ROME ET LA GRÈCE DE 200 A 146 AVANT JÉSUS-CHRIST

 

 

AVANT-PROPOS

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

Parmi les questions relatives à l’antiquité classique, une des plus intéressantes certainement est celle des rapports de la Grèce avec Rome, au iie siècle avant Jésus-Christ. En effet, dans le vaste domaine soumis par le Sénat, la Grèce occupe une place à part. Avant de perdre son indépendance, ce petit pays, lançant de tous côtés ses colonies, triomphant de la Perse dans les guerres médiques, parcourant avec Alexandre toute l’Asie jusqu’à l’Inde, avait fait de grandes choses ; il avait su en outre créer une civilisation que nous admirons encore aujourd’hui ; et ses vainqueurs, on l’a assez répété depuis Horace, ont subi son ascendant dans une large mesure : en dépit de leur rudesse ils ont été à leur tour vaincus par leur conquête.[1] Horace, dans ce vers fameux, songe seulement à l’influence littéraire de l’hellénisme sur sa patrie. Mais le problème, en réalité, n’est-il pas plus complexe ? et n’y a-t-il pas lieu de nous demander si, même en politique, le respect que la Grèce inspirait aux Romains n’est pas arrivé à lui assurer auprès d’eux un traitement de faveur ?

Cette étude, il est à peine besoin de le dire, a déjà été entreprise maintes fois. Sans doute, tous les historiens de la Grèce n’ont pas poussé leurs travaux jusqu’à une date aussi basse ; mais, pour nous en tenir à la période antérieure à 146, elle remplit la moitié du livre de M. Petit de Julleville,[2] une bonne partie du premier volume de M. Hertzberg,[3] et plusieurs chapitres considérables de M. Niese[4] ; de leur côté, les histoires romaines s’y arrêtent longuement ; et des ouvrages spéciaux lui sont aussi consacrés, comme, à des points de vue d’ailleurs fort différents, les thèses de MM. Fustel de Coulanges[5] et Hinstin.[6] Toutefois, malgré tant de travaux, l’accord est loin d’être établi, et l’on aboutit au contraire à des solutions absolument opposées. En veut-on quelques exemples ?

 

Pour M. Mommsen,[7] Rome, dès le début, a ressenti à l’égard de la Grèce la sympathie la plus sincère : pendant longtemps aucune déception ne l’a découragée, et elle en est même arrivée de la sorte à une faiblesse aussi ridicule que dangereuse. Ainsi s’explique son zèle à l’égard de tous les ennemis de la Macédoine : « L’honneur ne lui faisait-il pas un devoir de défendre Attale, son fidèle allié durant la première guerre contre Philippe ?... Ce n’était point par jactance ambitieuse et vaine que l’on parlait du bras protecteur de Rome s’étendant au-dessus de tous les Hellènes ! Les habitants de Naples, de Rhegium, de Massalie et d’Empories l’auraient attesté au besoin : sa protection était sérieuse... Il serait étrange que l’on contestât aux Romains, sous l’empire de la pitié et des sympathies qu’ils ressentaient pour la Grèce, le droit de s’irriter à la nouvelle des crimes de Cios et de Thasos. » Dans la célèbre proclamation de Flamininus, en 196, il n’y a donc pas à chercher de considérations égoïstes ; M. Mommsen, sur ce point, n’admet pas de contradiction. « A moins de mauvaise foi coupable ou de sentimentalité ridicule, il convient de le reconnaître, les Romains, en proclamant la liberté des Grecs, y allaient de franc jeu... Ce n’était pas peu de chose que d’avoir délivré toutes les cités grecques du tribut étranger, que de les avoir rendues à l’indépendance absolue de leur gouvernement national ! Il faut plaindre ceux qui n’ont vu là qu’un étroit calcul de la politique. »

En vain objectera-t-on que, sous le protectorat de Rome, les discordes étaient plus nombreuses que jamais, et que le Sénat aimait assez à s’y mêler. « Je répéterai ici encore, dit M. Mommsen (et cela au temps des luttes entre la ligue achéenne et ses membres dissidents), que jamais à cette époque les Romains ne sont intervenus de mouvement spontané dans les affaires intérieures de la Grèce... Quant au reproche renouvelé jusqu’à satiété par la cohue érudite de l’ère contemporaine et des temps postérieurs de la Grèce, quant à soutenir que Rome a perfidement attisé les dissensions intestines de la Grèce, c’est bien là une des plus absurdes inventions des philologues s’érigeant en politiques. » Là-dessus, M. Mommsen s’en prend aux Grecs de ne s’être pas mieux accommodés au sort que Rome prétendait leur imposer. « Quelques efforts qu’elle fit pour restaurer la liberté chez les Grecs et mériter leur reconnaissance, elle n’arriva jamais qu’à leur laisser l’anarchie et qu’à recueillir leur ingratitude. » Il admire la mansuétude du Sénat. « Ne voulant plus à aucun titre se mêler du règlement de toutes ces affaires (celles de Sparte et de Messène), il supporte avec une indifférence exemplaire les coups d’épingle que lui inflige la malice ingénieuse des Achéens ; quelques scandales qui se commettent, il ferme obstinément les yeux. » Bref, s’il y a lieu de reprocher une faute aux Romains, c’est d’avoir permis à Flamininus d’inaugurer une politique de sentiment, funeste à la fois aux deux peuples.

M. Mommsen le déclare déjà à propos des événements de 198 : « Je ne puis m’empêcher de le dire : il eût mieux valu, et pour Rome et pour les Grecs, que l’élection eût appelé au commandement un homme moins sympathique à l’hellénisme, un général que ni les délicates flatteries n’eussent pu corrompre, ni les réminiscences artistiques et littéraires n’eussent pu aveugler devant les misères politiques de la Grèce. Traitant celle-ci selon ses mérites, il aurait peut-être évité « à Rome les tendances d’un idéal défendu à son génie. » La même pensée reparaît plusieurs fois au cours de son livre : « Qu’on leur reproche à tous, si l’on veut, mais à Flamininus le premier, de s’être laissés aveugler par l’éclat magique de ce nom de Grèce... Dans l’état des choses, la nécessité voulait plutôt qu’il fût mis fin une bonne fois à cette liberté misérable et dégradante, et que la domination durable de la République, amenée par les événements jusque sur le sol de la Grèce, s’imposât à elle aussitôt. Avec tous les tempéraments d’une humanité affectée, la politique de sentiment faisait bien plus de mal aux Hellènes que la pire des occupations territoriales. » « Lourde faute, dit-il encore, que cette singulière fantaisie d’une demi-reconstitution de la liberté de la Grèce. Mais la raison en est dans les chimères follement libérales d’un hellénisme aveugle. » Enfin, à trente ans d’intervalle, quand il se remet à écrire, comme une suite à son ouvrage, l’histoire particulière de chaque province de l’empire romain, il ne change toujours pas d’opinion. « Rome désira s’helléniser, au moins intérieurement, s’initier aux mœurs, à la culture, aux arts et aux sciences de la Grèce ; elle voulut, à la suite du grand conquérant macédonien, devenir le bouclier et l’épée des Grecs de l’Orient, et donner à cet Orient une civilisation non pas italienne, mais hellénique. Les Grecs, surtout au dernier siècle de la République, ont montré aux Romains qu’ils perdaient leurs efforts et leur passion : cela n’a diminué ni la passion ni les efforts des Romains. »

 

Au ton acerbe dont sont présentées quelques-unes de ces réflexions, il est clair que M. Mommsen pressent une résistance très vive à sa thèse du philhellénisme un peu naïf et pourtant incorrigible de Rome, et qu’il n’espère pas trop en triompher. En effet, ouvrons l’Histoire des Romains de M. Duruy : nous y trouvons une note tout à fait opposée. Voici, par exemple, comment Flamininus y est présenté : « Bon général, meilleur politique, esprit souple et rusé, plutôt Grec que Romain... Flamininus fut le véritable fondateur de la politique machiavélique qui livra la Grèce sans défense aux légions.[8] » Dès lors, la proclamation de 196 est ramenée à un calcul adroit destiné à assurer à la force le secours de la ruse. « Le premier acte de Flamininus, au lendemain de Cynocéphales, sera la proclamation de la liberté des Grecs. Tout ce qui portait ce nom respecté semblait avoir droit à la protection romaine, et les petites villes de la Carie, des côtes de l’Asie et de la Thrace recevront avec étonnement leur liberté d’un peuple qu’ils connaissent à peine. Tous se laisseront prendre à ces dehors de désintéressement. Personne ne verra qu’en rendant l’indépendance aux villes et aux peuples, Rome voulait rompre les confédérations qui cherchaient à se reformer, et qui auraient peut-être donné à la Grèce une force nouvelle. En les isolant, en se les attachant par une reconnaissance intéressée, elle les plaçait, sans qu’ils en eussent quelquefois conscience, sous son influence ; elle s’en faisait des alliés, et l’on sait ce que devenaient les alliés de Rome. »

M. Duruy ne nie pas que cette politique appliquée à la Grèce n’ait constitué de. la part des Romains une dérogation à leurs habitudes traditionnelles, et que Flamininus n’ait eu, pour la faire triompher, à lutter contre une bonne partie de ses compatriotes ; mais, selon lui, le philhellénisme n’entrait pour rien dans ses ménagements. « Les commissaires adjoints par le Sénat à Flamininus voulaient que des garnisons romaines remplaçassent celles du roi à Corinthe, à Chalcis et à Démétriade. C’eût été trop tôt jeter le masque : les Grecs eussent vite compris qu’avec les entraves de la Grèce remises aux mains de Rome, toute liberté serait illusoire. L’opinion publique, si mobile en un tel pays, était à craindre. Déjà les Etoliens, les plus audacieux de tous, l’agitaient par des discours et des chansons... Flamininus vit bien que le meilleur moyen de faire tomber ces accusations et de vaincre d’avance Antiochus, qui menaçait de passer en Europe, c’était d’employer contre lui l’arme qui avait si bien réussi contre Philippe, la liberté des Grecs. » Cette apparente générosité n’était donc qu’habileté suprême : « Rome pouvait rappeler maintenant ses légions ; car, avec ce mot trompeur, la liberté des peuples, elle avait rendu l’union encore plus impossible, et augmenté les haines, la faiblesse et les factions. »

 

Les mêmes idées ont trouvé aussi des défenseurs en Allemagne. A cet égard, l’Histoire de Rome de M. Peter présente juste le contre-pied de la thèse de M. Mommsen. On peut en juger par ce début du chapitre consacré à la guerre contre Persée. « Les victoires remportées sur Philippe de Macédoine, sur Antiochus de Syrie, sur les Étoliens et sur les Galates, en apparence et extérieurement n’avaient pas augmenté d’un pouce le territoire de la République. En effet, tout ce qu’on avait enlevé aux vaincus avait été ou donné à leurs voisins ou déclaré libre ; et Rome ne manquait pas en toute circonstance de vanter, de faire sonner bien haut sa magnanimité et son amour si vif de la liberté qu’il la poussait à la rétablir même en faveur des étrangers. Pourtant elle n’avait nulle envie de laisser échapper à son influence les peuples que ses armes avaient une fois touchés. Elle prenait soin de se ménager des occasions d’intervenir désormais dans leurs affaires ; et, ces occasions, elle les utilisait avec toute la désinvolture d’un vainqueur, comme avec l’astuce la plus consommée, en vue d’assurer peu à peu sa suzeraineté absolue en déployant le moins possible de forces matérielles. Dans tous ses traités de paix, elle veillait donc à créer entre les divers États des rivalités capables de les affaiblir réciproquement : de la sorte, l’un d’entre eux essayait-il de se soulever ou de recouvrer son indépendance, les autres étaient là pour le contenir, sans que Rome eut à agir directement. Enfin elle envoyait de continuelles ambassades auprès des princes ou des Etats libres, pour observer, pour donner des conseils, et, même quand elles ne menaçaient pas, pour faire constamment sentir dans l’ombre sa toute puissance.[9] ». M. Peter a développé plus largement encore ses idées dans un long article de ses Études d’histoire romaine, où il entreprend précisément de réfuter M. Mommsen. « Je tiens beaucoup, dit-il, à démontrer contre M. Mommsen que les Romains ne se sont pas conduits comme il le pense, vis-à-vis des Grecs, avec une indulgence excessive et avec une incontestable sympathie philhellénique, mais qu’ils ont usé envers eux d’une politique vraiment machiavélique. » Il examine donc, pendant la période comprise entre la deuxième guerre punique et les Gracques, leur attitude à l’égard non seulement de la Grèce, mais de Carthage, de la Macédoine, de la Syrie, de Pergame, de Rhodes, de l’Egypte ; il trouve qu’ils se sont partout inspirés des mêmes principes ; et il arrive à cette conclusion très sévère : « Certes on avait déjà constaté, en maintes occasions, sans en excepter les rapports des peuples entre eux, l’usage de l’égoïsme, de la violence, de la cruauté, de la ruse et de l’ironie cruelle ; mais de pareils calculs, une pareille hypocrisie, une pareille joie à se servir des artifices de la diplomatie, voilà ce qui jamais encore ne s’était rencontré à ce degré dans le monde. A peine chez les Spartiates — assez semblables d’ailleurs aux Romains sur plusieurs points — pourrait-on trouver l’ébauche d’un état de choses analogue, au temps de leur décadence intérieure et de leur plus grande puissance extérieure ; en tout cas, ils restaient bien loin de la virtuosité des Romains. »

 

Ce sont là les opinions extrêmes ; il en existe aussi de plus modérées : telle est, celle de M. Hertzberg. Lui, ne croit pas devoir ramener à une formule aussi simple, aussi constante, toute la politique romaine, et volontiers il admet qu’elle a pu subir, selon les hommes ou les circonstances, des variations considérables. « Nous ne partageons pas, dit-il, le sentiment très répandu de ceux qui ne voient dans la politique des Romains à l’égard de la Grèce, depuis le commencement de la guerre avec Philippe, que le jeu honteux d’un calcul impitoyable, d’une froide perfidie ; nous aussi nous croyons que les meilleurs des Romains, et en particulier le noble Flamininus, étaient sérieusement disposés à accorder, alors du moins, une certaine liberté aux Hellènes... La conduite des Romains en Grèce, surtout celle de Flamininus, plus que personne sympathique aux Hellènes, avait été réellement désintéressée à un haut degré. Cette politique fatale et insatiable qui, plus tard, poussera à des conquêtes incessantes, à l’acquisition et à l’exploitation de provinces toujours nouvelles, n’avait pas encore prévalu à Rome. »

 

En présence de théories aussi contradictoires, il ne paraîtra peut-être pas inutile de revenir encore une fois sur ces questions. Nous voudrions ici non pas reprendre l’histoire de la conquête et retracer les campagnes des légions à travers le monde hellénique, mais, nous attachant plutôt aux causes et aux résultats de ces événements, nous demander quels ont été les sentiments des Romains à l’égard de la Grèce pendant la période où ils travaillaient à la placer sous leur hégémonie, en d’autres termes essayer d’arriver à une idée aussi précise que possible sur ce philhellénisme, dont on entend parler si souvent pour le vanter, pour le nier ou pour le railler.

Dans une étude de ce genre, il serait assez séduisant de rechercher d’abord les traits essentiels du caractère grec et du caractère romain ; en les opposant l’un à l’autre, on constaterait par où ils ont dû s’attirer ou se repousser ; et la conduite des vainqueurs envers les vaincus, en politique, comme dans le domaine moral ou intellectuel, l’ascendant de la civilisation grecque sur la rudesse latine, deviendrait en quelque sorte la conséquence logique des prémisses ainsi posées. Cette méthode déductive offre évidemment l’avantage d’une grande netteté de plan ; en revanche, elle risque fort de nous conduire, dès le principe, à des idées trop arrêtées ; or là est précisément, croyons-nous, le grand écueil du sujet. Dans ces conditions, il paraît beaucoup plus sûr de prendre les faits comme point de départ. C’est dans l’ordre politique qu’ils sont le plus facile à saisir : nous nous efforcerons donc, avant tout, de suivre le développement des relations établies entre les deux peuples. A l’origine il n’est question que d’amitié et d’alliance ; comment éclatent ensuite une série de guerres ? Rome les désire-t-elle, ou s’y trouve-t-elle entraînée malgré elle ? Lorsqu’elle les fait, quelle est l’attitude des généraux, des soldats de la République ? et, quand la victoire lui est assurée, use-t-elle jusqu’au bout de ses droits, ou témoigne-t-elle aux Grecs des ménagements particuliers ?

D’autre part, ses sentiments peuvent jusqu’à un certain point aussi se mesurer à l’influence qu’elle laisse prendre chez elle aux idées et aux mœurs de la Grèce ; nous devrons par conséquent examiner à cet égard les changements survenus dans la religion, les institutions, la vie privée, les arts, la langue, la littérature des Romains.[10] Bref, nous commencerons par noter les manifestations les plus directes, les plus apparentes de leur philhellénisme. Alors seulement, à mesure que nous en aurons constaté les effets, nous nous efforcerons d’en préciser la nature, de distinguer s’il a été sincère ou factice, général ou individuel, constant ou passager ; et nous nous demanderons si son développement ou ses fluctuations ne se rattachent pas à des causes multiples, étrangères parfois à la Grèce même.

 

Puisqu’il s’agit d’arriver, en dehors de toute prévention, à une opinion personnelle sur les relations des Romains avec les Grecs, nous nous servirons peu des livres de seconde main ;[11] nous renverrons constamment aux documents originaux, et nous en multiplierons à dessein les citations. Bien entendu, les auteurs seront nos sources principales, et, avant tout, parmi eux, Polybe et Tite-Live ; quelques vies de Plutarque, grâce aux petits détails dont elles abondent, nous seront fort utiles plus d’une fois pour les compléter ; de même, les comédies de Plaute, les fragments de Nævius, d’Ennius, de Caton ou de Lucilius nous fourniront de précieuses indications sur l’état de l’opinion publique à Rome vis-à-vis des Grecs au iie siècle.

A côté des auteurs, nous donnerons une place assez considérable aux inscriptions. En effet, si elles ne portent jamais que sur des points isolés, elles ont du moins l’avantage de constituer des témoins irrécusables des faits qu’elles révèlent. Parfois aussi elles contiennent des renseignements dont les historiens se désintéressaient, ou qui ne sont pas parvenus autrement jusqu’à nous. Par exemple, il nous sera fort précieux de trouver, dans des textes épigraphiques, des indications sur les compagnies commerciales qui ont exercé, dès le deuxième siècle avant Jésus-Christ, une action si considérable en Orient ; de simples fragments d’inscriptions pourront nous apprendre ce qui se jouait sur les scènes helléniques au temps où les Romains commençaient à se constituer un théâtre ; en politique également, on sent quel intérêt réside pour nous dans un sénatus-consulte, dans une lettre officielle d’un magistrat romain à une ville grecque, dans un décret rendu par les Grecs en l’honneur de tels ou tels de leurs concitoyens qui se sont chargés d’ambassades à Rome, dans les réflexions échangées par des princes avec leurs confidents au temps où la pensée de Rome occupe toujours leur esprit, ou encore dans les dédicaces des statues élevées durant cette période par les cités ou les particuliers.[12]

 

Etant donnée la complexité inévitable d’un tel sujet, il importe, croyons-nous, de lui assigner des bornes assez étroites dans l’espace comme dans le temps. Et d’abord nous nous restreindrons le plus possible à la Grèce propre ; car c’est elle évidemment, grâce surtout au nom vénéré d’Athènes, qui en impose le plus aux Romains. Pourtant il nous sera bien difficile de ne jamais toucher aux autres parties du monde hellénique. En effet la Grande-Grèce et la Sicile sont forcément entrées les premières en contact avec Rome ; puis la guerre contre Antiochus a une répercussion certaine sur les dispositions du Sénat envers la Grèce ; et, à partir de Pydna, Rome domine en fait, sinon encore en droit, tout le bassin oriental de la Méditerranée. D’ailleurs l’Asie contribue beaucoup, on le sait, à répandre le luxe en Italie, comme l’Egypte, plus tard, ne sera pas sans exercer quelque influence sur l’organisation du gouvernement impérial. Rome a donc subi tour à tour l’action des diverses provinces de l’hellénisme, et, plus nous avancerons dans notre travail, plus nous serons obligés d’en tenir compte.

De même, nous étudierons spécialement la période qui s’étend de 200 à 146, c’est-à-dire de la seconde guerre de Macédoine à la ruine de Corinthe : en d’autres termes, de la première campagne sérieuse des légions en Grèce à la soumission définitive du pays. Mais, là encore, il paraît malaisé de nous en tenir strictement à ces limites. Par exemple, avant d’aborder l’époque de Flamininus, nous ne pourrons guère nous dispenser de rappeler, si brièvement que ce soit, comment s’était préparée l’intervention de Rome au delà de l’Adriatique, ou par suite de quelles circonstances l’hellénisme a pu jouir alors en Italie d’un moment de si vive faveur ; et, quand nous serons arrivés à la campagne de Mummius, il nous faudra bien aussi jeter nos regards un peu plus loin pour voir si Rome voudra abuser ou non de sa victoire. Nous nous efforcerons du moins de réduire au minimum ces sortes d’excursus.

Notre intention, ainsi que nous l’avons dit plus haut, étant de prendre toujours les faits pour point de départ, il est naturel de les étudier dans leur ordre chronologique. De là trois parties tout indiquées. La première, après une courte introduction, sera consacrée à la deuxième guerre de Macédoine (200-191) : les légions, dès ce moment, occupent déjà le sol de la Grèce, puis elles l’abandonnent ; il sera capital de chercher à nous rendre un compte exact de cette conduite. La seconde nous conduira de la deuxième à la troisième guerre de Macédoine (191-167) : les bonnes dispositions des Romains envers les Grecs s’altèrent alors visiblement ; il faudra examiner les raisons d’un tel changement. Dans la troisième enfin, de la bataille de Pydna à la chute de Corinthe (167-146), nous verrons Rome, tiraillée entre des tendances contraires, en revenir en somme à une politique moins brutale, bien que cependant les circonstances.

 

 

 



[1] Hor., Ep., II, i, 156.

[2] Petit de Julleville, Histoire de la Grèce sous la domination romaine.

[3] Hertzberg, Histoire de la Grèce sous la domination des Romains (Bouché-Leclercq).

[4] Niese, Geschichte der griechischen und makedonischen Staaten.

[5] Fustel de Coulanges, Polybe, ou la Grèce conquise par les Romains.

[6] Hinstin, Les Romains à Athènes avant l’Empire.

[7] Mommsen, Histoire romaine (trad. Alexandre), III, p. 305.

[8] Duruy, Hist. des Romains (éd. illustrée), t. II, p. 29.

[9] C. Peter, Geschichte Roms. — Cf. ibid., p. 431 (à propos de la proclamation de Flamininus) ; p. 411 (à propos du morcellement de la Macédoine et de l’Epire).

[10] Dans un sujet aussi complexe, nous ne prétendons naturellement pas épuiser toutes les questions auxquelles nous sommes obligés de toucher. L’essentiel ici est de relever les faits principaux, d’en saisir la liaison, et de trouver dans leur rapprochement une sorte de critérium des variations du philhellénisme à Rome.

[11] Il est clair que nous ne songeons pas à les exclure de parti pris. Les uns, comme les histoires de MM. Mommsen, Hertzberg ou Niese, qu’on adopte ou non leurs conclusions, sont indispensables à connaître. D’autres, comme les principaux manuels d’institutions, d’histoire de l’art ou d’histoire littéraire, ont le grand avantage de réunir les textes essentiels sur les questions fort diverses que comporte ce sujet ; il y aurait, excès de scrupule à se priver de leur secours. Mais, à moins de raison particulière, il nous paraît préférable de citer directement les témoignages anciens plutôt que de renvoyer aux critiques modernes qui les ont employés avant nous, parfois d’ailleurs dans un sens différent.

[12] On trouvera une partie de ces inscriptions dans les recueils de MM. Dittenberger et Michel ; nous y renverrons toujours, quand il y aura lieu (en citant celui de M. Dittenberger d’après la seconde édition).