ROME ET LA GRÈCE DE 200 A 146 AVANT JÉSUS-CHRIST

 

DEUXIÈME PARTIE — DE LA SECONDE À LA TROISIÈME GUERRE DE MACÉDOINE

CHAPITRE I — LA GUERRE ÉTOLO-SYRIENNE ET SES RÉSULTATS

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I

De la seconde à la troisième guerre de Macédoine, une transformation considérable se produit dans les rapports des Romains avec les Grecs. Rome, pendant ce temps, n’augmente pas — ou presque pas — aux dépens du monde hellénique son empire immédiat ; mais, dans toute l’Asie Mineure, elle substitue son influence à celle des Séleucides ; en Macédoine, elle met fin à la domination des Antigonides ; et, dans la Grèce proprement dite, sa bienveillance des premiers jours à l’égard de ses alliés se change peu à peu en un protectorat sévère qui laisse déjà prévoir la servitude. L’histoire de ces vingt-trois années est fort complexe ; car aux événements voulus et préparés par Rome viennent s’en mêler d’autres qu’elle n’a pas désirés, et dont elle est pourtant obligée de tenir compte. Nous n’en présenterons pas ici un exposé détaillé : il nous suffira d’y choisir un certain nombre de faits capables de montrer progressivement l’allure nouvelle de la politique romaine ; tout en constatant cette évolution, nous en rechercherons les motifs, et enfin nous aurons à nous demander pourquoi, même après la victoire de Pydna, le Sénat évite encore de s’annexer aucun territoire.

D’après ce que nous avons dit au chapitre précédent, vers 194 Rome s’inspire pleinement des idées de Flamininus dans sa conduite vis-à-vis des Grecs : elle saisit donc volontiers les occasions de leur témoigner sa sympathie. Nous en avons la preuve, par exemple, dans une lettre adressée alors au nom du Sénat et des magistrats de la République à une ville de la côte d’Ionie, Téos. Celle-ci s’efforçait de faire universellement reconnaître l’inviolabilité de son sanctuaire de Dionysos ; elle dut multiplier à ce propos les ambassades dans les diverses cités du monde grec ; mais, de plus, comme l’ingérence des Romains se manifestait chaque jour davantage dans les affaires de l’Orient, elle ne négligea pas de leur présenter aussi sa requête. Elle en obtint une réponse favorable, et, avec toutes les autres du même genre,[1] elle eut soin de la graver sur les murs de son temple. Un hasard heureux nous l’a conservée : le nom du préteur pérégrin M. Valérius Messala la date exactement de 192.

« M. Valérius M. f., préteur, les tribuns et le Sénat au Sénat et au peuple de Téos, salut. — Ménippos, l’ambassadeur envoyé par le roi Antiochus auprès de nous, et en même temps choisi aussi par vous pour représenter votre ville, nous a remis votre décret, et, pour son compte, il a parlé dans le même sens avec beaucoup de zèle. De notre côté, nous l’avons reçu avec bienveillance, à cause de la réputation qu’il s’est précédemment acquise comme de son mérite personnel, et nous avons écouté volontiers ses demandes. C’est une règle constante chez nous de tenir tout à fait grand compte de la piété envers les dieux : on peut en premier lieu l’induire de la bonté que le ciel nous témoigne pour cette raison ; et d’ailleurs plus d’une autre preuve, nous en sommes persuadés, a rendu évidente notre déférence envers la divinité. Aussi, pour ce motif comme à cause de notre bienveillance envers vous et de notre considération pour votre ambassadeur, nous décidons que votre ville et son territoire garderont, comme aujourd’hui, leur caractère sacré ; ils jouiront du droit d’asile, avec immunité de tout tribut envers le peuple romain ; et, ces honneurs que nous rendons à Dionysos, ces privilèges que nous vous accordons, nous nous efforcerons de les augmenter encore, si vous conservez pour l’avenir vos bonnes dispositions à notre égard. — Adieu. »

On le voit, droit d’asile ou exemption d’impôts, Rome accorde tout ce qu’on lui demande ; elle se déclare même prête à faire davantage, pourvu qu’on reste fidèle à son alliance ; elle n’insiste nullement de façon déplaisante sur cette restriction, très naturelle d’ailleurs ; et, pour raison de sa générosité, elle continue à donner sa bienveillance envers les Grecs. Bref, cette communication officielle est rédigée dans le même ton que la lettre de Flamininus aux habitants de Cyréties, et nous devons, je crois, l’interpréter de la même manière. Certes les égards témoignés aux cités grecques ne sont pas exempts de calculs ; car, par là, le Sénat désire s’assurer d’utiles alliés contre la Macédoine et contre la Syrie. Mais ils ne sont pas non plus le résultat d’une pure hypocrisie : au début du iie siècle, Rome s’est prise d’un philhellénisme très vif, très sincère, et il ne lui coûte pas d’en donner des preuves, pourvu que ses intérêts n’en soient pas lésés. C’est le cas précisément dans ses rapports avec les petites villes : ayant besoin de leur appui, elle aime mieux se les attacher par les liens de la reconnaissance que de les contraindre par la force à la servir.

Avec les grands Etats, il en va tout autrement. Ceux-là constituent pour elle des rivaux capables de s’opposer un jour ou l’autre à ses desseins ; en conséquence, elle les surveille avec un soin jaloux. Elle peut bien conclure avec eux des alliances passagères, si les circonstances l’y obligent ; mais, au fond, comme elle les craint, elle est résolue à les abattre dès que l’occasion s’en présentera. Peu lui importe alors qu’il s’agisse là aussi de peuples de race grecque : elle trouve toujours des prétextes pour les séparer de leurs compatriotes, et ne s’inquiète pas de telles contradictions. C’est ainsi qu’elle a entrepris la seconde guerre de Macédoine ; à présent, depuis plusieurs années déjà, elle songe à celle de Syrie, et nous ne devons pas nous attendre à trouver chez elle plus de ménagements pour Antiochus qu’elle n’en a eu pour Philippe.

A la vérité, dans cette nouvelle lutte, les hostilités proprement dites ont été engagées par Antiochus et par ses alliés, les Etoliens ; mais, si Rome n’en a pas pris l’initiative, elle les vit éclater avec plaisir, et, en réalité, elle avait contribué pour sa bonne part à les préparer ; car, du moment où, après avoir conquis l’Occident, elle prétendait aussi étendre son influence sur la Méditerranée orientale, la guerre contre Antiochus s’imposait à elle comme le pendant, comme le complément nécessaire de la guerre contre Philippe. Celle-ci, nous l’avons montré, avait eu pour cause essentielle la volonté fermement arrêtée chez les Romains d’empêcher les progrès de la puissance macédonienne, surtout quand, après la mort de Ptolémée Philopator, elle menaça de s’augmenter encore des dépouilles de l’Egypte. Or, Philippe n’était pas seul à profiter de la faiblesse de l’Egypte ; il s’était entendu avec Antiochus.

Rome regardait d’un aussi mauvais œil l’ambition des deux princes ; et, si elle avait continue à traiter un avec bienveillance pendant qu’elle adressait à l’autre ses ultimatums impérieux, c’était uniquement pour n’avoir pas à combattre deux adversaires en même temps. A la faveur de ces circonstances, Antiochus avait opéré à l’aise ses annexions : en 198, il avait remporté au pied du Panion, près des sources du Jourdain, une grande victoire qui lui livrait toutes les possessions des Ptolémées depuis la Cilicie jusqu’aux frontières de l’Egypte ; l’année suivante, il s’était tourné du côté de l’Asie Mineure, et avait commencé à mettre la main sur les villes grecques d’Ionie qui, dans le traité de partage, devaient revenir à Philippe. Jusqu’à la bataille de Cynocéphales, Rome le laissa libre d’agir à sa fantaisie ; tout au plus, pour donner une apparente satisfaction aux prières d’Attale, fit-elle entendre discrètement à Antiochus qu’elle lui saurait gré de respecter les Etats d’un allié de Rome. Ses protestations demeuraient platoniques ; elle continuait à recevoir fort bien les ambassades syriennes, elle les renvoyait avec des réponses aimables et des décrets en l’honneur du roi. Tite-Live n’en dissimule pas la raison : « Ces ménagements, dit-il, étaient dictés par l’incertitude où l’on était encore sur le succès de la guerre contre Philippe. »

Mais, Philippe une fois défait, on ne tarda pas à changer de ton : au printemps de 196, Antiochus, encouragé par ses succès, se préparait à passer en Europe, et manifestait l’intention d’y fonder une satrapie nouvelle pour son fils Séleucus ; Flamininus et les dix commissaires sénatoriaux signifièrent alors à ses ambassadeurs que leur maître devait évacuer les villes d’Asie qui avaient appartenu à Philippe ou à Ptolémée, ne rien entreprendre contre les cités libres, et, avant tout, s’abstenir, lui et ses troupes, de mettre le pied en Europe.[2] Il ne tint pas compte de cet avertissement ; on le lui renouvela directement quelques mois après à Lysimachie, et l’entrevue, d’abord amicale, prit bientôt un tour assez aigre. « A supposer, concluaient les légats du Sénat, que les Romains pussent fermer les yeux sur son arrivée en Asie, comme sur une chose qui ne les touchait pas, maintenant qu’il avait osé passer en Europe avec toutes ses forces de terre et de mer, quelle différence y avait-il d’une telle conduite à une déclaration de guerre ? Sans doute il n’en conviendrait pas, même s’il s’avançait jusqu’en Italie ; mais les Romains n’attendraient pas qu’il fût en mesure de le faire. »

Voilà, dès 196, une menace fort nette. Pour la justifier, Rome reprend d’abord vis-à-vis d’Antiochus un des arguments qu’elle a déjà employés contre Philippe : elle l’accuse de menacer la sécurité de l’Italie. Nous avons peine à admettre qu’elle ait réellement ressenti pareille crainte. Si, comme elle le prétendait, Antiochus avait eu l’intention de jeter un jour contre elle les forces de l’Orient, il n’aurait pas laissé écraser Philippe dans la guerre précédente ; son inaction à ce moment montre assez combien il restait étranger à de si grands desseins. On pouvait donc le croire sur parole quand il justifiait son passage en Europe par le simple désir de faire rentrer sous son sceptre l’ancien royaume de Lysimaque, conquis jadis par le fondateur de sa maison, c’est-à-dire la Chersonnèse et la partie de la Thrace qui y touche.

Rome mettait aussi en avant un autre grief : elle avait, disait-elle, à défendre les droits de l’Egypte en Asie Mineure. Elle avait envoyé L. Cornélius en Orient, avec mission spéciale de régler la querelle d’Antiochus et de Ptolémée, et c’est ce personnage précisément qui avait pris la parole avec tant de hauteur dans les conférences de Lysimachie. De ce côté encore son intervention se justifiait mal : aussitôt après la bataille du Panion, l’Egypte, pour éviter une invasion, avait conclu la paix avec Antiochus, probablement en lui sacrifiant toutes ses possessions extérieures ; comme gage de ce rapprochement, la fille du roi de Syrie, Cléopâtre, avait été fiancée au jeune roi d’Egypte, Ptolémée Epiphane ; l’état de guerre avait donc cessé, et il n’y avait plus maintenant de différend à trancher entre les deux puissances.

La vraie préoccupation du Sénat apparaît mieux dans un autre point du discours de L. Cornélius. « Il est inadmissible, dit-il, que les Romains aient fait la guerre à Philippe au prix des plus grands efforts, pour en laisser recueillir les fruits à Antiochus. » En effet Philippe venait d’être réduit à la Macédoine proprement dite, et on l’avait obligé à évacuer toutes les villes qu’il occupait au dehors. Sans doute Rome les déclarait indépendantes ; mais, en réalité, elle regardait la Grèce d’Europe comme placée désormais dans sa sphère d’influence, et il ne lui déplaisait pas d’avoir aussi une clientèle en Asie. Or Antiochus prétendait substituer en Asie ses garnisons à celles de Philippe, et, de plus, rétablir une province syrienne en Europe ! Evidemment le bénéfice de la dernière guerre risquait par là d’être compromis : voilà pourquoi, sans avoir l’intention de provoquer de suite une nouvelle lutte, — ce qui aurait risqué d’ouvrir trop tôt les veux aux Grecs sur ses intérêts personnels dans leurs affaires, — le Sénat tint à manifester son mécontentement à Antiochus, et à l’avertir qu’il n’aurait pas longtemps le champ libre dans cette Voie.

Le roi néanmoins n’abandonna pas ses projets d’extension : pendant les conférences mêmes de Lysimachie, sur un vague bruit de la mort de Ptolémée, il pensait à envahir l’Egypte ; déçu de ce côté, un hasard seul l’empêcha de tenter un coup de main sur Chypre. Ensuite, de 195 à 193, nous le voyons déployer de tous côtés une très grande activité. Par des mariages il essaie de s’assurer l’alliance des princes, ses voisins : il avait promis une de ses filles, Cléopâtre, à Ptolémée Epiphane ; il en donne une seconde, Antiochus, à Ariarathe de Cappadoce, et il offre la troisième à Eumène de Pergame, qui juge prudent de la refuser. En même temps, il retourne dans la Chersonnèse, poursuit le relèvement de Lysimachie, bât les Thraces, et affranchit les Grecs soumis alors à leur domination ; il accorde de nombreux privilèges aux Byzantins, maîtres du Bosphore ; et, pour les Galates, dont la puissance est redoutée, il s’applique à la fois à les gagner par des présents et à leur en imposer par l’étalage de ses forces. Ces divers actes dénotent chez Antiochus une ambition incontestable ; mais il ne s’en suit pas pour cela qu’il songeait à menacer Rome.

Dira-t-on que, depuis 195, il avait accueilli Hannibal à sa cour, et que cet irréconciliable ennemi des Romains ne pouvait pas manquer de le pousser à la guerre ? En effet nous entendons parler de vastes plans où Antiochus doit occuper la Grèce et se rendre maître de l’Adriatique, où Hannibal soulèvera Carthage et débarquera en Italie, où même entre en ligne la révolte de l’Espagne.[3] Mais quelle part Antiochus prenait-il à de tels desseins ? Le seul grief précis qu’on trouve formulé contre lui, c’est d’avoir promis des récompenses à un Tyrien nommé Ariston, qu’Hannibal envoyait à Carthage pour s’y concerter avec ses partisans ; or, selon Tite-Live lui-même, cet Ariston n’avait remis de lettres à personne, l’enquête faite à son sujet n’aboutit à aucun résultat positif, et encore ces bruits n’étaient-ils apportés à Rome que par des gens affolés à la seule pensée d’éveiller les soupçons du Sénat. Par contre, nous savons quelle peine les Etoliens eurent, un peu plus tard, pour décider Antiochus à venir en Grèce avec quelques troupes : c’est tout ce qu’on put jamais obtenir de lui. Pour le moment, bien loin de chercher une rupture avec Rome, il continue, malgré les menaces qu’elle lui a adressées, à lui envoyer des députés pour solliciter son alliance ; et elle se rend si bien compte du peu d’initiative du roi que, toujours d’après Tite- Live, les consuls de 193, en entrant en charge, ne prévoyaient aucune guerre pour leur année.

Bref Antiochus n’était pas homme à entreprendre contre Rome l’expédition que rêvait Hannibal : ses vues ne dépassaient pas l’horizon du monde hellénique. Seulement il travaillait à reconstituer dans son intégrité l’empire de Séleucus Nicator ; il voulait unifier tout l’Orient en le groupant autour de lui ; et, par la force des choses, il allait devenir un appui naturel pour les Grecs que le protectorat romain ne satisferait pas. Or précisément les Etoliens commençaient alors à s’agiter d’une façon inquiétante. Le Sénat jugea donc nécessaire d’agir sans plus tarder ; et, au printemps de 193, comme les ambassadeurs d’Antiochus se trouvaient à Rome, où ils réclamaient le titre d’alliés, Flamininus, chargé de leur répondre, spécifia deux conditions hors desquelles l’entente était impossible : ou bien Antiochus renoncerait à toute possession, à toute intervention en Europe, et, à ce prix, Rome ne s’occuperait pas des villes d’Asie ; ou bien, s’il ne se renfermait pas dans les limites de l’Asie et passait en Europe, les Romains seraient libres de conserver leurs alliances en Asie, et d’y en contracter de nouvelles. Le même ultimatum fut ensuite porté à Antiochus en personne, à Apamée et tous les députés de la Grèce et de l’Asie furent mis au courant de ces négociations.

La conduite des Romains en 193 vis-à-vis d’Antiochus rappelle absolument celle qu’ils ont tenue en 200 vis-à-vis de Philippe : cette fois encore, pour faire éclater la guerre sans avoir l’air d’être les agresseurs, ils proposent à un roi puissant, toujours heureux jusque-là dans ses entreprises et très fier de ses succès, des conditions qu’ils savent à peu près inacceptables. Ils ne cherchent pas non plus de prétexte nouveau pour les justifier : ils se prétendent toujours contraints d’intervenir afin d’empêcher l’écrasement des Grecs, leurs protégés. En cette occasion, les rois de Pergame furent pour leur politique des auxiliaires précieux. Dès 198, Attale Ier réclamait déjà leur secours. Eumène II, son successeur, en fit autant ; il multipliait les ambassades auprès du Sénat, et, chaque fois, il ne manquait pas de lui dénoncer les progrès et l’ambition d’Antiochus. Le zèle d’Eumène s’expliquait sans peine : fort inférieur à Antiochus, il devait fatalement, s’il était abandonné à ses propres forces, accepter bientôt, de gré ou non, l’hégémonie de la Syrie ; l’intervention romaine seule pouvait le débarrasser d’un voisin si dangereux ; et, de plus, il espérait ajouter à son royaume ce qu’on enlèverait à celui de son ennemi. On s’en rendait compte à Rome ; mais on était trop heureux de voir un prince grec employer tout son crédit et toute son adresse à présenter sans cesse comme une nécessité la guerre contre Antiochus.

En même temps, les réclamations de Smyrne, d’Alexandrie de Troade, et de Lampsaque offraient un grief précis à articuler. Ces trois villes on effet, au lieu de se soumettre comme la plupart de leurs voisines, refusaient tout accommodement avec Antiochus. Elles s’étaient adressées à Flamininus dès 196 ; L. Cornélius avait appelé leurs députés aux conférences de Lysimachie ; se sentant soutenues, elles se montraient intransigeantes, et, en 192, elles continuaient leur résistance. Rome trouvait donc là un pendant à l’affaire des Athéniens, qui lui avait si bien servi au moment de la lutte contre Philippe.

Enfin, élargissant habilement la question, le Sénat revendiquait d’une façon générale son rôle de défenseur de l’hellénisme : il se posait comme le champion de la liberté contre la tyrannie, de la civilisation contre la barbarie. « Lequel vous semble le plus généreux, disait Flamininus aux ambassadeurs syriens, de vouloir donner l’indépendance à toutes les cités grecques, en quelque lieu qu’elles soient situées, ou de prétendre les asservir et les rendre tributaires ? Si Antiochus juge glorieux pour lui de remettre sous le joug des villes que son bisaïeul a possédées par le droit de la guerre, mais que son grand-père ni son père n’ont jamais réclamées, le peuple romain, lui, croit qu’il est de sa bonne foi et de sa constance, après avoir pris en main la cause de l’indépendance grecque, de ne pas l’abandonner. Déjà il a délivré la Grèce de Philippe ; maintenant il se propose d’arracher à Antiochus les villes grecques d’Asie. Car les colonies envoyées jadis en Eolide et en Ionie n’étaient pas destinées à y être les esclaves des rois, mais à multiplier et à répandre dans le monde la race du peuple le plus ancien de la terre. »

Le discours, tel que Tite-Live l’a composé, répond bien, avec ses pensées généreuses — et ses flatteries aussi pour les Grecs, — aux idées et à la politique de Flamininus ; on ne pouvait pas d’ailleurs présenter sous un meilleur jour la cause des Romains. Cependant il ne laisse pas de prêter à plus d’une objection, et d’abord à celles que nous avons déjà développées au chapitre précédent, à propos de la guerre contre Philippe. En effet, une fois de plus, il est clair que la sympathie des Romains pour les Grecs est sujette à des contradictions, dès que leur intérêt entre en jeu : elle se manifeste vivement pour Smyrne, Alexandrie et Lampsaque ; mais elle ne les empêche ni de traiter en vaincues la Grande Grèce et la Sicile, ni de voir un ennemi dans Antiochus, qui, en réalité, est un prince de race grecque.

Cette hostilité se justifiait ici d’autant moins qu’Antiochus n’affectait nullement des airs de tyran intraitable. Sans doute il désirait être maître des villes d’Eolide et d’Ionie ; mais à celles mêmes qui lui résistaient il laissait entendre qu’il se contenterait bientôt d’une suzeraineté nominale, pourvu que leur indépendance leur apparût bien, à elles et à tout le monde, comme obtenue de son consentement, et non arrachée de force à la faveur des circonstances. Il tenait un langage analogue devant L. Cornélius : par dignité, il refusait de céder à un ordre des Romains ; mais de sa générosité on pouvait attendre des concessions importantes. Il poussait même encore plus loin l’esprit de conciliation : s’il ne voulait pas avoir l’air de rendre compte de sa conduite aux gens de Smyrne et de Lampsaque devant le tribunal des Romains, il acceptait parfaitement l’arbitrage d’un autre peuple grec, et il proposait celui de Rhodes. Enfin, en 193, à Apamée, il s’engageait, si Rome concluait alliance avec lui, à reconnaître l’autonomie de Rhodes, de Byzance, de Cyzique, et des autres villes grecques d’Asie ; il exceptait seulement l’Eolide et l’Ionie, depuis longtemps accoutumées, disait-il, à obéir aux souverains, même barbares, de l’Asie. Dans ces conditions, il n’avait évidemment pas de peine à répondre aux Romains que leur zèle pour les cités grecques n’était qu’un prétexte spécieux dont ils couvraient mal une avidité insatiable : Philippe le leur avait déjà dit, sept ou huit ans auparavant.

 Mais ce qui rendait maintenant leur position plus difficile, c’est que leur programme de défense des intérêts helléniques n’était plus une nouveauté dont ils pouvaient à leur aise faire ressortir seulement les côtés séduisants : ils l’avaient mis en pratique ; on commençait à être à même d’en juger les résultats ; et, malgré tous les ménagements pris par Flamininus, en Asie comme en Europe une certaine méfiance régnait à leur égard. Ainsi Prusias, le roi de Bithynie, n’était pas éloigné, au début de la guerre, de faire cause commune avec Antiochus ; car il craignait que les Romains ne vinssent en Asie pour renverser tous les rois. Les deux Scipions durent lui écrire une longue lettre pour le rassurer sur les intentions du Sénat ; ils lui citèrent l’exemple des princes qui, en Espagne, en Afrique, en Illyrie ou en Grèce, tiraient profit de l’amitié de Rome ; et finalement, s’il se décida à abandonner le parti d’Antiochus, c’est que C. Livius, venu tout exprès auprès de lui, sut lui faire sentir combien les Romains étaient mieux fondés à compter sur la victoire.

En Europe, c’était bien pis encore. Sans doute nombre de Grecs gardaient leur confiance dans la bonne foi de Rome : ils constataient qu’aucune de leurs cités n’avait de garnison romaine ; aucune n’était soumise à un tribut, ni contrainte par un traité inégal à accepter des lois dont elle ne voulait pas ;[4] ils se rassuraient donc sur ces indices, et se montraient partisans de l’état de choses actuel. Mais, à côté d’eux, d’autres déclaraient qu’ils n’avaient de l’autonomie que l’apparence ; en fait, tout se passait chez eux selon le caprice des Romains. Il fallait, s’écriaient-ils, se délivrer de ce nouveau joug ; car on était chargé de chaînes plus brillantes peut-être, mais beaucoup plus pesantes qu’au temps où les citadelles étaient occupées par les troupes macédoniennes.[5] En conséquence, ils tournaient leurs regards vers Antiochus ; ils s’appliquaient à lui recruter des partisans, et ils allaient justifier son passage en Europe en proclamant qu’il ne venait pas pour y porter la guerre mais pour rendre à la Grèce une liberté réelle, au lieu de la payer de mots et de fictions, comme l’avaient fait les Romains. Les deux adversaires usaient donc à présent du même argument :[6] c’était en diminuer singulièrement la valeur.

L’ultimatum des Romains, avons-nous dit, était destiné dans leur pensée à amener une rupture avec Antiochus, tout en en laissant au roi la responsabilité. Comme avec Philippe, en 200, ils n’arrivèrent pas de suite à leur but ; mais il suffit de parcourir dans Tite-Live la seconde partie du livre XXXV, où sont rapportés les événements de 192, pour se convaincre que cette guerre était désormais bien voulue et attendue par eux. Au début de l’année, on ne prend encore aucune disposition militaire proprement dite ; pourtant, dans les conversations, Antiochus est pour tous l’ennemi désigné, et les esprits du moins se préparent à la lutte. Vers ce moment, reviennent les ambassadeurs qui ont été en mission auprès des rois : leur rapport ne signale aucune menace du côté d’Antiochus ; seule la guerre contre Nabis paraît près d’éclater ; on se contente donc de faire partir en Grèce le préteur Q. Atilius Serranus avec une flotte, pour protéger les alliés, et les consuls marchent tous deux contre les Boïens. On se bat aussi dans les deux Espagnes ; mais ces guerres effectives donnent moins de soucis au Sénat que l’attente de celle qui ne commence toujours pas avec Antiochus. Ou a déjà en Grèce la flotte d’Atilius, dont le rôle est surtout de rassurer les partisans de Rome ; malgré cela, on y envoie des commissaires spéciaux, — et parmi eux Flamininus, — qui se mettent à parcourir le pays pour prévenir les défections, et pour ramener dans l’alliance romaine les villes qui veulent s’en détacher.[7] De plus, sans parler d’autres mesures prises en Italie et en Sicile, on ordonne à un second préteur, M. Bæbius, de conduire ses légions du Bruttium à Tarente et à Brindes, de façon à pouvoir, en cas de besoin, passer en Macédoine.

Là-dessus Attale, le frère d’Eumène, arrive à Rome, prétendant qu’Antiochus a franchi l’Hellespont ; la chose n’était pas autrement sûre, au milieu de toutes les rumeurs fantaisistes qui circulaient alors ; on n’en avance pas moins la date des comices consulaires, et un nouveau sénatus-consulte enjoint à M. Bæbius de se transporter de Brindes en Epire avec toutes ses troupes, et de les établir aux environs d’Apollonie. C’était une armée assez considérable, composée de deux légions romaines, plus un contingent de 15.000 fantassins et de 500 cavaliers fournis par les alliés ; or, notons-le bien, à cette date, au début de l’automne 192, Antiochus était encore en Asie, où le retenaient les sièges de Smyrne, d’Alexandrie et de Lampsaque. Le Sénat prenait donc ainsi l’initiative de la guerre ; et, ce qui nous prouve combien dès lors son plan est définitivement arrêté, c’est qu’il agit sans même consulter le peuple : l’année suivante seulement, au printemps de 191, il lui posa la question traditionnelle : « Voulez-vous, ordonnez-vous qu’on entreprenne la guerre contre le roi Antiochus et contre ceux qui ont suivi son parti ? »

Du moment où Rome se décidait à brusquer les choses, Antiochus ne pouvait pas, à son tour, différer plus longtemps son départ pour la Grèce ; il vint donc, dans l’automne aussi de 192, débarquer près de Démétriade, avec 10.000 fantassins, 500 cavaliers et 6 éléphants : voilà les effectifs dont disposait celui que, depuis plusieurs années, on accusait de méditer l’invasion de l’Italie ! En réalité, il s’était bien rendu compte que son ambition et celle des Romains devaient un jour se heurter ; il avait donc pu être content d’accueillir Hannibal à sa cour, et voir avec plaisir l’irritation croissante des Etoliens ; mais il n’attendait certes pas un dénouement aussi proche, et il n’y était aucunement préparé. Rome, au contraire, était résolue à abattre au plus tôt le royaume des Séleucides, et, si l’hostilité d’une partie des Grecs la surprenait et l’embarrassait, malgré ces difficultés imprévues elle n’en allait pas moins marcher droit à son but.

Les opérations furent peu importantes dans les derniers mois de 192 ; mais, dès la fin de l’hiver 192-191, M. Bæbius opère sa jonction avec Philippe de Macédoine qu’Antiochus n’a pas su gagner à sa cause, et il pénètre avec lui en Thessalie. Au printemps de 191, un des nouveaux consuls, M. Acilius Glabrio, vient prendre la direction des opérations, et amène avec lui une seconde armée de 20.000 hommes d’infanterie, 2.000 chevaux et 15 éléphants ; en quelques semaines, Antiochus est rejeté derrière les Thermopyles, battu complètement et réduit à rentrer presque seul en Asie. L’Europe était perdue pour lui, sauf ses possessions de Thrace. Bien entendu, ce résultat ne suffit pas aux Romains : ils tiennent à poursuivre leur ennemi dans ses propres Etats, et, tout de suite, pour assurer leurs communications, ils s’efforcent de bloquer ou de détruire les diverses escadres syriennes. C. Livius, pendant la fin de l’année 191, puis L. Æmilius Regulus, en 190, s’emploient à cette besogne, et ils y réussissent, grâce surtout au concours de la marine rhodienne.

Il restait bien aussi à combattre en Grèce les alliés d’Antiochus ; mais Rome n’en fait pour le moment qu’une question secondaire. Polybe nous l’indique de la façon la plus nette à propos de l’arrivée des Scipions en Grèce, en 190. « Une ambassade athénienne, dit-il, vint s’entremettre auprès de Scipion l’Africain, pour procurer la paix aux Etoliens ; l’Africain l’accueillit avec empressement et lui témoigna beaucoup de bienveillance ; car il voyait qu’elle allait être utile à ses desseins. Ce qu’il voulait, c’était un arrangement convenable avec les Etoliens ; s’ils n’y consentaient pas, il était absolument décidé à laisser cette affaire pour passer en Asie, comprenant bien que l’objectif de la guerre et de toute l’entreprise n’était pas de soumettre l’Etolie, mais de vaincre Antiochus pour être maître de l’Asie. »

Telle était en effet la véritable pensée des Romains. Aussi, en vain le roi essaya-t-il de les désarmer par une prompte soumission. Au moment où ils franchissaient l’Hellespont, il leur offrait d’évacuer Lampsaque, Smyrne et Alexandrie de Troade, causes prétendues de la guerre, et toutes les villes d’Eolide et d’Ionie qui avaient embrassé leur parti ; en outre, il paierait la moitié des frais de la guerre, et même, s’ils désiraient s’emparer d’une portion de l’Asie, pourvu qu’ils en fixassent les limites avec précision, il se déclarait disposé aux plus grandes concessions. Son royaume n’était pas encore entamé ; néanmoins on lui répondit qu’il devait payer non la moitié, mais la totalité des dépenses de la guerre, et renoncer non seulement aux villes d’Eolide et d’Ionie, mais à toutes ses provinces en deçà du Taurus. Flamininus, on se le rappelle, avant Cynocéphales, avait déjà fixé d’une façon à peu près définitive les conditions de la paix avec Philippe ; la même rigueur est maintenant déployée contre Antiochus.

Lui aussi naturellement, avant d’accepter un tel traité, voulut du moins courir les chances d’une bataille ; il fut défait, vers la fin de l’automne 190, à Magnésie du Sipyle, et consentit alors à toutes les exigences de Rome. Il eut à fournir des otages et à payer un tribut considérable ; il dut livrer ses vaisseaux et ses éléphants, et s’engager à n’entreprendre aucune guerre du côté de l’Occident ; on lui demanda, entre autres humiliations, de remettre entre les mains des Romains, s’il le pouvait, un certain nombre de personnages dont ils tenaient particulièrement à tirer vengeance, comme Hannibal, l’Etolien Thoas, l’Acarnanien Mnasyloque, les Chalcidiens Philon et Euboulidas ; mais la clause principale restait toujours l’abandon de ses possessions européennes, et, en Asie, des territoires situés en deçà du fleuve Halys et de la chaîne du Taurus.[8]

L’année suivante, le successeur de Scipion, Cn. Manlius Vulso, entreprit encore dans la vallée supérieure du Méandre, en Pamphylie et en Galatie, une série d’expéditions destinées à faire sentir le poids des armes romaines aux peuples jusque-là à demi indépendants : c’est du moins le prétexte qu’il allégua.[9] En tout cas, aussitôt après la bataille de Magnésie, la plupart des villes de l’Asie Mineure avaient déjà envoyé des ambassades en Italie ; elles s’empressaient de soumettre au vainqueur leurs différends ; car leurs espérances à toutes, dit Polybe, reposaient désormais sur le Sénat. Ainsi Rome avait complètement atteint son but : en refoulant Antiochus dans la Haute Asie et en lui enlevant la moitié de son royaume, elle l’avait réduit à l’impuissance ; et, du même coup, elle avait assuré sa propre influence sur l’Asie Mineure entière.

Elle avait maintenant à régler le sort du pays. Cette fois l’Asie Mineure : encore, elle ne garda rien pour elle de ses conquêtes ; elle ne semble même pas, à ce sujet, avoir eu d’hésitations, comme conquêtes. En 196, à propos de Démétriade, de Chalcis et de Corinthe : Manlius évacua l’Asie avec toutes ses troupes vers la fin de l’été 188. La difficulté était de fixer pour l’avenir la condition des villes et des divers Etats ; car on se trouvait en présence d’intérêts éminemment contradictoires. D’une part, la guerre avait été entreprise soi-disant pour assurer l’indépendance des Grecs d’Asie, et il était malaisé de paraître tout de suite oublier ces promesses ; d’autre part, on avait à récompenser des alliés dont le secours avait été fort précieux, et on ne pouvait le faire qu’en agrandissant leur territoire aux dépens de leurs voisins ; enfin à cela s’ajoutaient des rivalités particulières.

Polybe, et Tite-Live d’après lui, dans deux discours attribués par eux à Eumène et aux Rhodiens, nous donnent une idée des discussions qui s’engagèrent alors devant le Sénat.[10] Ainsi Eumène, après un long panégyrique de son dévouement et de ses services, conclut que, si les Romains ne veulent pas s’établir eux-mêmes en Asie, la meilleure solution pour eux est de lui abandonner le prix de leurs victoires ; car les villes grecques, assure-t-il, sont hostiles à Rome. Mais le fond de sa pensée, c’est que, si elles sont déclarées libres, elles verront un ennemi dans le royaume de Pergame, et se tourneront plus volontiers vers la république rhodienne. De leur côté, les Rhodiens exaltent surtout la générosité du Sénat : il a combattu Philippe pour rendre leur indépendance aux Grecs d’Europe ; il doit maintenant assurer celle des Grecs d’Asie, pour compléter son œuvre. Ils proposent donc qu’on se borne à donner à Eumène les régions de l’intérieur ou du nord de l’Asie Mineure ; mais ce sont justement celles où sa puissance nouvelle les incommodera le moins.

Rome s’efforça de ménager tous les intérêts. Pour les villes grecques, elle confirma, en règle générale, leur autonomie à celles qui étaient libres au jour de la bataille de Magnésie, et qui s’étaient prononcées pour les Romains. Mais celles qui payaient auparavant tribut à Antiochus ou à Attale furent inégalement traitées : les premières furent exemptées de tout impôt ; les secondes durent continuer à verser leurs contributions à Eumène. On spécifia d’ailleurs expressément le sort d’un certain nombre d’entre elles[11] : les Colophoniens de Notion, les Cyméens et les Mylasiens obtinrent l’immunité ; les Clazoméniens, avec l’immunité, reçurent en don l’île de Drymusa ; on rendit aux Milésiens le champ sacré dont ils avaient été expulsés ; on étendit le territoire des Iliens en considération de leur origine, et, pour la même raison, on affranchit les Dardaniens ; on témoigna une bienveillance particulière aux habitants de Chio, de Smyrne et d’Erythrée, en reconnaissance du rôle qu’ils avaient joué dans la guerre ; enfin, à titre exceptionnel, on rendit aux Phocéens leur ville et leurs lois, parce qu’en dépit de leur capitulation ils avaient été mis à sac par les soldats de la flotte.[12]

Les Rhodiens, dont la marine avait été si utile aux Romains, reçurent la Lycie moins Telmissos, et la Carie au sud du Méandre ; en outre, Antiochus dut leur garantir dans les Etats qu’on lui laissait leurs propriétés, leurs créances et leurs immunités douanières, comme par le passé. Mais, dans cette distribution, la plus belle part de beaucoup fut évidemment celle d’Eumène. Sans parler de diverses indemnités qu’on força Antiochus il lui verser, on ajouta d’un coup à son royaume : en Europe, la Chersonnèse de Thrace, avec Lysimachie et toutes les places fortes qu’Antiochus avait occupées ; en Asie, les deux Phrygies, la Mysie qu’il venait de reconquérir sur Prusias, la Lydie, la Carie au nord du Méandre avec Ephèse et Tralles, la Myliade, la Lycaonie, et le pays de Telmissos en Lycie.

Rome, on le voit, continue donc à se montrer fort généreuse arbitraire envers les Grecs d’Asie comme envers les Grecs d’Europe : et pourtant, dans ce remaniement de la carte d’Asie Mineure, je ne sais si c’est lui faire tort, mais il me semble à tout instant sentir des préoccupations égoïstes assez inquiétantes. Ainsi, avant la guerre, elle vantait bien haut la gloire des vieilles colonies d’Eolide et d’Ionie ; elle regardait comme un sort indigne d’elles la servitude sous un roi ; or maintenant elle en laisse plusieurs dans cette condition. Ephèse, par exemple, est sujette d’Eumène, quand sa voisine Notion est déclarée indépendante. Ne serait-ce pas là un moyen d’entretenir entre elles les divisions ?

De même, il est assez étrange que le Sénat récompense de façon si inégale ses deux principaux alliés, Eumène et les Rhodiens. Y avait-il donc tant de différence dans leur zèle ou dans la valeur de leurs services ? Evidemment non, et il nous faut chercher d’autres raisons à cette conduite. Peut-être Rome se méfiait-elle du caractère indépendant des Rhodiens, tandis qu’elle avait Eumène prêt à se montrer docile jusqu’à la servilité. Peut-être aussi, connaissant l’excellence des escadres et des amiraux de Rhodes, craignait-elle d’augmenter encore une puissance maritime qu’elle trouvait déjà trop solide ; au contraire, elle ne courait pas grand risque à étendre vers l’intérieur de l’Asie Mineure le royaume de Pergame. En tout cas, elle remet à Eumène les éléphants d’Antiochus ; mais elle se garde bien de donner ses vaisseaux aux Rhodiens : elle aime mieux les brûler tous.

Enfin, si elle crée alors deux Etats assez considérables en Asie, nous ne devons pas oublier qu’il existe entre eux une certaine opposition d’intérêts : témoin les discours de leurs députés dans le Sénat ; ils sont donc déjà naturellement disposés à se surveiller l’un l’autre. De plus, on donne à Eumène l’enclave de Telmissos au milieu des possessions rhodiennes de Lycie et de Carie : voilà, sinon une source assurée de conflits,[13] du moins une gêne pour les Rhodiens. Quant à Eumène lui-même, outre que les provinces dont on lui fait cadeau n’ont jamais eu beaucoup de cohésion, on laisse subsister autour de lui, sans les abattre, un certain nombre de peuples : Prusias garde son trône de Bithynie ; Ariarathe, tout en ayant suivi la fortune d’Antiochus jusqu’à la bataille de Magnésie, ne perd pas la Cappadoce : il en est quitte pour payer un tribut ; les Galates mêmes, en s’engageant seulement à ne plus sortir de leurs frontières, conservent leur liberté et leur territoire ; et, le long de la côte, nous l’avons dit, nombre de villes grecques ont été proclamées indépendantes.

Assurément, ces dispositions ont pu être imposées en partie par les circonstances ; toutefois il y a là un équilibre si savant des forces de l’Asie Mineure, un art si remarquable de rendre l’appui de Rome nécessaire à chaque peuple, petit ou grand, qu’il est difficile de n’y pas voir le résultat d’un calcul. En 196, Rome s’était bornée à replacer ses protégés dans la position où ils se trouvaient avant l’intervention de la Macédoine ; en 188, son action me paraît plus sensible, et la part faite à l’arbitraire plus considérable.

 

II

La raison de ce changement d’attitude, nous la trouvons sans peine dans la conduite des Grecs d’Europe pendant les dernières années. Rappelons-nous en effet dans quels sentiments les Romains ont adopté la politique de Flamininus : en acceptant l’idée de tant de ménagements inaccoutumés, ils obéissaient à une sympathie très sincère alors chez beaucoup d’entre eux pour le monde hellénique ; mais, en même temps, ils croyaient montrer là une grande générosité, et pas un instant ils n’admettaient que les Grecs pussent se servir contre Rome de leur indépendance. Ils prétendaient avoir eu eux un instrument toujours à leur disposition ; et, en particulier, ils songeaient à les employer bientôt contre Antiochus, comme naguère contre Philippe. Or ces espérances n’ont été que fort imparfaitement réalisées.

Sans doute, au moment décisif, Rome a trouvé en Grèce des alliés dévoués ; ce sont peut-être ceux, sur lesquels elle comptait le moins. Ainsi elle avait lieu de craindre l’hostilité de Philippe ; or celui-ci, grâce à des promesses séduisantes, grâce aussi aux maladresses d’Antiochus, s’est réconcilié avec elle ; il a mis toutes ses forces à sa disposition, et, entre autres services, il a singulièrement facilité la marche des Scipions sur l’Hellespont par la voie de terre, leur préparant la route, veillant sur leurs approvisionnements, et leur ménageant de la part des Thraces un accueil amical.

Dans la Grèce proprement dite, la Ligue achéenne était l’Etat le plus jaloux de son autonomie, et le moins disposé à souffrir une direction étrangère[14] ; de plus, il existait une rivalité de gloire assez vive entre son chef Philopœmen et Flamininus ; néanmoins, dès la fin de 192, les Achéens se sont prononcés nettement contre Antiochus et les Etoliens, et Philopœmen lui-même a pris part à la rédaction d’un décret dans ce sens.[15] D’autres peuples encore ont donné des preuves au moins de leur bonne volonté, et, s’ils ont ouvert leurs villes à Antiochus, ils n’ont cédé qu’à la force.[16] Mais, à côté d’eux, que de défections plus ou moins retentissantes !

On sait assez, par exemple, quel fut le rôle des Etoliens dans cette guerre. Dès la conclusion de la paix avec Philippe, ils avaient déjà commencé à s’attribuer l’honneur de la victoire, à se plaindre de l’insuffisance de leur récompense, et à dénoncer avec beaucoup de vivacité l’égoïsme de Rome. Ils ne s’en sont pas tenus là : après avoir contribué plus que personne à amener les Romains en Grèce, ils ont formé le dessein de les en chasser. Ils se sont donc mis cette fois à leur chercher des ennemis de tous côtés : ils se sont adressés à Nabis, en l’excitant à reconquérir les villes maritimes de la Laconie, dont il avait été dépouillé ; à Philippe, en lui laissant entrevoir le relèvement de la Macédoine ; à Antiochus, en lui promettant un soulèvement général de la Grèce en sa faveur. En vain, pour les ramener à la modération, Flamininus envoya-t-il auprès d’eux leurs vieux alliés, les Athéniens : on ne les écouta pas. Il se rendit lui-même dans leur assemblée ; en sa présence, on prit la résolution d’inviter Antiochus à venir délivrer la Grèce et trancher la querelle entre les Etoliens et Rome. Comme il demandait acte d’une telle délibération, le stratège Damocrite lui répondit qu’il avait pour le moment à s’occuper d’affaires plus pressées, mais qu’il lui donnerait sous peu le décret et la réponse en Italie, quand il serait campé sur les bords du Tibre.

A ces fanfaronnades vis-à-vis de Rome se joignaient les railleries les plus sensibles à l’orgueil de Flamininus : on lui refusait la gloire d’avoir jamais été un vrai chef d’armée ; le jour de la bataille de Cynocéphales, disait-on, on l’avait vu occupé d’auspices, de victimes et de vœux, comme le dernier des sacrificateurs, pendant que les Etoliens s’exposaient pour lui aux traits des ennemis. Bref, Rome n’eut pas dans toute cette guerre d’adversaires plus acharnés : à plusieurs reprises, la paix parut près de se conclure avec eux ; mais, s’ils recevaient quelque argent d’Antioch.us, ils rompaient les négociations ;[17] s’il leur arrivait d’Asie la nouvelle d’un désastre romain, sans même en attendre la confirmation, ils rêvaient de rétablir leur ancienne puissance, ils secouraient Amynandre en Athamanie, et se jetaient sur les garnisons mises par Philippe en Thessalie et en Etolie.[18] Pour les décider à se soumettre, il fallut la réunion contre eux de tous leurs ennemis, et l’envoi d’une nouvelle année consulaire sous M. Fulvius Nobilior ; leur résistance avait duré de 192 à 189.

Antiochus avait recruté encore d’autres alliés en Grèce. Ainsi Amynandre, le roi des Athamanes, qui, lui aussi, avait prêté son concours aux Romains dans la guerre précédente contre Philippe, s’était maintenant retourné contre eux : il se jugeait insuffisamment payé de ses services,[19] et il préférait combattre avec les Etoliens et Antiochus, qui faisaient briller à ses yeux la possibilité d’arriver au trône de Macédoine.[20]

Il en fut de même des Magnètes : de bonne heure le bruit s’était répandu chez eux (et il n’était probablement pas sans fondement) d’une convention secrète portant le retour de Démétriade à Philippe ; la plupart des oligarques, déjà peu rassurés sur l’intervention de Rome dans leurs affaires, se montrèrent fort inquiets de cette nouvelle ; le peuple, partageant leurs appréhensions, reçut assez mal l’ambassadeur envoyé par Flamininus, et, dès qu’Antiochus débarqua en Grèce, le Magnétarque Euryloque, avec les principaux de ses compatriotes, se rendit avec empressement à sa rencontre La flotte syrienne vint donc mouiller dans le port de Démétriade.

La guerre une fois engagée, les Eléens et les Messéniens ne manquèrent pas, selon leur habitude, de suivre la fortune des Etoliens ; ils n’ignoraient pas qu’ils allaient, de la sorte, entrer en lutte avec leurs voisins, les Achéens ; mais ils en acceptèrent le risque, et ils réclamèrent sur le champ des secours à Antiochus.

Les Epirotes en usèrent avec moins de franchise : pour n’indisposer ni Rome ni Antiochus, ils priaient le roi de ne pas les mêler aux hostilités, s’il n’était pas disposé à amener dans leur pays ses forces de terre et de mer ; mais, si tel était son projet, ils se déclaraient prêts à lui ouvrir leurs villes et leurs ports.

Enfin les Béotiens, après un moment d’hésitation, ne tardèrent pas non plus à se décider pour Antiochus : ils reprochaient aux Romains le meurtre de Brachyllas et l’expédition poussée par Flamininus jusqu’à Coronée pour venger le massacre de ses soldats à la suite de cet événement ; quand Antiochus se présenta à Thèbes dans leur assemblée, ils rendirent donc un décret qui, malgré quelques précautions de langage, était rédigé en sa faveur contre les Romains ; et bientôt même ils placèrent sa statue dans le temple d’Athéna Itonia, à Coronée.[21]

Ces divers peuples, il est vrai, furent loin d’égaler l’opiniâtreté des Etoliens. Ainsi, Antiochus à peine battu aux Thermopyles, les habitants de la Phocide et de la Béotie ne songèrent pas un instant à prolonger la résistance : ils s’empressèrent de revêtir les insignes des suppliants, et ils attendirent dans cet appareil l’arrivée des Romains. Les Eléens également se montrèrent de suite plus accommodants, et ils consentirent volontiers à engager des négociations avec la Ligue achéenne. Les Messéniens avaient préféré d’abord recourir aux armes ; mais cette ardeur dura peu, et bientôt, en voyant l’armée achéenne se répandre sur leur territoire, y semer l’incendie et rapprocher son camp de leur ville, ils se déclarèrent prêts à se rendre sinon aux Achéens, du moins aux Romains. Vers le même temps, Démétriade ouvrit ses portes à Philippe, bien qu’elle renfermât encore une forte garnison syrienne avec laquelle elle aurait pu aisément se défendre. Les Epirotes, à leur tour, s’empressèrent de s’excuser de leur duplicité ; ils demandèrent à rester dans les termes de leur ancienne alliance avec Rome ; et, comme ils n’avaient pas fourni de soldats, mais tout au plus de l’argent à Antiochus, ils obtinrent leur pardon. Ces divers arrangements étaient pris dès l’année 191. Seul des alliés de l’Etolie, Amynandre prolongea la lutte plus longtemps : en 189 encore, avec l’aide des Etoliens, il entreprit de recouvrer son royaume, et en chassa en effet les garnisons macédoniennes ; mais presque aussitôt il sentit la nécessité d’envoyer des ambassades à Rome auprès du Sénat, et à Ephèse auprès des Scipions ; et, quand Ambracie fut investie par M. Fulvius, il s’employa avec beaucoup de zèle à presser les habitants de se livrer aux Romains.

En somme, en dehors des Etoliens, Rome n’avait rencontré une aucun ennemi dangereux dans cette guerre ; elle pouvait se rendre compte que, d’une façon générale, tous les peuples de la Grèce tremblaient devant elle ; elle était donc à peu près sûre d’être obéie, dès qu’elle exprimerait énergiquement sa volonté. Mais il lui fallait aussi reconnaître que cette obéissance reposait avant tout sur la crainte ; elle était loin de trouver chez ses protégés l’affection et le dévouement spontanés sur lesquels elle comptait en acceptant la politique de Flamininus ; et cette désillusion nous explique assez qu’en 188 elle ait déjà modifié son attitude.

D’ailleurs n’exagérons pas ce changement. Flamininus, avons-nous dit, tout en ne perdant jamais de vue l’intérêt de sa patrie, éprouvait pour les Grecs une sympathie fort sincère ; l’ensemble même du peuple romain s’était enthousiasmé pour l’hellénisme : un sentiment aussi vif ne pouvait pas s’éteindre d’un coup sans qu’il en subsistât quelque chose. On le voit bien au cours de la guerre contre l’Etolie. Ainsi Flamininus avait particulièrement à se plaindre des Etoliens : ils lui avaient contesté le titre de libérateur de la Grèce auquel il tenait tant ; ils avaient multiplié contre lui les railleries, et ils étaient restés sourds à ses conseils lorsqu’il avait voulu les détourner d’entreprendre la lutte contre Rome. Cependant plus d’une fois il intervint en leur faveur. Aussitôt après la bataille des Thermopyles, quand M. Acilius marcha sur Chalcis, fort irrité contre cette ville qui avait servi de base d’opérations à Antiochus et où il avait contracté mariage, Flamininus le suivit, et il parvint à le calmer, lui et les Romains revêtus de l’autorité. Le danger avait dû être grand pour les Chalcidiens ; car ils multiplièrent les témoignages de leur reconnaissance envers leur sauveur : ils associèrent son nom à celui des dieux dans les dédicaces de leurs plus beaux édifices ; ils établirent des sacrifices, ils composèrent des chants en son honneur, et tout cela se perpétua au moins jusqu’au temps de Plutarque.

La même scène se renouvela devant Naupacte : la ville était réduite à la dernière extrémité ; si elle était prise d’assaut, sa destruction allait entraîner la ruine entière des Etoliens. Flamininus sut encore décider M. Acilius à lever le siège et à accorder aux Etoliens une trêve qui leur permit d’envoyer une ambassade à Rome ; il se chargea en outre d’appuyer leurs députés devant le Sénat. L’infortune des Etoliens désarmait son ressentiment ; et, comme il le disait lui-même, puisque le sort semblait l’avoir chargé d’assurer le salut de la Grèce, il ne voulait pas renoncer à son rôle de bienfaiteur, même envers des ingrats.[22]

Le Sénat eut plus de peine à se laisser fléchir : il ressentait pour les Etoliens moins de pitié que de colère ; il voyait en eux une race farouche et insociable. Pourtant, en fin de compte, il ne poussa pas les choses à l’extrême. Sans doute, en concluant la paix avec eux en 189, il leur enleva toutes les villes qui, ayant autrefois appartenu à leur ligue, s’étaient déclarées pour les Romains ou avaient été conquises par leurs armes depuis 192 ; il les contraignit à avoir désormais mêmes amis et mêmes ennemis que le peuple romain, et leur imposa un tribut de 500 talents[23] : c’était ramener l’Etolie à ses frontières primitives, et la réduire à l’état de vassale de Rome. Néanmoins comme, en 191, il ne voulait pas lui laisser d’autre alternative que de se rendre à merci ou de payer 1.000 talents, et comme depuis elle avait obstinément continué sa résistance tant qu’elle avait gardé un rayon d’espérance, le traité de 189, tout dur qu’il était, l’était moins que les Etoliens n’avaient sujet de le craindre.

Si donc Rome) malgré ses traditions bien connues de sévérité,[24] observait encore des ménagements même envers ceux des Grecs qui avaient trahi son alliance, à plus forte raison devait-elle continuer à se montrer bienveillante pour ceux dont elle n’avait pas à se plaindre. En effet à Delphes, par exemple, le Sénat charge M. Acilius (probablement dans les derniers mois de son commandement, au printemps de 190) de faire faire par les hiéromnémons un nouveau bornage du territoire sacré[25] : le domaine d’Apollon y est plutôt augmenté ; et, l’année suivante encore, un autre sénatus-consulte confirme aux Delphiens tous leurs privilèges antérieurs.[26] Rome leur laisse leur territoire et leurs revenus ; ils continueront à jouir de leur inviolabilité, de leur liberté, de leur exemption d’impôts ; ils conserveront leur gouvernement autonome et l’administration de leur sanctuaire suivant les traditions en usage chez eux depuis l’origine.[27]

Là, il est vrai, il s’agit d’une ville en possession d’un temple particulièrement vénéré : elle a pu, à ce titre, obtenir des faveurs spéciales. Mais il nous est parvenu aussi une lettre adressée, en 188, à Héraclée du Latmos par Manlius Vulso et le président des dix légats sénatoriaux, au moment où ils règlent les affaires de l’Asie Mineure.[28] Les habitants d’Héraclée avaient rendu un décret où ils décernaient aux Romains les honneurs en usage dans leur cité, et où ils faisaient profession de fidélité envers eux ; ils avaient chargé huit députés de le porter à Manlius, en lui renouvelant de vive voix l’assurance de leur dévouement. Voici la réponse des Romains : elle est tout à fait propre à éclairer pour nous, à cette date, la nature de leurs relations avec les Grecs.

« Cn. Manlius Cn. f. Vulso, proconsul, et Q. (Minucius Rufus), président des dix (légats), au Sénat et au peuple d’Héraclée (du Latmos), salut. — Nous avons eu une entrevue avec vos députés Dias, Diès, Dionysios, Palamandros, Eudèmos, Moschos, Aristide, Ménès, excellents citoyens, qui nous ont remis votre décret, et qui ont prononcé pour leur compte un discours conforme au sens du décret avec un zèle parfait. De notre côté, nous avons des dispositions bienveillantes à l’égard de tous les Grecs, et nous nous efforcerons, puisque vous vous êtes déclarés de notre parti, de prendre de vous tout le soin possible, en vous procurant sans cesse quelque bien. Nous vous accordons la liberté, comme aux autres villes qui s’en sont remises à nous : vous serez maîtres de gouverner vos affaires selon vos lois ; et, pour le reste, nous nous efforcerons de vous être utiles, en vous procurant sans cesse quelque bien. Nous acceptons les honneurs que vous nous accordez et les gages que vous nous donnez de votre foi ; pour notre part, nous nous efforcerons de ne demeurer en reste avec personne en vous témoignant en retour notre faveur. Nous avons envoyé vers vous L. Orbius : il veillera sur votre ville et votre territoire, afin que personne ne vous inquiète. — Adieu. »

Rome, on le voit, reconnaît la liberté et l’autonomie des habitants d’Héraclée... : il nous faut donc ajouter leur ville à celles que mentionnent Polybe et Tite-Live dans les clauses de la paix conclue avec Antiochus. Elle s’engage à leur témoigner de même dans l’avenir toute la bienveillance possible et à leur pro curer les avantages les plus variés. Elle en profite aussi pour affirmer l’excellence de ses dispositions envers l’ensemble du monde grec. Pourtant elle insiste beaucoup plus qu’autrefois sur la nécessité, de la part des Grecs, d’un attachement sincère à sa propre cause : si elle se montre favorable aux habitants d’Héraclée, c’est qu’ils lui ont été fidèles ; elle accorde les mêmes privilèges à d’autres villes, mais à celles seulement qui se sont confiées à sa tutelle. L’indépendance apparaît désormais comme une récompense que Rome s’efforcera de ne pas oublier, mais qu’en tout cas il faut d’abord mériter.

Notons aussi l’envoi d’un fonctionnaire ou d’un officier romain, L. Orbius, pour défendre au besoin la ville d’Héraclée. Qui a-t-elle donc à redouter ? Ce n’est pas Antiochus, dont le royaume à maintenant le mont Taurus pour frontière ; alors l’ennemi présumé est une autre puissance grecque, vraisemblablement Rhodes, puisque c’est à elle qu’a été donnée la Carie au sud du Méandre. Ainsi Rome prévoit que la répartition nouvelle des territoires occasionnera des difficultés ; mais elle a jugé nécessaire d’opposer les unes aux autres les forces qui subsistent en Asie Mineure, de semer au milieu des Etats qu’elle vient de constituer des villes indépendantes qui les surveilleront, et qui, ne pouvant subsister que par l’appui du Sénat, seront disposées, par intérêt, à se plier à tous ses ordres. Ces précautions lui paraissent nécessaires, et elle est fermement décidée à maintenir son œuvre telle quelle.

En somme, la lettre de Manlius confirme bien l’impression que nous donnait la lecture de Polybe et de Tite-Live. Rome, en 189, ne renonce pas à son système de ménagements à l’égard des Grecs ; mais elle a appris à ses dépens que, si elle leur laisse une entière liberté, elle ne doit pas trop compter sur leur reconnaissance et leur fidélité. Elle leur signifie donc nettement ce qu’elle attend d’eux ; pour plus de sûreté, elle prend soin de régler elle-même leur condition, de manière à opposer leurs intérêts particuliers, et elle tient la main à ce que rien ne soit changé aux dispositions adoptées par elle. Sa défiance, il faut en convenir, se justifie assez bien. Mais les conséquences n’en sont pas moins redoutables ; car, sous prétexte de garanties indispensables à sa tranquillité, elle va se croire autorisée, obligée même à intervenir constamment dans les affaires des Grecs ; et, une fois engagée dans cette voie, elle en arrivera facilement aux mesures les plus arbitraires contre ceux qui lui paraîtront dangereux.

 

III

Ses relations avec la Macédoine nous en fournissent de suite la preuve la plus éclatante. Pendant la guerre contre Antiochus, Philippe, tout en servant Rome avec beaucoup de zèle, avait su profiter des circonstances pour étendre à nouveau son royaume. En effet, dès le début de 191, il avait forcé Amynandre à se réfugier dans Ambracie, et mis la main sur l’Athamanie entière. Ensuite il s’était brouillé un instant avec le consul Acilius, quand celui-ci l’avait obligé brusquement à lever le siège de Lamia, dont il était près de s’emparer.[29] Mais on avait encore besoin de ses services ; et, pour calmer sa colère, on lui avait permis bientôt de reprendre aux Etoliens et à leurs alliés les contrées enlevées par eux à la Thessalie : en quelques mois, il avait obtenu la soumission des Magnètes, avec la forteresse de Démétriade, et conquis la Dolopie, l’Apérantie, et plusieurs villes de la Perrhébie.[30] En 190, il avait eu à préparer la marche des Scipions vers l’Hellespont ; il n’y avait pas là pour lui l’occasion de faire par la force des acquisitions proprement dites ; mais il y avait trouvé le moyen d’intervenir dans les luttes intestines des cités thraces et de s’y ménager des partisans.

L’année suivante lui avait été moins favorable : Amynandre avait soulevé de nouveau l’Athamanie ; les Etoliens avaient chassé les garnisons macédoniennes de l’Apérantie et de l’Amphilochie ; et Persée, à ce qu’il semble, ne réussit à conserver à son père que la Dolopie.[31] Néanmoins, à la conclusion de la paix, Philippe restait maître, au Sud de son royaume, d’une série de places dont il enveloppait la Thessalie, et, à l’Est, son influence dominait sur la côte de Thrace ; car, bien que le préteur Q. Fabius Labeo y eût proclamé l’indépendance de Maronée et d’Ænos, et qu’il eût assigné pour frontière à la Macédoine l’ancienne route qui longeait le pied des montagnes sans jamais se rapprocher de la mer, en réalité les principales villes étaient remplies de Macédoniens ; ils y occupaient un ou plusieurs quartiers, et, sous cette pression, leur parti était tout-puissant. Bref, en 189, Philippe avait recouvré une portion de la puissance perdue par lui en 196, et cela juste au moment où l’Etolie qui, dans la pensée de Flamininus, devait lui faire équilibre, se trouvait au contraire abattue. Rome, on le pense, s’accommodait peu de cet état de choses.

Déjà, en 191, pendant que le consul Acilius s’acharnait au siège de Naupacte, Flamininus attirait son attention sur les progrès de Philippe : « Depuis la défaite d’Antiochus, lui disait-il, vous perdez votre temps à investir deux villes, et vous touchez à la fin de votre année de commandement, tandis que Philippe, sans avoir assisté à la bataille (des Thermopyles), sans avoir vu les étendards ennemis, a déjà soumis non seulement des villes, mais une foule de nations, l’Athamanie, la Perrhébie, l’Apérantie, la Dolopie. Cependant notre intérêt est bien moins de diminuer la puissance et les forces des Etoliens que d’empêcher Philippe de s’agrandir outre mesure. » Ces inquiétudes augmentèrent encore quand Philippe manifesta la volonté de relever son royaume par tous les moyens. Pour rétablir ses finances, il instituait un système régulier d’impôts sur l’agriculture et sur le commerce maritime, et il donnait une vive impulsion à l’exploitation des mines. Il se préoccupait aussi de la repopulation de ses Etats : non content d’obliger ses sujets à se marier et à élever des enfants, il recourait, comme les anciens souverains asiatiques, à des immigrations forcées, et transportait en Macédoine une multitude de Thraces. Enfin il s’appliquait à tirer tout le parti possible de ses dernières conquêtes, et, à petit bruit, les consolidait ou les augmentait de son mieux.[32] En présence de ces efforts, Rome ne se souvint pas longtemps de l’aide qu’elle avait reçue de Philippe : elle ne vit plus en lui qu’un ennemi en voie de redevenir dangereux ; et, sans scrupules, elle résolut de lui enlever ce qu’elle venait elle-même de lui donner.

Il lui était toujours facile, en pays grec, d’intervenir en utilisant des querelles locales. Dès les premières plaintes qui lui furent adressées, en 186, sur les agissements de Philippe, le Sénat répondit de façon à montrer clairement qu’il était disposé à y donner suite ; en effet il chargea trois commissaires Q. Cæcilius Metellus, M. Bæbius Tamphilus et Ti. Sempronius Gracchus d’aller examiner sur place les différends, de citer Philippe devant eux, et de promettre toute sécurité à qui voudrait dire son avis et accuser le roi en face. On n’y manqua pas : une première conférence se tint dans la vallée de Tempe, en 185, pour régler les affaires de Thessalie. Perrhèbes, Magnètes et Athamanes, bien qu’ils eussent pris jadis parti pour les Etoliens, présentèrent des revendications : tous réclamaient des villes et des territoires. Les arguments les plus divers d’ailleurs paraissaient bons : on reprochait à Philippe d’avoir imposé des emplois serviles à des Thessaliens de grande famille, d’avoir favorisé le commerce de Démétriade aux dépens de celui de Thèbes de Phthiotie, d’avoir réduit partout l’opposition au silence ; et l’on entendit les Thessaliens, comme si rien ne s’était passé depuis 196, conclure que Rome les avait affranchis, que Philippe était un vaincu, et qu’il fallait le dompter à la façon d’un cheval rétif qui résiste au frein le plus dur. En vain Philippe rappelait-il qu’Acilius lui avait abandonné les villes précédemment occupées par les Etoliens ; les commissaires du Sénat prétendirent restreindre cette convention à celles qui s’étaient données de plein gré aux Etoliens ; et finalement ils prononcèrent que Philippe retirerait ses garnisons de toutes les places en litige, et bornerait son royaume aux limites de la Macédoine.[33]

Ils se transportèrent ensuite à Thessalonique pour régler de même le sort de la Thrace ; de ce côté Ænos et Maronée surtout étaient en cause, et Eumène les revendiquait, si Rome ne voulait pas les maintenir libres, comme une dépendance naturelle de la Chersonèse. Cette interprétation était si exorbitante, et les protestations de Philippe si fondées, que les commissaires n’osèrent prendre sur eux de trancher la question ; ils la renvoyèrent au Sénat. Mais là on était bien décidé à enlever à Philippe toutes ses acquisitions récentes ; on s’inquiétait même plus de ses visées sur la Thrace que sur la Thessalie ; et, au printemps de 184, quand une nouvelle commission, présidée par Ap. Claudius, partit pour vérifier si les Thessaliens et les Perrhèbes avaient été remis en possession de leurs villes, elle reçut l’ordre de faire évacuer Ænos et Maronée, et d’expulser les Macédoniens de toute la côte de Thrace.

Dés lors, les députations hostiles à Philippe se multiplièrent ; quand on sut que les Romains accueillaient volontiers les griefs formulés contre le roi, qu’ils protégeaient les accusateurs, et que plus d’un n’avait pas perdu sa peine à se plaindre, tous ses voisins essayèrent d’en profiter. Peuples, villes, particuliers même prétendirent s’adresser au Sénat et lui soumettre les plus menues chicanes, empiétements de limites, enlèvements d’esclaves ou de bestiaux, dénis de justice, violences, etc. En 183, la présentation seule de ces ambassades demanda trois jours ; jamais, dit Polybe, on n’en avait tant vu. Le Sénat évidemment n’était pas en mesure de trancher de semblables débats ; d’ailleurs, après avoir réduit Philippe à la Macédoine proprement dite, il ne pouvait guère lui imposer de nouveaux sacrifices sans entrer directement en guerre avec lui ; il se borna donc à exiger l’exécution intégrale des décrets antérieurs visant la Thessalie et la Thrace ;[34] et, profitant de ce que Philippe avait choisi pour soutenir sa cause son fils Démétrius, il affecta, par égard pour le jeune prince, de se contenter de ses déclarations. Il en résulta donc une amélioration momentanée dans ses rapports, si tendus alors, avec la Macédoine ; mais, comme il n’ignorait pas le ressentiment profond du roi à son égard, il s’avisa sur le champ d’un autre moyen pour en détourner les effets : il mit à profit les divisions de sa famille.

Philippe avait deux fils : l’aîné, Persée, partageait sa haine contre les Romains ;[35] l’autre au contraire, Démétrius, livré comme otage en 196, était resté cinq ans à Rome, et s y était pris d’admiration pour les vainqueurs de son père.[36] Cette différence d’opinions créait déjà entre les deux princes une cause de désaccord ; mais, de plus, ils élevaient l’un et l’autre des prétentions au trône ; car, si Persée avait pour lui son droit d’aînesse, sa naissance, disait-on, était illégitime. Chacun d’eux avait donc sa faction à la cour de Macédoine[37] ; on le savait fort bien à Rome, et on résolut d’utiliser cet état de choses pour paralyser les efforts du roi et des patriotes. Dans ce but, le Sénat témoigna à Démétrius la plus grande bienveillance lors de son ambassade, en 183 : par l’organe du consul, il lui fit un accueil magnifique, et lui prodigua les paroles flatteuses ; il insista sur la confiance que lui inspirait son attachement pour le peuple romain, et il proclama bien haut que telle était l’unique cause de ses ménagements à l’égard de Philippe. En même temps, Flamininus invitait chez lui Démétrius ; dans un entretien secret, il lui laissait entrevoir la perspective séduisante du trône de Macédoine, où Rome pourrait l’élever très prochainement ; et il écrivait à Philippe pour le féliciter d’avoir choisi un tel ambassadeur, et l’exhorter à le renvoyer bientôt avec une suite nombreuse prise parmi les premiers des Macédoniens.

On saisit aisément la raison de cette conduite : Rome voulait, en entourant Démétrius de tout le prestige possible, augmenter les espérances et la force du parti romain en Macédoine, et par là entraver, dans son royaume même, les projets belliqueux de Philippe.[38] Mais le résultat ne répondit pas à son attente. Démétrius montra un orgueil exagéré de la faveur dont il jouissait auprès du Sénat ; il apporta trop d’empressement à défendre en toutes choses ses protecteurs ; et, de la sorte, il ne tarda pas à se rendre suspect à son père. Persée, de son côté, se sentant sérieusement menacé d’être un jour écarté du trône,[39] conçut à l’égard de son frère une jalousie implacable, et ne recula pour le perdre devant aucun moyen. En 182, il l’accusa d’avoir voulu profiter d’une sorte de carrousel militaire pour le massacrer, et, n’y ayant pas réussi, d’être venu ensuite, la nuit, avec des gens armés, devant sa propre maison, dans le dessein de l’assassiner. Philippe s’abstint de prononcer de suite entre ses deux enfants : la tentative de meurtre n’était nullement prouvée ; mais il s’appliqua surtout à savoir si réellement Démétrius s’était entendu avec les Romains afin d’assurer son arrivée au trône de Macédoine ; il envoya tout exprès pour éclaircir ce point des députés à Rome. Sur ces entrefaites, quand il eut appris que Démétrius avait l’intention de se réfugier auprès des Romains,[40] quand surtout on lui eut apporté une lettre, vraie ou fausse, de Flamininus, où celui-ci s’efforçait d’excuser les démarches, peut-être indiscrètes, auxquelles l’ambition avait entraîné le jeune prince auprès de lui,[41] il se décida à le faire périr, en 181. Ces tristes débats l’avaient vivement affecté ; et, deux ans après, il succombait lui-même, miné par ses chagrins intimes plutôt que par la maladie.

Rome, on le voit, n’a pas été étrangère à sa mort. Depuis 186, directement ou indirectement, elle n’a pas cessé de s’acharner à sa perte ; elle a oublié les obligations qu’elle lui avait pour songer seulement à l’empêcher de reconquérir son ancienne puissance : c’est un premier résultat de la défiance où elle tient maintenant le monde grec.

A la rigueur, il est vrai, l’exemple de Philippe est récusable ici : on peut dire que, dès le début, Rome a systématiquement séparé la Macédoine de la Grèce, et qu’ainsi elle n’était pas contrainte envers elle à plus d’égards qu’envers Carthage. Examinons alors sa conduite dans la Grèce propre. Un point d’abord est à noter : elle profite de la guerre d’Etolie pour opérer deux annexions, celles de Céphallénie et de Zacynthe. La première se justifiait dans une certaine mesure : en effet les habitants de Céphallénie infestaient de pirates les eaux voisines de leur île, et ils interceptaient les convois d’Italie. En 190, les Romains avaient dû détacher dans ces parages des vaisseaux de leur flotte d’Asie Mineure ; en nommant les consuls de 189, ils décidèrent donc que celui à qui le sort désignerait l’Etolie aurait aussi à soumettre Céphallénie ; et, lors de la paix avec les Etoliens, ils eurent soin d’exclure l’île du traité. L’Etolie vaincue, M. Fulvius passa à Céphallénie ; il la somma de se livrer à lui ; frappée de terreur, elle parut s’y résigner sans combat ; mais le bruit se répandit à Samé, la ville principale, que les Romains, jugeant sa situation avantageuse, songeaient à en chasser les habitants pour s’y établir eux-mêmes ; une révolte s’ensuivit, et Fulvius dut employer quatre mois à faire le siège de la place (189). Ces divers événements expliquaient donc une descente et le maintien d’une garnison dans Céphallénie.

Il n’en était pas de même à Zacynthe ; cette autre île avait été jadis, au temps de la première guerre de Macédoine, en 211, occupée momentanément par M. Valerius Lævinus ; Philippe l’avait reprise peu de temps après ; puis il l’avait cédée à Amynandre, pour obtenir le libre passage de ses troupes à travers l’Athamanie ; Amynandre l’avait gardée jusqu’au temps de la guerre étolo-syrienne ; et enfin, après la bataille des Thermopyles, son dernier gouverneur, Hiéroclès d’Agrigente, l’avait vendue à la Ligue achéenne. C’est alors que Rome intervint : elle revendiqua l’île pour elle, et, sans autre forme de procès, elle l’arracha aux Achéens, en 191. Sans doute elle était libre, si elle l’avait voulu, d’user bien plus largement de sa victoire ; cet empiétement n’en a pas moins déjà une certaine importance. Depuis ses campagnes d’Illyrie, c’est-à-dire depuis 228 peut-être, ou, au plus tard, depuis 219, elle était maîtresse de Corcyre et des points de débarquement les plus favorables, à proximité de la Macédoine ; maintenant elle achève d’assurer sa domination dans les îles Ioniennes, et tient l’entrée du golfe de Corinthe. N’y a-t-il pas là une menace pour la Grèce centrale et le Péloponnèse ?

 

IV

Un fait plus significatif encore, c’est la transformation progressive de son attitude vis-à-vis des Grecs, et, en particulier, des Achéens. La question par elle-même offre déjà ici un intérêt considérable ; car elle doit nous apprendre quel traitement la Grèce a décidément à attendre des Romains. Mais, de plus, les historiens modernes semblent y apporter le plus souvent un parti pris regrettable : par exemple, pour M. Mommsen, les Romains ont toujours bien agi, et, si l’on peut leur adresser un reproche, c’est d’avoir mis trop de sentiment dans leur politique (Hist. rom., III, p. 369 et sqq.) ; M. Peter, au contraire, ne voit chez eux dès le début qu’un machiavélisme effrayant ; M. Hertzberg, comme d’habitude, est beaucoup plus modéré ; mais les dates adoptées par lui, et même quelques détails de son exposition, sont discutables. Pour ces raisons diverses, nous accorderons donc un certain développement à l’histoire des rapports de Rome avec la Ligue achéenne. Nous nous efforcerons de ne pas dépasser les données fournies par les sources originales, et, quand la chose sera possible, nous nous adresserons de préférence à Polybe ; car Tite-Live plus d’une fois est suspect d’atténuer ou d’omettre volontairement les torts de ses compatriotes.

Les Achéens, on se le rappelle, pendant la guerre contre Antiochus, s’étaient conduits sans hésitations en alliés dévoués, comme Philippe ; mais, comme lui aussi, à la faveur des événements, ils ont accompli des progrès considérables. Dans le Péloponnèse, trois peuples jusque-là échappaient à leur action, les Spartiates, les Eléens et les Messéniens. Or les Spartiates, déjà dépouillés des cités maritimes de la Laconie par les Romains en 195, puis réduits à la seule ville de Sparte par les Achéens au printemps de 192, ont été enfin réunis à la Ligue par Philopœmen, dans l’été de cette même année, après le meurtre de Nabis et l’échec du coup de main tenté par le stratège étolien Alexamenos. Ils ont essayé de s’en détacher au printemps de 191, à la suite des premiers succès d’Antiochus ; mais l’intervention énergique de Philopœmen a coupé court immédiatement, et sans violences, à cette défection.[42]

De même les Eléens avaient préféré d’abord se tourner vers Antiochus ; mais, le roi une fois contraint de repasser en Asie, ils ont fait sortir de leur ville la garnison syrienne, et, après quelques pourparlers, ils ont adhéré de bonne grâce à la Ligue achéenne, en 191. Les Messéniens ont opposé plus de résistance : vaincus par Diophane, ils ont prétendu ne se soumettre qu’aux Romains ; mais Flamininus, tout en les protégeant contre les vengeances de leurs voisins, leur a donné l’ordre d’entrer, eux aussi, dans la Ligue. A partir de 191, les Achéens sont donc maîtres du Péloponnèse entier ; ils ont réalisé là leur vœu le plus cher, sans cesse poursuivi depuis Aratus, et ils en manifestent hautement leur satisfaction : ils ont élevé à leur stratège Diophane, dans sa ville natale de Mégalopolis, une statue avec une inscription en vers élégiaques, pour l’honorer d’avoir le premier obtenu l’unité de la péninsule sous leur hégémonie. Bien mieux, le désir leur est venu d’acquérir des possessions extérieures. A l’Ouest, ils ont acheté Zacynthe à son gouverneur athamane ; à l’Est, ils ne désespèrent pas de reprendre aux Pergaméniens l’île d’Egine, qui leur a appartenu autrefois, et que les Etoliens, pendant la première guerre de Macédoine, ont vendue à Attale ;[43] au Nord enfin, ils se sont emparés de Pleuron, en Etolie, et d’Héraclée, au pied de l’Œta. Bref ils constituent maintenant l’Etat de beaucoup le plus considérable de la Grèce ; or là précisément est pour eux le danger dans leurs rapports futurs avec Rome.

Sans doute leur situation est assez différente de celle de Philippe : ils appartiennent à la Grèce propre, dont ils représentent même l’élément le plus estimable ; depuis que Rome a commencé à intervenir sérieusement dans leur pays, ils se sont toujours rangés de son côté ; ils lui sont unis par une alliance conclue sur le pied d’une égalité absolue ; surtout leur force reste bien inférieure à celle de la Macédoine. En fait d’ailleurs, si Rome les a empêchés de s’installer à Zacynthe, elle les a plutôt aidés à grouper tout le Péloponnèse autour d’eux, et, au dehors, elle leur a laissé, en 189, Pleuron[44] et Héraclée. Mais, d’autre part, en songeant au soin que Flamininus avait pris, en 195, de maintenir Nabis à côté d’eux, à la brusquerie avec laquelle il vient de leur arracher Zacynthe, et au conseil qu’il leur a donné à ce propos de ne pas chercher à s’étendre hors du Péloponnèse, nous ne pouvons guère douter que sa méfiance ne se soit de bonne heure éveillée aussi à leur égard. Soyons-en sûrs, elle ne disparaîtra plus désormais ; et, sans vouloir en présumer que l’Achaïe va subir de suite le sort de la Macédoine, nous devons nous attendre à voir bientôt se gâter également ses rapports avec Rome.

L’immixtion du Sénat dans les affaires de la Macédoine avait été amenée par les plaintes des voisins de Philippe ; des prétextes analogues ne lui feront pas défaut davantage en Achaïe : les membres nouveaux de la Ligue se chargeront cette fois de les lui fournir. En effet, si, parmi eux, les Eléens s’accommodaient assez bien de leur situation présente, il n’en était pas de même des Messéniens et des Spartiates. Chez les premiers, l’aristocratie au moins conservait vis-à-vis des Achéens, dont les tendances étaient plutôt démocratiques, une hostilité irréductible ; chez les seconds, aux dissentiments politiques se mêlait l’indignation produite par l’abaissement de leur patrie : maîtres jadis de la Grèce, ils ne pouvaient se faire à l’idée d’avoir perdu jusqu’à leur indépendance et de recevoir des ordres d’un stratège arcadien. Voilà donc, au sein de la Ligue, deux peuples disposés à profiter de toutes les occasions pour s’en séparer ; naturellement, en cas de révolte, Rome est pour eux le seul appui capable de leur assurer le succès ; ils ne manqueront pas de recourir à elle ; et de la sorte il lui sera facile, quand elle le voudra, de régler selon ses intérêts le sort du Péloponnèse.

Les Spartiates furent les premiers à s’agiter. Dès l’automne de 189, ils se jetèrent pendant une nuit sur le bourg de Las, afin de se procurer un débouché sur la mer.[45] Les villes de la côte étaient placées depuis 195 sous la suzeraineté des Achéens ; les habitants de Las se plaignirent donc à eux de l’attaque injustifiée dont ils avaient été l’objet, et Philopœmen, alors stratège de la Ligue, fit réclamer aux Spartiates les auteurs de l’attentat. La demande occasionna à Sparte un véritable soulèvement ; des massacres eurent lieu ; on dénonça formellement par décret l’alliance avec les Achéens, et, sur le champ, on envoya des députés au consul Fulvius, alors à Céphallénie, pour placer Sparte sous sa protection. A cette conduite les Achéens répliquèrent par une déclaration de guerre. Fulvius vint entendre les deux partis dans une assemblée convoquée à Elis ; mais, par politique, il s’attacha à les ménager l’un et l’autre, et il les congédia sur une réponse vague, où une seule chose était nette, l’ordre de porter l’affaire devant le Sénat et de suspendre jusque-là les hostilités.

Le résultat fut le même à Rome : les Achéens, dit Tite-Live, étaient alors en grand crédit auprès des Romains. Évidemment on ressentait encore à leur endroit beaucoup de la sympathie hautement manifestée en 196, et, à cette date du moins, on ne songeait pas à profiter des plaintes formulées contre eux pour leur donner tort et pour les humilier, comme on l’avait fait avec Philippe. Dès lors, semble-t-il, du moment où Rome prenait au sérieux l’amitié qui l’unissait aux Achéens, elle devait laisser ses alliés libres de terminer à leur gré une querelle purement intérieure. A la rigueur son intervention pouvait aussi se justifier, si, convaincue de l’incapacité des Grecs à en finir eux-mêmes avec leurs désaccords, elle usait de sa force et de son autorité pour leur imposer une solution précise, et leur éviter par là les horreurs de la guerre civile. Mais elle ne s’arrêta à aucune de ces deux solutions ; car — c’est encore Tite-Live qui nous le dit, — elle ne voulait pas non plus modifier la situation de Sparte ! On reconnaît là l’effet de cette défiance dont nous parlions un peu plus haut ; il lui plaisait de conserver, attachée malgré elle à la Ligue, une ville dont les réclamations pourraient être prises un jour en considération, si, pour une raison ou pour une autre, on éprouvait, le besoin de peser sur les Achéens. On rendit donc un jugement favorable sans doute à la Ligue, mais en même temps obscur à dessein, comme l’avait été celui de Fulvius. Dans la pensée de Rome, il était destiné, tout en blâmant les Spartiates, à maintenir à peu près le statu quo dans le Péloponnèse ; mais les Achéens l’interprétèrent comme l’autorisation de traiter Sparte selon leur bon plaisir.

En conséquence, au printemps de 188, Philopœmen vint camper avec une armée sur le territoire des Spartiates, et, pour la seconde fois, il les somma de lui livrer les auteurs des désordres de l’année précédente ; à ce prix il s’engageait à respecter leur ville, et il promettait en outre de n’exercer aucune violence contre les accusés sans les avoir entendus. Sparte s’exécuta. Malheureusement Philopœmen avait eu le tort d’amener avec lui les exilés Spartiates ; ceux-ci, dès qu’ils virent arriver leurs compatriotes au camp confédéré, ne songèrent qu’à se venger de toutes leurs injures passées : sur le champ ils en massacrèrent dix-sept, et, le lendemain, ils en condamnèrent encore soixante-trois à mort, après un simulacre de procès où, étant donné leur état d’esprit, toute défense était évidemment impossible. Cela fait, on résolut de réduire Sparte désormais à l’impuissance. On décida de détruire ses fortifications, d’expulser les mercenaires étrangers de Machanidas et de Nabis, d’exiler les esclaves affranchis par les deux tyrans, et d’abroger les lois de Lycurgue, en les remplaçant par celles de la Ligue achéenne. On ne s’en tint même pas là : une assemblée, réunie à Tégée, ordonna en outre le rappel des exilés ; elle fit rechercher et vendre à l’encan les mercenaires et les affranchis qui, tout en ayant quitté Sparte, étaient cependant restés en Laconie ; avec le produit de cette vente, on releva à Mégalopolis un portique que les Spartiates y avaient abattu en 222, pendant la guerre de Cléomène ; et enfin on rendit à Mégalopolis le territoire de Belmina, position stratégique importante, qui commandait la vallée supérieure de l’Eurotas.

Sparte, en cette occasion, était victime des haines que, depuis une cinquantaine d’années, les violences de sa politique avaient soulevées autour d’elle : les émigrés ne lui pardonnaient pas les souffrances que Nabis leur avait infligées ; les Achéens, sans parler des luttes postérieures, n’avaient point oublié les efforts de Cléomène pour anéantir leur Ligue ; et leur chef Philopœmen, désespérant d’aboutir jamais à une entente sincère avec une cité aussi orgueilleuse, était convaincu qu’il fallait frapper un grand coup pour en obtenir la paix. Ainsi s’explique l’acharnement déployé contre elle. En elles-mêmes, la plupart des mesures prises alors peuvent se justifier ; c’était, par exemple, l’opinion de Polybe. « Nous le savons tous, dit-il, en général le bien est, par nature, en opposition avec l’intérêt immédiat, et l’intérêt avec le bien. Philopœmen se proposa de les concilier, et il y réussit. Il était bon de ramener les exilés à Sparte, et utile d’abaisser cette ville, comme de punir les satellites du gouvernement tyrannique. » Pourtant beaucoup d’arbitraire se glissa dans les mesures arrêtées en 188 : en particulier, le traitement infligé aux citoyens de création récente constituait à la fois une violation flagrante de leurs droits et un acte de barbarie trop semblable à ceux qu’on blâmait chez les tyrans. Mais, de plus, Philopœmen aurait dû songer que de tels procédés allaient soulever des réclamations ; que les Romains certainement en seraient saisis ; qu’il leur serait bien difficile, en toute impartialité, de ne rien désapprouver ; et, comme il n’ignorait pas qu’il lui faudrait en fin de compte les accepter pour arbitres, ce fut de sa part une grave imprudence de se laisser aller à des actes qui, à tout le moins, devaient entraîner pour la Ligue des remontrances de ses puissants alliés.

En effet, des Spartiates ne tardèrent pas à se rendre à Rome : ils s’y plaignirent de Philopœmen et du nouvel ordre de choses établi par lui ; et, en 187, ils décidèrent le consul M. Æmilius Lepidus à écrire aux Achéens une lettre où il leur reprochait d’avoir mal réglé la question Spartiate. En vain Philopœmen envoya-t-il à son tour des députés au Sénat ; ils ne parvinrent pas à modifier son opinion : en 186, ils en rapportèrent une réponse, assez ambiguë sans doute cette fois encore, mais d’où l’on pouvait conclure qu’il voyait avec déplaisir la destruction des murs et le massacre de Compasion. Néanmoins il ne cassait aucune des décisions de la Ligue. En somme, le Sénat ne pouvait guère observer plus de ménagements envers les Achéens, et il faut lui en savoir gré, si l’on considère surtout combien l’abaissement radical de Sparte était contraire à ses désirs secrets.[46]

Mais, l’année suivante, le débat s’envenima tout à coup par suite de l’attitude personnelle d’un ambassadeur romain. Q. Cæcilius Metellus avait été, nous l’avons vu, chargé par le Sénat de régler les querelles de Philippe avec ses voisins. Après avoir donc présidé les conférences de Tempé et de Thessalonique, en 185, il s’arrêta au retour en Achaïe ; en avait-il eu l’idée de lui-même, ou en avait-il été prié, comme on le supposa, par le parti achéen hostile à Philopœmen, il est difficile d’en décider. Sa mission officielle, en tout cas, était expirée.[47] Malgré cela, quand le stratège Aristænos eut convoqué pour le recevoir les chefs de la Ligue à Argos,[48] dès son entrée il leur reprocha d’avoir traité Sparte avec trop de colère et de sévérité, et il les engagea longuement à réparer leurs fautes.

Il n’aurait sans doute pas été plus loin, s’il avait rencontré en face de lui une opposition unanime. Mais les Achéens, pour leur malheur, ne s’entendaient pas entre eux sur la conduite à tenir vis-à-vis de Rome. Les uns, frappés de l’énorme disproportion de leurs forces avec celles des Romains, croyaient sage d’éviter tout acte capable de déplaire à leurs protecteurs, et de cédera toutes leurs exigences : tels étaient, par exemple, Aristænos et Diophane. Ces hommes n’étaient aucunement des traîtres ; l’intérêt personnel n’entrait pour rien dans leurs calculs ; mais, comme jadis Phocion à Athènes, ils manquaient de confiance dans leurs concitoyens ; ils jugeaient la résistance inutile, et, malgré leur bravoure personnelle, ils étaient fermement convaincus de la nécessité d’une politique pacifique. Les autres au contraire, tout en se rendant compte, eux aussi, qu’un jour viendrait fatalement où ils seraient, contraints d’obéir, s’appliquaient à le reculer le plus possible : ils voulaient défendre leurs droits pied à pied, et ils jugeaient non seulement plus digne, mais même plus avantageux de gagner l’estime des Romains par la fierté de leur attitude que d’affecter à l’avance la servilité des vaincus. A leur tête étaient Philopœmen, Lycortas et Archon. Entre ces deux groupes la division était profonde ; car à cette première cause de désaccord s’ajoutaient des questions de jalousie personnelle ; et, ce qui est pire, même en présence des Romains, ils ne savaient pas oublier leurs disputes.

Dans la conférence d’Argos, après le discours violent de Cæcilius, on vit donc Aristænos marquer par son silence qu’il trouvait mérités les reproches de l’ambassadeur romain. Bien mieux : Diophane, emporté par sa haine contre Philopœmen, lui fournit un nouveau grief, en dénonçant la conduite adoptée par la Ligue en Messénie. Dès lors, se sentant soutenu, Cæcilius prétendit amener tous les chefs achéens à faire droit de suite à ses demandes. Il n’y réussit pas : Philopœmen et ses amis établirent par de nombreuses raisons que les affaires de Sparte avaient été bien réglées, et le Conseil fut d’avis de ne rien changer aux mesures prises en 188. Aussitôt Cæcilius réclama la convocation d’une assemblée générale extraordinaire. Mais la constitution achéenne s’y opposait formellement, à moins qu’il ne s’agit de voter sur la guerre ou sur une alliance, ou bien qu’un ambassadeur romain n’apportât par écrit, de la part du Sénat, l’indication précise des points sur lesquels devait porter la délibération.[49] Cæcilius n’avait aucune instruction de ce genre ; on ne put donc lui donner satisfaction, et, furieux de n’avoir rien obtenu, il partit sur le champ, sans vouloir attendre, la réponse des chefs achéens.

Cette démarche, pour ainsi dire privée, de Cæcilius allait d’une manière irrémédiable les rapports de la Ligue avec les Romains. En effet, de retour à Rome, Cæcilius y fit un rapport non seulement sur sa mission de Macédoine, mais encore sur sa visite aux Achéens ; et ainsi le Sénat, qui, dans la querelle entre Sparte et les Achéens, semblait disposé à se contenter d’un blâme platonique à l’égard de ces derniers, se trouva de nouveau saisi de l’affaire, au début de 184. On recommença donc à entendre les députés des deux partis : leurs arguments n’étaient pas changés. Les Achéens s’efforçaient toujours d’établir qu’ils avaient agi pour le mieux, les Spartiates se plaignaient de la destruction de leurs murs et de l’obligation où ils étaient de subir un code étranger au lieu de garder leurs lois séculaires. Mais, cette fois, les Achéens rencontraient un ennemi déclaré dans la personne de Cæcilius : il se répandit en accusations contre le parti de Philopœmen et de Lycortas, contre la Ligue en général, et contre sa conduite envers Sparte. En outre, il s’était plaint amèrement, — et sans trop de souci de la vérité, — de s’être vu refuser la convocation d’une assemblée ;[50] or, en pareil cas, le Sénat avait pour règle, à moins que la chose ne fût absolument impossible, de soutenir ses représentants à l’étranger. Bref la réponse donnée aux Achéens leur fut assez défavorable.

Pour leur différend avec Sparte, on leur annonça qu’on enverrait bientôt des commissaires l’étudier sur place : c’était rouvrir tout le procès, et ranimer par suite les espérances des Spartiates. Quant à leur débat particulier avec Cæcilius, pour éviter le retour de semblables froissements, si l’on s’en rapporte à Tite-Live, on leur aurait signifié, sans autre ménagement, « de prendre soin que les envoyés romains pussent avoir accès en tout temps dans leurs assemblées ». La déclaration du Sénat ne dut pas être aussi tranchante ; car, l’année suivante, Philopœmen, dans des circonstances analogues, opposa encore un refus à Flamininus, sans que celui-ci insistât. On se contenta probablement, suivant la version de Polybe, « de recommander aux Achéens d’avoir toujours des égards pour les envoyés de Rome, et de leur faire un accueil digne d’eux, comme les Romains en usaient eux-mêmes avec les députés en mission dans leur ville[51] ». La communication, sous cette forme adoucie, répond mieux à un temps où les relations ne sont pas encore trop tendues entre les deux peuples ; mais il est clair que les termes en sont assez vagues pour justifier toutes les demandes des ambassadeurs romains, quand ils le voudront ; elle ne tardera pas d’ailleurs à être interprétée dans le sens adopté d’emblée par Tite-Live.

Pour le moment, les Achéens n’avaient qu’à attendre la venue du différend de la commission annoncée par le Sénat. Celle-ci, ayant à sa tête Ap. Claudius, se rendit d’abord en Macédoine, puis en Crète ; dans l’intervalle, les Achéens se réunirent en assemblée générale, afin de préparer et de discuter leur réponse. Quand ils apprirent que la cause de Sparte avait été soutenue à Rome par Areus et Alcibiade, deux anciens émigrés ramenés par Philopœmen en 188, et que ces personnages, non contents d’accepter une mission hostile à leurs bienfaiteurs, les avaient attaqués avec la plus vive animosité, un cri d’indignation s’éleva de toutes parts ; on oublia les conseils de la prudence, et on les condamna l’un et l’autre à mort par contumace. Quelques jours après, les commissaires romains arrivaient dans le Péloponnèse, et l’on convoqua à Clitor l’assemblée destinée à les recevoir, dans l’été de 184.[52] Les Achéens se doutaient bien à l’avance que Rome était maintenant assez mal disposée pour eux[53] ; mais cette crainte se changea presque aussitôt en certitude.

Non seulement Ap. Claudius avait avec lui Areus et Alcibiade, malgré la sentence dont ils venaient d’être frappés ; mais, de plus, il ouvrit les délibérations en prononçant contre la Ligue un véritable réquisitoire où il reprenait, au nom du Sénat, tous les arguments présentés à Rome par les Spartiates. Le stratège Lycortas lui répondit : il commença par réfuter point par point les griefs des Spartiates ; il rappela que l’origine de la querelle, à présent trop perdue de vue, était la tentative inqualifiable des Spartiates contre Las ; que la responsabilité du massacre de Compasion retombait essentiellement sur les amis d’Areus et d’Alcibiade ; que les fortifications de Sparte abattues par la Ligue étaient l’œuvre toute récente de Nabis ; que les lois de Lycurgue avaient été en réalité abolies par les tyrans ; et que les Achéens, en donnant les leurs aux Spartiates, avaient substitué l’ordre à l’anarchie. Puis, élevant le ton, il osa aborder le fond véritable du débat, et demander aux Romains eux-mêmes de quel droit ils s’inquiétaient tant des affaires de l’Achaïe.

« Je le sais, Ap. Claudius, mon discours jusqu’ici n’est pas celui d’un allié en présence de son allié, ni celui d’un peuple libre : c’est vraiment celui d’un esclave qui se justifie devant son maître. En effet, si elle ne fut pas illusoire, la voix du héraut par laquelle vous avez proclamé la liberté des Achéens avant celle de tous les Grecs, si notre traité a une valeur, si notre alliance et notre amitié nous placent bien sur le même pied, pourquoi, lorsque je n’examine pas, moi, ce que, vous autres Romains, vous avez fait après la prise de Capoue, venez-vous demander compte aux Achéens de leur conduite envers les Spartiates qu’ils ont vaincus par les armes ?... C’est pour la forme, direz-vous, que nous avons traité d’égal à égal ; en réalité, les Achéens n’ont qu’une liberté obtenue par grâce, les Romains ont en mains l’autorité suprême. Je le sens, Appius ; et, bien qu’il n’en devrait pas être ainsi, je ne m’indigne point ; mais, je vous en prie, quelque distance qu’il y ait entre les Romains et les Achéens, ne mettez pas vos ennemis et les nôtres sur la même ligne que nous, qui sommes vos alliés, et ne leur faites pas des conditions plus avantageuses. »

M. Mommsen se montre très sévère pour cette attitude de Lycortas : « Rien de plus beau et de plus noble, écrit-il, que le courage, quand l’homme et la cause ne sont pas ridicules... ; mais tous les grands airs patriotiques des Achéens ne sont que sottise et grimace devant l’histoire. » Sans doute, dans les conflits entre petits Etats et grandes puissances, les faibles ont toujours tort, et les Achéens n’avaient pas à espérer sérieusement que les Romains s’astreindraient à leur reconnaître, par pur amour de la justice, les droits dont ils usaient sans scrupule pour leur compte ; la protestation de Lycortas n’en reste pas moins très digne, et on comprend l’approbation qu’elle rencontra dans la grande majorité de l’assemblée.

Ce qu’on peut reprocher à Lycortas, c’est d’avoir manqué de sens pratique, et d’avoir mal choisi son moment pour développer de tels arguments. Etant donnée la manière dont la discussion avait été engagée, il devenait évidemment difficile à Ap. Claudius de faiblir sans compromettre la majesté de Rome ; aussi, faute de bonnes raisons à opposer à Lycortas, se contenta-t-il d’accueillir ses paroles d’un rire dédaigneux. Puis il coupa court à la discussion par une menace : il engageait fort les Achéens, leur dit-il, à se faire un mérite d’une soumission volontaire pendant qu’ils en avaient le loisir, s’ils ne voulaient pas y être amenés malgré eux et par la force. On juge de l’émotion que causèrent ces paroles ; mais on n’osa pas résister. Les Achéens laissèrent les Romains complètement libres de régler à leur gré la question Spartiate ; ils les prièrent seulement de respecter leurs scrupules religieux, et de ne pas les obliger à annuler des actes dont ils avaient juré le maintien. Appius n’alla pas jusqu’à trancher lui-même tout le débat : il en laissa le soin au Sénat. Mais il cassa la sentence de mort portée contre Areus et Alcibiade, en les déclarant innocents de toute espèce de torts envers les Achéens. En outre il autorisa formellement les Spartiates à envoyer des ambassadeurs à Rome. En réalité, nous l’avons vu, ils l’avaient déjà fait à diverses reprises ; mais c’était de leur part un acte illégal ; car le traité conclu entre Rome et la Ligue portait que tous les députés adressés au Sénat tiendraient leur mandat de l’assemblée générale de la Ligue : aucune ville n’avait le droit de communiquer personnellement avec les puissances étrangères. Appius maintenant le leur reconnaissait au nom de Rome.

Ils en profitèrent largement : en 183, toutes les factions de leur ville se trouvèrent représentées à Rome ; il n’y en avait pas moins de quatre. Le Sénat leur donna audience.[54] Les anciens émigrés, par la voix de Lysis, réclamaient tous les biens qu’ils avaient perdus depuis le début de leur exil ; d’autres aristocrates plus modérés, groupés alors autour d’Areus et d’Alcibiade, bornaient leurs revendications à un talent par tête, et abandonnaient le reste aux citoyens les plus dignes ; Serippos, pour la bourgeoisie, était chargé de demander le rétablissement de l’état de choses adopté lors de la réunion de Sparte à la Ligue, en 192 : Chéron enfin était l’orateur des citoyens nouveaux si maltraités en 188, et désireux naturellement d’obtenir, outre leur rappel, le retour à une politique plus avancée. Chacun parla selon ses vues, et l’on devine sans peine les discussions interminables qui en résultèrent.[55]

Dans l’impossibilité de prononcer sur tant de détails, le Sénat désigna trois commissaires parmi les hommes qui étaient allés dans le Péloponnèse, Flamininus, Cæcilius Metellus, et Ap. Claudius.[56] Les débats reprirent devant eux ; mais ils ne tranchèrent pas toutes les questions soulevées, et, en particulier, ils ne décidèrent rien sur la répartition des propriétés. Evidemment les querelles intestines de Sparte leur importaient peu : ce qui les intéressait, c’étaient ses rapports avec la Ligue achéenne, parce qu’ils avaient là un moyen de tenir en bride cette dernière. A cet égard, ils prirent donc de suite deux décisions fermes : d’une part ils autorisèrent les exilés à revenir, et annulèrent les condamnations à mort ou les amendes prononcées par les Achéens ; d’autre part ils maintinrent les Spartiates dans la Ligue.[57] Ces conventions arrêtées, ils les rédigèrent par écrit, et les firent signer aux députés des deux peuples.

Les Achéens n’en étaient déjà qu’à demi satisfaits ; car c’était en somme la condamnation d’une partie de leurs actes. Mais, à ce qu’il semble, on ne tarda pas à aller beaucoup plus loin : pour la juridiction, on distingua à Sparte entre les causes capitales, qui devaient être déférées à des tribunaux étrangers, et les procès ordinaires, qui demeuraient soumis aux règlements de la Ligue ; puis Sparte obtint la permission de relever ses murs d’enceinte, et de rétablir les lois de Lycurgue. Si ces renseignements sont exacts, il ne restait plus grand chose désormais de l’œuvre accomplie par Philopœmen.[58] En tout cas, le Sénat chargea encore un nouveau commissaire, Q. Marcius Philippus, de se rendre en Grèce et d’y examiner à la fois les affaires de la Macédoine et celles du Péloponnèse. L’habitude, on le voit, s’établit maintenant de surveiller les deux pays avec la même jalousie ; et, pour compléter la ressemblance, à peine les difficultés de la Ligue avec Sparte paraissent-elles aplanies, que d’autres surgissent en Messénie, et Rome n’y est pas étrangère.[59]

Le sort de la Messénie avait été arrêté en 191 par Flamininus. Celui-ci, fidèle à son habitude de ne permettre jamais l’écrasement total d’une nation, avait bien obligé les Messéniens à rouvrir leurs portes à leurs bannis et à entrer dans la Ligue achéenne ; mais, en même temps, il les avait soustraits à la vengeance des Achéens, et, se posant comme leur défenseur, il les avait engagés à se rendre auprès de lui à Corinthe s’ils avaient des représentations à formuler ou des garanties à demander pour l’avenir. Sur le moment, il ne s’éleva pas de difficultés ; mais bientôt Philopœmen s’efforça d’interpréter à sa manière, c’est-à-dire dans le sens démocratique, la clause relative au retour des émigrés.[60] L’aristocratie messénienne ne le lui pardonna pas, et elle attendit pour se plaindre aux Romains la première occasion favorable. Elle crut l’avoir trouvée, quand elle constata l’hostilité croissante des diplomates romains à l’égard de la Ligue et la tendance du Sénat à les suivre dans cette voie. Aussi, en 183, son chef Dinocrate se rendit-il à Rome : il avait connu intimement Flamininus pendant la guerre contre Nabis ; il le savait en outre ennemi de Philopœmen, et, pour ces raisons, comptait sur son appui. Son espoir augmenta encore quand il le vit envoyé par le Sénat auprès de Prusias, alors en guerre avec Eumène, et de Séleucus, qui venait de succéder à Antiochus III sur le trône de Syrie ; dès lors il ne douta pas qu’en traversant la Grèce il ne disposât tout en Messénie selon ses désirs.

Flamininus se prêta d’abord à ses calculs : il l’emmena en Grèce avec lui, et, débarquant à Naupacte, il invita les chefs de la Ligue achéenne à convoquer une assemblée générale. Mais, s’il était alors moins bien disposé pour les Grecs qu’il ne l’avait été une dizaine d’années auparavant, il lui répugnait cependant d’user envers eux des procédés violents et arbitraires d’un Cæcilius ou d’un Claudius. Il n’avait pas de mission du Sénat pour la Grèce ; Philopœmen, alors stratège, lui objecta la loi fédérale dont nous avons parlé plus haut ; il n’insista pas davantage, et continua sa route vers l’Asie. Bref, son attitude ambiguë, en 191, et la faveur qu’il témoignait à Dinocrate, malgré le peu de dignité du personnage, avaient certainement contribué à entretenir des idées de révolte dans l’oligarchie messénienne ; mais du moins, au moment décisif, il se refusa à mettre toute son influence au service d’une cause injuste.

Il n’en fut pas de même de Q. Marcius Philippus, le commissaire chargé par le Sénat de visiter la Macédoine et la Grèce. Celui-ci débarqua dans le Péloponnèse à la fin de 183. De graves événements venaient de s’y accomplir : Dinocrate, quoique laissé à lui-même, avait soulevé Messène, et, de sa propre autorité, il l’avait détachée de la Ligue ; bien décidé à la lutte, il avait pris l’initiative des opérations militaires ; un hasard avait fait tomber Philopœmen entre ses mains, et, sans hésiter, il l’avait condamné à mort. Après un tel procédé, la Ligue ne pouvait consentir à aucune transaction avec lui ; or Marcius prétendit arrêter les hostilités, et empêcher les Achéens de rien décider sans l’aveu de Rome. Il n’y réussit pas ; aussi, en rentrant à Rome, au printemps de 182, y fit-il un rapport très défavorable aux Achéens. Il exposa qu’ils ne voulaient rien déférer au Sénat, que c’étaient des gens orgueilleux, qu’ils s’étaient mis en tête de tout résoudre par eux-mêmes ; puis il proposa, pour les contraindre de recourir à Rome, d’accorder à dessein peu d’attention à leurs ambassadeurs, et de leur témoigner même quelque mécontentement ; car aussitôt, disait-il, leurs deux ennemies, Sparte et Messène, ne manqueraient pas de s’unir contre eux.

Une pareille politique, surtout vis-à-vis d’un peuple allié, était profondément immorale ; mais c’est là une considération dont le Sénat commençait à se soucier assez peu.[61] Des ambassadeurs de Sparte et de la Ligue se trouvaient à Rome. Ceux de Sparte venaient dénoncer de nouveaux troubles survenus dans leur ville, où l’on avait encore chassé le parti des émigrés les plus intransigeants : pour les laisser incertains de leur sort, le Sénat leur répondit qu’il leur avait accordé toute l’aide possible, et que l’affaire actuelle ne le regardait pas. Ceux de la Ligue demandaient aux Romains ou de les secourir contre Messène, conformément à leur traité d’alliance, ou du moins de veiller à ce qu’aucun Italien n’introduisit chez leurs ennemis des armes ou du blé : on leur signifia que, même si les Lacédémoniens, les Corinthiens ou les Argiens se séparaient d’eux, ils ne devraient pas s’étonner que Rome ne jugeât pas à propos de s’en inquiéter. Et, après cette déclaration, qui ressemblait beaucoup à un appel à la défection dans tout le Péloponnèse, on les retint à Rome, pour ainsi dire comme otages, en attendant l’issue de la guerre.

Les combinaisons de Marcius, pour cette fois, échouèrent. En effet les Achéens, sous la direction de Lycortas, surent mener assez vite à bonne fin la guerre contre Messène ; en quelques mois, ils forcèrent la ville à capituler et à recevoir garnison dans sa citadelle. Ils n’abusèrent pas de leur victoire : Lycortas ne condamna à mort sur le champ que les auteurs du meurtre de Philopœmen ; pour le reste, il s’en remit à l’assemblée générale des Achéens. Là, on décida de réintégrer Messène dans la Ligue, mais sans modifier sa situation ; on s’abstint des violences qui avaient eu à Sparte des conséquences si funestes ; seuls, les oligarques irréconciliables furent exilés ;[62] et, pour effacer le plus possible le souvenir de cette guerre, la Messénie, en considération du ravage de ses campagnes, fut exemptée pour trois ans de l’impôt fédéral. Pendant ce temps, aucun peuple du Péloponnèse, malgré l’invitation à peine déguisée du Sénat, n’avait profité des embarras des Achéens pour leur faire défection : Sparte elle-même avait prudemment observé la neutralité, et à la fin elle se montra favorable à un rapprochement. En conséquence, Lycortas proposa de la réunir de nouveau à la Ligue ; il fit valoir que non seulement tel était maintenant le désir des Spartiates, mais que Rome d’ailleurs avait déclaré ne plus vouloir s’occuper d’eux ; et, malgré quelques protestations, son avis triompha. La grosse difficulté était toujours la question des bannis ; on maintint la sentence portée contre ceux qui manifestement avaient agi contre la Ligue ; les autres furent autorisés à rentrer.

Toutes ces résolutions étaient arrêtées avant l’hiver de 182. Lycortas envoya alors à Rome un ambassadeur, Bippos d’Argos, pour en informer le Sénat. En somme, les Achéens s’étaient déjoués seuls de leurs embarras avec Messène ; ils en avaient profité pour rétablir leur prépondérance dans le Péloponnèse, telle, ou à peu près, qu’elle était en 188 : les calculs de Marcius se trouvaient complètement déjoués. Le Sénat fit contre mauvaise fortune bon cœur. Des l’instant où il s’était rendu compte de la tournure prise par la guerre de Messénie, il avait renoncé à sa première politique, et, modifiant complètement sa réponse aux députés achéens restés à Rome, il les avait assurés qu’il apportait tous ses soins à empêcher le transport de vivres ou d’armes d’Italie à Messène. Maintenant, au début de 181,[63] il reçut Bippos avec bienveillance ; il ne témoigna aucun mécontentement pour la façon dont avait été fixé le sort de Messène, et il ne blâma pas davantage les Spartiates de s’être réconciliés avec la Ligue.

Il en revenait donc, au moins en apparence, à une attitude fort correcte vis-à-vis des Achéens. Mais que faut-il penser de sa sincérité ? Comme le remarque Polybe, après les événements de l’année précédente, il était clair pour tout le monde que, loin de négliger et de dédaigner les événements du dehors s’ils ne le touchaient pas de trop près, il s’indignait au contraire que tout ne lui fût pas soumis et ne se réglât pas d’après sa volonté. La décision, l’initiative des Achéens n’étaient donc pas pour lui plaire, et nous pouvons nous attendre à le voir sans tarder saisir les occasions de leur faire sentir à nouveau son autorité.

Pour l’instant, il se contenta de remettre aux bannis de Sparte, qui naturellement invoquaient encore son appui, une lettre où il priait les Achéens de les rappeler dans leur patrie. Ceux-ci n’y étaient guère disposés ; et, quand leur ambassadeur Bippos leur eut déclaré que le Sénat avait écrit non par zèle véritable pour les exilés, mais sous le coup de leur insistance, ils maintinrent leur décision primitive. Peu de temps après, ils ne se montrèrent pas moins hostiles à une tentative des démocrates avancés ; ils firent jeter en prison pour meurtre Chéron, le chef socialiste qui avait commencé à distribuer à ses amis les terres des exilés et les revenus de l’Etat. Evidemment ils tenaient à maintenir au pouvoir le parti modéré qui leur était dévoué, et, par là, à garder la haute main sur les affaires de Sparte. Or Rome ne l’entendait pas de la sorte : en 180, elle leur adressa une nouvelle note où elle réclamait énergiquement le retour des exilés.

Une grande discussion s’engagea dans le Conseil de la Ligue. Lycortas persistait à défendre la politique de Philopœmen. « Rome, disait-il, tient une conduite digne d’elle en prêtant l’oreille à ceux qui paraissent malheureux, dans la mesure où leurs demandes sont raisonnables ; pourtant, lorsqu’on lui montre que leurs requêtes ou sont irréalisables, ou causeraient grande honte et grand tort à ses amis, elle n’a pas coutume d’engager une querelle ni d’employer la violence. Si donc, dans le cas présent, on lui prouve que les Achéens, en lui obéissant, violeraient les serments, les lois, les décrets qui sont le fondement même de notre Ligue, elle reconnaîtra que nous avons raison d’hésiter et de repousser sa lettre ». Mais en face de lui d’autres orateurs, en particulier le stratège Hyperbate et Callicrate de Léontium, déclaraient la soumission inévitable ; et sans doute l’attitude menaçante prise par les Romains depuis quelques années avait laissé dans l’esprit d’un grand nombre d’Achéens une impression profonde ; car, tout en partageant au fond l’avis de Lycortas, ils se contentèrent d’envoyer une ambassade pour l’exposer au Sénat, et ils chargèrent de ce soin un des orateurs du parti philo-romain, Callicrate. Ainsi Rome était prise pour juge dans sa propre cause ; elle avait donc rétabli son prestige quelque peu effacé en 182, et vraisemblablement elle ne désirait pas alors un triomphe plus complet. Ce furent les Achéens eux-mêmes, ou du moins quelques-uns d’entre eux, qui la décidèrent à aller plus loin.

En effet, une fois arrivé à Rome, Callicrate, laissant entièrement de côté ses instructions, prononça devant le Sénat un discours auquel on ne s’attendait ni en Italie ni en Grèce.[64] Il avait pour mission de soutenir la cause de l’indépendance achéenne : au lieu de cela, il s’attacha à dépeindre sous un jour très alarmant l’état des esprits dans la Péloponnèse. « Toutes les villes, exposait-il, avec leur gouvernement démocratique, sont aujourd’hui divisées en deux factions ; l’une proclame l’obligation d’obéir aux ordres des Romains, et de ne mettre ni loi, ni décret, ni rien autre au-dessus de leurs désirs ; l’autre objecte sans cesse les lois, les serments, les décrets, et recommande au peuple de n’en pas faire si bon marché. Cette dernière opinion répond bien mieux à l’esprit achéen, et prévaut auprès de la foule ; aussi voit-on des hommes arriver aux plus hauts emplois dans leurs cités, sans autre titre à ces honneurs que leur opposition connue aux missives de Rome. » Là-dessus, il rappelait la guerre poursuivie contre Messène en dépit de tous les efforts de Q. Marcius ; il en rapprochait la question des bannis spartiates soulevée depuis deux ans sans plus de succès, et dans ces exemples il prétendait montrer aux Romains une image de ce que l’avenir leur réservait.

Son discours ne manquait pas d’habileté ; car, pris isolément, la plupart des faits cités par lui étaient exacts. Oui, il existait en Achaïe deux partis, un parti national et un parti romain ; et les esprits, en réalité, penchaient vers le premier. Mais, en même temps, comme nous le disions plus haut, on se convainquait de plus en plus de l’impossibilité d’une résistance sérieuse et efficace aux ordres du Sénat ; on se fatiguait de ces luttes sans cesse renaissantes, où le droit finissait toujours par céder à la force ; et d’ailleurs, à elle seule, la nomination de Callicrate comme ambassadeur indiquait assez combien les Achéens étaient peu disposés à l’intransigeance qu’il leur prêtait. C’est sous ce jour néanmoins qu’il les représenta, et il conclut à la nécessité d’une intervention énergique de Rome : « S’il vous est indifférent que les Grecs vous obéissent et fassent droit à vos lettres, je vous engage à persévérer dans votre conduite actuelle ; mais, si vous voulez que vos ordres soient exécutés et que personne ne méprise vos ultimatums, vous devez y apporter toute l’attention possible... Que le Sénat marque son mécontentement : les chefs des villes passeront bientôt du côté des Romains, et le peuple les suivra par crainte. »

Cette démarche de Callicrate ouvre une ère nouvelle dans l’histoire de la Ligue achéenne. Sans doute, depuis un certain temps, plusieurs de ses chefs étaient résignés à subir la domination de Rome ; ils avaient même parfois commis la faute de solliciter son intervention dans leurs querelles intérieures.[65] Mais, malgré la différence de leur politique, tous s’accordaient sur un point : ils aimaient leur pays, et, au milieu des circonstances difficiles où il se trouvait engagé, ils voulaient lui conserver la situation que les traités lui garantissaient.[66] Chez Callicrate, au contraire, cette préoccupation est entièrement disparue ; son unique but est d’établir son pouvoir absolu sur ses concitoyens. Pour y parvenir, il imagine de solliciter l’appui de Rome, en lui laissant entendre que, si la Ligue est placée sous ses ordres, elle renoncera à toute velléité d’indépendance. Sa patrie était florissante ; il l’engage de propos délibéré dans le chemin de la décadence pour assurer sa grandeur personnelle.[67]

Le Sénat accepta le marché : il ne se faisait pas d’illusions sur la valeur morale des conseils de Callicrate ; mais il les jugeait utiles ; il résolut de les suivre sur le champ. En conséquence, pour bien faire sentir aux Achéens que le temps était passé des ménagements et des demi-mesures, il commença par exiger d’eux le retour des bannis spartiates, et cela de la façon la plus blessante ; car non seulement il leur écrivit à eux-mêmes dans ce sens, mais il mêla aux négociations les Etoliens, les Epirotes, les Athéniens, les Béotiens, les Acarnaniens, comme s’il en appelait à toute la Grèce pour briser la puissance des Achéens. Puis, dans sa réponse à leurs ambassadeurs, il ne fit mention que du seul Callicrate, en ajoutant qu’il devrait y avoir dans chaque ville des hommes semblables à lui.

Callicrate rentra triomphalement avec cette lettre : il eut soin de répandre partout la terreur du nom romain ; il consterna les esprits du récit de sa mission. Le peuple s’effraya ; et, comme on ignorait la façon dont il avait trahi son mandat, on l’élut stratège pour l’année 179. Une fois en charge, son premier soin fut de rappeler les exilés de Sparte. Il agit de même à Messène, bien que le Sénat n’eût présenté aucune observation à propos de cette ville ; mais c’était pour lui un moyen de constituer le noyau d’un parti attaché à sa personne par les liens de la reconnaissance[68] et bien décidé, par goût et par intérêt, à servir ses projets. Pour la suite, nous sommes mal renseignés sur le détail de ses actes. La raison en est peut-être dans l’état de mutilation où nous est parvenu le texte de Polybe ; mais il est assez probable aussi que l’histoire de la Ligue, pendant plusieurs années, offrit peu de faits saillants. Evidemment on appliqua alors le programme exposé devant le Sénat en 180 : Rome dut témoigner son indifférence ou son hostilité aux Achéens d’esprit indépendant, et, au contraire, encourager de son mieux Callicrate et ses amis, les appuyer de son autorité, entretenir même leur zèle à prix d’argent, puisqu’ils étaient accessibles à la corruption ; eux, de leur côté, s’attachaient sans doute à gagner à leur politique le plus possible d’adhérents, au moins les citoyens de la classe aisée, en leur assurant le calme d’une vie paisible où ils pouvaient jouir de leur fortune. Après les agitations énervantes et ruineuses des dix années précédentes, beaucoup leur surent gré de ce changement ; le parti de Callicrate gagna donc incontestablement du terrain, et, entre ses mains, la Ligue, sans presque s’en apercevoir, en vint très vite à se désintéresser des événements du dehors, et même à tomber de toute manière dans la dépendance absolue de Rome.

En résumé, dans l’espace de dix ou douze ans, la politique romaine à l’égard des Achéens a subi une transformation profonde. Au moment où se termine la guerre contre Antiochus, le Sénat leur est très favorable : sans doute, dès 189, il accepte le rôle d’arbitre dans leurs luttes intestines ; il n’est même pas fâché apparemment de voir se prolonger leurs discussions, et il ne se hâte pas d’y couper court. Mais il n’en profite pas pour leur imposer, comme à la Macédoine, des sentences arbitraires ; loin de là, même en présence de leurs excès, il ne se départ pas de sa bienveillance, et il se borne, en 186 encore, à un blâme sans effet pratique. — A partir de 185, les rapports se tendent entre les deux peuples : les ambassadeurs romains, de leur propre initiative, aiment à parler en maîtres ; le Sénat les soutient, et, à leur suite, sans se préoccuper des explications fournies par les Grecs, il s’engage dans la voie des rigueurs : tout acte d’indépendance le blesse, et, en 182, il va jusqu’à appeler presque ouvertement le Péloponnèse à la révolte. Pourtant, à ce moment, il est encore capable de garder une certaine mesure et de reculer, au besoin, si les événements ne répondent pas à son attente. — Enfin, en 180, un nouveau pas, décisif cette fois, est accompli : Rome intervient délibérément dans les querelles de partis en Achaïe, comme elle l’a fait dans les discussions de la famille royale en Macédoine : elle soutient de son autorité et de son argent la faction la moins nombreuse et la plus méprisable ; et, bien que nominalement elle continue à reconnaître à la Ligue des droits égaux aux siens, en réalité elle s’applique à lui enlever toute liberté et toute force : Achéens et Macédoniens sont à peu près traités maintenant de la même manière.

Comment expliquer un tel changement ? Assurément il nous faut ici tenir grand compte de cet esprit de défiance inné chez les Romains, et, de plus, entretenu, renforcé par la guerre étolo-syrienne. Après la ruine des Etoliens, les Achéens se trouvaient être le peuple le plus puissant de toute la Grèce, le seul même qui eût conservé quelque force : c’en était assez pour les rendre suspects, et pour attirer sur eux dès le début l’attention et la surveillance jalouse des Romains.

En outre plusieurs choses, dans leur attitude, pouvaient juste donner de l’ombrage à Rome. Par exemple, ils entretenaient des rapports amicaux avec la plupart des puissances helléniques. En 187, Ptolémée V Epiphane avait demandé à renouveler avec eux l’ancienne alliance de l’Egypte ; on avait envoyé avec empressement des députés à Alexandrie, et ils en avaient rapporté, comme hommage à la Ligue, 6.000 armes pour peltastes et 200 talents de monnaie de bronze. En 186, Eumène de Pergame leur avait offert un capital de 120 talents, à condition d’en employer les intérêts à payer les membres du Conseil qui prendraient part aux assemblées générales. La même année, le roi de Syrie Séleucus Philopator leur promettait de son côté dix vaisseaux de guerre. Ces négociations n’avaient pas été toujours sans soulever de difficultés : il y avait eu des discussions pour savoir lequel serait rétabli des nombreux traités passés autrefois avec l’Egypte ; on avait repoussé les propositions d’Eumène, comme une tentative de corruption ; et on n’avait pas accepté non plus les cadeaux, de Séleucus.[69] Néanmoins des pactes d’amitié avaient été conclus avec tous ces princes, et ils ne gardèrent pas rancune à la Ligue de sa fierté. En effet, en 181, Ptolémée lui destinait encore dix galères à 50 rames, tout équipées : un tel présent ne valait guère moins de dix talents ; Eumène, par sa générosité, méritait de se voir élever dans tout le Péloponnèse des statues avec des inscriptions en son honneur[70] ; enfin, un peu plus tard, Antiochus Epiphane, succédant à son frère sur le trône de Syrie, payait presque entièrement la reconstruction des murs de Mégalopolis, et dotait la ville de Tégée d’un magnifique théâtre de marbre. Par contre, il est vrai, les Achéens restaient toujours en mauvais termes avec la Macédoine, dont ils refusaient même de recevoir les ambassadeurs ;[71] pour les Romains, c’était là, en somme, l’essentiel. Pourtant il n’est pas invraisemblable de supposer qu’ils jugeaient beaucoup trop étendues à leur gré les relations extérieures de la Ligue.

D’autre part, sa politique intérieure, tant qu’elle fut sous la direction du parti national, ne devait pas leur plaire davantage. D’une façon générale, ils inclinaient d’instinct à soutenir partout les oligarchies contre les démocraties ; en Grèce, en particulier, ces dernières s’étaient attiré leur haine en se déclarant contre eux, dans plusieurs provinces, pendant la dernière guerre ; or précisément Philopœmen et ses amis montraient une tendance marquée à gouverner dans le sens démocratique. Au temps d’Aratus, la Ligue, en vertu de sa constitution, avait beau reposer, selon l’expression de Polybe, sur les principes les plus purs de la vraie démocratie, l’égalité des droits pour tous les citoyens et la faculté pour eux d’exprimer leur avis sur toutes les questions ; en réalité, les nobles, ou au moins les riches, avaient une influence prépondérante. S’agissait-il d’assister aux assemblées fédérales ? eux seuls pouvaient facilement entreprendre à chaque session le voyage d’Ægion. En outre ils occupaient les grandes charges,[72] et telle était leur puissance que, même au point de vue du service militaire (qu’ils faisaient dans la cavalerie), leurs chefs, sentant le besoin de les ménager, n’osaient rien exiger d’eux. Philopœmen, dès le début de sa carrière, dut déjà essayer de réagir contre cet état de choses ; et sans doute l’opposition du parti timocratique, cause de son brusque départ pour la Crète en 199, ne portait pas moins sur ses projets de réformes intérieures que sur sa politique étrangère. A son retour, il n’avait pas modifié ses idées, et cette fois il réussit peu à peu à les faire triompher. Ainsi, avant lui, beaucoup de petites villes du Péloponnèse n’étaient pas représentées directement dans l’assemblée fédérale ; elles dépendaient d’une cité plus considérable, regardée comme leur suzeraine ; et seule celle-ci envoyait des députés à la diète. Philopœmen s’appliqua à développer l’autonomie des bourgs, et il commença par appliquer cette réforme dans sa propre patrie, à Mégalopolis : en 192, il en sépara Alipheira, Asea, Dipaia, Gortys, Pallanteon et Theisoa.[73] Plutarque, il est vrai, veut voir là un acte de vengeance personnelle ; mais de son propre témoignage il ressort que les bourgs en question prêtèrent leur concours actif à Philopœmen. Son initiative à tout le moins répondait donc bien à leurs aspirations ; et, comme d’ailleurs une conduite analogue fut adoptée ensuite dans d’autres cantons,[74] nous avons le droit d’y reconnaître l’application d’un système destiné à intéresser aux affaires générales un plus grand nombre de communes.

C’est pour la même raison qu’en 189, pendant sa cinquième stratégie, il prépara une loi portant que les assemblées se tiendraient à tour de rôle dans les différentes villes de la confédération ; il y eut des résistances de la part des gens d’Ægion, qui perdaient par là leur privilège ; les démiurges les appuyèrent ; on alla jusqu’à réclamer l’intervention du consul M. Fulvius Nobilior ; mais le congrès donna raison à Philopœmen. C’était encore un moyen de permettre plus aisément à la masse des citoyens de prendre une part effective aux affaires publiques.

Toujours dans le même ordre d’idées, l’année suivante, au moment de la répression des troubles de Sparte, Philopœmen en profite pour imposer aux Spartiates l’obligation de substituer aux lois de Lycurgue les règlements beaucoup plus démocratiques de la Ligue ; à Messène, malgré le décret de Flamininus qui a ordonné le retour des bannis, il s’emploie de toutes ses forces à contenir les oligarques ; et, quand il a trouvé la mort dans un nouveau soulèvement de cette ville, son successeur Lycortas applique, en 182, ses principes à la cité rebelle ; il en détache les bourgs d’Abia, de Thuria, de Phares, de Coroné, et les élève au rang de membres indépendants. D’autres mesures semblables nous échappent sans doute ; celles-là, en tout cas, suffisent à nous révéler chez les chefs de la Ligue, avant Callicrate, la volonté bien arrêtée de donner au peuple le goût et les moyens d’user dans une plus large mesure de ses droits constitutionnels. Or c’est là une tentative à laquelle Rome était certainement hostile.

Ainsi, la politique intérieure des Achéens, comme leur politique extérieure, était de nature à augmenter la défiance qu’inspirait déjà leur prospérité matérielle. Ajoutons encore, pour l’excuse des Romains, que, dans ces événements, les Grecs encourent une part considérable de responsabilité : les excès commis à Sparte par Philopœmen, en provoquant des plaintes trop justifiées, donnèrent aux protecteurs officiels du monde hellénique un prétexte plausible d’intervention ; d’un autre côté, bien qu’il fût aisé de comprendre quel avantage ils devaient retirer pour eux-mêmes de ces discordes, il se trouva sans cesse dans le Péloponnèse un peuple ou un parti pour réclamer leur appui, et, quand ils semblaient hésiter, pour combattre leurs scrupules et les engager à exiger davantage.

Néanmoins ces diverses raisons ne suffisent pas, je crois, à nous expliquer la rigueur croissante déployée contre les Achéens. Si indisposée qu’on suppose Rome par leur conduite, elle ne pouvait pas en tout cas éprouver à leur endroit de craintes bien sérieuses ; et, de quelques sollicitations qu’elle ait été entourée, elle y aurait cédé moins volontiers, si elle avait conservé ce philhellénisme ardent que nous avons constaté chez elle vers 196. Il nous faut donc admettre maintenant une transformation assez sensible dans l’état général des esprits ; et en effet toutes sortes d’indices contribuent à nous la révéler.

 

 

 



[1] On en a ainsi retrouva vingt-huit ; la plupart proviennent des villes de Crète, quelques-unes de la Grèce continentale (Delphiens, Etoliens, Athamanes). Elles ont été traduites par E. Egger, dans ses Etudes historiques sur les traités publics chez les Grecs et chez les Romains.

[2] Cette communication eut lieu à Corinthe, aussitôt après la célébration des jeux isthmiques où avait été proclamée l’indépendance de la Grèce. (Pol., XVIII, 47).

[3] Les mêmes plans sont rapportés par beaucoup d’autres auteurs.

[4] Liv., XXXV, 46 : réponse des Chalcidiens aux Etoliens.

[5] Liv., XXXV, 31 : réponse du Magnétarque Eurylochos à Flamininus ; — Id., Ibid., 38 : discours de l’Etolien Thoas aux Chalcidiens.

[6] Antiochus en effet ne manqua pas de s’en emparer.

[7] Tite-Live nous les montre ensuite allant successivement chez les Achéens, à Athènes, à Chalcis, en Thessalie, chez les Magnètes (ch. xxxi), chez les Etoliens (ch. xxxiii), à Corinthe (ch. xxxiv), puis de nouveau en Thessalie (ch. xxxix), etc. La guerre une fois engagée, leurs démarches, bien entendu, n’en devinrent que plus actives.

[8] Pour le détail de ce traité, cf. Pol., XXI, 14 = Liv., XXXVII, 45 (conditions indiquées par Scipion l’Africain aussitôt après la bataille : fin de 190) ; — Pol., XXII, 7 = Liv., XXXVII, 55-56 (sanction du Sénat, et confirmation par le peuple : instructions du Sénat aux dix commissaires envoyés en Asie : 189) ; — Pol., XXII, 23 (26) = Liv., XXXVIII, 38 (conclusion définitive, et échange des serments entre Cn. Manlius Vulso et Antiochus : 188).

[9] Sur la campagne de Manlius, cf. Liv., XXXVIII, 12 et sqq. — Nous aurons plus loin à y revenir ; car, si cette expédition peut, dans une certaine mesure, se justifier par des considérations stratégiques ou politiques, elle eut certainement aussi d’autres causes moins avouables.

[10] Pour le règlement des affaires d’Asie, nos sources principales sont : Liv., XXXVII, 56 (instructions données par le Sénat aux dix commissaires) ; — Pol., XXII, 23 (26) = Liv., XXXVIII, 38 (paix avec Antiochus) ; et surtout Pol., XXII, 24 (27) = Liv., XXXVIII. 39.

[11] Sur le sort de telle ou telle cité en particulier, nos renseignements sont incomplets. Pour suppléer Polybe et Tite-Live, on cite souvent un passage du Premier livre des Macchabées (XV, 23), où, à propos d’une démarche heureuse laite par les Juifs à Rome une quarantaine d’années plus tard, est énuméré un nombre assez considérable d’Etats à qui le Sénat recommande ses nouveaux protégés. Sans doute l’existence de semblables relations diplomatiques, si elle était démontrée, indiquerait bien que les peuples en question étaient encore indépendants vers le milieu du iie siècle (pour l’Asie Mineure ou les îles voisines, il s’agit de Samos, Myndos, Halicarnasse, Cos, Cnide et Chypre). Mais, d’une façon générale, l’auteur du Livre des Macchabées paraît assez mal au courant des affaires helléniques (on en trouvera plus loin une preuve manifeste) ; et, ici spécialement, l’ordre étrange où sont nommés les royaumes et les villes du monde grec, comme aussi le fait que la mention préliminaire de la Pamphylie n’exclut pas ensuite celle de Phasélis et de Sidé, ne contribue guère à nous inspirer confiance. Bref, il est impossible, je crois, de tirer aucune conclusion certaine de ce témoignage. — A défaut des auteurs, nous sommes un peu plus heureux du côté des inscriptions. Par exemple, quand Priène se trouve en contestation avec Magnésie du Méandre, en 143, ou avec Samos, en 136, les unes et les autres s’adressent non à Pergame, mais à Rome, et le Sénat les qualifie toutes de villes amies et alliées, ce qu’il n’aurait pas fait si elles avaient dépendu d’un autre Etat.

[12] Ailleurs, dans une discussion entre Sparte et Messène, quelques années avant 135, il renvoie l’arbitrage, comme il arrive souvent lorsqu’il ne veut pas prononcer lui-même la sentence, à un peuple libre (sur ce genre de procédure, cf. 3e partie, chap. I, III) ; et ce peuple est celui des Milésiens. Priène, Samos, Magnésie du Méandre et Milet rentraient donc sûrement dans la classe des civitates liberæ atque immunes. Il en est de même encore pour Héraclée du Latmos. D’une façon générale, sur le sort des villes d’Asie après 188, cf. Foucart : La formation de la province d’Asie, dans les Mémoires de l’Acad. des inscript., tome XXXVII. — Chapot : La province romaine proconsulaire d’Asie. Sur cet épisode, cf. Liv., XXXVII, 32.

[13] Ces conflits éclateront, en fait, vers 117.

[14] Ainsi, au printemps de 192, quand Nabis se jeta sur Gythion, les Achéens se décidèrent, malgré l’avis de Flamininus, à prendre immédiatement l’offensive, sans attendre la flotte d’Atilius (Liv., XXXV, 25).

[15] Pol., XL, 8 (plaidoyer de Polybe pour obtenir le maintien des statues de Philopœmen, en 146). — Les Achéens participèrent à toute la campagne : non seulement ils combattirent contre les Etoliens, mais en 190, ils envoyèrent en Asie, sous la conduite d’un de leurs meilleurs officiers, Diophane, un contingent de 1.000 fantassins et de 100 cavaliers, qui contribua beaucoup à sauver Pergame assiégée par Séleucus, fils d’Antiochus (Liv., XXXVII, 20-21), et qui prit part à la bataille de Magnésie (Id., Ibid., 39) ; ils fournirent encore des frondeurs, en 189, au consul Fulvius devant Samé (Liv., XXXVIII, 29).

[16] Par exemple, les Thessaliens refusèrent d’ouvrir leurs places à Antiochus, et l’obligèrent à entreprendre une série de sièges (Liv., XXXVI, 9-10). A Chalcis même, tant que le gouvernement régulier conserva l’autorité, les tentatives du roi furent reçues très froidement (Liv., XXXV, 46).

[17] En 191, après la prise d’Héraclée (Liv., XXXVI, 26, 29, 30).

[18] Vers la fin de l’été 190, le bruit s’était répandu qu’Antiochus avait attiré à une conférence les deux Scipions, qu’il les avait faits prisonniers, et avait ensuite détruit leur armée (Liv., XXXVII, 48). — Pour les mouvements des Etoliens à la suite de cette nouvelle, cf. Liv., XXXVIII, 1-3.

[19] Rome lui avait simplement laissé la possession des places qu’il avait prises a Philippe pendant la guerre (Liv., XXXIII, 34) ; encore lui avait-elle enlevé la forteresse de Gomphi, puisque celle-ci est citée parmi les positions conquises par les Athamanes au début de la guerre contre Antiochus, et reprises, au printemps de 191, par M. Bæbius et Philippe (Liv., XXXVI, 13).

[20] Il avait épousé la fille d’un certain Alexandre de Mégalopolis, qui se prétendait issu d’Alexandre le Grand (Liv., XXXV, 47).

[21] Liv., XXXVI, 20 (pendant la marche d’Acilius à travers la Phocide et la Béotie, après la bataille des Thermopyles).

[22] Liv., XXXVI, 35 (discours aux Etoliens devant Naupacte).

[23] Pour le détail de cette paix, cf. Pol., XXII, 13 et 15 ; — Liv., XXXVIII, 9 et 11.

[24] On sait assez, par exemple, comment elle traita, dans la seconde guerre punique, les Italiens coupables de trahison envers elle. Les Bruttiens avaient été les premiers à embrasser le parti d’Hannibal, et ils lui étaient demeurés fidèles jusqu’au bout : Rome décida qu’ils seraient exclus de l’armée, déchus du rang d’alliés, et attachés désormais, sous leur nom de bruttiani, aux magistrats en mission dans les provinces, pour mettre aux fers ou pour battre de verges les gens qu’on leur désignerait (Festus, s. v. bruttiani ; Gell., X, 3, 19). — Capoue avait voulu lui disputer son rang de capitale de l’Italie : tous ses magistrats furent mis à mort, sa population réduite en esclavage et dispersée, et de cette ville, qui avait été la seconde de la péninsule, il ne resta qu’un vain nom (sur l’ensemble des mesures prises à son égard, cf. Lange, Hist. int. de Rome, I, p. 480 et sqq.).

[25] Wescher, Etude sur le monument bilingue de Delphes.

[26] L’inscription est très mutilée, mais le sens général n’en est pas douteux. La date en est certaine ; car le sénatus-consulte est accompagné d’une lettre du préteur Sp. Postumius ; or celui-ci, nous le savons, a exercé à la fois les fonctions de préteur urbain et de préteur pérégrin en 189.

[27] Vers la même époque se place sans doute encore la lettre ou le sénatus-consulte adressé aux gens d’Ilion dans un sens tout aussi bienveillant.

[28] Rev. de Philol., XXIII, 1899, p.277. Ditt., n° 287. — Le style de cette lettre est peu soigné : non seulement les mêmes idées, mais les mêmes mots y reviennent plusieurs fois. J’ai gardé cette monotonie dans la traduction.

[29] Philippe n’avait pas pris part à la bataille des Thermopyles, parce qu’il était malade à ce moment. C’est le prétexte qu’Acilius donna à sa sommation : « Il est juste, dit-il, de laisser le prix de la victoire aux soldats romains, qui ont combattu contre les Etoliens. » (Liv., XXXVI, 25.)

[30] Liv., XXXVI, 33. — Cette même année, le Sénat renvoya à Philippe son fils Démétrius, qu’il avait dû livrer en otage, et il lui fit grâce de ce qu’il lui restait encore à payer du tribut imposé en 196. (Pol., XX, 13 ; Liv., XXXVIII, 25.)

[31] Soulèvement de l’Athamanie (Liv., XXXVIII, 1) ; campagne des Etoliens (ibid., 3) ; rôle de Persée (ibid., 5-7).

[32] En effet, si exagérées que fussent certainement les plaintes des Thessaliens ou d’Eumène, elles ne devaient pas être cependant dénuées de tout fondement.

[33] Tite-Live ne nous fournit pas d’autres détails ; cependant Démétriade au moins resta entre les mains de Philippe, puisqu’il y passa encore l’hiver qui précéda sa mort (Liv., XL, 54 : en 179).

[34] Il envoya, pour s’en assurer, un nouvel ambassadeur, Q. Marcius (Liv., XXXIX, 48).

[35] Liv., XL, 10 (discours de Persée à Philippe).

[36] Cf. la façon dont le Sénat parle de Démétrius, dans sa réponse à Philippe (Liv., XXXIX, 47).

[37] La haine était profonde entre les deux factions : témoin l’acharnement qu’elles mirent dans le simulacre de combat dont Persée se servit pour motiver son accusation (Liv., XL, 6).

[38] Cette raison est à demi indiquée par Tite-Live (XXXIX. 48). — En tout cas, le peuple était assez disposé à se rallier à Démétrius, pour éviter la guerre avec Rome (Liv., XXXIX, 53). Et, même en tenant compte des exagérations de Persée, une partie de la noblesse pensait de même (Liv., XL, 10).

[39] On répétait couramment en Macédoine que les Romains donneraient le trône à Démétrius (Liv., XXXIX, 53).

[40] Démétrius avait fait part de son projet au gouverneur de Péonie, qui le rapporta à Persée (Liv., XL, 23).

[41] Plus tard, un certain Xychus, mis à la torture, déclara que cette lettre était l’œuvre des ambassadeurs envoyés à Rome par Philippe ; mais, d’autre part, Philoclès, l’un de ces ambassadeurs, livré également au bourreau, ne fit aucun aveu de ce genre (Liv., XL, 55).

[42] En cette circonstance. Philopœmen n’était pas stratège de la Ligue ; il agit comme simple particulier, et même contre la volonté du stratège Diophane (Plut., Philop., 16).

[43] En 187. Cette considération contribua plus que toute autre à faire refuser par les Achéens l’argent que leur offrait Eumène (Pol., XXIII).

[44] En effet, nous voyons les gens de Pleuron s’adresser, en 164, à C. Sulpicius Gallus pour obtenir leur séparation de la Ligue (Paus., VII, 11, 3) et L. Aurelius Orestes, en 117, enlève aux Achéens Héraclée de l’Œta avec les autres villes conquises par eux depuis la bataille de Cynocéphales (Paus., VII, 14).

[45] D’une façon générale, sur toute cette affaire jusqu’à l’abaissement de Sparte, c’est-à-dire pour les années 189 et 188, cf. Liv., XXXVIII, 30 à 38.

[46] C’est bien cette pensée qui avait décidé les Spartiates à réclamer l’intervention de Rome (Pol., XXIII, 1).

[47] C’est ce qui paraît résulter nettement et de la supposition même des Achéens, et de l’impossibilité où fut Cæcilius de leur montrer aucune instruction écrite du Sénat.

[48] Sur cette conférence d’Argos, cf. Pol., XXIII, 10. Tite-Live (XXXIX, 33) ne donne qu’un résumé très rapide des faits, et se garde de mettre en lumière l’arrogance de Cæcilius.

[49] On revint plusieurs fois, par la suite, sur ce point de droit.

[50] Polybe dit que Cæcilius partit sans vouloir attendre la réponse des chefs achéens.

[51] L’égalité de traitement ainsi proclamée était d’ailleurs plus apparente que réelle. En effet ce n’était pas un grand dérangement pour le Sénat d’accorder une audience aux députés grecs venus à Rome ; encore la leur faisait-il attendre parfois assez longtemps. Mais c’était tout autre chose pour les Achéens de se rassembler des divers cantons du Péloponnèse dans telle ou telle ville, spécialement pour entendre un ambassadeur romain.

[52] Le récit de cette importante assemblée manque malheureusement dans Polybe ; nous n’en avons que le sommaire dans le résumé des événements de la CXLVIIIe Olympiade (XXIII, 5). Tite-Live (XXXIX, 36-31) a dû évidemment s’inspirer de Polybe, mais en atténuant les torts d’Ap. Claudius, comme il a précédemment atténué ceux de Metellus. C’est ce qui ressort de la comparaison avec Pausanias (par exemple, VII, 9, 3).

[53] Liv., XXXIX, 35 : discours de Lycortas dans l’assemblée préliminaire.

[54] Tite-Live est très bref sur ces délibérations (XXXIX, 48) : Polybe devait les raconter avec plus de détails ; mais il ne nous reste de lui qu’un chapitre à ce sujet (XXIV, 4). D’autres indications, données par Pausanias (VII, 9, 5-6) et par Plutarque (Philop., 16 fin), paraissent se rapporter ou à ce moment ou à une date en tout cas très rapprochée.

[55] De là l’expression assez méprisante de Tite-Live (XXXIX, 48).

[56] . Le nom du troisième commissaire manque dans le texte de Polybe (XXIV. 4) ; mais on ne peut guère douter qu’il ne s’agisse d’Ap. Claudius.

[57] Sur cette double décision, tous nos auteurs sont d’accord. (Pol., XXIV, 4).

[58] De là, la façon dont on parle de Sparte l’année suivante, au moment où elle se rapproche des Achéens. Elle est représentée comme une ville abandonnée alors à la tutelle de Rome (Pol., XXV, 1) ; Lycortas propose de la recevoir dans la Ligue. De telles expressions ne conviennent qu’a une cité indépendante alors des Achéens.

[59] Pour la querelle entre Messène et la Ligue, notre source principale est Polybe (XXIV, 5 ; 10-12 ; XXV, 1-3). Tite-Live se borne à raconter la mort de Philopœmen (XXXIX, 49-50) ; il laisse tout le reste de côté, sous prétexte que son plan lui interdit de toucher à l’histoire des peuples étrangers, si elle ne se lie pas étroitement à celle de Rome (XLVIII, fin). En réalité, il a plutôt voulu, je crois, cette fois encore, éviter de mettre en lumière le rôle assez peu honorable de la diplomatie romaine.

[60] De là la dénonciation de Diophane devant Cæcilius, en 185 (Pol., XXIII, 10).

[61] Ainsi, après avoir écouté le rapport de Marcius, son siège est fait. Il donne audience aux ambassadeurs étrangers ; mais, dans ses réponses, il ne tient aucun compte de leurs discours. (Pol., XXIV, 10). — Ce n’est pas la d’ailleurs un fait isolé : il en use tout à fait de même l’année suivante à propos de la querelle entre Eumène et Pharnace (Pol., XXV, 2).

[62] Pol., XXVI, 2 : discours de Callicrate.

[63] Cette date est fixée par l’endroit de son histoire (XL, 20), où Tite-Live résume le récit de Polybe.

[64] Cf. ce discours dans Pol., XXVI, 2.

[65] Ainsi, en 189, les gens d’Ægion s’étaient adressés à M. Fulvius, pour que les assemblées de la Ligue continuassent à se tenir dans leur ville (Liv., XXXVIII, 30) ; en 185, Diophane lui-même avait dénoncé devant Cæcilius Metellus la conduite de Philopœmen vis-à-vis de Messène (Pol., XXIII, 10).

[66] Aussi Polybe, après avoir comparé ces deux politiques, ne les blâme-t-il formellement ni l’une ni l’autre (XXV, 9).

[67] Polybe marque nettement la responsabilité de Callicrate (XXVI, 3). Un peu plus bas, il l’appelle un pervers, un vendu. Pausanias le regarde de même comme un des traîtres les plus méprisables qu’ait produits l’histoire de la Grèce (VII, 10, 5) ; il le juge esclave du moindre gain, et le plus scélérat des hommes de son temps (VII, 12, 2). La suite des événements confirme d’ailleurs ces appréciations. Néanmoins, pour Tite-Live, Callicrate est simplement un des Achéens qui croyaient le salut de la Ligue attaché à la fidèle observation du traité conclu avec Rome ! (XLI, 23).

[68] On a retrouvé à Olympie la base d’une statue élevée en son honneur par les bannis de Sparte.

[69] Discussion pour préciser le traité à renouveler avec l’Egypte (Pol., XXI11, 9) ; discussion sur l’offre d’Eumène (Id., XXIII, 8) ; — rejet des vaisseaux de Séleucus (Id., XXIII, 9, fin).

[70] Il en est question plus tard, au moment de la guerre contre Persée, quand les Achéens, mécontents d’Eumène, les ont supprimées, et qu’Attale, son frère, s’emploie à les faire rétablir (Pol., XXVII, 15 : — Liv., XLII, 12).

[71] Liv., XLI, 23. — En 174, on songe à lever l’interdiction ; mais, après discussion, on décide encore de la maintenir.

[72] Cf. M. Dubois, Les Ligues étolienne et achéenne.

[73] On possède des monnaies autonomes de ces divers bourgs. Cf. Leicester-Warren, An essay on Greek federal coinage.

[74] A la même époque, grâce aussi à Philopœmen, Eliphasia fut séparée de Mantinée, et rattachée à la Ligue comme ville indépendante (M. Dubois, p. 178 ; — Leicester-Warren, p. 48). — L’indépendance de Coroné est attestée par l’existence d’une monnaie autonome de cette ville (Leicester-Warren, p. 48).