PREMIÈRE
PARTIE — LES PREMIÈRES ANNÉES DU IIe SIÈCLE
Texte mis en page par Marc Szwajcer
La seconde guerre de Macédoine ouvre une période nouvelle dans l’histoire des rapports de la Grèce et de Rome. Jusque-là en effet, si Rome était intervenue fréquemment en Orient, et si les patriotes clairvoyants en arrivaient, surtout vers la fin du iiie siècle, à redouter fort son ambition, cependant elle n’avait encore entrepris manifestement la ruine d’aucun des grands Etats helléniques : à la rigueur, l’extension de ses relations diplomatiques pouvait être considérée comme la conséquence naturelle de ses succès en Occident, et même ses expéditions militaires au delà de l’Adriatique pouvaient passer pour une nécessité de sa défense nationale. La reprise de la lutte contre Philippe V dissipe ces incertitudes ; cette fois le Sénat veut réaliser par la force l’abaissement de la Macédoine et modifier l’équilibre du monde grec : c’est le commencement de la conquête de l’Orient. IReprésentons-nous à grands traits quel était alors l’état politique de ces régions. Dans les luttes qui ont suivi la mort d’Alexandre, trois grands royaumes se sont formés, et existent encore vers l’an 200 : l’Egypte, la Syrie, la Macédoine. Le plus puissant, pendant longtemps, a été l’Egypte ; en effet, dès le début, les Ptolémées avaient eu la sagesse de ne pas prétendre reconstituer à leur profit l’empire d’Alexandre : ils s’étaient contentés de s’établir solidement dans le pays qui leur était échu. A l’extérieur, la gloire militaire ne leur avait pas manqué ; ils avaient assuré à l’Egypte toutes les dépendances utiles à son développement économique : à l’est, les côtes de la mer Rouge ; à l’ouest, la Cyrénaïque ; au nord, la Phénicie, la Palestine, la Cœlé-Syrie et Chypre ; ils possédaient même un certain nombre de villes tout le long de l’Asie Mineure, et leur influence s’étendait jusqu’à l’Hellespont, à la Thrace et aux îles de la mer Egée. A l’intérieur, ils n’avaient pas montré moins d’habileté et de prévoyance : tout en s’entourant de soldats et de fonctionnaires grecs, et en faisant du grec, la langue officielle de leur administration, ils avaient su cependant respecter les traditions politiques et religieuses de leur peuple, et l’Egypte les reconnaissait comme les vrais continuateurs et les descendants des Pharaons. Au reste, elle n’avait jamais eu plus de splendeur, au temps des Thoutmès et des Ramsès, que dans le premier siècle de la dynastie des Lagides : elle possédait une armée nombreuse, la flotte la meilleure de la Méditerranée, des finances très prospères ; et sa nouvelle capitale, Alexandrie, était non seulement la plus riche cité du monde, mais encore la rivale d’Athènes elle-même pour la beauté de ses monuments comme pour l’éclat des lettres, des arts et des sciences. L’hymne enthousiaste adressé par Théocrite à Ptolémée II Philadelphe n’était donc pas une simple flatterie de courtisan ingénieux ; le poète avait le droit de vanter la puissance de son protecteur, son opulence, son heureuse action sur la fortune du pays, sa générosité à l’égard des écrivains et la magnificence de ses constructions.[1] Pourtant, dès cette époque, l’Egypte s’engageait dans une voie dangereuse, en subordonnant toute sa politique au développement commercial d’Alexandrie. Pour s’assurer des débouchés en Italie, nous l’avons vue, dès 273, conclure un traité avec Rome, et, de parti pris, sacrifier ensuite à cette alliance les intérêts généraux de l’hellénisme, laissant écraser les Grecs de la Sicile après ceux de l’Italie méridionale. De même, ses possessions d’Asie Mineure ou de Thrace suffisaient déjà à éveiller les défiances de la Syrie et de la Macédoine. Ptolémée III Evergète les accrut bien plus encore, d’une part, en soutenant en Grèce Aratus, puis Cléomène, de son appui et de ses subsides ; d’autre part, en entreprenant en Asie une expédition, assez inutile en somme, à travers la Susiane, la Médie et le pays des Parthes jusqu’aux frontières de la Bactriane. Le résultat s’en fit bientôt sentir : au premier signe de défaillance, l’Egypte fut attaquée à son tour ; Ptolémée IV Philopator put encore repousser les troupes syriennes à Raphia, en 217 ; mais ce fut le dernier épisode glorieux de la dynastie. En 205, à la mort de Philopator, l’Egypte est en pleine décadence ; au dehors, la Macédoine et la Syrie sont unies contre elle, et préparent déjà son démembrement ; au dedans, le gouvernement est tombé entre les mains de favoris et de favorites dont l’audace finit par révolter la population ; des troubles en résultent, et, pour échapper à tant de dangers, l’Egypte en est réduite à prier les Romains de se faire à la fois les tuteurs du jeune Ptolémée Epiphane et les défenseurs du pays : le Sénat accepte, et M. Æmilius Lepidus vient, en cette double qualité, résider quelque temps à Alexandrie. Pendant que l’Egypte décline d’une façon si rapide, la Syrie et la Macédoine, au contraire, se relèvent par des succès inattendus. En Syrie, régnait alors Antiochus III ; à son avènement, en 222, il avait trouvé le royaume singulièrement déchu du rang où l’avait porté son fondateur Séleucus Nicator. De revers en revers, la Syrie avait dû reconnaître l’existence de toutes sortes d’Etats formés à ses dépens : la Bithynie avait défendu victorieusement son indépendance ; les Gaulois s’étaient établis en Galatie ; Pergame s’étendait de plus en plus ; l’Egypte se maintenait dans la Cœlé-Syrie ; les Parthes enfin et les Bactrians avaient battu plusieurs armées et même fait prisonnier un roi, Séleucus II. Une telle impunité encourageait sans cesse de nouvelles rébellions : ainsi, dans les premières années du règne d’Antiochus, deux satrapes essayèrent encore de s’ériger en souverains dans leurs gouvernements, Molon en Médie et Achæos en Asie Mineure. Mais Antiochus déploya une énergie et une activité qu’on n’attendait pas de son jeune âge : il vainquit d’abord Molon et Achæos ; puis, tournant ses armes contre les ennemis ordinaires de la Syrie, il reprit aux Egyptiens quelques-unes des places dont ils s’étaient emparés, contraignit les Parthes et les Bactrians à se déclarer ses alliés, fit une démonstration contre les Arabes, et renouvela avec le petit-fils de Sandracotos, roi de la vallée du Gange, le traité conclu jadis avec son grand-père par Séleucus Nicator. De ces diverses expéditions il tira une brillante renommée, et ses sujets lui donnèrent le surnom glorieux de Grand. Pourtant la puissance de la Syrie était plus apparente que réelle ; nominalement, elle comprenait tous les pays qui s’étendent de l’Indus à l’Hellespont ; mais, en réalité, dans cet immense territoire, bien des villes grecques étaient à demi libres, plusieurs provinces s’étaient affranchies et traitaient sur le pied d’égalité avec leur suzerain, d’autres n’attendaient qu’une occasion pour revendiquer à leur tour leur autonomie. Surtout l’empire d’Antiochus, ne répondant à aucune région naturelle, manquait absolument de cohésion ; pour lui en donner, il eut fallu s’appliquer à fondre en un même corps de nation tous les peuples dont il se composait, les initier dans une juste mesure aux idées et aux mœurs grecques, intéresser les chefs indigènes au nouvel ordre de choses, en un mot reprendre à leur égard la pensée d’Alexandre. Les Ptolémées l’avaient fait en Egypte ; la nécessité s’en imposait bien plus encore aux Séleucides ; et cependant, au lieu de travailler à s’attacher étroitement leurs sujets, ils semblaient plutôt prendre à tache de s’en isoler. Ils n’oubliaient pas la vieille distinction outre Grecs et Barbares ; ils continuaient à regarder les Asiatiques comme des êtres de condition inférieure, destinés toujours à l’obéissance passive ; pour les gouverner, ils leur envoyaient des officiers macédoniens accompagnés de quelques troupes grecques ; et ainsi l’Asie non seulement restait, comme au temps des Achéménides, un assemblage artificiel de races fort distinctes l’une de l’autre, dont la langue, la religion, les coutumes ne se pénétraient pas ; mais son roi même lui était à peu près étranger et n’entrait en relations avec elle que par les ordres qu’il lui adressait. Dès lors, on le comprend, le sort d’un semblable Etat dépendait surtout de la faiblesse et de la mollesse de ses voisins : de loin, son étendue pouvait faire illusion sur sa puissance véritable ; mais, qu’il vienne à se heurter contre un adversaire énergique et résolu, il n’aura pas plus de force, pour l’attaque ou pour la défense, que n’en avait jadis le Grand Roi. Toute autre était la situation de la Macédoine. Son territoire était bien plus restreint que le royaume des Ptolémées et surtout que celui des Séleucides ; par contre, la population y offrait des qualités précieuses qu’on ne trouvait guère en Egypte ou en Asie. En dépit de mélanges inévitables, elle était restée assez homogène pour garder très vivant le souvenir de la grande époque de Philippe et d’Alexandre : fière de la gloire dont ses chefs l’avaient comblée, elle leur était profondément dévouée ; elle tenait à honneur de conserver, pour les bien servir, la tradition de bravoure que ses ancêtres lui avaient léguée ; mais elle ne voulait pas oublier non plus que les conquérants de l’Asie avaient été les auxiliaires, non les esclaves de leur roi ; et, à leur exemple, elle prétendait unir à son loyalisme un certain sentiment de noble indépendance qui ne faisait que l’attacher davantage à sa patrie. Au reste, le monde grec tout entier s’accordait à reconnaître la supériorité des Macédoniens : c’est chez eux que les Ptolémées et les Séleucides venaient recruter leurs meilleures troupes ; ils leur demandaient volontiers aussi leurs généraux et leurs gouverneurs. Le peuple éprouvait le même sentiment que les princes. On connaît l’anecdote de cet habitant d’Alexandrie qui, rentrant dans sa ville natale après un long séjour en Macédoine où il avait pris le costume et les mœurs du pays, se croyait devenu un autre homme, et ne voyait plus dans ses compatriotes que des esclaves. Mais la preuve la plus frappante de la vigueur que cette nation conservait au iiie siècle, c’est la rapidité avec laquelle, dans l’espace de cinquante ans, de la mort de Pyrrhus à la bataille de Sellasie, elle se releva des désastres où elle avait failli sombrer. La Macédoine en effet, plus qu’aucune autre contrée, avait été exposée à de multiples dangers. D’abord, comme elle était le berceau de l’empire d’Alexandre, on attribuait à sa possession une importance particulière : elle se trouva donc souvent l’objet soit de la convoitise, soit des craintes des souverains qui aspiraient à la suprématie après la mort du conquérant. Puis ses frontières, au nord et à l’ouest, touchaient à des peuples belliqueux, Thraces, Dardaniens, Illyriens, qui n’avaient jamais été parfaitement soumis, et dont les attaques étaient sans cesse à redouter. Enfin, pour arriver au rang de grande puissance, elle avait besoin de l’appui de la Grèce ; or celle-ci, par nature, préférait l’autonomie locale de ses diverses cités à toute espèce de ligue où elle eût dû aliéner une parcelle de son indépendance, et des amis intéressés, les Ptolémées en particulier, prenaient grand soin d’entretenir en elle ces dispositions. Bref, pendant un demi-siècle, la Macédoine s’achemina vers la ruine : les diadoques se disputant sa possession, elle changeait de maîtres fréquemment, et aucun d’eux n’avait le temps de prendre à cœur ses intérêts ; l’invasion gauloise avait ensuite ravagé son territoire pendant plusieurs années ; peu de temps après, elle avait failli tout à coup être absorbée par l’Epire, et servir à dédommager Pyrrhus de ses revers en Sicile et en Italie. Par bonheur pour elle, à partir de 272, la dynastie des Antigonides put enfin s’implanter solidement dans le pays et entreprendre de le régénérer. Antigone Gonatas indiqua la voie à suivre en travaillant patiemment à mettre la Grèce sous sa dépendance ; il n’y réussit pas entièrement, surtout quand il prétendit établir de tous côtés des tyrans dévoués à ses intérêts. Son successeur Démétrius II perdit même une partie des avantages qu’il avait acquis. Mais bientôt Antigone Doson mena à bonne fin l’œuvre commencée : profitant de l’effroi que la politique de Cléomène inspirait à la ligue achéenne, il parvint à se faire agréer comme le sauveur du Péloponnèse : pour qu’il abattît Sparte, l’assemblée d’Ægion lui livra Sicyone et Corinthe, lui assura des subsides, et décréta en son honneur, comme pour un dieu, des processions, des jeux, des sacrifices. Antigone fut vainqueur à Sellasie ; mais il survécut fort peu à son triomphe : la même année (221), il laissa le trône à son cousin et beau-fils, Philippe V, à peine âgé de dix-huit ans. A ce moment, la prépondérance de la Macédoine en Grèce était mieux assurée qu’elle ne l’avait été sous Philippe II ou sous Alexandre. En apparence, elle se présentait peut-être sous des dehors plus modestes qu’au temps où Philippe II, après Chéronée, présidait la diète de Corinthe, ou bien où Alexandre tenait entre ses mains le sort de Thèbes et d’Athènes. Cette fois, tous les Etats de la confédération étaient déclarés égaux et indépendants : on laissait, par exemple, la Thessalie et même Sparte parler de leur autonomie. Mais, en réalité, le roi de Macédoine commandait en Thessalie, et il entretenait un épistate à Sparte ; la ligue achéenne, l’Epire, l’Acarnanie, la Béotie, la Phocide acceptaient sa direction politique ; la Messénie demandait à être admise dans son alliance ; et ces divers peuples naturellement, en cas de guerre, le reconnaissaient pour leur généralissime. En somme, pour réaliser l’union de toute la Grèce autour de la Macédoine, il ne manquait plus à la nouvelle ligue que l’adhésion d’Athènes, des Etoliens et des Eléens. Dès lors, on voit quelle devait être la politique de Philippe : afin d’assurer la paix de la Grèce, il lui suffisait de réduire à l’impuissance les plus turbulents des dissidents, c’est-à-dire les Etoliens, et de veiller à ce que Sparte ne manifestât plus de tendances séparatistes ; le reste du pays pouvait être gagné à force de ménagements et de douceur ; ensuite, il avait à assurer sa frontière septentrionale en infligeant aux barbares, ses voisins, quelque défaite qui les mit pour longtemps hors d’état de lui nuire ; enfin, il lui fallait aussi surveiller les progrès de Rome en Illyrie, comme Antigone Doson en avait marqué l’intention en accueillant à sa cour Démétrius de Pharos. Philippe ne sut pas réaliser tout ce programme : il commença fort bien, en menant avec vigueur la guerre Sociale ; la paix de Naupacte, en 217, aboutit il créer entre les alliés de la Macédoine et l’Etolie une entente destinée à unir les forces nationales pour la lutte qu’on pressentait inévitable contre Rome. Mais, quand Hannibal sollicita son alliance, il perdit d’abord sans rien faire un temps précieux ; puis, au lieu de s’attirer par sa modération l’amour et la confiance des Grecs, il se discrédita par des injustices et des cruautés inutiles, dont le Sénat romain profita pour ressusciter les dissensions que les conférences de Naupacte avaient un instant apaisées. Ainsi, après la première guerre de Macédoine, il était facile de se rendre compte que les talents politiques ou militaires de Philippe V n’égalaient pas ceux d’Antigone Doson. Le jeune roi pourtant n’était pas sans valeur : s’il n’avait pas la profondeur de vues de son prédécesseur, et s’il ne savait pas comme lui calculer et préparer les événements, du moins, à l’approche du danger, son insouciance disparaissait ; il était capable alors d’efforts sérieux et suivis, et on devinait en lui le sentiment très élevé de l’honneur de la Macédoine. D’ailleurs, il n’avait rien perdu jusqu’alors de ses possessions : outre ses Etats héréditaires, il tenait sous sa dépendance la plus grande partie de la Grèce, et il y occupait, pour la surveiller, de nombreuses forteresses échelonnées de la Thessalie au Péloponnèse, en particulier Démétriade, Chalcis, Corinthe et Orchomène d’Arcadie ; il avait aussi des postes en Thrace, dans les Cyclades et en Carie ; la Crète s’était déclarée pour lui ; et enfin, en contractant une alliance avec Antiochus III, en 205, il se préparait à s’agrandir encore aux dépens de l’Egypte. Bref la Macédoine, à cette date, malgré les fautes de Philippe, restait certainement fort prospère, et elle pouvait même revendiquer de nouveau le premier rang parmi les Etats helléniques. Tels étaient les trois grands royaumes issus de l’empire d’Alexandre ; mais, à côté d’eux, il existait aussi maintenant une foule de petites principautés dont l’ambition devait singulièrement favoriser les desseins de Rome en Orient. Ainsi de l’Egypte s’étaient détachées Cyrène et la Judée ; en Asie, une dizaine d’Etats s’étaient constitués aux dépens des Séleucides ; et la Macédoine avait besoin d’efforts continuels pour maintenir son hégémonie en Thrace et en Grèce. Considérons seulement ici les deux régions où Rome va bientôt intervenir, la Grèce et l’Asie Mineure. En Asie Mineure, le souverain nominal, le roi de Syrie, ne possède guère en réalité que la Lydie, la Phrygie et la Cilicie ; le reste du pays lui échappe : au nord, le Pont et la Bithynie obéissent à des dynastes locaux ; au centre, le royaume des Galates occupe un vaste territoire ; à l’ouest, Pergame est devenue un Etat considérable, assez riche pour acheter l’île d’Egine aux Etoliens après la première guerre de Macédoine ; la Carie se partage entre la Macédoine et Rhodes ; quant aux villes grecques éparses le long des côtes, ou bien elles dépendent de l’Egypte, ou bien elles sont unies en une sorte de hanse sous la direction de Rhodes. Rhodes en effet est alors un des principaux centres commerciaux de la Méditerranée orientale ; fort habilement, nous l’avons vu, elle a toujours évité de s’engager dans les querelles politiques de ses voisins ; mais, au besoin, elle sait par la force se défendre contre leurs attaques, ou se faire octroyer la reconnaissance des libertés nécessaires à son développement : elle a résisté victorieusement à Démétrius Poliorcète, et empoché la fermeture des détroits qui mènent au Pont-Euxin. Aussi est-elle tenue par tous en haute estime, et autour d’elle se sont groupées nombre de cités maritimes, en première ligne Byzance et Cyzique, puis d’autres, comme Sinope, Héraclée du Pont, Lampsaque, Abydos, Mytilène, Smyrne, Chios, Samos et Halicarnasse. Voilà, dans une seule contrée, des intérêts fort divers. La Grèce offre à peu près le même spectacle. Les trois villes qui autrefois y ont occupé tour à tour le premier rang sont tombées dans une décadence profonde. Athènes, depuis la guerre de Chrémonide, se désintéresse des destinées du pays : jadis elle prenait l’initiative de la politique nationale ; maintenant elle se met à la remorque de l’Egypte ou de Rome, et ne se recommande plus que par le culte qu’elle garde encore pour les lettres et pour les arts. Sparte a conservé plus longtemps sa vigueur : elle a résisté à Démétrius et à Pyrrhus ; elle a envoyé Cléonyme en Italie, Areus en Crète, Xanthippe à Carthage. Mais elle est minée par des maux intérieurs : dans cette ville vouée par Lycurgue à la pauvreté, les richesses s’accumulent entre les mains des femmes ; d’autre part, le nombre des citoyens est tombé de 9.000 à 700. En vain Agis et Cléomène ont-ils essayé de relever leur patrie ; leurs projets ont amené de sanglantes révolutions : en quelques années, quatre fois les éphores ont été massacrés, et la royauté, oscillant de l’oligarchie à la démagogie, a engendré en fin de compte la tyrannie sans scrupules de Machanidas et de Nabis. Quant à Thèbes, sa grandeur n’a pas survécu à Epaminondas ; au iiie siècle, elle est occupée seulement de ses plaisirs. On en pourrait dire autant de tout ce qui autrefois a porté un nom illustre : Corinthe, Argos, Mégare, Egine, l’Epire même ne jouent plus aucun rôle ; ce sont deux peuples nouveaux qui dirigent les affaires de la Grèce, les Etoliens et les Achéens. Les premiers sont les plus fortement organisés : très braves, ils disposent d’une armée solide ; mais ils en usent volontiers pour se livrer au brigandage. La première guerre de Macédoine les a laissés dans une position assez fausse vis-à-vis de Rome comme vis-à-vis de Philippe ; cependant ils comptent encore de nombreux partisans dans le Péloponnèse (en Elide, en Messénie, dans une partie de l’Arcadie), dans la Grèce centrale (en Phocide, dans le sud de la Thessalie), et jusqu’en Thrace et en Asie Mineure (Lysimachie, Chalcédoine). Les Achetons, qui dominent surtout dans le Péloponnèse, forment avec eux un contraste complet : leurs mœurs politiques sont bien meilleures, leurs préoccupations plus patriotiques ; ils songent, eux, à sauvegarder l’indépendance de la Grèce ; mais, sauf Philopœmen, leurs chefs ont peu de talents militaires. Ces deux ligues constituent une tentative intéressante de fédération entre les Grecs ; malheureusement elles sont rivales l’une de l’autre, et l’entente entre elles n’est, guère à espérer, car elles répondent à deux tendances tout à fait opposées : la ligue achéenne est sinon aristocratique, du moins timocratique et conservatrice ; la ligue étolienne est démocratique et révolutionnaire ; dans ces questions d’ordre social, les dissentiments sont profonds, les haines violentes, et des deux côtés on n’hésite pas, pour triompher, à solliciter l’intervention toujours dangereuse des grandes puissances : les Achéens ont appelé la Macédoine, et les Etoliens ont eu recours à Rome. En somme, vers la fin du iiie siècle, au moment où il ne subsiste plus en Occident qu’un seul Etat fortement constitué, les divisions, territoriales ou politiques, se multiplient au contraire dans tout l’Orient ; c’est là assurément pour lui une grave cause de faiblesse. En devons-nous pourtant conclure qu’il est désormais sans force ? Les historiens latins l’ont peut-être trop volontiers répété après la victoire : Florus, par exemple, ose dire de la Macédoine qu’y pénétrer, c’était l’avoir vaincue ; à l’entendre, une seule chose la protégeait : là avait été autrefois le peuple-roi, et, en entreprenant la guerre contre elle, Rome, bien qu’elle n’eut comme adversaire que Philippe V, croyait encore combattre le grand Alexandre. Justin exprime la même idée ; et elle se retrouve aussi dans Tite-Live, au début de sa ive décade : « la guerre de Macédoine, écrit-il, n’est pas du tout comparable à la guerre d’Hannibal ni pour l’étendue du danger, ni pour l’habileté du général, ni pour la valeur des soldats ; mais elle offre presque plus d’éclat par suite de la renommée des anciens rois de cette nation, de son antique gloire et de la grandeur de cet empire, qui naguère avait soumis à ses armes une bonne partie de l’Europe et une portion encore plus vaste de l’Asie. » Mais, si la Macédoine n’avait été défendue que par le souvenir de son passé, les Romains n’auraient pas eu besoin de s’y reprendre à trois fois pour la conquérir, et l’on s’expliquerait mal aussi les défaites qu’y éprouvèrent plusieurs de leurs généraux. En réalité, Philippe ne manquait pas d’activité : il la dépensait peut-être mal à propos ; du moins il brûlait du désir d’égaler Alexandre ; on lui reconnaissait des talents et de l’ardeur pour la guerre ; et, quand la lutte fut décidée contre lui, un des premiers rapports qui parvinrent à Rome signalait en Macédoine de nombreuses troupes, beaucoup de navires, bref des ressources plus considérables que celles dont disposait autrefois Pyrrhus quand il partit pour conquérir la Grande-Grèce. Ce qui est vrai de la Macédoine l’est également de la Grèce. Là aussi il est facile de relever des signes de décadence : depuis longtemps le pays souffre du manque d’hommes, cette maladie terrible pour laquelle il a du créer un mot, l’oliganqrwpia ; les guerres d’Alexandre et de ses successeurs ont encore appauvri sa population ; les citoyens les plus braves ont pris l’habitude d’aller servir à l’étranger, et ceux qui restent n’ont guère le goût des choses de la guerre : c’est ainsi qu’on a vu les pirates illyriens étendre impunément leurs ravages jusqu’à Messène. Pourtant l’esprit militaire n’est pas éteint complètement ; une grave commotion peut le ranimer. La ligue achéenne, depuis les réformes de Philopœmen, possède une milice solide, et, pour la lutte suprême, elle parviendra à mettre debout 30.000 ou 40.000 combattants ; la cavalerie étolienne est renommée ; les flottes de Rhodes et de Pergame ne sont pas non plus sans valeur. Le danger, pour tout le monde grec, est donc moins dans sa faiblesse que dans sa désunion. « Philippe, dit Plutarque, avait assez, pour tenir contre un premier choc, de la puissance macédonienne ; mais, dans une guerre de longue durée, sa force, son trésor, son refuge, l’arsenal, en un mot, de son armée, c’était la Grèce. » L’observation est parfaitement exacte et peut être généralisée : les grands royaumes helléniques n’ont chance de résister à Rome qu’à la condition de s’appuyer sur les petits Etats qui les environnent ; or ceux-ci, naturellement gênés dans leur développement par leurs puissants voisins, n’ont que trop de tendance à les regarder en ennemis, et, pour leur faire échec, à s’allier à l’étranger. Leur conduite va donc peser d’un grand poids dans les destins de l’Orient : qu’ils arrivent, comme ils l’ont fait au congrès de Naupacte, à oublier leurs mesquines rivalités en présence de l’intérêt véritable de la patrie, ils pourront tenir tête à l’orage qui les menace du côté de l’Occident ; mais, quand les troupes romaines débarqueront dans leur pays, qu’ils préfèrent se joindre à elles, pour assouvir leurs rancunes particulières, plutôt que de se serrer autour des princes de leur race, on verra se reproduire les calamités de la première guerre de Macédoine. IICelle-ci, nous l’avons dit précédemment, s’était terminée en 205 : Rome avait rappelé ses troupes de Grèce, et, tout occupée à en finir avec Hannibal, elle laissait en paix le monde grec. En 201, elle remporte la victoire décisive de Zama : immédiatement son attention se retourne vers l’Orient, et, dès l’année suivante, une nouvelle lutte éclate avec Philippe. Qui donc en prit l’initiative ? quels prétextes furent mis en avant ? quel était le but réellement poursuivi ? voilà autant de questions à nous poser au début d’une crise dont les résultats doivent être si considérables. Pour découvrir l’auteur véritable de la guerre, procédons par élimination. Etait-ce le peuple de Rome qui avait hâte d’abattre la puissance de la Macédoine ? Non évidemment. Quand, au nom du Sénat, un des consuls vint demander aux centuries assemblées si elles ordonnaient la guerre contre Philippe, elles commencèrent par repousser sa proposition presque à l’unanimité. Or ce n’était pas là seulement la manœuvre politique d’un tribun heureux d’être désagréable à la noblesse : la masse des citoyens, dit Tite-Live, était lasse de la longueur et des maux de la campagne d’Hannibal ; elle obéissait à un dégoût spontané des dangers et des fatigues. Pendant dix-sept ans, l’Italie avait été tenue sous les armes ; son sol de tous côtés était dévasté ; maintenant elle aspirait au repos, et, après tant de combats, elle prétendait jouir des avantages de la victoire. Était-ce donc Philippe qui, effrayé des progrès de Rome, voulait la rejeter au delà de l’Adriatique ? Il en avait peut-être eu l’idée en 217, à l’époque du congrès de Naupacte ; Démétrius de Pharos et Hannibal l’y avaient, en tout cas, vivement engagé. Mais, au temps même où Hannibal était maître de l’Italie du Sud, Philippe n’avait jamais pu se résoudre à y tenter un débarquement ; plus tard, attaqué dans son propre pays, il avait eu besoin des plus grands efforts pour résister non pas même aux Romains, mais aux adversaires qu’ils lui suscitaient en Grèce. Dès lors, il paraît s’être rendu compte des ressources formidables dont ils disposaient directement ou indirectement : il s’estima trop heureux d’une paix où il ne perdait rien ; et, renonçant à intervenir dans les affaires d’Occident, il se tourna délibérément vers l’Orient. De ce côté d’ailleurs les circonstances étaient favorables : l’Egypte, déjà affaiblie, venait de tomber entre les mains d’un enfant de cinq ans. Philippe s’entendit avec Antiochus pour démembrer ses possessions : Cyrène, les Cyclades et l’Ionie formaient son lot ; il travailla sans retard à les conquérir, et cette entreprise suffisait à l’absorber entièrement. En 200, il s’était annexé de gré ou de force Lysimachie, Périnthe, Chalcédoine, Cios, Lampsaque, Thasos, Chios, Samos ; il avait fait une campagne en Carie, mis garnison à Andros, à Cythnos, à Paras ; il était en guerre avec Pergame, avec Rhodes, avec Byzance. Bref, il ne songeait certes pas à troubler chez eux les Romains. Si la guerre n’a été ni réclamée par le peuple de Rome ni provoquée par Philippe, une seule hypothèse nous reste : elle a du être voulue par le Sénat, et par le Sénat seul ; or, ce qui tend bien à le démontrer, c’est la peine qu’il eut à lui trouver un prétexte plausible. Pourtant, à en croire les historiens postérieurs, il avait deux graves sujets de plaintes contre Philippe : celui-ci aurait laissé ou fait faire par ses lieutenants des incursions en Illyrie, sur les territoires soumis au protectorat romain ; et même, dans les derniers temps de la guerre contre Carthage, il aurait secrètement envoyé en Afrique 4.000 hommes et de l’argent. De ces deux arguments, le Sénat n’invoqua ni l’un ni l’autre : c’est qu’évidemment ils manquaient de consistance. Le bruit de secours expédiés si tardivement à Hannibal, assez peu vraisemblable en lui-même, ne fut sans doute nullement démontré ; et si, en Illyrie, il y eut des hostilités regrettables, elles pouvaient bien aussi, comme le soutenait Philippe, être le fait des alliés de Rome ; de semblables pillages le long des frontières étaient pour ainsi dire la règle dans ces contrées ; et d’ailleurs il était trop sûr que le roi, au cas où ses torts seraient avérés, accorderait de suite réparation. On chercha donc contre lui d’autres griefs. Les consuls, porte-parole du Sénat, représentèrent Philippe comme un second Pyrrhus, un second Hannibal prêt à se jeter à son tour sur l’Italie : à les entendre, le moindre retard allait de nouveau faire de cette malheureuse contrée le théâtre d’une guerre terrible ; tout le monde grec n’attendait qu’un signal pour se joindre au roi de Macédoine. Ce discours ne manquait pas d’habileté là où il était prononcé, c’est-à-dire devant le peuple : le spectre de l’invasion, agité à ses yeux comme un épouvantail, le décida à voter l’offensive contre Philippe ; c’est tout ce que le Sénat désirait. Mais, au fond, il savait fort bien à quoi s’en tenir sur l’initiative des Grecs : ils avaient laissé succomber la Grande-Grèce et la Sicile ; ils n’étaient pas davantage inter venus à l’appel d’Hannibal, malgré Trasimène et Cannes ; et c’est après Zama qu’on leur prêtait l’intention d’attaquer l’Italie ! On le croyait si peu à Rome qu’en 200, la guerre une fois décidée, et malgré un soulèvement des Insubres, six légions seulement furent levées pour l’Italie et les provinces. Il fallait trouver autre chose. A première vue, les conquêtes récentes de Philippe en Asie Mineure semblaient de nature à fournir aisément un casus belli : l’Etolie, Rhodes, Pergame, l’Egypte avaient envoyé à Rome des ambassades pour signaler les entreprises de la Macédoine. Pourtant l’intervention du Sénat restait assez difficile à justifier : les Etoliens, par exemple, réclamaient maintenant son appui ; mais, dans la dernière guerre, ils avaient conclu avec Philippe une paix séparée en dépit des conventions passées par eux avec Rome, et on leur en gardait rigueur. Les Rhodiens et Attale accablaient le Sénat de leurs doléances, et leur situation du reste était pleine de périls ; mais, en fait, ils avaient été les agresseurs, et ils devaient supporter les conséquences de leur initiative. La situation de l’Egypte était plus nette : c’était une alliée de Rome maltraitée par Philippe ; seulement, si l’on prenait sa défense contre la Macédoine, il fallait la prendre aussi contre la Syrie ; or Rome ne voulait pas supporter en même temps le poids de deux guerres. Et puis l’Egypte même commençait à manifester visiblement des inquiétudes sur les intentions de Rome : elle continuait à témoigner la plus grande déférence pour le Sénat, mais elle insinuait que, s’il voulait rester en repos, elle n’y verrait pas d’inconvénient, et se chargerait, elle, de mettre sur pied des forces suffisantes pour protéger les Grecs contre Philippe ; sous sa correction diplomatique, l’avis était assez significatif. Un moyen excellent de sortir d’embarras eût été d’amener Philippe lui-même à une rupture ; on l’essaya. Au moment où le roi poussait le siège d’Abydos, on lui envoya un ambassadeur pour le sommer, de la part du Sénat, de s’abstenir de toute lutte avec les Etats helléniques, de renoncer à ses conquêtes sur les possessions de Ptolémée, et de soumettre à un arbitrage la question des torts causés à Attale et aux Rhodiens. Pour cette mission, on avait choisi le plus jeune des députés alors présents en Orient, M. Æmilius Lepidus ;[2] peut-être escomptait-on de sa part quelque imprudence de langage, d’où sortirait une déclaration de guerre immédiate : Rome était assez coutumière de ce procédé. En tout cas, aux reproches divers de Lépidus, Philippe se contenta de répondre malicieusement qu’en faveur de sa jeunesse et de son inexpérience des affaires, de sa beauté, de son orgueil romain, il lui pardonnait son audace ; il ne demandait, ajoutait-il, qu’à conserver la paix avec Rome ; mais, en cas d’attaque, il saurait se défendre. Ce furent les Athéniens qui fournirent enfin au Sénat le prétexte tant désiré. Ils avaient condamné à mort deux jeunes Acarnaniens coupables d’avoir assisté aux mystères d’Eleusis sans y être initiés ; les compatriotes des victimes avaient demandé vengeance à Philippe : celui-ci avait donc envoyé des troupes en Attique, et Athènes, incapable de se défendre elle-même, chercha du secours de tous côtés, auprès d’Attale, de Rhodes et de Rome. L’origine de la querelle, Tite-Live lui-même le reconnaît, était bien futile ; le Sénat cependant, faute de mieux, s’en contenta : il rappela qu’Athènes était son alliée, qu’elle avait droit à sa protection, et qu’il ne voulait pas laisser se renouveler le destin de Sagonte. En vain le général macédonien Nicanor évacua-t-il l’Attique sur les représentations d’une ambassade romaine ; les députés d’Athènes n’en furent pas moins reçus dans le Sénat de manière à faire comprendre à tous que l’affaire n’en resterait pas là. On leur vota des remerciements pour s’être montrés inébranlables dans leur fidélité, malgré de pressantes sollicitations et la crainte même d’un siège. C’était les engager à déclarer ouvertement la guerre à Philippe. Pendant ce temps, Rome s’assurait de la neutralité de l’Egypte ; elle rompait l’alliance d’Antiochus avec Philippe, en lui abandonnant toute la Cœlé-Syrie, et en lui décernant le titre d’ami et d’allié, pourvu qu’il renonçât à intervenir dans les événements de Grèce ;[3] enfin, pour ménager ses légions comme elle l’avait fait pendant la première guerre de Macédoine, elle s’efforçait de renouer contre Philippe la coalition des petits Etats. Ses diplomates allaient répétant partout que Philippe ne devait faire la guerre à aucun peuple grec, qu’il devait rendre compte devant un tribunal impartial de tous ses empiétements : à ces conditions seules la paix était possible.[4] Bref, Rome avait l’habileté de se présenter comme la protectrice de la liberté grecque contre la tyrannie macédonienne. M. Mommsen paraît accepter cette thèse : il parle, en termes émus, de Rome étendant son bras tutélaire au-dessus de tous les Hellènes ; il nous la montre, sous l’empire de la pitié et des sympathies qu’elle ressentait pour la Grèce, s’irritant à la nouvelle des massacres de Cios et de Thasos : la loi morale, conclut-il, la poussait à cette guerre, une des plus justes peut-être qu’elle ait faites.[5] Les Romains ne tinrent pas sans doute d’autre langage ; mais nous ne sommes pas obligés de prendre à la lettre leurs arguments. D’une façon générale, le désintéressement n’était pas leur fait ; nul plus qu’eux n’oubliait volontiers les services reçus dès qu’il n’y avait plus d’intérêt à se montrer reconnaissant (nous allons en trouver maint exemple par la suite) ; et, s’il leur convenait parfois de s’indigner des crimes d’autrui, leur propre conduite pendant la première guerre de Macédoine, à Anticyre, à Oréos, à Dymé, à Egine et ailleurs, ne nous permet guère de croire à la sincérité de leur émotion. Au reste, il n’est pas très difficile ici de deviner la vraie raison de la nouvelle guerre entreprise par eux contre Philippe. Depuis longtemps déjà ils avaient le désir d’étendre leur influence sur le monde hellénique ; leur triomphe récent sur Carthage les engageait maintenant bien plus encore dans cette voie. Maîtres incontestés de toute la Méditerranée occidentale, ils devaient fatalement entrer en rapports toujours plus suivis avec l’Orient ; et, s’ils ne rêvaient pas encore de le réunir à leur empire, — car leur ambition, on peut le croire, a eu des degrés, — du moins leurs intérêts politiques aussi bien que commerciaux les poussaient à s’y assurer une place prépondérante.[6] A ces projets la Macédoine était évidemment le principal obstacle : aussi la surveillaient-ils avec une jalousie inquiète. En 205, les circonstances les avaient obligés à lui accorder une paix honorable qui la laissait intacte, et ils l’avaient fait d’assez mauvaise grâce. Mais voilà que maintenant elle prétendait encore s’agrandir : les guerres engagées par Philippe allaient avoir pour résultat d’éliminer l’Egypte de la Thrace et des îles, d’écraser Pergame, de faire entrer Rhodes dans sa dépendance, et d’affermir son autorité sur la Grèce : une volonté unique dominerait sur toute la mer Ionienne ! Le Sénat vit le danger, et de suite, en dépit de l’épuisement de l’Italie, il résolut de combattre Philippe, sans lui laisser le temps de réaliser ses projets. Pour le Sénat, le but à atteindre était si nettement tracé dès le début de la guerre que, dans toutes les négociations tentées de 200 à 197, il maintint invariablement les mêmes exigences. Par exemple, peu de temps après son arrivée en Grèce, avant d’avoir encore remporté aucun succès, Flamininus a une entrevue avec Philippe ; le roi offre de rendre ses acquisitions récentes ; Flamininus réclame en outre l’abandon des anciennes conquêtes de la Macédoine, et, en particulier, de la Thessalie. Quelques mois après, encore avant Cynocéphales, une nouvelle conférence se tient à Nicée : Flamininus ne change rien à ses conditions. Philippe envoie des ambassadeurs à Rome : dès les premiers mots de leur discours, on les interrompt pour leur demander s’ils ont mission de promettre l’abandon de la Grèce, et spécialement de Démétriade, de Chalcis et de Corinthe. Jamais guerre, on le voit, n’a eu d’objectif plus précis : il s’agissait de briser la force redoutable de la Macédoine, et, bien entendu, d’empêcher de même la formation de toute autre puissance assez considérable pour prétendre à une politique indépendante. Seulement un tel dessein, pour réussir, ne pouvait être présenté sous cette forme : une franche déclaration de guerre à Philippe risquait d’ouvrir les yeux aux Grecs. C’est pourquoi le Sénat prit tant de soin pour mettre la Macédoine dans son tort vis-à-vis de lui : il se donna l’air de n’intervenir que pour défendre Athènes, son alliée ; et, du même coup, toujours au nom de la justice, il se déclara prêt à venger les injures de la Grèce entière. La guerre commença dans l’automne de l’année 200 : successivement conduite par P. Sulpicius Galba, par P. Villius et par T. Quinctius Flamininus, elle aboutit, dans l’été de 197, à la victoire des Romains à Cynocéphales ; Philippe sollicita la paix. Conformément aux desseins arrêtés depuis longtemps par le Sénat, il perdit ses possessions extérieures, anciennes ou récentes, en Asie Mineure, en Thrace, dans les îles et en Grèce ; on lui laissait la Macédoine réduite à ses frontières primitives, moins le petit canton de l’Orestide ; à cela s’ajoutaient les clauses habituelles de tribut et de désarmement, avec l’interdiction de toute alliance au dehors et de toute hostilité contre les alliés de Rome. Bref, il était réduit à l’impuissance politique : le programme de Rome était accompli. Là, il est vrai, commençaient pour elle les difficultés. Il lui restait à régler le sort des territoires abandonnés par Philippe ; or si, avant la guerre, elle avait annoncé que les Grecs devaient être arrachés à la domination macédonienne et rendus à la liberté, maintenant qu’elle était maîtresse des dépouilles de la Macédoine, elle ne pouvait se défendre d’un vif désir d’en garder quelque chose. On s’arrêta d’abord à un moyen terme. Aux jeux isthmiques de l’année 196, auxquels la Grèce entière était accourue, Flamininus fit proclamer solennellement par le héraut la décision du Sénat qui rendait leur liberté, leurs immunités diverses et leurs lois à tous les Grecs jadis soumis à l’autorité de Philippe. C’était l’accomplissement des promesses primitives. On commençait à ne plus y croire ; aussi cette nouvelle provoqua-t-elle une joie immense ; pendant plusieurs jours ce ne furent que louanges à l’égard de la nation « qui, à ses frais, à ses risques et périls, combattait pour assurer la liberté des peuples, et qui passait les mers pour bannir du monde entier toute domination injuste, pour établir en tous lieux le règne du droit, de l’équité et des lois ». Mais il y eut d’abord quelques exceptions à la mesure générale afin de récompenser certains alliés : au roi d’Illyrie, Pleuratos, on abandonna Lychnis et le pays des Parthiniens, c’est-à-dire une des entrées de la Macédoine ; de même le chef des Athamanes, Amynander, garda les places qu’il avait prises dans la Thessalie occidentale ; et Athènes, pour avoir provoqué la guerre, reçut les îles de Paros, Scyros et Imbros.[7] Puis, chose plus grave, malgré la proclamation théâtrale de Flamininus, les armées romaines ne quittèrent pas la Grèce. Sans doute, l’occupation était présentée comme temporaire : on prétendait que l’intérêt du pays était de rester provisoirement sous la protection romaine plutôt que de passer de la domination de Philippe sous celle d’Antiochus. En attendant, les légions ne partaient pas, et elles conservaient en particulier les trois points stratégiques que Philippe appelait les entraves de la Grèce : les dix commissaires avaient décidé en effet de rendre Corinthe aux Achéens, mais en laissant une garnison dans l’AcroCorinthe, et de retenir Chalcis et Démétriade jusqu’à ce qu’on fût délivré de toute crainte du côté d’Antiochus. Cette situation fausse se prolongea deux ans, de 196 à 194 : pendant ce temps, les pouvoirs de Flamininus étaient prorogés, et le Sénat mettait des renforts à sa disposition ; de semblables atermoiements, on le pense bien, n’étaient pas sans réveiller les défiances et les plaintes des Grecs. Enfin, vers le printemps de 194, Flamininus fut autorisé à leur annoncer l’évacuation prochaine de leur pays ; et effectivement, au début de l’été de la même année, il ramena en Italie son armée et sa flotte. IIITelle a été la conduite des Romains en Grèce pendant la seconde guerre de Macédoine. Comment devons-nous maintenant l’apprécier, et quelles conclusions en pouvons-nous tirer sur leurs sentiments à l’égard du monde hellénique ? — Ici une remarque importante s’impose tout d’abord à nous : Rome, dans cette occasion, sépare entièrement la Macédoine du reste de la Grèce. D’une façon générale, elle se déclare la protectrice des Grecs, et, quand elle tient leur sort entre ses mains, elle respecte leur indépendance ; cependant, elle inflige à la Macédoine le même traitement qu’à Carthage : elle l’humilie profondément, et d’un royaume considérable elle fait un État de second ordre, contraint de se plier à sa politique et à ses exigences. La Macédoine n’était-elle donc pas une puissance grecque ? Sans doute, pendant longtemps les Athéniens se sont plu à traiter les Macédoniens de barbares : c’était une des injures favorites de Démosthène à Philippe ; à l’entendre, de tout le pays on n’aurait pas seulement tiré un esclave convenable.[8] Mais les diatribes violentes de Démosthène ne sont pas toujours fort probantes. Veut-on remonter aux traditions mythologiques ? Le peuple macédonien avait, lui aussi, un ancêtre parmi les héros dont la race grecque prétendait descendre : Macednos ou Macédon passait soit pour le fils de Lycaon, fils lui-même de Pelasgos et de Melibœa, fille d’Oceanos, soit pour celui de Zeus et de Thyia, fille de Deucalion. Ces légendes, il est vrai, peuvent, comme tant d’autres, avoir été fabriquées après coup ; mais nous trouvons dans Hérodote la trace déjà plus sûre de relations étroites entre les Doriens et les Macédoniens. D’après lui, les deux peuples constituaient une seule race qui, contrainte d’émigrer à plusieurs reprises, aurait chaque fois changé de nom : ceux qui étaient appelés Macédoniens au pied du Pinde se seraient appelés Doriens en arrivant dans le Péloponnèse ; puis, plus tard, à la suite des révolutions d’Argos, des princes de cette ville seraient à leur tour revenus en Macédoine. Cette tradition est confirmée par Thucydide, et elle nous explique pourquoi les rois de Macédoine, les Téménides, honoraient comme chef de leur dynastie Téménos, dont se réclamaient de leur côté les Héraclides d’Argos. Préfère-t-on s’en tenir aux faits bien attestés par l’histoire ? Dès le vie siècle, nous voyons un roi de Macédoine, Amyntas, offrir un asile aux Pisistratides. Pendant les guerres modiques, son fils Alexandre est forcé de subir la suzeraineté perse ; mais il ne s’en applique pas moins à servir les intérêts de la Grèce : il s’entremet comme négociateur bienveillant entre Mardonius et les Athéniens, et, à la veille de la bataille de Platées, il informe les Grecs alliés des projets de l’armée perse. Il avait déjà réclamé, comme parent des Argiens, le droit de participer aux jeux olympiques, et on lui avait donné gain de cause en dépit de certaines protestations ; il obtint de plus, après la défaite des Perses, le surnom de Philhellène. Arrivons au ive siècle : Philippe, le grand Philippe, passe trois ans de sa jeunesse à Thèbes ; il s’y prend d’admiration pour Epaminondas, et, auprès de lui, s’initie aux secrets de la politique et de la stratégie ; en même temps, il se pénètre des arts de la Grèce, et peut-être a-t-il été en relations avec Platon : on prétend que le philosophe l’aurait fait recommander à Perdiccas par son disciple Euphræos d’Oréos, et que telle aurait été l’origine de sa fortune.[9] Alexandre, on le sait assez, fut élevé par Aristote : s’il conserva toujours quelque chose du caractère macédonien dans son ardeur pour les exercices physiques, dans ses emportements soudains, dans son goût pour les longs festins et pour le vin, il était cependant bien grec par l’esprit ; ses ménagements à l’égard d’Athènes, la capitale intellectuelle de la Grèce, en sont une preuve parmi beaucoup d’autres. Enfin, au iiie siècle, à l’époque des diadoques et des épigones, les rapports étaient devenus si fréquents entre les Grecs et les Macédoniens, leurs destinées s’étaient si intimement mêlées qu’il n’était vraiment plus possible de distinguer en eux des Grecs et des barbares : les deux peuples, ayant les mêmes besoins, les mêmes mœurs, la même langue, étaient tout prêts à se confondre.[10] Ce n’est pas là une conception moderne de l’histoire ancienne : les Grecs eux-mêmes l’ont eue. Une fois réduits par Rome en servitude, souvent on les entendit répéter que l’empire universel leur eût appartenu, si Alexandre n’était pas mort si jeune.[11] Ils prenaient alors à leur compte l’œuvre de la Macédoine ; ils regardaient comme victoires helléniques les victoires de son plus grand roi. Gloriole, dira-t-on, de gens vaniteux, habiles à se consoler de leur impuissance : soit. Mais est-il donc impossible aussi d’admettre qu’avec le temps les petites passions avaient disparu, que les choses s’étaient mises naturellement au point, et que dans cette sympathie tardive pour la Macédoine se manifestait la conscience de l’unité véritable de la race ? Outre l’unité de race, il y avait encore entre les deux pays communauté d’intérêts. Assurément dans la conduite des rois de Macédoine en Grèce il est facile de relever plus d’un acte de despotisme : Philippe V, en particulier, se laissait entraîner facilement à des fautes de ce genre, et ses adversaires ne manquaient pas de s’en faire une arme contre lui. Qu’on lise par exemple, dans Tite-Live, le discours du stratège Aristænos devant l’assemblée de la ligue achéenne à Sicyone : il rappelle les sacrilèges commis par Philippe en Attique, ses cruautés contre des villes conquises par les armes, comme Abydos, ou simplement coupables, comme Messène, de ne pas se prêter spontanément à ses desseins, son ingratitude envers Aratus, son peu de respect pour l’honneur des meilleures familles, ses maladresses au milieu de ses entreprises contre l’Egypte, puisque, en dehors de ses adversaires irréductibles, Sparte, l’Elide et Athènes, il avait trouvé le moyen de tourner contre lui l’Etolie, Rhodes, Byzance et Pergame. Chose plus grave, quelle que fût la personne du prince, la Macédoine, du moment où elle dominait en Grèce, était incapable d’oublier ses intérêts dynastiques. Ainsi Antigone Doson lui-même avait bien fait sentir aux Achéens que leurs goûts d’indépendance n’étaient que tout au plus tolérés ; Aratus avait subi l’humiliation de voir relever à Argos les statues des tyrans jadis abattus par lui, et renverser celles des libérateurs, les siennes seules exceptées ; Mantinée, fort maltraitée, avait cependant pris le nom de son vainqueur ;[12] plus récemment, dans le traité conclu avec Hannibal, Philippe s’était fait garantir l’hégémonie sur la péninsule hellénique et sur les îles avoisinantes ; et, chaque année, les Achéens, pour confirmer leur alliance avec lui, devaient renouveler leur serment devant ses ambassadeurs. Les Grecs avaient donc un maître, et maints petits faits étaient propres à le leur rappeler sans cesse. Tout en le reconnaissant, il y aurait déjà lieu, sans trop de paradoxe, de se demander si, d’une façon absolue, ce n’était pas un bien pour eux. Pendant longtemps ils avaient joui de leur indépendance ; or, quel avantage en avaient-ils tiré ? Tant de qualités merveilleuses dont la nature les avait doués étaient restées en grande partie inutiles ; leurs diverses cités s’étaient épuisées dans la lutte intérieure des factions ou dans des rivalités sans cesse renaissantes, et ils n’avaient fondé aucun Etat considérable. Au contraire, une fois soumis à la direction de la Macédoine, un champ immense s’était ouvert à leur activité : en répandant leur civilisation dans le monde, ils avaient accompli l’œuvre la plus merveilleuse de leur histoire, une des plus fécondes aussi de tous les temps.[13] Mais laissons de côté cette considération, puisque sans doute fort peu d’entre eux en étaient touchés à ce moment ; bornons-nous à nous représenter les sentiments que la situation politique devait inspirer à tout patriote clairvoyant. A la fin du iiie siècle, les rois de Macédoine ne songeaient plus et ne pouvaient plus songer à transformer la Grèce en une simple province de leur empire : ils y occupaient les principaux points stratégiques, ils s’efforçaient d’y étendre leur influence ; mais leur domination, en somme, était assez douce, et plusieurs villes, comme Dymé, Mégalopolis et Argos, leur avaient même de telles obligations qu’elles refusèrent, pour ne pas les trahir, de suivre les décisions de la ligue à laquelle elles appartenaient : personne ne s’en étonna. De plus, si jadis les circonstances avaient permis à la Grèce de se livrer sans trop de danger à ses dissensions, elles ne lui en laissaient plus maintenant la faculté. Rome, victorieuse de Carthage, maîtresse de l’Occident, prétendait visiblement à jouer un rôle, et un rôle prépondérant, en Orient. La Grèce se serait inutilement flattée de rester spectatrice des événements : bien trop faible par elle-même pour aspirer à une politique indépendante, elle devait accepter une protection. Serait-ce celle de Rome ou celle de la Macédoine ? toute la question se résumait là ; or il n’est guère douteux qu’il y avait pour elle plus de péril à s’en remettre à une nation étrangère qu’à un peuple de même origine. C’est, en somme, ce qu’Agélaos de Naupacte avait déjà dit à ses compatriotes dès 217. Au temps de la première guerre de Macédoine, un ambassadeur des Acarnaniens, Lyciscos, l’avait de même fort justement répété, devant les Lacédémoniens, aux Etoliens alliés de Rome : « Aujourd’hui, s’écriait-il, à qui associez-vous vos espérances ? à quelle alliance invitez-vous Sparte ? n’est-ce pas à celle des barbares ?... Il s’agit de la servitude pour la Grèce dans la lutte qu’il nous faudra soutenir avec ces hommes d’une autre race, que vous croyez appeler contre Philippe, mais qu’à votre insu vous avez armés contre vous-mêmes et contre la Grèce entière... En voulant vaincre Philippe et abaisser la Macédoine, les Etoliens, sans s’en apercevoir, ont attiré de l’Occident sur nos têtes une nuée qui, pour le moment peut-être, commencera seulement par couvrir la Macédoine, mais qui peu à peu doit causer à toute la Grèce de terribles malheurs. » Enfin, en 200, le même langage retentissait encore dans l’assemblée générale des Etoliens : « Il y a folie à compter sur des hommes d’origine étrangère, plus éloignés de nous par leur langage, parleurs mœurs et par leurs lois que par la mer et par les terres qui les séparent ; à croire que, s’ils mettent la main sur ces contrées, ils y laisseront quelque chose dans le même état... Accoutumez au sol de la Grèce les légions étrangères, et recevez le joug ; plus tard, mais en vain, quand vous aurez les Romains pour maîtres, vous rechercherez l’amitié de Philippe. Etoliens, Acarnaniens, Macédoniens, peuples de même langue, peuvent être momentanément désunis pour des causes légères : l’union renaît ensuite. Mais avec l’étranger, avec les Barbares, tous les Grecs ont et auront guerre éternelle ; car c’est la nature toujours immuable, non un principe éphémère et sujet à changer, qui les rend ennemis les uns des autres. » Ainsi, beaucoup de gens en Grèce avaient conscience non seulement de ce que l’alliance romaine offrait d’anormal et de dangereux, mais encore des liens qui, au contraire, les unissaient à la Macédoine. Cette affinité, les Romains, on peut le croire, s’en rendaient compte aussi bien que personne ; et la preuve, c’est que, cinquante ans plus tard, quand ils eurent résolu de s’annexer la Grèce à son tour, ils la rattachèrent d’abord à la province de Macédoine, tant les deux pays leur paraissaient destinés à se compléter l’un par l’autre. En attendant, il leur convenait de les séparer : ils reconnurent donc comme Grecs tous les ennemis de Philippe, y compris les Illyriens que, trente ans auparavant, ils traitaient en pirates, ou les Etoliens, dont la nationalité aurait pu bien davantage prêter à discussion. Par contre, ils déclarèrent la Macédoine l’ennemie commune, ils prirent plaisir à l’humilier plus même que ne le demandait Flamininus, et ils prétendirent se substituer à elle comme protecteurs de la Grèce. Or, que pouvait-on espérer d’eux dans ce rôle ? Allaient-ils associer les Grecs à leur gloire et à leur puissance ? La Macédoine l’avait fait à l’époque de sa plus grande splendeur. Assurément, en entreprenant son expédition contre Darius, Alexandre songeait avant tout à porter le plus haut possible sa propre renommée et celle de la Macédoine : la chose est assez naturelle ; pourtant, lorsqu’il avait remporté une victoire, il ordonnait de graver sur les trophées destinés à en perpétuer le souvenir le nom des Grecs à côté du sien.[14] De même, il ambitionnait l’honneur de découvrir les limites de la terre et de la mer et d’appuyer la Macédoine à l’Océan ; mais il n’oubliait pas pour cela les intérêts généraux de l’hellénisme : il voulait aussi mêler intimement le monde barbare et le monde grec, civiliser dans ses courses l’univers entier, semer la Grèce en tous lieux, et répandre ainsi les germes de toute justice et de toute paix. Cette œuvre de généreuse philanthropie, c’était, disait-il, la médaille qu’il voulait frapper : les peuples de l’Asie lui apparaissaient comme un métal de travail barbare, qu’il devait refondre dans le moule de l’hellénisme. On lui a même prêté le dessein de réaliser la république de Zénon, un Etat où chacun regarderait comme sa patrie le monde, comme son acropole et sa citadelle le camp macédonien, comme ses parents les gens de bien, et comme étrangers les méchants. Ce rêve de cosmopolitisme idéal appartient certainement beaucoup plus à Zénon qu’à Alexandre : mais, pour nous en tenir aux faits, il reste certain que le roi prétendait accorder aux Perses mêmes une place dans son armée et dans l’organisation de son empire : témoin les jalousies et les mutineries de ses Macédoniens. Les Grecs, à plus forte raison, devaient partager cet honneur. Avec Rome, rien de semblable n’est à espérer : une telle conduite serait trop en dehors de ses traditions. Qu’on se rappelle seulement la condition qu’elle a faite à l’Italie, et, en particulier, à ses voisins immédiats, les confédérés latins. Sans doute ils sont admis à lui fournir des troupes : ils participent ainsi à ses succès ; mais comme ils sont loin de jouir vis-à-vis d’elle d’une parfaite égalité ! Certains d’entre eux possèdent le droit de cité complet, d’autres ne l’ont qu’avec des restrictions plus ou moins considérables : une échelle savamment établie dans la vassalité entretient parmi eux les divisions, et garantit la sécurité de la ville suzeraine. D’ailleurs pour la politique extérieure ils ne sont même pas consultés ; à l’intérieur, le régime aristocratique leur est partout imposé, on les isole les uns des autres, et ils sont encore soumis à la surveillance des questeurs italiques, qui joignent cette fonction à celle de commissaires de la marine. Voilà la situation des peuples les plus favorisés, des peuples de même race que Rome. Quant aux autres, à mesure qu’augmente l’ambition romaine et que les circonstances s’y prêtent, ils sont simplement réduits à l’état de sujets. Les Grecs de la Grande-Grèce et de la Sicile n’ont pas échappé au sort commun, et les Macédoniens ne perdent pas une occasion de présenter aux habitants de la Grèce propre, comme un avertissement redoutable, le tableau attristant de la servitude où sont tombés leurs frères d’Occident. « Oui, disent-ils, les Siciliens tiennent des assemblées à Syracuse, à Messine ou à Lilybée. Mais c’est un préteur romain qui fixe la convocation : ce n’est que d’après son ordre, sur son appel qu’ils se réunissent. Ils le voient, entouré de licteurs, rendre du haut de son tribunal ses arrêts superbes ; les verges menacent leurs dos, les haches sont suspendues sur leurs têtes, et chaque année le sort leur donne un nouveau maître. Ils ne doivent ni ne peuvent s’en étonner, quand des villes d’Italie, Rhegium, Tarente, Capoue, sans parler de celles qui sont près de Rome et sur les ruines desquelles elle a élevé sa grandeur, sont asservies sous leurs yeux à la même domination. » Leur conclusion, c’est que, partout où Rome prendra pied, elle aura en vue son avantage personnel, et ne tardera pas à bouleverser l’ordre établi pour assurer sa domination. En incriminant d’avance ses intentions, et en englobant sans aucune nuance tous ses hommes politiques dans la même réprobation, les Macédoniens, je crois, faisaient tort à Rome ; mais il faut bien en convenir leur raisonnement ne manquait pas de logique. Tout le passé de la République contribuait à le confirmer, et c’est ce qui aujourd’hui encore nous donne quelque peine à voir un acte de générosité dans la proclamation même de l’indépendance hellénique. Malgré nous en effet, à propos de la scène des jeux isthmiques, le souvenir nous revient d’un épisode assez analogue de l’histoire antérieure de la Grèce, la paix d’Antalcidas. Là aussi il avait été décidé que, sauf certaines exceptions, les villes helléniques, grandes ou petites, seraient indépendantes. Or, au nom de la liberté, Sparte, qui se posa comme l’Etat chargé de l’exécution du traité, obligea Thèbes à renoncer à son protectorat sur l’ensemble de la Béotie ; elle arracha Corinthe aux Argiens ; bref, elle empêcha tout groupement un peu considérable, et maintint la Grèce divisée en petites principautés sans force et sans défense : la paix stipulait l’autonomie des cités, elle aboutit à leur sujétion. Rome ne pouvait-elle pas s’inspirer de cet exemple ? L’hypothèse est d’autant plus naturelle qu’au moment où elle se décida à reconnaître l’indépendance hellénique, il lui était difficile de faire autrement : la guerre avait été entreprise soi-disant pour assurer aux Grecs leur liberté ; ils la réclamaient avec insistance ; il fallait bien leur en accorder au moins le nom et l’apparence. On s’y résigna donc sans trop tarder : sauf le sort de Corinthe, de Chalcis et de Démétriade, c’était chose réglée déjà quand les dix commissaires partirent pour rejoindre Flamininus. Mais, au fond, une telle concession devait paraître excessive à une partie au moins des sénateurs, et j’imagine que ceux-là auraient fait plus de difficultés pour y consentir s’ils n’avaient pas pensé que la liberté tant souhaitée par les Grecs causerait bientôt leur perte, et qu’il y avait là, tout en paraissant céder à leurs désirs, un moyen d’augmenter parmi eux les factions, les haines et la faiblesse. C’est d’ailleurs en fait ce qui ne tarda pas à se produire. Or, dès la seconde guerre de Macédoine, les Romains commençaient à connaître assez leurs protégés pour avoir escompté ce résultat, et l’on sait aussi qu’il ne répugnait pas à leurs habitudes de recourir à des procédés de ce genre. Ainsi, à elle seule, la proclamation de l’indépendance ne suffirait pas à nous faire connaître les vrais sentiments de Rome à l’égard de la Grèce ; car elle peut avoir été consentie dans des sentiments fort différents, et s’explique aussi bien par un machiavélisme raffiné que par un philhellénisme sincère. Mais les événements postérieurs sont susceptibles de nous éclairer un peu mieux. Considérons la conduite de Flamininus en Grèce, de 196 à 194. Pendant l’hiver qui suit la bataille de Cynocéphales, avant l’arrivée des dix commissaires du Sénat, les Béotiens le prient de remettre en liberté ceux de leurs soldats qui ont combattu du côté de Philippe : Flamininus n’avait guère à se louer du zèle des Béotiens pour sa cause ; il fait droit cependant sans difficultés à leur demande. Au printemps de 196, la liberté de la Grèce est solennellement annoncée pendant les jeux isthmiques ; là-dessus, les commissaires se transportent de divers côtés, en Thrace, en Asie, auprès de Philippe, auprès d’Antiochus, pour faire exécuter la proclamation. Flamininus se réserve la Grèce proprement dite. Il se rend d’abord en Eubée, puis dans la Magnésie, faisant sortir toutes les garnisons et rendant aux peuples leur autonomie. Nous avons peut-être une trace de son passage dans un décret d’Erétrie ordonnant la célébration de fêtes périodiques en commémoration du retrait des troupes qui occupaient la ville. « Attendu, y est-il dit, que c’est au jour de la procession de Dionysos que la garnison s’est retirée, que le peuple a été délivré, et qu’au milieu des hymnes il a recouvré le régime démocratique : pour consacrer le souvenir de ce jour, le Sénat et le peuple ont décidé que tous les citoyens et les habitants d’Erétrie porteraient chaque année des couronnes de lierre à la procession de Dionysos… La date de l’inscription malheureusement est incertaine ; car les personnages cités dans l’intitulé sont inconnus, et, le texte ne nous étant parvenu que par une copie de Cyriaque d’Ancône, nous ignorons quelle était la forme exacte des lettres. On a donc pu, sans que la solution fût certaine dans un sens ni dans l’autre, y voir une allusion au départ des troupes du stratège Ptolémée, neveu d’Antigone en 313, ou de celles de Flamininus, en 196. Le décret du moins s’adapte fort bien aux événements de 196 : au moment de la conclusion de la paix avec Philippe, on disait que les Romains voulaient garder pour eux Oréos, Erétrie, Chalcis, Démétriade et Corinthe ; puis, après la proclamation de Corinthe, les commissaires romains avaient songé un moment à donner à Eumène Oréos et Erétrie ; Flamininus s’y opposa, et son avis prévalut : peu de temps après, les deux villes furent affranchies par le Sénat. Flamininus les fit donc évacuer, et il dut donner à cet acte, qui avait été discuté, un certain éclat : il avait choisi les jeux isthmiques pour annoncer aux Grecs la reconnaissance de leur indépendance ; il aurait profité de même, à Erétrie, de la fête de Dionysos pour retirer ses soldats, et c’est au milieu des hymnes que la ville aurait été rendue à la liberté. Il n’y a rien là que de fort vraisemblable et de parfaitement conforme au caractère de Flamininus. Suivons-le en tout cas dans le reste de son voyage. A Argos, il est nommé agonothète des jeux néméens : il les fait célébrer en grande solennité, et saisit cette occasion de proclamer de nouveau par la voix du héraut la liberté de la Grèce. Après quoi, il continue à parcourir les villes, et Plutarque nous le montre y rétablissant partout les lois et la justice ainsi que l’harmonie et la concorde, apaisant les séditions et rappelant les exilés. On ne pouvait certes pas témoigner plus de souci des intérêts véritables des Grecs. Cependant les légions n’avaient pas évacué Démétriade, Chalcis et l’AcroCorinthe : Flamininus s’employa de tout son pouvoir à obtenir du Sénat cette dernière concession. Il y parvint après deux ans d’efforts, au début de l’année 194 : il réunit donc de nouveau à Corinthe les représentants de toutes les cités ; il leur annonça que son dessein était de retourner en Italie avec son armée, qu’ils apprendraient avant dix jours le retrait des garnisons de Démétriade et de Chalcis, et qu’en attendant, sous leurs yeux, il allait remettre l’AcroCorinthe aux Achéens. La cérémonie eut lieu sur le champ, et Flamininus tint à y figurer de sa personne ; quand les troupes romaines, descendant de l’AcroCorinthe, sortirent de la ville, il les suivit, accompagné de tous les députés qui l’acclamaient comme le sauveur et le libérateur de la Grèce. Or ce n’était pas là un compliment banal : les Grecs, toujours habiles à flatter leurs maîtres, lui décernaient le titre dont ils le savaient le plus fier. Lui-même n’en prit pas d’autre à Delphes quand, avant de partir, il y consacra son bouclier. Il y avait en effet gravé, en deux distiques, cette dédicace que nous a conservée Plutarque : « Salut à vous, jeunes fils de Zeus, qui vous plaisez à conduire des chevaux rapides, Tyndarides, roi de Sparte ; le descendant d’Enée, Titus, vous a fait ce noble don, après avoir assuré aux enfants des Grecs leur liberté. » Et encore, dans son triomphe à Rome, il mit un soin évident à marquer qu’il n’avait vaincu que la Macédoine et ses rares alliés. Il fit défiler d’abord sous les yeux de la foule les armes, les statues, les vases enlevés à Philippe ; mais, le dernier jour, venaient 114 couronnes d’or données par les villes de la Grèce : c’était la preuve qu’elles reconnaissaient dans les Romains, et dans Flamininus en particulier, des bienfaiteurs, des amis, et non des vainqueurs. Sans aucun doute, cette conduite de Flamininus répond à des mobiles divers. Il se prononce pour l’indépendance effective et complète de la Grèce ; mais, dans une certaine mesure, il faut tenir compte de la pression qu’a exercée sur lui l’opinion publique. Les Etoliens, par exemple, criaient bien haut que de la liberté Rome ne donnait aux Grecs que le nom : elle affranchit, disaient-ils, les villes d’Asie dont l’éloignement suffit à garantir la sécurité ; seulement, elle garde en sa possession celles d’Europe, à commencer par les places que Philippe appelait les entraves de la Grèce. Il n’y a pas lieu, répétaient-ils encore, de se réjouir ni d’admirer Titus comme un bienfaiteur, parce que, après avoir dégagé les pieds de la Grèce, il lui a mis la chaîne au cou : c’était une allusion à l’occupation de l’isthme de Corinthe, et ces propos ne manquaient pas de contrarier et d’agacer Flamininus. De même sa bienveillance n’était parfois que le résultat d’un habile calcul et d’une sage prévoyance. Nous citions tout à l’heure la facilité avec laquelle il rendit aux Béotiens leurs compatriotes prisonniers ; mais Polybe nous dévoile le vrai motif de cette apparente générosité, et Tite-Live, après lui, accepte et reproduit son explication : ce n’était pas qu’il jugeât les Béotiens dignes de ses faveurs, mais il voulait concilier à Rome l’affection de la Grèce, dans un temps où l’on commençait à se défier des dispositions d’Antiochus. Enfin, nous ne devons pas oublier non plus un trait essentiel du caractère de Flamininus, sur lequel Plutarque insiste avec raison : c’était un ambitieux, fort épris de gloire, avide d’être l’auteur, et l’auteur unique, des actions les plus belles et les plus grandes. De là, plus tard, vinrent bon nombre de ses fautes, comme l’acharnement qu’il mit à poursuivre Hannibal pour attacher son nom à la mort d’un ennemi si redouté. Cette vanité a pu, comme le dit Plutarque, s’exaspérer avec l’âge ; mais nous en trouvons déjà plus d’une trace dès le temps de la guerre de Macédoine. Ainsi, il ne pardonna jamais aux Etoliens de s’être attribué la victoire de Cynocéphales ; et cependant elle n’était due ni à ses combinaisons stratégiques, puisque, le matin du jour où elle se livra, il ignorait la présence de l’ennemi dans son voisinage, ni aux ordres qu’il donna sur le champ de bataille, puisque le succès fut assuré surtout par la belle tenue de la cavalerie étolienne et par l’initiative d’un tribun militaire, ni enfin à sa valeur personnelle, puisque, pendant le combat, il se tenait immobile, levant les mains vers le ciel et faisant des prières aux dieux. De même, dans la guerre contre Nabis, il se montra jaloux des honneurs rendus à Philopœmen : il ne pouvait admettre qu’un Arcadien, en dépit de tous ses mérites, fût admiré à l’égal d’un consul romain. S’il prenait tant d’ombrage des Etoliens ou des Achéens, on devine combien, à plus forte raison, il devait redouter qu’un autre général, envoyé de Rome, ne vînt terminer la guerre dont il était chargé. Cette crainte se manifestait déjà en lui avant la bataille de Cynocéphales : si le Sénat ne voulait pas le proroger, il demandait, plutôt que de céder le commandement au consul de l’année suivante, la permission de conclure la paix avec Philippe. La même préoccupation contribua, après Cynocéphales, à ne pas le rendre trop exigeant à l’égard du roi vaincu ; elle fut encore, nous dit-on, une des raisons pour lesquelles il ne voulut pas anéantir Nabis ; et l’on peut bien croire que, s’il mit tant de zèle à réclamer du Sénat l’évacuation de Corinthe, de Chalcis et de Démétriade, parmi d’autres motifs figuraient aussi, pour l’y pousser, la pensée qu’il n’était plus maintenu dans son commandement pour l’année 194-193, et le désir ardent de régler entièrement avant son départ les affaires de la Grèce. Ainsi des considérations d’ordre très différent, le respect de souci véritable, l’opinion publique, les calculs de la politique, et, avant tout, l’ambition personnelle, ont influé sur les actes de Flamininus ; mais ce n’est pas à dire pour cela que des sentiments plus généreux n’aient pas pesé de leur côté sur ses résolutions. Quand il eut proclamé, conformément aux ordres du Sénat, l’indépendance de la Grèce, rien ne l’obligeait à faire davantage : il pouvait laisser les Grecs se quereller à leur guise. Or, dès son voyage de 196, nous l’avons vu s’efforcer de ramener entre eux la concorde : il n’était pas moins content, dit Plutarque, de les persuader et de les réconcilier que d’avoir vaincu les Macédoniens, en sorte que la liberté paraissait désormais le moindre de ses bienfaits. A cet égard, son discours d’adieu, devant l’assemblée de Corinthe, en 194, est plus caractéristique encore. « Usez de la liberté avec mesure, répétait-il à ses protégés : sagement limitée, elle est salutaire aux particuliers et aux Etats ; mais, portée à l’excès, elle devient insupportable aux autres, et, pour ceux mêmes qui s’y abandonnent, elle dégénère en une licence effrénée qui les entraîne à leur perte. Veillez à assurer la bonne harmonie dans les cités entre les chefs de partis et entre les partis, comme, dans l’assemblée du pays, entre les cités. Tant que vous serez d’accord, ni rois ni tyrans n’auront de force contre vous : mais la discorde et les séditions donnent toute facilité à ceux qui cherchent votre ruine ; car, dans les troubles civils, le parti qui a le dessous préfère la domination de l’étranger à celle d’un concitoyen. La liberté vous a été conquise par d’autres armes que les vôtres, elle vous est rendue par la bonne foi d’une autre nation ; c’est à vous de la conserver et de la maintenir avec soin ; prouvez au peuple romain que vous étiez digne de la recevoir, et qu’il a bien placé ses bienfaits. » Une fois de plus, Flamininus avertissait donc nettement les Grecs des dangers où leurs mœurs nationales avaient le plus de chances de les faire tomber ; il prenait soin de leur montrer que l’union était pour eux le plus précieux, le plus nécessaire de tous les biens. Un tel langage indique chez celui qui l’a tenu un philhellénisme sincère : en y songeant, on oublie les faiblesses de son caractère, les calculs mesquins dont nous parlions plus haut, et l’on comprend son insistance à revendiquer le titre de libérateur de la Grèce ; car, après tout, il avait vraiment pris à cœur les intérêts du peuple dont il était appelé à fixer le sort.[15] Mais l’évacuation de la Grèce en 194 ne nous permet pas de pénétrer les idées personnelles de Flamininus : comme elle a rencontré d’abord de vives résistances, et qu’elle a été, en fin de compte, consentie par la majorité du Sénat, elle est de nature à jeter aussi quelque jour sur les sentiments des Romains en général à l’égard de la Grèce. Représentons-nous en effet, pour en apprécier toute la force, les éléments divers dont se composait l’opposition qu’eut à vaincre Flamininus. Il avait en premier lieu contre lui les politiques de l’ancienne école. Pour eux, la question était fort simple : depuis la guerre d’Illyrie, Rome était résolue à établir sa suprématie dans le monde hellénique ; la défaite de Philippe mettait en réalité la Grèce à sa merci ; il fallait donc, sans hésiter, tirer parti des circonstances, c’est-à-dire conserver ce qu’on avait acquis. C’est ainsi d’ailleurs que le Sénat avait agi spontanément : du moment où il occupait les points stratégiques de la Grèce, il regardait comme une faute de les rendre. En cela, il suivait fidèlement la tradition des générations précédentes, le mos majorum : jamais le sang des légionnaires n’avait été versé sans que la République en recueillît un profit matériel et immédiat ; jamais, lorsqu’elle était libre de disposer d’une contrée, elle ne l’abandonnait par philanthropie ou par respect d’une parole donnée ; mais surtout de pareils scrupules devaient paraître hors de propos quand il s’agissait, comme c’était le cas pour la Grèce, d’un pays qui, dans le plan méthodique de l’expansion de Rome, était marqué pour être une de ses premières conquêtes. Nous avons assez insisté sur ce point dans notre introduction : il est inutile de nous y attarder maintenant davantage. A côté de ce premier groupe de citoyens, qui, par principe, répugnait aux vues de Flamininus, un autre, par intérêt, n’y était pas moins hostile : je veux parler des financiers.[16] Comme désormais ils vont jouer un rôle toujours plus considérable dans l’histoire des rapports de Rome et de l’Orient, arrêtons-nous un instant ici à rechercher quelle était l’origine de leur puissance, et à quel degré elle était déjà parvenue au temps de la guerre contre Philippe. Elle avait commencé de bonne heure par des spéculations faites à Rome même : les riches avaient d’abord prêté de l’argent aux pauvres à gros intérêts (fæneratores) ; puis, étendant leurs opérations, ils étaient devenus de véritables banquiers (argentariï), avec des clients attitrés dont ils réglaient les comptes, touchaient les revenus et payaient les dépenses ; ils se chargeaient également, si on le voulait, de liquider les banqueroutes ou les successions, de faire construire des maisons, ou de rentrer des récoltes. Bientôt l’Etat à son tour avait recouru à leurs services pour recouvrer les impôts ou se procurer les fournitures dont il avait besoin (publicani) ; puis la soumission de l’Italie avait ouvert un champ nouveau à leur activité, et ce fut bien mieux encore naturellement quand Rome commença à posséder des provinces. Aussi, dès la seconde guerre punique, les voyons-nous assez riches pour conclure, en 215 et en 214, leurs marchés habituels (approvisionnements de l’armée et de la flotte, entretien des édifices sacrés, adjudication des chevaux destinés aux magistrats curules, etc.) sans exiger aucun paiement avant la fin de la guerre. Quant à l’influence dont ils jouissaient, l’histoire même de cette avance de fonds est assez propre à nous en donner une idée. Avant de prendre les fournitures à leur charge, ils imposèrent à l’Etat deux conditions : l’une, qu’ils seraient exempts du service militaire pendant la durée de ce service public ; l’autre, que tout ce qu’ils embarqueraient leur serait garanti contre l’ennemi ou la tempête. Elles furent acceptées. Aussitôt quelques-uns d’entre eux y virent un moyen de réaliser, sans plus attendre, des bénéfices certains. Puisque le trésor public répondait des accidents, pour les transports destinés aux armées, ils supposèrent des naufrages imaginaires ; ou bien, chargeant d’un petit nombre de marchandises sans valeur de vieux bâtiments fatigués, ils les faisaient couler bas en pleine mer, et venaient accuser faussement de grandes pertes. Dès l’année 214, la fraude était dénoncée au préteur M. Atilius, qui adressa un rapport au Sénat ; il n’y eut point cependant de sénatus-consulte : les sénateurs, dit Tite-Live, ne voulaient pas, dans un moment aussi critique, offenser l’ordre entier des publicains. L’année suivante seulement, devant l’indignation et le mépris soulevés par de telles manœuvres, deux tribuns se décidèrent à frapper d’une amende le plus coupable des publicains, M. Postumius de Pyrgi ; mais, le jour où le peuple devait voter sur cette amende, les collègues de Postumius, afin de le sauver, tentèrent de soulever une émeute, et les magistrats durent dissoudre l’assemblée pour éviter des violences et l’effusion du sang. Le patriotisme des capitalistes, on le voit, avait des limites ; néanmoins, leurs avances leur furent très exactement restituées en trois termes, en 204, 200 et 196, soit en argent, soit en attributions de terres du domaine public dont la valeur dépassait le chiffre de la créance. Les pauvres au contraire qui, eux aussi, avaient contribué de leur fortune en versant, sous le nom de tributum, des impôts extraordinaires, restèrent longtemps sans recueillir la moindre récompense de leurs sacrifices. Il y avait eu pourtant, en pareil cas, des exemples de remboursement intégral, notamment en 503, dans une des guerres contre les Sabins, à la suite de l’expulsion des rois : mais on ne jugea pas nécessaire de s’y conformer. On se contenta, en 187, de rendre au peuple 25,5 pour 1000 des sommes qu’il avait versées vingt-sept ou vingt-huit ans auparavant, encore fut-ce à titre de simple concession gracieuse, parce que Cn. Manlius Vulso avait rapporté beaucoup d’or de son expédition contre les Galates, et qu’on voulait donner à son triomphe une popularité qui lui manquait trop visiblement. En somme, vers la fin du iiie siècle, les financiers s’étaient acquis dans l’Etat une situation importante : leur fortune leur livrait l’accès de l’ordre équestre, en attendant qu’on leur accordât sans réserve tous les privilèges et tous les insignes des equites equo publico ; et, à moins de scandale par trop éclatant, la noblesse trouvait sage ou utile de les ménager. Est-il besoin maintenant de montrer quel intérêt ils avaient à l’extension continuelle du territoire de la République ? La première province de Rome avait été la Sicile ; or, qu’on écoute comment en parle Cicéron, son défenseur ! « Elle a appris à nos ancêtres quelle belle chose c’est de commander aux peuples étrangers. » Le mot, dans sa concision, est expressif ; mais Cicéron prend soin de le préciser mieux encore un peu plus loin : « Les contrées soumises à nos tributs et les provinces sont pour ainsi dire les domaines du peuple romain. » Les financiers, on le pense, plus que personne étaient de cet avis. Dès qu’une province était conquise, ils venaient s’y installer, ou ils y envoyaient leurs hommes d’affaires. Les immunités douanières accordées aux Italiens à l’étranger les plaçaient dans une situation privilégiée par rapport aux indigènes ; et la loi Porcia, en étendant aux provinces l’interdiction de frapper de la peine de mort on d’un châtiment corporel tout citoyen qui en appelait au peuple,[17] rendait peu redoutable pour eux, au cas où par hasard elle se produirait, une citation en justice. Protégés de la sorte, ils jouissaient d’une grande latitude dans la conduite de leurs affaires. En Sicile, ils se livraient à la culture des céréales et à l’élève du bétail ; ailleurs, leurs opérations pouvaient varier suivant les circonstances ; mais, qu’il s’agit d’entreprendre des travaux publics, d’exploiter des terres ou des mines, de fonder des sociétés de navigation ou de crédit, sans compter la ferme des impôts, ils étaient toujours sûrs de trouver là des débouchés à leurs capitaux. Plus un pays était riche, plus il excitait leur convoitise. Pour cette raison déjà, on admettra donc sans peine que, depuis longtemps, ils tournaient leurs regards vers la Grèce ; qu’ils devaient suivre avec intérêt, encourager et utiliser de leur mieux les efforts du Sénat pour prendre pied en Orient. Mais d’ailleurs il nous est aussi parvenu des traces matérielles de l’activité romaine dans l’Archipel avant le temps de la seconde guerre de Macédoine. Par exemple, dès l’année 230, nous voyons un Italien, Novius, établi à Délos, où il exerce son métier : il marque au fer rouge le bétail d’Apollon.[18] Un peu plus tard, à Délos encore, un Apulien de Canusium, nommé Bouzos, reçoit le titre de proxène pour services rendus à la ville. Et, toujours vers la même date, à ce qu’il semble, les inventaires du temple signalent une coupe d’onyx dédiée par un certain Quintus, citoyen romain, et une phiale d’argent, don de Publius et de Satyros, affranchi d’Aulus. Ici, une objection est possible : les textes épigraphiques ne mentionnent que de petites gens : nous n’y voyons figurer aucun grand capitaliste. Il y a plus : depuis 220 environ, une loi avait été promulguée, la loi Claudia, pour défendre à tout sénateur ou à tout fils de sénateur d’avoir en mer un bâtiment jaugeant plus de 300 amphores : on regardait ce tonnage comme suffisant pour le transport des produits de leurs terres, et toute spéculation mercantile était déclarée indigne de leur rang.[19] Mais, si la loi existait, il ne s’en suit pas forcément, qu’elle était observée. Rappelons-nous, dans le Curculio de Plaute, l’apostrophe de Curculion à Lycon, le banquier : « Le peuple a rendu contre vous des lois sans nombre ; mais, aussitôt votées, aussitôt violées ; vous découvrez toujours une échappatoire. Les lois sont pour vous comme l’eau bouillante, qui ne tarde pas à se refroidir.[20] Il en devait être ainsi fort souvent : les riches ou se moquaient simplement de la loi, ou, s’ils tenaient à se mettre en règle avec elle, la tournaient. La chose leur était bien facile : il leur suffisait de s’abriter derrière des prête-noms, et ils en avaient à volonté parmi leurs clients et leurs affranchis. Ils en allaient même chercher, quand il le fallait, parmi les Latins. C’est ainsi que l’usure, tout en étant contenue par des prescriptions fort sévères, avait pris cependant à Rome un développement si considérable : les capitalistes avaient en effet imaginé de passer leurs obligations au nom de citoyens latins, parce que les alliés n’étaient pas soumis sur ce point à la jurisprudence romaine. En 193, on voulut réagir contre cette fraude : on obligea donc, à partir d’un jour donné, tous les alliés, créanciers de citoyens romains, à en faire déclaration, et l’on constata alors un chiffre énorme de dettes contractées par le moyen de ce subterfuge. Le cas, il est vrai, est un peu différent du nôtre ; mais le procédé se prêtait à merveille à toutes les opérations de banque. D’ailleurs nous connaissons au moins un sénateur qui se livrait, malgré la loi Claudia, au commerce maritime : c’était l’un des hommes les plus respectés de Rome, l’austère Caton le Censeur. Il avait organisé une véritable société de navigation, dont Plutarque nous expose le fonctionnement : il engageait ses débiteurs à se réunir à d’autres personnes, et à construire à frais communs un certain nombre de vaisseaux entre lesquels il partageait les risques de son argent ; son affranchi Quintion accompagnait les associés dans leurs voyages pour surveiller leurs agissements ; et Caton, en qualité de commanditaire, touchait de gros bénéfices sans s’être fort exposé. Evidemment, il ne faut pas tirer de ce fait plus qu’il ne contient Caton, on l’admet volontiers, n’oubliait pas toute son honnêteté dans ces sortes d’affaires, et nous le verrons plus tard s’opposer aux entreprises des publicains en Macédoine. D’ailleurs nous n’en sommes pas encore au temps où vont se constituer les grandes compagnies ; où, pour ruiner Rhodes, elles feront créer un port franc à Délos, et où elles obtiendront la destruction de Corinthe. Mais enfin nous constatons que, dès à présent, l’activité des financiers est déjà très grande ; que, séduits par leur exemple, des nobles se livrent, sous le couvert de prête-noms à des opérations du même genre ; et que, d’une façon générale, l’Etat a une tendance à montrer beaucoup de complaisance envers les capitalistes. Dès lors ne peut-on pas se demander si, quand on discutait les propositions de Flamininus, à côté des patriotes qui, par orgueil national, rêvaient d’une Rome toujours plus grande, il ne se trouvait pas aussi des gens dont l’attention se portait surtout sur les profits matériels, et qui prétendaient bien mener de pair le développement des affaires commerciales avec l’accroissement de la domination militaire et politique ? Ceux-là naturellement, désiraient assurer à eux-mêmes ou à leurs amis des provinces à exploiter, et ils se joignaient aux partisans de l’occupation effective de la Grèce. Enfin, une dernière raison augmentait certainement la répugnance des Romains à évacuer Corinthe, Chalcis et Démétriade : on sentait qu’un conflit était imminent avec Antiochus, et, dans cette pensée, on hésitait à laisser au roi de Syrie la possibilité de passer en Europe et d’y prendre pour points d’appui les forteresses qu’on venait d’arracher à Philippe. Ce sentiment est bien compréhensible. Malgré tout, Flamininus parvint à amener les sénateurs à ses vues : il les décida, quand ils étaient libres d’avoir en maîtres, à s’en remettre simplement à la reconnaissance de la Grèce et à ses bonnes dispositions. C’était là une confiance qu’ils n’avaient jamais accordée à aucun peuple, et si, comme il est bien certain, d’autres raisons ont contribué à leur faire adopter cette politique, la principale, je crois, n’en doit pas moins être cherchée dans le développement et la généralisation, à cette date, du philhellénisme parmi les Romains. |
[1] Théocrite, idylle XVII, v. 76 et sqq. — Cette pièce, d’après Susemihl, daterait de 267 environ ; d’après E. Legrand (Etude sur Théocrite), de 272 ou 271.
[2] Pol., XVI — Liv., XXXI, 18. (Les deux autres membres de l’ambassade, restés en Egypte, étaient C. Claudius Nero et P. Sempronius Tuditanus ; cf. Liv., XXXI, 2.)
[3] Ainsi, en 198, Rome refusera de défendre Attale contre Antiochus (Liv., XXXII, 8) ; et, même quand les préparatifs du roi de Syrie deviendront menaçants, elle recevra avec bienveillance ses ambassadeurs, tant que le succès de la guerre contre Philippe demeurera incertain (Liv., XXXIII, 20).
[4] Pol., XVI, 21 : discours des députés romains à Nicanor devant Athènes ; — aux Epirotes, à Phéniké ; — à Amynandre, en Athamanie ; — aux Etoliens, à Naupacte ; — aux Achéens, à Ægion.
[5] Mommsen, Hist. Rom. (trad. Alexandre), III. — M. Mommsen, il est vrai, tout en développant cette idée, a commencé par rappeler les intérêts politiques et commerciaux de Rome.
[6] Pour ce qui est des intérêts commerciaux de Rome en Orient, s’ils devinrent très considérables un peu plus tard, peut-être cependant, au début du iie siècle, ne l’étaient-ils pas encore assez pour amener à eux seuls le Sénat à décider la guerre.
[7] Tite-Live (XXXIII, 30), sur l’autorité de Valérius d’Antium, mentionne aussi Délos parmi les îles cédées à Athènes. Il est possible que le Sénat l’ait promise alors ; mais il ne la donna qu’en 166 (Pol., XXX, 18). La chronologie délienne, présentant de 196 à 166 une liste ininterrompue d’archontes indigènes, ne laisse pas de doutes à cet égard. Cf. Homolle, dans B. C. H., VIII, 1884.
[8] Par exemple, Olynth., III, 16.
[9] Du moins, Carystos de Pergame l’affirmait dans ses Mémoires, d’après une lettre de Speusippe (Athénée, XI, p. 506, e).
[10] Pol., IX, 37 (ces paroles s’adressent aux Etoliens) ; — Liv., XXXI, 29.
[11] C’est par ces considérations que se termine, par exemple, ce qui nous reste du traité de Plutarque Sur la fortune des Romains (ch. 13).
[12] Elle s’appela Antigoneia jusqu’au temps d’Hadrien.
[13] Ce point de vue, on le sait, est celui auquel se place M. Droysen dans son Histoire de l’hellénisme ; pour M. Curtius, au contraire, la Macédoine, en supprimant la liberté de la Grèce, a été la cause de sa décadence irrémédiable. — Sur l’opposition de ces deux jugements, cf. la préface mise par M. Bouché-Leclercq en tête de sa traduction du livre de Droysen.
[14] Par exemple, après la victoire du Granique (Arrien, Anab., I, 16).
[15] Sur l’attitude de Flamininus après 194, cf. Deuxième partie, chap. ii, § 1.
[16] Cf. à leur sujet : Belot, Histoire des chevaliers romains ; — Deloume, Les manieurs d’argent à Rome jusqu’à l’Empire.
[17] Les auteurs citent en général la loi Porcia comme si elle était seule de ce nom ; ils la donnent pour une addition à la loi de Valerius Publicola de provocatione (cf. par exemple Liv., X, 9 ; — Cic., Pro Rabir., 4, 12-13). Elle est invoquée par Cicéron, toujours de la même façon, dans le célèbre passage du De suppliciis (63, 163), où il décrit le supplice de Gavius. « O doux nom de liberté, privilèges précieux de notre droit de cité ! loi Porcia, lois de Sempronius,... voilà donc où vous avez abouti ! dans une province du peuple romain, dans une ville de nos alliés, un citoyen de Rome a été attaché et battu de verges sur la place publique par ordre de celui qui tenait du peuple romain les faisceaux et les haches ! » Cependant le même Cicéron, dans un passage de la République (II, 31, 54), nous apprend qu’il y avait trois lois Porciæ, proposées par trois membres différents de la famille des Porcii. Il est donc bien difficile, dans ces conditions, de déterminer la date exacte de celle des trois lois Porciæ qui limitait l’imperium des magistrats hors de Rome. En général, on l’attribue à P. Porcius Læca, qui fut tribun du peuple en 198.
[18] B. C. H., VIII, 1884, p. 81, en note (comptes de Sosisthénès, I. 56)
[19] Cette loi avait été présentée par le tribun Q. Claudius, sous l’influence de C. Flamininus, personnage connu surtout par sa défaite et sa mort près du lac Trasimène, mais qui joua aussi un certain rôle dans la politique intérieure de Rome ; il était fort hostile à la noblesse. — Liv., XXI, 63. Liv., XXXV, 7.
[20] Plaute, Curculio, acte IV, sc. ii.