s’attribuer l’honneur de la victoire : ils se persuadent qu’ils ont abattu la Macédoine ; puis ils se croient de taille à triompher de Rome, et, un beau jour, leur stratège Damocrite traite Flamininus avec, dédain, et, lui refusant une réponse immédiate, parle de la lui envoyer bientôt de son camp des bords du Tibre. On devine ce que les Romains durent penser d’une semblable fanfaronnade. Encore les Etoliens avaient-ils pour eux, à défaut d’autres qualités, leur bravoure bien réelle ;[40] mais les ambassadeurs d’Antiochus ne montrent pas moins d’orgueil. En 191, ils s’efforcent d’obtenir l’alliance ou au moins la neutralité des Achéens : ils entreprennent donc devant eux, et devant Flamininus qui assiste à la conférence, rémunération pompeuse des forces dont leur maître dispose. A les entendre, sa cavalerie est suffisante pour écraser les armées réunies de l’Europe entière ; son infanterie comprend des peuples dont le nom est à peine connu en Occident ; sa flotte, servie par les meilleurs marins du monde, ne pourrait pas trouver en Grèce un port capable de la contenir ; ses trésors, ses munitions de guerre sont inépuisables. Il faut voir quel plaisir Flamininus prend à réduire leur discours à néant. « Le roi, dit-il, annonce avec emphase des nuées de fantassins et de cavaliers, et couvre la mer de ses flottes. La chose est tout à fait semblable à un repas que nous donnait un habitant de Chalcis, mon hôte, homme estimable et faisant très bien les honneurs de sa maison. C’était vers le solstice d’été ; reçus chez lui avec une extrême politesse, nous lui témoignions notre étonnement de voir sur sa table, dans cette saison, une telle abondance et une telle variété de gibier ; mais lui, moins glorieux que ces gens-ci, nous répondit en riant que toute cette apparente venaison était de la viande de porc déguisée par les assaisonnements. On en peut dire autant des armées du roi : ces troupes de différentes armes, cette multitude de peuples inconnus ne sont que des Syriens, race beaucoup plus propre par son caractère servile à fournir des esclaves que des soldats. » Là-dessus, Flamininus montre aux Achéens comment Antiochus et les Etoliens se sont leurrés réciproquement : les Etoliens se sont vantés au roi d’avoir vaincu Philippe et sauvé les Romains ; ils lui ont annoncé un soulèvement général de la Grèce à leur appel ; or l’événement ne répond guère à ces dires et à ces promesses. De même, les immenses armées de l’Asie, en fait, égalent à peine deux chétives légions ; on a grand-peine à les payer, et elles ne peuvent obtenir aucun avantage sérieux. Au contraire, on a vu les Romains à l’œuvre ; on a mis leur bonne foi à l’épreuve : c’est d’après les actes de chacun qu’il faut estimer son mérite. La différence de caractère des deux peuples se manifeste bien dans cette occasion. Les Grecs s’étaient contentés, suivant l’expression de Tite-Live, d’un vain bruit de mots, dont ils remplissaient pompeusement les terres et les mers ; le Romain, lui, ne s’en laisse pas éblouir un instant, et toute cette jactance injustifiée lui apparaît simplement comme le signe d’une légèreté fort déplaisante. Ce n’est pas seulement par des paroles, mais par des actes aussi que se révèle le manque de sérieux des Grecs. La conduite d’Antiochus, en 192, en est un exemple assez frappant. Il avait débarqué en Thessalie vers le mois d’octobre, en annonçant deux grandes entreprises, la guerre contre Rome et l’affranchissement de la Grèce. Les opérations ne pouvaient pas être considérables à cette époque de l’année ; mais l’hiver semblait naturellement indiqué pour préparer avec soin la campagne du printemps suivant. Au lieu de cela, il s’éprend, malgré ses cinquante ans, d’une jeune fille de Chalcis ; il l’épouse, et passe son temps en festins et en réjouissances. La même soif de plaisirs s’empare des lieutenants placés à la tête de ses garnisons ; puis les soldats imitent leurs officiers : ils négligent de revêtir leurs armes, de rester à leur poste, de monter la-garde. Bref, tous oublient si complètement les devoirs du service militaire qu’en présence d’un tel spectacle Philopœmen se prend à envier la victoire assurée des Romains, et s’écrie dans son indignation : « Moi, si j’étais général, je taillerais tout cela en pièces dans les tavernes. » Le Messénien Dinocrate ne montre pas une insouciance moins coupable. En 183, nous l’avons vu, il jette sa patrie dans une grave aventure, en la soulevant contre la Ligue achéenne ; néanmoins il continue, sans souci de l’avenir, à s’abandonner à la débauche et au vin dès la pointe du jour, et à s’occuper de musique. A Rome, il ne s’observe pas davantage : un jour, on le voit s’enivrer dans un festin, et danser déguisé en femme ; le lendemain, il vient trouver Flamininus et sollicite son intervention politique. Celui-ci avait assisté au banquet de la veille : « Je ferai, répondit-il, tout ce que je pourrai ; mais j’admire comment tu as le cœur de danser après boire, quand tu as excité en Grèce tant de troubles. » A ces paroles Dinocrate, dit Polybe, parut revenir quelque peu à lui ; il n’en avait pas moins donné aux Romains une triste idée de son caractère.[41] Ainsi, du moment où les Romains entraient en relations suivies avec les Grecs, il leur devenait impossible de ne pas remarquer chez eux nombre de travers qu’ils n’avaient pas soupçonnés tout d’abord. Ils rêvaient d’un peuple artiste, devant qui ils avaient honte de leur propre barbarie ; et voilà qu’ils lui découvrent, outre les défauts dont ils sont prêts à rougir pour leur compte, beaucoup d’autres qu’ils n’ont pas, et qui leur sont foncièrement antipathiques ! Du coup leur estime et leur sympathie diminuèrent à la fois. Il y à là, je crois, un phénomène dont nous devons tenir grand compte pour nous expliquer le refroidissement fort sensible du zèle qu’en 196 ils déployaient en faveur de leurs protégés. Dans les pages précédentes, en étudiant tel ou tel côté du caractère grec, j’ai montré assez souvent, par des textes mêmes d’auteurs anciens, l’effet qu’il produisait sur les Romains, pour que cette conclusion n’ait pas à nous surprendre. Un dernier exemple, celui de Paul-Émile, me paraît bien propre encore à la confirmer. Paul-Émile, —je le choisis pour cela à dessein, — est à Rome, vers 170, un des aristocrates restés le plus fidèles, malgré tout, à leur admiration pour l’hellénisme. Ainsi, après sa victoire sur Persée, en attendant l’arrivée des commissaires désignés par le Sénat, il emploie l’automne et l’hiver de 168 à parcourir la Grèce, non pour y faire une enquête sur l’attitude de ses divers peuples, mais pour admirer ses merveilles. Il passe d’abord à Delphes, où il était déjà venu au début de la campagne ; puis à Livadie, où il examine l’antre prophétique de Zeus Trophonios ; à Chalcis ; à Aulis, qui lui rappelle la flotte d’Agamemnon et le sacrifice d’Iphigénie. De là, par l’Amphiaraon d’Oropos, il arrive à Athènes, et Tite-Live insiste sur l’intérêt qu’il prend à cette antique cité : il n’est pas moins touché des souvenirs glorieux dont elle est pleine que des curiosités qu’il y voit, l’Acropole, les Longs Murs, les ports, les arsenaux, sans parler des monuments dont ses artistes l’ont parée. Il se rend ensuite à Corinthe, à Sicyone, à Argos, à Epidaure. Sparte, en dépit de la pauvreté de ses monuments, l’attire par le souvenir de sa discipline et de ses lois. Enfin, par Mégalopolis, il se rend à Olympie ; et là, devant le Zeus de Phidias, il se sent ému comme s’il contemplait le dieu lui-même. Tout cela évidemment témoigne d’un esprit ouvert aux choses helléniques ; nous en avons d’ailleurs une autre preuve dans l’ordonnance parfaite des jeux et des repas qu’il offre, à Amphipolis, aux représentants des Grecs d’Europe et d’Asie, et surtout dans la façon dont il élève ses enfants. Sans doute il les forme à la vieille discipline romaine, comme il l’a été par son père ; mais il attache plus de soin encore pour eux à l’éducation hellénique. Non seulement il leur donne des grammairiens, des sophistes, des rhéteurs ; il les entoure aussi de sculpteurs, de peintres, de dresseurs de chevaux et de chiens, de maîtres de chasse, tous Grecs. Après Pydna, il leur permet d’emporter la bibliothèque de Persée ; et, afin de parfaire leur instruction, il demande aux Athéniens de lui envoyer le philosophe le plus estimé de leur ville. Voilà donc bien un Romain philhellène ; examinons cependant sa conduite pendant la troisième guerre de Macédoine. Quand Persée est amené captif dans son camp, Paul-Émile se sent pris de pitié à son égard : il songe, avec un douloureux attendrissement, qu’il a devant lui le descendant du grand Alexandre, et il ne peut s’empêcher d’exprimer cette pensée aux jeunes officiers de son jeune état-major. Il reçoit donc le malheureux roi avec bienveillance, lui adresse la parole en grec, l’invite à sa table, le traite, en un mot, avec tous les honneurs compatibles avec sa situation. Il se montre plein d’égards aussi pour sa famille ; et, plus tard encore, il s’efforce de lui procurer quelque adoucissement à.son sort : il obtient du Sénat son transfert de la prison publique à Albe, dans un lieu plus décent et sous une garde moins sévère. Mais, chose curieuse, ces attentions ne s’étendent pas au peuple de Persée. Lorsqu’il s’agit, à Amphipolis, de régler le sort de la Macédoine, Paul-Émile s’entoure de tout un appareil de licteurs, d’huissiers, de hérauts, capable, dit Tite-Live, d’effrayer des alliés, et, à plus forte raison, des ennemis vaincus ; de plus, c’est en latin qu’il expose les décisions du Sénat : le préteur Octavius les traduit ensuite en grec. Que Caton, ayant à faire un discours à Athènes au temps de la guerre contre Antiochus, se soit servi d’un interprète, malgré sa connaissance du grec, par attachement pour les coutumes nationales et par une sorte de protestation contre les excès du philhellénisme : c’est là un trait qui répond bien à son caractère, à sa politique, et nous n’en sommes aucunement surpris. Il est plus curieux de voir ici Paul-Émile l’imiter. Ce n’est pas tout : avant de repasser en Italie, il reçoit du Sénat l’ordre de livrer au pillage les villes de l’Epire. On nous dit bien qu’une opération de ce genre répugnait à sa nature clémente et humaine ; il n’en obéit pas moins avec une docilité parfaite. En présence de tels faits, il est impossible de ne pas leur opposer la conduite de Flamininus, moins de trente ans auparavant. Celui-ci s’efforçait de charmer les Grecs en causant familièrement avec eux dans leur langue ; si la politique du Sénat ou des autres généraux lui paraissait trop dure, il la discutait sans se lasser, et il arrivait à obtenir des adoucissements notables. Paul-Émile, au contraire, tout en ne goûtant pas moins la culture hellénique, renonce à témoigner de semblables égards même à un des peuples les plus illustres de la Grèce, et il ne tente pas la moindre démarche pour en sauver un autre d’une catastrophe épouvantable.[42] N’y a-t-il pas là un signe manifeste du désenchantement que les philhellènes de Rome éprouvent maintenant au sujet de la nation grecque ? IVEncore, de ce côté, la Grèce ne courait-elle le risque de se heurter qu’à une indifférence plus ou moins dédaigneuse ; mais, vers le même temps, chez bon nombre de Romains un courant d’hostilité véritable se constitue vis-à-vis d’elle : on la rend responsable de la corruption qui commence alors à se révéler d’une façon inquiétante dans les mœurs nationales.[43] Disons-le de suite : il y avait là, à côté de l’intuition assez exacte, comme nous allons le voir, d’un danger réel, une part considérable d’injustice ; car, si le développement de l’hellénisme n’était pas sans lien avec la transformation profonde subie par Rome à cette époque, il n’en était cependant ni la cause première ni même l’indice le plus grave. En réalité, le phénomène capital dans l’histoire intérieure de Rome au iie siècle, c’est la rupture définitive de son équilibre social. Jadis, non sans de longs efforts, elle était parvenue à établir chez elle le principe de l’égalité des classes : l’accès des honneurs était ouvert à tous sans distinction. Une fois en charge, magistrats ou généraux jouissaient d’une autorité absolue ; mais, dans la vie privée, ils se distinguaient à peine de leurs compatriotes : les Cincinnatus, les Curius, les Fabricius cultivaient leurs champs de leurs propres mains. Bref, chacun jouissait d’une aisance modeste ; il s’en contentait, et il y trouvait la garantie de son indépendance. Maintenant au contraire deux castes bien tranchées se forment de nouveau, plus séparées l’une de l’autre que ne l’ont jamais été les patriciens et les plébéiens : en bas les pauvres, multitude misérable et sans dignité ; en haut les riches, constituant une aristocratie très fermée et pleine de morgue. Et d’abord la déchéance du peuple ne s’explique que trop aisément. Son élément le meilleur était la classe moyenne, celle des petits propriétaires ; or la multiplicité et la continuité des guerres ont creusé de grands vides parmi elle. Le mal est si profond qu’à la moindre épidémie le Sénat éprouve la plus grande peine à opérer les levées : pendant la seconde guerre punique, il avait à plusieurs reprises mis sur pied jusqu’à vingt-trois légions ; en 180, il lui est fort difficile d’en constituer neuf ; en 174, la formation de deux légions supplémentaires ne lui cause pas moins d’embarras ; et, en 171, il en est réduit à rappeler au service de vieux centurions, comme ce Sp. Ligustinus, dont Tite-Live s’est plu à évoquer l’image, et qui, à cinquante ans passés, malgré vingt-deux campagnes, trente-quatre récompenses militaires et six couronnes civiques, n’a pas encore le droit de finir paisiblement ses jours dans son petit champ de la Sabine. Ce dernier exemple nous montre déjà assez clairement combien, même s’il le voulait, le paysan romain avait peu de temps à consacrer à l’agriculture. De plus, les conditions économiques se sont entièrement transformées. Les blés étrangers fournissent abondamment le marché de Rome ; l’État en abaisse à dessein le prix pour plaire à la plèbe urbaine ; mais par là il rend la concurrence impossible à la production italienne, et la culture des céréales doit être à peu près abandonnée. L’élevage du bétail peut encore procurer des bénéfices ; mais il faut le faire en grand dans de vastes prairies, avec un personnel nombreux pour garder et soigner les animaux ; le petit propriétaire n’a même pas à y songer. Enfin, s’il essaie de se tourner vers les métiers manuels, il rencontre la concurrence des esclaves, que leur maîtres forment aux besognes les plus diverses, et qui travaillent à bien meilleur compte. Or, pendant ce temps, le pillage du monde et l’abondance des métaux précieux augmentent le prix de toutes choses. Dès lors il ne reste plus à l’homme du peuple, s’il ne veut pas entrer au service d’un voisin riche, qu’à venir à Rome demander à l’État d’assurer sa subsistance ; seulement, de la sorte, il ne se distingue plus en rien des affranchis, dont le nombre va toujours croissant ; et, en fait, à partager leur vie, il ne tarde pas à prendre leurs défauts et à se confondre avec eux.[44] Tandis que la plus grande partie des citoyens en est réduite à cette situation lamentable, quelques familles au contraire commencent à concentrer entre leurs mains à la fois une fortune et une puissance dont on n’avait aucune idée dans les siècles précédents. En effet les guerres engagées maintenant par Rome ne profitent pas uniquement au Trésor public[45] : les peuples vaincus doivent enrichir aussi leurs vainqueurs. Les soldats s’emparent de ce qu’ils peuvent enlever commodément ; de retour en Italie, ils reçoivent de plus une gratification en rapport avec leur grade. Mais leur part ne représente qu’une bien faible portion du butin ; presque tout le reste va aux généraux et à leur entourage immédiat ;[46] ceux-ci d’ailleurs n’en font pas mystère ; et, après une courte période de protestations, chacun à Rome va le supporter sans rien dire.[47] Cicéron le constate comme Salluste : à leur époque, la chose est tout à fait passée dans les mœurs, et, dès celle où nous sommes, Polybe est obligé de reconnaître que l’amour de l’or envahit étrangement l’aristocratie romaine. Jadis, observe-t-il, l’honnêteté scrupuleuse de tous les magistrats était absolument hors de doute ; maintenant, il ne faudrait plus répondre de la masse. Il reste encore des hommes intègres, — tel Paul-Émile et Scipion Émilien, — qui, maîtres l’un des trésors de Persée et l’autre de Carthage, réputée la ville la plus riche de l’univers, n’en voudront rien distraire pour eux. Mais ce seront là bientôt des exceptions : le plus grand nombre veut être riche à tout prix. Plaute de même signale la fréquence des mariages d’argent : peu importe la réputation d’une femme ; du moment où elle a une dot, le vice cesse d’être vice.[48] Et Lucilius résume ainsi le nouvel état de choses : « C’est à l’or et à l’ambition qu’on juge d’un homme et de son mérite : autant vous en avez, autant vous faites figure, et autant on vous considère. » A ce point de vue, les Romains deviennent de plus en plus difficiles à contenter : témoin la façon dont Polybe parle de Paul-Émile et de Scipion Émilien. « Paul-Émile, dit-il, n’avait pas une grande aisance ; au contraire, il était plutôt dans la gène. Quant à Scipion, ses ressources n’avaient rien d’opulent : il avait une fortune médiocre pour un Romain. » Or Paul-Émile laissa en mourant plus de soixante talents ; et Scipion put, apparemment sans en être incommodé, payer avant même le terme légal cinquante talents qui restaient dus, après la mort de leurs parents, sur la dot des deux filles du premier Africain, abandonner à sa mère l’héritage de la femme de ce même Africain, à son frère l’héritage paternel, à sa sœur l’héritage maternel, et prendre en outre à sa charge la moitié des dépenses relatives à des combats de gladiateurs que son frère voulait offrir au peuple. On juge d’après ces deux exemples ce que devaient être désormais à Rome les grandes fortunes, et quel abîme elles creusaient, dans la vie privée, entre leurs possesseurs et la masse des citoyens. De plus, elles ne tardèrent pas à leur donner l’ambition de jouer également un rôle à part dans l’État. Salluste le remarque avec sa concision ordinaire : « Au dedans et au dehors, tout se réglait au gré de quelques hommes : Trésor public, provinces, magistratures, honneurs, triomphes étaient également entre leurs mains » ; Caton déjà reprochait à ses contemporains leur complaisance à réélire les mêmes magistrats : « Vous avez l’air, leur disait-il, d’attacher bien peu d’importance aux fonctions publiques, ou de trouver bien peu de gens capables de les remplir. » On saisit aisément la raison de cet état de choses : comme le plus sûr moyen d’obtenir la faveur du peuple, en attendant qu’on achète simplement ses suffrages, consiste à lui prodiguer les jeux et les distributions gratuites, les riches seuls en ont le moyen. Ils le font volontiers ; mais ils prétendent d’autre part en être récompensés. La nomination d’un homme nouveau, si elle n’a pas été appuyée par eux, leur paraît une sorte de scandale ;[49] ils considèrent les honneurs comme réservés de droit à leur petit groupe, et ils s’arrogent pour eux et leurs amis la liberté de traiter en maîtres la République. Toute leur conduite en est la preuve. D’abord, ils manifestent une ardeur extraordinaire pour arriver vite aux grandes magistratures. En 211, Scipion avait été, à vingt-quatre ans, chargé de la guerre d’Espagne, dans un moment cependant très critique ; six ans après, il était proclamé consul. En 199, Flamininus brigue le consulat au sortir de la questure ; en vain les tribuns protestent : « Voilà, s’écrient-ils, qu’on méprise l’édilité et la préture ; les nobles, au lieu de suivre la filière des honneurs et de se faire connaître ainsi, visent de suite le consulat ; ils passent les dignités intermédiaires, et montent sans transition du dernier rang au premier » ; Flamininus réussit dans son dessein. Alors, en 184, un autre noble, Q. Fulvius Flaccus, émet une nouvelle prétention : l’année même de son édilité curule, il sollicite la préture ; et il devient nécessaire de définir exactement l’âge où les magistratures seront accessibles, l’ordre où l’on pourra les briguer, et les intervalles qu’il faudra observer entre elles : c’est l’objet de la loi Villia annalis, en 180. Encore peut-on supposer que Scipion, Flamininus, et même Fulvius, s’ils cherchaient à s’élever au-dessus des traditions, avaient pour les soutenir la conscience de leur mérite. Mais que dire, par exemple, des fils de Scipion ? L’un, Cnæus, s’est laissé prendre honteusement, au début de la guerre contre Antiochus, par un détachement syrien ; sa carrière néanmoins n’en est pas entravée, et il est nommé préteur en 177 ; l’autre, Lucius, parvient de même à la préture en 174, et son indignité pourtant est si éclatante que, cette année même, les censeurs doivent l’exclure du Sénat.[50] Évidemment tous deux n’avaient d’autre titre à la préture que la chance d’appartenir à une illustre maison ; mais c’en était assez pour éveiller leur ambition. Il y a plus : la passion des honneurs peut conduire au crime. En 180, le même Q. Fulvius Flaccus qui, en 184, briguait la questure dès l’année de son édilité, était candidat au consulat pour la troisième fois : il échoue, et se voit préférer son beau-père, C. Calpurnius Piso. Aussitôt sa mère lui recommande de se tenir prêt à se remettre sur les rangs avant deux mois ; et en effet, dans cet intervalle, Calpurnius meurt. Une épidémie sévissait bien alors sur Rome ; mais on n’en demeura pas moins convaincu que Calpurnius avait été empoisonné. Une fois en charge, les nobles affectent volontiers la plus grande liberté d’allures. Nous avons déjà montré le sans-gêne avec lequel ils traitent provinciaux et Italiens, pressurant les peuples placés sous leurs ordres ou entreprenant contre eux des guerres sans motifs, pillant les temples les plus vénérés pour orner leurs propres constructions, ou imposant de leur chef des dépenses inutiles aux magistrats municipaux. Ils ne s’inquiètent pas beaucoup plus du Sénat et du peuple. Ainsi les consuls de 189, M. Fulvius Nobilior et Cn. Manlius Vulso, affectent, l’un en Europe, l’autre en Asie, une attitude royale : ils se prorogent pendant deux ans dans leurs provinces, où ils semblent avoir succédé à Philippe et à Antiochus ; et, par suite, les nouveaux consuls en sont réduits à poursuivre tous deux une guerre obscure dans les vallées de la Ligurie. En matière même de finances, les scrupules d’autrefois s’évanouissent. En 179, M. Æmilius Lepidus est élu à la censure : aussitôt il consacre une partie des fonds dont il dispose à élever une digue près de Terracine. Or il possède des terres dans le voisinage : c’est un moyen d’augmenter leur valeur, et le public ne manque pas de le remarquer. Peu après, il réclame encore 20.000 as pour célébrer les jeux qui doivent accompagner la dédicace des temples de Junon Reine et de Diane, voués par lui huit ans auparavant, durant la guerre de Ligurie. Evidemment il trouve tout naturel sinon de détourner les deniers de l’État, du moins d’en faire concorder l’emploi avec son intérêt personnel. Sur cette voie la pente est glissante ; Caton déjà parle de fraudes bien caractérisées : « Ceux qui volent les particuliers, dit-il, passent leur vie dans le carcan et dans les entraves ; ceux qui volent la République, dans l’or et dans la pourpre[51] » et bientôt Lucilius peindra de cette façon l’attitude générale des aristocrates : « Ils croient pouvoir commettre impunément tous les crimes, et, parce qu’ils sont nobles, bousculer aisément devant eux ceux qui ne sont pas leurs égaux.[52] » Enfin il n’est pas de récompenses auxquelles ils ne prétendent tous indistinctement. C’était l’usage jadis, chez les généraux victorieux, d’orner leurs maisons des dépouilles conquises sur l’ennemi ; dès maintenant on commence à étaler de ces panoplies sans y avoir droit.[53] Mais on ne se contente pas longtemps d’honneurs aussi discrets ; en l’absence même de toute action d’éclat, on prétend triompher au grand jour. En 189, le préteur Q. Fabius Labeo, qui commandait la flotte d’Asie, a sommé les Crétois de lui rendre les prisonniers romains détenus en grand nombre dans leur île ; il a ainsi, sans en venir aux mains, recouvré 4.000 hommes : il obtient le triomphe naval. En 181, P. Cornélius Cethegus et M. Bæbius Tamphilus ne font rien de remarquable durant leur consulat ; l’année suivante, ils s’occupent de transporter dans le Samnium une peuplade de Ligures, et de lui distribuer des terres : le Sénat, à leur retour, leur décerne le triomphe. En 179, les Ligures fournissent encore à un autre consul, Q. Fulvius Flaccus, l’occasion d’un nouveau triomphe ; lui, du moins, les avait combattus ; mais pourtant il n’était pas douteux, dit Tite-Live, que cette distinction était due plutôt à la faveur qu’à l’importance de ses exploits. Les abus devinrent si criants qu’il fallut bientôt, par une loi, interdire le triomphe à tout général qui n’aurait pas tué au moins 5.000 ennemis dans une seule bataille. D’ailleurs, les nobles savaient au besoin se passer de l’autorisation du Sénat : leur refusait-on le triomphe officiel à Rome, ils allaient triompher à leurs frais sur le mont Albain. C. Papirius Maso avait le premier recouru à ce moyen, en 231, après sa campagne contre les Corses. Il trouva des imitateurs. Par exemple, en 197, Q. Minucius Rufus n’a livré en Ligurie que de petits combats sans importance, et, en Gaule, il a subi une défaite assez grave ; les tribuns s’opposent à ce qu’il partage les honneurs accordés à l’autre consul ; il se rend alors sur le mont Albain, déploie presque autant de magnificence que pour un triomphe véritable, et distribue à ses troupes les mêmes gratifications. Tite-Live cite encore, comme un cas analogue, celui du préteur C. Cicereius, en 172 : pareille chose, ajoute-t-il, était désormais passée en usage. Est-il besoin de le dire ? les grandes familles multiplient aussi à l’envi les portraits de leurs membres. Bientôt le bronze ne leur suffit plus. En 181, M. Acilius Glabrio, étant duumvir fait dorer la statue qu’il consacre en souvenir de son père : c’était la première de ce genre qu’on voyait en Italie. Peu à peu le Forum se trouve entièrement entouré de semblables monuments ; dans les provinces, on en élève également aux femmes, ce qui ne manque pas de soulever l’indignation de Caton. Bref, on va si loin qu’en 158 les censeurs P. Cornélius Scipio Nasica et M. Popilius doivent ordonner la suppression des statues qui n’ont pas été érigées par décret du Sénat ou du peuple : tant ce débordement d’ambition finit par paraître dangereux[54] ! Veut-on un dernier exemple de l’attitude qu’ose prendre l’aristocratie ? celui du premier Africain est significatif. Un jour, le Sénat a besoin d’argent pour une affaire pressante, et le questeur refuse, en alléguant la loi, d’en donner sur l’heure ; Scipion alors, prenant les clefs du Trésor, déclare qu’il va l’ouvrir de sa propre autorité, puisque c’est grâce à lui qu’il a pu être fermé. Une autre fois, les tribuns veulent lui demander compte, dans le Sénat, de l’argent qu’il a reçu d’Antiochus avant le traité, pour payer la solde ; il fait apporter les registres de son frère ; puis il les déchire devant les sénateurs, s’indignant qu’on s’inquiète de 3.000 talents, quand il en a versé 15.000 dans les caisses de l’État. A l’instigation de Caton, des tribuns proposent d’ouvrir une enquête sur tout l’argent qui provient de la guerre contre Antiochus ; on veut emmener L. Scipion en prison : l’Africain intervient, repousse l’appariteur des tribuns, et porte la main sur les tribuns eux-mêmes, sans souci de leur inviolabilité. Enfin, quand il est accusé en personne de s’être laissé corrompre par Antiochus, d’abord, au lieu de répondre aux griefs formulés contre lui, il invoque l’anniversaire de Zama, et, de temple en temple, il entraîne le peuple derrière lui à travers toute la ville pour rendre grâce aux dieux de ses victoires ; puis il se retire dans sa villa de Liternum, et il aime mieux ne plus rentrer à Rome que de consentir à se justifier. Certes, après les services éminents qu’il avait rendus à sa patrie, son orgueil se comprend bien ; mais, pour l’avenir de la République, c’était une chose fort grave qu’un citoyen osât se placer au-dessus des lois, et qu’il prétendit, comme le disaient les tribuns dans leur réquisitoire, « montrer à la Grèce, à l’Asie, aux rois et aux peuples de l’Orient, après en avoir depuis longtemps persuadé l’Espagne, la Gaule, la Sicile et l’Afrique, qu’un seul homme était la tête et la colonne de l’empire romain ; que la cité maîtresse de l’univers se perdait dans l’ombre de Scipion, et qu’un signe de lui. Ainsi, la grande nouveauté dans l’histoire intérieure de Rome au début du iie siècle, celle dont les conséquences se feront mieux sentir par la suite, c’est la formation, à côté d’une plèbe misérable et qui sera bientôt à vendre, d’une aristocratie extrêmement riche et plus orgueilleuse encore. De cet état de choses les Grecs ne sont nullement responsables ; ils en sont au contraire les premières victimes. Quant à sa cause, il faut la chercher simplement dans l’extension prodigieuse de la puissance de Rome et dans l’assurance où elle est maintenant de n’avoir plus d’ennemi sérieux à redouter.[55] Polybe déjà le remarque fort bien à la fin de son étude sur la constitution romaine. Sa transformation, dit-il, était fatale ; car « lorsqu’un État, après avoir échappé à de nombreux et pressants dangers, arrive à une splendeur, à une force incontestées, cette prospérité, pour peu qu’elle se fixe quelque temps, amène évidemment dans la vie privée plus de luxe, et dans l’esprit des citoyens une rivalité funeste au sujet des magistratures comme de toutes les entreprises publiques. Le mal s’aggravant, la décadence commencera par la passion de dominer et par la jalousie de ceux qui rougiront de rester en dehors des honneurs ; puis se manifesteront l’arrogance et le faste de chacun ». De même, après avoir raconté la prise de Syracuse, il s’arrête assez longuement pour montrer combien les Romains, dans leur intérêt, ont tort de piller cette riche cité. Qu’ils aient accumulé chez eux l’or et l’argent des étrangers, c’est une chose, dit-il, qui pouvait avoir sa raison d’être ; car, du même coup, ils affaiblissaient leurs rivaux en augmentant leurs propres forces : c’était le meilleur moyen de préparer leur domination universelle. Mais, alors qu’ils vivaient dans une grande simplicité, dans l’ignorance du superflu et des magnificences inutiles, quel besoin avaient-ils des statues, des vases, des mille objets de luxe qu’ils emportèrent à Rome ? ils n’avaient rien à gagner, en changeant contre les mœurs des vaincus celles qui leur avaient permis d’élever si haut la puissance de leur patrie. Il fait encore des réflexions analogues à propos de la chute de la Macédoine : « Après Pydna, la corruption éclata d’une façon toute particulière, parce que, le royaume de Persée détruit, l’empire du monde semblait désormais assuré à Rome, et que d’ailleurs une extrême opulence se manifestait à la fois chez les particuliers et dans l’État, par suite de la translation en Italie des dépouilles de la Macédoine. » Salluste, après lui, reprend les mêmes idées : « Avant la destruction de Carthage, le peuple et le Sénat gouvernaient de concert la République avec calme et modération. Il n’y avait aucune rivalité ni de gloire ni de puissance entre les citoyens ; la crainte de l’ennemi maintenait l’État dans les bons principes. Mais, dès que les esprits furent affranchis de cette terreur, la licence et l’orgueil, compagnons ordinaires de la prospérité, les envahirent aussitôt. » Et ailleurs : « Quand la République se fut agrandie, qu’elle eut dompté des rois puissants, subjugué des nations farouches et de grands peuples, et que toutes les mers et toutes les terres nous furent ouvertes, alors la fortune commença à sévir et à tout confondre. Les mêmes hommes qui avaient supporté sans peine les fatigues, les dangers, l’incertitude et la rigueur des événements ne trouvèrent dans le repos et dans les richesses, si enviables d’ordinaire, qu’embarras et misère. D’abord s’accrut la soif de l’or, ensuite celle du pouvoir : ce fut comme le principe de tous les maux. » Bref, nous voyons ici se vérifier une fois de plus cette loi générale de l’économie politique : la fortune n’est utile à un pays qu’à la condition d’être le résultat de son travail ; pareille à l’eau d’un fleuve, si elle se répand dans mille canaux où elle circule lentement, elle porte partout la vie : mais, si elle inonde subitement, elle dévaste, et laisse derrière elle toutes sortes de ruines morales. Or Rome s’est enrichie brusquement par le pillage effréné des peuples étrangers ; la corruption n’a pas tardé à l’envahir : c’était sa propre faute, et, comme nous le disions plus haut, il y aurait injustice à en rejeter la responsabilité sur la Grèce. Mais, il faut bien en convenir aussi, quand Rome, suivant l’heureuse expression de Pline, eut acquis à la fois le goût et le moyen de se précipiter dans le vice, aucune nation n’était plus capable que la Grèce de lui en montrer la voie et de l’y entraîner rapidement. Elle n’y manqua pas, et, dès lors, le changement des mœurs à Rome se traduisit extérieurement par l’adoption de toutes sortes de nouveautés où l’influence de la Grèce se retrouvait toujours. En veut-on quelques exemples ? — De ces nouveautés, la plus frappante consiste dans le développement rapide d’un luxe fort raffiné. Sans doute, en 182, à la cour de Macédoine, les ennemis de Démétrius, pour échauffer sa colère, peuvent encore railler l’aspect général de Rome : ses monuments, publics ou privés, restent évidemment loin à cette date d’égaler ceux des capitales helléniques. Pourtant, depuis la guerre contre Antiochus, elle n’a que trop fait connaissance avec la mollesse de l’Orient : « Dès que les Romains, écrit Dion Cassius, eurent goûté les délices de l’Asie, et que, gorgés de dépouilles et vivant au sein de la licence des armes, ils eurent joui quelque temps des biens des vaincus, ils rivalisèrent rapidement de dissolution avec eux, et ne tardèrent pas à fouler aux pieds les mœurs de leurs ancêtres. Ce mal terrible avait pris naissance dans les légions victorieuses de la Syrie ; de là il s’abattit sur Rome. » Dion Cassius s’en tient à une indication un peu vague ; mais Tite-Live la précise beaucoup mieux : « L’apparition du luxe étranger à Rome a commencé avec le retour de l’armée d’Asie. C’est elle la première qui introduisit les lits à pieds de bronze, les tapis précieux, les couvertures et autres étoffes, les guéridons et les consoles qu’on regardait alors comme l’élégance suprême de l’ameublement. A cette date remontent les joueuses de cithare ou de sambuque, et les histrions chargés d’égayer les festins. Alors aussi on commença à mettre dans la préparation des repas plus de soin et de dépense ; à faire cas des cuisiniers, qui, chez les vieux Romains, étaient au dernier rang des esclaves comme prix et comme fonction, et à tenir pour un art ce qui avait été un vil métier. » Il n’y a là aucune exagération : divers textes, épars dans d’autres auteurs, confirment pleinement le témoignage des deux historiens. Ainsi Ennius a consacré à énumérer les plats les plus renommés une pièce de vers dont il subsiste le morceau relatif aux poissons : « Il n’y a pas de lotte de mer comparable à celle qu’on pèche à Glupéa ; les rats marins abondent à Ænos, les huîtres rugueuses à Abydos. Il y a des peignes à Mitylène, à Charadra et à Ambracie ; du muge à Brindes : si vous en trouvez un grand dans cette ville, ne manquez pas de le prendre. Sachez que le meilleur grondin est celui de Tarente. C’est à Sorrente qu’il faut acheter l’espadon, et à Cumes le squale bleu. Mais quoi ! j’ai oublié la vieille, le merle, le mélanure, l’ombre de mer, et le scare, qui est, si j’ose dire, la cervelle du grand Jupiter ! on le pêche, gros et bon, dans la patrie de Nestor. Corcyre fournit les poulpes et les calvaires à la chair grasse, des pourpres, des murex de grande et de petite taille, et aussi des oursins délicieux.[56] » Ce n’est là, je le veux bien, qu’une imitation d’Archestratos de Gela ; mais, pour qu’Ennius en ait eu l’idée, il faut admettre du moins qu’elle lui semblait de nature à intéresser les Romains. De même, avant la guerre contre Persée, le pain était fait, dans les familles pauvres, par les femmes, et, chez les riches, par les cuisiniers ; à partir de 171 environ, on commence à établir des boulangeries. On attache donc maintenant aux choses de la cuisine une importance toute nouvelle. Quant au relâchement de la morale, l’affaire des Bacchanales, en 186, nous montre qu’à cette date le fils d’un chevalier peut avoir, sans aucun dommage pour sa réputation, une liaison publique avec une courtisane dont la libéralité supplée à l’avarice de ses propres parents ; et, au temps de la censure de Caton, en 184, plus d’un noble possède, parmi ses esclaves, de jeunes garçons de moins de vingt ans, évidemment réservés à ses plaisirs, et qu’il a achetés 10.000 as et davantage. De là l’indignation de Caton. « On ne saurait mieux mesurer, répète-t-il dans l’assemblée du peuple, la décadence de la République qu’en voyant de beaux adolescents cotés plus cher que des terres, et des jarres de salaison du Pont à un prix plus élevé que de bons conducteurs d’attelages. » Les mignons, nous venons de le dire, valaient au moins 10.000 as[57] ; pour la jarre de salaison, elle atteignait 300 drachmes, et cela à l’époque de Caton.[58] Enfin si, dans la parabase du Curculio à laquelle nous avons déjà fait plusieurs fois allusion, il est juste de tenir compte de la malignité habituelle de la comédie, il est impossible cependant de n’en pas conclure que Plaute, pour désigner comme il le fait, parmi la société romaine, des maris libertins, des coureurs de banquets, des hommes qui se vendent eux-mêmes, et d’autres personnages de mœurs suspectes, devait déjà constater autour de lui une corruption assez avancée.[59] Or de tout ce luxe, de toutes ces voluptés, la Grèce précisément ne fournit-elle pas à la fois comme la théorie et la pratique ? Les Romains prennent le goût des plaisirs ; mais, dans la philosophie grecque, ils trouvent la justification de leur conduite ; car la doctrine du plaisir ne se rencontre pas seulement à l’état d’essai plus ou moins imparfait chez les sophistes et chez Aristippe : depuis Epicure, c’est-à-dire depuis la fin du ive ou le début du iiie siècle, elle s’est coordonnée en un véritable système. Sans doute Epicure lui-même était un fort honnête homme. Il valait mieux que sa réputation, il n’admettait point de bonheur sans la sagesse, l’honnêteté, la vertu ; et l’on cite de lui des lignes qui pourraient être signées d’un stoïcien, celles-ci, par exemple : « Ce ne sont pas les orgies ou les festins répétés sans interruption, ni les diverses amours, ni les poissons délicats et autres raffinements d’une table somptueuse qui rendent la vie agréable : c’est une raison à jeun, capable de reconnaître pourquoi elle veut ou ne veut pas, et de rejeter les opinions vaines, source ordinaire des troubles de l’âme. » Mais, à côté de ce passage, combien d’autres présentent une inspiration moins élevée ! « La source et la base de tout bien, dit notre philosophe, c’est le plaisir du ventre : voilà où aboutit toute sagesse parfaite » ; et encore : « Il y a lieu d’estimer l’honnêteté, les vertus et autres qualités du même genre, si elles nous procurent du plaisir ; sinon, ce sont choses bonnes à laisser. » Epicure, pour son compte personnel, pouvait donner à de telles maximes une interprétation élevée ; la foule, elle, les prenait à la lettre. On en retrouve d’ailleurs tout de suite l’influence dans l’art comme dans la littérature de l’époque alexandrine : en sculpture, en peinture, en céramique, les Aphrodites et les Eros se multiplient ; l’amour prend une place considérable dans l’épopée d’Apollonius de Rhodes comme dans les élégies de Philétas ou les idylles de Théocrite ; et la comédie nouvelle, on le sait assez, se meut dans un monde qui se soucie peu de la morale. Déjà la comédie moyenne, à l’occasion, se plaisait à exposer sur la scène la théorie du plaisir : témoin, chez Alexis, ce passage de l’’AswtodidaskaloV (le Maître de libertinage) où un esclave, nommé Xanthias, excite ses camarades à la volupté : « Quels contes nous débites-tu là ? tu rabâches sans cesse le Lycée, l’Académie, l’Odéon, et le Conseil amphictyonique : niaiseries de sophistes ! il n’y a dans tout cela rien qui vaille. Allons, buvons, Sicon, buvons à outrance ; le ventre est la première des jouissances ; tu n’as pas d’autre père ni d’autre mère. Vertus, ambassades, commandements : gloire vaine et bruit vain comme les songes. La Mort mettra sur toi sa main de glace au jour marqué par le destin. Que te demeurera-t-il alors ? ce que tu auras bu et mangé ; rien de plus. Le reste est poussière, poussière de Périclès, de Codros et de Cimon. » On devine d’après cela quel écho les leçons d’Epicure devaient trouver dans le cœur de ses compatriotes. En fait, la pratique chez eux se conforme de tous points à la théorie. A maintes reprises, la comédie moyenne, comme la comédie nouvelle, insiste sur la goinfrerie des Béotiens. D’après les Cercopes d’Eubule, à Thèbes les repas durent nuit et jour, et chacun a un fumier près de sa porte, pour être libre d’aller s’y soulager commodément. Le même auteur, dans son Antiope, rapproche à cet égard divers peuples de la Grèce : « Les Spartiates montrent une ardeur égale pour endurer les fatigues, pour manger, pour soutenir l’effort des combats ; les Athéniens se plaisent à parler et mangent peu ; les Thébains mangent beaucoup. » Et, dans le Béotien de Diphile, il est question encore d’un personnage, évidemment de cette nation, qui est capable de se mettre à table avant le jour ou d’y rester jusqu’au jour. Sans doute, ce sont là propos de poètes comiques. Mais, vers la fin du ive siècle, quand Dicéarque, philosophe et géographe, parcourt la Grèce, il n’est guère plus indulgent pour elle : il la trouve bien préoccupée des détails de la vie matérielle. « D’Athènes à Oropos, dit-il, un grand nombre d’hôtelleries offrent en abondance, avec clés lieux de repos, toutes les commodités, et épargnent toute fatigue aux voyageurs » ; et, un peu plus loin, il trace, de la Béotie en particulier, un tableau assez peu séduisant : « Les Béotiens énumèrent de la manière suivante les maux qui existent chez eux : à Oropos, on trouve le gain honteux ; à Tanagra, l’envie ; à Thespies, l’humeur querelleuse ; à Thèbes, la brutalité ; à Anthédon, la cupidité ; à Coronée, la curiosité indiscrète ; à Platées, la fanfaronnade ; à Onchestos, la surexcitation fébrile ; à Haliarte, la stupidité. Ces maux se sont déversés de tous les points de la Grèce dans les villes de la Béotie. De là le vers de Phérécrate (nous remontons ainsi jusqu’à la comédie ancienne) : si vous êtes sage, évitez la Béotie. » Polybe, au iie siècle, n’a pas d’elle une meilleure opinion : non seulement il constate sa décadence politique et le sans-gêne étrange de ses stratèges, qui vont jusqu’à interrompre le cours de la justice pour être agréables à la masse de leurs électeurs ; mais il est frappé, lui aussi, de son goût toujours croissant pour les excès de table. « Les citoyens sans enfants ne laissent plus, en mourant, leurs biens à leurs familles, comme c’était l’usage autrefois : ils les destinent à des festins, à des orgies, et les lèguent en commun à leurs amis. Beaucoup, même parmi ceux qui ont des enfants, réservent pour ces banquets la majeure portion de leur patrimoine ; aussi nombre de gens y ont-ils plus de dîners que le mois ne comporte de jours. » D’ailleurs, pour ce qui est de la dissolution des mœurs, la Béotie malheureusement ne constitue pas une exception en Grèce : princes, particuliers, cités semblent rivaliser de luxe. Par exemple, Démétrius de Phalère, au début de sa carrière, était très sobre : un plat d’olives au vinaigre, avec du fromage des îles, lui suffisait pour son dîner ; mais plus tard, après 318, quand la faveur de Cassandre lui a donné le gouvernement d’Athènes, il prend à son service Moschion, le cuisinier le plus renommé de l’époque, et sa table devient journellement si somptueuse que Moschion, à qui il en abandonne la desserte, peut en deux ans acheter trois grandes maisons de rapport. Douris nous a conservé quelques détails sur ces festins : pour la dépense il y dépassait les Macédoniens, pour l’élégance les Chypriotes et les Phéniciens ; le sol était arrosé de parfums, et, dans la plupart des salles, étaient disposés des parterres de fleurs artistement variées ; on ne manquait ensuite ni de jeunes garçons ni de femmes ; bref, Démétrius, tout en imposant aux autres des lois somptuaires, ne les observait guère pour son compte. Le philosophe Anaxarque, vers le même temps, allait encore plus loin : après s’être enrichi grâce à la sottise de ceux qui le payaient, raconte Cléarchos de Soles, il se faisait servir à boire par une jeune fille nue, la plus belle qu’il avait pu trouver ; quant à l’esclave chargé de préparer son pain, il travaillait les mains gantées et un voile sur la bouche, afin d’éviter à la pâte le contact de sa sueur et même de son haleine. Agathocle, le tuteur de Ptolémée Epiphane, qui devait avoir en 201 une mort si misérable, passait la plus grande partie de ses jours et de ses nuits dans l’ivresse et dans les débauches qui la suivent, n’épargnant ni femme mariée, ni fiancée, ni jeune fille ; il s’abandonnait à tous ces désordres avec une insolence incroyable. Nous avons rappelé plus haut la conduite des Byzantins, vivant au cabaret, et, pendant ce temps, louant aux étrangers leurs maisons avec leurs femmes. Voici enfin, pour mettre un terme à ces citations, la description de l’existence journalière dans les villes de Syrie d’après Posidonios d’Apamée : « Les habitants, menant une vie aisée grâce à la fertilité du pays, se réunissaient souvent ; ils ne manquaient pas alors de faire bonne chère, transformaient les gymnases en salles de bains, se frottaient d’huile précieuse et de parfums, et restaient de longues heures dans les cabinets de travail (c’est ainsi qu’ils appelaient leurs salles de festins), comme si c’eût été leur demeure, à se régaler de vins et de mets variés, non sans en avoir encore beaucoup à emporter chez eux ; en même temps il leur fallait de bruyants concerts de lyre, si bien que les villes d’un bout à l’autre retentissaient de cette musique.[60] » — Au moment où les Romains prennent le goût du luxe, on comprend sans peine quel danger de tels exemples pouvaient présenter pour eux. Passons maintenant à un autre signe, non moins grave, de la transformation de leurs mœurs : je veux parler du développement déjà ancien, mais de plus en plus manifeste chez eux, de l’irréligion. Du haut en bas de l’échelle sociale elle les envahit complètement, à commencer par les prêtres et les nobles. Ainsi on connaît sur les haruspices le mot de Caton, admirant que deux d’entre eux puissent se regarder sans rire.[61] Les haruspices, il est vrai, étant d’origine étrusque, restaient, au moins à cette époque, en dehors de la religion nationale ; mais les augures eux-mêmes, dont la science est romaine, ne prennent pas plus au sérieux leur ministère. En 293, L. Papirius Cursor est sur le point de livrer bataille aux Samnites ; les légions sont remplies d’ardeur, et tout le monde autour de lui a confiance dans le succès. A ce moment les poulets sacrés refusent de manger. Le pullaire n’hésite pas à hasarder une imposture : il rapporte au consul que ses oiseaux se sont jetés sur leur nourriture avec tant d’avidité qu’ils en laissaient tomber une portion à terre. Papirius cependant est averti peu après de la fraude ; il n’en donne pas moins le signal du combat : « Celui qui procède à l’auspice, dit-il, s’il fait un faux rapport, attire l’anathème sur sa tête. Quant à moi, on m’a annoncé les signes les plus favorables : le présage est excellent pour l’armée et le peuple de Rome. » De même, en 249, P. Claudius Pulcher, bien décidé à livrer bataille à la flotte carthaginoise devant Drépane, ne se laisse pas arrêter par des observations défavorables : les poulets sacrés n’ont pas voulu manger ; « qu’ils boivent, » dit-il, et il les fait jeter à la mer. Un peu plus tard, C. Flaminius ne montre pas moins de dédain pour les auspices. Pendant son premier consulat, en 223, la noblesse, qui le détestait, s’était servie de cette arme pour l’obliger à abdiquer avant l’expiration régulière de ses pouvoirs. Aussi, quand la faveur du peuple le nomme consul pour la seconde fois, en 217, ne s’inquiète-t-il plus ni de prendre les auspices réguliers sur le Capitole, ni de sacrifier à Jupiter Latialis sur le Mont Albain. Il va tout de suite rejoindre son armée, et les prodiges ont beau se multiplier autour de lui, il se met le plus vite possible en marche contre Hannibal : « Ce n’est plus seulement au Sénat, mais aux dieux immortels, murmure-t-on alors à Rome, qu’il a l’air de déclarer la guerre.[62] » Vers le même temps, Fabius Cunctator, qui est augure, ose dire que tout ce qui sert la République est accompli sous les meilleurs auspices, tout ce qui lui porte atteinte sous de mauvais. Enfin Marcellus, augure lui aussi, prend soin, — et il ne s’en cache pas, — quand il médite quelque projet, de fermer sa litière pour ne pas être arrêté par les auspices. Voilà le compte que tiennent des signes célestes, dès le iiie siècle, les fonctionnaires religieux ou les hauts magistrats officiellement chargés de les consulter. Paul-Émile, il est vrai, agit autrement. Créé augure, il s’attache à observer tous les rites nationaux : il s’instruit avec soin des vieilles traditions relatives au culte ; il ne veut rien omettre, rien innover ; il discute avec ses collègues sur les moindres détails, et leur fait voir que, si l’on juge la divinité facile et indulgente pour les négligences, la complaisance et l’indifférence en pareille matière deviennent funestes à l’État. S’il échoue dans ses candidatures politiques, il en revient avec plaisir à ses fonctions religieuses ; et, le jour de la bataille de Pydna, il ne manque pas, à l’occasion de l’éclipse de lune qui s’est produite la nuit précédente, d’offrir aux dieux de nombreux sacrifices. Mais son exemple constitue une exception fort rare ; et Plutarque, à qui nous devons tous ces détails, ne manque pas de le remarquer : « Il rendait l’éclat d’un art élevé à un sacerdoce où les autres ne voyaient qu’un honneur à briguer par vanité. Faut-il nous étonner, dans ces conditions, que les nobles se soient rapidement désintéressés, s’ils y trouvaient quelque gène, des sacerdoces auxquels, à l’origine, ils attachaient tant d’importance ? Dès 312, la famille des Potitii, qui était chargée avec celle des Pinarii des sacrifices à offrir à Hercule sur le Grand Autel, s’en remet à des esclaves publics du soin de ce culte, consacré cependant par une très ancienne tradition ; et le censeur Ap. Claudius Cæcus approuve la substitution. Puis les plus grandes dignités elles-mêmes, y compris celles des trois flamines majores ou du rex sacrorum, en viennent à être regardées comme des charges fort incommodes. Les nobles veulent bien les conserver ; mais avant tout, en dépit des règlements formels, ils aspirent aux fonctions politiques et militaires. En 242, A. Postumius Albinus, flamine de Mars, est nommé consul ; aussitôt il rêve de passer en Sicile avec son collègue C. Lutatius, pour se mettre à la tête de la flotte ; mais le grand pontife L. Cæcilius Metellus ne lui permet ni de sortir de Rome ni de renoncer à son titre de flamine. En 190, une contestation analogue se renouvelle entre le grand pontife P. Licinius Crassus et un flamine de Quirinus, Q. Fabius Pictor. Celui-ci, créé préteur, avait obtenu la Sardaigne comme province ; il se trouve de même retenu à Rome par le grand-pontife. Il lui oppose alors toute la résistance possible : l’affaire est longuement débattue devant le Sénat et devant le peuple ; de part et d’autre, on fait acte d’autorité ; il y a cautions exigées, amendes prononcées, appel aux tribuns, recours au peuple. Finalement Fabius est obligé de céder ; mais tel est son dépit d’avoir perdu sa province qu’il veut se démettre de ses fonctions. Il faut toute l’insistance des sénateurs pour le décider à se contenter de la juridiction sur les étrangers. Encore voyons-nous là les flamines de Mars et de Quirinus exercer au moins des fonctions urbaines ; celui de Jupiter n’aurait pas dû y prétendre, puisqu’il était soumis à des obligations plus sévères, et qu’il lui était, entre autres choses, interdit de prêter serment. Pour lui aussi, dès 200, on admet un expédient : cette année-là, C. Valérius Flaccus, flamine de Jupiter, est désigné par les comices pour l’édilité curule : le Sénat et le peuple s’accordent à lui permettre de faire jurer à sa place un autre homme agréé par les consuls ; Flaccus présente son frère pour ce rôle, et le serinent de ce dernier est déclaré aussi valable que s’il avait été prononcé par l’édile en personne. On arrivait ainsi tant bien que mal à donner satisfaction aux flamines. Il n’en pouvait être de même pour le roi des sacrifices qui, lui, ne devait être investi d’aucune attribution politique. Que se produit-il alors ? ou bien la charge reste vacante : c’est ce qui a lieu en 190, à la mort de M. Marcius (on ne lui donne un successeur, Cn. Cornélius Dolabella, que deux ans après) ; ou bien le patricien qu’on prétend en revêtir refuse absolument d’accepter son élection. Nous en avons un exemple en 180, à la mort précisément de Cn. Cornélius Dolabella : L. Cornélius Dolabella est désigné à sa place ; mais il est duumvir naval, et le grand pontife exige qu’il abdique sa magistrature. Ce n’était pas, tant s’en faut, une des plus considérables de l’État ; L. Cornélius néanmoins s’y refuse énergiquement ; il porte l’affaire devant le peuple, et, grâce à un coup de tonnerre fort opportun, il échappe à son inauguration. D’ailleurs, d’une façon générale, un autre fait encore nous montre bien à quel point tombe désormais le prestige des fonctions religieuses : plus d’une fois on les confie à des jeunes gens. En 212, trois candidats sont en présence pour la dignité de grand pontife : parmi eux, Q. Fulvius Flaccus en est à son troisième consulat, T. Manlius Torquatus en a exercé deux ; l’un et l’autre ont été censeurs ; P. Licinius Crassus, au contraire, en est encore à briguer l’édilité curule ; or c’est lui qui est choisi par les comices, malgré l’âge et l’illustration de ses concurrents, et malgré la règle observée, sauf une seule exception, depuis cent vingt ans, de ne nommer au souverain pontificat que des citoyens honorés précédemment de la chaise curule. De même, en 204, T. Sempronius Gracchus est créé augure très jeune ; et, en 203, pour l’augurât également, Q. Fabius Maximus succède à son père, le célèbre adversaire d’Hannibal, dans un âge si tendre qu’il meurt huit ans après sans avoir encore pu remplir aucune magistrature. On va plus loin : on fait des premiers sacerdoces un moyen de ramener à une vie plus digne les fils de famille dont la conduite cause la honte et le désespoir de leurs parents : c’était le cas, en 209, pour C. Valérius Antias ; le grand pontife P. Licinius Crassus l’oblige, pour cette unique raison, à se laisser malgré lui consacrer flamine de Jupiter. Si de la noblesse nous passons au peuple, nous ne trouvons religion pas chez lui un attachement beaucoup plus vif pour la religion nationale. Depuis longtemps déjà il accueillait sans répugnance les emprunts faits à la Grèce sur cette matière ; à partir de la fin du iiie siècle, il se prend aussi à admettre les cultes mystiques de l’Orient. En 204, le Sénat décide d’aller chercher à Pessinonte, en Phrygie, la statue de la mère Idéenne ; on déploie pour la recevoir une pompe merveilleuse : on envoie au devant d’elle à Ostie, avec les matrones, le citoyen réputé le plus vertueux de la République ; à Rome, toute la population se presse sur le passage du cortège ; l’encens fume devant les portes ; et, aussitôt la nouvelle déesse installée sur le Palatin, on lui offre à l’envi des sacrifices. Atys pénètre à Rome du même coup.[63] Puis, on ne sait trop comment, les Bacchanales s’y introduisent à leur tour. Un prêtre grec du dernier ordre, un vulgaire devin, les apporte secrètement, d’abord en Etrurie, ensuite à Rome ; en mêlant à ses pratiques les plaisirs du vin et de la table, et en y admettant ensemble les deux sexes, il augmente fort vite le nombre de ses prosélytes : en 186, on s’aperçoit tout à coup, non sans épouvante, qu’il y a là un danger sérieux pour l’État. Enfin — toujours, à ce qu’il semble, vers la même époque, — les cultes alexandrins d’Isis et de Sérapis apparaissent, sinon à Rome, du moins dans l’Italie méridionale. Leur existence à Rome, dès ce moment, serait démontrée, si l’on pouvait faire fond sur deux textes, l’un d’Ennius, l’autre de Valère Maxime, malheureusement sujets l’un et l’autre à discussion.[64] En tout cas, sous les ruines de l’Isium de Pompéi détruit par le tremblement de terre de 63 après Jésus-Christ, on a retrouvé les traces d’un temple beaucoup plus simple qui, construit dans un goût plus sévère et avec des matériaux plus grossiers, ne doit pas être postérieur au iie siècle avant notre ère.[65] D’autre part, en 105 avant Jésus-Christ, les autorités municipales de Pouzzoles prennent un arrêté pour faire exécuter des travaux devant le temple de Sérapis ; or, selon les habitudes romaines, la mention officielle d’un sanctuaire suppose sa reconnaissance par les magistrats, et, par suite, son existence déjà ancienne. Ces deux témoignages s’accordent donc pour nous montrer Isis et Sérapis pénétrant en même temps dans l’Italie du Sud, au plus tard pendant la première moitié du iie siècle. A l’époque impériale, des innovations analogues seront le signe d’une renaissance de l’esprit religieux ; mais, pour le moment, elles ne trahissent, je crois, qu’une indifférence profonde à l’égard de l’ancien culte romain. Et en effet le peuple perd de plus en plus la crainte des dieux. Au temps de la première guerre punique, Régulus, pour ne pas manquer à sa parole, retournait à Carthage, où, il le savait bien, l’attendait une mort cruelle ; après Cannes, lorsqu’Hannibal envoie quelques-uns de ses prisonniers traiter à Rome de leur rachat, en leur faisant jurer de revenir, l’un ou plusieurs d’entre eux croient se délier de leur serment en rentrant un instant dans le camp carthaginois, sous prétexte d’y avoir oublié quelque chose. Le nombre des parjures se multiplie si bien à Rome que, d’après Plaute, il n’y aurait pas assez de place pour eux au Capitole, s’ils voulaient tous passer la nuit dans le temple de Jupiter. Et, symptôme plus frappant encore, des particuliers en viennent à s’approprier sans façon un assez grand nombre de chapelles : les censeurs de 179 sont obligés de les leur reprendre pour les rendre au culte. Les dates mêmes des divers faits que nous venons de rapporter suffisent à montrer combien, là aussi, il y aurait injustice à rendre les Grecs seuls responsables de la transformation des mœurs romaines. Si le peuple perd la foi des anciens temps, la cause en est en partie à ce qu’il abandonne de plus en plus la campagne, où les traditions se conservent mieux, pour la ville, où il vit mêlé à la tourbe peu scrupuleuse des esclaves et des affranchis. La noblesse, de son côté, se désintéresse des sacerdoces parce qu’elle croit trouver plus de gloire et surtout plus de bénéfices dans les fonctions civiles : c’est un résultat des progrès de son ambition.[66] Enfin il faut tenir compte également de la manière dont on arrive maintenant aux plus hautes charges religieuses : tant que les prêtres se recrutaient exclusivement par la cooptatio, ils pouvaient s’attacher à maintenir la pureté de leurs traditions. Mais à présent, si les collèges sacerdotaux continuent à combler eux-mêmes leurs vacances, ce sont les comices qui désignent leurs présidents ;[67] ces élections, comme les autres, deviennent une question de politique, et la religion, on le pense bien, n’a rien à y gagner. Bref, diverses causes intérieures préparaient donc, et, dans une certaine mesure, expliquent sa décadence. Mais, juste au moment où, pur eux-mêmes, les Romains n’étaient que trop disposés à traiter avec légèreté les choses divines, la Grèce n’était-elle pas bien propre à hâter, à généraliser chez eux l’indifférence en pareil sujet ? et, comme nous l’avons déjà remarqué pour le développement du luxe et le relâchement des mœurs, ne leur fournissait-elle pas à la fois la théorie et l’exemple de l’incrédulité ? D’abord, à n’en pas douter, c’est là le résultat le plus clair de toute sa philosophie. Assurément, au ve siècle, Socrate, en contemplant le spectacle du monde, y reconnaissait la main d’un dieu ; et ce dieu, d’après lui, non content d’avoir donné à la matière l’impulsion initiale, continuait à surveiller son œuvre et à s’y intéresser : il était Providence en même temps qu’Intelligence. Les plus grands disciples de Socrate lui étaient restés assez fidèles sur ce point : Platon admettait à l’origine l’existence d’un dieu très puissant et très bon, et Aristote aussi en faisait le principe nécessaire de toutes choses, premier moteur sans lequel il est impossible de rien expliquer, fin suprême vers laquelle, consciemment ou inconsciemment, se tourne la nature entière. Mais, après eux, leurs doctrines se transforment étrangement : Théophraste, le successeur immédiat d’Aristote, érige déjà la Fortune en maîtresse du monde ; puis Straton, préférant à l’étude des causes générales et lointaines celle des causes immédiates et particulières, explique le monde sans Dieu : tout résulte, dit-il, du mouvement et de la pesanteur. Bientôt le Lycée abandonne même l’idée de l’immortalité de l’âme : Aristote admettait au moins que la partie supérieure de l’âme, la raison pure, est quelque chose de divin et retourne à Dieu après la mort ; chez Aristoxène et chez Dicéarque, cette réserve disparaît, et l’âme tout entière est réduite à rentrer dans le néant avec le corps. Le Lycée, on le voit, tend de plus en plus au matérialisme. — L’Académie, elle, aboutit au doute. Ses premiers scolarques, Speusippe, Xénocrate, Polémon, Cratès, tout en ne repoussant pas les emprunts aux écoles étrangères, se rattachaient cependant d’assez près à Platon ; mais ensuite elle subit l’influence du pyrrhonisme, et, avec Arcésilas et Carnéade, elle adopte une espèce de demi-scepticisme, le probabilisme, qui, s’il donne à sa dialectique l’occasion de se développer à l’aise, est assurément peu propre à fortifier les convictions religieuses. A côté du Lycée et de l’Académie, d’autres écoles sont nées au cours du ive siècle. Nous avons déjà fait allusion à celle de Pyrrhon : elle cherche le bonheur dans un scepticisme radical. — Les tendances de celle de Cyrène sont suffisamment indiquées par le seul nom d’un de ses maîtres, Théodore l’Athée. — L’Epicurisme n’est pas beaucoup plus favorable à la religion. Sa préoccupation essentielle étant d’assurer le bonheur de l’homme, il travaille d’abord à le débarrasser de la crainte de l’au-delà : il présente donc la formation du monde comme due à des combinaisons fortuites d’atomes, qui, grâce à une déviation légère, se sont rencontrés dans leur chute. Il ne nie pas d’ailleurs qu’il y ait des dieux ; mais ils vivent, déclare-t-il, dans l’ataraxie, ne s’inquiètent pas de nous, et ne nous demandent pas de nous occuper d’eux davantage. — Reste le Stoïcisme. C’est de beaucoup l’école qui, à ce moment, présente la morale la plus élevée ; seulement sa métaphysique, que nous avons seule à considérer ici, se rapproche fort du matérialisme. En effet les stoïciens reconnaissent bien deux sortes de matière, l’une inerte et passive, l’autre active et force intelligente : de la sorte ils arrivent à faire une place à l’âme, principe igné qui anime le corps, et à Dieu, qui est l’âme du monde. Mais de telles distinctions sont assez subtiles, et peu aptes, par suite, à être aisément saisies des Romains. Voilà, à grands traits, vers la fin du iiie siècle, le tableau général de la philosophie grecque ; et, ajoutons-le, les deux doctrines qui rencontrent la faveur la plus marquée sont alors l’Epicurisme et la Nouvelle Académie. Sans doute les Romains sont encore peu versés dans toutes ces théories ; elles commencent pourtant à pénétrer au moins dans la noblesse. Or quelle impression en peut-elle retirer, sinon l’indifférence ou le mépris pour la religion nationale ? Ce résultat sera bien manifeste au siècle suivant, quand, par exemple, le grand pontife Q. Mucius Scævola (mort en 82) distinguera trois espèces de théodicées, celle des poètes, celle des philosophes et celle de l’État : la première, pur badinage, où l’on rapporte sur les dieux toutes sortes de légendes indignes d’eux ; la seconde, pleine de discussions superflues, et qu’il serait même parfois imprudent de laisser connaître à la foule ; la troisième à laquelle il faut s’attacher énergiquement, par intérêt politique, dût le peuple croire à des mensonges. Varron, dans son traité des Antiquités divines, reprendra de même pour son compte ces considérations. Mais, si c’est au ier siècle seulement qu’elles trouvent leur expression aussi nette, dès maintenant n’en voyons-nous pas déjà l’essentiel dans Polybe ? En étudiant la constitution romaine, il admire beaucoup la place qu’elle fait, dans la vie privée comme dans la vie officielle, aux pratiques de la dévotion. « Beaucoup de gens, dit-il, s’en étonneront. Pour moi, tout cela me semble avoir été imaginé en vue du peuple. S’il était possible de composer un État uniquement de sages, peut-être ces prescriptions ne seraient-elles pas nécessaires. Mais, comme toute multitude est pleine de légèreté, de passions déréglées, de colères aveugles et d’emportements violents, il ne reste plus qu’à la contenir par des terreurs vagues et par cet appareil de fictions redoutables. Aussi, j’imagine, n’est-ce pas sans motifs sérieux et au hasard que les anciens ont répandu dans la foule ces idées sur les dieux et ces traditions sur les Enfers : c’est bien plutôt aujourd’hui qu’il y a imprudence et folie à les rejeter ! » Ainsi, dès le milieu du iie siècle, Polybe en arrive à ne voir dans la religion qu’une merveilleuse machine politique ; et d’après son opinion nous pouvons nous représenter celle du cercle d’aristocrates éclairés où il fréquente ; car fatalement la philosophie grecque doit les mener à une semblable conclusion. Quant à la plèbe, si les théories des philosophes n’ont directement aucune prise sur elle, elle n’échappe pas pour cela, même en matière religieuse, à l’influence de la Grèce. Celle-ci s’exerce d’abord par le théâtre ; car, volontairement ou non, la comédie, surtout la comédie moyenne, ne contribue guère moins que la philosophie à déconsidérer toute la vieille mythologie ; et la tragédie depuis Euripide, pour ne pas parler d’Eschyle, sème en passant nombre de pensées hardies qui ne sont pas toujours bien éloignées de l’athéisme. En même temps les arts plastiques, avec les statuettes de terre cuite, les vases et la peinture décorative, multiplient de plus en plus les représentations de sujets peu propres à relever le prestige des habitants de l’Olympe. D’autre part, dans la vie courante de la Grèce, nous avons déjà signalé l’attribution des honneurs divins aux favoris ou aux favorites des rois, le pillage des temples les plus célèbres, la violation fréquente des serments. Enfin, quand il reste encore des fidèles aux sanctuaires, la nature même de leur piété ne fait que rabaisser la divinité à laquelle ils s’adressent. Par exemple, on a retrouvé à Dodone des lames de plomb portant, gravées à la pointe, les questions adressées à l’oracle ;[68] beaucoup sont de celles qu’on réserverait aujourd’hui aux tireuses de cartes ou aux somnambules. Parmi les visiteurs, un certain nombre consultent Zeus Naos et Dioné sur les dieux à qui ils doivent sacrifier pour se bien porter ; plusieurs veulent assurer du même coup leur santé et celle de leur famille entière, non seulement pour le présent, mais pour toujours : la chose est simplement amusante. Mais en voici d’autres qui désirent des conseils sur leurs affaires : auront-ils avantage à fréter des bateaux, à tenter une spéculation sur des troupeaux, à ajouter un commerce nouveau d’exportation à l’exercice d’un métier, a prolonger le bail d’un locataire ou à lui reprendre l’étage qu’il occupe ? Zeus doit répondre à tout cela. Il y a mieux : Agis lui demande où sont passés les oreillers et les couvertures qu’il ne retrouve plus ; Heracléidas si sa femme actuelle lui donnera des héritiers, et Lysanias si l’enfant qu’Annula porte dans son sein n’est pas de lui. De semblables questions, on en conviendra, étaient assez de nature à déconsidérer le dieu auquel elles s’adressaient ; et d’une façon générale, au point de vue religieux comme au point de vue des mœurs, l’exemple de la Grèce pouvait à bon droit sembler dangereux à plus d’un Romain. Il en était de même encore en politique ; car la Grèce abonde en théories absolument opposées aux vieilles traditions de l’Italie. Ainsi Rome fait, et non sans raison, du patriotisme une des vertus fondamentales du citoyen. Or en Grèce, non seulement Epicure, sous prétexte de ne pas troubler la tranquillité du sage, supprime toute espèce de devoirs envers l’État ; mais d’autres philosophes, par une voie différente, arrivent à un résultat analogue. En voulant réagir contre les excès de l’individualisme et ouvrir aux esprits des horizons plus larges, Socrate s’était plu, après Démocrite d’ailleurs, à proclamer qu’il avait pour patrie non pas Athènes, ni même la Grèce, mais l’univers entier. Le mot fit fortune : Diogène le Cynique, Théodore l’Athée, d’autres encore le répétèrent, et on le retrouve également au théâtre. « Comme l’air, en tous lieux, est accessible à l’aigle, toute terre, dit Euripide, est une patrie pour l’homme courageux », ou encore : « La terre qui nous nourrit est partout notre patrie, » ce qu’Aristophane rend à sa façon, sous une forme franchement égoïste : « Partout où est le bonheur, là est la patrie.[69] » Voilà des maximes bien faites aussi pour rendre la Grèce fort suspecte aux Romains. Objectera-t-on que, dans tout ceci, nous supposons dès maintenant chez eux une connaissance des choses ou des idées helléniques qu’en réalité ils n’ont pas encore acquise ? Mais leur littérature, avec Plaute et avec Ennius, ne nous montre-t-elle pas de la manière la plus nette la corruption, l’incrédulité, la philosophie de la Grèce pénétrant déjà largement parmi eux ? Considérons d’abord l’œuvre de Plaute. Assurément il s’y rencontre parfois des caractères pleins de noblesse : Alcmène, par exemple, malgré les aventures étranges où elle est jetée, reste le type, en quelque sorte idéal, de la matrone romaine ; le Stichus nous présente deux femmes demeurées fidèles à leurs maris après trois ans d’absence ; le héros du Pœnulus est bon père, et dans les Ménechmes nous voyons deux frères unis d’une étroite amitié ; dans le Persan, la fille du parasite Saturion sait conserver, en dépit des démarches hasardées auxquelles elle est contrainte, une retenue pleine de charme ; et il y a, dans la Mostellaria et la Cistellaria, jusqu’à des courtisanes dignes d’intérêt. De même le prologue du Rudens, où l’étoile Arcture peint aux spectateurs Jupiter surveillant les hommes du haut du ciel, afin de les punir ou de les récompenser, est justement célèbre pour son élévation morale ; et cette pensée d’une Providence attentive à toute notre conduite reparaît encore de temps à autre au cours même d’un dialogue. Ce n’en sont pas moins là, dans Plaute, des exceptions. Ce qui revient beaucoup plus souvent chez lui, ce sont les jeunes gens débauchés, les esclaves fripons, les vieillards libertins et bernés, les courtisanes, les entremetteuses et les marchands d’esclaves. Bref, sans oublier les grossièretés brutales du Latium, il étale sous les yeux des Romains le spectacle de la dépravation grecque. Quant aux dieux, il lui arrive souvent aussi de les traiter sans beaucoup de révérence. On connaît assez le rôle de Jupiter dans l’Amphitryon : le maître des dieux et des hommes n’y est préoccupé que de ses aventures galantes, et le complaisant Mercure approuve et favorise son humeur amoureuse ; mais ailleurs aussi, en passant, les personnages de Plaute ne craignent pas de parler fort légèrement de l’Olympe. Ainsi, quand Sosie trouve la nuit plus longue que de coutume : « Vraiment, dit-il, je le crois, le soleil fait un somme pour cuver son vin : c’est miracle s’il ne s’est pas complu un peu trop à table. » Et voici comment un cuisinier bavard vante ses talents à son nouveau maître : « Lorsque mes casseroles se mettent à bouillir, je les ouvre toutes ; l’odeur qui en sort s’envole vers le ciel à toutes jambes ; et de cette odeur Jupiter soupe chaque jour... — Mais, si on ne te prend nulle part pour faire la cuisine, de quoi Jupiter soupe-t-il ? — Il va se coucher sans souper. » Sans doute, c’est la mythologie grecque qui fait les frais de ces plaisanteries ; mais, à l’époque de Plaute, les dieux de Rome sont bien près de se confondre avec ceux de la Grèce. Du reste nous trouvons aussi dans son théâtre des parodies qui, à coup sûr, atteignent la religion nationale. Ainsi, dans le Triluimmus, Calliclès, en sortant de chez lui, appelle sur sa maison la protection des dieux : il emploie pour cela la formule la plus solennelle, la plus officielle ; et le vœu qui vient ensuite, c’est qu’il voudrait bien, au plus tôt, être débarrassé de sa femme. Dans l’Asinaria, un esclave médite un mauvais coup ; il prend alors les auspices à sa façon : « Où voler de l’argent ? se demande Libanus ; qui duper ? de quel côté diriger ma barque ? Bon ! j’ai consulté les augures ; ils sont tout à fait favorables : le pic et la corneille volent à gauche, le corbeau à droite. Ils sont d’accord pour m’encourager. C’est entendu, je veux suivre votre avis. » De même, quand Epidicus a réussi à extorquer de l’argent au vieux Périphane : « Dieux immortels, s’écrie-t-il, quelle bonne journée je vous dois ! ». Et, dans le Persan, la prière de Sagaristion, en pareille occurrence, ne semble-t-elle pas vraiment, avec ses accumulations de mots, dictée par un pontife à un général victorieux ? « Jupiter, dieu riche, illustre, fils d’Ops, être suprême, puissant, maître des hommes, dispensateur des biens, des espérances, des prospérités, je prends plaisir à t’offrir un joyeux sacrifice comme je le dois. » Ces plaisanteries sont tolérées sous prétexte qu’elles appartiennent à des œuvres d’origine étrangère[70] ; mais elles n’en habituent pas moins le peuple à se moquer couramment de ses dieux. Ennius est tout aussi rempli de hardiesses. Nous l’avons déjà vu traduisant les Heduphagetica d’Archestratos, et, par là, initiant ses compatriotes aux raffinements de la gourmandise. Mais les nouveautés qu’il introduisait à Rome, en matière religieuse, étaient autrement considérables. D’abord, à l’usage des gens cultivés, il avait écrit des traités où il exposait, en quelque sorte dogmatiquement, les opinions des Grecs sur les dieux. Les idées pythagoriciennes l’intéressaient, comme le montre le début de ses Annales : il en avait donc mis en vers un résumé, en lui donnant pour titre le nom du poète Epicharme, qui, lui aussi, les avait goûtées. Là, les dieux étaient ramenés à l’état d’allégories physiques : « Ce que je nomme Jupiter, c’est ce que les Grecs appellent l’air ; l’air produit le vent et les nuages ; de là naît la pluie ; la pluie engendre le froid ; pois on revient au vent, et, par suite, à l’air. De tous ces phénomènes on a fait Jupiter, parce qu’ils sont utiles aux hommes, à leurs cités et aux animaux. » En même temps Ennius traduisait ou paraphrasait le livre d’Evhémère, la ‘Iera anagrajh, où les dieux cette fois devenaient de simples mortels divinisés après leur mort. Lactance, dans son Institution divine, en analyse quelques passages. Jupiter, y était-il dit, voyageait beaucoup pendant sa vie ; partout où il passait, il engageait les rois ou les premiers citoyens à s’unir avec lui par les liens de l’amitié et de l’hospitalité ; et, au moment de les quitter, il leur demandait, en signe d’alliance, de lui élever un temple qui prendrait leur nom. Ainsi furent créés les sanctuaires de Jupiter Ataburius, de Jupiter Labrandius, et bien d’autres. La combinaison était fort adroite, puisqu’elle lui assurait, à lui, les honneurs divins, et qu’elle consacrait pour l’éternité le nom de ses hôtes, en les associant à une institution religieuse. Ceux-ci acceptaient donc avec plaisir sa proposition, et célébraient fort exactement ses fêtes chaque année. C’est, en somme, ce que fit Enée en Sicile, en donnant à une ville qu’il fondait le nom d’Aceste, son hôte : Jupiter arriva de la sorte à répandre son culte dans le monde entier, et il inspira a d’autres l’idée d’en faire autant.[71] La légende de Vénus était commentée dans un sens analogue. Vénus, d’après Ennius, avait imaginé le métier de courtisane, et entraîné les femmes de Chypre à faire commerce de leur corps : elle voulait par là ne pas avoir l’air d’être la seule femme sans pudeur. Ces exemples suffisent à nous révéler l’esprit général du livre : il constituait pour l’aristocratie romaine un excellent manuel d’athéisme. Le peuple, il est vrai, ne lisait ni l’Evhémère ni l’Epicharme ; mais la liberté d’esprit d’Ennius perce aussi dans ses tragédies. Ainsi, dans Hécube, son héroïne, après avoir crevé les yeux de Polymnestor, s’écrie : « Grand Jupiter, maintenant qu’enfin mon crime est accompli, je te rends grâce. » Nous avons déjà vu les esclaves de Plaute remercier les dieux quand ils ont réussi un mauvais coup ; un tel sentiment, quelque peu sacrilège, ne déplaît pas non plus à Ennius ; et, remarquons-le, il l’introduit ici de son chef ; car il n’y a rien de semblable dans la pièce d’Euripide qui lui sort de modèle. De même, dans Iphigénie, il s’amuse à développer un trait lancé par Euripide contre les devins. « Qu’est-ce qu’un devin ? disait Achille irrité contre Chalcas : un homme qui dit quelques vérités parmi beaucoup de mensonges, quand il tombe juste. » Ennius est enchanté de cette critique ; il la reproduit, il y insiste : « Chalcas cherche dans le ciel les signes des astrologues ; il observe le moment où se lève la Chèvre, le Scorpion, ou quelque autre constellation au nom de bête. Mais, ce qui est à leurs pieds, ces gens-là ne le regardent pas : ils fouillent la profondeur des cieux.[72] » Dans le Télamon, il revient de nouveau à la charge contre eux : « Ce sont, déclare-t-il, des prophètes de superstition, d’impudents diseurs de bonne aventure, des fainéants, ou des fous, ou des gueux que presse la misère. Ils ne savent trouver leur route, et ils veulent la montrer aux autres ! ils nous promettent des trésors, et, pour eux-mêmes, ils nous demandent une drachme ! » Enfin, dans la même pièce, il prête à Télamon cette profession de foi bien plus audacieuse encore : « Pour moi, j’ai toujours dit et je dirai toujours qu’il y a des dieux au ciel ; mais mon opinion est qu’ils ne s’inquiètent point de ce que fait l’espèce humaine ; car, s’ils s’en inquiétaient, les bons seraient heureux, les méchants malheureux, et il en est tout autrement. » Voilà, à l’époque où nous sommes parvenus, ce qu’on ose réciter sur le théâtre de Rome ; le peuple n’en est pas scandalisé ; il approuve, il applaudit hautement ; et l’on va entendre, dans un Teucer dont malheureusement nous ne connaissons pas l’auteur, jusqu’à la maxime si commode de l’Hermès d’Aristophane : « La patrie, c’est où l’on est bien. » VDe tels exemples achèvent de nous prouver l’influence prise par l’hellénisme à Rome dans l’espace d’une soixantaine d’années ; seulement l’étendue même de son succès constituait pour lui le danger le plus grave. Au temps de la seconde guerre de Macédoine, nous l’avons vu se répandre fort vite dans l’ensemble de la société. Mais, si l’aristocratie manifestait à son égard une admiration réfléchie, le simple attrait de sa nouveauté était bien pour quelque chose dans la faveur qu’il rencontrait auprès de la foule ; et plus d’un citoyen, parmi les meilleurs, ne l’admettait pas alors sans une certaine défiance, et sans réserver son jugement définitif. Or voilà qu’il en vient à faire entendre publiquement les théories les plus opposées à l’esprit national, et cela juste au moment où les mœurs d’autrefois subissent, sous tous les rapports, une transformation profonde ! Sans doute (nous avons suffisamment insisté sur ce point) il n’est pas en réalité la cause première de ce phénomène ; du moins il y est intimement mêlé, il y contribue sans conteste pour sa part, et c’est lui, en somme, qui imprime à cette corruption le caractère qu’elle revêt : c’en est assez pour expliquer la réaction dont il va maintenant être la victime. Il aura contre lui les patriotes qui mettent le salut de l’État dans la stricte observation des principes auxquels il a dû sa grandeur, comme ils redoutent sa perte sous l’influence des nouveautés dont ils constatent chaque jour l’envahissement.[73] Le représentant principal de cette opposition est Caton. Dès sa jeunesse, il s’était attaché au chef le plus illustre du parti conservateur, Fabius Cunctator : non seulement il l’aimait pour la gloire et le crédit dont il jouissait, mais surtout il se proposait pour modèles ses mœurs et sa manière de vivre ; et, malgré la différence d’âge qu’il y avait entre eux, il éprouvait pour lui autant d’affection que de respect. Souvent aussi, comme il n’habitait pas loin, dans la Sabine, de la maison de campagne de M. Curius, il se plaisait à venir la contempler ; là, il rêvait à ce grand homme qui, après avoir vaincu les Samnites et chassé Pyrrhus de l’Italie, était demeuré si simple dans son existence privée, et il ne se lassait pas d’admirer son désintéressement et la sévérité des mœurs de son siècle. Rétablir les antiques traditions, telle sera en effet désormais sa préoccupation essentielle : c’est l’article capital de sa profession de foi quand il se présente à la censure ; c’est le mobile aussi de toute sa politique, intérieure ou extérieure. Par haine des nouveautés, il entre en lutte contre la famille des Scipions, contre les publicains, contre les partisans de l’extension indéfinie de la puissance romaine ; mais naturellement l’hellénisme, plus que tout le reste, attire son attention. Dès 195, dans son discours contre l’abrogation de la loi Oppia, il en signale le danger avec force : « Souvent vous m’avez entendu déplorer que deux vices opposés, la cupidité et l’amour du luxe, minassent notre cité : ce sont les fléaux qui ont causé la ruine de tous les grands empires. Aussi, plus la fortune de la République devient heureuse et prospère, plus notre empire s’agrandit (or déjà nous avons passé en Grèce et en Asie, pays tout remplis de l’attrait des plaisirs ; déjà même nous mettons la main sur les trésors des rois), plus je redoute qu’après avoir conquis ces richesses, nous n’ayons surtout été conquis par elle. C’est pour notre malheur, croyez-moi, qu’on a introduit dans notre ville les statues enlevées à Syracuse. J’entends trop de gens louer et admirer les décorations splendides de Corinthe et d’Athènes, et se moquer des antéfixes de terre cuite des temples romains. Pour moi, j’aime mieux nos dieux nationaux, qui nous protègent, et qui nous protégeront encore, je l’espère, si nous les laissons à leur place.[74] » Caton, on le voit, dès 195, est déjà plein de méfiance envers la civilisation grecque ; ce sentiment ne l’abandonnera plus, et ses attaques contre elle vont au contraire se multiplier en proportion des craintes qu’elle lui inspire. D’abord, à Rome même, tout ce qui de près ou de loin lui rappelle les mœurs de la Grèce est censuré par lui sans pitié. Par exemple, il voit se développer la manie de parler sur tous sujets : des démagogues pleins de suffisance prétendent donner leur avis sur ce qu’ils ignorent ; ils commencent même à se vendre ; et le peuple, tout en ayant pour eux peu d’estime personnelle, se laisse entraîner cependant par leurs belles phrases. Il y a là un état de choses assez semblable à celui qui a perdu la république athénienne ; Caton flétrit donc et ces orateurs et leur public. « Il ne se tait jamais, celui que possède la maladie de la parole : il est comme l’homme sujet aux assoupissements léthargiques, qui ne peut s’empêcher de passer sa vie à dormir. Si vous ne vous rassemblez pas quand il fait convoquer une assemblée, il a tellement envie de discourir qu’il loue des gens pour l’écouter. Aussi, vous l’entendez, vous ne l’écoutez pas. C’est comme le charlatan avec ses remèdes : on entend bien ce qu’il dit, mais personne ne se confie à lui en cas de maladie. » « Avec un morceau de pain, ajoute-t-il, on peut l’acheter, lui fermer ou lui ouvrir la bouche. » Et voici maintenant pour les citoyens qui subissent l’ascendant de pareils personnages ; il les compare à des moutons : « Les moutons, pris isolément, n’obéissent pas ; mais, une fois réunis, ils suivent le berger. Vous en faites juste autant : des gens dont, chacun en particulier, vous ne voudriez pas pour conseillers, vous mènent dès que vous êtes ensemble. » C’était encore une chose grecque, que le goût de la flânerie maintenant répandu à Rome : Caton propose de paver le forum en petits cailloux pointus comme des coquilles de murex. On le pense bien, les progrès continuels du luxe ne lui plaisent pas davantage. Nous avons déjà fait allusion à ses efforts, inutiles d’ailleurs, pour maintenir, en 195, malgré la prospérité de la République, les prescriptions de la loi Oppia, votée en 215, au plus fort de la guerre contre Hannibal, afin de limiter les dépenses des femmes. Il raille de même ceux qui ne trouvent rien d’assez beau pour orner leurs constructions : « Je pourrais citer des citoyens qui se sont bâti des maisons à la campagne et à la ville, et qui ont employé, pour leur donner une décoration exquise, le bois de citronnier artistement travaillé, l’ivoire et les pavages en marbre de Numidie. » Ailleurs, il s’indigne qu’on ose perdre le respect des choses sacrées, et installer les statues des dieux, représentations de leurs personnes, comme objets d’art, comme mobilier dans les demeures privées. Il propose alors aux Romains des nouvelles générations l’exemple de la discipline sévère à laquelle lui-même a été soumis. « Pour moi, dès le principe j’ai astreint toute ma jeunesse à l’économie, à l’endurance, au travail en cultivant la terre. Il s’agissait des rochers de la Sabine, vrais champs de pierres ; mais je les labourais à plusieurs reprises, et je les ensemençais. » Il met une sorte de point d’honneur, malgré le haut rang où il est parvenu, au milieu de l’opulence de la République et des particuliers, à persister dans cette simplicité : il ne donne aucun soin, aucun embellissement à ses fermes ; il ne les fait même pas crépir. Il arrive ainsi à l’âge de soixante-dix ans, et il n’est pas sans en tirer vanité : « Je n’ai, déclare-t-il fièrement, ni bâtiments, ni vases, ni vêtements d’un travail précieux, ni servantes, ni esclaves achetés à un prix élevé ; si je possède ce qui répond à mes besoins, je m’en sers ; si je ne l’ai pas, je m’en passe. Avec cette maxime, chacun peut tirer parti de son bien et s’en contenter. » Un peu plus loin, il revient encore sur la même pensée. « On me reproche de manquer de beaucoup de choses ; moi, je reproche aux autres de ne pouvoir manquer de rien. » Evidemment Caton souffre de la faveur croissante dont jouissent les produits superflus de l’étranger ; à ce sujet, nous avons cité plus haut une de ses boutades sur la salaison du Pont, estimée plus cher qu’une paire d’esclaves laboureurs. Il en a d’autres analogues : « Il est difficile, dit-il dans un discours, de sauver une ville où un poisson se vend plus cher qu’un bœuf ; » et, dans un de ses livres, dans son Carmen de moribus, il oppose, avec un accent de regret, aux prodigalités actuelles les mœurs d’autrefois. Avant l’invasion de l’hellénisme, « on était vêtu convenablement au forum, mais chez soi sans la moindre recherche ; les chevaux alors étaient cotés plus haut que les cuisiniers. » Ailleurs, il trace en quelques lignes le portrait d’un des petits-maîtres à la mode. « Il descend de cheval ; aussitôt il prend des poses, et se répand en mots plaisants ; » ou encore : « Là-dessus, il chante où l’envie lui en prend, il débite par moments des vers grecs, il dit des bouffonneries, il varie les inflexions de sa voix, il prend des attitudes. » On sent l’agacement que lui cause cette affectation d’hellénisme à outrance. Mais cette impression est peut-être plus visible encore dans sa réplique à A. Postumius Albinus. Celui-ci, admirateur passionné de la Grèce, avait entrepris d’écrire en grec un poème et une histoire ; toutefois, ne se sentant pas bien sûr de lui, il priait le lecteur, dans sa préface, de lui pardonner si, étant Romain, il ne possédait pas à fond la langue doses modèles ni leur méthode de composition. Caton ne manque pas de le railler : « Si le conseil amphictyonique t’avait imposé cette histoire, peut-être en effet eût-il fallu prendre de telles précautions et adresser au public une semblable requête ; mais écrire volontairement en grec, sans aucune nécessité, et ensuite demander grâce pour la barbarie de son style, c’est le signe d’une grande folie. Tu es à peu près comme un athlète qui, après s’être fait inscrire aux jeux gymniques pour lutter au pugilat ou au pancrace, viendrait, une fois entré dans le stade et au moment de combattre, inviter les spectateurs à l’excuser s’il est incapable de supporter la fatigue ni les coups. » Bref d’une façon générale, Caton s’en prend à tous les Romains qui affectent de copier les habitudes grecques ; mais il n’épargne pas davantage les Grecs eux-mêmes. Ainsi il nous est parvenu ses jugements sur Socrate et sur Isocrate. A ses yeux, Socrate est un bavard, un homme violent, qui avait entrepris par tous les moyens dont il disposait de s’ériger en tyran dans sa patrie, en renversant les traditions et en entraînant ses concitoyens à des idées nouvelles et contraires aux lois. Quant à Isocrate, son enseignement, disait-il, exigeait une telle longueur de temps que ses disciples vieillissaient auprès de lui, comme s’ils devaient faire usage de leur habileté oratoire et plaider leurs causes dans les Enfers, devant Minos. Il y a certes dans ces boutades quelque chose de juste et de finement saisi ; mais on y sent aussi l’exagération. Il en est de même pour tous les traits lancés par Caton contre les Grecs ; et en effet on ne trouverait peut-être pas une seule partie de leurs sciences ou de leurs arts dont il n’ait tenu à dire du mal. On connaît assez sa condamnation sommaire de la médecine. « Je te démontrerai, dit-il à son fils dans un des livres qu’il lui dédie, que les Grecs constituent une race absolument perverse et impossible à tenir en bride. Regarde ma parole comme un oracle : quand ce peuple nous donnera sa littérature, il corrompra tout chez nous ; mais le mal sera pire encore s’il nous envoie ses médecins. Ils ont juré entre eux de tuer tous les barbares à l’aide de la médecine ; ils exercent cette profession moyennant salaire, pour inspirer confiance et faciliter leur œuvre de mort. Nous aussi, ils nous appellent couramment des barbares ; ils nous flétrissent même plus que les autres, en nous donnant le sobriquet d’Opiques. Une fois pour toutes, je t’interdis les médecins. » Ceux-ci ne sont pas seuls à subir ses attaques. Il témoignait également une opposition décidée à la philosophie : il avait pour elle de la haine ; il n’y voulait voir qu’un pur cliquetis de mots, aussi méprisable, aussi vain et aussi frivole que les lamentations des pleureuses à gages. Pour ce qui est de la rhétorique, la célèbre ambassade de Carnéade à Rome, en 155, lui fournit l’occasion de manifester hautement ses sentiments à son égard. Sans doute Carnéade lui parut surtout redoutable lorsque, en deux conférences successives, il eut osé soutenir, sur la justice et l’existence d’un droit naturel, deux thèses entièrement opposées. Mais, dès son arrivée, en constatant le succès immense de ses leçons, Caton s’affligeait déjà de cette passion pour l’éloquence qui se glissait dans la ville : il craignait que la jeunesse ne tournât son émulation de ce côté, et ne préférât la gloire de bien dire à celle de bien faire et de se distinguer à la guerre. Il considérait donc d’avance la rhétorique d’un assez mauvais œil. La poésie n’échappe pas davantage à ses coups. Dans son Carmen de moribus, il rappelle combien jadis elle était peu en honneur : qu’on s’y adonnât ou qu’on courût les festins en parasite, on s’appelait toujours du même nom, un flâneur. Simple constatation, peut-être ; du moins, elle ne paraît pas être pour lui déplaire : car elle suit immédiatement chez lui celle de la supériorité du prix des chevaux sur celui des cuisiniers, au bon vieux temps. Il y a plus, on lit dans un de ses discours : « Si j’étais triumvir, je ne voudrais inscrire sur les rôles d’une colonie ni vagabond ni bouffon. » Il semble bien y avoir là une réminiscence des deux sens de grassator ; Caton, j’imagine, continuait volontiers pour son compte à les confondre. En tout cas, dans un autre discours, il reproche comme une honte, à M. Fulvius Nobilior d’avoir emmené des poètes dans sa province ; or il s’agit là d’Ennius. Ainsi, pour toutes les gloires de la Grèce, médecine, philosophie, rhétorique, poésie, Caton trouve des mots désagréables ; les arts eux-mêmes, nous l’avons dit à propos du discours contre l’abrogation de la loi Oppia, lui font l’effet d’un instrument de corruption. Bref, il affiche pour l’éducation, pour la muse hellénique un mépris général, et la conclusion à laquelle il revient constamment, c’est qu’il faut expulser tous les Grecs de l’Italie. Ici, il est vrai, pour être impartial, il convient, à ces témoignages qui nous montrent dans Caton un adversaire intransigeant de l’hellénisme, d’en opposer quelques autres où il nous apparaît sous un jour assez différent. Nous l’avons déjà vu, après la prise de Tarente par Fabius Maximus, en 209, suivre avec empressement les leçons d’un pythagoricien nommé Néarque ; dès ce moment (il était alors âgé d’environ vingt-cinq ans), il avait donc un certain goût pour les études philosophiques, et aussi une connaissance suffisante de la langue grecque. Un peu plus tard, en 204, après avoir quitté en Afrique Scipion, dont il était le questeur, il touche, à son retour, en Sardaigne ; il y trouve le poète Ennius ; il le ramène à Rome avec lui. En 191, il accompagne M. Acilius Glabrio en Grèce ; il séjourne longtemps à Athènes : là, quand il doit s’adresser officiellement au peuple, par orgueil national il a recours à un interprète ; mais, observe Plutarque, il eût été capable de s’en passer. D’ailleurs il n’échappe pas au charme de cette capitale par excellence de l’hellénisme ; il reconnaît sur plus d’un point sa supériorité, et il l’avoue à son fils dans le livre même où il lui interdit si nettement les médecins : « Je te parlerai de ces Grecs, Marcus mon fils, en temps et lieu. Je te dirai ce que je trouve d’excellent à Athènes, et je te montrerai quel avantage il y a à jeter un coup d’œil sur leur littérature, sinon à l’approfondir. » Enfin, dans sa vieillesse, il paraît s’être encore adonné au grec avec beaucoup de zèle. Sans doute, dès l’antiquité il s’était formé à cet égard une tradition quelque peu fantaisiste : Caton, à ce qu’on racontait, s’était épris d’hellénisme sur le tard ; mais alors il y apportait toute l’ardeur d’un homme avide d’étancher une soif contenue trop longtemps ; il cherchait dans Démosthène et jusque dans Thucydide des leçons d’éloquence ; et, en apprenant que Socrate savait jouer de la lyre, il songeait à étudier, lui aussi, la musique. C’est le Caton, à demi idéalisé, du de Senectute. En réalité, comme Cicéron le dit bien plus justement dans le de Oratore, il lui a toujours manqué cette fleur de politesse et de savoir, qui n’existait qu’à l’étranger, par delà les mers. Mais nous admettrons sans peine qu’il continuait, dans ses dernières années, à s’occuper des lettres grecques ; et nous n’avons aucune raison non plus pour récuser le témoignage de Plutarque, quand il signale dans l’œuvre de Caton nombre de maximes et de traits historiques empruntés aux Grecs, ou même des passages transcrits mot pour mot dans ses apophtegmes et dans ses sentences morales. Ces contradictions s’expliquent aisément, si l’on songe à la longue durée de sa vie. Né vers 234, sa jeunesse s’écoule à l’époque où toute l’Italie se passionne pour l’hellénisme : il subit l’entraînement général, et de ce premier contact avec la Grèce il conserve une impression qui ne s’efface jamais entièrement. D’autre part, mort seulement en 149, il a le temps de voir l’influence étrangère, un instant contenue par ses efforts, reprendre sa marche victorieuse, et, une fois encore, il ne parvient pas à lui échapper. Sa lutte contre les idées nouvelles se trouve donc encadrée entre deux périodes où il se laisse au moins à demi vaincre, et ainsi il n’est pas le personnage tout d’une pièce qu’on a le tort de faire parfois de lui. Même dans le milieu de sa carrière, il ne faudrait peut-être pas non plus prendre toujours à la lettre ses invectives. Car d’abord il avait une tendance manifeste à pousser ses idées à l’extrême : en partant de principes excellents, il était capable d’arriver à des actes d’une mesquinerie presque ridicule. Par exemple, général et consul, il s’astreint aux mêmes fatigues, à la même nourriture que les derniers de ses soldats ; puis, au moment de revenir à Rome, il vend son cheval pour ne pas faire supporter au trésor public les frais de son transport. Hérite-t-il d’un beau tapis de Babylone, il s’en défait sur le champ comme d’un objet inutile. Pendant sa censure, non content de dégrader un chevalier qui a pris de l’embonpoint, il l’accable de reproches qui deviennent pour le malheureux une véritable flétrissure ; bien mieux, il raye un sénateur, pour avoir embrassé sa femme après le jour sous les yeux de sa fille. Ses attaques contre les Grecs peuvent fort bien s’être ressenties d’une exagération analogue. En outre, ne l’oublions pas, il importe assez souvent de distinguer, à Rome, entre les sentiments véritables d’un citoyen et son attitude extérieure. Ainsi, en matière religieuse, que de pontifes convenaient volontiers, dans l’intimité, de leur indifférence ou de leur incrédulité à l’égard de leurs dieux ! Cela ne les empêchait pas de garder devant le peuple un air convaincu, et d’observer méticuleusement toutes les cérémonies du rituel. Caton, j’imagine, était un peu comme eux vis-à-vis de l’hellénisme. Il n’y avait pas goûté impunément : au fond, d’une manière plus ou moins confuse, il en sentait les mérites ; mais, en public, il se raidit contre cette impression, et c’est le Romain officiel que nous retrouvons dans les fragments de ses discours. Au reste, il ne s’agit pas là d’une pure hypothèse ; je relève une remarque assez semblable dans la réplique du tribun L. Valérius au discours de Caton sur la loi Oppia. Ce dernier, avec sa rudesse habituelle, avait qualifié l’attitude des femmes de sédition, de révolte ouverte. « De tels reproches et d’autres encore, répond Valérius, sont, je le sais, de grands mots, comme on va en chercher pour grossir les choses ; d’ailleurs nous connaissons tous M. Caton pour un orateur sévère, quelquefois même un peu farouche, bien qu’il soit naturellement doux. » Le trait assurément n’est pas exempt d’ironie ; mais il contient aussi, je crois, une remarque judicieuse d’une portée très réelle, et je l’appliquerais volontiers à l’attitude adoptée par Caton à l’égard des Grecs dans ses discours. N’exagérons rien cependant. Il demeure toujours bien établi que Caton a passé une portion importante de sa vie à mener contre l’hellénisme une guerre vigoureuse. Plus d’une fois certes il a manqué de logique dans sa conduite, ou laissé sa parole dépasser sa pensée ; il n’en existait pas moins entre son caractère et le génie grec une différence profonde de nature. Représentant par excellence de toutes les vieilles vertus romaines, il devait fatalement être choqué des nouveautés qu’importait l’hellénisme ; il l’a été en effet, et, voyant en elles un grave danger pour l’avenir de Rome, il les a combattues avec acharnement, en même temps qu’il engageait ses concitoyens à s’en tenir fidèlement aux traditions de leurs ancêtres. On peut discuter la valeur de son opposition : au lieu de prendre si vivement à partie l’hellénisme, Caton eût mieux fait de se rendre un compte plus exact des causes générales de la corruption de Rome ; il avait tort de proposer aux Romains, comme un idéal éternel, l’époque de Curius Dentatus ; c’était lutter aussi contre une loi inévitable, du moment où la Grèce et Rome entraient en contact perpétuel, que de vouloir empêcher la plus civilisée des deux d’agir sur l’autre ; et il eut été plus sage de sa part de chercher à utiliser cette influence pour unir aux qualités natives de sa patrie celles qui lui faisaient encore défaut. Tel quel, en tout cas, il reste bien pour nous le représentant par excellence de la réaction anti-hellénique qui éclate à Rome entre la deuxième et la troisième guerre de Macédoine. Son parti ne laissait pas d’être nombreux. Dès la fin du iiie siècle, nous voyons déjà L. Manlius Torquatus, après avoir idées, été consul en 233 et en 224, refuser le même honneur pour l’année 210, parce que, entre autres raisons, il lui semble trop difficile de s’accommoder aux mœurs du jour. Peu après, en 205, quand Scipion est nommé consul, le vieux Q. Fabius Maximus tient sa conduite pour fort suspecte. D’une part, il proteste contre sa prétention de s’attribuer spontanément l’Afrique pour province : « P. Cornélius, dit-il, a été créé consul pour l’État et pour nous, non pour son intérêt particulier, et nos armées ont été enrôlées pour garder Rome et l’Italie, non pour passer au delà des mers, là où, par un procédé royal, l’orgueil des consuls prétend les conduire. » D’autre part, il lui reproche ses dépenses fastueuses, sa prédilection pour la vie grecque ; et il obtient l’envoi d’une commission d’enquête en Sicile. L. Valérius Flaccus, le voisin de campagne et le protecteur de Caton, est de même un homme d’une austérité antique : il partage si bien les sentiments de son ami, que celui-ci, en 184, ne consent à se laisser porter à la censure qu’à la condition de l’avoir pour collègue, et qu’il le désigne comme prince du Sénat à la mort de l’Africain. Paul-Émile, lui aussi, est d’accord avec Caton pour prôner les vieilles vertus romaines à l’encontre de la culture hellénique.[75] Nous l’avons vu prendre tout à fait au sérieux ses fonctions d’augure ; en 187, il s’efforce de faire refuser le triomphe à Cn. Manlius Vulso, parce que, à ses yeux, la campagne contre les Galates a été non une guerre publique du peuple romain, mais un brigandage privé ; et, pour son compte, par un bel exemple de désintéressement, après avoir vaincu Persée, il ne veut pas seulement regarder la masse d’argent et d’or trouvée dans les coffres du roi : il la fait remettre de suite aux questeurs pour le Trésor. De son côté, Tib. Sempronius Gracchus, le père des Gracques, tout en ayant, semble-t-il, une vue plus profonde que Caton des vices dont souffrait l’État,[76] partageait du moins avec lui la volonté de résister avec énergie au relâchement des mœurs. Sa sévérité était si connue que, pendant sa censure, chaque fois qu’il revenait de souper, les citoyens éteignaient leurs lumières pour ne pas être surpris à prolonger trop tard leurs réunions et leurs parties de plaisir. Enfin Scipion Emilien lui-même, malgré son goût bien connu pour la culture hellénique, n’était pas sans partager plus d’une des idées de Caton : il s’était attaché à lui dès sa jeunesse, d’abord sur le conseil des siens, mais aussi par goût naturel, et il éprouvait à son égard une vive tendresse et une profonde admiration. Caton ne manquait donc pas de partisans parmi les hommes politiques les plus célèbres de son époque ; mais le peuple non plus ne paraît pas avoir montré trop de répugnance pour sa politique. Car non seulement il le préféra comme censeur, malgré la rude franchise de sa profession de foi, aux candidats pleins de douceur qui avaient l’air prêts à tout faire pour lui être agréables ; au sortir de sa charge, il lui vota de plus, en témoignage d’approbation, une statue dans le temple d’Hygie avec cette inscription : « A Caton, pour avoir relevé et raffermi par d’utiles prescriptions, par des ordonnances et des règlements pleins de sagesse, la république romaine qui penchait et glissait vers sa ruine. » Il y avait peut-être là quelque illusion sur l’efficacité des mesures prises par Caton : c’est un signe du moins qu’elles n’avaient pas été impopulaires. Il n’est pas jusqu’à la littérature qui, elle aussi, ne reflète parfois ses principes. Nous avons cité précédemment les attaques de Nævius contre la vie privée de Scipion l’Africain, contre les Métellus qui naissent consuls, contre les orateurs à la nouvelle mode, et les petits jeunes gens étourdis qui perdent la république. A cela rien d’extraordinaire : Nævius était purement Romain d’esprit ; il devait par conséquent aimer fort peu l’hellénisme et ses représentants. Mais Ennius n’écrit-il pas, dans ses Annales, le vers si souvent cité depuis ? « Ce sont les mœurs d’autrefois, ce sont les hommes d’une vertu antique qui maintiennent debout la puissance romaine. » Ailleurs, dans une de ses tragédies, il prête à Néoptolème cette déclaration : « La philosophie me paraît nécessaire, mais à petite dose : m’y plonger ne me plairait pas. C’est une chose dont il faut goûter du bout des lèvres, et non s’abreuver à flots. » Un fragment de Pacuvius nous offre également un trait curieux contre les philosophes : « Pour moi, je hais ces hommes, fainéants dans leur conduite et philosophes dans leurs maximes. » De tels passages rappellent de fort près les doctrines de Caton. Même dans l’épopée ou dans la tragédie, des poètes hellénisants ne sont donc pas fâchés de témoigner une certaine défiance aux Grecs et à leur civilisation ; mais Plaute surtout (car la nature de son œuvre s’y prête beaucoup mieux) nous permet de saisir sur le vif ce sentiment. Plaute, nous l’avons assez montré, s’inspire largement de la Grèce dans son théâtre, et il contribue pour sa bonne part à la faire connaître à ses compatriotes par ses côtés les moins estimables, Ce n’est pas à dire cependant qu’il ait pour elle une admiration sans mélange : il sait fort bien, à l’occasion, juger en vrai Romain et les Grecs et leurs imitateurs trop zélés. Par exemple, dès son époque, il y avait déjà beaucoup à Rome de ces pauvres diables, de ces Græculi, prêts à tous les métiers pour gagner quelque argent ; la misère de leur vie pouvait leur attirer la sympathie du poète ; mais ils sont bruyants, encombrants, vaniteux ; tout en aimant à boire, ils posent pour l’austérité et la sagesse. Voici alors le portait que trace d’eux le parasite Curculio : « Ils se promènent en manteau long, la tête couverte ; ils s’avancent surchargés de livres, sans oublier pour cela le panier aux petits cadeaux ; ils s’arrêtent, ils tiennent entre eux des conférences, vils esclaves fugitifs ; ils barrent le chemin, gênent les passants, ont sans cesse à la bouche leurs belles sentences ; mais à toute heure on peut les voir s’enivrer au cabaret ; ont-ils dérobé quelque chose, aussitôt, la tête couverte, ils vont boire chaud ; puis ils se remettent en route, graves d’aspect, et quelque peu pris de vin. » C’est d’avance, on le voit, avec la verve comique en plus, le jugement de Pacuvius que nous citions tout à l’heure. Mais Plaute ne s’en tient pas à ce trait. Chez lui le mot philosophari prend souvent un sens défavorable : un de ses acteurs vient-il de débiter un lieu commun bien rebattu, comme de rappeler qu’il est difficile de se connaître soi-même, ou de parvenir au bonheur et d’en jouir sans mélange ? c’est de la philosophie, remarque tout de suite un autre personnage. Bien mieux, philosophie devient synonyme de friponnerie supérieurement combinée : « Nous sommes sauvés, dit Tyndare dans les Captifs : il va jusqu’à philosopher, il ne se contente pas de mentir. » De même, dans la langue de Plaute, vivre à la grecque (pergræcari) signifie se livrer à toutes les débauches. Dans la Mostellaria, un esclave villageois reproche à un autre esclave de corrompre le fils de la maison en l’absence de son père : « Pour le moment, lui dit-il, puisque tu en as l’envie et le pouvoir, bois bien, sème l’argent, pervertis le fils de ton maître, un si excellent jeune homme ; enivrez-vous nuit et jour, menez la vie des Grecs, achetez des courtisanes, affranchissez-les, nourrissez des parasites, régalez-vous somptueusement. » Les exemples analogues seraient faciles à multiplier. On peut encore en rapprocher l’expression græca fide mercari, qui exprime d’une façon pittoresque, et comme proverbiale, l’absence de tout crédit : « Le jour, l’eau, le soleil, la lune et les ombres de la nuit, dit la vieille Cléérète dans l’Asinaire, cela je ne l’achète pas à prix d’argent ; mais, pour tout le reste, si j’en veux, on me témoigne la même confiance qu’aux Grecs. Que je demande du pain au boulanger ou du vin au cabaretier, quand ils tiennent la monnaie ils me donnent la marchandise. » Ces malices évidemment avaient pour but avant tout d’égayer le public romain ; mais enfin Plaute ne répugnait pas à le faire rire aux dépens des Grecs. Veut-on maintenant chez lui la critique des excès de l’hellénisme à Rome ? les Bacchis nous en montrent les résultats dans l’éducation. Plaute les met d’abord en action sous nos yeux. Le jeune Pistoclère paraît avec Lydus, son pédagogue : jusque-là il avait été plein de docilité et de douceur ; maintenant il devient évaporé, impertinent ; il se moque de toutes les remontrances, y répond par des railleries et des bravades, « quand il devrait, eût-il dix langues, se tenir muet en sa présence », et finalement il tranche la querelle par une réplique foudroyante pour le malheureux Lydus : « Suis-je ton esclave, ou es-tu le mien ? » Un peu plus loin, Lydus se plaint au père de son élève, et, à cette occasion, il oppose la discipline ancienne à l’absence actuelle de toute contrainte. Jadis, rappelle-t-il, à vingt ans, un jeune homme n’était pas encore libre de sortir sans son précepteur ; dès le point du jour, il se rendait à la palestre ; il s’y entraînait à tous les exercices du corps ; de retour à la maison, il prenait ses livres, et malheur à lui s’il manquait une syllabe ! son gouverneur avait toute autorité pour le punir. A présent, un marmot de sept ans, si on le touche, casse sa tablette sur la tête de son pédagogue ; son père lui donne raison, et le pédagogue n’a plus qu’à se retirer, « la tête enveloppée d’un linge huilé, comme une lanterne ». Plaute ne conclut pas ; mais le seul fait d’avoir établi cette comparaison et d’avoir composé de la sorte le caractère de Pistoclère est assez significatif. Ailleurs, il s’en prend au débordement du luxe des femmes. Sans doute il vise surtout les courtisanes : « on en voit plus d’une, dit-il, se promener dans la rue, ayant sur elle des domaines entiers ; » il raille leurs modes sans cesse variées, et les noms étranges de leurs robes, « toutes gentillesses qui amènent les hommes à vendre leurs biens aux enchères ». Mais il attaque aussi les matrones. Dans l’Aululaire, les réflexions de Mégadore sur les femmes qui ont une dot ne semblent-elles pas un écho des discussions engagées dans le Forum au sujet de la loi Oppia ? « Je ne me soucie pas, dit ce sage vieillard, de vos femmes de haut parage, avec leur orgueil, leurs dots magnifiques, leurs criailleries, leur prétention à commander, leurs chars d’ivoire et leurs grands manteaux de pourpre : c’est à la fois la ruine et l’esclavage pour leurs maris ». Plusieurs fois, Plaute revient sur cette idée ; il s’amuse à dresser la liste interminable des fournisseurs dont elles prétendent avoir besoin, et il aboutit à cette conclusion qui devait ravir Caton : « Une femme sans dot reste dans la dépendance de son mari, mais les femmes dotées causent le malheur et la porte de leurs époux. » Chose curieuse, ce poète, si étranger à tout scrupule de rigorisme, a parfois des réflexions attristées sur la corruption de son temps. « Chez nous, une maladie générale s’est attaquée aux bonnes mœurs et les a déjà menées bien près de leur mort ; pendant qu’elles languissent, les mauvaises, comme une herbe arrosée avec soin, ont insensiblement poussé de la façon la plus abondante. Maintenant rien de plus commun ici que les mauvaises mœurs ; on peut déjà en faire une très ample moisson. Trop de gens parmi nous sont plus jaloux de rechercher la faveur de quelques hommes que l’intérêt du plus grand nombre. Cette préoccupation l’emporte sur le bien véritable : elle cause raille embarras, soulève des haines, et gêne la vie privée comme la vie publique. » Ainsi s’exprime Mégaronide au début du Trinummus, et nous voyons moine Plaute, en son nom personnel, se préoccuper de la moralité de son œuvre. Les Captifs, à cet égard, forment une exception dans son théâtre : il prend soin de le faire remarquer à ses auditeurs dès le prologue. Vous aurez, leur dit-il, un profit assuré à bien suivre cette pièce : elle n’est pas d’une facture banale ; elle ne ressemble à aucune autre ; il n’y a point ici de vers obscènes et qu’on ne peut répéter, point de marchand de femmes imposteur, ni de courtisane perfide, ni de militaire fanfaron. » Il se félicite encore de cette nouveauté dans l’allocution finale : « Spectateurs, cette pièce est faite sur le modèle des mœurs honnêtes. On n’y trouve pas d’attouchements impudiques, pas de scènes d’amour, pas de suppositions d’enfants, pas d’esclaves qui escroquent de l’argent, ni de jeunes amoureux qui affranchissent des courtisanes à l’insu de leurs pères. Les poètes n’inventent guère de comédies de ce genre, où les gens de bien puissent devenir meilleurs. » Plaute, à ses heures, n’était donc pas sans se rendre compte du danger que présentaient pour le peuple ses imitations si libres du théâtre de la Grèce. En somme Caton n’est pas seul, de son temps, à s’effrayer de la dépravation des mœurs romaines et à en rapporter la cause au développement de l’influence grecque : beaucoup d’hommes considérables, dans la noblesse, partagent ses idées ; le peuple est assez disposé à le suivre ; les poètes hellénisants eux-mêmes en viennent à ressentir des craintes sur les conséquences de leur œuvre. Un tel état d’esprit, si nous l’avons bien analysé, doit nécessairement se trahir par des mesures pratiques ; et en effet, de la deuxième à la troisième guerre de Macédoine, nous en trouvons un certain nombre qui répondent précisément aux diverses manifestations de l’hellénisme, telles que nous les avons signalées précédemment. La plus évidente, avons-nous dit, était le développement fort rapide du luxe. A l’exemple des Grecs, on prétendait donner à Rome des festins splendides : en 182, la loi Orchia, proposée par un tribun du peuple d’accord avec le Sénat, limite, à la suite de longs considérants, le nombre des convives, en attendant que la loi Fannia, en 161, fixe aussi un maximum aux dépenses de cette nature. Pour le luxe des femmes, on avait été impuissant, en 195, à maintenir contre elles les prescriptions de la loi Oppia ; mais du moins on s’efforça de réprimer la constitution de ces fortunes personnelles qui assuraient leur indépendance et hâtaient leur corruption : en 109, la loi Voconia stipula que nul citoyen de la première classe ne pourrait instituer une femme son héritière, qu’elle fût ou non sa parente.[77] Caton, il est à peine besoin de l’ajouter, la défendit ardemment. En matière religieuse, pendant la période qui nous occupe, le Sénat par deux fois montre un empressement assez peu habituel chez lui à réprimer les innovations. En 186, éclate le procès fameux des Bacchanales. Nous avons déjà parlé de ces pratiques mystérieuses introduites d’abord en Etrurie par un Grec obscur, puis de là à Rome ; elles y avaient pris très vite une grande extension, quand, en 186, le consul Sp. Postumius Albinus s’en trouve informé par hasard. Il se livre à une enquête rapide, et fait son rapport au Sénat. Aussitôt celui-ci charge les consuls d’informer extraordinairement, de provoquer les révélations par la promesse de récompenses, de faire saisir non seulement à Rome, mais dans les environs, tous les ministres du culte suspect. On donne des ordres à la fois aux édiles curules, aux triumvirs capitaux, aux quinquévirs préposés au service de la police ; enfin Postumius réunit le peuple en assemblée, et il le met au courant des mesures adoptées par le Sénat. La répression fut terrible : on ne se borna pas à interdire pour l’avenir les Bacchanales à Rome et dans toute l’Italie ;[78] mais 7.000 personnes environ, hommes et femmes, furent arrêtées sur le champ. Beaucoup furent condamnées à mort, puis les poursuites continuèrent pendant plusieurs années. En 184, nous voyons encore le propréteur L. Postumius rechercher avec une grande activité ceux des initiés qui se sont réfugiés du côté de Tarente ; il juge lui-même les plus coupables, et envoie les autres à Rome, où son collègue P. Cornélius Cethegus les fait tous jeter en prison. Sans doute cette affaire religieuse se compliquait de crimes de droit commun : sous le couvert des Bacchanales, les faux témoignages, les testaments supposés, les délations calomnieuses, les empoisonnements et même les meurtres secrets s’étaient multipliés. C’est le seul exemple cependant, jusqu’aux persécutions dirigées contre le christianisme, d’une pareille sévérité envers un culte nouveau. Peu de temps après, en 182, on découvre, enfouis dans le champ d’un scribe, au pied du Janicule, plusieurs livres traitant les uns du droit pontifical, les autres de la philosophie pythagoricienne : l’inscription bilingue (en grec et en latin) du tombeau qui les renfermait les attribuait au roi Numa Pompilius. A défaut de tout autre indice, l’existence de cette double inscription, l’excellente conservation des rouleaux, et l’emploi du papier pour leur confection auraient suffi à trahir la supercherie : c’était vraisemblablement une tentative pour modifier la religion romaine dans le sens d’une doctrine de philosophie grecque. En tout cas, dès que le préteur Q. Petilius, après avoir parcouru les livres en question, les a jugés contraires au culte établi, et s’est déclaré prêt à jurer qu’ils ne doivent être ni lus ni conservés, le Sénat n’en demande pas davantage : il offre une indemnité au propriétaire du champ ; mais il décide, sans autre information, de brûler au plus tôt sa trouvaille sur la place des comices, en présence du peuple, par la main des victimaires.[79] Une telle hâte indique bien à quel point les nouveautés sont devenues suspectes à ce moment. La philosophie, quand elle se présente ouvertement, n’est pas beaucoup mieux traitée. Nous avons montré plus haut ce qu’il y avait de subversif, au point de vue des vieilles idées romaines, dans ses diverses écoles, et, en particulier, dans l’épicurisme. Celui-ci évidemment était bien fait pour déplaire aux Romains : nous en avons déjà la preuve dès le temps de Pyrrhus. En 280, C. Fabricius est envoyé auprès du roi d’Epire pour traiter du rachat des prisonniers faits à la bataille d’Héraclée : on le reçoit avec honneur, on l’invite à dîner ; et, la conversation venant à tomber sur la philosophie, Cinéas lui parle des théories d’Epicure. D’après elles, expose-t-il, la fin de l’homme est le plaisir ; il faut éviter la politique, source d’inquiétude et de trouble ; enfin la divinité n’est susceptible ni de bonté ni de colère : elle est reléguée, sans aucun souci de nous, dans une vie d’impassibilité et de bien-être. Là-dessus, Fabricius ne le laisse pas aller plus loin, et s’écrie à haute voix : « Par Hercule, puissent ces doctrines agréer à Pyrrhus et aux Samnites, tant qu’ils nous feront la guerre ! » Voilà bien le sentiment des vrais Romains sur l’épicurisme. Aussi, lorsque les idées grecques ont envahi Rome et qu’une réaction se produit contre elles, les Epicuriens, parmi les philosophes, en sont-ils les premières victimes : en 173, le Sénat expulse de Rome leurs représentants, Alcius et Philiscus « parce qu’ils professent la doctrine du plaisir. » De son côté, le théâtre, nous l’avons dit aussi, n’était pas sans devenir dangereux et par son extrême liberté, et par les idées qu’il propageait : on va le tenir également en suspicion. Rappelons-nous l’histoire de son développement. A la fin du iiie siècle et au début du iie, il obtenait à Rome un très vif succès : le peuple, comme les nobles, s’y intéressait ; les représentations scéniques se multipliaient aux diverses sortes de jeux ; et les sénateurs, à partir de 194, s’y réservaient des places séparées. Il était naturel dès lors qu’on songeât bientôt à construire pour les spectacles de ce genre un édifice permanent. En effet, en 179, le censeur M. Æmilius Lepidus entreprend, près du temple d’Apollon, un bâtiment comprenant, pour le public, un hémicycle disposé en plan incliné, et, pour les acteurs, une estrade avec la décoration obligatoire destinée à. lui servir de fond. Vraisemblablement ce théâtre était assez petit, sans sièges, et spécialement réservé aux jeux Apollinaires. Aussi, dès 174, les censeurs suivants Q. Fulvius Flaccus et A. Postumius Albinus font-ils élever une scène de pierre, qui doit être mise, d’une façon générale, à la disposition des édiles ou des préteurs chargés de l’organisation des jeux. Nous sommes donc bien dans la tradition philhellène. Mais ces nouveautés ne tardèrent pas à soulever une opposition acharnée : Tertullien parle de lois ordonnant, dès qu’ils s’élevaient, la destruction de ces lieux de corruption. Les censeurs, dit-il encore, firent souvent démolir les théâtres naissants, parce qu’ils y voyaient une école de débauche et un grave danger pour les mœurs dont ils avaient la charge. Tacite de même rappelle qu’avant le théâtre de Pompée, c’est-à-dire avant 55, la scène, comme les gradins, était improvisée pour chaque représentation. Bien qu’aucun auteur ne nous le dise expressément, les bâtiments élevés en 179 et en 174 ont dû être victimes, à bref délai, d’une de ces proscriptions. En tout cas, nous en avons un exemple certain un peu plus tard, en 155. Cette année-là, le censeur Cassius en revient à l’idée d’élever un théâtre ; l’adjudication est faite, et les travaux commencent près de la grotte Lupercale, sur le flanc du Palatin. Mais le consul P. Cornélius Scipio Nasica Corculum s’élève avec force contre ce projet, et il décide les sénateurs non seulement à faire démolir le théâtre et à en vendre à l’encan les matériaux, mais même à interdire l’usage des sièges qui commençait à se répandre dans le public, et à contraindre les spectateurs à rester debout. Or nous connaissons les motifs de cette sévérité : Scipion, dans son patriotisme prévoyant, ne voulait pas laisser la volupté grecque s’insinuer dans les mœurs viriles de Rome, ni permettre à la dépravation étrangère d’ébranler et d’énerver sa vertu. C’est donc bien la crainte de l’hellénisme qui lui dicte sa conduite en 155 ; et l’on peut supposer qu’il en avait été de même pour les proscriptions antérieures auxquelles Tertullien fait allusion. Enfin, il est encore permis de voir une protestation contre l’influence grecque dans le soin que prend Caton d’écrire ses Origines en latin. En effet les premiers historiens romains, Q. Fabius Pictor et L. Cincius Alimentus avaient rédigé leurs livres en grec, quittes à les faire ensuite traduire en latin ; et les contemporains de Caton, le fils du premier Africain, C. Acilius Glabrio, A. Postumius Albinus, continuaient à suivre cet exemple. Là il ne fallait pas songer assurément à les contraindre par édit à changer de méthode. Mais Caton du moins ne se borne pas à railler leur manie à l’occasion ; il prêche aussi d’exemple, et, dans la dernière partie de sa vie, quand il entreprend d’élever à son tour un monument à la gloire de Rome et de l’Italie, c’est à la langue nationale qu’il a recours. |
[1] A vrai dire, Tite-Live ne mentionne pas l’intervention de Flamininus dans cette circonstance. Mais elle paraît bien probable, si l’on songe que Philopœmen suspend la lutte au moment où Nabis est presque anéanti, et que d’autre part Flamininus se montrait jaloux de la gloire acquise par le chef achéen dans cette occasion. (Liv., XXXV, 30).
[2] Polybe est beaucoup trop indulgent pour eux quand il les représente, jusqu’à l’époque de Callicrate, comme un peuple à l’âme haute, aux belles maximes, compatissant à toutes les infortunes, prêt à secourir quiconque implore sa protection, et, en même temps, s’appliquant de tout son pouvoir à ne pas léser les droits des alliés dont il a éprouvé la fidélité (XXVI, 3).
[3] Valérius d’Antium présentait les faits d’une manière un peu moins défavorable à Flamininus : au lieu d’un jeune garçon, il se serait, agi d’une courtisane : et surtout, au lieu de poursuivre à travers la salle du festin un chef boïen venu en suppliant, Flamininus se serait contenté de faire amener un criminel pour lui trancher la tête d’un coup de hache. Mais, comme Tite-Live a tiré le premier récit du discours même prononcé par Caton afin de justifier l’exclusion de Flamininus, — discours auquel Flamininus n’avait rien trouvé à répondre, — il n’y a pas de doutes sur son exactitude (Cf. Liv., XXXIX, 42-43).
[4] Ce fut une des raisons pour lesquelles Caton lui fit refuser le triomphe, en 190.
[5] Sur la conduite de ces deux villes pendant la seconde guerre punique, cf. Liv., XXII, 32 ; XXIII, 14-17 ; 39 ; 43.
[6] Liv, XLII, 3. — Valère Maxime (I, 1, 20) ajoute que le Sénat lui-même ne se décida à intervenir qu’en voyant les malheurs dont Fulvius fut aussitôt frappé. D’abord sa raison fut ébranlée ; puis, de ses deux fils qui faisaient alors la campagne d’Illyrie, l’un fut tué, l’autre tomba dangereusement malade. On crut reconnaître là l’effet du courroux de Junon, et ce sont ces avertissements répétés qui auraient engagé le Sénat à faire reporter les marbres à Locres. Fulvius finit par se pendre l’année suivante (Liv 4 XLII, 28).
[7] La famille Popilia était d’origine plébéienne ; néanmoins toute l’aristocratie finit par s’entendre pour laisser tomber l’affaire de M. Popilius Lænas.
[8] Curcul. Dans la même pièce (V, 1), un des personnages raconte ensuite toute la peine qu’il a eue à se faire payer de son banquier : c’est la mise en action des trois vers précédents. — Le Curculio a dû être composé peu de temps après 193 ; l’Aululaire, postérieur à l’abolition de la loi Oppia, est à peu près de la même date ; le Persan est rapporté à la fin de la carrière de Plaute, vers 186.
[9] La mention d’une basilique dans ce passage l’a fait considérer parfois comme une interpolation ; mais les textes cités ne sont nullement décisifs (cf. les notes de Ussing à cet endroit, et aux Captifs, v. 807).
[10] Caton avait prononcé un discours pour défendre son projet.
[11] Pour l’histoire des Romains à Délos, je renvoie de nouveau à l’article de M. Homolle.
[12] B. C. H., VI, 1882, p. 29 et sqq. L. 85, 86, 89, 100, 102, 103, 104. — Bien entendu, les Déliens, comme les Delphiens, ne manquent pas d’accorder aux Romains tous les honneurs dont ils disposent. On a retrouvé récemment plu sieurs décrets de cette nature, dont le plus intéressant est en faveur de Scipion l’Africain. Celui-ci avait été nommé d’abord proxène et bienfaiteur du temple et de la ville (B. C. H., XXVIII, 1904, p. 272, 1. 5) ; on lui décerne ensuite une couronne de laurier avec proclamation officielle à la fête des Apollonia (ibid., 1. 8).
[13] Ibid. (inventaire de l’archontat de Démarès).
[14] Décret des Déliens en l’honneur de leurs députés qui sont allés à Rome renouveler l’alliance.
[15] Liv. XXXVIII, 44 : C’est à peu près, dès 187, la même exception qui se retrouve, en 72, dans le plébiscite relatif à Termessos la Grande (en Pisidie), en faveur des dîmes que les publicains peuvent faire transporter à travers le territoire de cette ville.
[16] C’est l’argument dont se sert, en 102, le censeur Q. Cæcilius Metellus Numidius, quand il s’efforce de prévenir à Rome le danger de la dépopulation. Son discours de proie augenda demeura célèbre, et Auguste le relut au peuple, quand il dut à son tour rappeler les Romains à la nécessité du mariage (Lit., ep. LIX ; — Suét., Aug., 89).
[17] Sur ces châtiments et sur leurs effets, cf. Pol., VI, 37-38.
[18] Cf. plusieurs traits de ce genre dans Val. Max., II, 7 (De disciplina militari).
[19] Les exemples les plus fameux de devotio sont ceux des deux Décius, consuls tous deux pendant les guerres contre les Samnites, en 340 et en 295 (Liv., VIII, 9 ; X, 28). En 362, M. Curtius s’était jeté dans un gouffre ouvert au milieu du forum par un tremblement de terre (Liv. VII, 6).
[20] Il convient d’ailleurs de remarquer que l’intervention du roi de Sparte Pausanias, avec une armée, ne fut pas sans influence sur la marche des négociations.
[21] Il est à peine besoin de rappeler ici que, si la Grèce propre, au moment où elle se trouva sérieusement menacée par Rome, consentit à oublier ses dissensions au congrès de Naupacte, en 217 (cf. Introduction), ce fut pour y retomber presque aussitôt. — Quant aux discours d’apparat des sophistes ou des orateurs du iv siècle pour recommander la paix et la concorde (comme le Pythique et l’Olympique de Gorgias, l’Olympique de Lysias, le Panégyrique d’Isocrate, ils n’eurent aucune influence pratique.
[22] Des protestations s’élevèrent parfois contre cet égoïsme : mais leurs auteurs comptaient si peu sur l’approbation générale qu’ils hésitaient à en prendre la responsabilité. Ainsi Anaximène eut soin d’attribuer à Théopompe, son ennemi, la paternité de son TrikaranoV, où il reprochait vivement aux trois villes qui s’étaient succédé à la tête de la Grèce, Athènes, Sparte et Thèbes. Le mauvais usage qu’elles avaient fait de leur pouvoir (Cf. Pausanias, VI, 18, 5).
[23] Denys, Ant. rom., II, 16. Cf. ibid., 17 (contraste formé par les habitudes des Grecs en pareil cas, et résultat pour les deux peuples de ces systèmes opposés). — Les mêmes remarques se retrouvent encore dans le discours prononcé par l’empereur Claude, en 48 après J.-C., pour décider le Sénat à admettre des Gaulois dans son sein. Claude trouve qu’il est d’une politique habile d’utiliser le concours des vaincus, et, comme Denys, il voit dans l’obstination des Grecs à ne jamais agir de la sorte la cause de leur ruine. (Tac, Ann., XI, 24).
[24] Platon, Lois, V, Platon propose alors de s’arrêter à 5.040 citoyens, parce que, 5.040 ayant 59 diviseurs, dont les dix premiers nombres, ce chiffre offre une grande commodité pour la répartition des citoyens en toutes sortes de groupes.
[25] Sur le rôle de Xanthippe dons la première guerre punique, cf. Pol., 1, 32 et sqq. — Sur la situation de Sparte à cette époque, cf. Droysen, Hist. de l’hell., III.
[26] Ainsi, dans un traité conclu entre Rhodes et Hiérapytna vers la fin du iiie siècle, une des clauses stipule en faveur des Rhodiens toutes les facilités possibles pour lever, en cas de besoin, des mercenaires dans la ville, sur le territoire et sur les possessions de Hiérapytna.
[27] Cf., dans Thucydide, le tableau des excès commis à Athènes au moment de la peste (II, 53), et, à propos des troubles de Corcyre, celui de la démoralisation générale de la Grèce (III, 82-83). — Un signe manifeste de la fureur déployée par les Grecs dans leurs guerres, c’est le soin qu’ils prennent de consacrer indistinctement le souvenir de toutes leurs victoires, infime s’ils les ont remportées sur des compatriotes. Leurs sanctuaires les plus vénérés sont remplis de ces monuments de haine et de vengeance. Ainsi, à Delphes, le Trésor des Syracusains rappelle le désastre des Athéniens en Sicile, et celui de Thèbes la bataille de Leuctres ; après Ægos Potamos, les Spartiates dédient un groupe de plus de vingt statues de bronze ; les Thébains et les Amphictyons célèbrent à leur tour l’heureux succès de la guerre Sacrée, etc. Encore s’agit-il là de graves événements ; mais quantité d’offrandes se rapportent à des querelles qui n’ont pas laissé de trace dans l’histoire, et il y en a même qui ont trait à des batailles demeurées indécises (par exemple, Pausanias, X, 9, 6).
[28] Cf., sur Héraclide, Pol., XIII, 4 ; — sur Dicéarque, Pol., XVIII, 31.
[29] Cf. Pol., XV, 21-23 (affaire de Ciané) ; — XV, 24 (affaire de Thasos) ; — XXIII, 13 (affaire de Maronée).
[30] Ainsi, dans le traité entre Rhodes et Hiérapytna, auquel nous avons déjà fait allusion, une des clauses prévoit la nécessité d’intervenir contre les pirates ou leurs alliés. L. 51. — Vers le même temps, un décret d’Athènes, datant probablement de 211, nous montre un chef étolien, Boucris, d’accord avec les Crétois pour exercer la piraterie. Il a opéré une descente en Attique, y a fait des prisonniers, parmi lesquels plusieurs citoyens, et les a emmenés en Crète. Athènes, pour leur délivrance, a dû payer 20 talents. En présence de pareils actes, elle sent la nécessité de conclure une alliance avec les deux fédérations qui se partagent la Crète, et, grâce à l’intervention amicale d’un citoyen de Cydonia, elle arrive à assurer la sécurité de ses nationaux et à obtenir pour eux le droit de recouvrer, en cas de prises, ce qu’on pourra retrouver du butin transporté en Crète.
[31] Liv., XXXI, 24, 26, 30. — Un peu plus tard, vers 150, Prusias, alors en guerre avec Attale II, renouvellera devant Pergame, sans plus de ménagements, les ravages exercés par Philippe (Pol., XXXII, 25}.
[32] Sur le développement de l’irréligion en Grèce, Pol., XIII, 3.
[33] Aussi, de bonne heure, voyons-nous les Romains rapprocher l’« habileté » grecque de la fourberie carthaginoise (Liv., XLII, 47).
[34] Pol., IV, 17. — Les faits de ce genre vont devenir de plus en plus nombreux. Par exemple, en 174, chez les Etoliens d’Hypata, on autorise aussi le retour des exilés, et sur le champ 80 citoyens de marque veulent profiter de l’amnistie. Le premier magistrat de la ville, qui déjà a par serment garanti leur sécurité, se rend en personne à leur rencontre au milieu d’un grand concours d’habitants. On se salue amicalement, on se serre les mains ; puis, au moment où les malheureux franchissent la porte, ils sont tous mis à mort (Liv., XLI, 25). — En 170, en Crète, les gens de Cydonia se jettent subitement sur une ville alliée, Apollonia : ils massacrent les hommes, pillent les biens, se partagent les femmes, les enfants, la cité, le territoire, et restent en possession du tout (Pol., XXVII, 16).
[35] Cette précaution se trouve dans un décret officiel de la ville de Delphes, rendu en faveur d’un arbitre athénien, vers le début du iie siècle (G. Colin, Le culte d’Apollon Pythien à Athènes).
[36] Les trésors sacrés n’étaient pas plus respectés que les autres. A ce propos, on peut se reporter à une série de jugements rendus, en 117, par l’Amphictyonie de Delphes sur l’invitation des Romains. Il n’est pas d’empiètements ou de vols dont le domaine ou la fortune d’Apollon n’aient été victimes ; les Delphiens apportent dans les débats une mauvaise foi manifeste, et, en fin de compte, les premières familles du pays sont condamnées par le vote des hiéromnémons à des restitutions et à des amendes significatives (Cf. B. C. H., XXVII, 1903, p. 104 et sqq.).
[37] Toujours d’après Polybe, si Persée avait été moins avare, en offrant des subsides aux États grecs et des cadeaux personnels aux rois ou aux magistrats, sans avoir besoin de munificences extraordinaires, au prix de sommes modérées il aurait entraîné dans son parti tous les Grecs, ou au moins la plupart d’entre eux. Aux yeux de Polybe, c’est là un fait incontestable (XXVIII, 9). Et d’ailleurs, pour les siècles précédents, ne savons-nous pas combien les « archers d’or » des rois de Perse trouvaient d’ordinaire bon accueil dans les cités helléniques ?
[38] Liv., XXXI, 14-15 ; — Pol., XVI, 25. — Les tribus attiques se trouvèrent alors au nombre non pas de onze, comme le dit Tite-Live, mais de douze. En effet il est bien vrai que les tribus Antigonis et Démétrias sont supprimées à ce moment : c’est une des mesures par lesquelles Athènes fait la guerre a Philippe (cf. Liv., XXXI, 44) ; mais il ne faut pat oublier que, vers 816, une tribu Ptolémaïs a été créée en reconnaissance de l’appui prêté par l’Egypte à Athènes. A ce genre de Batterie, on peut encore rattacher la constitution de dèmes nouveaux, tels que Berenikidai, en l’honneur de la reine Bérénice, femme de Ptolémée III Evergète, et ApollwnieiV, en l’honneur d’Apollonis, femme d’Attale Ier. Naturellement, ces dèmes furent respectivement rangés, dans les tribus Ptolémaïs et Attalis.
[39] Les Etoliens avaient d’ailleurs voté des statues pour chacun des membres de la famille d’Eumène
[40] Flamininus, en 192, se laisse aller à dire devant les Achéens que le courage des Etoliens est tout entier dans les paroles, non dans les actions, et qu’il brille plus dans les conseils ou les assemblées que sur les champs de bataille (Liv., XXXV, 49). Il a tort ; et, moins que personne, il avait le droit d’oublier quel précieux concours il avait trouvé dans la cavalerie étolienne pendant sa campagne contre Philippe. Mais cette injustice même est pour nous une preuve de l’agacement que lui cause l’intempérance de langage de ses alliés.
[41] Pol., XXIV, 5 ; — Plut., Philop., 17. — Un siècle et demi auparavant, les généraux macédoniens avaient éprouvé les mêmes sentiments à l’égard d’Athènes. Ils rendaient volontiers hommage au patriotisme de Démosthène ; mais ils tenaient en piètre estime un peuple tout préoccupé de théâtre, de banquets et de danses. Témoin le mot de Parménion à Antipater (ps.-Lucien, Éloge de Démosthène, 35)
[42] A l’exemple de Paul-Émile, on pourrait joindre celui d’un de ses lieutenants dans sa campagne de Macédoine, C. Sulpicius Gallus. Celui-ci également est un homme d’une culture générale très étendue (Cic., Brut., 20, 78) ; avant la bataille de Pydna, il est capable sinon de prédire, du moins d’expliquer aux soldats une éclipse de lune (Val. Max., VIII, 11, 1) ; et on le regarde, à Rome, comme un des collaborateurs possibles de Térence (Suét., Vie de Tér., 4). Néanmoins, quand il est chargé, en 164, d’une mission en Orient, il se montre tout aussi dur, envers l’Achaïe comme envers Pergame, que les autres diplomates romains à la même époque.
[43] Les auteurs anciens sont loin de s’entendre sur la date à laquelle il convient de faire remonter l’origine de cette corruption. Valère-Maxime parle de la fin de la seconde guerre punique et de la défaite de Philippe (IX, 1, 3). Dion Cassius et Tite-Live mettent en cause l’expédition d’Asie ; Polybe, la guerre contre Persée. L. Calpurnius Pison descendait jusqu’à la censure de 154. En réalité, il est clair que toutes les guerres entreprises par Rome, au iie siècle, en pays hellénique, ont contribué de plus en plus à ce résultat. — Ce qu’il nous importe de constater ici, c’est que, déjà avant la guerre contre Persée, les mœurs de Rome se sont gravement altérées. Nous nous attacherons donc, dans les pages suivantes, à réunir un nombre suffisant de faits caractéristiques antérieurs à cette date ; mais, d’autre part, nous nous croirons en droit d’utiliser aussi parfois des observations présentées par leurs auteurs à propos d’événements un peu postérieurs, s’il s’agit de considérations générales sur un état de choses dont l’origine remontait déjà assez haut.
[44] Cf. pseudo-Salluste, Première lettre à César, 5.
[45] En treize ans, de 201 à 188, Rome reçoit 10.000 talents de Carthage, 1.000 de Philippe, 500 de Nabis, 15.000 d’Antiochus, 500 des Etoliens, 300 d’Ariarathe.
[46] Cf., par exemple, le fragment célèbre de Caton (or. II, Jord. : De sumptu suo), où il se vante de n’avoir jamais voulu enrichir son état-major, en dépit de l’usage courant, ni en lui attribuant une part excessive du butin, ni en le laissant trafiquer des permis assurant à leurs porteurs le droit de se faire fournir gratuitement tout ce qui pouvait leur être nécessaire en voyage, ni encore en lui payant très cher en argent de prétendues rations de vin allouées par l’État. Ce sont là, répète Caton avec insistance, des choses dont il n’est plus bon de se vanter devant les Romains. — Ce discours est évidemment postérieur aux grandes magistratures de Caton ; mais la date n’en est pas fixée d’une façon précise.
[47] Sur les bénéfices matériels rêvés maintenant par les soldats et par les généraux, cf. pages suivantes.
[48] Plaute, Pers. Bien entendu, dans ces conditions, les femmes sentent que leur argent constitue pour elles une puissance. Elles trouvent des moyens juridiques pour échapper à l’autorité de leurs maris (cf. Lange, Hist. int. de Rome, I, p 550 ; — Marquardt-Mommsen, XIV, p. 77). Bien mieux, au grand scandale de Caton, elles descendent au Forum, poursuivant les magistrats de leurs réclamations, et, dès 195, obtiennent l’abolition de la loi Oppia, promulguée vingt ans auparavant.
[49] Ce fut le cas, par exemple, lors de l’élévation de Caton à la censure (Liv., XXXVII, 57).
[50] Liv., XLI, 21 et 21. — A vrai dire, Valère-Maxime (III, 5,1), confond ces deux Scipions ; mais, comme ils portent dans Tite-Live des prénoms différents et que leur préture d’ailleurs ne concorde pas, Cnæus ayant obtenu la Gaule comme province et Lucius ayant exercé les fonctions de préteur pérégrin, il semble naturel de les distinguer. C’est l’opinion, par exemple, de Mommsen ; d’autres préfèrent ne donner au grand Scipion qu’un fils indigne de lui (par exemple Lange, Hist. int. de Rome, I, p. 531).
[51] Ce discours doit se rapporter aux campagnes menées par Caton soit contre Acilius, consul en 191, soit contre Fulvius Nobilior, consul en 189.
[52] Ils en arriveront, on le sait, pour constituer leurs immenses latifundia, à déposséder sans scrupules leurs voisins pauvres (Sall., Jug., 41).
[53] De là le discours de Caton : Ne spolia figerentur nisi de hoste capta. (Jordan, or. LXXIII).
[54] D’une façon
générale, Caton, pendant longtemps, se moqua beaucoup de la manie des statues.
Il aimait à dire qu’il aimait mieux s’entendre demander pourquoi il n’en avait
pas que pourquoi il en avait une (Plut., Cat., 19) ; mais il finit, après sa censure, par avoir aussi
la sienne, tenait lieu des décrets du Sénat et des décisions du peuple à
l’origine.
[55] L’Asie, avec les délices de ses villes, l’abondance de ses ressources de terre et de mer, la mollesse de ses habitants et les trésors de ses rois, n’était pas regardée comme une adversaire sérieuse, et on en venait à se réjouir, pour le maintien de la discipline militaire, d’avoir encore à lutter contre les Ligures. (Liv., XXXIX, 1)
[56] Ennius, Heduphagelica. Nous ne connaissons pas la date de ce poème ; Ennius, en tout cas, est mort en 169. Un siècle plus tard environ, Varron décrira à son tour, dans une satire intitulée Peri edesmatwn, les principaux mets en usage à son époque ; Aulu-Gelle (VII, 16) nous en a conservé un résumé. On peut y voir les progrès accomplis alors par les Romains dans leurs recherches gastronomiques : à ce moment, ils mettent à contribution la Phrygie, Rhodes, la Cilicie, l’Egypte, l’Espagne, etc.
[57] Polybe parle d’un talent : c’est à peu près la même chose.
[58] Diodore (XXXVII, 3) indique encore d’autres prix. Mais bien que, dans ce même chapitre, il cite aussi la phrase de Caton que nous venons de rapporter, il doit faire allusion cependant à une époque postérieure. La jarre de vin se vend alors 100 drachmes, la jarre de salaisons du Pont 400 drachmes, les cuisiniers d’une habileté éprouvée dans leur art 4 talents, et les jolis mignons très cher : pour eux, il n’y a plus de limite déterminée.
[59] Le Curculio doit être un peu postérieur à 193.
[60] F. H. G., III, p. 258 (fr. 18 de Posidonios d’Apamée). — Ce tableau s’applique peut-être a une époque postérieure à celle où nous sommes, puisque les Histoires de Posidonios faisaient suite à l’ouvrage de Polybe ; en particulier, le livre XVI, dont il provient, devait se rapporter aux environs de l’année 128 (car il y est question de la captivité d’Antiochus Sidétés chez les Parthes : fr. 111-20). Mais Posidonios pouvait fort bien aussi y parler d’une façon générale du luxe depuis longtemps déjà en usage chez les Syriens ; or précisément son récit est non pas au présent, mais à l’imparfait.
[61] Caton, on le sait, en prend aussi fort à son aise avec les auspices.
[62] Cf. Liv., XXI, 63 ; XXII, 1 et 3. Les faits rapportés par Tite-Live ont fort bien pu être exagérés après coup par la noblesse ; l’indifférence de Flaminius en matière religieuse n’en reste pas moins certaine.
[63] De là le denier frappé plus tard par un Cornélius Cethegus en souvenir de P. Cornélius Cethegus (consul en 204), où Atys est représenté coiffé du bonnet phrygien, portant une branche sur l’épaule, et galopant sur un bouc (Babelon, Mon. de la Rép. rom., I, p. 393).
[64] Cicéron, à la fin du premier livre de son traité de la Divination (I, 58, 132), proteste d’une façon générale contre tous les devins de mauvais aloi, augures du pays des Marses, haruspices de villages, astrologues de grandes places, pronostiqueurs d’Isis, et interprètes de songes. Il cite, à ce propos, des vers où Ennius exprime la même opinion ; mais la citation d’Ennius ne paraît commencer qu’après la phrase où il est question des Isiacos conjectores (cf. Ennius, éd. Vahlen, p. 136 : Telamo, fr. 2, et la note). — D’autre part, Valère Maxime (I, 3, 3) parle d’un L. Æmilius Paulus qui, pendant son consulat, ne trouvant pas d’ouvrier assez hardi pour porter la main sur les temples d’Isis et de Sérapis, dont le Sénat ordonnait la destruction, s’arma lui-même d’une hache et en donna le premier coup aux portes des temples condamnés. La difficulté vient ici de ce qu’on connaît trois consuls nommés L. Æmilius Paulus : le premier, consul en 219 et 216, le second en 182 et 168, le troisième en 50. On aimerait assez à attribuer cette intervention énergique au vainqueur de Persée, qui mettait, nous l’avons vu, tant de soin dans l’observation des rites nationaux ; mais il semble plutôt que Valère Maxime fasse ici allusion aux événements relatés par Dion Cassius (XL, 47) après l’assassinat de Clodius et la condamnation de Milon, c’est-à-dire précisément vers 50.
[65] Cf. Lafaye, Hist. du culte des divin. d’Alexandrie hors de l’Egypte.
[66] En cas de conflit entre un prêtre et le souverain pontife, si on en appelle au peuple, celui-ci, régulièrement, décide que l’amende prononcée par le souverain pontife sera levée, mais que le prêtre devra se soumettre à l’autorité de son chef hiérarchique.
[67] Dès 212, il est question de comices tenus pour la nomination du grand pontife (Liv., XXV, 5) ; en 209, ils nomment le grand curion (Liv., XXVII, 8). — La procédure suivie n’est pas toujours nettement distinguée par Tite-Live. En 145, le tribun C. Licinius Crassus proposera de transférer nu peuple l’élection de tous les pontifes (Cic., De amicit., 25, 96). Il n’y roussira pas encore ; mais cette innovation sera réalisée, en 103, par la loi Domitia (Vell. Pat., II, 12).
[68] Ces lames naturellement ne portent pas de date précise. Celles que je cite ici paraissent être, pour la plupart, du iiie ou du iie siècle. — Elles ont été publiées d’abord dans l’ouvrage de M. Carapanos : Dodone et ses ruines.
[69] Ce vers est peut-être emprunté à une tragédie. Aristophane le place dans la bouche d’Hermès, quand celui-ci, ne recevant plus de sacrifices depuis la guérison de Plutus, déserte le parti des dieux.
[70] En effet, elles ne se retrouvent pas dans les fabulæ togatæ.
[71] Le résumé de Lactance est en prose ; mais l’ouvrage d’Ennius était probablement écrit en vers.
[72] Accius poursuivra encore de sarcasmes analogues les augures mêmes de la religion romaine : « Je ne crois point aux augures qui enrichissent de paroles les oreilles d’autrui pour emplir d’or leurs maisons. » (Ribbeck : Accius Astyanax, 4).
[73] Cf., par exemple, à ce sujet, ce que Polybe dit d’A. Postumius Albinus : l’admiration de ce personnage pour la langue et les maximes des Grecs est si exagérée et si ridicule qu’elle amène les plus considérables des vieux Romains à prendre l’hellénisme en horreur (Pol., XL, 6). La réflexion de Polybe pourrait aisément être généralisée.
[74] Liv., XXXIV, 4. — Le discours original de Caton est perdu ; mais Tite-Live a dû s’en inspirer.
[75] Il donna d’ailleurs sa fille en mariage au fils de Caton.
[76] C’est ainsi que, pendant sa censure, en 169, il prit soin, par exemple, de grouper tous les affranchis dans les tribus urbaines.
[77] Il est souvent fait allusion à cette loi dans les auteurs (cf., en particulier, Cic., Verrines, de præt. urb., chap. 41 et sqq.) ; on n’en trouve cependant nulle part le texte original. Sur les questions soulevées à ce sujet et sur la rédaction probable de la loi, cf. le Cicéron d’Orelli, t. VIII, p. 294 et sqq.
[78] On a retrouvé dans le Bruttium, sur une table de bronze, un exemplaire du sénatus-consulte rendu à ce sujet (C. I. L. I. p. 43, n° 196.
[79] Liv., XL, 29. — Pline résume les variantes des principaux historiens anciens sur cette affaire. C’est Cassius Hemina qui rapportait, — détail omis par Tite-Live, — que les rouleaux étaient écrits sur papier.