ROME ET LA GRÈCE DE 200 A 146 AVANT JÉSUS-CHRIST

 

PREMIÈRE PARTIE — LES PREMIÈRES ANNÉES DU IIe SIÈCLE

CHAPITRE II — LE PHILHELLÉNISME À ROME AU TEMPS DE FLAMININUS

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I

Nous avons rappelé, au début de notre introduction, comment, avant la guerre contre Pyrrhus, bien que l’hellénisme n’eût guère pénétré à Rome au delà de la classe aristocratique, les rapports cependant y étaient déjà anciens et fréquents avec les Grecs ; mais depuis ils se sont multipliés d’une façon très sensible. En effet, durant le iiie siècle, Rome s’est d’abord établie définitivement dans l’Italie méridionale ; après la Grande-Grèce, elle a conquis la Sicile ; puis, dans la Grèce proprement dite, elle a entrepris plusieurs campagnes et poursuivi presque sans arrêt des négociations diplomatiques. Ses ambassadeurs, ses généraux, ses soldats, ses colons ont donc vécu dans un contact perpétuel avec les Grecs, et forcément ils se sont initiés à leur vie. Bien des choses leur en échappaient ; mais, s’ils étaient incapables d’apprécier à sa valeur la finesse des œuvres d’art, leur œil pourtant s’accoutumait à rencontrer dans toutes les villes des monuments aux formes élégantes ou nobles ; et, si la plupart des productions de la poésie restaient pour eux inaccessibles, ils devaient du moins être frappés du nombre des représentations dramatiques que donnaient de tous côtés les sociétés d’artistes dionysiaques, et du plaisir qu’y prenaient visiblement les populations entières.

Il y a plus : l’hellénisme n’a pas agi seulement sur les citoyens que leurs fonctions ou leurs devoirs conduisaient en pays grec : il a pénétré aussi à Rome avec chaque victoire. A cet égard, le triomphe de L. Papirius Cursor, après l’occupation de Tarente, en 272, constitue un événement important, et Florus a raison d’y insister. « Auparavant, dit-il, on n’avait vu défiler que le bétail des Volsques, les troupeaux des Sabins, les chariots des Gaulois, les armes brisées des Samnites ; cette fois, comme captifs on remarquait des Molosses, des Thessaliens, des Macédoniens, des hommes du Bruttium, de l’Apulie, de la Lucanie, et, comme décoration de cette pompe, l’or, la pourpre, des statues, des tableaux, en un mot les délices de Tarente. » Evidemment il y avait là une nouveauté considérable : jusqu’alors Rome s’était bornée à demander à la Grèce ce qu’elle jugeait nécessaire ; mais ses emprunts aux arts ou aux métiers de l’étranger demeuraient assez restreints et ne risquaient pas d’altérer les traditions nationales. Maintenant au contraire, sans y prendre garde, elle commence à introduire elle-même dans son sein, et à grands flots, les Grecs et leur civilisation.

L’importation en masse des œuvres d’art est très facile à constater : il suffit de rappeler les principaux triomphes du iiie siècle. Dès 265, Volsinii fut pillée comme Tarente : là, il s’agissait d’une ville étrusque ; mais l’art étrusque, on le sait, n’est qu’un dérivé de l’art grec. Deux mille statues furent enlevées d’un coup, et Métrodore de Scepsis — un ennemi, il est vrai, des Romains — prétendait même que la capitale de l’Etrurie avait dû sa perte uniquement à sa richesse. En tout cas, les Romains s’intéressèrent de plus en plus à ce genre de butin, et un temps ne tarda pas à venir où ils ne respectèrent pas mieux les temples que les édifices civils.

C’est une des raisons qui rendirent célèbre le triomphe de Marcellus après la prise de Syracuse, en 212. Sans doute, à en croire Cicéron, Marcellus fit preuve d’une modération digne d’éloges : non content de n’avoir pas détruit la ville, il voulut lui laisser une partie de ses chefs-d’œuvre ; il tint un juste compte des droits de la victoire et des droits de l’humanité, et, de plus, il s’abstint soigneusement de toucher aux dieux.[1] Mais c’est dans le de Signis que Cicéron rend cet hommage à Marcellus : le désintéressement de son héros est destiné à mettre en relief l’avidité de Verrès ; or nous savons que Cicéron étend très loin le droit de l’avocat à arranger les faits de sa cause. D’ailleurs des témoignages fort précis le contredisent : Polybe affirme qu’une fois maîtres de Syracuse, les Romains décidèrent d’en enlever les plus beaux ornements sans exception, et qu’ils en embellirent leurs maisons particulières et leurs édifices publics. Plutarque parle de dieux captifs traînés derrière le char du triomphateur. Tite-Live lui-même n’est pas moins explicite : « Marcellus, dit-il, envoya à Rome les statues et les tableaux dont abondait Syracuse ; ce fut l’époque où, pour la première fois, la cupidité amena les Romains à dépouiller indistinctement les édifices sacrés et profanes. » A elle seule, la part de l’Etat fut assez considérable pour orner les deux temples de l’Honneur et de la Vertu dédiés par Marcellus près de la porte Capène, et d’autres lieux encore.

A vrai dire, malgré ce précédent, on hésita encore durant quelques années à dépouiller les sanctuaires. En 210, Q. Fulvius, vainqueur de Capoue, remit au collège des pontifes les statues de bronze et les tableaux enlevés à l’ennemi, en les chargeant de distinguer ce qui était sacré de ce qui était profane. L’année suivante, à Tarente, Q. Fabius Maximus se borna à emporter l’Hercule de Lysippe pour le Capitole ; mais il respecta tout un groupe de statues colossales représentant des dieux, chacun avec ses attributs, dans l’attitude du combat : « Laissons, dit-il, aux Tarentins leurs dieux irrités » ; Tite-Live le loue de cette conduite. Quoi qu’il en soit, qu’ils provinssent des temples ou d’autres monuments, les produits de l’art grec n’en continuaient pas moins à affluer à Rome ; et naturellement la guerre de Macédoine allait en fournir plus qu’aucune autre. En veut-on une preuve ? En 198, le frère de Flamininus, L. Quinctius, s’empare d’Erétrie ; la ville n’était ni fort étendue, ni fort considérable ; elle possédait donc peu d’or et d’argent ; mais on y prit beaucoup de statues, de tableaux de maîtres anciens, et de chefs-d’œuvre de toute espèce. On devine dès lors ce que dut être le triomphe de Flamininus en 194 : Tite-Live y mentionne des statues de bronze et de marbre, des vases d’argent généralement ciselés, quelques-uns tout à fait exquis, et un grand nombre d’objets de bronze. Il ne nous en donne pas la description détaillée ; mais nous savons que le défilé en dura deux jours, et que l’argent travaillé à lui seul pesait 270.000 livres.

Ainsi les Romains accumulaient chez eux les œuvres d’art ; ils s’habituaient à en orner leurs édifices, à l’exemple des cités grecques. Mais évidemment il ne leur suffisait pas d’utiliser tels quels les statues et les tableaux arrachés à la Sicile ou à la Grèce : leurs temples avaient besoin d’une décoration spécialement appropriée à la divinité du lieu ou aux circonstances de leur construction ; et surtout si, auparavant déjà, quand la vieille discipline républicaine était encore sévère, on avait pourtant élevé des statues à plus d’un citoyen, maintenant que l’orgueil des nobles pouvait plus aisément se donner carrière, le désir devait grandir chez les généraux victorieux de rappeler leurs succès par des monuments qui leur fussent personnels. En effet la plupart d’entre eux ont eu leur statue à Rome, et la peinture d’histoire apparaît dès 262, tout au début de la première guerre punique. Cette année-là, M. Valérius Maximus Messala, ayant remporté sur les Carthaginois et les Syracusains un avantage assez sérieux pour décider Hiéron à abandonner ses alliés, fit représenter sur un des murs de la Curie Hostilia la bataille qu’il avait gagnée.[2] Nous ne connaissons pas l’auteur de cette fresque ; mais il est bien vraisemblable qu’il était grec ; car telle est l’origine des artistes dont les noms nous sont parvenus pour cette époque. Ainsi, dans une de ses comédies intitulée Tunicularia, Nævius se moque d’un certain Théodotos « qui, au moment des Compitalia, assis dans une petite tente, barricadé derrière des nattes, peignait sur les autels, avec une queue de bœuf, des Lares folâtrant ». Le nom de Théodotos indique assez la patrie du personnage ; et, de même, l’auteur des peintures du temple de Junon à Ardée, Marcus Plautius, était natif de l’Asie Mineure.

Bref, malgré l’insuffisance de nos renseignements, dans l’introduction des œuvres d’art et dans les commandes faites aux artistes de la Grèce nous saisissons une des façons dont l’hellénisme a envahi Rome. Mais ce ne fut pas la seule, ni même la principale. En effet, outre des statues, des tableaux et des vases, les triomphes, selon la remarque de Florus, à partir de 272, amenèrent aussi à Rome une foule d’esclaves grecs. Le fait était gros de conséquences. Au point de vue politique d’abord, bon nombre de ces esclaves, après un service plus ou moins long, passaient dans la classe des affranchis, c’est-à-dire dans la plèbe ; or c’est précisément l’époque où celle-ci arrive à compter dans l’Etat, par suite de la réforme des comices qui établit l’égalité entre le vote des différentes classes. Pourtant il convient d’ajouter que, dès l’année 220, les censeurs se préoccupèrent de refouler les affranchis dans les quatre dernières tribus, les tribus urbaines : leurs progrès de ce côté furent donc momentanément limités.[3] Admettons encore, si l’on veut, que, dans le domaine des mœurs, leur influence mit un certain temps à s’affermir. Nous la trouverons irrésistible après les guerres contre Antiochus et contre Persée, et, à en juger par les comédies de Plaute, elle dut commencer plus tôt à se faire sentir ; néanmoins, il est possible qu’à l’époque de Flamininus le goût des Romains ait encore été relativement modéré pour les mille industries de luxe où les Grecs excellaient. Mais une chose au moins reste hors de doute : c’est l’importance que, de très bonne heure, on leur laissa prendre dans l’éducation de la jeunesse.

Nous ne savons rien de précis sur l’organisation de l’enseignement à Rome pendant les cinq premiers siècles de son existence ; car, si parfois les historiens nous parlent d’écoles, leurs récits sont ou absolument inadmissibles ou trop fidèlement calqués sur des usages postérieurs aux temps auxquels ils doivent s’appliquer.[4] Il faut donc nous borner à constater qu’à l’époque de Pyrrhus beaucoup de citoyens étaient capables de lire, d’écrire et de compter, et que la noblesse apprenait en outre la jurisprudence, la politique et même la langue grecque.[5] Apparemment c’était dans sa famille, ou auprès des amis de sa famille, que le jeune Romain acquérait ces connaissances ; or, à partir du milieu du iiie siècle, il va en demander au moins une partie à des Grecs. En effet, au nombre des prisonniers ramÉnés de Tarente en 272, nous connaissons un certain Andronicos, qui tomba dans la maison d’un Livius ; un beau jour, il reçut la liberté, parce qu’il avait fait preuve d’excellentes qualités d’esprit en instruisant les enfants de son maître.[6] L’événement dut se passer avant 240, puisque, cette année-là, Livius Andronicus — tel fut désormais son nom — donna sa première œuvre dramatique,[7] et que, selon toutes les vraisemblances, il était alors sorti d’esclavage. Voilà donc, avant 240, un Livius, un membre de l’aristocratie, qui confie à un Grec l’éducation de ses enfants.

Il ne s’agit là encore que d’enseignement privé, et le fait, à la rigueur, pourrait passer pour la fantaisie toute personnelle d’un noble. Mais, peu de temps après, nous voyons aussi se créer à Rome un enseignement public : un autre affranchi fonde une école, et y offre ses leçons pour de l’argent. « On fut longtemps, dit Plutarque, avant d’en arriver à enseigner moyennant un salaire : la première école fut ouverte par Spurius Carvilius, affranchi de ce Carvilius qui, le premier, répudia sa femme. » Plutarque malheureusement ne précise pas la date où Spurius Carvilius inaugura son école ; mais, comme le divorce de son patron eut lieu en 235, et que celui-ci d’ailleurs a été consul en 234 et en 228, elle se place vraisemblablement dans le troisième quart du iiie siècle. Plutarque ne nous renseigne pas davantage sur la patrie de Spurius Carvilius ; nous ne pouvons donc pas affirmer qu’il était Grec. Mais, à supposer qu’il ne le fût point, il n’est pas douteux que, du moment où l’exemple était donné d’employer des esclaves ou des affranchis dans l’enseignement privé et dans l’enseignement public, la race grecque était plus apte qu’aucune autre à ce genre de métier ; elle était assez habile aussi pour reconnaître sans tarder le parti qu’il y avait à tirer pour elle des goûts nouveaux de ses maîtres, et l’on peut tenir pour assuré que le nombre des professeurs augmenta fort rapidement.

Une seule chose eût été susceptible d’y faire obstacle, la résistance des vieux Romains à une mode qui amenait une pareille révolution dans les rapports de maître à esclave : en effet il se rencontra des pères de famille qui préférèrent rester, comme jadis, les précepteurs de leurs enfants. Caton, par exemple, ne voulait pas, selon ses propres paroles, qu’un esclave gourmandât son fils ou lui tirât les oreilles pour être trop lent à apprendre, ni que son fils dût à un esclave un aussi grand bien que l’éducation. Il lui enseigna donc lui-même la grammaire, les lois, la gymnastique, allant jusqu’à transcrire de sa propre main des traits d’histoire en gros caractères pour que l’enfant, dès la maison, se formât sur la tradition des anciens héros de sa patrie. Ce sentiment est fort louable ; mais il n’empêchait pas Caton d’entretenir chez lui un esclave grammairien, nommé Chilon, qui, moyennant un salaire perçu au profit de son maître, instruisait les enfants des autres citoyens. Une fois de plus, nous voyons donc Caton transiger avec ses principes par amour de l’argent ;[8] mais, ce qu’il nous importe ici de constater, c’est que la mode des précepteurs grecs s’était assez répandue dans Rome pour qu’un esclave ou un affranchi de cette sorte, en ouvrant une école, fût sûr d’avoir une clientèle et de réaliser de beaux bénéfices.

Quelle était donc l’instruction donnée par ces nouveaux professeurs ? A l’origine, elle fut sans doute des plus simples : la plupart des Romains n’aspiraient qu’à savoir lire, écrire et compter ; les Grecs se plièrent forcément à ce programme sommaire. L’école de Spurius Carvilius est désignée sous le nom de grammatodidaskaleion ; Chilon, l’esclave de Caton, est un grammatisthV  ; c’est dire que leur tâche essentielle, à l’un comme à l’autre, consistait à enseigner l’alphabet. Pourtant, ils ne durent pas manquer d’apprendre aussi la langue grecque à leurs élèves. Plus tard, ou attacha tant d’importance à cette question que les enfants restaient longtemps à parler et à n’étudier qu’en grec. Quintilien s’en plaint comme d’un abus : il demande que, de bonne heure, le grec et le latin soient mÉnés de front : mais, en somme, il est d’avis aussi que l’on commence par le grec, et sa critique se borne à une question de mesure. A l’époque où nous sommes, le grec évidemment était loin d’avoir pris déjà une telle importance ; on continuait à ne s’y intéresser en général que pour l’avantage immédiat qu’on y trouvait ; du moins beaucoup de Romains en surent assez désormais pour le parler et le comprendre. Caton lui-même l’étudia de la sorte dès sa jeunesse. A l’âge de vingt-cinq ans, en 201, il était sous les ordres de Fabius Maximus quand celui-ci s’empara de Tarente ; il se trouva logé chez un philosophe nommé Néarque : il en profita pour écouter ses leçons, et apparemment il en saisissait bien le sens, malgré la difficulté d’un exposé aussi ardu, puisque Plutarque nous le montre s’attachant ensuite davantage à la tempérance et à la frugalité.

C’était là un premier progrès dû à l’influence des précepteurs grecs ; mais ils en réalisèrent un autre bien autrement considérable quand, d’abord dans certaines familles, puis bientôt dans l’éducation générale, ils introduisirent l’interprétation des œuvres littéraires. L’initiative en revint, d’après Suétone, à Livius Andronicus et à Ennius. « La grammaire, dit-il (et par ce mot il faut entendre l’explication raisonnée des auteurs), la grammaire autrefois, à Rome, n’était ni en honneur ni même en usage... Ses commencements furent très modestes ; car les plus anciens de nos professeurs, demi-Grecs qui étaient en même temps des poètes — je veux dire Livius et Ennius qui, on le sait, enseignèrent dans les deux langues chez leurs patrons, puis au dehors — se bornaient à interpréter les classiques grecs ; ou, quand ils avaient eux-mêmes composé quelque chose en latin, ils lisaient leurs productions en les commentant.[9] » Pour Suétone, accoutumé aux leçons éloquentes des maîtres postérieurs,[10] cet enseignement paraît bien misérable : il n’en représente pas moins la révolution pédagogique la plus importante qui se soit produite à Rome. Jusque-là on s’était contenté des connaissances strictement nécessaires, on s’était arrêté à une routine des plus bornées ; désormais on vise à une véritable culture de l’esprit. On n’avait connu encore que des grammatistai, des litteratores ne dépassant pas le cycle de l’instruction primaire ; il y aura maintenant des grammatikoi, des litterati,[11] qui s’efforceront d’inspirer à leurs élèves l’amour des œuvres littéraires, en les lisant devant eux avec tout le goût dont ils sont capables, et en traitant à leur sujet, dans la mesure de leurs forces, les multiples questions qu’elles soulèvent de grammaire ou de poétique, d’histoire ou de mythologie, de philosophie ou de science.

Cet enseignement ne tarda pas à porter ses fruits : Livius Andronicus traduisit l’Odyssée en vers saturniens ; ce fut le début de la poésie romaine. Sans doute sa traduction manquait fort de souplesse ; car Cicéron la compare aux xoana de la sculpture primitive, et Horace nous en donne une idée aussi défavorable ; néanmoins il avait dû, dans son enfance, l’écrire sous la dictée d’Orbilius, et, autour de lui, il entendait les partisans des anciens la juger polie, belle et toute voisine de la perfection. Un dernier pas restait à franchir : l’Odyssée latine était avant tout un livre scolaire ; on l’a même considérée avec assez de vraisemblance comme un recueil de corrigés proposés par Livius à ses élèves. Il fallait maintenant faire sortir la littérature de l’école, la produire au grand jour, la soumettre au jugement du public. Livius Andronicus l’entreprit encore : en 240, dans les jeux romains qui suivirent la fin de la première guerre punique, il donna à Rome sa première œuvre dramatique.[12]

Depuis cent vingt ans que les Romains possédaient des jeux scéniques, ils se contentaient d’y jouer des saturæ, sortes de pièces farcies entremêlées de musique, dont les paroles se réglaient sur le son de la flûte. Livius, renonçant à ces productions grossières, osa mettre sur la scène des fables suivies, où se développait une véritable action. Peu importe que là aussi il ait reproduit sans beaucoup de grâce des modèles grecs : il créait le théâtre latin. Or son succès fut très grand ; car, au bout de cinq ans seulement, il eut un imitateur et un rival dans la personne de Nævius ; et d’ailleurs nous savons qu’en jouant ses pièces, comme tous les auteurs de son époque, il brisa sa voix à force d’être bissé : il dut, nous dit-on, pour les parties chantées, se faire remplacer par un jeune esclave qu’il plaçait à côté du joueur de flûte. Ainsi, dès la seconde moitié du iiie siècle, le goût commence à se développer chez les Romains : après avoir été longtemps insensibles aux choses de Iphigénie, au chœur de jeunes femmes imaginé par Euripide, Ennius substitue un chœur de soldats : les jeunes femmes d’Euripide convenaient mieux pour s’apitoyer sur l’infortune d’Iphigénie et la douleur de Clytemnestre ; mais le public romain préférait sans doute entendre des soldats déplorer leur oisiveté à Aulis. De même, dans Médée, à un moment où Médée est décidée à tuer ses enfants, Euripide avait placé dans la bouche du chœur une invocation à la Terre qui ne doit pas supporter un tel crime et au Soleil qui ne doit pas l’éclairer : Ennius remplace la Terre par Jupiter ; celui-ci n’a rien à faire en la circonstance, mais il est le grand dieu de Rome.[13]

Les allusions de ce genre aux choses romaines étaient plus faciles à glisser dans la comédie : aussi y sont-elles en effet plus fréquentes, en particulier chez Plaute. Nous le voyons donc parler de tresviri,[14] de préteurs et de questeurs ; souvent il s’en prend aux usuriers et aux autres manieurs d’argent ; il se récrie contre les fermiers des impôts et la dureté de leurs procédés ; il peint le citoyen pauvre, ou qui veut passer pour tel, courant avec empressement aux distributions de vivres ou d’argent ; il lance, en passant, un trait contre la corruption pratiquée dans les élections, contre les partages de butin et les orgies qui, pour la foule, constituent le plus grand charme des triomphes, contre la fierté insupportable des femmes richement dotées et le luxe ruineux de leurs toilettes. Une fois même, dans un passage qu’on a comparé aux parabases de la comédie ancienne chez les Athéniens, il esquisse, en une vingtaine de vers, une revue satirique de la société romaine ; mais le cas est unique. D’ordinaire Plaute se montre fort discret dans ses critiques ; dès qu’il s’est permis une tirade touchant à la politique, il est tout de suite prêt à ajouter, comme dans le Persan : « Ne suis-je pas fou de m’inquiéter des affaires de l’Etat, quand nous avons des magistrats dont c’est le devoir[15] ? » Bref, on peut relever chez lui un assez grand nombre d’allusions à la vie romaine, mais ce ne sont jamais que des allusions de détail : l’allure générale de son théâtre reste grecque,[16] et il se plaît à s’en vanter : son désir, selon ses propres expressions, est de transporter Athènes à Rome sans architectes.

 

II

Une dernière sorte d’originalité chez les auteurs dramatiques latins consiste dans des modifications apportées aux caractères pour les rendre plus conformes à l’idéal national. Par exemple, dans la comédie, l’Alcmène de Plaute, malgré la situation assez risquée où elle est jetée, demeure le type de la matrone attachée à tous ses devoirs : « Ma dot, dit-elle, à mes yeux ce n’est point ce qu’on appelle ordinairement de ce nom : c’est la chasteté, la pudeur, la sage tempérance, la crainte des dieux, l’amour de mes parents, une humeur conciliante avec tous les miens ; c’est d’être soumise à mon mari, d’être bienveillante envers les bons et serviable aux honnêtes gens. » Caton dut applaudir à cette noble profession de foi.

Pour la tragédie, une page curieuse de Cicéron, au IIe livre des Tusculanes, nous montre Pacuvius transformant de même le caractère d’Ulysse dans son imitation de l’OdeusseuV akanqoplhx de Sophocle. Ulysse vient d’être blessé à mort par son fils Télégonos ; Sophocle n’avait pas hésité à le laisser se répandre, comme Philoctète, en gémissements bien naturels sous l’effet de la douleur ; chez Pacuvius, au contraire, les plaintes d’Ulysse sont réduites dès le début à quelques mots : « Marchez lentement, dit-il aux porteurs ; pas de violence, de peur qu’en me secouant vous ne me fassiez souffrir davantage. » Encore le chœur trouve-t-il là trop de mollesse ; il gourmande Ulysse : « Toi aussi, Ulysse, si gravement que nous te voyions blessé, tu montres une âme bien faible, semble-t-il, pour un héros accoutumé à passer sa vie sous les armes. » Aussitôt Ulysse se raidit contre son mal : il se laisse tomber à terre ; il demande seulement qu’on ne le touche pas ; et, au moment de mourir, il fait à son tour la leçon aux assistants : « On peut se plaindre de l’adversité, mais il n’est pas permis de se lamenter ; les pleurs sont le partage des femmes. » Voilà Ulysse paré d’une résignation, d’une énergie toute romaine, et Cicéron approuve fort le changement.

Ainsi, on recourant à la contamination, en introduisant dans leurs œuvres des allusions à la vie romaine, en modifiant même légèrement parfois le caractère de leurs personnages, les auteurs de palliatæ ont fait quelque effort pour donner à leurs tragédies ou à leurs comédies une apparence au moins d’originalité. Pourtant il est clair qu’en somme ces pièces suivent de fort près les originaux grecs : or elles constituent les deux tiers au moins du théâtre latin.

A coté d’elles, il est vrai, Rome a possédé aussi des tragœdiæ prætextæ et des comœdiœ togatæ. Mais, à l’époque où nous sommes, les togatæ n’existent pas encore : elles ne seront imaginées qu’une trentaine d’années plus tard par Titinius, un contemporain de Térence. Quant aux prætextæ, dont Nævius de bonne heure a donné l’exemple, elles ne représentent nullement une réaction contre l’hellénisme.[17] Elles sont probablement apparues d’abord dans les jeux donnés par de grands personnages, soit en l’honneur de leurs ancêtres, soit à la suite de leurs triomphes : c’était une occasion pour les poètes, tout en cherchant une voie nouvelle, de flatter la vanité des patriciens. Nævius avait composé un Clastidium pour célébrer la victoire de Marcellus sur les Gaulois ; Ennias mettra sur la scène la prise d’Ambracie par Fulvius Nobilior ; et le Paulus de Pacuvius sera consacré à la gloire de Paul-Émile. Une fois lancé sur cette piste, on s’efforça aussi de tirer parti des légendes primitives de Rome : on représenta l’enfance de Romulus, l’enlèvement des Sabines, le dévouement de Décius. Mais, en dépit de leurs titres latins, ces drames continuaient à être calqués sur la tragédie grecque : Sophocle ou Euripide parlaient toujours par la bouche de Paul-Émile ou de Brutus, comme, en France, au xviiie siècle, les héros de De Belloy, dans ses « tragédies nationales », ressemblaient à s’y méprendre, malgré leurs noms français, à ceux du théâtre classique. A en juger par le peu de fragments et de titres qui nous en sont parvenus, le succès des prætextœ fut des plus médiocres : le public préférait donc les pièces franchement imitées de la Grèce.[18] »

Ici il serait évidemment intéressant de savoir si, en présence du vaste répertoire de la tragédie et de la comédie surtout grecques, les auteurs latins s’abandonnaient en quelque sorte au hasard, ou si, au contraire, leurs emprunts procédaient d’un choix bien réfléchi. La question malheureusement est assez obscure ; car d’abord le théâtre à Rome était soumis à toutes sortes de contraintes extérieures qui ont influé sur son développement ; d’autre part, nous manquons trop souvent des données essentielles du problème, puisque, à propos de la plupart des pièces, nous en sommes réduits aux conjectures pour déterminer les originaux dont elles dérivent. Essayons cependant d’utiliser le peu de documents qui nous sont parvenus, en commençant par la comédie, où nous sommes le moins mal renseignés.

D’une façon générale, Aulu-Gelle nous apprend qu’elle s’inspire de Ménandre, de Posidippe, d’Apollodore, d’Alexis et de quelques autres poètes analogues, c’est-à-dire de la comédie moyenne et surtout de la comédie nouvelle d’Athènes. Considérons maintenant les pièces de Plaute. Si nous nous en tenons a celles qui ne soulèvent pas de discussions, nous voyons que le Mercator et le Trinummus sont imités de Philémon ; le Miles Gloriosus, le Pœnulus, le Stichus, et, très probablement, les Bacchides, de Ménandre : la Casina, et le Rudens — sans parler des Commorientes aujourd’hui disparus — de Diphile ; enfin l’Asinaire d’un certain Démophile, inconnu de nous. Le théâtre de Térence n’a pas à intervenir ici, puisqu’il est postérieur à l’époque de Flamininus ; mais il nous donnerait le même résultat : il procède avant tout de Ménandre, puis d’Apollodore de Carystos et de Diphile. Sans doute ce ne sont pas là exactement les poètes indiqués par Aulu-Gelle ; mais, comme celui-ci ne prétend pas citer tous les modèles de la comédie latine, et que d’ailleurs notre contrôle porte seulement sur un nombre de pièces assez restreint, du moment où nous ne sortons pas d’un même groupe — et c’est le cas, si nous laissons Démophile de côté — nous devons considérer, jusqu’à preuve du contraire, nos deux sources d’informations comme se confirmant l’une par l’autre. La comédie latine aurait donc choisi ses modèles dans une catégorie assez restreinte de poètes athéniens, ceux dont les œuvres ont paru vers la fin du ive et dans la première moitié du iiie siècle.

Ce résultat ne laisse pas d’être un peu surprenant. En effet nous comprenons bien que les Romains aient renoncé à transporter sur leur scène la comédie ancienne : ses plaisanteries se rapportaient à une époque et à des événements trop particuliers pour avoir chance, à deux cents ans d’intervalle, d’intéresser un public étranger. Il ne fallait même pas songer à imiter sa manière. Le caractère romain, il est vrai, n’y répugnait pas : il était volontiers satirique, et Nævius, par exemple, essaya d’introduire dans ses pièces quelque chose du franc parler d’Aristophane. Nous l’avons déjà vu railler le peintre grec Théodotos ; il plaisanta de même les provinciaux et leurs mets favoris : « Qui donc avais-tu chez toi, hier ? demande un des personnages de l’Ariolus. — Des étrangers, des gens de Préneste et de Lanuvium. — Il fallait les accueillir avec les plats qu’ils préfèrent, donner aux uns le ventre creux et flasque d’une truie, jeter des noix dans la bouche des autres. » Il ne s’arrêta pas là : il prétendit ne pas épargner davantage la vie romaine. Il montra donc des débiteurs emmÉnés pour une légère dette de mille sesterces au milieu de l’indifférence des passants ; il s’en prit aux jeunes nobles qui, en voulant se mêler de politique malgré leur inexpérience, conduisaient vite à sa ruine l’Etat jadis florissant ; il osa même, au moment où Scipion l’Africain rentrait triomphant dans Rome, rappeler en plein théâtre une aventure de sa jeunesse : « Celui dont maintes fois le bras a glorieusement accompli de grandes choses, dont les exploits sont aujourd’hui si vivants, qui dans l’esprit des nations occupe une place unique, cet homme, son père l’a ramÉné de chez sa maîtresse, vêtu d’un simple pallium. »

Bref, il paraît bien avoir exprimé ses propres sentiments, quand il fait dire à un de ses héros : « Pour moi, j’ai toujours beaucoup plus chéri, beaucoup plus estimé la liberté que l’argent ; » et l’on peut encore regarder comme une protestation de sa part les regrets qu’il met dans la bouche d’un personnage de la Tarentilla : « Ce que j’ai approuvé ici, au théâtre, par mes applaudissements, aucun roi n’oserait s’y opposer, tant l’esclavage là-bas l’emporte sur la liberté en ce pays. » Seulement on sait quel fut le sort de Nævius : d’abord jeté en prison, ensuite condamné à l’exil, il alla mourir à Utique. Ses malheurs rendirent prudents ses successeurs, et Plaute, en particulier, se souvint de la leçon : « J’ai entendu dire, écrit-il, qu’un poète latin se fait de ses mains une colonne pour appuyer sa tête, pendant que deux gardiens restent sans cesse couchés à ses côtés. » Dès lors, il est clair que la comédie ancienne n’avait chance de s’implanter à Rome ni directement par des traductions, ni indirectement par des adaptations.

Au contraire, la comédie moyenne, telle qu’Alexis l’avait comprise, et surtout la comédie nouvelle se prêtaient parfaitement à l’imitation : comme elles ne touchaient pas à la politique, elles n’avaient rien à craindre des sévérités de la police ; et, comme elles peignaient uniquement des types généraux, des sentiments et des situations vraisemblables en tout pays chez des hommes de condition moyenne, il était facile de les transporter à Rome sans grands changements, et l’on pouvait espérer, au moins pendant un certain temps, y intéresser le public. Cette idée a été souvent mise en lumière, et il est inutile d’y insister.

Mais il reste toujours à expliquer pourquoi, dans la comédie nouvelle, les Romains ont borné leur imitation à un nombre et relativement restreint de poètes, en les choisissant de préférence à une certaine distance de leur propre époque. En effet la comédie grecque n’était pas morte vers le milieu du iiie siècle. On a retrouvé à Athènes des fragments de didascalies comiques appartenant à la première partie du iie siècle, et l’on y constate que, sinon chaque année, du moins à des intervalles fort rapprochés, les concours se continuaient comme par le passé : cinq pièces nouvelles s’y produisaient régulièrement ; or, de toutes celles dont les noms nous sont parvenus, aucune, à notre connaissance, n’a été imitée à Rome. Dira-t-on qu’elles ne le méritaient pas ? la chose n’est pas invraisemblable ; mais faut-il donc admettre que Plaute et ses contemporains aient eu le goût assez sûr pour s’en rendre compte sur le champ, et que telle ait été la raison qui les empêchait de s’en inspirer ? On a quelque peine à le croire, et, à priori, on est tenté de chercher une explication différente. Précisément ces mêmes didascalies sont peut-être de nature à nous en suggérer une.

A chaque concours, avec les comédies originales on en donnait une ancienne. La pierre en question nous a conservé cinq exemples de ce genre : nous y voyons que Ménandre a eu deux fois ; Philémon, Posidippe et Philippide une fois les honneurs d’une reprise. Ces auteurs étaient donc restés à la mode à Athènes ; or, sauf Philippide, tous, nous le savons, ont été imités par les comiques latins. Une autre inscription du ier siècle nous renseigne ensuite sur les goûts qui continuèrent à dominer chez les Athéniens : c’est le catalogue d’un lot de livres dédiés par les éphèbes dans la bibliothèque d’un gymnase. Malgré la mutilation du marbre, on y reconnaît plusieurs pièces de Ménandre, et jusqu’à dix pièces de Diphile. Ainsi, au ier comme au iie siècle avant Jésus-Christ, Philémon et Ménandre, Diphile et Posidippe continuaient à être représentés ou à être lus à Athènes.

Là se bornent nos informations incontestables ; mais n’est-il pas naturel de supposer que la vogue de ces poètes s’étendait à tout le monde grec, et que leurs œuvres se jouaient ou peuplaient les bibliothèques dans l’Italie méridionale, par exemple, aussi bien qu’en Attique ? En tout cas, les didascalies citées plus haut mentionnent une reprise du Fasma de Ménandre ; or cette pièce a été imitée par Luscius de Lanuvium, le vieux rival de Térence. Parmi les livres offerts par les éphèbes, figurent, à ce qu’il semble,[19] le DiV exsapatwn de Ménandre et l’AirhsiteixhV de Diphile ; or le premier a servi de modèle à Plaute pour les Bacchides, et le second paraît bien lui avoir fourni les premières scènes du Miles Gloriosus. Ce n’est pas là une simple rencontre de hasard. De nos jours, les troupes de province composent leur répertoire d’après celui de la capitale, en choisissant beaucoup moins les pièces récentes que celles dont le succès est parfaitement consacré. Il devait en être de même dans l’antiquité. J’imagine donc que, sur les théâtres de la Grande-Grèce, on en revenait le plus souvent aux premiers poètes de la comédie nouvelle ; Plaute apprit ainsi à les connaître, et il s’inspira largement de leur œuvre.

Ce ne fut pas cependant la seule source où il puisa : il a tiré son Asinaire de l’OnagoV de Démophile. Nous ne connaissons ni la pièce ni l’auteur, et on en a conclu que les manuscrits étaient sans doute fautifs. Mais pourquoi ne pas voir là une de ces pièces nouvelles comme il s’en produisait cinq presque chaque année à Athènes ? un chef de troupe, plus hardi que les autres, a pu avoir l’idée de mêler au répertoire classique quelques productions plus récentes ; l’OnagoV aura réussi, et cette raison aura décidé Plaute à s’en approprier le sujet. Enfin, il a parfois aussi cherché ses modèles en dehors de l’Attique. Ainsi, on a attribué à Epicharme la paternité de l’Aululaire et de l’Amphitryon. Ce ne sont là, il est vrai, que des hypothèses ; et, bien que Plaute appelle son Amphitryon « un vieux, un antique sujet », bien qu’Horace pour le mouvement et la rapidité ait comparé notre poète à Epicharme, les raisons ne manquent pas pour proposer d’autres conjectures. Mais, dans le prologue des Ménechmes, Plaute lui-même prend soin de nous avertir que le sujet cette fois n’est plus attique ; il est sicilien. Sans doute, à la rigueur, cette indication peut s’entendre seulement du lieu de la scène et de la patrie des personnages ; pourtant, s’il en était ainsi, puisque Plaute tient à s’excuser, il lui eût été bien facile d’ajouter qu’il suivait du moins un auteur athénien, et il ne dit rien de pareil. Il est donc fort probable qu’il a puisé également dans la comédie sicilienne ; et, là encore, si l’idée lui en est venue, c’est apparemment qu’en Sicile, et dans la Grande-Grèce qui en est si voisine, la vieille comédie nationale n’était pas complètement supplantée par la comédie attique, et que, de temps à autre, on en reprenait quelques pièces, quitte à les arranger plus ou moins au goût du jour.

En somme, nous trouvons au théâtre de Plaute trois sources, les grands auteurs de la comédie nouvelle, la comédie sicilienne, la comédie attique contemporaine ; et, si notre raisonnement est exact, elles correspondent aux trois catégories d’œuvres qu’on représentait de son temps sur les scènes grecques de l’Italie méridionale. On voit dès lors la conclusion à laquelle nous aboutissons. Plus tard, quand le goût se sera affiné, Térence restreindra de parti pris son imitation à Ménandre et aux plus illustres de ses rivaux : c’est à la comédie latine ainsi constituée que s’applique la phrase d’Aulu-Gelle. Mais Plaute n’est pas si exclusif : par nature, il aime la vie et le mouvement sur le théâtre ; par prudence, il est bien résolu à éviter les allusions politiques. Sous cette double réserve, toute pièce grecque lui semble également bonne à imiter ; pour fixer son choix, il regarde donc ce qui se joue autour de lui, et, pourvu qu’une comédie ait du succès, il s’inquiète assez peu de sa nature et de sa provenance. Ainsi l’inégalité assez grande de son œuvre s’explique, je crois, moins par des essais tentés en différents genres que par la variété des spectacles donnés en Italie par les troupes de comédiens grecs : et dans cette indifférence de Plaute à suivre tels ou tels modèles je verrais volontiers un indice de l’admiration assez irréfléchie, mais fort vive, que les Romains avaient alors pour toutes les productions de la Grèce.

Une façon de confirmer cette théorie serait d’en faire l’application à la tragédie, et de montrer les tragiques latins, au moins au début, prenant pour guide, eux aussi, le répertoire en vogue parmi les artistes dionysiaques. Reconnaissons-le tout de suite, nos renseignements, déjà insuffisants à propos de la comédie, le sont bien plus encore à propos de la tragédie. En effet, sur les sources dont elle s’inspire d’une façon générale, aucun critique ancien ne nous a laissé d’indications, même sommaires ; nous n’avons non plus ni prologues ni didascalies pour nous fixer sur telle ou telle œuvre en particulier ; et, comme nous ne possédons des tragédies latines que des fragments courts et dispersés, la comparaison nous est difficile avec les pièces grecques correspondantes. Voyons cependant s’il est absolument impossible d’arriver à un résultat.

On a plus d’une fois répété que la tragédie à Rome avait remonté en sens inverse le courant de la tragédie attique : on aurait donc d’abord imité Euripide, puis la préférence serait allée à Sophocle, et, en dernier lieu, à Eschyle. L’idée, dans son ensemble, ne manque pas de justesse ; mais la symétrie et la rigueur de la formule où on l’enferme risquent de la fausser. Ainsi, des neuf tragédies de Livius Andronicus, la seule dont l’identification soit à peu près certaine, l’Ajax Mastigophoros, dérive précisément de Sophocle ;[20] laissons de côté Nævius, dont les modèles restent indéterminés ; pour Ennius, un compilateur de basse époque, mais qui probablement reproduit Suétone, remarque qu’il suit le plus souvent Euripide, et, même dans l’état de nos connaissances, son affirmation se vérifie assez bien ; après lui, Pacuvius, tout en puisant davantage dans Sophocle, fait encore la part à peu près égale à Euripide, et il faut descendre jusqu’à Accius, c’est-à-dire au dernier des grands tragiques latins, vers la fin du iie siècle, pour voir Euripide non pas abandonné, mais rejeté au dernier plan ; encore Accius a-t-il plus volontiers recours à Sophocle qu’à Eschyle. Bref, si de cette statistique un fait ressort avec netteté, c’est que, des divers tragiques grecs, Euripide a été de beaucoup le plus apprécié et le plus imité à Rome.

Sans doute on en peut trouver une raison dans le caractère particulier de son œuvre : le drame d’Eschyle était trop simple, celui de Sophocle accordait trop de place à la psychologie ; Euripide au contraire vise plutôt à l’action, il complique ses intrigues, leur donne un tour romanesque, use et abuse du pathétique : voilà bien ce que désirait le public romain, et il est naturel que ses poètes aient cherché à lui présenter des œuvres conformes à son goût. C’est une explication ; mais elle nous oblige à admettre que, dès l’origine, les auteurs latins avaient beaucoup de lecture, et la chose est peu vraisemblable. S’ils se tournent vers Euripide, j’y verrais donc simplement le résultat de la popularité de ce poète parmi les Grecs : or c’est là un point qu’il est facile d’établir.

Trois inscriptions, de provenance et de date différentes, nous attesteront d’abord son succès général et persistant au théâtre. A Athènes, un seul fragment nous est parvenu des didascalies tragiques après le ve siècle : il se rapporte aux années 342, 341 et 340. Comme pour la comédie, outre les pièces nouvelles on en donne chaque fois une ancienne ; or ce sont précisément trois pièces d’Euripide : en 342 Iphigénie, en 341 l’Oreste ; le nom de la tragédie reprise en 340 a disparu, mais il reste celui du poète. Pour le iiie siècle, on a retrouvé à Tégée un monument qu’y avait consacré un acteur de tragédies, sans doute originaire de cette ville, en souvenir des quatre-vingt huit victoires remportées par lui sur les diverses scènes du monde grec. L’artiste en rappelle expressément sept, les plus éclatantes évidemment : il a triomphé aux grandes Dionysies d’Athènes dans l’Oreste d’Euripide, aux Héraïa d’Argos dans Hercule et la Médée d’Euripide, aux Sôtéria de Delphes dans Hercule d’Euripide et l’Aristée d’Archestratos, enfin aux fêtes de Zeus Naios à Dodone dans l’Archélaos d’Euripide et l’Achille de Chérémon : cinq fois sur sept, c’est donc Euripide qui lui a assuré le succès.[21] De même, dans le courant du iie siècle, à Delphes, un joueur de flûte samien, bien qu’il n’ait pas eu de concurrent, se voit cependant attribuer le prix de son art ; en signe de reconnaissance, il organise une sorte de concert, et choisit pour cela deux morceaux, un hymne chorique et un fragment de tragédie ; or c’est dans Euripide qu’il prend ce dernier : il exécute un passage des Bacchantes.

Bien entendu, la vogue du poète n’était pas restreinte au théâtre : les artistes, peintres ou sculpteurs, s’inspiraient aussi de son œuvre. Dès la fin du ve siècle, Timanthe, dans son tableau du sacrifice d’Iphigénie, avait puisé chez lui l’idée tant admirée de couvrir d’un voile la figure d’Agamemnon ; et, vers l’époque où nous sommes, Apollonios et Tauriscos de Tralles vont encore reproduire dans un groupe fameux le dénouement de l’Antiope, Zéthos et Amphion attachant à un taureau furieux Dircé, la persécutrice de leur mère.[22]

Les philosophes mêmes savaient ses vers par cœur : ainsi, quand Arcésilas vint demander à Crantor de l’accepter pour disciple, ils conclurent leur accord en empruntant à l’Andromède le dialogue où Persée offre ses services à Andromède, et où celle-ci l’assure d’avance de sa reconnaissance : « Jeune fille, si je te sauve, m’en sauras-tu gré ? — Emmène-moi, ô étranger, comme servante ou comme épouse, à ton gré. » Crantor admirait passionnément Euripide à l’égal d’Homère ; il se plaisait à répéter, nous dit Diogène Laërce, un vers du Bellérophon : « Hélas ! mais pourquoi dire hélas ? ce que je souffre est d’un mortel. » A cet égard, le Portique n’était pas en reste avec l’Académie : Chrysippe aimait à remplir ses ouvrages de citations poétiques ; dans l’un d’eux, il avait transcrit presque toute la Médée, si bien qu’on appela plaisamment ce traité de philosophie la Médée de Chrysippe.

Ces exemples suffisent à nous montrer, du ive au iie siècle sans interruption, l’œuvre d’Euripide familière aux classes les plus diverses de la société, et fort bien accueillie en particulier sur le théâtre. Or, notons-le, la plupart des pièces dont nous venons de parler se retrouvent parmi les titres de tragédies latines parvenus jusqu’à nous : nous connaissons des Andromèdes de Livius Andronicus et d’Ennius, des Iphigénies de Nævius et d’Ennius, une Médée d’Ennius encore, un Penthée (c’est-à-dire les Bacchantes sous un autre nom), un Dulorestes et une Antiope de Pacuvius ; enfin, si l’on admet l’hypothèse de Ribbeck, l’Amphitryon d’Accius ne serait autre que Hercule furieux.

Il y a plus : on a cru remarquer l’influence d’Euripide même dans des pièces qui paraissent reproduire un autre modèle. Ainsi l’Ægisthus de Livius Andronicus fait songer à l’Agamemnon d’Eschyle ; mais, si l’on en juge par le titre, Egisthe chez Livius était au premier plan. Comme ce n’est pas le cas chez Eschyle et qu’on ne peut attribuer à Livius, si timide d’ordinaire dans ses imitations, un changement aussi considérable, on en arrive à supposer un original différent, dont la nouveauté aurait consisté dans cette interversion des rôles. Précisément nous savons par Aristote[23] que, dès le ive siècle, la tragédie grecque était complètement soumise à l’influence d’Euripide : on continuait à reproduire les légendes traditionnelles, mais en y modifiant, à l’exemple du maître, le caractère ou la situation des personnages et en y introduisant des péripéties imprévues. Il en fut probablement de même longtemps encore, puisque le public restait amateur d’Euripide et de sa manière, et c’est à ce genre sans doute qu’il faut rattacher la grande majorité des tragédies nouvelles dont nous trouvons la mention jusqu’au ier siècle avant notre ère.[24] Livius aura pris là le modèle de son Egisthe : et d’ailleurs plus tard Accius à son tour revint à ces imitateurs lointains d’Euripide : huit de ses tragédies au moins, nous dit-on, leur sont sûrement empruntées, sans parler de celles dont nous ignorons la source.

S’il en est bien ainsi, la tragédie romaine ne semble-t-elle pas avoir suivi dans son développement la marche que nous indiquions plus haut pour la comédie ? L’auteur le plus en vogue que dans tout le monde hellénique était Euripide ; c’est lui qui devait être le plus souvent joué sur les théâtres de la Grande-Grèce ; c’est lui aussi que les tragiques latins imitent le plus volontiers. Pourtant, comme le nombre des pièces nouvelles était considérable, quelques-unes pouvaient parvenir en Italie ; les Romains les accueillent également. Voilà pour les débuts de leur tragédie. Plus tard, à partir de Pacuvius, on commence à recourir à Sophocle, et, avec Accius, Euripide perd sa place prépondérante. Mais Pacuvius justement nous est donné comme un érudit : c’est le doctus Pacuvius suivant le jugement d’Horace ; il lit les pièces grecques dans son cabinet ; il ne se laisse plus guider, comme ses prédécesseurs, par leur succès plus ou moins grand à la scène. Quant à Accius, si décidément il relègue Euripide au second plan, c’est que de son temps le goût s’est formé à Rome : au pathétique souvent un peu grossier d’Euripide il préfère la fine psychologie de Sophocle, comme Térence préférait celle de Ménandre aux modèles plus animés de Plaute. Mais ces deux délicats dépassent de beaucoup l’époque de Flamininus : et, pour nous en tenir à la fin du iiie et au début du iie siècle, à propos de la tragédie comme à propos de la comédie, nous en revenons toujours à cette conclusion que les Romains sont fort disposés alors à se régler docilement dans leurs imitations sur le sentiment des Grecs de leur temps ; car ils sont encore dans toute la ferveur de leur admiration pour la littérature qu’on vient de leur révéler.

Du drame passons à l’épopée. Deux grandes œuvres, l’Iliade et l’Odyssée dominent : les Romains n’ont pas échappé davantage à leur obsession. Dès l’abord, Livius Andronicus traduit l’Odyssée ; son livre, il est vrai, était essentiellement destiné à son enseignement ; il n’y visait pas à l’originalité. Mais, après lui, Nævius a l’idée de constituer une épopée nationale ; il prend pour sujet des événements récents, la première guerre punique, à laquelle il a participé en personne. La Grèce et sa mythologie n’avaient pas, semble-t-il, à intervenir dans un tel récit, et l’on s’attend d’autant moins à les trouver chez Nævius qu’il s’est constamment efforcé de se soustraire à l’influence trop exclusive de la Grèce. Cependant, il éprouve au moins le besoin de débuter par un appel aux Muses, « les neuf filles de Jupiter unies dans une concorde fraternelle », et de consacrer tout un livre sur sept à raconter les origines troyennes de Rome et les aventures d’Énée d’après les légendes helléniques.

Si Nævius, malgré son génie indépendant, a dans une certaine mesure sacrifié à la Grèce, Ennius, dans ses Annales, s’attache délibérément à suivre le plus possible la trace d’Homère. Il commence donc, lui aussi, par une invocation aux Muses « qui foulent de leurs pieds le vaste Olympe » ; il en place une nouvelle en tête de son livre X ;[25] et, puisqu’il remonte, comme son prédécesseur, aux premiers temps de Rome, il ne manque pas non plus de reproduire l’histoire du siège et de la prise de Troie. Mais ce n’est pas tout : Nævius, une fois entré dans la partie historique de son poème, renonçait au merveilleux homérique ; Ennius, au contraire, s’en souvient sans cesse. Ainsi, dans son livre VI, il place un discours de Jupiter pendant la guerre contre Pyrrhus, et, au livre VIII, après la bataille de Cannes, il montre encore le roi des dieux promettant aux Romains la ruine de Carthage, et Junon consentant à se laisser apaiser.

Homère s’impose si bien à son esprit qu’il en reproduit des passages entiers dès que ses héros se trouvent dans une situation à peu près analogue aux épisodes de l’Iliade. Par exemple, au livre VI, à propos des troupes tombées à Héraclée, il se souvient des funérailles de Patrocle. Homère avait peint en quelques vers les soldats d’Agamemnon allant sur la montagne chercher le bois nécessaire au bûcher : « Ils s’avancent tenant dans leurs mains des haches à couper le bois... Quand ils sont parvenus dans les vallons escarpés de l’Ida aux sources abondantes, aussitôt avec l’airain bien affilé ils s’empressent de couper les chênes à la haute chevelure qui tombent avec fracas... » Ennius à son tour nous montre les soldats romains occupés à un semblable travail ; il allonge son développement en énumérant une grande variété d’arbres, mais l’idée première lui en est venue de l’Iliade : « Ils s’avancent a travers la haute forêt ; de leurs haches, ils frappent, ils ébranlent les grands chênes ; l’yeuse est abattue, le frêne brisé, et le sapin altier jeté à terre ; on renverse les plus élancés ; il n’y avait pas un arbre qui ne gémit dans ce frémissement de la forêt au riche feuillage. »

Chose curieuse, des imitations de ce genre se retrouvent jusque dans les derniers livres des Annales, où cependant il était question d’événements tout à fait récents. Ainsi, au livre XVIII, Ennius veut célébrer le courage d’un tribun qui s’est illustré dans la guerre d’Istrie, en 178. « De toutes parts, dit-il, comme une pluie, les traits convergent sur le tribun et percent son bouclier ; sous les coups la pointe du bouclier rend un son clair, l’airain de son casque retentit ; mais personne, malgré tant d’efforts, ne peut déchirer son corps avec le fer. En vain les lances l’entourent comme un flot : il les brise, il les arrache ; ses membres sont tout couverts de sueur ; il ressent une fatigue extrême ; il n’a pas le loisir de respirer, car les Istriens aux bras infatigables ne cessent de le menacer de leurs traits rapides. » Les vers d’Ennius ne manquent pas de grandeur ; mais, cette fois encore, l’original se trouve dans l’Iliade : c’est le tableau de la résistance désespérée d’Ajax au moment où les Troyens, grâce à l’inaction d’Achille, arrivent jusqu’aux vaisseaux des Grecs. « Ajax ne pouvait plus tenir : accablé de traits, il succombait sous la volonté de Zeus et sous les coups des valeureux Troyens ; autour de ses tempes son casque resplendissant résonnait avec un bruit terrible, et les plaques de métal artistement travaillé qui couvraient ses joues étaient aussi frappées à tout instant ; son bras gauche se fatiguait à soutenir sans cesse avec force son bouclier aux reflets étincelants ; mais les Troyens autour de lui étaient incapables de l’ébranler tout en le pressant de leurs traits. Cependant, son souffle devenait de plus en plus pénible ; de tous ses membres coulait une sueur abondante : il ne pouvait reprendre haleine ; partout le péril s’aggravait d’un nouveau péril.[26] »

D’ailleurs Ennius avait pris soin lui-même de se rattacher à Homère. Au Ier livre de ses Annales, après l’invocation aux Muses, il expliquait par un songe merveilleux l’origine de son talent poétique. A son retour de Sardaigne, en Ligurie, dans le port de Luna, il avait rêvé, disait-il, qu’il dormait sur le Parnasse ; pendant son sommeil, Homère lui était apparu et lui avait révélé que, par suite des migrations de l’âme dans des corps toujours nouveaux, il avait été successivement un paon. Euphorbe, Homère, Pythagore, et que, pour le moment, il était Ennius. On ne pouvait se donner plus nettement pour un Homéride ; mais, à ce qu’il semble, le songe ne se bornait pas là : il devait contenir en outre, placé dans la bouche d’Homère, tout un exposé philosophique sur le système du monde, sur la nature de l’âme, sur la destinée des corps, comme Virgile plus tard en fait faire un par Anchise dans les Enfers, au VIe chant de l’Énéide.[27] En tout cas, avec ses souvenirs d’Homère et de Pythagore, un pareil morceau montre assez combien, chez Ennius, l’épopée romaine subit l’ascendant de la Grèce.

La forme même du poème se ressent de cette influence. Nævius avait écrit sa Guerre punique dans le vieux mètre national, en vers saturniens ; Ennius introduit à Rome les hexamètres, les longs vers, comme il les appelle. Il était très fier de cette innovation : et, au début de son VIIe livre, il se plaisait à s’en glorifier, non sans dédain pour Nævius, bien qu’il n’osât se risquer à reprendre la matière traitée par le vieux poète. « D’autres, déclarait-il, ont écrit cela en vers que chantaient autrefois les Faunes et les devins, quand personne n’avait franchi les sommets habités par les Muses, et qu’on n’avait nul souci de bien dire… Mais moi, le premier, j’ai osé ouvrir les portes des Muses ; le premier j’ai fait de longs vers.[28] »

Ainsi, dans l’épopée comme dans la tragédie, Ennius s’est montré le disciple enthousiaste des Grecs. Le reste de son œuvre, si nous avions le loisir de l’étudier ici, confirmerait encore cette impression. Il s’est exercé dans presque tous les genres : il a composé des satires dont le ton paraît avoir été fort varié, des épigrammes, des poésies morales ou philosophiques, et jusqu’à un traité des Friandises (Heduphagetica). Tout cela forme un ensemble assez extraordinaire. Pythagoricien dans son Epicharme, Ennius y représente les dieux comme les forces symbolisées de la nature ; Epicurien dans l’Ephémère, il en fait simplement des hommes honorés de l’apothéose après leur mort. De même, imitateur d’Homère dans ses Annales, d’Euripide dans ses tragédies, il se jette indifféremment à la suite d’un auteur inconnu, Archestratos de Gela, et énumère d’après lui les plats les plus recherchés avec leur pays d’origine. Mais ces mélanges et ces contradictions ne sont-ils pas pour nous le signe manifeste de l’ardente curiosité qu’on ressentait alors à Rome pour la poésie grecque tout entière ?

Comme il est naturel, la prose, vers la même époque, conservait un peu mieux son originalité : les Romains en avaient forcément de tout temps, et, pour les genres au moins qui répondaient au génie de leur race, après cinq siècles et demi d’existence, ils arrivaient d’eux-mêmes à une certaine habileté. On peut donc accorder à Cicéron qu’au temps de la seconde guerre punique un certain nombre d’orateurs ne manquaient déjà pas de talent. Par exemple, C. Flaminius, avant de périr à la bataille du lac Trasimène, avait su obtenir le partage des terres conquises dans la Gaule et dans le Picenum ; le grand Fabius Cunctator s’était acquis une réputation d’éloquence, et l’on citait en particulier l’oraison funèbre qu’il avait composée pour son fils ; C. Varron, le vaincu de Cannes, devait être assez beau parleur pour être parvenu au consulat malgré la bassesse de son origine ; Q. Cæcilius Metellus, consul en 206, avait prononcé en l’honneur de son père une oraison funèbre demeurée célèbre ; M. Cornélius Cethegus, consul en 204, était appelé par Ennius un orateur au langage plein de douceur, l’âme de la persuasion ; P. Licinius Crassus Dives, consul en 205, passait pour aussi habile comme avocat que comme orateur politique ; enfin Scipion l’Africain n’était pas non plus sans adresse dans l’art de manier la parole. Sans doute quelques-uns de ces hommes étaient des partisans déclarés de l’hellénisme ; mais, à cette date, ce n’est pas aux leçons des rhéteurs grecs qu’ils devaient leur éloquence.

De même, la science du droit commence à se fonder à Rome avec les deux Ælius, et surtout le plus jeune, Sex. Ælius Pætus, surnommé Catus, qui fut consul en 198 et censeur en 194. Comme la jurisprudence reposait essentiellement sur la loi des douze tables. Sex. Ælius en revit d’abord le texte ; puis il en donna un commentaire détaillé (interpretationes), et enfin exposa toutes les règles de procédure permettant de faire aboutir un procès legis actiones : son livre, en trois parties, s’appelait Tripertila ; évidemment c’était aussi une œuvre bien romaine.

Mais, dans le même temps, l’histoire naissante s’écrit en grec : Q. Fabius Pictor et L. Cincius Alimentas entreprennent d’exposer les annales de leur patrie depuis sa naissance jusque vers la fin de la seconde guerre punique : c’est au grec qu’ils recourent pour cela. Il faudra descendre jusqu’à Caton et à ses Origines, c’est-à-dire jusque vers 174, pour trouver à Rome une histoire écrite en latin. Encore tous ses contemporains ne suivront-ils pas son exemple.

 

III

En somme, à la fin du iiie et au début du iie siècle, la littérature romaine, à l’exception de l’éloquence et du droit, est tout empreinte d’hellénisme, et, par suite, elle contribue pour sa part à répandre la connaissance et l’amour de la Grèce. Un point seulement nous reste à déterminer : c’est la mesure dans laquelle les idées, les modes, les goûts helléniques pénètrent le monde romain, et le degré de sympathie qu’ils rencontrent dans les diverses classes de la société.

La noblesse, on le devine, leur est très favorable : une partie de ses membres leur était gagnée dès le temps d’Appius Claudius Cæcus ;[29] depuis lors le philhellénisme s’est généralisé parmi elle. C’est un Livius, nous l’avons vu, qui le premier a osé confier l’éducation de ses enfants à un esclave grec. Les Scipions apportent même une certaine affectation à manifester leur amour pour les choses de la Grèce. Ainsi, pendant fort longtemps, les Romains avaient gardé la barbe et les cheveux longs ; en vain un certain P. Ticinius Mena avait-il amÉné des barbiers de la Sicile, en l’an 300 ; sa tentative n’avait pas eu beaucoup de succès. Scipion l’Africain rompit décidément avec la tradition, et prit l’habitude de se faire raser tous les jours. C’est là un simple détail tout extérieur ; mais, en 204, lorsqu’il préparait en Sicile sa grande expédition contre Carthage, on le vit de même se promener dans le gymnase de Syracuse avec un manteau grec et des chaussures grecques, se mêler aux exercices de la palestre, et s’occuper de littérature. Plus d’un Romain en fut scandalisé ; on lui reprochait déjà d’avoir laissé la discipline se relâcher dans son armée, et d’avoir fermé les yeux sur les agissements d’un de ses lieutenants à Locres ; à ces griefs on ne manqua pas d’ajouter sa conduite personnelle à Syracuse : on disait qu’elle n’était ni d’un Romain ni même d’un soldat, qu’il s’endormait avec son état-major dans les délices de Syracuse.[30] Evidemment, dans ces clameurs il faut tenir compte du parti pris de ses adversaires, fort heureux de trouver des arguments à faire valoir contre lui ; ils ne parvinrent pas d’ailleurs à lui enlever son commandement : dès ce moment, on ne jugeait donc plus la culture hellénique inconciliable avec les vertus romaines. Pourtant son attitude, par sa nouveauté, ne laissait pas de causer une certaine impression d’étonnement : on ne s’expliquerait pas sans cela que tant d’auteurs en aient fait mention.[31] Dans une autre occasion encore, Scipion manifesta sa prédilection pour les arts de la Grèce : en 190, avant de partir pour la guerre contre Antiochus où il accompagnait son frère en qualité de légat, il fit élever sur la pente du Capitole, en face de la rue qui conduisait au temple, un arc de triomphe orné de sept statues dorées et de deux chevaux, avec deux bassins de marbre en avant du tout.

Sa famille entière partageait ses goûts. Sa femme Æmilia se plaisait à étaler un grand luxe dans les cérémonies où elle avait à figurer ; sans parler de la richesse de sa parure et de ses chars, elle emportait avec elle dans les processions solennelles une masse de corbeilles, de vases et d’objets d’or ou d’argent destinés aux sacrifices ; le nombre des esclaves et des serviteurs qui l’accompagnaient était proportionné à ce grand train. Tout cela sans doute répondait, comme le dit Polybe, au rang d’une femme associée à la vie et à la fortune d’un Scipion ; mais nous voilà loin de l’antique simplicité romaine. — Son frère ne faisait pas moins volontiers montre de philhellénisme. Il affectionnait le costume grec : et, même dans sa statue, au Capitole, il se fit représenter avec la chlamyde et les chaussures grecques. Bien mieux : quand il eut vaincu Antiochus, il voulut tirer un surnom du pays où il s’était illustré, et s’appeler l’Asiatique comme son frère s’appelait l’Africain.[32] Le titre d’Asiaticus paraissait tout indiqué : c’est celui en effet qui lui est donné dans les fastes capitolins ; mais, pour son compte, à la forme latine du mot il en préféra une autre, Asiagenes ou Asiagenus, que ses descendants conservèrent soigneusement.[33] Elle n’a par elle-même aucun sens, puisque, étymologiquement, elle signifierait que les personnages ainsi nommés sont originaires de l’Asie ; mais elle a un aspect grec. — Mêmes goûts enfin chez le fils de l’Africain. Trop faible de santé pour rechercher les honneurs militaires, il s’occupait de littérature. On avait de lui, dit Cicéron, quelques petits discours, mais surtout une histoire d’un style fort agréable ; or il l’avait écrite en grec.[34]

Flamininus, le vainqueur de Philippe, n’était pas moins philhellène que les Scipions. Non seulement il connaissait à fond la langue grecque, mais il la parlait avec un bon accent. A ce sujet, Plutarque nous raconte d’une façon fort amusante comment il s’empara de Thèbes sans coup férir, au printemps de 197. Les Thébains tenaient pour Philippe ; mais, comme Flamininus traversait pacifiquement leur territoire, les premiers d’entre eux vinrent le saluer. Il les accueille avec bonté, leur tend la main, et poursuit tranquillement sa route avec eux, tantôt leur posant des questions, tantôt leur faisant des récits, et les amusant à dessein jusqu’à ce qu’il ait été rejoint en chemin par ses soldats. A force d’avancer, il finit par entrer dans la ville avec sa suite, et dès lors il s’en trouve véritablement le maître. Sans doute, comme dans cette occasion en particulier, les Grecs n’étaient pas toujours au fond très satisfaits ; mais ils savaient gré à Flamininus de n’avoir pas l’air d’un barbare ; grâce à sa bonne mine et à son beau langage, ils se laissaient aisément séduire ; ils se prenaient même d’affection pour lui, et bientôt ils entreprenaient les uns auprès des autres une campagne de propagande en faveur des Romains.

Cette sympathie d’ailleurs était réciproque. A plusieurs reprises, pendant les conférences de Nicée, Polybe nous montre Flamininus souriant aux plaisanteries de Philippe : « il les entendait avec plaisir, dit-il, mais il ne voulait pas qu’on s’en aperçût[35] ». C’est là un trait bien romain, et que nous retrouverons longtemps encore, jusque chez Cicéron lui-même. Les Romains, en réalité, sentaient combien les Grecs l’emportaient sur eux dans toutes les choses de l’esprit ; mais ils auraient cru se déshonorer en en convenant ouvertement, et ils préféraient s’enfermer dans leur dignité, dans leur raideur nationale. En tout cas Flamininus, nous le savons par Plutarque, tenait beaucoup à l’estime des Grecs : il prit soin de composer dans leur langue les dédicaces de ses offrandes à Delphes ; et, ce qui est plus frappant, celle même de sa propre statue, à Rome, vis-à-vis du Cirque, était aussi rédigée en grec.

Naturellement ces aristocrates encourageaient volontiers les poètes dans leurs efforts pour initier Rome à la vie littéraire. S’agissait-il d’esclaves en leur possession ? ils les affranchissaient, et continuaient ensuite à les soutenir de leur crédit : ce fut le cas pour Livius Andronicus. Les écrivains indépendants, ceux qui tentaient de se soustraire à l’influence étrangère, ou qui seulement prétendaient tenir compte des goûts spontanés de la plèbe romaine, les Nævius et les Plaute, étaient persécutés ou, au moins, abandonnés à eux-mêmes. Les faveurs au contraire allaient à ceux qui travaillaient le plus délibérément à assurer le triomphe de l’hellénisme : il suffit de rappeler l’exemple d’Ennius. Il était cher, nous dit Cicéron, à Scipion l’Africain. Une anecdote rapportée dans le De oratore nous le montre aussi sur un pied d’aimable intimité avec un Scipion Nasica, qui est probablement le cousin germain de l’Africain. Un jour, Nasica frappe à la porte d’Ennius, il le demande à sa servante ; celle-ci répond que son maître est absent ; Nasica comprend bien qu’il n’en doit rien croire ; il n’insiste pas cependant, et, pour toute vengeance, il se borne, quelques jours après, quand Ennius vient le voir à son tour, à crier lui-même qu’il est sorti. Les Fulvius Nobilior également recherchaient notre poète, et l’un d’eux, Marcus, étant consul en 189, l’emmena avec lui dans sa province, au grand scandale de Caton.

Sans doute ces égards n’étaient pas absolument désintéressés : les nobles comprenaient quel éclat la poésie pouvait ajouter à leur gloire auprès de la postérité et ils espéraient qu’Ennius leur témoignerait sa reconnaissance en leur donnant une place dans ses vers. En effet le XVe livre des Annales fut essentiellement consacré à la guerre d’Etolie ; une prætexta, intitulée Ambracia, en rappela au théâtre l’épisode principal, et tout cela ne fut pas, nous dit-on, sans ajouter à la renommée de Fulvius. Surtout Ennius a pris plaisir à se faire le chantre de Scipion l’Africain : avec une modestie plus ou moins affectée, il déclare qu’Homère seul serait digne de louer un pareil héros ; toutefois, à défaut d’Homère, lui-même se charge de ce rôle, et il y revient à plusieurs reprises. Les Annales lui en fournissaient d’abord une occasion, dans le récit de la seconde guerre punique. Mais, de plus, un livre de ses Satires porte le nom de Scipion, et le peu qui nous en est parvenu suffit à nous montrer quel portrait éclatant il y traçait de son protecteur : « Cesse, Rome, lui faisait-il dire, de redouter tes ennemis : car mes travaux ont assuré ta défense » ; puis, parlant en son propre nom, il s’écriait : « Quelle statue, quelle colonne t’érigera le peuple romain, pour célébrer et toi et tes hauts faits ? » Enfin, il lui consacra aussi deux épigrammes dont la plus courte au moins est pleine de grandeur dans sa simplicité : « Ici repose un homme envers qui ni ses concitoyens ni ses ennemis ne purent jamais s’acquitter. »

Les nobles, on le voit, n’étaient donc pas sans tirer parti de leur générosité. Ce n’en est pas moins une chose très nouvelle à Rome que ces relations entretenues par eux avec, les poètes. Aulu-Gelle nous a conservé un passage d’Ennius, emprunté au livre VII des Annales, où l’auteur dépeint les rapports du consul Servilius Geminus avec un confident dont il ne donne pas le nom. « A ces mots, dit-il, il appelle un homme que souvent et volontiers il admet au partage amical de sa table, de son entretien, de ses secrets, lorsqu’il s’est fatigué une grande partie du jour à délibérer sur les affaires de la république dans le vaste forum ou dans l’auguste Sénat ; auprès de lui, il peut parler sans crainte de tous sujets, grands, petits ou badins, et, tristes ou joyeuses, déposer en sûreté ses confidences, s’il en a envie : c’est le compagnon de ses joies dans l’intimité comme en public. » L. Ælius Stilon affirmait qu’en écrivant ces vers Ennius songeait à lui-même ; son dire n’a rien d’invraisemblable. Peut-être Ennius a-t-il idéalisé quelque peu le tableau ; en tout cas, ses rapports avec les Scipions en particulier durent être fort amicaux, pour qu’à sa mort il ait été enseveli dans le monument, de la gens Cornelia : le vainqueur d’Hannibal voulut que le nom du poète fût gravé à côté du sien, et une statue lui fut élevée auprès de celles de l’Africain et de l’Asiatique.

L’hellénisme était donc en faveur toujours croissante parmi les nobles ; le fait n’est pas pour nous surprendre : c’est la continuation logique d’un état de choses qui remonte déjà assez loin. Mais, à l’époque où nous sommes parvenus, nous le voyons aussi accueilli et protégé par le gouvernement : il y a là cette fois un changement significatif. Par exemple, nous avons déjà eu plus haut l’occasion de parler des peintures exécutées à Ardées dans le temple de Junon, par un Grec d’Asie Mineure, Marcus Plautius : l’artiste fut, à cette occasion, nommé citoyen d’Ardées ; c’était un témoignage officiel de la reconnaissance de la cité. Le même honneur s’accordait également à Rome : en 219, un médecin péloponnésien, Archagathos, fils de Lysanias, vint s’y installer ; d’après le récit du vieil historien Cassius Hemina, on se réjouit d’abord merveilleusement de son arrivée, on lui donna le droit quiritaire, on lui acheta aux frais du Trésor public une clinique où il put exercer son art, et il fallut, pour lui faire perdre sa popularité, son excessive cruauté à couper et à brûler les membres de ses clients.

Voulons-nous passer aux poètes ? En 207, les pontifes décident de faire exécuter en grande cérémonie dans Rome, par trois chœurs de neuf jeunes filles, un hymne où le chant se mêlerait à la danse. On voulait soit conjurer des présages jugés de mauvais augure avant la campagne qui devait aboutir à la bataille du Métaure, soit remercier les dieux, après la défaite d’Hasdrubal, du tour heureux que prenait décidément la guerre punique : les récits varient sur ce point.[36] En tout cas, on avait besoin d’une cantate officielle, d’un caractère à la fois politique et religieux : c’est à un Grec qu’on la demanda, à Livius Andronicus. Celui-ci s’en acquitta à la satisfaction générale ; et, pour lui faire honneur, comme il composait et jouait des pièces de théâtre, l’Etat mit à sa disposition le temple de Minerve sur l’Aventin, avec permission pour les poètes et les acteurs de s’y réunir à certains jours, et d’y consacrer leurs offrandes.[37]

On voit l’importance de cette décision. Jadis tous ceux qui se mêlaient d’écrire étaient désignés sous les ternies dédaigneux de grassatores ou de scribæ ; on les confondait volontiers avec les flâneurs, les parasites, ou avec les esclaves chargés de tenir les comptes ; les acteurs étaient plus méprisés encore. Maintenant ils constituent un collège reconnu par l’Etat : dans une société aussi formaliste que celle de Rome, c’est le commencement pour eux de la considération. En effet il dut se produire alors, toutes proportions gardées, un phénomène analogue à celui qui suivit chez nous, au xviie siècle, la création de l’Académie française. Celle-ci eut pour résultat de relever le prestige des écrivains, et de leur permettre de frayer avec les grands seigneurs sur un pied d’égalité inconnu jusque-là. La situation n’était pas absolument la même à Rome, puisqu’il n’y est pas question d’une compagnie limitée à un nombre restreint de membres se recrutant par l’élection. Pourtant on finira par voir aussi des patriciens coudoyer les gens de théâtre dans les réunions de l’Aventin : C. Julius Cæsar Strabo — édile curule, questeur, deux fois tribun militaire, décemvir préposé au partage des terres, et pontife — ne dédaignera pas d’y venir : là, on ne lui tiendra compte que de son mérite comme poète tragique, et Accius, en alléguant la supériorité de son propre talent, refusera obstinément de se lever devant lui, sans soulever aucune protestation.

L’aventure, il est vrai, se place un siècle et plus après la fondation du collège : mais les écrivains n’attendirent pas si longtemps pour sentir leur force nouvelle et pour la proclamer. Nævius déjà, dans son épitaphe, emploie pour se désigner le terme grec de pœta, et bientôt Ennius représente les poètes comme des êtres sacrés envoyés sur la terre par une faveur, en quelque sorte, et par un présent des dieux. Horace, après cela, n’aura plus qu’un pas à faire pour se proclamer vates. Qu’on relise les épitaphes des auteurs contemporains de Flamininus, les Nævius, les Plaute, les Ennius : tous ont d’eux-mêmes une très haute idée ;[38] et, cette opinion, ils finissent, semble-t-il, par la faire accepter autour d’eux, même par les représentants officiels du pouvoir. Ennius obtient le droit de cité, en 184, quand Q. Fulvius Nobilior, le fils du consul qu’il avait accompagné en Etolie, est nommé triumvir pour l’organisation des colonies de Potentia et de Pisaurum ; et, un peu plus tard, Cæcilius, malgré son origine servile, est chargé par les édiles de lire et de juger les pièces de théâtre qu’on leur propose : c’est à lui qu’ils renvoient les jeunes auteurs avec leurs manuscrits, et il décide d’une façon à peu près souveraine de ce qui doit être accepté ou refusé.[39]

D’ailleurs une preuve manifeste de la protection accordée par l’État à la littérature importée de Grèce se trouve dans la multiplication des jeux scéniques, à la fin du iiie et au début du iie siècle. Ceux-ci existaient à Rome sous une forme grossière depuis 363 ; mais, pendant cent vingt ans, ils avaient réalisé fort peu de progrès, jusqu’à ce que Livius Andronicus, en 240, y introduisit le drame grec. Au contraire, à partir de cette date, ils prennent tout à coup une extension remarquable. Ainsi, c’est aux ludi romani que Livius Andronicus avait donné sa première pièce ; dès lors, les représentations dramatiques ne cessent pas d’y figurer, et, en 214, on leur attribue déjà quatre jours à elles seules.[40] On ne s’en tient pas là : on leur fait une place soit immédiatement, soit au bout de peu de temps, dans presque toutes les fêtes nouvelles.

En 212, sur une prophétie de Marcius et après consultation des livres sibyllins, toujours pour obtenir la victoire sur Hannibal, on décide de célébrer dans le grand cirque des jeux en l’honneur d’Apollon, les ludi Apollinares ; or ils sont essentiellement scéniques dès le début, comme le montre une anecdote rapportée par Verrius Flaccus, au Ve des livres qu’il consacrait, dans son ouvrage De verborum significatu, à expliquer les mots commençant par la lettre P. Les parasites d’Apollon (c’est-à-dire les acteurs) répétaient souvent, paraît-il, sur la scène, la formule : Salva res est, dum cantat senex. Verrius, pour rendre compte de cette locution, racontait donc qu’en 211 M. Calpurnius Pison, étant préteur urbain, célébrait des jeux, quand tout à coup les citoyens coururent aux armes, à la nouvelle de l’approche de l’ennemi ; une fois victorieux, ils revinrent au théâtre, dans la crainte que l’interruption des jeux ne fût une chose de mauvais augure, et qu’il ne fallût les recommencer. Heureusement un mime, C. Pomponius, tout vieux qu’il était, s’était mis à danser au son de la flûte ; de là le cri de joie : Salva res est... Festus, en reproduisant ce récit, remarque que Verrius Flaccus s’est trompé d’un an, et que, d’après Sinnius Capiton, le polygraphe suivi ici par Verrius, l’incident s’est produit aux jeux apollinaires de 212. Ainsi, dès leur création, un mime y a pris part ; ce fut sans doute un simple effet du hasard ; mais apparemment cet homme n’aurait pas eu l’idée de remplir par ses danses le vide de la représentation, et il n’aurait pas trouvé là un joueur de flûte prêt à l’accompagner, si le programme primitif avait comporté un spectacle d’ordre tout différent, comme des luttes ou des courses.[41]

De même, les ludi plebei, créés vers 220, ne tardèrent pas v à comprendre, eux aussi, des représentations dramatiques : nous ne savons pas à partir de quelle date elles y furent admises ; mais une didascalie découverte par Ritschl sur un palimpseste nous apprend que le Stichus de Plaute y fut donné en 2003. Enfin les jeux de la mère des dieux, les Megalesia, inaugurés en 204 quand on apporta de Pessinonte à Rome la pierre qui figurait la Mère, ne restèrent pas plus de dix ans sans avoir, eux aussi, leur partie scénique : on l’y ajouta en 194, et c’est là que le Pseudolus, par exemple, fut représenté en 191.

Evidemment, toutes ces innovations ne se faisaient pas sans l’approbation du gouvernement : elles nous montrent donc l’intérêt que celui-ci ressent alors pour le développement de la tragédie et de la comédie. Nous en trouvons encore un autre signe dans la décision prise par les censeurs, en 194, sur l’initiative de Scipion l’Africain, de réserver au Sénat les premiers rangs au théâtre. La aussi nous ignorons à quels jeux précisément cette ordonnance fut appliquée pour la première fois : Tite-Live parle des jeux romains, Cicéron et Valère-Maxime des Megalesia, Asconius de jeux voués par les consuls de 194. En tout cas, le règlement avait un caractère général, et, malgré les protestations de la foule, il ne fut pas abrogé. Les sénateurs, dit Tite-Live, en étaient très satisfaits : ils n’y auraient pas tant tenu, s’ils n’avaient pas pris plaisir à assister à ces jeux où, comme nous venons de le voir, les pièces grecques occupaient une place de plus en plus considérable.

Enfin, un hommage plus éclatant encore fut rendu par l’Etat romain à l’hellénisme. Quand le Sénat eut à prendre des décisions relatives à la Grèce, il consentit à les faire traduire en grec, à Rome même, dans les bureaux de la questure[42] : c’était là pour l’orgueil national une concession fort considérable. Jamais elle ne fut faite à aucun autre peuple : on ne connait pas un seul sénatus-consulte en ibère, en gaulois ou en germain ; nous en possédons, au contraire, une vingtaine sous leur forme grecque, et leur nombre continue à s’accroître.

Bien mieux, les généraux romains, dans leurs proclamations ou leurs lettres adressées aux villes grecques, ne se contentèrent pas d’adopter, pour exprimer leurs titres, les ternies choisis par le Sénat : ils acceptèrent ceux que les Grecs préféraient, comme étant plus clairs à leur esprit. Ainsi le Sénat rendait invariablement consul par upatoV, sans aucune addition, c’est-à-dire le magistrat le plus élevé de la République ; mais dans les consuls les Grecs voyaient avant tout les chefs des armées romaines ; par suite, ils aimaient mieux les nommer. Flamininus, si empressé à faire montre de ses sentiments philhellènes, prit donc cette appellation, et, dans sa proclamation des jeux isthmiques, comme dans la lettre qu’il adresse aux habitants de Cyréties. Vers le même temps, pour lui être agréables, les Grecs imaginaient d’inscrire son nom en latin sur les monnaies frappées en son honneur ;[43] il est au moins piquant de voir de son côté Flamininus, par une flatterie analogue, recourir à une paraphrase grecque pour exprimer la charge dont il est revêtu, et créer là un usage que ses successeurs ne répudieront pas.

Voilà donc non seulement les nobles en leur nom personnel, mais encore le Sénat et les grands fonctionnaires à titre officiel — c’est-à-dire l’Etat lui-même — pleins de condescendance pour l’hellénisme. Allons-nous maintenant trouver aussi grecque, le peuple gagné à l’enthousiasme général ? Ici assurément il y a des réserves à faire : la conduite de Scipion à Syracuse, nous l’avons dit, étonna et mécontenta nombre de gens ; nous verrons bientôt Térence se plaindre amèrement de son public, et on peut dès lors se demander, dans le succès des auteurs dramatiques de la première génération, quelle part il faut attribuer à la nouveauté de leur œuvre et à sa grossièreté, qui n’est pas toujours involontaire. Pourtant, de l’ensemble de leur théâtre une conclusion ressort avec netteté : pour s’y plaire, la plèbe romaine devait forcément avoir accompli des progrès considérables dans la connaissance de la langue grecque, et même s’être pénétrée d’une certaine culture hellénique. En effet considérons d’abord simplement les titres des pièces : assez souvent ils conservent leur forme étrangère. Par exemple, parmi les tragédies de Livius Andronicus, à côté d’un Equos trojanus se rencontre un Ajax mastigophorus. Chez Nævius, sans parler des comédies qui ont pour titres des noms d’esclaves (Stalagmus, Stigmatias) ou des termes déjà à demi latinisés (Gymnasticus, Technicus), plusieurs en ont de purement grecs (Acontizomenos, Agrypnuntes, Colax). Ennius intitule une de ses tragédies Andromache æchmalotis, et cette liberté se perpétuera jusqu’à Térence.

Les auteurs ne se bornent pas à accepter le grec dans leurs titres ; ils l’introduisent également dans le corps de leurs pièces. Prenons un des poètes les plus populaires de cette période, celui en même temps dont l’œuvre s’est le mieux conservée, Plaute. Sa langue renferme beaucoup de mots transcrits littéralement du grec : apologus (dans le sens de narration), arrhabo (nantissement, gage), bolus (coup de dé, au lieu dejaclus), choragus (directeur, régisseur), danista (usurier), dicam scribere alicui (intenter un procès à quelqu’un), drapeta (esclave fugitif, maraudeur :), epitheca (surplus), graphicus (adroit, artiste en fourberies), logus (discours, bon mot), machœra (épée), malacus (mœlleux, efféminé), morus (fou, extravagant), nauclerus (patron de navire), œnopolium (taverne où l’on vend du vin), stratioticus (militaire), symbolum (marque, cachet), syngraphus (contrat, sauf-conduit), lechna (ruse, fourberie), trapezita (banquier), etc.[44]

Il y a plus : le grec intervient même dans les mots que Plaute s’avise de forger. Tantôt il ajoute une terminaison grecque à une racine latine (par exemple, ses adverbes en ice, comme pugilice) ; tantôt il accouple une racine latine à une racine grecque, comme dans ce vers de la Mostellaria (II, 1,9) :

ubi sunt isti plagipatidæ, ferritribaces viri ?

Ferritribaces est d’autant plus curieux que, pour rendre la même idée, les esclaves meurtris par le fer), Plaute a créé aussi un autre mot tout latin, ferriterus (Trinum, IV, 3, 14), et que, dans la Mostellaria même (III, 2, 55), il emploie ferriterium comme synonyme d’ergastulum. Des vers qui contiennent plusieurs expressions de ce genre ne peuvent être entendus sans la connaissance du grec : tel est celui du Miles gloriosus (II, 2, 58) :

Euge : euscheme hercle adstitit sic dulice et comœdice.

(Courage : voyez, par Hercule, comme il se redresse avec grâce, en bon esclave de comédie) ; euscheme, dulice, comœdice sont une transcription. Ailleurs des lambeaux de phrases grecques sont insérés dans un dialogue latin (Casin., III, 6, 9) : ou, à plusieurs reprises, reviennent des jeux de mots qui n’ont de sens qu’en grec[45] (Bacch., II, 3, 6) :

est opus chryso Chrysalo ;

(ibid., III, 4, 53) :

quid mihi refert Chrysalo esse nomen, nisi factis probo ?

Tout cela n’est pas particulier à notre poète : Ennius aussi suppose bien connue l’étymologie des noms d’Andromaque et d’Alexandre :

Andromache nomen qui indidit, recte indidit ;

Quapropter Parim pastores nunc Alexandrum vocant ;[46]

et, vraisemblablement, à propos de tous les auteurs de cette époque, nous aurions à faire des remarques analogues, si une meilleure partie de leur œuvre était parvenue jusqu’à nous.

Enfin, le fond même des fabulœ palliatæ ne suppose-t-il pas un public familiarisé avec les multiples légendes de la mythologie hellénique ? Dans la tragédie, non seulement on met sur la scène en grand détail la guerre de Troie, ce qui s’expliquerait à la rigueur, du jour où les Romains se décident à faire remonter à Énée leur origine ; mais on ne s’interdit pas davantage les autres cycles. Livius Andronicus déjà, sur neuf tragédies, en a quatre qu’il est impossible de rattacher à l’histoire de Troie : Andromède, Danaé, Terée et Ino. Ses successeurs conservent la même liberté ; ils puisent à peu près indifféremment dans l’ensemble du répertoire grec : aventures des vainqueurs de Troie ou des Argonautes, d’Hercule ou de Bacchus, cycle thébain ou attique, étolien ou arcadien, tout leur est bon. Dira-t-on que les tragiques romains, du moment où ils suivent de fort près leurs modèles grecs, étaient bien obligés d’accepter tels quels leurs sujets ? Mais les comiques, de leur côté, sans y être aucunement contraints, touchent volontiers aussi à ces légendes. « Mon zèle effacera le zèle de Thalthybius », dit un personnage de Plaute ; — « Je suis dupé, s’écrie un autre ; j’ai confié mon argent à un nouvel Autolycus » ; et encore : « Je ne vous connais pas plus que Parthaon » ; — « Votre fils me fait jouer le rôle de Bellérophon » ; — « On raconte que les Bacchantes mirent en pièces Penthée ; ce n’était qu’un jeu au prix des tortures dont mon âme est déchirée » ; — « Les hirondelles descendent de Procné et de Philomèle ; je prends donc la défense de nies compatriotes » ; — « Il n’y a que deux mortels à ma connaissance, toi et Phaon, à qui il soit arrivé d’être aimés si éperdument », etc. On le voit, ce sont là toujours de simples allusions jetées en passant, sans le moindre commentaire ; et, comme elles se rencontrent en grand nombre dans un poète essentiellement populaire, il faut bien admettre que les spectateurs étaient en général capables de les saisir.

Il y a plus : ils manifestent des préférences littéraires. Qu’on se rappelle le prologue des Ménechmes : « C’est une règle, dit Plaute, chez les auteurs de comédie, de placer toujours l’action à Athènes ; c’est pour que leur ouvrage vous paraisse plus grec. » Lui, il a osé cette fois recourir à la comédie sicilienne ; il se croit donc tenu de s’excuser avant de passer à l’exposition de son sujet. Dans le Truculentus, au contraire, il est fier d’annoncer son dessein de transporter Athènes à Rome sans architectes. Ailleurs encore, dans le Persan, il distingue soigneusement la finesse attique de l’esprit sicilien, assez renommé lui aussi cependant : là un parasite promet à sa fille, si elle consent à lui prêter le concours dont il a besoin, un cadeau de mille bons mots tous attiques, sans un seul sicilien ; avec une pareille dot, elle sera assez riche, dit-il, pour épouser même un mendiant. Ainsi la plèbe romaine elle-même entoure le nom d’Athènes d’une faveur particulière ; elle reconnaît dans le génie attique la fleur en quelque sorte de l’hellénisme : voilà de sa part une preuve de goût qui marque un progrès remarquable dans sa culture intellectuelle.

 

IV

De cette transformation nous trouvons encore un autre signe dans le succès qu’obtient alors la légende d’Énée. Énée était un héros étranger, passablement obscur à l’origine, même chez les Grecs ; maintenant il devient l’ancêtre universellement reconnu du peuple romain. Sa popularité est un nouvel hommage rendu par Rome à l’hellénisme ; et, comme elle a subi des variations suivant les circonstances, elle peut, dans une certaine mesure, constituer pour nous un critérium des sentiments des Romains à l’égard des Grecs. Ce n’est donc pas, je crois, sortir de notre sujet que de nous arrêter un instant sur cette légende, et, sans vouloir reprendre ici l’analyse des formes multiples qu’elle a revêtues chez les poètes ou chez les chroniqueurs, de rappeler au moins à grands traits comment elle s’est constituée chez les Grecs, pourquoi elle a pénétré à Rome, et quel accueil elle y a rencontré jusqu’à l’époque de Flamininus.

Nous sommes naturellement disposés aujourd’hui à nous représenter le personnage d’Énée et son histoire d’après l’Énéide. En réalité, l’Énée d’Homère est fort différent de celui de Virgile.[47] Sans doute, dans l’Iliade, il a déjà quelques-uns des traits que lui conservera l’épopée latine : s’il est capable à l’occasion de déployer une grande bravoure,[48] et si les Troyens le considèrent comme leur meilleur défenseur après Hector,[49] il est encore plus sage que vaillant ; c’est, avant tout, l’homme aux bons conseils[50] ; en outre, il est plein de piété envers les dieux, et ceux-ci lui en témoignent leur reconnaissance en le protégeant à l’envi.[51] Virgile, sur ces divers points, n’a fait que lui conserver son caractère traditionnel. Mais, tandis que le poète latin consacre tout son poème à nous raconter les voyages merveilleux de son héros et ses combats avant de fonder un nouveau royaume bien loin de sa patrie, dans l’Iliade Poséidon, en annonçant le destin d’Énée, prédit seulement que « la race de Dardanos ne périra pas sans laisser de rejeton... ; la famille de Priam, dit-il, est devenue odieuse à Zeus : Énée prendra sa place à la tête des Troyens, lui et les fils de ses fils, dans la suite des temps[52] ». Pour les Grecs de l’âge épique, Énée est donc resté en Asie : il s’est établi, avec les survivants de Troie, quelque part aux environs de l’Ida.

C’est probablement à partir de Stésichore que la tradition commença à subir des changements importants. Du moins, sur la plus célèbre des tables iliaques — celle qui a été retrouvée près de Bovillæ, sur la voie Appienne, — et où l’histoire de Troie se poursuit jusqu’à l’embarquement d’Énée pour l’Occident, la partie centrale, qui représente la prise de la ville, nous est-elle donnée comme composée d’après les récits de Stésichore. Un des groupes, vers le bas, porte la légende sur un vaisseau, où se trouve déjà un matelot, monte un vieillard tenant avec précaution dans ses bras une sorte de cassette ; un autre homme le suit, conduisant un enfant par la main (c’est Énée et Ascagne), et le groupe se complète par un dernier personnage portant une rame sur l’épaule gauche. Il faudrait donc faire remonter à Stésichore, c’est-à-dire à la première moitié du vie siècle, un des tableaux les plus populaires de l’Énéide. Il est vrai que l’autorité de la table de Bovillæ n’est pas incontestable (car, datant seulement de l’Empire, elle a pu subir l’influence de Virgile) ; la présence de Misène, en particulier, éveille en nous des doutes (primitivement il appartient à la légende d’Ulysse) ; mais il n’en résulte pas pour cela que Stésichore n’ait pas déjà imaginé le groupe destiné à devenir si célèbre d’Énée sortant de Troie avec son père et son fils ; d’une façon générale, dans ses hymnes héroïques, il usait volontiers d’une grande liberté à l’égard des traditions ; rien ne nous empêche de voir là un exemple, entre autres, de son originalité.

Après lui, l’histoire d’Énée reçoit toutes sortes de variantes : Denys d’Halicarnasse en a rassemblé un assez grand nombre au Ier livre de ses Antiquités romaines. Mais, avec Timée de Tauromenium, elle est à peu près constituée telle qu’elle sera dans Virgile. Chez lui en effet Énée fonde Lavinium, et il y établit le sanctuaire des pénates troyens ; Timée place aussi dans le même temps la construction de Rome et celle de Carthage ; et, s’il ne met pas encore en relations Énée et Didon, du moins il connaît l’histoire de cette Elissa, — sœur de Pygmalion, roi de Tyr, — qui, après l’assassinat de son mari par Pygmalion, s’enfuit avec ses trésors, vient aborder en Afrique, est appelée Didon par les indigènes, crée la ville de Carthage, et meurt enfin en se jetant sur un bûcher. Ces récits appartenaient évidemment à la première partie de l’œuvre de Timée : par suite, ils ont été écrits assez longtemps avant sa mort, vers le début du iiie siècle, et comme, à cette date, Rome n’a pas encore de littérature, les aventures d’Énée, dans leurs points essentiels, ont donc été imaginées par les Grecs.

Quelles raisons les poussaient à s’intéresser ainsi à un peuple étranger ? Il dut y en avoir de différentes sortes, et d’abord sans doute le sentiment vague que, parmi les barbares, les Romains leur étaient moins étrangers que tous les autres. Au cours de leurs voyages, ils remarquaient en Italie des croyances, des usages, des mots semblables aux leurs ; ils les expliquaient par d’anciennes relations oubliées, ce qui ne manquait pas de vérité, si l’on songe à l’origine commune des deux races ; mais ils ne remontaient pas aussi haut. La mémoire remplie des fables homériques, ils se plaisaient à découvrir partout quelque indice du passage d’un Grec ou d’un Troyen de l’Iliade ; leur imagination les y aidait au besoin. Par exemple, le nom de Capoue les fait songer à Capys ; celui-ci dans l’Iliade était le père d’Anchise ; peu importe : Hécatée déjà le transforme en compagnon d’Énée ; il combat avec son chef dans le Latium, puis devient le fondateur et l’éponyme de Capoue.

Ici, nous saisissons un second motif capable de nous expliquer la formation en Grèce de la légende d’Énée : la vanité des Grecs y trouvait son compte. D’une façon générale, à mesure que s’étend le champ des découvertes géographiques, on voit se développer chez eux les fables destinées à les mettre en relations lointaines avec les peuples dont leur parlent leurs commerçants ou leurs marins. Diomède, à les entendre, a parcouru l’Adriatique, Ulysse la mer Tyrrhénienne ; Hercule a ouvert le détroit qui fait communiquer la Méditerranée avec l’Atlantique, et le navire Argo l’a même traversé en revenant de la Colchide ! L’Italie naturellement ne pouvait pas échapper à ce réseau de légendes ; au contraire, plus elle devenait célèbre, plus les Grecs tenaient à représenter ses principales villes comme issues de leurs ancêtres ou soumises par eux. Ils s’inquiètent peu de connaître les événements réels de ses annales[53] : leur gloire personnelle n’a rien à y gagner ; mais tous, chroniqueurs et poètes, s’appliquent à composer aux Romains une brillante histoire mythique. Leurs récits varient beaucoup : le but pourtant est toujours le même ; et finalement c’est autour d’Énée que se groupent les traditions destinées à rappeler les rapports anciens de la Grèce et de Rome.

Reste à nous demander pourquoi ils ont réservé non à un de leurs chefs, mais à un Troyen, un ennemi, un vaincu, l’honneur de ces grandes aventures. A ce sujet, bien des hypothèses ont été mises en avant ; la plus vraisemblable est encore celle de Preller. Parmi les divinités de la mer, les Grecs attribuaient une place considérable à Aphrodite ; déjà, pour l’auteur de la Théogonie comme pour celui de l’un des hymnes homériques à Aphrodite, la déesse est née de l’écume de la mer, et c’est là l’origine de son nom.[54] Les matelots se mettaient donc volontiers sous sa protection : ils l’adoraient sous le nom d’Aphrodite AineiaV. Après une heureuse navigation, une fois parvenus au terme de leur voyage, ils lui élevaient des autels, des chapelles, comme Denys en cite plusieurs à Cythère, à Zacynthe, à Leucade, à Actium. Mais, tandis qu’à l’origine ce surnom d’AineiaV signifiait sans doute l’illustre, la glorieuse déesse (ainein, louer), les Grecs, toujours prompts à retrouver la trace des héros d’Homère, ne tardèrent pas à y voir une allusion à Énée : partout où s’élevait un monument en l’honneur d’Aphrodite Énéenne, on conclut au passage d’Énée après la ruine de Troie ; c’était lui, disait-on, qui avait ainsi témoigné sa reconnaissance à sa divine mère ; et, comme les édicules de ce genre étaient fort nombreux, qu’on en trouvait sur toutes les côtes où les Grecs avaient poussé leurs voyages, dans les ports et dans les îles de l’Archipel, en Sicile et jusqu’en Italie, Énée, bon gré mal gré, devint le grand voyageur dont le nom s’imposa à tous.

Au reste, veut-on une preuve que les Grecs, si leur choix avait été absolument libre, auraient préféré à Énée un des leurs ? Pendant assez longtemps, jusque vers l’époque d’Alexandre, c’est Ulysse, leur héros vraiment national, qu’ils font voyager dans la mer Tyrrhénienne. On utilisa pour cela ses aventures auprès de Circé : l’île merveilleuse qui en fut le théâtre, l’Aiaia nisoV sans avoir naturellement de position géographique bien définie, s’identifiait à l’origine avec le pays d’Eétès, illustré par l’expédition des Argonautes, et se plaçait chez les Ethiopiens, au bord de l’Océan, du côté où le soleil commence sa course.[55] Plus tard, de l’Orient on la fit passer à l’Occident, et on prétendit la retrouver dans le cap Kirkaion, que l’on considéra comme réuni postérieurement à la côte d’Italie ; une fois de plus, les souvenirs d’Homère servaient à expliquer une ressemblance de nom. Dès lors, il devenait facile de mêler Ulysse ou ses descendants à l’histoire primitive du Latium : on multiplie à plaisir le nombre des enfants qu’il a eus de Circé ; l’un, Telégonos, fonde Tusculum ; d’autres, Antios, Ardeas, sont les éponymes d’Antium et d’Ardée ; Préneste doit son nom à un de ses petits-fils, Prénestos.[56] Rome même est rattachée à la famille d’Ulysse : on la dit élevée soit par Romus ou Romanus, fils d’Ulysse et de Circé, soit par Latinus, autre fils d’Ulysse, qui aurait alors donné à la ville nouvelle le nom d’une de ses sœurs, Rome. Nous ne connaissons aujourd’hui la plupart de ces traditions que par des auteurs d’époque romaine ; mais vraisemblablement elles remontent assez haut : car la Théogonie mentionne déjà un Latinus, fils d’Ulysse.

Quoi qu’il en soit, la tentative de rapporter à un héros purement grec les origines de la grandeur de Rome avait peu de chances d’être acceptée par les Romains. Ulysse avait dans Homère un caractère trop nettement accusé, et les grands événements de sa vie étaient trop bien connus pour se prêter aisément à une nouvelle série d’aventures. Aussi, plus nous avançons en date, plus nous voyons le cycle d’Ulysse et de Telégonos perdre du terrain. A défaut d’Ulysse, les Grecs se rejetèrent sur Énée ; celui-ci sans doute, par sa naissance, était pour eux un étranger ; mais, dans l’Iliade, il était peut-être de tous les Troyens le moins ennemi des Grecs et de leur cause ; puis, après la chute de Troie, il avait touché en tant de points de leur pays qu’il était un peu devenu un des leurs ; surtout, sa figure, moins arrêtée que celle d’Ulysse, devait supporter beaucoup mieux le travail d’accommodation dont dépendait son succès en Italie. Bref, on commença par le faire voyager de concert avec Ulysse : tel était, au ve siècle, le récit d’Hellanicos, dans sa Chronique des prêtresses d’Héra à Argos. Puis, comme il fallait bien tenir compte des traditions locales sur la fondation de Rome, on essaya de mêler à la fois les trois légendes d’Ulysse, d’Énée, et des jumeaux nourris par la louve : Callias, l’historien d’Agathocle, rapportait que des Troyennes avaient suivi en Italie leurs compatriotes fugitifs ; l’une d’elles, nommée Rome, avait épousé le roi des Aborigènes, Latinus, et elle en avait eu trois fils, Romus, Romulus et Télégonus, qui, après avoir fondé la ville de Rome, lui avaient donné le nom de leur mère. Malgré son ingéniosité à tout concilier, le récit de Callias ne parvint pas à assurer à Ulysse une part, même réduite, dans les annales primitives du Latium. Énée seul réussit à se faire accepter en Italie, et encore sa légende dut-elle subir nombre de transformations pour s’adapter aux goûts des Romains, et ne pas heurter leurs traditions nationales.[57]

Il serait intéressant pour nous de savoir à partir de quel moment elle a commencé à être officiellement adoptée. A coup sûr, elle était ignorée ou dédaignée à l’époque où se constitua la religion romaine ; car nous en connaissons assez bien les fêtes les plus anciennes, pour que M. Mommsen ait pu entreprendre de reconstituer le calendrier de Numa ; or Énée n’y a aucune place. Si donc Denys d’Halicarnasse, afin de donner au héros troyen une antiquité vénérable, cite les cérémonies célébrées en son honneur dans les sacrifices et dans les fêtes, nous en conclurons seulement que, de son temps, un culte était rendu à Énée. Cela n’a rien de surprenant : à partir des Tarquins, sous l’influence des livres sibyllins, les principales divinités grecques arrivent à s’implanter à Rome ; Énée, à leur suite, obtient un jour le droit de cité. Mais il est impossible de rien tirer de plus du témoignage de Denys.

Il faut descendre, nous l’avons vu, jusqu’au iiie siècle pour trouver rassemblés, dans Timée, les principaux traits de la légende. A ce moment, elle devait être assez répandue en Grèce, puisque c’est elle, au dire de Pausanias, qui entraîna Pyrrhus à combattre les Romains : il prétendait descendre d’Achille, Rome passait pour une colonie de Troie ; Pyrrhus conçut donc l’espoir que, dans cette nouvelle lutte, le destin des fils allait renouveler celui de leurs pères.[58]

Pour l’Italie, nous aurions, vers la même époque, une preuve de la popularité de ces récits dans une ciste bien connue de Préneste, s’il ne s’élevait pas à bon droit des doutes sur sa date et sur son interprétation. Brunn, dans une étude célèbre, la jugeait antérieure à la première guerre punique, et il y reconnaissait toute l’histoire d’Énée en Italie. D’après lui, sur le corps même de la ciste, seraient représentés les combats dont va dépendre le sort du Latium, et, sur le couvercle, la conclusion de la paix : la bataille des Rutules et des Troyens, la reine Camille à cheval, Énée présentant à Latinus les dépouilles de Turnus, Lavinie résignée à son sort, Amata, au contraire, s’enfuyant furieuse de voir ses projets contrariés, la fontaine de Juturne et le fleuve Numicius, bref tous les principaux épisodes de l’Énéide, avec leur décor, seraient là comme illustrés à l’avance. Une coïncidence si parfaite suffirait déjà à éveiller la défiance ; en effet, adopter l’explication de Brunn, c’est admettre que, dès le commencement du iiie siècle, la donnée de l’Énéide était déjà entièrement constituée ; or, à cette date, les traditions les plus variées continuaient à se produire sur les origines de Rome ; aucune n’avait acquis assez d’autorité pour qu’on songeât à en faire la matière d’une œuvre d’art ; et nulle part d’ailleurs on ne trouve la moindre trace de cet auteur de génie que Virgile aurait suivi avec tant de fidélité. Dès lors, on est fondé vraiment à se demander si la ciste de Préneste n’est pas plus récente que Brunn ne l’avait pensé, ou bien si sa décoration ne se rapporte pas en réalité à un sujet différent.

La thèse de Brunn soulève encore une autre difficulté : elle nous obligerait à admettre qu’une fois introduite en Italie, la légende d’Énée s’y est tout de suite répandue dans le peuple ; car évidemment aucun artiste, afin d’orner un article de commerce courant comme une ciste, n’eût été choisir des scènes inintelligibles pour la masse de la clientèle. Or, en fait, il semble bien que cette légende ne fut admise d’abord que par les politiques, par le Sénat en particulier, parce qu’elle lui fournissait un instrument capable de servir ses desseins sur l’Orient. Rappelons-nous en effet les circonstances les plus anciennes où nous voyons les Romains reconnaître leur origine troyenne : vers 243, ils accordent leur alliance à Séleucus II, à condition qu’il exemptera de tout impôt les habitants d’Ilion ; vers 238, ils interviennent auprès des Etoliens en faveur des Acarnaniens, parce que ceux-ci affirment s’être abstenus jadis, seuls parmi tous les Grecs, de prendre part à la guerre de Troie. Au fond, peu leur importait dans tout cela le souvenir d’Énée : ils ne s’en inquiétaient guère cinquante ans plus tôt, quand la conquête de l’Italie n’était pas encore achevée. Mais, à présent qu’ils caressent pour un avenir plus ou moins lointain l’espoir d’étendre leur empire en pays hellénique, Énée devient pour eux un personnage fort précieux : grâce à sa première origine, on pouvait revendiquer la protection du sol sacré de Troie, et s’ingérer dans les affaires de l’Asie Mineure ; et puis, il avait tant voyagé, on le faisait aborder en tant de lieux avant de l’amener enfin en Italie, que, par le souvenir de ses aventures, il était aisé de justifier telle intervention que l’on jugeait utile, à peu près dans toute l’étendue du monde grec. Bref, ce furent des considérations politiques et intéressées qui assurèrent d’abord à Énée quelque succès en Italie.

La première guerre punique dut ensuite, dans une certaine mesure, contribuer à le faire connaître. En effet, elle eut pour principal théâtre la Sicile, et, dans sa dernière partie, de 255 à 241, elle se concentra autour de l’Eryx. Or l’extrémité ouest de la Sicile passait généralement pour avoir servi de refuge à des Troyens : Thucydide lui-même accepte cette tradition ; il regarde les Elymes, avec leurs villes d’Eryx et de Ségeste, comme descendant, au moins en partie, d’Ilion. Ségeste, disait-on, avait été bâtie par Énée, et placée sous l’autorité d’Aceste ou Egeste, autre Troyen précédemment arrivé en Sicile, et dont elle prit le nom ; on y voyait un temple d’Énée ; et, lorsque les Romains s’emparèrent du pays, elle obtint le titre de ville alliée et parente. Quant à l’Eryx, il possédait l’un des sanctuaires les plus célèbres d’Aphrodite Énéenne, cette déesse de la mer dont on faisait descendre Énée ; depuis longtemps Grecs et Carthaginois l’honoraient à l’envi ; mais les Romains allèrent bien plus loin encore. Tous leurs magistrats qui venaient en Sicile se rendaient au temple de l’Eryx et y offraient en grande pompe de riches sacrifices ; auprès des servantes d’Aphrodite, ils consentaient, raconte Diodore, à déposer la sévérité du commandement ; et, honneur significatif, le Sénat donna même au temple une garde de deux cents soldats. Il est donc vraisemblable d’après cela que, dès la première guerre punique, les généraux et les soldats de Rome commencèrent à apprendre le nom et la légende d’Énée.

Evidemment, il leur fallut un certain temps pour se familiariser avec ce héros étranger aux traditions nationales ; mais c’était chose accomplie à l’époque oh nous sommes arrivés, vers le temps de la seconde guerre de Macédoine. Nous en avons la preuve dans une série de faits historiques. Par exemple, en 217, après la bataille du lac Trasimène, on décide de vouer, en plein Capitole, un temple à Vénus Erycine ; il est consacré effectivement, deux ans après, par Fabius Maximus.[59] En 205, un oracle tiré des livres sibyllins annonce qu’Hannibal pourra être chassé d’Italie et vaincu, si on transporte la Mère des dieux de Pessinonte à Rome. Pessinonte était en Phrygie, et les Romains n’avaient pas de relations de ce côté ; mais ils se souviennent qu’Énée, leur ancêtre, était Phrygien ; ils se trouvent ainsi les compatriotes des gens de Pessinonte, et, grâce à cet argument, ils obtiennent d’eux la précieuse pierre tombée du ciel qu’on appelait la Mère Idéenne. La même année, dans le traité conclu avec Philippe de Macédoine, nous les avons vus inscrire en première ligne parmi leurs alliés les gens d’Ilion.

Bien entendu, les habitants de cette contrée ne manquent pas, à l’occasion, de se réclamer à leur tour de leurs antiques relations avec Rome. Depuis le temps d’Alexandre, toute la région de l’Ida, entre la Propontide et le golfe d’Adramyttion, était constituée en un koinon groupé autour d’Ilion et de son sanctuaire d’Athéna Ilia.[60] Au commencement du iie siècle, elle se sentait fort menacée par les Galates et par les divers rois du voisinage ; aussi, en 196, après la défaite de Philippe à Cynocéphales, au moment où Antiochus travaille à assurer son hégémonie sur toute l’Asie Mineure, les villes de Lampsaque, Smyrne et Alexandrie de Troade envoient-elles des ambassades en Grèce auprès de Flamininus, et à Rome auprès du Sénat, pour supplier les Romains de garantir leur indépendance. Appien et Diodore, à qui nous devons ces renseignements, ne rapportent pas les raisons invoquées par les trois cités. Mais, pour l’une d’elles, Lampsaque, il nous est parvenu deux fragments considérables d’un décret rendu en l’honneur de ses députés. Il y est fait un résumé de leurs démarches et de leurs discours : partout, devant les fonctionnaires romains qu’ils voyaient en chemin comme devant le Sénat, leur argument principal a été leur parenté avec Rome. Ainsi, ils rencontrent d’abord le propréteur commandant la flotte, L. Quinctius Flamininus, frère du vainqueur de Cynocéphales ; ils lui exposent que le peuple de Lampsaque est parent et ami du peuple romain ; ils le prient, eu égard à cette parenté reconnue par les Romains, de prendre en mains leurs intérêts ; c’est un devoir pour Rome, disent-ils, d’être leur protectrice constante. Lucius Flamininus, pour son compte, accepte cette théorie ; il promet aux députés de comprendre leur ville dans toutes les conventions qu’il pourra signer, de lui garantir son gouvernement démocratique, son autonomie, et la paix, et de la défendre contre n’importe quel agresseur. Même plaidoyer, et même succès auprès du Sénat : Lampsaque bénéficiera du traité conclu par Rome avec Philippe.[61] Nulle part le décret ne rappelle l’origine de cette parenté dont il fait si souvent mention ; mais il n’est pas douteux que Lampsaque s’en prévalait comme membre de la ligue d’Ilion.

Un peu plus tard, en 194, Flamininus, très fier d’avoir proclamé l’affranchissement de la Grèce, consacre à Delphes diverses offrandes en souvenir de ce grand événement ; sur toutes il prend soin de désigner les Romains et lui-même comme descendants d’Énée. Plutarque nous a conservé les inscriptions métriques dont ces dons étaient ornés : les boucliers réservés aux Dioscures sont appelés le superbe présent de l’Ænéade Titus ; et, sur la couronne d’or dédiée à Apollon, Flamininus se qualifie de chef puissant des Ænéades.

En 190, vient la guerre contre Antiochus : avant l’arrivée de Scipion, C. Livius, commandant de la flotte, se rend à Ilion et y sacrifie à Minerve. Scipion également, dans sa marche contre le roi de Syrie, ne manque pas de passer par Ilion ; il laisse son armée dans la plaine, mais il monte en personne à la citadelle, et y fait, à son tour, ses dévotions à la déesse du lieu. Dans ces circonstances, les Iliens, par leurs actes et leurs paroles de déférence, montraient qu’ils voyaient dans les Romains leurs descendants : c’était leur intérêt, et une telle conduite, en présence surtout de l’armée romaine, est trop naturelle ; mais les Romains aussi, dit Tite-Live, ne témoignaient pas moins de joie de leur origine : la chose est intéressante à constater.

D’ailleurs, en 188, dans le règlement général des affaires d’Asie après la défaite d’Antiochus, les Iliens reçurent deux villes, Rhœtée et Gergithe, non pas, observe encore Tite-Live, en récompense d’un service récent, mais en souvenir de leur origine ; le même motif fit donner la liberté aux Dardaniens.[62]

Bien plus, non seulement les habitants de la Troade tirèrent parti pour eux-mêmes du succès qu’obtenait à Rome la légende d’Énée : ils parvinrent encore à en faire profiter les Lyciens, leurs alliés. Rhodes réclamait la Lycie pour prix du zèle qu’elle venait de montrer dans cette guerre ; les Iliens, au nom de la parenté qui les unissait aux Lyciens, implorèrent pour ces derniers le pardon de Rome, et les commissaires du Sénat s’appliquèrent à les satisfaire dans la mesure du possible : ils donnèrent bien aux Rhodiens la Lycie jusqu’au Méandre, mais ils ne prirent à son égard aucune mesure sévère.[63]

Voilà donc, pour une période de temps assez courte, de 217 à 188, toute une série d’anecdotes historiques où nous voyons les Romains se souvenir de leur origine troyenne. Dira-t-on que, la plupart de ces faits touchant à la politique, ils ne nous apprennent rien sur les sentiments réels de la majorité des citoyens ? L’argument ne serait valable que si Rome, dans chaque circonstance, avait eu intérêt à agir comme elle l’a fait ; or, parmi les exemples que nous avons cités, le seul cas de ce genre est l’ambassade relative à la statue de Pessinonte. D’ailleurs, pour la même époque, la popularité croissante des noms de Troie et d’Énée se manifeste aussi dans la littérature ; et, si les écrivains reviennent si volontiers sur cette matière, c’est évidemment que le public y prend plaisir.

Au théâtre, la moitié des tragédies s’inspire du cycle troyen. Livius Andronicus, sur neuf pièces, en a trois qui se rapportent directement au siège de Troie (Achilles, Ajax, Equos trojanus), et deux autres qui s’y rattachent d’assez près (Ægisthus, Hermiona). Parmi les pièces de Nævius, on trouve une Andromacha, un Equos trojanus, un Hector proficiscens, une Iphigenia. Ennius enfin a composé vingt-deux pièces à sujets grecs ; onze mettent en scène l’histoire de Troie, depuis les origines de la querelle (Alexander) et les débuts de l’expédition (Iphigenia, Telephus) jusqu’à la lutte elle-même (Achilles, Achilles Aristarchi, Hectoris lustra) et au destin des vainqueurs ou des vaincus (Ajax, Telamo, Andromacha, Hecuba, Eumenides).[64]

Dans l’épopée, quand Flavius veut écrire sa Guerre punique, il commence par rappeler l’histoire primitive de Rome, et, pour cela, il remonte, lui aussi, aux Troyens : il peint Énée s’échappant de Troie à la tête d’une troupe d’exilés, guidé dans ses courses aventureuses par l’esprit prophétique d’Anchise, son père, et protégé auprès de Jupiter par l’intercession de Vénus ; il le fait aborder à Carthage, et y esquisse son roman arec Didon, cause de la haine de leurs descendants ; puis il le conduit auprès de la sibylle de Cumes, et finalement dans le Latium, où il lui donne Romulus pour petit-fils. Or le poème de Nævius a été composé avant la fin du iiie siècle, et son auteur était un plébéien. De même, les Annales d’Ennius, qui embrassaient l’histoire entière de Rome des origines jusqu’au temps de l’auteur, prenaient pour point de départ la chute de Troie : tel fragment qui nous est parvenu ouvrait le récit des aventures d’Énée ; tel autre le représentait concluant des traités dans le Latium ; d’autres encore, dont un assez long, se rapportent à Ilia, sa fille, qui sera la mère de Romulus.

Si les poètes connaissent Énée,[65] les historiens ne prennent pas moins de soin de le mentionner : le plus ancien d’entre eux, Q. Fabius Pictor, qui écrivait au moment de la seconde guerre punique, commençait son livre à Énée, tout comme Nævius et Ennius. Sans doute Fabius est un patricien, un partisan de l’hellénisme, puisqu’il écrit son livre en grec ; mais, après lui, Caton, le type même du vieux Romain, l’ennemi de la civilisation nouvelle, s’occupera à son tour, et longuement, d’Énée au premier livre de ses Origines. A travers les brèves allusions de Servius et de Macrobe à ses récits, on le voit admettre l’arrivée des Troyens dans le Latium ; d’après lui, le roi Latinus leur attribuait un territoire entre Laurentum et Castra Trojana (Caton en citait même l’étendue exacte) ; la lutte soutenue par Énée et Ascagne contre Turnus et Mézence était racontée tout au long ; et Ascagne fondait Albe, trente ans après qu’Énée avait créé Lavinium.[66]

Ainsi, poètes ou prosateurs, philhellènes ou conservateurs, happer au patriciens ou plébéiens, dès qu’ils abordent les origines de barbarie Rome, ne manquent jamais de remonter jusqu’à Énée. Sa légende fait donc maintenant partie intégrante de l’histoire nationale : ce n’est plus simplement un prétexte spécieux à l’usage des politiques ; le peuple tout entier l’admet, et en écoute volontiers le récit. La raison de cette transformation se devine assez bien. Pendant longtemps Rome était restée fort indifférente à l’opinion qu’avait d’elle le monde hellénique : son empire se développant surtout dans la Méditerranée occidentale, elle n’avait avec les Grecs que des relations irrégulières, et d’ailleurs elle ne possédait pas encore une culture suffisante pour s’inquiéter du peu d’estime où pouvaient la tenir des peuples plus civilisés. Mais, à partir de la seconde guerre punique, les occasions se multiplient pour elle d’intervenir en Orient ; dès lors elle est en rapports constants avec les Grecs ; elle s’affine à leur contact, et, bien qu’au fond elle leur rende largement leur mépris, il lui devient pénible cependant de s’entendre traiter de barbare. Or telle était l’épithète dont on usait couramment en Grèce à son égard ; en 211, par exemple, l’Acarnanien Lykiskos, essayant d’empêcher les Lacédémoniens de se déclarer contre Philippe, leur fait remarquer que s’unir aux Romains, c’est s’allier à des barbares, à des étrangers ; le même argument est repris en 200, auprès des Etoliens, par les ambassadeurs de Philippe, au moment où va éclater la deuxième guerre de Macédoine. Que les discours de ces divers orateurs soient rapportés par Polybe ou par Tite-Live, les Romains, dans les assemblées grecques, sont toujours désignés comme barbaroi, allojuloi, barbari, alienigeni. Ils en souffraient.

A cet égard, l’introduction de Denys d’Halicarnasse à ses Antiquités romaines ne manque pas d’être instructive. Tous les Grecs, ou peu s’en faut, dit-il, ignorent l’histoire primitive de Rome ; ils se laissent généralement tromper par des récits mensongers venus de traditions quelconques, et se figurent que les premiers habitants de Rome furent des gens sans foyer, errants, barbares, et pas même des hommes libres ; pour se consoler de leurs défaites, ils ont coutume, contre toute évidence, d’accuser la fortune d’avoir jeté la Grèce aux mains des étrangers les plus méprisables. Denys proteste donc contre de telles assertions, et il promet de montrer dans son livre que les fondateurs de Rome étaient des Grecs, non des gens ramassés parmi les dernières et les plus viles des nations. Rien ne devait être en effet plus agréable aux Romains ; et, après tous les traits que nous avons cités, on peut dire que, dès le temps de Flamininus, ils avaient déjà le vif désir de se rattacher de quelque manière à la Grèce, pour échapper au reproche de barbarie. Ce sentiment restait peut-être assez obscur chez beaucoup d’entre eux : il fut assez fort cependant pour entraîner la masse du peuple ; la politique en tint compte, même quand elle n’y eut plus d’intérêt bien marqué ; la littérature le consacra ; et ainsi la popularité acquise par la légende d’Énée, à la fin du iiie et au début du iie siècle, est bien pour nous un signe nouveau des progrès du philhellénisme à Rome pendant cette période dans toutes les classes de la société.

 

V

Nous avons longuement insisté sur ce point ; mais c’est qu’il y a là un phénomène important, dont nous devons, je crois, tenir grand compte, si nous voulons juger avec équité la conduite des Romains envers la Grèce en 196-194. Sans doute, ni dans la proclamation des jeux isthmiques, ni même dans l’évacuation de Corinthe, de Chalcis et de Démétriade, les Romains n’oubliaient leur intérêt : leur bienveillance se concilie fort bien avec les calculs d’une politique nouvelle et hardie dont les promoteurs étaient précisément les philhellènes, et en particulier Flamininus. Ceux-ci en effet ne rêvaient pas alors pour leur patrie, dans le bassin oriental de la Méditerranée, une domination directe, qui les aurait obligés à y entretenir des garnisons permanentes ; ils prétendaient seulement y abattre les grands Etats, dont la rivalité pouvait être dangereuse, et s’y assurer sur les autres une sorte de protectorat qui leur permit d’en employer les ressources à leur profit. En Europe, la Macédoine seule était à redouter : on l’avait donc avec soin séparée du reste de la Grèce, et sa puissance venait d’être sensiblement abaissée. Maintenant l’ennemi à craindre est Antiochus : il va subir le sort de Philippe. Mais, pour les petits Etats, Rome, dans cette conception, n’a nul besoin de les maltraiter ; au contraire, elle désire utiliser leur concours contre le roi de Syrie, et, par suite, elle est prête à les protéger et à leur témoigner toute la faveur compatible avec sa propre sûreté.

Dès lors, sa sympathie pour les Grecs ne l’empêche pas elle ne néglige de prendre vis-à-vis d’eux un certain nombre de précautions. Ainsi elle évite avec soin de laisser aucune ligue, surtout si elle a l’esprit militaire, acquérir un développement considérable : les Etoliens, pour prix de leurs services dans la guerre contre Philippe, comptaient s’étendre de tous côtés ; on limite leurs progrès vers l’Acarnanie comme vers la Thessalie, et, malgré leurs réclamations répétées, on ne désarme pas complètement la Macédoine, afin, dit-on, qu’elle serve de rempart au monde grec contre les barbares. Cette considération ne manquait pas de justesse ; mais évidemment elle n’était pas la seule. De même, en 195, Rome se met à la tête des Grecs pour châtier les brigandages de Nabis : les Achéens espéraient bien, à la suite de cette campagne, faire rentrer Sparte dans leur confédération ; mais on craint de leur abandonner le Péloponnèse tout entier, et Nabis reste en possession de sa capitale avec ses environs immédiats, soi-disant parce que la suppression radicale de sa tyrannie entraînerait des violences où Sparte risquerait de disparaître.

D’autres mesures encore trahissent chez Flamininus le désir évident de sauvegarder avant tout les intérêts de Rome. Par exemple, la Thessalie est à peine délivrée de la domination macédonienne qu’au lieu de lui conserver son unité, on la partage en quatre cantons autonomes, Magnésie, Perrhébie, Dolopie et Thessalie proprement dite : c’est l’application de la maxime divide ut imperes. En Béotie, le personnage le plus influent est le chef du parti macédonien, Brachyllas ; ses ennemis viennent exposer à Flamininus que la mort d’un tel homme est nécessaire à leur tranquillité ; Flamininus refuse de prendre part personnellement à un coup de force ; mais il ne leur défend pas de s’en charger, s’ils en ont envie. Voilà le commencement des mesures violentes qui serviront à assurer partout le triomphe de la faction romaine, et où plus d’une fois les agents de Rome prêteront les mains. Si donc on se place au point de vue hellénique, il est clair que l’action des Romains en Grèce, en dépit de toutes leurs déclarations, offre des tendances inquiétantes. Parmi leurs alliés, peu de gens dès maintenant s’en aperçoivent, et les Etoliens sont peut-être seuls à dire qu’il s’agit simplement d’un changement de maître, non de l’affranchissement du pays ; en tout cas, bientôt les divers partis comprendront que le Sénat, en réalité, donne des ordres, et que, de bonne grâce ou non, on est contraint de lui obéir.[67]

Mais, au point de vue des Romains, n’était-ce pas une concession extraordinaire que de modifier, en faveur des Grecs, leur politique traditionnelle ? Songeons à la conduite adoptée vers le même temps vis-à-vis de Carthage : celle-ci, après Zama, a été mutilée, désarmée, et placée sous la surveillance d’un ennemi infatigable dont elle n’a même pas le droit de repousser les attaques. Scipion, le premier Africain, manifeste déjà le regret de ne l’avoir pas anéantie complètement, et Caton, à la fin de chaque discours, va réclamer sa destruction. En Grèce, au contraire, les Romains ne cherchent à tirer de leurs efforts aucun résultat immédiat : malgré leur esprit essentiellement pratique, ils refusent d’abandonner à leurs négociants, à leurs financiers, une nouvelle province à exploiter ; tout ce que la fortune des armes a mis entre leurs mains, ils le rendent. En vain ils savent qu’Antiochus prépare un débarquement en Grèce, ils retirent leurs troupes comme ils l’ont promis, et, en partant, ils laissent chaque cité maîtresse de se gouverner à son gré. Certes, ils ne renoncent pas à tout le profit de leurs victoires : maîtres de l’Occident, ils sont bien décidés maintenant à établir leur prépondérance en Orient ; et si, dans ce but, ils préfèrent la douceur à la violence, il y a là de leur part, nous le répétons, un calcul dont les résultats sont escomptés à l’avance. Mais sommes-nous bien en droit d’exiger d’eux un désintéressement absolu ? même dans les temps modernes, les peuples qui agissent ainsi se font taxer de sottise, et les exemples d’ailleurs en sont fort rares ; dans l’antiquité, chez les Romains en particulier, l’idée sûrement ne s’en présentait pas. A leurs yeux, quand ils étaient libres d’enchainer la Grèce et de la réduire à l’inertie, c’était beaucoup de lui laisser la vie et de lui demander seulement de la docilité ; car pour aucun autre pays ils n’avaient témoigné une pareille condescendance.

Il me semble donc que, sans l’admiration et le respect que d’une façon plus ou moins consciente, Rome entière ressentait alors pour la civilisation hellénique, jamais Flamininus n’aurait conçu, jamais surtout le Sénat n’aurait accepté l’idée d’une politique dont le succès reposait en partie sur la reconnaissance et les bonnes dispositions d’une race étrangère. La difficulté même que les philhellènes rencontrèrent pour obtenir gain de cause montre assez quelle révolution ils apportaient dans les traditions romaines ; et, en somme, en songeant à la nouveauté de leur programme, aux ennemis qu’il leur suscitait auprès des Grecs et auprès de leurs propres compatriotes, à leur ténacité, malgré tout, à le soutenir, je me demande si ces hommes n’en pouvaient pas arriver à se persuader fort sincèrement de leur générosité, et si, même pour nous, il n’est pas juste de reconnaître au moins une part de vérité dans les proclamations ou les discours où ils vantent aux Grecs leur bienveillance.

Parmi les documents de ce genre, la plupart ne nous sont parvenus qu’abrégés ou arrangés par les historiens ; mais nous possédons le texte original d’une lettre adressée par Flamininus à une ville de la Perrhébie, nommée Cyréties, soit en 196 pendant son séjour à Athènes, soit en 194 pendant qu’il réglait à Elatée les affaires de la Grèce. Les habitants de Cyréties l’avaient fait graver sur marbre, et elle a été retrouvée, au commencement du xixe siècle, sur les ruines de leur cité. Elle va nous permettre, dans un exemple tout fortuit, de saisir sur le vif les rapports entre Grecs et Romains.

« T. Quinctius, proconsul, aux magistrats et à la ville de Cyréties, salut. — Comme, dans toutes les autres circonstances, nous avons clairement manifesté les bonnes dispositions dont, nous personnellement et le peuple romain, nous sommes, d’une façon générale, animés envers vous, nous avons voulu de même, dans l’affaire présente, vous montrer que nous nous faisons absolument les champions de l’honneur, afin de ne laisser aucune prise aux calomnies des gens dont la conduite habituelle procède d’un mauvais esprit. Tout ce qui peut donc rester de possessions territoriales ou de maisons échues au domaine public du peuple romain, nous le donnons sans exception à votre ville ; ainsi, là encore vous éprouverez notre honnêteté, et vous reconnaîtrez que nous n’avons voulu en aucune manière être avides d’argent, parce que nous attachons le plus grand prix à nous acquérir par nos actes la reconnaissance et la gloire. Si donc les personnes qui n’ont pas encore recouvré ce qui leur revient vous présentent leurs titres et vous semblent donner de bonnes raisons, je crois juste qu’en vous guidant sur mes décisions écrites vous les rétablissiez dans leurs biens. — Adieu. »

Il y a plusieurs choses à relever dans cette lettre. Ce qui nous y frappe d’abord, c’est l’insistance de Flamininus à affirmer le philhellénisme de Rome. Il parle à la fois en son nom et au nom du peuple, pour le passé et pour le présent. D’après lui, tous les Romains ont toujours eu à cœur de conquérir la reconnaissance des Grecs, et leurs bonnes dispositions proviennent des sentiments les plus nobles : la passion de l’honneur, l’amour du beau et du bien, le désir de la gloire, voilà les principes qu’il se plaît à mettre en avant. Là évidemment il faut faire la part de l’avocat ; il veut présenter sa cause sous le meilleur jour ; il ne craint pas, pour mieux y réussir, de dépasser sciemment la vérité. Mais est-ce à dire pour cela que son langage ne soit qu’une habile hypocrisie ? Flamininus, ne l’oublions pas, a conformé maintes fois sa conduite à ses déclarations : nous l’avons montré de 196 à 194, recommandant avec force la concorde à ses protégés ; il interviendra encore pour eux à plusieurs reprises auprès des généraux romains pendant la guerre contre Antiochus ; Plutarque, de son côté, nous le peint « mettant de la persistance dans ses faveurs, aussi plein d’attentions en toutes circonstances pour ses obligés que pour des bienfaiteurs, et empressé, comme s’il n’y avait pour lui rien de plus beau à entourer constamment de prévenances et à préserver de tout danger les gens à qui une fois il a rendu service. » Tel est bien le personnage que nous retrouvons dans cette lettre. On peut discuter les motifs secrets de sa modération ; mais, en fait, elle est incontestable. Grâce à ses efforts persévérants, le philhellénisme, à cette date, l’emporte de même dans les conseils du gouvernement. Il a le droit de le proclamer, et nous ne devons pas nous étonner s’il paraît y tenir beaucoup.

D’ailleurs, à côté des paroles nous avons ici des actes. Cyréties avait été pillée en 200 par les Etoliens, alliés de Rome ; apparemment la majorité des citoyens s’y rattachait au parti macédonien, et, après Cynocéphales, un grand nombre de confiscations avaient été prononcées un peu à tort et à travers. Terres et maisons, par le droit de la guerre, appartenaient au peuple romain ; depuis 197, une partie en avait été donnée ou vendue ; mais d’autres restaient encore disponibles. De ces dernières Flamininus décide de ne rien conserver : il les rend intégralement à la ville, en l’invitant à les restituer à leurs anciens propriétaires après vérification de leurs titres. Sans doute c’était là, dans son esprit, un moyen de se concilier l’amitié des gens de Cyréties, et peut-être s’en serait-il moins inquiété sans la menace d’une guerre prochaine avec Antiochus. Dès ce moment, il se rencontrait déjà des hommes en Grèce pour le penser et pour le dire ; Flamininus fait allusion à leurs propos ; il les accuse d’être des bavards, de méchantes langues, des gens incapables de se conduire et engagés dans une mauvaise voie. Visiblement il est agacé de leurs interprétations malicieuses ; mais il ne songe pas pour cela à changer de méthode. Au contraire, il espère fermer la bouche à ses détracteurs par de nouveaux services, et le ton général de sa lettre demeure amical.

Notons cependant la façon dont il la termine. La décision qu’il prend à Cyréties n’est pas un acte isolé ; il a déjà rendu ailleurs un certain nombre de jugements du même genre ; les magistrats locaux auront simplement à s’y conformer ; c’est un ordre véritable. Ici, nous entrevoyons quelque chose des difficultés qui ne tarderont pas à se produire. En 194, nous assistons à une sorte de compromis entre les intérêts des Grecs et ceux des Romains : un accord de cette sorte, surtout entre puissances de force très inégale, est toujours difficile à maintenir ; mais de plus, dans le cas actuel, les deux peuples, sans avoir encore bien pu s’en rendre compte, ont, en réalité, sur la nature de leurs relations, des idées tout à fait opposées. Les Romains, en adoptant la politique de Flamininus, croient sincèrement faire preuve d’une bonté exceptionnelle ; ils comptent de la part des Grecs sur une reconnaissance, une obéissance constante, et ils seront fort étonnés de ne pas les trouver dociles à toutes leurs demandes. Les Grecs, au contraire, n’oublient pas que Rome, en entreprenant la guerre contre Philippe, parlait uniquement de l’indépendance de leur pays ; ils ont jugé très naturel qu’une nation étrangère prodiguât ses soldats et son or pour leur être agréable, et ils ne s’attendent pas à rencontrer dans leurs protecteurs des maîtres plus impérieux que ne l’ont jamais été les rois de Macédoine. Un jour viendra forcément où les uns et les autres s’apercevront de leur erreur, et il en résultera entre eux une défiance qui ira toujours grandissant.

Voilà donc déjà, pour un avenir rapproché, une grave cause de dissentiments. D’autres encore viendront bientôt s’y joindre, par suite soit des circonstances, soit du caractère même des deux peuples en présence : nous les examinerons dans les chapitres suivants. Par contre, il est bien certain que Rome n’aura jamais pour les Grecs plus de ménagements qu’elle n’en a en ce moment : il lui faudrait pour cela renoncer à ses instincts d’égoïsme et de domination ; or nous avons assez insisté sur les procédés constants de sa politique et sur les progrès méthodiques de son extension pour n’avoir pas à l’espérer. Dès lors, la conception de Flamininus a bien peu de chances de durée. Elle n’en constitue pas moins un phénomène fort important dans l’histoire des relations de la Grèce et de Rome : en 194, non seulement Rome presque entière s’est prise d’enthousiasme pour la civilisation hellénique, mais elle s’efforce aussi de traduire son admiration par des actes, et, sous l’inspiration de Flamininus, elle se laisser entraîner dans une voie toute nouvelle, où ses intérêts assurément ne sont pas oubliés, mais où pourtant ils apparaissent moins nettement à première vue. Jusqu’à la fin de la République, on ne retrouvera plus chez elle de dispositions aussi favorables à la Grèce.

 

 

 



[1] A ces éloges il convient d’opposer les plaintes des Siciliens à Rome, et leur effroi à la nouvelle que Marcellus, nommé de nouveau consul en 210, doit avoir la Sicile pour province (Liv., XXVI, 2U-30).

[2] Suit l’indication d’autres tableaux analogues un peu postérieurs.

[3] Les historiens anciens nous renseignent fort imparfaitement sur ces questions. Nous ne connaissons même pas exactement la date où s’accomplit la réforme des comices centuriates : elle doit se placer vers 241, aussitôt après la première guerre punique. — Quant à la réforme de 220, d’abord elle comporta des restrictions (tous les affranchis qui avaient un fils au-dessus de cinq ans furent maintenus dans la tribu où ils se trouvaient, et ceux qui possédaient des terres évaluées à plus de 30.000 sesterces furent admis dans les tribus rustiques) ; et puis, en dépit de ses prescriptions, les affranchis ne tardèrent pas à se répandre de nouveau dans l’ensemble des tribus. Le danger parut même tel qu’en 168 Tib. Sempronius Gracchus, le père des Gracques, étant censeur avec C. Claudius Pulcher, jugea nécessaire de réunir tous les anciens esclaves dans une des quatre tribus urbaines tirée au sort, la tribu Esquiline (Cf. Liv., Ep., XX ; — Id., XLV, 13, passage malheureusement mutilé).

[4] Dans le premier groupe, on peut ranger l’histoire de Romulus et Rémus placés à Gabies par leur grand-père Numitor pour y recevoir l’éducation habituelle des enfants de bonne maison (Plut., Rom., 6), et celle de Virginie arrêtée, par ordre d’Ap. Claudius, le décemvir, au moment où elle allait entrer dans une école de filles sur le Forum, en 449 (Liv., III, 44). — Nous laisserons de côté l’anecdote du maître d’école de Faléries, en 394 (Liv., V, 27), puisque Faléries est une ville étrusque. — Au second groupe nous rattacherons la description de la vie paisible de Tusculum, quand Camille y conduit son armée, en 385 (Liv., VI, 25), et même l’accusation dirigée contre Manlius Imperiosus, en 362, sous prétexte qu’il n’avait pas donné à son fils l’éducation due à un jeune homme de son rang (Liv., VII, 5). — Cf. d’ailleurs J. Marina, les Origines de l’éducation littéraire à Rome, dans Rev. des Cours, IXe année, 1re série, p. 391 et sqq.

[5] Cf., sur ce dernier point, l’anecdote concernant la mission de L. Postumius à Tarente, en 282 (Denys, Ant. rom., XIX, 5).

[6] Suét., fragm. du traité de Pœtis (éd. Roth, p. 291). — Ce texte ne nous est parvenu que par saint Jérôme, dans son édition traduite et complétée de la Chronique d’Eusèbe ; et, sous sa forme actuelle, il contient plusieurs erreurs (cf. de La Ville de Mirmont dans Rev. des Univ. du Midi, II, 1896, p. 25 et sqq.). S’ensuit-il cependant qu’il n’en faille rien retenir, et que saint Jérôme ait inventé de toutes pièces ses affirmations ? Par exemple, Livius Andronicus n’a certainement pas été le précepteur des enfants de Livius Salinator (cf. art. cité) ; mais son nom prouve qu’il a appartenu à un Livius ; or, quel que soit ce personnage, Andronicus a fort bien pu instruire ses enfants ; c’est tout ce qui nous intéresse ici.

[7] La date nous est donnée avec précision par Cicéron d’après le Liber annalis d’Atticus (Brut., XVIII, 72). Même indication : de Senect., 14, 50 ;— Tusc, I, 1, 3 (avec une légère correction) ; — Aulu-Gelle, XVII, 21, 42.

[8] Nous l’avons déjà vu, quoique sénateur, se livrer au commerce maritime.

[9] Suét., De grammaticis, 1.

[10] Le premier grammairien grec qui fit à Rome de véritables leçons fut Cratès de Mallos, ambassadeur d’Attale, entre 160 et 150 (Suét., ibid., 3).

[11] Sur la distinction à établir entre ces termes voir Suétone, ibid., 4.

[12] Il est impossible, je crois, de savoir si cette œuvre était une tragédie ou une comédie. Cicéron, dans les trois passages cités (note 85), emploie toujours l’expression fabulam ; il s’agirait donc d’une seule pièce, dont la nature reste indéterminée. Dans Aulu-Gelle nous trouvons fabulas (XVII, 21, 42) ; mais, d’après le contexte, l’auteur semble vouloir indiquer simplement le début de l’activité dramatique de Livius, et non spécifier qu’il a donné du premier coup plusieurs pièces. Seul Cassiodore parle d’une tragédie et d’une comédie (Chron. ad an. 515), mais, comme la date donnée par lui est inexacte, peut-on prendre à la lettre le reste de son témoignage, en dépit de l’opinion trois fois exprimée par Cicéron ?

[13] L’imitation de tout ce passage est d’ailleurs malheureuse, même dans la forme. Euripide avait dit (Médée, 1251) : « O Terre, et toi Soleil dont les rayons éclairent tout l’univers, regardez, voyez cette malheureuse femme avant qu’elle ne rougisse sa main du sang de ses enfants, de son propre sang. » Ennius traduit : « Jupiter, et toi aussi, puissant Soleil qui vois tout, et dont l’éclat embrasse les mers, la terre et le ciel, regardez cette action avant qu’elle ne s’accomplisse ; empêchez un pareil crime. »

[14] Plaute, Aulul., 2, 2. Pour chacune de ces allusions de Plaute, je me borne à un ou deux exemples ; mais, presque toujours, ils pourraient aisément être multipliés.

[15] Un parasite vient de déclarer son métier préférable à relui de délateur, et, à ce propos, il a parodié la loi des Douze Tables, en proposant un règlement contre les délateurs. Plaute lui fait donc ajouter aussitôt.

[16] On a prétendu plus d’une fois trouver, dans le théâtre de Plaute, bon nombre d’allusions au droit romain. Cf., en particulier, E. Costa : Il diritto privato romano nelle comédie di l’taulo, Turin, 1890. Mais c’est une thèse à laquelle il faut à peu près renoncer ; cf. R. Dareste, dans Journal des Savants, mars 1892, à propos précisément du livre de M. Costa. A plus forte raison en est-il de même pour Térence.

[17] Les togatæ ne seront pas, elles non plus, le signe d’une sorte de réveil du patriotisme romain. Elles représentent simplement un des essais auxquels on aura recours quand, le répertoire de la comédie nouvelle d’Athènes étant à peu près épuisé par suite de son succès même, on sentira le besoin de chercher du nouveau pour éviter une trop grande monotonie. Elles n’auront d’ailleurs pas plus de succès que les prœtextœ.

[18] Sur les fabulœ prœtextœ, cf. Boissier dans Rev. de philol., XVII, 1893, p. 101 et sqq.

[19] Le catalogue comprenait deux colonnes ; il ne reste plus aucun nom entier dans la première ; la seconde est un peu moins incomplète, mais nécessite pourtant, elle aussi, de continuelles restitutions. La part des restitutions est considérable ; celles-ci pourtant sont assez limitées par le fait qu’elles ne peuvent être cherchées respectivement que dans la liste des pièces de Ménandre et de Diphile.

[20] Pour les sources des divers tragiques de Rome, cf. Michaut, le Génie latin, IIe partie.

[21] B. C. H., XXIV, 1900. (d’après une première copie moins exacte). L’inscription est répartie dans six couronnes ; les quatre premières seules indiquent nominativement les triomphes de l’acteur.

Il est assez curieux de voir ensuite le même personnage vainqueur au pugilat dans les Ptolémaia d’Alexandrie. — L’inscription est postérieure à 274, puisque les Sôtéria n’ont été instituées à Delphes qu’à partir de cette date ; mais la forme des lettres la rattache au iiie siècle.

[22] Le groupe, transporté à Rome probablement après le pillage de Rhodes par Cassius, en 43 avant Jésus-Christ, existe encore au Musée de Naples sous le nom populaire de Taureau Farnèse. La date n’en est pas fixée avec précision ; elle se place vers la fin du iie ou le commencement du ier siècle.

[23] Allusions et jugements assez nombreux dans la Rhétorique et surtout dans la Poétique. Cf. Croiset, Hist. gr., vol. III, chap. viiii, § 4.

[24] Pour le ive siècle, cf. la didascalie d’Athènes déjà citée (C. I. A., II, 973). — Pour le iie siècle, une inscription de Magnésie du Méandre mentionne, à partir de 150 environ, des concours de pièces nouvelles, et, parmi elles, de tragédies, aux jeux fondés en l’honneur de Rome. La formule est la même à chaque concours). — Vers la fin du ier siècle, un décret de la ville de Delphes en l’honneur d’un hiéromnémon athénien rappelle que ce personnage a représenté dans sa patrie une tragédie nouvelle.

[25] Malgré l’appel à la Muse, ces vers sont assez prosaïques. De même, dans l’invocation du début, Ennius avait ajouté une sorte de note pour avertir le lecteur romain que les divinités nommées Muses par les Grecs répondent aux Gasmènes. Le professeur grammairien reparaissait là sous le poète (I, fr. 3).

[26] Iliade, XVI, 102 et sqq. — Bien d’autres passages se prêteraient sans doute à des rapprochements de ce genre, si nous possédions une plus grande partie de l’œuvre d’Ennius, et surtout si les fragments en étaient moins morcelés. Cicéron en tout cas signale de fréquents emprunts d’Ennius à Homère (De finib., I, 3, 1).

[27] Le songe d’Ennius ne nous est pas parvenu. Mais les poètes latins y ont fait d’assez fréquentes allusions ; grâce à eux et aux explications de leurs scoliastes, nous arrivons donc à avoir une idée générale du morceau (cf. les fragments qui s’y rapportent dans Vahlen, liv. I, fr. 5 à 15). — Horace (Ep., II, 1, 50) et Perse (prol., déb. ; Sat., VI, 9) l’ont raillé ; Lucrèce (I, 116 et sqq.) au contraire semble y trouver une belle inspiration.

[28] Ennius, liv. VII, fr. 1. — La mention de ses hexamètres paraît terminer heureusement ce passage. M. Vahlen pourtant ne l’y admet pas : il la rejette parmi les morceaux de provenance inconnue.

[29] Sur ce personnage qui, à tant d’égards, ne craint pas de heurter l’opinion de son temps, cf. Mommsen.— IV, Appendice 3 : la Gens patricienne des Claudius.

[30] Liv., XXIX, 19 En 187 encore, lors du procès fameux intenté à Scipion, on ne manque pas de faire revivre les mêmes accusations (Liv., XXXVIII, 51).

[31] En 19 après Jésus-Christ, Germanicus, pour visiter l’Egypte, prend, lui aussi, la chaussure et le vêtement grecs : c’était un moyen de plaire à la population indigène ; mais il a soin de s’abriter derrière l’exemple de Scipion (Tac. Ann., II, 59).

[32] Même dénomination pour son arrière petit-fils, consul en 83.

[33] Tite-Live, à propos du frère de Scipion l’Africain, emploie tantôt Asiaticus, tantôt Asiagenes. Une inscription du monument des Scipions, qui paraît se rapporter au petit-fils du vainqueur d’Antiochus, porte la forme Asiagenus : [L. Co]rnelius L. f. L. n. [Sci]pio Asiagenus [C]omatus, annoru[m g]natus XVI). La forme grecque se retrouve de même sur des deniers de la gens Cornelia frappés beaucoup plus tard par un descendant de l’Asiatique, triumvir monétaire entre 91 et 84.

[34] Cic., Brut., 19, 77. — Dans le même ordre d’idées, il convient peut-être encore de relever l’épitaphe de Scipion Barbatus. Qu’on vante, à Rome, chez un citoyen illustre, la valeur de ses ancêtres, sa sagesse et son courage personnels, rien de plus naturel ; mais qu’on se préoccupe aussi de sa beauté, il est difficile de ne pas voir là l’influence des idées grecques. Sans doute Scipion Barbatus, consul en 298, est antérieur à l’invasion de l’hellénisme à Rome. Mais son épitaphe, — gravée à la suite d’une première inscription simplement peinte, et contenant d’ailleurs des erreurs historiques, — paraît avoir été composée un certain temps après sa mort : on est même assez disposé aujourd’hui à en faire descendre la rédaction jusqu’à la grande victoire du premier Africain à Zama (cf. Wölfflin, dans Rev. de philolog., 1890, p. 122).

[35] Cic., Tusc, I, 2, 3. — Ce même M. Fulvius Nobilior déploiera, en 186, dans les jeux destinés à célébrer sa victoire, un luxe rare encore pour l’époque ; en particulier, il y fera figurer beaucoup d’artistes grecs

[36] La première version est celle de Tite-Live (XXVII, 37), la seconde celle de Festus (passage cité à la note suivante).

[37] Festus, p. 333, s. v. scribœ : Cum Livius Andronicus, bello Punici.

[38] Epitaphe de Nævius (Gell., I, 24) : « S’il était permis aux immortels de pleurer des mortels, les divines Muses pleureraient le poète Nævius. Depuis qu’il habite le séjour de l’Enfer, on a oublié à Rome de parler la langue latine. » — Epitaphe de Plaute (ibid.) : « Depuis que Plaute a été frappé de la mort, la Comédie est en pleurs, la scène est déserte : les Ris, les Jeux, les Plaisanteries et la Poésie avec ses mètres variés unissent leurs larmes sur son tombeau. » — Epitaphe d’Ennius : « Contemplez, ô citoyens, dans cette image les traits du vieil Ennius : c’est lui qui raconta les hauts faits de vos pères. Que nul ne prétende m’honorer par des larmes et des lamentations funèbres. Pourquoi ? parce que je vole, toujours vivant, sur les lèvres des hommes. »

[39] C’est ainsi que Térence fut renvoyé à Cæcilius quand il présenta aux édiles l’Andrienne, sa première pièce, en 166 (Suét., Vie de Ter., 2). — Cæcilius était originaire de la Gaule Cisalpine ; mais il dut sa réputation à ses imitations de comédies grecques. Il figure donc bien parmi les représentants de l’hellénisme à Rome.

[40] Liv., XXIV, 43. — Il serait intéressant, pour apprécier l’importance relative faite aux représentations dramatiques, de connaître la durée totale des jeux romains en 214. Nous n’avons malheureusement pas de renseignements sur ce point : nous savons seulement qu’en 367 les jeux romains avaient été portés à quatre jours, et que, de 191 à 171, ils occupent dix jours.

[41] Nous connaissons d’ailleurs des pièces représentées plus tard à ces jeux, par exemple le Thyeste d’Ennius, en 169 (Cic, Brut., 20, 78).

[42] Cette opinion était déjà soutenue par M. Foucart, à propos du sénatus-consulte de Thisbées (Archives des missions scient, et litt., 1812, p. 333 et sqq.). Tous les documents analogues trouvés depuis n’ont fait que la confirmer.

[43] Cohen, Mon. de la Rép. rom., p. 276, n° 6. — C’est une pièce d’or du Cabinet des médailles, portant d’un côté la tête de Flamininus, de l’autre une Victoire debout, tenant une couronne de la main droite et une palme de la main gauche. Parallèlement a la Victoire se lisent les lettres latines T. QVINCTI(us). Le type du revers (sur la face, la tête de Flamininus remplace celle des rois de Macédoine), le style de la monnaie et son poids (à peu de chose près celui des statères d’Alexandre) prouvent qu’elle a été frappée en Macédoine par des Grecs. Il paraît bien vraisemblable que la langue latine constitue de leur part une flatterie à l’égard de Flamininus. Cf. pourtant F. Lenormant (dans Rev. numism., 1852, p. 196 et sqq.).

[44] Ces mots reviennent presque tous à plusieurs reprises dans l’œuvre de Plaute. Cf. les lexiques de cet auteur.

[45] Dans une autre pièce, il est vrai (Trucul., I, 1, 60), Plaute explique un jeu de mots analogue sur le nom de la courtisane Phronesium. Mais le second de ces vers a été parfois regardé comme une interpolation.

[46] Varron, qui nous a conservé ces deux vers (De ling. lat., VII, 82, Millier), blâme Ennius d’avoir voulu suivre Euripide de si près. D’après lui, de telles étymologies étaient fort claires pour des Grecs ; mais les Romains avaient peine à retrouver sous les noms d’Andromache et d’Alexandros le sens d’adversa viro et de defensor hominum.

[47] Il n’est aucunement question de lui dans l’Odyssée.

[48] Lorsqu’il défend le corps de Pandaros, que vient de tuer Diomède, le poète le compare à un lion confiant dans sa force (V, 299). — Il excelle, dit Idoménée, à massacrer les guerriers dans le combat (XIII, 483).

[49] Au commencement du chant VI, quand les Troyens plient devant les Grecs, Hélénos invoque, dans la même prière, le secours d’Hector et celui d’Énée (VI, 77).

[50] La même formule reparaît plusieurs fois.

[51] Aphrodite, puis Apollon, dans le combat contre Diomède (chant V) ; Poséidon, dans le combat contre Achille (chant XX).

[52] Discours de Poséidon aux autres dieux, au moment où il va sauver Énée qu’Apollon a poussé à se mesurer avec Achille (chant XX, 302).

[53] Dès le ive siècle, ils avaient entendu parler de la prise de Rome par les Gaulois : Théopompe la rapportait dans son Histoire philippique, et c’était, d’après Pline, la première mention de Rome dans un auteur grec. Mais, quand Aristote rappelle à son tour l’invasion gauloise (et c’est la seule fois où il cite les Romains), il donne à Camille pour prénom Lucius au lieu de Marcus (Plut., Cam., 22). D’autre part, dans le Périple qui nous reste sous le nom de Scylax, mais qui, en réalité, appartient seulement au milieu du iv siècle, la description des côtes de l’Etrurie et du Latium est tout à fait sommaire (Geogr. minor, Didot, I, p. 25). Héraclide du Pont, un des philosophes péripatéticiens de la première génération, se figure même Rome comme une ville grecque vaguement située à l’Ouest, sur la Grande Mer.

[54] Théog., 195 ; — Deuxième hymne à Aphrodite, 2.

[55] C’est encore la tradition acceptée par Mimnerme.

[56] D’autres attribuent la fondation de Préneste à Telégonos ; par exemple, Prop., III, 32.

[57] Ainsi, au lieu de sauver le Palladium, Énée emporte de Troie ses Pénates, chose essentiellement romaine ; — ses destinées lui sont annoncées non par les grands dieux de la Grèce, mais par des oracles populaires de source évidemment italienne ; — après sa mort, il ne s’agit pas pour lui d’une réception dans l’Olympe : il disparaît de façon mystérieuse comme les plu» anciens rois de Rome, et devient Jupiter Indiges. Mais surtout il ne renverse aucune tradition nationale : on se contente, à son sujet, de faire remonter plus haut l’histoire de Rome. Romulus reste le fondateur de Rome ; Énée n’a créé que Livinium ; son fils Ascagne bâtira Albe ; et, quand on s’apercevra de la distance qui sépare la chute de Troie de la naissance de Rome, on intercalera entre Ascagne et Romulus toute la série des rois d’Albe.

[58] Pausanias ne cite pas l’auteur où il a pris cette indication : c’était peut-être Hiéronyme de Cardia.

[59] En 181, un second temple fut élevé à Vénus Erycine, près de la porte Colline (Liv., XL, 34).

[60] L’existence de ce κοινον pouvait être déjà pressentie d’après des formules assez fréquentes dans les inscriptions de cette région connues depuis longtemps. Elle a été mise complètement hors de doute par de nouvelles découvertes. Ainsi, dans une série de six décrets honorifiques rendus vers 306 en faveur d’un certain Malousios de Gargara, à la fin vient une proposition additionnelle d’un habitant de Lampsaque (1, 59) : Gargara et Lampsaque faisaient donc partie de la ligue ; et il faut y joindre évidemment les points intermédiaires, comme Alexandrie de Troade. Le κοινον existe encore beaucoup plus tard, au temps de la questure de L. Julius Cæsar L. f. (peut-être en 77, en tout cas vers la fin du iie ou le début du ier siècle avant Jésus-Christ) ; il comprend alors les villes d’Ilion, Dardanos, Scepsis, Assos, Alexandrie, Abydos et Lampsaque : règlement relatif à la célébration des panégyries.

[61] Le traité entre Rome et Philippe (Pol., XVIII, 27 ; Liv., XXXIII, 30) affranchissait, d’une façon générale, toutes les villes grecques d’Europe et d’Asie. Parmi ces dernières, il en désignait quelques-unes en particulier ; c’est sans doute à celles-là qu’on ajoute le nom de Lampsaque.

[62] Liv., XXXVIII, 39. C’est sans doute à cette époque qu’il faut rapporter le sénatus-consulte ou la lettre de magistrat romain, dont un fragment fort mutilé a été retrouvé à Troie.

[63] Pol., XXIII, 3. — A ces exemples il y aurait peut-être lieu d’ajouter certaines faveurs accordées aux Acarnaniens pour les récompenser de leur prétendue neutralité pendant la guerre de Troie. En effet, d’après Denys d’Halicarnasse (Ant. rom., I, 51), Rome leur donna Leucade et Anactorion, enlevées pour cela aux Corinthiens ; elle leur permit de rétablir dans leurs foyers les habitants d’Oeniada et décida qu’ils partageraient avec les Etoliens les revenus des îles Echinades. Les affirmations de Denys ne doivent pas être dénuées de tout fondement ; car, s’il est impossible d’admettre qu’à l’époque romaine Leucade et Anactorion appartenaient encore aux Corinthiens, par contre nous savons d’autre source qu’en 197 Leucade était bien la capitale de l’Acarnanie (Liv., XXXIII, 17) ; et, en 189, quand Rome traite avec les Etoliens, alliés d’Antiochus, nous la voyons stipuler, entre autres conditions, que la ville et le territoire d’Oeniadœ appartiendront à l’Acarnanie (Pol., XXII, 15 ; Liv., XXXVIII, 11). Mais comme, en tout cas, Denys a mêlé des faits de dates différentes, il en résulte pour nous une première difficulté à utiliser ici son témoignage. De plus, les rapports entre Rome et l’Acarnanie sont loin d’avoir été constamment amicaux. Rome oublia fort bien la légende de son origine troyenne dès que son intérêt s’en trouva contrarié : en 211, elle promit aux Etoliens, pour obtenir leur concours contre Philippe, de faire rentrer l’Acarnanie sous leur dépendance. Les Acarnaniens, ainsi sacrifiés, se tournèrent du côté de Philippe pendant la seconde guerre de Macédoine ; pur haine des Etoliens, ils se rapprochèrent de Rome pendant la guerre d’Antiochus ; mais ils ne voulurent pas ensuite se plier à toutes ses exigences, et Leucade leur fut enlevée en 167, après la bataille de Pydna ; on n’apporta pas d’autre changement à leur situation, dit Tite-Live (XLV, 21) ; mais on leur prenait leur capitale. Au milieu de toutes ces variations, nous devons renoncer à distinguer quelle part pouvait encore être faite au souvenir d’Énée et de Troie.

[64] La comédie, bien entendu, ne pouvait pas tirer de ces légendes la fable même de ses pièces : mais elle y fait de fréquentes allusions. Cf., par exemple, dans Plaute, la scène des Bacchides, act. IV. sc. ix), où l’esclave Chrysale compare à maint épisode du siège de Troie les ruses qu’il emploie pour s’emparer de l’argent de son maître Nicobule.

[65] On pourrait encore citer ici les prophéties de Marcius, si leur date était moins incertaine. Dans celle qui annonçait la défaite de Cannes, les Romains sont appelés enfants de Troie (Liv., XXV, 12). Peu importe que Tite-Live la cite en prose et en modernise le style ; l’épithète de Trojugena faisait certainement partie du texte primitif.

[66] Les trois premiers livres des Origines ont dû paraître vers 166.

[67] Cf. les discours d’Aristœnos et de Philopœmen (Pol., XXV, 9, 9a et 9b).