Texte mis en page par Marc Szwajcer
ISi nous nous en rapportons à Polybe, les relations suivies entre la Grèce et Rome ne remontent pas au-delà du dernier quart du iiie siècle. Avant la seconde guerre punique, la vie des nations, dit-il, était comme isolée ; l’histoire ne forme un corps qu’à partir de la grande lutte entre Hannibal et Rome ; c’est alors, pour la première fois, que s’entremêlent les affaires de l’Italie, de l’Afrique, de l’Asie et de la Grèce. Plutarque rejette même à l’époque de Flamininus l’origine de ce nouvel état des choses. Mais l’autorité de Plutarque, en matière de vues générales, compte peu ; et Polybe, dans sa préface, a évidemment intérêt, pour faire mieux ressortir son originalité, à prêter une importance unique à l’époque dont il entreprend l’histoire. En réalité, longtemps avant Hannibal et Flamininus, Grecs et Romains avaient en mainte occasion de lier connaissance. Ainsi, sans remonter à la période légendaire ou plus d’un vainqueur de Troie était venu, assurait-on, aborder en Italie, pendant tout le viie siècle les colonies helléniques se multiplient en Occident ; il s’en fonde jusqu’en Gaule et jusqu’en Espagne ; mais surtout elles s’échelonnent le long des côtes de la Sicile, du golfe de Tarente, de la mer Tyrrhénienne depuis le détroit de Messine jusqu’au pied du Vésuve ; et bientôt l’histoire des Tarquins nous montre plusieurs d’entre elles en rapports avec Rome. A ce moment l’expansion coloniale des Grecs est à peu près terminée ; mais ils ne se désintéressent pas pour cela de leurs établissements d’Occident ; au contraire, pendant plusieurs siècles ils reprennent, les uns après les autres, l’idée de grouper leurs possessions de ce côté. Par exemple, à Athènes, Thémistocle y songe aussitôt après les guerres médiques, et le départ de l’expédition de Sicile, en 415, fait éclore dans bien des esprits les rêves les plus grandioses. Au début du ive siècle, Denys l’Ancien, non content d’avoir donné à Syracuse le premier rang parmi les villes de la Sicile, tourne aussi son activité vers l’Italie et même vers l’Illyrie. Puis, à partir de 338, Tarente, menacée par ses voisins, cherche de tous côtés des secours contre eux ; or, parmi ses alliés occasionnels, plus d’un, comme Alexandre le Molosse, songe à utiliser les circonstances pour réunir sous son hégémonie les établissements grecs de cette région. C’est alors aussi l’époque d’Alexandre le Grand : il n’est nullement démontré, malgré l’affirmation de Clitarque et d’autres auteurs, que Rome ait envoyé une ambassade à Babylone ; mais on admettra volontiers que le nom du vainqueur de l’Asie avait franchi les frontières du Latium, et qu’on s’y inquiétait bien un peu de ses projets d’avenir vis-à-vis de l’Occident. En tout cas, plus Rome étend sa domination vers le sud, plus se multiplient pour elle les occasions de contact avec les Grecs. Tout à la fin du ive siècle, une nouvelle armée grecque, encore appelée par Tarente, débarque en Italie sous les ordres du Spartiate Cléonyme. Quelques années plus tard, Agathocle, tyran de Syracuse, après avoir osé le premier attaquer Carthage en Afrique, reprend les projets de Denys l’Ancien sur l’Italie ; et il doit s’être trouvé en rapports avec les Romains, puisque son historien Callias était amené à parler des origines de Rome. Vers le même temps, Démétrius Poliorcète, n’arrivant pas à se créer un royaume en Orient, tourne aussi ses regards vers l’Occident. Enfin, à partir de 281, la lutte éclate décidément entre Grecs et Romains pour la possession de l’Italie méridionale : c’est la guerre de Pyrrhus qui, après la mort du roi d’Epire, se termine en 270 par l’entrée du consul L. Papirius Cursor à Tarente. Voilà donc, en dépit des assertions de Polybe et de Plutarque, une série assez nombreuse de circonstances où, déjà avant 270, les Grecs ont été en relations avec l’Italie. Sans doute, à cette date, les Romains ont bien rarement encore visité la Grèce proprement dite ; mais les Grecs, eux, sont venus souvent en Italie. Leur diplomatie a mêlé maintes fois à ses combinaisons la Grande-Grèce et la Sicile ; leurs armées y ont paru à diverses reprises ; leurs marchands surtout ont cherché, à l’Occident comme à l’Orient, des débouchés pour leur commerce. Il serait bien extraordinaire qu’à la faveur de ces causes diverses quelque chose des institutions, des mœurs, de la civilisation de la Grèce n’eût pas fini par pénétrer à Rome. Et en effet il est facile d’y relever de nombreuses traces de cette influence. Ainsi, en religion, dès le temps de Tarquin l’Ancien et de Servius, aux abstractions dont on se contentait à l’origine on commence à substituer la représentation concrète des divinités. Tarquin le Superbe envoie consulter l’oracle de Delphes ; il s’intéresse aux livres sibyllins, et institue officiellement des commissaires chargés de les garder et de les consulter : alors se multiplient les lectisternes, les supplications, les érections de temples ; le panthéon hellénique se confond de plus en plus avec celui de Rome ; et les magistrats en personne doivent sacrifier tantôt selon le rite latin, tantôt selon le rite grec. En politique, s’il est prudent de ne pas prendre à la lettre les traditions qui représentent Servius fondant la ligue romano-latine sur le modèle des amphictyonies d’Asie Mineure ou les décemvirs étudiant à Athènes les lois de Solon, on peut bien croire cependant que, sous les derniers rois, on avait entendu parler à Rome des fédérations grecques, et que les rédacteurs des XII Tables se sont inspirés des législations célèbres de la Sicile ou de la Grande-Grèce, comme de celles de Charondas à Catane et de Zaleucos à Locres. S’agit-il du calendrier ? du système des poids, des mesures, des monnaies ? de l’organisation des grandes fêtes telles que les ludi romani ? Là encore les points de comparaison ne manquent pas avec les institutions analogues en usage chez les Grecs. En art, sauf quelques réserves peut-être au sujet de l’architecture, l’influence hellénique, qu’elle se soit exercée directement ou par l’intermédiaire des Etrusques, élèves eux-mêmes de la Grèce, est tout aussi manifeste. Enfin non seulement l’alphabet des Romains dérive des alphabets doriens de l’Italie méridionale ; mais de bonne heure le latin adopte, à peu près sans changements, un assez grand nombre de mots grecs ; dès la fin du ive siècle on commence à rencontrer dans les grandes familles des surnoms d’origine étrangère. Philo, Sophus, Scipio, Philippus ; et, au début du iiie siècle, on étudie à Rome la langue grecque, puisque, en 282, L. Postumius, envoyé comme ambassadeur à Tarente, est capable de s’exprimer en grec, mal sans doute, mais du moins sans interprète devant le peuple de cette ville. N’exagérons rien : à l’époque de Pyrrhus, les Romains, en somme, demeurent fort grossiers. Une preuve entre autres : malgré le voisinage et l’exemple des Grecs, malgré l’existence chez eux des mêmes éléments d’où sont sortis ailleurs l’épopée, le lyrisme et l’art dramatique, au bout de cinq siècles ou presque d’existence, ils n’ont su produire aucune œuvre littéraire digne de ce nom. Bien mieux, d’une façon générale, ils ressentent pour la Grèce moins d’estime que de mépris. Toutefois les occasions de contact ne se sont pas multipliées impunément entre les deux peuples : sans elles on s’expliquerait mal comment, avant cinquante ou soixante ans, l’hellénisme tout à coup va prendre à Rome un développement si merveilleux. Et c’est pourquoi, bien qu’il nous fut impossible ici de développer l’histoire de ces relations primitives, — puisque, touchant à beaucoup de questions, parfois encore controversées, elles fourniraient aisément à elles seules la matière d’un autre livre, — il était indispensable pourtant de les rappeler au moins d’un mot. IIArrêtons-nous maintenant un peu plus longuement sur la période qui s’étend de 270 à 200. Elle est capitale dans l’histoire de Rome ; car elle comprend, entre autres événements, la première et la seconde guerre puniques. Pendant ces soixante-dix ans, Rome n’enlève aux Grecs que la Sicile ; elle ne réunit encore à son empire aucune partie de la Grèce propre. Mais, comme c’est le moment où, après avoir assuré sa suprématie en Italie, elle commence à songer aux conquêtes extérieures ; comme d’autre part sa politique, si elle ne suit pas invariablement les mêmes procédés, a cependant toujours une tendance à y revenir, et qu’enfin le Sénat a coutume de préparer de loin ses futures annexions, il n’est pas sans intérêt pour nous, même au point de vue spécial qui nous occupe, de jeter un regard d’ensemble sur les principaux faits de cette époque importante. Nous ne prétendrons pas en conclure d’avance avec certitude ce qui doit plus tard se passer en Grèce ; mais nous pourrons cependant y trouver des indications utiles. D’abord notons l’attention que les Romains, dès qu’ils se sentent maîtres de l’Italie, donnent tout de suite à leur marine. Sans doute ils avaient déjà auparavant une flotte de guerre : les premiers essais suivis doivent remonter à la soumission d’Antium, en 338 ; puis les villes maritimes de la Grande-Grèce, en entrant peu à peu dans leur clientèle (c’est déjà le cas de Naples, en 326), leur furent d’un puissant secours. En 311, il fallut instituer deux magistrats nouveaux, les duumviri navales, pour veiller à l’équipement et à la réparation des vaisseaux. Dans la lutte contre les Samnites, la flotte coopéra donc au siège de Nucérie, en 308, et, vers cette date, on signale même une escadre de vingt-cinq voiles allant fonder un établissement en Corse.[1] Néanmoins cet effort ne dura pas ; d’instinct les Romains se défiaient de la mer ; aussi, quand ils se décident à achever la conquête de l’Italie méridionale, c’est sur le continent qu’ils concentrent toute leur énergie, occupant et colonisant les uns après les autres les points principaux de la côte. La marine est alors momentanément sacrifiée : en 306, pour ne pas effrayer les Carthaginois, Rome, renouvelant avec eux un ancien traité,[2] s’engage à ne pas naviguer en Afrique au sud du Beau Promontoire, c’est-à-dire dans toute l’étendue de la Petite Syrte ; elle se laisse entièrement exclure de la Sardaigne, et vraisemblablement elle consent de plus à évacuer la Corse, qui devient territoire neutre.[3] Vers la même époque, à ce qu’il semble, pour obtenir le plus longtemps possible la neutralité de Tarente, elle promet également donc pas envoyer ses vaisseaux à l’est du cap Lacinien, près de Crotone[4] : c’était renoncer à toute intervention dans le bassin oriental de la Méditerranée. Mais, la Grande-Grèce une fois soumise, Rome reporte sans tarder son attention sur sa marine : dès 267, elle crée quatre nouveaux questeurs, les quæstores classici,[5] chargés de tenir les registres de l’inscription maritime, de répartir entre les alliés les prestations à fournir pour l’entretien ou l’augmentation de la flotte, et de veiller à la garde des côtes ; elle leur attribue en dehors de Rome des postes fixes dont trois nous sont connus, Ostie, Calès et Ariminum.[6] Cette innovation est assez significative : Ostie, le port de Rome, mettait, en cas de besoin, une escadre à la disposition immédiate du Sénat ; de Calès, la capitale de la Campanie romaine, on surveillait la mer Tyrrhénienne, comme d’Ariminum on dominait l’Adriatique. Qu’on ajoute à cela l’occupation au moins provisoire de Brindes, aussitôt après la prise de Tarente[7] et l’on ne peut guère douter que, dès ce moment, Rome n’ait déjà pensé à s’étendre hors de l’Italie. En tout cas, au cours du iiie siècle, nous trouvons une double série de faits bien propres à nous confirmer dans cette idée : d’une part, des conquêtes effectives qui augmentent d’une façon très considérable, et avec beaucoup de méthode, le territoire de la République ; d’autre part, des négociations diplomatiques, à visées plus ou moins éloignées, mais sûrement fort ambitieuses. Considérons d’abord les conquêtes. En 265, une guerre commencée depuis plusieurs années déjà se poursuivait entre Hiéron de Syracuse et les Mamertins, anciens mercenaires d’Agathocle, qui s’étaient emparés de Messine par surprise et s’y maintenaient par la terreur ; ceux-ci, réduits à la dernière extrémité, font appel à Rome, et lui offrent, pour échapper à la juste vengeance des Siciliens, de lui livrer leur ville. Rome venait alors d’infliger un châtiment exemplaire à une autre bande de Campaniens qui, à Rhegium, avaient suivi exactement la même conduite que leurs compatriotes à Messine ; de plus, elle était en excellents termes avec Hiéron, dont les secours lui avaient été fort utiles contre Rhegium. La proposition des Mamertins paraissait donc assez difficile à accepter ; le Sénat, à dire vrai, hésita ; mais le peuple, à qui l’affaire fut renvoyée, ne considéra que l’intérêt de l’Etat, et reçut les Mamertins dans son alliance. On décida sur le champ de les secourir ; et, quand tout à coup on apprit que les Carthaginois avaient pris les devants, on s’empara de leur chef par trahison, et on ne lui rendit sa liberté qu’en échange de la place de Messine.[8] Ainsi, dans cette circonstance, Rome se brouille avec un ancien allié ; elle renie complètement la politique qu’elle a suivie elle-même dans un cas analogue ; et, pour en venir à ses fins, elle ne craint pas de recourir à une mauvaise foi plus que punique : c’est qu’il y avait là pour elle une occasion merveilleuse de pénétrer en Sicile, et qu’à aucun prix elle ne voulait la laisser échapper. De même, un peu plus tard, pour s’immiscer dans les affaires de la Grèce, elle s’unira par un pacte honteux avec un peuple presque aussi peu recommandable, les Etoliens. L’occupation de Messine entraîna comme conséquence la première guerre punique (264-241) ; Rome victorieuse imposa aux Carthaginois, outre une forte indemnité de guerre, l’abandon de la Sicile. Seul, le petit royaume de Hiéron conserva son indépendance : Hiéron en effet, s’étant retiré de la lutte de très bonne heure, avait pu conclure sa paix à d’assez bonnes conditions, non pas certes par suite de la générosité des Romains ou de leurs remords à son égard, mais grâce au besoin qu’ils avaient de lui pour leurs approvisionnements.[9] On lui avait donc laissé, dans la partie orientale de l’île, les sept villes de Syracuse, Acræ, Leontini, Megara, Elorum, Netum et Tauromenium ; il les conserva lors de la paix définitive, en 241, puisque dans l’intervalle on n’avait eu aucun grief à formuler contre lui ; mais le reste du pays fut constitué en province romaine. Nous n’avons malheureusement pas de renseignements bien précis sur l’organisation donnée alors à la Sicile.[10] En tout cas, Rome inaugure en ce moment une politique nouvelle : tant qu’elle n’avait pas dépassé les limites de l’Italie, elle avait gardé des ménagements avec les peuples voisins ; naturellement elle leur faisait une situation inférieure à celle de ses propres citoyens, mais du moins elle les admettait au rang de confédérés, et les associait à sa gloire militaire. Désormais un pareil traitement sera l’exception.[11] Rome n’incorporera pas dans ses légions les nations situées hors de l’Italie, mais elle les frappera de nombreux impôts en argent ou en nature (civitates stipendiariæ ac vectigales) ; les villes garderont en général le droit d’administrer elles-mêmes leurs affaires intérieures, bien qu’on ait toujours soin d’assurer chez elles la prédominance au parti aristocratique ; mais leurs rapports entre elles seront fort restreints, et surtout on leur interdira les relations avec l’étranger. Bref, ce seront des tributaires taillables et corvéables, des sujets placés sous l’autorité immédiate et absolue d’un fonctionnaire romain, d’un gouverneur. La position géographique de la Sicile la désignait pour être la première soumise à ce régime : elle dut subir son sort.[12] Rome, remarquons-le, ne se laisse nullement arrêter par cette considération que la plus grande partie de la population est de race grecque : il n’existe sans doute pas encore chez elle de parti philhellène. L’ambition romaine avait fait de grands progrès au cours de la première guerre punique : tout d’abord il n’était question que de sauver les Mamertins ; on en était venu à mettre la main sur la Sicile presque entière ; on rêvait maintenant mieux encore, et la preuve, c’est que les préliminaires de paix conclus entre Lutatius Catulus et Hamilcar furent assez mal accueillis par le peuple. Au reste, qu’on se rappelle les exigences émises dès 256 par Regulus, quand il pensait tenir Carthage à sa merci : il prétendait la réduire au rôle d’alliée maritime de Rome, comme Naples ou Tarente, et la contraindre à évacuer la Sardaigne en même temps que la Sicile. Catulus, en 241, ne s’était pas cru à même de tant demander ; et, en somme, la commission nommée par le Sénat avait fini par se ranger à peu près à son avis. Néanmoins bien des gens conservaient le désir de joindre à la Sicile les deux autres grandes îles voisines de l’Italie, la Sardaigne et la Corse. On ne manqua pas, pour y arriver, de saisir la première occasion ; et dans cette nouvelle conquête on n’apporta pas plus de scrupules qu’on n’en avait mis pour intervenir en Sicile. A peine délivrée de la guerre contre Rome, Carthage se trouva engagée dans une lutte terrible contre les mercenaires qu’elle avait employés en Sicile ; bientôt une partie des villes de la Libye embrassa la cause des soldats, et la révolte gagna même les garnisons du dehors, celle de la Sardaigne en particulier. Rome paraissait aux insurgés une alliée naturelle : elle reçut donc des propositions à la fois d’Utique et de la Sardaigne. Elle repoussa les offres d’Utique, parce que le moment ne lui paraissait pas venu encore de s’établir en Afrique ; mais elle répondit avec empressement à l’appel des soldats de Sardaigne, et occupa l’île (238). Carthage naturellement, dès qu’elle eut les mains libres en Afrique, protesta contre une telle violation du traité de 241 ; mais Rome la menaça d’une nouvelle guerre, et, pour compléter cette odieuse comédie, elle exigea un tribut supplémentaire à titre d’indemnité pour les dépenses qu’elle s’était imposées. La Corse fut occupée en même temps que la Sardaigne, en 238 ; et, après quelques années de guerre contre les populations de l’intérieur, qui ne semblaient nullement désireuses du joug romain, les deux îles réunies formèrent la seconde province de la République. La mer Tyrrhénienne une fois transformée en lac romain, Rome devait maintenant porter son attention vers la mer Adriatique. Elle avait déjà fondé six colonies sur le littoral italien, Hatria en 289, Sena Gallica et Castrum Novum en 283. Ariminum en 268, Firmum en 264, et Brundisium en 244 : c’était assez pour la défensive ; mais, si l’on songeait de ce côté aussi à prendre l’offensive, il était bon de s’assurer des points d’appui sur la côte grecque. De là la campagne d’Illyrie. Ici le prétexte invoqué fut du moins honorable. De tout temps la côte d’Illyrie avait servi de refuge à de nombreux pirates ; mais, vers 231, ceux-ci, profitant des rivalités et de la faiblesse des cités grecques, soutenus peut-être par la Macédoine, et d’ailleurs encouragés par quelques heureux succès, multiplient leurs coups de main, et ne connaissent plus de borne à leur audace. En deux ans, ils se jettent sur Issa, Pharos, Epidamne, Apollonie ; ils s’emparent de Phéniké, la ville la plus riche de l’Epire, entraînent de gré ou de force les Acarnaniens dans leur confédération, et poussent même leurs ravages jusqu’à Elis et Messène. En vain les Grecs essaient-ils de se coaliser pour leur résister : une flotte, réunie à grand-peine par les Etoliens et les Achéens, est battue, et Corcyre est occupée. Les marchands romains qui s’aventuraient dans l’Adriatique n’étaient pas plus respectés que les Grecs. C’est sur leurs plaintes que le Sénat intervint en 229 ; il envoya deux ambassadeurs à la cour d’Illyrie pour l’inviter à mettre fin à ses brigandages. La reine Teuta les reçut avec hauteur, et les fit même traîtreusement attaquer au moment où ils retournaient en Italie. La guerre fut aussitôt résolue ; et, un an après, les Illyriens, complètement battus, étaient obligés de se soumettre aux conditions que leur imposaient les Romains. Dans cette circonstance, Rome assurément avait raison de venger sans tarder la mort d’un de ses députés, et c’était faire œuvre d’utilité générale que de réduire les Illyriens à l’impuissance. Notons cependant d’abord l’ampleur singulière donnée à cette expédition : on envoie en Illyrie les deux consuls de l’année 229 ; Cn. Fulvius commande la flotte, L. Postumius l’armée de terre ; 200 vaisseaux, 20.000 hommes d’infanterie, 2.000 cavaliers sont rassemblés pour détruire un repaire de brigands. L’importance militaire de l’Illyrie justifiait-elle bien un semblable armement ? Mais c’était la première fois que les légions traversaient l’Adriatique ; elles entreprenaient une tâche où avaient échoué Etoliens et Achéens. Le Sénat, du moment où il se chargeait de la vengeance commune, voulut l’assurer d’une façon à la fois rapide et éclatante : il n’était pas indifférent à ses desseins futurs de frapper de suite par un grand coup l’imagination des Grecs. D’autre part, si Rome se faisait là le champion du droit des gens, la protectrice du monde civilisé contre l’insolence des barbares, elle n’était pas sans tirer de sa bonne action un profit considérable. En effet, par le traité de 228,[13] elle ne se bornait pas à interdire aux Illyriens d’envoyer leurs vaisseaux au sud de Lissos ; elle modifia profondément la situation politique du pays. La reine Teuta fut réduite à la possession de quelques places ; la plus grande partie de l’Illyrie passa entre les mains de Démétrius de Pharos, qui, ayant trahi sa reine pour servir les Romains, reçut, à titre de dynaste indépendant et allié, les îles et la côte de Dalmatie, avec le pays des Ardiéens ; quant aux villes grecques conquises par les Illyriens, Corcyre, Apollonie, Epidamne, ainsi que la tribu des Parthiniens près d’Epidamne, et celle des Atintans dans l’Epire septentrionale, sur le cours inférieur de l’Aoos, elles entrèrent dans l’alliance des Romains : Rome ne prenait aucun territoire en son nom, mais elle préparait en réalité son protectorat sur toute la région. C’était déjà là pour elle un assez beau résultat ; mais, de plus, elle ne tarda pas à trouver un prétexte pour assurer mieux encore sa prépondérance. En effet Démétrius de Pharos ne resta pas longtemps satisfait de la situation de vassal où il était tenu : dès 225, il profite des hostilités survenues entre Rome et les Gaulois pour prendre une attitude plus indépendante ; puis il se rapproche du roi de Macédoine, Antigone Doson ; il soulève l’Istrie, attire à lui les Atintans, et s’efforce de reconstituer à son profit l’ancienne puissance de l’Illyrie. Rome s’émut de ces tentatives ; en 221, elle rétablit le calme en Istrie ; puis, en 219, elle envoya contre Démétrius le consul L. Æmilius Paulus.[14] Celui-ci défit complètement Démétrius, lui enleva toutes ses possessions, et régla de nouveau la condition de l’Illyrie.[15] Désormais Rome entretint dans les îles voisines de la Grèce des agents à poste fixe qui correspondaient avec elle et surveillaient sur place ses intérêts ;[16] de la sorte elle tenait en respect les populations ; elle était assurée, en cas de besoin, de pouvoir débarquer des troupes et d’avoir une base solide d’opérations à proximité de la Grèce et de la Macédoine. En un mot, les deux guerres d’Illyrie avaient servi à merveille ses projets du côté de l’Orient. D’ailleurs un fait montre assez bien la défiance qu’inspirait son installation au delà de l’Adriatique : en 216, dans le traité passé entre Hannibal et Philippe de Macédoine, il fut expressément stipulé qu’à la conclusion de la paix définitive elle ne pourrait posséder ni Corcyre, ni Apollonie, ni Epidamne, ni Pharos, ni Dimale, ni les territoires des Parthiniens et des Atintans. L’Italie était garantie à l’ouest et à l’est ; il restait à la protéger au nord. Une invasion gauloise en donna bientôt l’occasion : non seulement les Gaulois furent repoussés de l’Etrurie (bataille de Télamon, 225), mais leurs diverses tribus se virent poursuivies sur leur propre territoire : les Boïes et les Lingons durent faire leur soumission en 224, les Ananes en 223 ; puis les légions, franchissant le Pô, battirent les Insubres et s’emparèrent de Milan, leur capitale (222) ; dès le début des hostilités, les Cénomans et les Vénètes s’étaient déclarés amis de Rome : toute la Cisalpine rentrait donc, au moins nominalement, dans la sphère d’influence romaine. Vient alors la seconde guerre punique (219-201). Rome n’en prit pas l’initiative, mais elle était bien résolue à la faire ; car, sans se rendre compte de toute l’étendue des projets d’Hannibal et sans se croire directement menacée en Italie, elle comprenait du moins que le relèvement rapide de Carthage sous l’influence de la famille des Barcas allait gêner sa propre expansion si heureusement commencée par l’acquisition de la Sicile, de la Sardaigne et de la Corse. A force d’énergie, elle finit, on le sait, par triompher : Carthage fut réduite au rang d’une simple ville de commerce ; elle renonça à toutes ses possessions extérieures ; et, en Afrique même, elle perdit son protectorat sur les chefs numides, ses voisins. De plus, comme Hannibal avait essayé d’entraîner les Grecs dans son parti, d’une part en soulevant Syracuse, à la mort d’Hiéron, et de l’autre en se liguant avec Philippe de Macédoine, Rome en profita pour s’annexer ce qui lui manquait encore de la Sicile. En 201, par conséquent, elle étend sa suprématie d’une façon incontestable sur tout le bassin occidental de la Méditerranée. Nous n’avons pas à retracer ici l’histoire de la seconde guerre punique ; nous nous arrêterons seulement aux deux épisodes où les Grecs furent mêlés, la campagne de Sicile (216-210) et la première guerre de Macédoine (211-205), parce qu’il est intéressant pour nous d’observer quelle conduite les Romains adoptèrent a leur égard. En Sicile, l’événement principal de la lutte fut la prise de Syracuse par Marcellus, en 212. Marcellus était un esprit délicat[17] : à une grande habileté militaire il joignait, rapporte Plutarque, une douceur, une humanité dont les Romains n’avaient guère donné d’exemples jusque-là. Homme instruit, il était capable d’apprécier la civilisation hellénique ; et, si des guerres continuelles ne lui avaient pas laissé le loisir de s’initier autant qu’il l’aurait voulu aux lettres et aux arts de la Grèce, il ressentait du moins une vive sympathie pour le peuple qui avait produit tant de chefs-d’œuvre. Il était donc disposé à l’indulgence envers les Siciliens : une fois maître de Syracuse, il recommande d’épargner Archimède ; quand un soldat l’a tué malgré ses ordres, il le repousse comme un sacrilège, et fait rechercher les parents du grand géomètre pour les traiter avec honneur. De même, Plutarque nous le montre, au moment où la ville est prise, contemplant avec émotion du haut d’un point élevé sa grandeur et sa beauté, et versant des larmes à la pensée du châtiment qu’elle a appelé sur elle. Va-t-il donc lui épargner les horreurs d’un sac ? point du tout. Ses soldats sont fort indifférents au charme de l’hellénisme ; ils réclament le pillage pour s’enrichir ; Marcellus, sauf quelques restrictions, le leur accorde à peu près comme un droit. Mais, en vrai Romain, il procède avec méthode : il commence par mettre en sûreté le trésor royal ; ce sera la part de l’Etat. Pour son compte, il rassemble dans les temples un nombre immense de statues : par une innovation dangereuse, il les transportera à Rome avec lui, pour orner son triomphe et décorer les édifices publics, et même privés, de la capitale.[18] Le reste est abandonné aux soldats, et forme un butin aussi considérable que celui qu’on enlèvera plus tard à Carthage. Peut-être dira-t-on que c’était là, à pareille époque, les conséquences inévitables d’un long siège ; mais Marcellus ne se départit guère ensuite de sa sévérité : lorsqu’il eut à régler la situation nouvelle de Syracuse, il la réduisit au rang de ville tributaire, et, par précaution stratégique, interdit absolument à tout indigène d’habiter le quartier principal, l’île d’Ortygie.[19] Quant au Sénat, il ne se montra pas moins dur que son général : en vain les Syracusains implorèrent-ils sa pitié, en rappelant que, dans les derniers temps, leurs chefs, s’appuyant sur des garnisons étrangères, ne les avaient guère laissés libres de leurs destinées ; il ne leur fut accordé aucune concession : sauf les deux villes de Netum et de Tauromenium, qui reçurent les mêmes avantages que Messine, le reste de l’ancien royaume de Hiéron fut purement et simplement incorporé dans le domaine public (ager publicus). L’ensemble de l’île n’eut pas un meilleur sort : après sa pacification définitive par M. Valérius Lævinus, en 210, tous les Siciliens furent contraints de mettre bas les armes et de se consacrer uniquement à l’agriculture ; ils devaient désormais se borner à fournir de blé Rome et l’Italie. On déporta même en bloc 4.000 d’entre eux, parce que, disait-on, vivant toujours de brigandages, ils empêcheraient la paix de s’affermir. Bref Rome n’épargna aux Grecs de Sicile aucune des rigueurs habituelles à sa politique envers les peuples coupables d’une révolte. Vers le même temps, sa conduite dans la Grèce propre n’est pas moins instructive ; mais, comme là elle ne visait pas pour le moment à faire des conquêtes, et que ce fut surtout sa diplomatie, non son armée, qui agit, nous y reviendrons un peu plus loin, en examinant la suite des négociations engagées par elle avec l’Orient. En somme, de 272 à 200, Rome a soutenu un nombre considérable de guerres ; sans doute il s’est trouvé des cas où elle n’a pris les armes que pour se défendre ; les événements ont parfois devancé sa volonté ; mais toujours, dès qu’elle tient la victoire, elle en profite pour suivre un plan d’extension parfaitement méthodique. Dans cette œuvre de conquête, elle ne se laisse arrêter par aucune considération d’humanité, par aucun scrupule de probité ; tout ce qui est possible lui paraît permis ; la force, à ses yeux, prime le droit ; et les peuples, les uns après les autres, doivent se soumettre au joug à leur heure. Fatalement son ambition croît avec ses succès : dès l’antiquité, les historiens, grecs ou latins, le remarquaient déjà. C’est, par exemple, une des idées maîtresses du livre de Polybe : à plusieurs reprises, il nous montre les Romains, dès qu’ils ont affermi leur empire en Italie, tournant leurs vues vers le dehors. Les guerres, dit-il, s’enchaînent l’une à l’autre : de la guerre de Sicile naît la guerre d’Hannibal ; celle-ci, à son tour, engendre la guerre de Philippe, à laquelle se rattache celle d’Antiochus. Ainsi Rome, par de beaux faits d’armes, s’entraîne à de plus grandes luttes : ce n’est pas un effet du hasard ou un coup du sort, mais bien le résultat de sages calculs, si elle parvient à la suprématie universelle ; elle y aspirait hautement de bonne heure. Tite-Live, dans son style plus brillant, exprime la même idée par une image frappante : quand, après avoir terminé le récit de la seconde guerre punique, il aborde sa quatrième décade, il ressent, écrit-il, l’inquiétude d’un homme qui, des bas-fonds tout voisins du rivage, entrerait à pied dans la mer ; à chaque nouveau pas, il s’effraie de pénétrer dans des profondeurs toujours plus vastes et, pour ainsi dire, dans l’abîme. IIIA l’époque où nous sommes arrivés, en 200, Rome se heurte à la Grèce propre. A vrai dire, elle n’a pas encore fait d’acquisitions considérables à ses dépens ; elle vient même d’accorder à Philippe, qui l’avait provoquée, une paix fort honorable. Mais peut-on en conclure qu’elle aura pour les Grecs des égards particuliers, et qu’elle ne voudra pas les réduire en servitude ? L’exemple de la Grande-Grèce et de la Sicile nous porterait déjà à en douter ; mais, de plus, au cours du iiie siècle, nous entendons parler chez elle de négociations trop fréquentes avec l’Orient pour ne pas lui soupçonner, de ce côté aussi, quelque dessein politique. Il est vrai, ces traditions sont maintenant tenues pour suspectes ; mais comme leur fausseté, en somme, n’est pas démontrée, et que, sans remonter bien haut, elles paraissaient encore dignes d’attention à de bons juges en matière d’histoire. — M. Droysen, par exemple, ou M. Mommsen, — il ne paraîtra peut-être pas hors de propos de les rappeler de nouveau ici, telles que nous les trouvons consignées dans les auteurs anciens. D’après leurs récits, de toutes les contrées de l’Orient grec, Rhodes, la première, dès l’année 306, a conclu un traité avec les Romains. Depuis le temps d’Alexandre, elle constituait un des Etats maritimes les plus importants de la Méditerranée ; son commerce était très prospère ; et, pour en favoriser le développement, pour le protéger aussi contre la piraterie,[20] elle s’efforçait d’entretenir ou de nouer de tous côtés des relations amicales. En effet elle vivait, on le sait, en fort bons termes avec les divers rois de la Méditerranée orientale. Mais, comme ses marchands étendent aussi leurs opérations vers l’Occident,[21] dès qu’elle comprend que Rome, poussant toujours ses conquêtes dans la Campanie, va s’emparer un jour ou l’autre de la Grande-Grèce et devenir la maîtresse de la mer Tyrrhénienne, elle s’empresse d’entrer en rapports avec elle. C’est Polybe qui nous l’apprend incidemment à propos du grave péril où Rhodes se trouve jetée en 167, après la défaite de Persée ; en même temps il nous donne quelques indications sur la nature du traité en question. Depuis cent quarante ans environ, dit-il, Rhodes participait aux glorieuses et splendides entreprises des Romains ; cependant elle n’avait pas conclu avec eux d’alliance proprement dite ; car, de parti pris, elle ne voulait avec aucun peuple de liaison trop intime, capable de l’engager dans une guerre ; elle tenait à garder son indépendance, et se plaisait à spéculer sur les espérances de chacun. La convention de 306 n’implique donc guère que des rapports économiques : c’est un simple traité de commerce.[22] Mais sa date reculée lui donne cependant de l’intérêt. Seize ans après, en 290, nous trouvons la mention d’une nouvelle ambassade grecque à Rome : elle est envoyée cette fois par le roi de Macédoine, Démétrius Poliorcète. Des pirates d’Antium avaient été capturés dans les eaux helléniques ; Démétrius adresse à ce sujet des plaintes aux Romains. Il est indigne d’eux, leur écrit-il, de prétendre à l’empire de l’Italie et de lancer des corsaires ; il est contradictoire de dédier sur le forum un temple à Castor et Pollux, les dieux protecteurs par excellence, et d’envoyer dévaster la Grèce. Néanmoins sa communication s’accompagne des procédés les plus aimables : il leur rend ses prisonniers sans rançon, et à cette générosité il donne pour motif la parenté des Romains avec les Grecs. Voilà de sa part bien des attentions ; elles ne sont pourtant pas inadmissibles, si l’on songe à ses embarras et à ses projets du moment. En dépit de toutes sortes de luttes et de victoires, il n’était parvenu à acquérir qu’une puissance restreinte et assez précaire ; il rêvait donc d’autres entreprises. Mais, du côté de l’est, l’Asie Mineure appartenait à Lysimaque, l’Egypte à Ptolémée Ier Soter, et il n’était pas facile de les leur enlever. De là la tentation d’aller chercher fortune à l’occident. La même année, nous le voyons échanger des ambassades et conclure un traité avec Agathocle : il pouvait bien aussi songer, à tout hasard, à se ménager la bienveillance des Romains. En 273, l’Egypte à son tour leur fait des avances. Pyrrhus avait été battu à Bénévent en 275 ; il avait dû abandonner toute l’Italie, sauf Tarente, et il était rentré en Grèce, où il venait, il est vrai, de reconquérir une fois de plus la Macédoine par une brillante victoire sur Antigone Gonatas. Néanmoins, sans attendre même l’issue de la nouvelle campagne engagée par Pyrrhus, Ptolémée II Philadelphe envoie à Rome des députés qui félicitent le Sénat et lui demandent son amitié.[23] Evidemment l’empressement de Ptolémée, comme celui de Démétrius, s’explique par les avantages qu’il espérait trouver dans cette alliance. Le roi attache la plus grande importance au développement du commerce de l’Egypte : il veut faire d’Alexandrie le premier port du monde ; il a donc besoin de lui ouvrir tous les marchés de la Méditerranée. Aussi se tient-il en relations suivies avec Rhodes, avec Syracuse, avec Carthage ; il lui restait à assurer à ses vaisseaux l’accès de l’Italie : ses prévenances à l’égard de Rome n’avaient sans doute pas d’autre but dans son esprit. En réalité, cette politique devait avoir des conséquences lointaines beaucoup plus graves, et profiter principalement aux Romains. Quoi qu’il en soit, le Sénat s’empressa de souscrire au traité sollicité par Ptolémée : il envoya à Alexandrie une ambassade solennelle en réponse à celle du roi, et il mit à sa tête Q. Fabius Gurges. Ici M. Droysen remarque[24] que Fabius Gurges a été prince du Sénat ; lui confier la présidence de la députation, c’était accorder à Ptolémée le plus haut témoignage d’honneur dont la République disposât vis-à-vis d’un prince étranger ; nous aurions de cette façon un indice sur de l’importance que le Sénat attacha d’emblée à l’alliance de l’Egypte. Malheureusement, l’argument ne peut être décisif qu’à la condition que Fabius ait bien été prince du Sénat en 273 ; or, s’il le fut sans conteste au cours de sa carrière, comme son père et son grand-père,[25] aucun texte, à ma connaissance, ne nous affirme qu’il était revêtu de cette dignité en 273. De plus, les deux autres députés n’étant pas encore consulaires (Q. Ogulnius ne fut consul qu’en 269, et N. Fabius Pictor qu’en 266), la délégation, dans son ensemble, ne diffère pas sensiblement de celles qui sont mentionnées ailleurs pour cette époque.[26] Malgré le haut rang de Fabius Gurges, deux fois consul, deux fois triomphateur, et censeur, la preuve matérielle d’égards spéciaux témoignés à Ptolémée nous échappe donc. Cependant nous pouvons, je crois, tenir pour certain que le Sénat accueillit avec grand plaisir les propositions de Ptolémée. Comment en effet n’eût-il pas été flatté, en un temps où il n’était pas encore maître de toute l’Italie, de voir son alliance recherchée par le roi le plus puissant du monde hellénique ? Mais surtout il avait un intérêt manifeste, et pour le présent et pour l’avenir, à s’assurer de la bienveillance de l’Egypte. En 273, Pyrrhus est encore vivant ; il s’est reconstitué un royaume en Grèce ; on peut s’attendre de sa part à une nouvelle tentative contre l’Italie ; et sans doute, avant de l’entreprendre, il s’efforcera d’obtenir des princes grecs des secours en hommes et en argent. Le traité conclu avec Ptolémée lui enlève ceux de l’Egypte : voilà pour le moment. Mais, en même temps, cette démarche tentée auprès du Sénat n’était-elle pas pour celui-ci une indication précieuse sur les tendances de la politique des Ptolémées ? S’ils font alliance avec Rome, c’est quils séparent leurs intérêts de ceux de l’hellénisme en général : uniquement préoccupés de la prospérité de leur royaume, peu leur importeront désormais les affinités de race ; ils viseront avant tout à empêcher que des débris de l’empire d’Alexandre il ne sorte une puissance plus considérable que la leur, et à ce qu’aucune ville ne puisse gêner le commerce d’Alexandrie. Donc pas d’intervention à craindre de leur part en faveur des Grecs d’Italie ou de Sicile : ils craignent trop la formation d’un empire maritime en Occident ; de même, dans la Grèce propre, ils surveilleront jalousement les progrès de la Macédoine ; et, en Afrique, il ne leur sera pas désagréable de voir abaisser la puissance de Carthage. Or, avant la fin du iiie siècle, Rome trouvera plusieurs occasions d’utiliser cet égoïsme de l’Egypte : à la faveur de la première guerre punique, elle aura toute liberté de réduire la Sicile en province, comme elle est sur le point maintenant d’anéantir les Tarentins ; dans la dernière phase de la lutte, quand Carthage essaiera de contracter un emprunt auprès de Ptolémée Philadelphe, son allié cependant, celui-ci s’y refusera en s’abritant derrière cette belle maxime, que c’est pour lui un devoir de défendre ses amis contre des ennemis, mais non pas contre des amis ;[27] et enfin, pendant la seconde guerre punique, l’Egypte continuera à soutenir les Romains, au moins par des envois de blé. Aussi, en 201, ceux-ci l’informeront-ils officiellement de leur victoire définitive ; ils la remercieront de sa fidélité qui ne s’est pas démentie dans les temps difficiles ; et ils la prieront de garder la même attitude, au cas où ils auraient à intervenir en Macédoine. Evidemment tout cela ne pouvait être calculé d’une façon précise en 273 ; mais, dès cette époque, il n’est pas invraisemblable d’admettre que le Sénat, en acceptant l’alliance de l’Egypte, entrevoyait déjà quelque chose du parti qu’il en pourrait tirer dans un avenir plus ou moins éloigné. Veut-on d’ailleurs des preuves de son intention, arrêtée longtemps à l’avance, de s’étendre à l’est de l’Italie ? En 266, arrive à Rome une ambassade d’Apollonie, ville grecque de la côte d’Illyrie. Nous n’avons pas de renseignements précis sur ses intentions ; mais, comme les Dardaniens étaient alors fort remuants et qu’ils venaient de soumettre Epidamne, autre colonie grecque de la même contrée, les Apolloniates, peu confiants dans la protection du nouveau roi d’Epire, Alexandre, fils de Pyrrhus, visaient, semble-t-il, à obtenir celle des Romains. Or, à Rome, la grande majorité de la population, même dans la haute société, se souciait peu des Grecs ; et deux jeunes gens d’un certain rang, qui tous deux avaient été édiles, ne se firent nul scrupule de frapper les députés d’Apollonie au cours d’une discussion. Le Sénat l’eut à peine appris que sur le champ il ordonna aux féciaux de livrer aux Apolloniates ceux qui les avaient insultés ; et, poussant plus loin encore l’attention, il les fit accompagner par un questeur jusqu’à Brindes, pour les protéger contre toute violence qu’auraient pu tenter contre eux les parents des coupables. Sans doute c’était une loi à Rome de respecter la qualité d’ambassadeur ;[28] mais on ne l’observait pas toujours ;[29] et l’on se persuade difficilement qu’en accordant à un si petit peuple une satisfaction aussi éclatante, le Sénat n’ait pas songé qu’il était maintenant maître de Brindes, qu’Apollonie était située juste en face sur l’autre rive de l’Adriatique, et que par conséquent l’alliance de cette ville lui serait d’une grande utilité, le jour où il aurait à débarquer des troupes contre l’Epire ou contre la Macédoine. D’autres faits sont plus caractéristiques encore. Vers 243, dans les premières années de son règne, Séleucus II Callinicos, roi de Syrie, s’avisa lui aussi de solliciter l’alliance des Romains. Peut-être profitait-il alors d’un léger refroidissement survenu dans les rapports de Rome et de l’Egypte, quand celle-ci eut accepté les services de Xanthippe, le vainqueur de Régulus devant Carthage, et surtout quand Ptolémée Philadelphe l’eut fait gouverneur des provinces nouvellement conquises par lui dans la Haute Asie. En tout cas, le Sénat reçut favorablement les avances de la Syrie comme celles de l’Egypte, bien que les deux puissances fussent ennemies l’une de l’autre ; il répondit avec bienveillance à Séleucus par une lettre écrite en grec ; mais il mettait une condition à son amitié : c’est, que Séleucus exempterait de toute charge les gens d’Ilion, parents du peuple romain.[30] Voilà donc les Romains revendiquant leur origine troyenne, et se déclarant maintenant les défenseurs de leur ancienne métropole. Une telle prétention de leur part ne manque pas d’importance ; car, sous prétexte de témoigner leur reconnaissance ou de demander des comptes aux amis ou aux ennemis de leurs ancêtres, ils auront toujours un moyen d’intervenir à volonté dans les affaires du monde grec. Le hasard nous a conservé seulement le souvenir de la lettre adressée dans ce sens à Séleucus ; mais, en réalité, le Sénat dut multiplier les occasions de répandre sa théorie nouvelle. En effet, peu de temps après, vers 238, nous voyons les Acarnaniens s’en faire une arme pour obtenir sa protection.[31] Depuis longtemps déjà ils étaient menacés par les Etoliens ; mais, tant qu’avait vécu Antigone Gonatas, c’est-à-dire jusqu’en 239, celui-ci les avait défendus contre l’ambition de leurs voisins. A présent la Macédoine est passée entre les mains d’un nouveau roi, Démétrius, en qui les Acarnaniens n’osent trop avoir confiance ; l’Epire, de son côté, leur paraît être un appui insuffisant ; ils implorent donc le secours du Sénat, et le prient d’intervenir auprès des Etoliens pour leur faire retirer leurs garnisons des villes acarnaniennes. L’argument dont ils se servent pour justifier leur demande est au moins curieux à relever : ils remontent à la guerre de Troie, et rappellent que, seuls des Grecs, ils n’ont pas pris part à la grande lutte contre les ancêtres du peuple romain. Justin se borne à résumer cette thèse en une ligne, et l’on pourrait à la rigueur la prendre pour une invention de sa part. Mais Strabon confirme son assertion ; et, grâce à lui, nous connaissons même, par le détail, les légendes que durent invoquer les Acarnaniens. Leur autorité était Ephore, l’historien des temps primitifs : d’après son récit, à l’époque de la guerre de Troie, l’Acarnanie venait d’être conquise par Alcméon, fils d’Amphiaraos ; mais, pendant qu’il allait ainsi chercher au loin de nouveaux royaumes, Agamemnon avait profité de son absence pour se jeter sur l’Argolide, son domaine héréditaire : Alcméon ne le lui pardonna jamais, et, quoi que fit le roi des rois pour l’apaiser, les Acarnaniens se désintéressèrent de l’expédition. Strabon prend la peine de démontrer que cette histoire est mensongère ; car, dans Homère, le nom d’Epire désigne, parmi les possessions d’Ulysse, toute la côte située vis-à-vis des îles Ioniennes, y compris la presqu’ile de Leucade et l’Acarnanie. Mais peu nous importe ici cette question de géographie ancienne : le point essentiel à constater, c’est qu’en fait le catalogue des vaisseaux ne mentionne les Acarnaniens ni avec les Etoliens ni à part ; ils ne figurent pas davantage sous ce nom dans le reste des poèmes homériques ; il y avait donc là un argument au moins spécieux, et les Acarnaniens s’en servirent. Plus tard, on retrouva bien d’autres souvenirs encore pour rattacher à Enée ce pays d’Epire et d’Acarnanie[32] : Enée, disait-on, avait séjourné quelque temps à Zante, colonie fondée par un de ses ancêtres, Zacynthos, fils de Dardanos ; de là il était passé à Leucade, qui alors formait une presqu’île occupée par les Acarnaniens, puis à Actium, à Ambracie, à Buthroton ; poussant une pointe jusqu’à Dodone pour y consulter l’oracle de Zeus, il y avait rencontré des Troyens établis là sous la conduite d’Hélénos ; enfin, revenu à ses vaisseaux, il avait entrepris la traversée de l’Adriatique, grâce au concours spontané de pilotes acarnaniens, dont l’un au moins, Patron de Tyrrheion, au lieu de rentrer ensuite dans sa patrie avec ses compagnons, préféra s’attacher à la fortune du héros troyen. Ces légendes étaient sans doute populaires au temps de Virgile, puisqu’elles figurent dans l’Enéide : Patron y est même expressément nommé parmi les concurrents des jeux organisés en Sicile pour l’anniversaire de la mort d’Anchise. Mais comme, en 218, les Acarnaniens ne font pas la moindre allusion à leurs anciennes relations avec Enée, c’est que l’histoire évidemment n’en était pas encore constituée. Ils se bornent donc à rappeler qu’ils sont restés étrangers à la guerre de Troie. Rome, d’autre part, ne jouit alors que d’une autorité fort médiocre auprès des peuples qui habitent au delà de l’Adriatique, et, vers 238 en particulier, elle est trop occupée du soin d’enlever aux Carthaginois la Sardaigne et la Corse pour songer à appuyer au besoin son intervention par les armes. C’étaient là, semble-t-il, autant de motifs pour se soustraire à la démarche sollicitée par les Acarnaniens.[33] Cependant le Sénat essaya au moins d’agir par voie diplomatique auprès des Etoliens ; bravé ouvertement par eux,[34] il laissa tomber ses réclamations ; mais il avait tenu à les formuler. La raison s’en devine assez bien : déjà, dans un cas analogue, Apollonie s’était tournée vers lui ; mais ce n’était qu’une ville isolée parmi des nations à demi barbares ; maintenant c’est un peuple entier de la Grèce qui réclame le secours des Romains, et il s’adresse à eux comme aux descendants des Troyens. Pour cette double raison, Rome ne pouvait refuser son appui aux Acarnaniens, même au risque d’un échec momentané ; elle en serait quitte pour le réparer à la première occasion. Celle-ci ne tarda pas à se produire : ce fut la guerre d’Illyrie, en 229. Nous avons déjà signalé les avantages directs qui en résultèrent pour Rome : sa domination, sous forme d’alliance, était fondée sur Corcyre et sur les villes grecques de l’Illyrie. A cela il faut ajouter l’effet moral produit sur tous les Etats voisins : en un an, beaucoup de villes avaient été prises, et des rois, ceux des Atintans, des Parthiniens, des Ardiéens, avaient dû faire leur soumission.[35] Mais ce n’est pas tout : les Romains profitent immédiatement de leur succès pour entrer en relations avec les principaux peuples de la Grèce. Aussitôt la paix conclue avec la reine Teuta, avant même de rentrer en Italie, Postumius envoie des députés aux deux ligues étolienne et achéenne pour leur exposer les motifs de la guerre et de l’intervention de Rome sur la côte Est de l’Adriatique, leur faire part des principaux faits de l’expédition, et leur notifier la teneur du traité passé avec les Illyriens. Ces communications naturellement, comme celles de toute nation victorieuse, furent accueillies avec bienveillance ; et d’ailleurs elles se justifiaient en ce sens que Rome venait de mener à bonne fin une lutte entreprise d’abord par les Etoliens et les Achéens. Mais d’autres ambassades suivirent bientôt à Athènes et à Corinthe ; Corinthe admit alors pour la première fois les Romains aux jeux Isthmiques ; Athènes leur octroya l’isopolitie ; elle les autorisa à prendre part aux mystères d’Eleusis,[36] et c’est sans doute vers cette date qu’il faut placer l’origine de l’alliance si souvent rappelée depuis entre les deux républiques.[37] Plus tard, ce fut Athènes surtout qui en tira avantage pour obtenir de Rome toute-puissante un traitement de faveur ; mais, pour le moment, Athènes, quoique bien déchue de sa prospérité d’autrefois, gardait toujours de son passé comme une auréole de gloire ; elle personnifiait aux yeux des étrangers ce qu’il y avait de meilleur et de plus beau en Grèce, et le Sénat, certes, trouvait bien son compte à traiter avec elle sur le pied d’égalité. En somme, de toute façon la guerre d’Illyrie se terminait pour Rome par un brillant succès ; son armée lui avait ouvert les ports situés en face de la Grande-Grèce ; sa diplomatie l’avait mise en relations avec les ligues étolienne et achéenne, avec Corinthe, avec Athènes, c’est-à-dire avec tout ce qui représentait en Grèce la force militaire, l’organisation politique, la richesse présente ou les grands souvenirs d’autrefois. S’étonnera-t-on dès lors que Polybe, en abordant le récit de ces événements, insiste sur leur importance ? Il faut, écrit-il, les considérer non pas à la légère, mais avec attention, si l’on veut vraiment saisir dans son ensemble le progrès et la préparation de la puissance romaine. Nous ne pouvons que le répéter après lui. Vers le même temps, Rome place aussi sous sa protection les Grecs de Sagonte et d’Emporiæ, en Espagne : c’était, en réalité, sous couleur d’affirmer son philhellénisme, une façon de se ménager des points d’appui contre Carthage. D’ailleurs comme, depuis la conquête de la Grande-Grèce et de la Sicile, ces deux colonies sont bien isolées du reste du monde hellénique, le fait, intéressant en soi, n’a pas ici à nous retenir. Revenons à la Grèce propre : Rome se retrouve en contact avec elle pendant la seconde guerre punique, quand Philippe songe à s’unir à Hannibal. Les opérations militaires furent assez peu considérables, puisqu’en somme une seule légion fut employée effectivement contre le roi de Macédoine ; par contre, dans toute cette période, la diplomatie du Sénat joue un rôle fort actif : habile, mais peu scrupuleuse, ses procédés sont déjà ceux dont elle usera un peu plus tard pour conquérir l’Orient : il vaut donc la peine de nous y arrêter un instant. Et d’abord remarquons sa prévoyance. Les négociations entre Philippe et Hannibal ne commencèrent qu’après la bataille de Cannes, c’est-à-dire en 216 ; cependant, dès l’année précédente, Rome prend ses précautions contre la Macédoine. Elle redoute l’ambition de Philippe ; elle se rend compte qu’il aurait intérêt à s’allier contre elle aux Carthaginois : elle dépêche donc des députés en Grèce pour lui susciter des ennemis. Or, juste à ce moment, Scerdilaïdas, prince illyrien qui jusque-là avait été l’allié de Philippe, se tourne contre lui ; sous prétexte qu’il n’a pas reçu exactement les subsides qui lui étaient promis, il enlève quelques vaisseaux macédoniens à Leucade, et ose même insulter les côtes de Macédoine. Il est difficile de ne pas voir dans ce revirement la main de Rome, surtout si l’on songe que Philippe vient de refuser au Sénat l’extradition de Démétrius de Pharos,[38] l’ancien ami des Romains, leur ennemi acharné maintenant, depuis que, brouillé avec eux, il a été expulsé de toutes ses possessions d’Illyrie.[39] Après Cannes, Philippe conclut enfin avec Hannibal une alliance offensive et défensive ; mais, comme il n’a pas de gros navires de guerre et qu’il manque d’ailleurs d’initiative, Rome, de 215 à 212, se contente de placer une forte garnison dans le port de Brindes, et de faire surveiller l’Adriatique par une flotte. En 212 seulement, quand Hannibal s’est emparé de Tarente et de Métaponte, le danger devient plus menaçant : il faut à tout prix occuper chez lui le roi de Macédoine, et cependant Rome a besoin de ses légions pour lutter à la fois en Sicile, en Espagne et en Italie. Une guerre civile en Grèce servira au mieux ses intérêts : elle n’hésite pas un instant à la soulever et à l’entretenir. Pour cela, il était nécessaire d’abord de trouver un peuple peu satisfait de la paix établie en Grèce depuis 217 et capable de mettre en ligne des forces militaires assez considérables. Les Etoliens étaient naturellement indiqués pour ce rôle ; sans doute on les savait avant tout avides de pillage, et il était difficile de présenter sous un beau jour une association avec eux ; mais, en secourant des brigands comme les Mamertins au début de la première guerre punique, le Sénat avait bien montré quels principes guidaient sa politique. Autre objection plus grave : Rome a protesté jadis en faveur de l’Acarnanie contre les empiétements des Etoliens, et elle a été bravée par eux. Peu importe : on a besoin d’eux aujourd’hui, on oublie les injures passées.[40] M. Valérius Lævinus, le commandant de la flotte de l’Adriatique, avait déjà depuis quelque temps sondé les dispositions des principaux chefs étoliens ; il se rend maintenant dans l’assemblée générale de la ligue et promet aux Etoliens le titre d’alliés du peuple romain. Les clauses du traité étaient assez, honteuses pour les deux partis : les Etoliens s’engageaient, dans tous les pays qui seraient conquis entre Corcyre et l’Etolie, à ne garder pour eux que les propriétés immobilières ; tout le reste du butin, y compris les habitants, formerait la part des Romains. Ceux-ci, de leur côté, abandonnaient l’Acarnanie, reconnaissaient expressément les prétentions des Etoliens sur elle, et devaient même contribuer en personne à la faire rentrer sous les lois et dans la dépendance des Etoliens. Bien entendu, l’intention du Sénat n’était pas de s’en tenir à cette unique alliance : le spectacle de la guerre Sociale, de 219 à 217, lui avait fait connaître les divisions des Grecs, et il espérait en profiter. Dans la convention passée avec les Etoliens, il stipulait que les autres peuples seraient libres d’y accéder s’ils le voulaient. Une arme merveilleuse d’ailleurs était tombée entre ses mains, le traité passé entre Philippe el Hannibal : l’ambassade qui l’avait conclu avait été arrêtée par la flotte romaine au moment où elle quittait l’Italie ; et, comme un des articles portait que Philippe, avec l’appui des Carthaginois, étendrait sa domination sur une grande partie de la Grèce, on ne dut pas manquer de lui donner toute la publicité possible, de façon à réveiller les craintes de chaque cité au sujet de son indépendance. Ce plan réussit à merveille : de 211 à 205, la Grèce entière fut en feu. Dans le Péloponnèse, l’Elide, la Messénie et Sparte luttaient contre la ligue achéenne ; dans la Grèce centrale, les Etoliens occupaient les Acarnaniens, les Béotiens et les Thessaliens ; dans le nord, Illyriens, Dardaniens et Thraces se déchaînaient contre la Macédoine. La guerre s’étendit même encore plus loin : car si l’Egypte, bien qu’ennemie ordinaire de la Macédoine et alliée de Rome, garda la neutralité, Prusias Ier de Bithynie prit parti pour Philippe, et Attale Ier de Pergame pour l’Etolie. Pendant ce temps, Rome pouvait rappeler son unique légion : sa flotte suffisait à entretenir une guerre si bien allumée ; et, dans les deux dernières années, elle en arrive à ne plus même s’en occuper du tout. Ce fut, il est vrai, un tort de sa part : car les Etoliens, abandonnés, finirent par céder aux sages remontrances des Etats neutres (Egypte, Rhodes, Byzance, Chios, Mitylène), et conclurent la paix avec Philippe. En vain Rome envoya-t-elle alors un renfort considérable, 10.000 fantassins, 1.000 chevaux, 35 navires à éperon : la Grèce ne bougea plus, et le Sénat à son tour traita avec la Macédoine sur la base du statu quo. Pour cette fois il n’avait fait aucune conquête ; il abandonnait même le territoire des Atintans ; mais du moins il avait empêché Philippe de passer en Italie ; il lui liait maintenant les mains, au moment où Hannibal était réduit aux abois dans le sud de l’Italie ; et, dans le traité final, si Philippe pouvait inscrire à côté de son nom Prusias, les Achéens, les Béotiens, les Thessaliens, les Acarnaniens et les Epirotes, Rome, de son côté, tout en ayant perdu les Etoliens, groupait encore autour d’elle le roi Attale, Pleuratos, Nabis (successeur de Machanidas à Sparte), les Eléens, les Messéniens et les Athéniens : elle y ajoutait de plus, et en première ligne, la ville d’Ilion. Bref elle s’immisçait de plus en plus dans les affaires du monde grec. Telles sont les négociations dont, au cours du iiie siècle, de cette série de nous saisissons la trace entre Rome et l’Orient. Comme nous l’indiquions avant de les énumérer, jusqu’à la lutte contre Philippe on tend aujourd’hui à les tenir pour suspectes. Ainsi, parmi elles, M. Niese, le plus récent historien de cette période, n’admet plus guère que le traité conclu avec Rhodes en 306, et, sous certaines réserves, l’ambassade des Acarnaniens, vers 239. Les autres récits lui semblent ou inacceptables en eux-mêmes, ou imaginés après coup par les historiens romains, et, par suite, sinon faux certainement, du moins incapables de constituer pour nous des témoignages décisifs. La condamnation est bien vite prononcée.[41] Sans doute, d’une façon générale, il ne faut pas pousser à l’extrême le respect des textes anciens : il peut s’en trouver, il s’en trouve même assurément d’apocryphes, surtout quand ils touchent à des faits propres à flatter l’orgueil d’un grand peuple. Ici pourtant, je l’avoue, en l’absence de réfutations catégoriques, j’éprouve beaucoup de peine à rejeter ainsi l’ensemble des traditions que nous avons relevées. Au contraire, jusqu’à un certain point je regarderais volontiers comme une garantie d’authenticité la grande variété de nos sources. Nous avons utilisé indifféremment des auteurs latins et des auteurs grecs ; nous avons relevé des allusions tantôt vagues, comme celle qui mentionne la démarche d’un Séleucus sans le désigner autrement, tantôt extrêmement précises, comme celle qui cite par leurs noms les ambassadeurs romains envoyés à la cour de Ptolémée II. Plus d’une fois enfin nous avons dû nos renseignements à un pur hasard ; car nous ne connaîtrions pas les égards témoignés aux députés d’Apollonie, si Valère Maxime n’avait pas eu l’idée de réunir un chapitre d’anecdotes sur la bonne foi dans les relations officielles, et nous ne saurions pas que Rome revendiquait déjà auprès de Séleucus la protection des gens d’Ilion, si l’empereur Claude ne l’avait pas rappelé trois siècles plus tard, et s’il ne s’était pas rencontré un biographe scrupuleux pour en prendre note. Tout cela, convenons-en, ne ressemble guère à une théorie officielle qui se serait imposée chez les Romains à partir d’un moment donné. Et d’ailleurs, au lieu de rejeter comme insuffisamment établis les faits qui ne nous sont attestés que par un texte unique, nous aurions aussi bien le droit de nous demander si d’autres ne nous échappent pas, dans l’état misérable où nous sont parvenus les documents originaux. D’autre part, y a-t-il donc tant de difficulté à admettre le développement des relations de Rome au iiie siècle ? Au début, les avances sont faites par les Grecs, en particulier par les Etats dont le commerce est le plus florissant, Rhodes et l’Egypte : pour eux, il s’agit surtout de rapports économiques, et ils comptent bien tirer tout le profit des négociations ainsi engagées. Mais l’ambition du Sénat commence à s’éveiller : il saisit avec empressement les occasions de se mêler aux affaires du monde hellénique ; et ce n’est pas sans doute l’effet d’une coïncidence fortuite si, précisément à partir du milieu du iiie siècle, la légende d’Enée jouit soudain en Italie, au moins dans le monde officiel, d’une faveur si marquée. D’ailleurs, Rome ne s’en tient pas longtemps à de vagues projets d’avenir : avec sa méthode habituelle, elle commence par s’assurer la haute main dans les contrées les plus proches d’elle : elle est déjà en réalité maîtresse de la côte d’Illyrie ; de plus ses agents parcourent la péninsule hellénique, et s’efforcent d’y nouer des relations avec le plus grand nombre possible de peuples. Voilà une série de faits qui s’enchaînent d’une façon fort logique et, en les considérant comme exacts, au moins dans leur ensemble, nous nous rendons bien compte du danger que court, dès la fin du iiie siècle, l’indépendance de la Grèce. IVIci pourtant on pourrait objecter que, connaissant la suite des événements, nous attribuons d’avance aux Romains des visées qu’ils n’ont eues que plus tard. Mais un moyen s’offre à nous de résoudre la difficulté : c’est de rechercher si les Grecs, de leur côté, songeaient à Rome et s’ils manifestaient déjà quelque inquiétude à son sujet. Notons d’abord que les occasions ne leur manquaient pas d’être renseignés sur les choses d’Occident. Quand Rome eut soumis la Grande-Grèce, qu’elle travailla ensuite à conquérir la Sicile, puis qu’elle intervint en Illyrie, beaucoup de Grecs de ces régions, au lieu de subir une domination étrangère, préférèrent chercher un asile dans la mère patrie. Or, parmi eux, plus d’un évidemment, grâce à son intelligence, à ses voyages s’il était commerçant, à sa situation s’il avait joué un rôle dans sa cité, était capable de se rendre compte de l’importance des faits qu’il avait vus s’accomplir. Ils s’en entretenaient volontiers avec leurs compatriotes ; ils racontaient, on les interrogeait ; mais ce devait être le cas surtout pour ceux qui, ayant été mêlés à la politique et ayant tenu jadis un certain rang, se réfugiaient à la cour des rois pour tâcher d’y trouver un nouvel emploi à leur activité. Nous en connaissons quelques-uns : dans la première moitié du iiie siècle, un exilé d’Italie, Lycinos, obtient la confiance d’Antigone Gonatas, et, après la guerre de Chrémonide, en 263, devient gouverneur d’Athènes pour le roi de Macédoine[42] ; une cinquantaine d’années plus tard, Démétrius de Pharos, dont nous avons déjà parlé, se retire de même auprès de Philippe V. Bien d’autres sans doute en firent autant dans l’intervalle,[43] et il n’est guère douteux que leur conversation et leurs avis n’aient été fort recherchés par les hommes politiques de la Grèce, un Aratus par exemple, à une époque où chacun commençait à sentir vaguement qu’une ère nouvelle se préparait, que le temps était passé où la Grèce pouvait s’absorber dans ses petites querelles intestines, et que de tous côtés des puissances considérables, la Macédoine, l’Egypte, Carthage, Rome, songeaient à mettre la main sur elle. Pour leur résister, la première chose à faire était de les connaître : il fallait se rendre compte du degré et de l’origine de leur puissance, des procédés de leur politique, même du détail de leurs institutions ; en un mot, on dut esquisser dès ce moment l’étude que Polybe écrivit par la suite. Ce ne sont pas là d’ailleurs de simples hypothèses plus ou moins aventureuses : pour ce qui a trait à Rome, nous en avons la preuve certaine dans un document épigraphique, deux lettres de Philippe V de Macédoine aux habitants de Larissa.[44] Dès la seconde année, de son règne, en 219, Philippe, considérant que la fréquence des guerres avait causé de larges vides dans la population de Larissa, et qu’il n’y restait même plus assez d’habitants pour cultiver le sol, avait invité cette ville à accorder le droit de cité à tous les Thessaliens ou autres Grecs établis alors sur son territoire. Les tages de Larissa s’étaient conformés à son désir : les noms des nouveaux citoyens avaient été gravés officiellement sur des stèles. Mais bientôt, sous prétexte que parmi eux il y avait des gens peu honorables, on les raya tous. Dès que Philippe l’apprend, en 214, il écrit de nouveau aux magistrats de Larissa, et leur ordonne de rendre le droit de cité à ceux qui l’avaient reçu. Il motive sa décision, d’abord en leur montrant que tel est bien l’intérêt de la ville au point de vue de sa force militaire comme de sa prospérité matérielle, puis en leur citant d’autres peuples qui accordent des faveurs analogues, et en particulier les Romains. « Quand ils ont affranchi leurs esclaves, dit-il, ils leur donnent le droit de cité, ils leur permettent l’accès des magistratures ; et, de cette manière, non seulement ils ont accru leur puissance dans leur propre pays, mais encore ils ont pu envoyer au dehors près de soixante-dix colonies. » Tout n’est pas exact dans ces affirmations ; par exemple, s’il est vrai qu’au moins sous la République les affranchis obtenaient souvent le droit de cité,[45] ce n’est pas eux, mais leurs descendants seuls, qui pouvaient exercer des fonctions publiques. De même, bien que nous ne sachions pas le nombre exact des colonies romaines, le chiffre de soixante-dix, en 214, est certainement exagéré.[46] Philippe n’a donc pas une connaissance sûre des institutions romaines ; on voit cependant qu’il les a étudiées d’assez près, et qu’il se rend compte à la fois des usages mornes des Romains et des avantages qu’ils en tirent. Ceux qui l’ont renseigné ont parfois renchéri sur la réalité ; mais ce ne peut être en tout cas pour lui qu’une raison d’admirer et de redouter Rome encore plus. La crainte, tel est bien en effet le sentiment qu’inspirent les progrès des Romains aux politiques clairvoyants. Pyrrhus déjà, après sa défaite à Bénévent, avait compris que, s’il leur laissait la Grande-Grèce, c’était non seulement la ruine de ses espérances personnelles, l’abandon définitif de son projet d’empire grec en Occident, mais aussi la menace pour tout le monde hellénique d’un asservissement plus ou moins lointain. De là, avant de quitter Tarente, son appel à la Macédoine, à la Syrie, à l’Egypte aussi apparemment. Il ne fut pas entendu ; et maintenant la Sicile était conquise, l’Illyrie occupée, la Macédoine attaquée, la Grèce enveloppée d’intrigues menaçantes ! Aussi de divers côtés entendons-nous cette fois pousser le cri d’alarme. Démétrius de Pharos d’abord, en se retirant auprès de Philippe, lui prodigue les avertissements : il lui représente « les Romains, non contents de posséder toute l’Italie, aspirant déjà dans leurs rêves éhontés à l’empire universel ; pour régner sur la Sicile, sur l’Espagne et sur l’Afrique, ils ont entrepris la lutte contre Carthage ; ils lui ont fait, ajoute-t-il, la guerre à lui-même, pour cette seule raison qu’il était voisin de l’Italie, comme si c’était un crime de posséder un royaume près de leurs frontières : c’est là un exemple redoutable pour la Macédoine ; car, plus elle a de gloire et plus elle est à la portée des Romains, plus aussi elle trouvera en eux des ennemis acharnés. » Démétrius, il est vrai, est devenu l’adversaire passionné de Rome : dépossédé par elle, il s’efforce de lui susciter des ennemis, et son désir de vengeance risque de rendre suspects ses arguments. Ils ne manquaient pourtant pas de justesse ; et la preuve, c’est que nous les retrouvons presque en même temps dans la bouche d’autres personnages. En 217, ils décident les Grecs à terminer la guerre Sociale où ils se déchiraient inutilement depuis trois ans. Polybe nous a résumé le principal discours tenu dans les négociations préliminaires, devant les députés des belligérants, par un Etolien, Agélaos de Naupacte : il répond tout à fait aux idées de Démétrius. « Vous ne devriez jamais, disait l’orateur, vous combattre les uns les autres ; mais, si la concorde absolue est impossible, maintenant du moins vous avez besoin d’entente et de précautions, en présence des armées formidables qui luttent en Occident et de la guerre terrible qui s’y est élevée. Il est évident, pour qui réfléchit un tant soit peu sur les affaires communes, que le vainqueur, quel qu’il soit, Carthaginois ou Romain, ne s’en tiendra pas à la conquête de l’Italie et de la Sicile ; il viendra porter ses vues et ses forces plus loin qu’il ne conviendrait. » Agélaos invitait donc Philippe à mettre un terme au plus tôt aux querelles de la Grèce. « Il apparaît, en ce moment, concluait-il, des nuages du côté de l’Occident ; si on les laisse s’arrêter au-dessus de la Grèce, il est fort à craindre que nous ne perdions tous la liberté de faire à notre gré la paix ou la guerre. Pour l’instant, c’est un jeu auquel nous nous livrons entre nous ; bientôt nous serons réduits à demander aux dieux, comme une grâce, le droit d’être les arbitres de nos démêlés particuliers. » Justin, en reproduisant les points principaux de cette harangue, l’attribue à Philippe ; peu importe, si elle exprimait la crainte commune alors à bien des Grecs. Sous cette impression, la paix se négocia sans trop de difficultés ; mais, chose plus caractéristique encore, qu’il s’agisse de trêves ou de guerres, désormais Philippe et les autres chefs grecs ne règlent plus leur conduite sur la situation de la Grèce ; l’Italie est devenue le but commun de tous les regards. Bientôt il va en être de même pour les habitants des îles et pour les peuples de l’Asie : au lieu de s’adresser comme jadis à la Syrie ou à la Macédoine, ils envoient des ambassades à Carthage ou à Rome. Un seul trait est peut-être à changer à ce tableau, tel que Polybe l’a tracé : la Grèce devait moins redouter Carthage que Rome. En effet la puissance de Rome augmentait sans cesse, grâce au jeu même de ses institutions et à la politique persévérante de son Sénat ; au contraire, la grandeur momentanée de Carthage reposait essentiellement sur le génie d’un seul homme. L’une s’était efforcée pendant des siècles d’assurer sa domination sur la Sicile, et elle n’y était pas parvenue malgré les divisions perpétuelles des cités grecques ; l’autre, depuis vingt ans seulement qu’elle avait mis le pied en Illyrie, avait déjà accompli des progrès considérables. Celle-là ne possédait que des troupes mercenaires, trop coûteuses pour être employées à conquérir et surtout à garder un empire lointain ; celle-ci disposait d’une armée nationale, dont elle était libre de se servir à toute heure. Les Grecs devaient donc se défier des Romains bien plus encore que des Carthaginois ; au reste, s’ils gardaient quelque doute sur leurs intentions, ils durent être éclairés par la manière dont le Sénat mena la première guerre de Macédoine. Il nous est parvenu dans Polybe, au moins en partie, le récit des négociations engagées par les États neutres, en 200, pour arrêter cette nouvelle guerre Sociale : l’égoïsme, la barbarie, les visées ambitieuses de Rome y sont parfaitement mis en lumière. On démontre aux Étoliens que la campagne actuelle est funeste à la Grèce entière, continentale, insulaire, asiatique ; que le traité conclu par eux avec Rome est une honte ; et, au milieu des reproches, cette idée revient à plusieurs reprises qu’en croyant combattre pour la liberté contre Philippe, ils préparent l’asservissement et la ruine de la patrie. Car les Romains, une fois débarrassés de la guerre en Italie, lanceront toutes leurs forces contre la Grèce, en apparence pour soutenir l’Étolie contre Philippe, en réalité pour réduire le pays entier en leur pouvoir. Ainsi, vers la fin du iiie siècle, les Grecs ne sont nullement rassurés sur les sentiments des Romains à leur égard ; dans l’espace de quelques années, leur inquiétude se manifeste même d’une façon de plus en plus précise ; et les faits, il faut l’avouer, motivent assez bien leurs craintes. Nous allons voir maintenant quelle sera en réalité la politique des Romains en Grèce. |
[1] Il en est question dans l’Histoire des plantes de Théophraste comme d’un fait déjà ancien.
[2] La date du traité n’est pas indiquée par Polybe. Niebuhr, Mommsen et d’autres adoptent l’année 306, en rapprochant de Polybe un passage de Tite-Live (IX, 43). L’identification cependant n’est pas certaine.
[3] C’est probablement en effet à ce traité que se rapporte l’indication de Servius, ad Aen., IV, 628
[4] Appien, III (affaires Samnites), fr. VII, 1. Appien ne précise pas la date de cette convention ; mais elle paraît se rapporter aux transactions qui mirent fin à la campagne de Cléonyme, en 303.
[5] Le terme de quæstores classici est donné par Jean Laurentius le Lydien.
[6] Ces postes sont du moins ceux qu’ils occupèrent plus tard avec Lilybée ; il est très vraisemblable que les trois premiers leur furent assignés dès le début. — Pour tout ce qui concerne ces questions, cf. Mommsen-Marquardt, IV.
[7] Brindes ne fut définitivement érigée en colonie qu’en 244.
[8] Pol., I, 11 ; à compléter par Zonaras, VIII, 9.
[9] Polybe est très explicite sur ce point (I, 16).
[10] Par exemple, Appien prétend que la Sicile aurait reçu un préteur spécial dès l’année 241 (V, De rebus siculis). Mais nous savons par Tite-Live que c’est seulement en 227 que le nombre des préteurs fut porté de deux à quatre (Epit., XX).
[11] Les Mamertins furent ainsi rangés dans la même catégorie que les confédérés italiens ; quelques autres villes, comme Panorme, Egeste, Centuripæ furent déclarées libres et exemptes du tribut, mais astreintes au service militaire ; d’autres encore reçurent des privilèges, parce qu’elles se rattachaient au culte de Vénus Erycine (cf. 1ère partie, chap. II, IV). Ce sera un principe constant chez les Romains de faire une condition inégale aux habitants d’un même pays
[12] Cic., in Verr., de jurisdictione siciliensi, 1, 2.
[13] Sur cette paix, cf. Pol., II, 12 ; — Zonaras, VIII, 19.
[14] Polybe donne expressément comme raison à cette guerre la volonté qu’avait le Sénat d’assurer sa position en Illyrie avant de s’engager contre Hannibal dans une lutte longue et pénible (III, 16).
[15] Pol., III, 19 ; — Appien, XII, De rebus illyricis, 8.
[16] En 189, il est question d’un arcwn à Corcyre (Pol., XXII, 15) ; en 170, on trouve à Issa un « legatus » (Liv., XLIII, 9). Ces fonctionnaires recevaient probablement alors leurs instructions des consuls ; plus tard, ils furent placés sous les ordres du gouverneur de Macédoine ; car la région ne fut constituée en province qu’assez tard, sous le nom d’Illyricum.
[17] Sur le caractère de Marcellus et sa conduite à Syracuse, cf. Liv., XXV, 40 ; XXVI, 29-32 ; — Pol., IX, 10 ; — et surtout Plutarque, Vie de Marcellus. chap. 1, 19, 20 et 21.
[18] Il est assez étrange de le voir se glorifier de cette spoliation auprès des Grecs eux-mêmes, comme d’une marque de philhellénisme : il était le premier, disait-il, qui eût appris à ses compatriotes ignorants à estimer et à admirer les chefs-d’œuvre de la Grèce (Plut., Marcellus, 21).
[19] Cic., De suppliciis, 32, 84.
[20] Rhodes avait eu affaire, entre autres pirates, à ceux de l’Étrurie ; car elle conservait comme trophées des éperons de navires conquis sur eux (Aristide, I, p. 798).
[21] Il est question d’établissements fondés par eux dans les Baléares (Strabon, XIV, 2, 10 : Malgré l’époque fabuleuse où on les fait remonter, il peut y avoir quelque chose de vrai dans ce renseignement.
[22] Sur les difficultés et les doutes soulevés par ce traité, cf. note n° 53.
[23] Liv., Epit., XIV ; — Eutrope, II, 15 ; —Dion Cassius, fr. 41 (éd. Teubner).
[24] Hist. de l’hellén. (tr. fr), III. — Les noms des ambassadeurs nous sont donnés par Denys d’Hal. (Ant. Rom., XX, 14) et Val. Max. (IV, 3, 9).
[25] Pline, H. N., VII, 41, 133.
[26] Cf. Willems, Le Sénat de la République romaine, II, p. 497 et sqq.
[27] Appien, Hist. rom., V (Sicile), 1. — C’est sans doute en reconnaissance de ces ménagements qu’aussitôt après la conclusion de la paix avec Carthage, le Sénat offrit à Ptolémée Evergète, qui avait succédé à son père et continuait sa politique, des troupes auxiliaires contre la Syrie (Eutrope, III, 1).
[28] Varron, dans Nonius, s. v. fetiales.
[29] Par exemple, en 101, quand Apuleius Saturninus eut frappé des ambassadeurs de Mithridate (Diodore, XXXVI, 15).
[30] Suétone, Claude, 25. Suétone, il est vrai, ne désigne pas nettement le Séleucus auquel il fait allusion ; mais, au temps de Séleucus III Soter, Ilion dépendait d’Attale de Pergame, et non plus de la Syrie (Pol., V, 78) ; d’autre part, au lieu de remonter jusqu’à Séleucus Ier, mort en 281, il est plus naturel de rattacher cette nouvelle alliance consentie par Rome à la présence de Xanthippe en Egypte. — Quant à cette version sur la carrière de Xanthippe, cf. Hudemann (Zeitschrift für Alterth., 1845) et Droysen (Hist. de l’hell., tr. fr., III, p. 373, n. 1).
[31] La démarche des Acarnaniens, comme celle de Séleucus, n’est pas datée avec précision dans les auteurs anciens ; et malheureusement le passage de Justin qui s’y rapporte contient des données contradictoires. C’est pourquoi Niebuhr et Schwegler, par exemple, placent cette ambassade dans les dernières années de la première guerre punique, c’est-à-dire avant 241. Leurs arguments n’ont rien de convaincant, et il paraît plus naturel, en l’absence de preuves absolues, d’adopter l’opinion de Droysen (III). M. Mommsen accepte aussi la date de 239 environ (Hist. rom., III).
[32] Cf. Denys d’Hal., Ant. rom., I, chap. l et li.
[33] Rome avait peut-être encore une autre raison de ménager les Etoliens. Si elle songeait déjà à s’étendre un jour du côté de la Grèce, elle devait aisément se rendre compte qu’elle aurait pour adversaire principal de ce côté la Macédoine. Or, les Etoliens étant les ennemis de la Macédoine, il était prudent de ne pas s’engager à fond contre des gens dont on aurait ensuite à rechercher l’alliance.
[34] Justin (XXVIII, 2) prête aux Etoliens, dans cette circonstance, un discours très fier où ils rappellent aux Romains la bassesse rie leur origine, la difficulté qu’ils ont à triompher des Carthaginois et des Gaulois, et où ils les engagent à ne pas venir dans ces conditions attaquer un pays aussi illustre que l’Etolie. Ce discours contient des données chronologiques inadmissibles ; mais y a-t-il là un motif suffisant pour douter du sens même de la réponse, et surtout pour nier la réalité de l’ambassade ?
[35] Eutrope, III, 4.
[36] Zonaras, VIII, 19.
[37] Germanicus y songe encore, en 13 après Jésus-Christ, quand il visite les lieux les plus célèbres de Grèce et d’Asie Mineure (Tacite, Ann., II, 53). — Pausanias, énumérant les monuments élevés par les Athéniens à leurs soldats morts dans toutes sortes de guerres, parle d’un petit corps de troupes qui aurait été envoyé jadis aux Romains dans une de leurs campagnes contre les Latins ; de même une escadrille de cinq trirèmes aurait pris part à une bataille contre les Carthaginois (Paus., I, 29, 14) : mais ce témoignage reste isolé, obscur et fort douteux. — L’alliance entre Athènes et Rome fut peut-être favorisée par ce fait qu’Athènes, depuis la guerre de Chrémonide (c’est-à-dire depuis 206), s’appuyait sur l’Egypte, et suivait volontiers sa politique, quand elle le pouvait.
[38] Zonaras, VIII, 20.
[39] Pour s’assurer l’appui de Philippe, et pour avoir, grâce à lui, le moyen de se venger des Romains, Démétrius était allé jusqu’à renoncer en faveur de la Macédoine à tous ses droits sur l’Illyrie (Justin., XXIX, 2).
[40] Déjà, pendant le siège de Syracuse, nous voyons Marcellus permettre le rachat d’un Lacédémonien envoyé par les Syracusains à Philippe, simplement parce que Sparte est alliée aux Etoliens (Liv., XXV, 23).
[41] M. Niese admettait encore, sans y faire aucune objection, le traité de
306 entre Rome et Rhodes ; mais celui-ci n’a pas pour cela échappé à la
critique : il a été depuis contesté par M. Holleaux (Mélanges Perrot, 1003, p. 183 et sqq. : Le
prétendu traité de 306 entre les Rhodiens et les Romains), cette fois du moins à la
suite d’une argumentation nettement développée. De la discussion ainsi
soulevée, il résulte avec évidence qu’il faut, dans la phrase de Polybe (XXX.
5), ou atténuer d’une façon arbitraire le sens des mots ou, non moins
arbitrairement, supprimer du chiffre les trois derniers mots. Le dilemme est
fâcheux.
Entre les deux solutions, je préfère, pour mon compte, m’en tenir à la première. En effet : 1° pour adopter la seconde, il faudrait expliquer comment, dans les manuscrits, le chiffre primitif 40 s’est transformé, par addition, en 140 ; 2° même en admettant la lecture, on est obligé de lui donner le sens de trente-trois ans, approximation un peu étrange à propos d’un nombre aussi peu élevé et d’un événement aussi rapproché ; 3° la remarque de Polybe perd beaucoup de son intérêt si, au lieu de cent quarante ans, elle porte seulement sur une période de trente-trois ans, et ce n’était peut-être pas la peine alors d’y insister comme il le fait.
Pour ces raisons, j’aime donc mieux m’en tenir à l’explication traditionnelle. Assurément il est peu satisfaisant de ne voir dans cette « participation aux entreprises les plus brillantes et les plus belles de Rome » qu’un traité de commerce, à peu près d’ailleurs tombé dans l’oubli vers la fin du iiie siècle, comme le montrent les faits réunis par M. Holleaux. Mais, de toute façon, la phrase de Polybe, nous l’avons dit, soulève de graves difficultés ; et, en somme, la première solution a pour elle l’autorité de Tite-Live. Il traduit (XLV, 25) : « ita per tot annos in amicitia fuerant » ; cela semble indiquer qu’il lisait déjà le même texte que nous et qu’il le comprenait de la même manière. Interprété de la sorte, le traité de 306 n’offre pas d’invraisemblance historique, puisqu’il est suivi d’autres négociations engagées aussi par des Grecs ; et, si l’on s’étonne que Polybe n’en parle qu’incidemment, je rappelle une fois de plus sa tendance à laisser de côté les événements antérieurs à la période qu’il a entrepris de raconter.
[42] Ce personnage nous est connu par une dissertation, citée dans Stobée, d’un certain Télés, philosophe athénien du iiie siècle, où est développée cette idée que ce n’est pas toujours un malheur d’être privé de sa patrie. L’auteur énumère donc à l’appui de sa thèse l’exemple de plusieurs bannis, — entre autres Lycinos, — qui arrivèrent à une plus belle situation à l’étranger que dans leur patrie. (Stobée, Floril., XL, 8.)
[43] Vers le même temps, on trouve aussi des Romains au service de princes helléniques. Par exemple, un certain Lucius C. f. commande une garnison égyptienne en Crète sous le règne de Ptolémée IV, c’est-à-dire entre 221 et 205. (Inscription d’Itanos).
[44] Elles ont été trouvées à Larissa sur une grande stèle de marbre, où elles sont insérées parmi des décrets de la ville rendus à l’instigation de Philippe (Athen. Mitth., VII, 1882).
[45] Cic., Pro Balbo, 9, 24.
[46] Asconius, ad Cic., in Pisonem, p. 3, Or. — Plaisance est la dernière colonie fondée avant 214, date de la lettre de Philippe. Il est possible que nous ignorions quelques-unes des colonies dites romaines, surtout parmi les plus anciennes ; mais l’écart est trop considérable de 53 à 70 pour nous permettre d’accepter le chiffre donné par Philippe.